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Influence de la sécurité sur les ONG et les travailleurs humanitaires en Irak François Durand, Augustin Néouze et Virginie Rouquette Terrains au Moyen-Orient, cours de M. Dorronsoro au DESS DCAH en 2004-2005 Table des matières 1 État des lieux théorique de la question 2 1.1 Les raisons de la montée des vio- lences à l’égard des humanitaires .. 3 1.1.1 Raisons externes ....... 3 1.1.2 Raisons internes ....... 4 1.2 Réactions à cette évolution ..... 4 1.3 Trois grands types de stratégie sécurité 5 1.3.1 L’acceptance ou acceptation . 5 1.3.2 La protection ......... 5 1.3.3 La dissuasion ......... 5 2 Description des mesures de sécurité 5 2.1 Modèles stratégiques et évolutions . 5 2.1.1 Les différents modèles .... 5 2.1.2 Les évolutions ......... 6 2.2 Dispositifs matériels ......... 8 2.2.1 Protection de la base ..... 8 2.2.2 Déplacements ......... 9 2.2.3 Moyens de communication .. 11 2.3 Gestion humaine de la sécurité ... 12 2.3.1 Personnel (security officer, gardes, armes) ........ 12 2.3.2 Gestion de l’information (sources, briefings, diffusion) 13 2.3.3 Relations extérieures (coali- tion forces, police, voisins) .. 14 3 Impact sur les travailleurs humani- taires 15 3.1 Impact sur les programmes ..... 15 3.1.1 Choix des zones d’interven- tion et des types d’activité, retards, mises en veille .... 15 3.1.2 Travail à distance et pro- blèmes de coordination .... 16 3.1.3 « Irakisation » de la mission et refonte de l’organigramme 17 3.1.4 Problèmes de ressources hu- maines ............. 17 3.1.5 Coût financier et bailleurs .. 18 3.2 Impact sur les personnes ....... 19 3.2.1 Vie quotidienne et sociale .. 19 3.2.2 Respect du plan et transgres- sion .............. 21 3.2.3 Subjectivité de la perception de la sécurité ......... 22 1

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Influence de la sécurité sur les ONGet les travailleurs humanitaires en Irak

François Durand, Augustin Néouze et Virginie Rouquette

Terrains au Moyen-Orient,cours de M. Dorronsoro au DESS DCAH en 2004-2005

Table des matières

1 État des lieux théorique de la question 21.1 Les raisons de la montée des vio-

lences à l’égard des humanitaires . . 31.1.1 Raisons externes . . . . . . . 31.1.2 Raisons internes . . . . . . . 4

1.2 Réactions à cette évolution . . . . . 41.3 Trois grands types de stratégie sécurité 5

1.3.1 L’acceptance ou acceptation . 51.3.2 La protection . . . . . . . . . 51.3.3 La dissuasion . . . . . . . . . 5

2 Description des mesures de sécurité 52.1 Modèles stratégiques et évolutions . 5

2.1.1 Les différents modèles . . . . 52.1.2 Les évolutions . . . . . . . . . 6

2.2 Dispositifs matériels . . . . . . . . . 82.2.1 Protection de la base . . . . . 82.2.2 Déplacements . . . . . . . . . 92.2.3 Moyens de communication . . 11

2.3 Gestion humaine de la sécurité . . . 122.3.1 Personnel (security officer,

gardes, armes) . . . . . . . . 122.3.2 Gestion de l’information

(sources, briefings, diffusion) 132.3.3 Relations extérieures (coali-

tion forces, police, voisins) . . 14

3 Impact sur les travailleurs humani-taires 153.1 Impact sur les programmes . . . . . 15

3.1.1 Choix des zones d’interven-tion et des types d’activité,retards, mises en veille . . . . 15

3.1.2 Travail à distance et pro-blèmes de coordination . . . . 16

3.1.3 « Irakisation » de la missionet refonte de l’organigramme 17

3.1.4 Problèmes de ressources hu-maines . . . . . . . . . . . . . 17

3.1.5 Coût financier et bailleurs . . 183.2 Impact sur les personnes . . . . . . . 19

3.2.1 Vie quotidienne et sociale . . 193.2.2 Respect du plan et transgres-

sion . . . . . . . . . . . . . . 213.2.3 Subjectivité de la perception

de la sécurité . . . . . . . . . 22

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Depuis le début de l’intervention des forces ar-mées en Irak en mars 2003, les organisations nongouvernementales se sont rendues sur le terrain afinde répondre aux besoins d’une société civile dans uncontexte de conflit armé. Si certaines d’entre elles setrouvaient déjà préalablement sur le terrain, pourune grande partie d’entre elle, il s’agissait d’unenouvelle zone d’intervention. Rapidement, le conflits’est révélé plus complexe, long et coûteux que cequ’il avait été initialement prévu par la coalition. Lenombre de morts et blessés a largement dépassé lesestimations, les tensions se sont cristallisés à l’égarddes forces armées étrangères.

Mais les soldats et représentants de la coa-lition ne sont pas les seules cibles du mouve-ment de résistance qui se met en place. Cepen-dant, d’autres acteurs (journalistes, représentantsde l’ONU...) se sont également retrouvées visés pardes agresseurs parfois difficilement identifiables. Lesmembres d’organisations non gouvernementales àvocation humanitaire n’ont pas été épargnés. L’en-lèvement de Simona Torreta et Simona Pari, repré-sentantes d’une ONG italienne, le kidnapping etl’assassinat à la mi-novembre de Margaret Hassan,représentante de l’ONG Care en Irak, confirmentl’idée selon laquelle le statut de travailleur humani-taire, caractérisé notamment par sa neutralité, negarantit pas à son détenteur sa propre sécurité.

Dans de telles conditions, les ONG doivent faireun choix.

– Étant dans l’impossibilité de garantir à leurpersonnel expatrié et local à la fois desconditions de sécurité satisfaisantes et desconditions de travail conformes aux exigenceséthiques de l’action humanitaire, notammentpour ce qui est de l’indépendance et de la neu-tralité de l’ONG, elles prennent la décision dese retirer d’Irak. Ce fut le choix d’un grandnombre d’ONG au cours de l’été 2004.

– Ou alors, elles font le choix de rester, et doncde repenser et modifier leur action au quotidienpour s’adapter à un contexte de risque.

Quel que soit leur choix, la prise en compte de ladonnée sécuritaire modifie le travail humanitaire etpose des questions sur sa signification profonde.

Il s’agira donc ici de donner des pistes de compré-hension, à partir de l’analyse d’expériences vécues,

sur la façon dont la prise en compte de la donnéesécuritaire affecte l’action humanitaire.

Plusieurs sources ont donc permis d’abordercette problématique.

Les entretiens avec les responsables géogra-phiques d’ONG1 et d’ONG2 ainsi que l’officier desécurité du X... donnent les points de vue des éla-borateurs de stratégies de sécurité. Pour certainsd’entres eux (ONG2 et le X...), leur approche dé-passe largement une approche de siège, dans la me-sure où ils ont participé à l’application sur le terrainde ces stratégies, qu’ils ont expérimentées et jugées.

Avec plus ou moins de détails selon les cas, lestémoignages d’expatriés en Irak des ONG ONG3,ONG4 et du ONG5 apportent leur vécu et leursimpressions quant à l’impact de ces stratégies surleur quotidien, professionnel et privé, en Irak.

Nous évoquerons brièvement les contributionsthéoriques d’auteurs et praticiens sur cette théma-tique, afin de présenter ensuite les choix et posi-tionnements en matière de stratégie de sécurité dequelques ONG présentes en Irak et enfin d’analyserleur impact global sur l’action humanitaire.

1 État des lieux théorique dela question

La stratégie de sécurité des ONG fait actuelle-ment question dans la mesure où l’on observe uneaugmentation quantitative et qualitative des vio-lences à l’égard des humanitaires sur différents ter-rains. Phénomène relativement récent, cette nou-velle donne oblige les organisations non gouverne-mentales à vocation humanitaire à penser leur sé-curité et s’organiser de façon à pouvoir faire faceaux risques, sous peine de devenir une potentiellecible, matérielle ou humaine. La prise en compte dela donnée sécuritaire agit donc sur le quotidien deshumanitaires et sur les modalités de mise en œuvredu travail humanitaire.

Chercheurs et praticiens se sont donc interrogéssur les implications du choix d’une méthode surl’action humanitaire.

Sans entrer dans le détail ni prétendre à l’ex-haustivité, il s’agit ici de rappeler leurs principauxapports sur la question en soulignant ceux qui font

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particulièrement sens en Irak. La guerre en Irakconstitue en effet actuellement un terrain propice àla réflexion sur cette thématique.

1.1 Les raisons de la montée des vio-lences à l’égard des humanitaires

1.1.1 Raisons externes

L’environnement dans lequel exercent les organi-sations non gouvernementales est bien souvent plusdense et mouvant qu’il ne l’était jusqu’alors. Leslogiques qui sous-tendent l’organisation des socié-tés auprès desquelles les ONG interviennent et lesperceptions des populations sont difficilement sai-sissables et immédiatement compréhensibles par lestravailleurs humanitaires, ce qui tend à renforcer lesincompréhensions et confusions.

Méconnaissance du terrain L’intervention desONG en Irak s’est généralisée à la suite de l’arri-vée de la coalition en Irak : la plupart des ONGne connaissaient pas ce terrain, n’y avaient pas deréseaux particuliers ou de partenariats avec des or-ganisations ou associations. Cette méconnaissanceétait renforcée par le fait que la société irakienneavait été figée pendant les années de dictaturede Saddam Hussein. Les dynamiques internes etrapports de force ont été « glacés » pendant troplongtemps pour anticiper les aspirations de la so-ciété, les habitus et les conceptions des habitants.Les ONG arrivent donc sur un terrain qu’elles neconnaissent pas, mais que finalement les locauxeux-mêmes peuvent difficilement expliquer, du faitdu bouleversement radical de la situation et du ca-ractère incertain de l’avenir.

Réciproquement, la population ne connaît quepeu les ONG, leurs fondements éthiques et leursmissions.

Dans ces conditions, il est difficile d’appréhenderles besoins, demandes, priorités, ainsi que les bé-néficiaires et les partenaires pertinents pour mettreen œuvre un programme adapté et opérationnel.

Multiplication des acteurs de la violenceLes conflits ne sont plus des conflits inter-étatiques :les parties prenantes ne sont donc plus soumises,comme l’étaient les États, au respect du doit in-ternational humanitaire. Les entités engagées ne se

sentent pas liées par les règles diplomatiques et lé-gislations internationales et donc en rien respon-sables de leur application, et ce, y compris pour lerespect des organisations humanitaires.

Confusions De plus en plus d’acteurs font del’humanitaires, les ONG n’ont plus le monopole,leurs missions sont accomplies dans le sillage d’or-ganisations internationales, d’États participant ounon à la coalition, d’armées, d’entreprises privées...Cette multiplication du nombre mais surtout de lanature des travailleurs humanitaires est propice àune confusion des mandats. En Irak, les conditionssont réunies pour que la confusion joue pleinement.En effet, les soldats japonais participent à la recons-truction et à l’épuration des eaux. Les contingentsphilippins, sud coréens et thaïlandais ont égalementexclusivement effectué du travail humanitaire de re-construction. Les Italiens s’occupent d’une part dedéminage et de maintien de l’ordre et d’autre partde travail humanitaire dans la zone contrôlée parles Britanniques. Même les armées de la coalitionanglophone développent désormais un système se-lon lequel les forces spéciales et les unités spécia-lisées (telles que les marines et les unités de para-chutistes) participent aux combats tandis que lesautres troupes réalisent des tâches humanitaires etde surveillance. Les acteurs ne sont pas différenciésles uns des autre (mêmes voitures, mêmes missions,mêmes lieux de travail), ils forment un tout repré-sentant la « communauté internationale ». Tout lemonde devient potentiellement agent du Conseil desécurité, des États-Unis, des Blancs...

D’où une décrédibilisation de l’humanitaire,perçu comme la couverture des visées politiquesétrangères à peine cachées. En Irak, ce sentimentest renforcé du fait de l’arrivée simultanée des forcesde la coalition et des ONG, qui tend à confor-ter l’idée selon laquelle elles agissent dans un sensunique et concerté.

La militarisation et la privatisation de l’hu-manitaire Dans un tel contexte de montée del’insécurité, les ONG voient leur autonomie remiseen question. Originellement, la question de leur sé-curité ne fait pas partie de leurs préoccupations.Mais quand l’insécurité les contraint à prendre encompte cette donnée, elles n’ont pas toujours lesressources (financières et scientifiques) pour pou-

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voir continuer à exercer dans des conditions satis-faisantes, et surtout de façon indépendante. Elles seretrouvent alors parfois tributaires, volontairementou non, d’une protection extérieure. Il peut s’agirde la protection d’une armée nationale, mais aussidu recours à une entreprise privée de protection mi-litaire.

Les forces de la coalition ont déjà eu recours auxfirmes militaires professionnelles. En Irak, les firmesmilitaires professionnelles engagées par les États-Unis se sont occupées de la nourriture et du loge-ment de troupes, mais aussi de la maintenance dessystèmes d’armes les plus sophistiquées, tels quele bombardier B-2. Plus de 15 000 chefs d’entre-prises militaires privées jouent un rôle fondamen-tal pendant la période d’occupation, en assurantla protection des installations stratégiques et dupersonnel contre les attaques terroristes et en for-mant l’armée, les forces paramilitaires et la policede l’après Saddam. Mais les ONG sont désormaiségalement demandeuses de ce type de services. Àtitre d’exemple, le Comité international de la croixrouge et World Vision ont fait appel à leurs servicespour protéger leurs installations et leur personneldans les environnements hostiles comme le SierraLeone et le Congo.

1.1.2 Raisons internes

L’augmentation de l’insécurité provient aussi dechangements des conditions du travail humanitaire,qui tendent à renforcer l’exposition au risque.

Installation des ONG au cœur des zones etsituations à risques De plus en plus, les opéra-tions humanitaires se déroulent au cœur des conflitsou des zones à risques. En Irak, c’est principalementdans les grandes villes que se concentrent les ONG,or c’est également là qu’ont lieu les principales ten-sions et affrontements. Par ailleurs, il faut corrélercette augmentation des incidents de sécurité avecl’augmentation de la délinquance qui touche l’en-semble du pays.

Augmentation du nombre de travailleurs hu-manitaires Il faut rappeler que si le nombre deviolences à l’encontre des travailleurs humanitairesse multiplie, c’est aussi du fait de la multiplicationde ceux-ci sur le terrain. Ce facteur « probabilité

d’exposition au risque » se multiplie aussi avecl’augmentation des accidents de la route.

Faible mémoire collective Les conditions devie difficiles pour les expatriés amènent le siège àaccélérer les rotations sur le terrain. De plus, lesincidents ne sont pas toujours enregistrés (pour nepas mettre en danger la poursuite de la mission,parce qu’ils ne sont pas vécus comme significatifs,parce qu’ils concernent le personnel local, etc.).

1.2 Réactions à cette évolution

Les raisons de l’accroissement de la violence unefois identifiées, les recherches (françaises) sur le su-jet regrettent l’évolution des ONG vers une dépen-dance et une militarisation et prônent au contrairele recours à des stratégies plus intégrées et respec-tueuses de l’éthique humanitaire.

D’après les travaux du Groupe URD, les ten-dances à la militarisation et à la technologisation dela sécurité du personnel en mission humanitaire etdes programmes sont fortes et restent dominantes.Le transfert de responsabilité en faveur de coordi-nateurs sécurité des Nations Unies dédouanent lesacteurs humanitaires de leurs propres responsabi-lités. La confiance en la technique et la procédureamène certains grands donateurs (ECHO) à sup-porter l’idée d’une gestion de la sécurité centrali-sée entre les mains de spécialistes et à accepter desbudgets d’investissement importants.

Mais il existe d’autres approches plus compa-tibles avec l’esprit humanitaire et de solidarité. Cesstratégies alternatives sont moins coûteuses maisnécessitent un investissement autre que financier.Il s’agit d’avoir moins recours à des conseillers sé-curité et à des investissements matériels de sécurité(fil barbelé, vigiles, radio, bunker, etc.), donc deréduire la visibilité et la différenciation de l’ONGvis-à-vis de son milieu, dans la mesure où ces in-vestissements ne s’inscrivent pas dans la logiquehumanitaire. Au contraire, le problème de l’insé-curité doit être lié à l’absence de connaissances ducontexte et de compréhension des mécanismes etdes enjeux de la violence. Il serait donc préférablede miser d’une part sur l’apport que constituentles analyses des anthropologues et sociologues, maisaussi sur la participation et l’implication des béné-

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ficiaires. La prise en compte de ces données cultu-relles, sociales, politiques et économiques favorise-rait alors la formulation de programmes adaptés etefficaces, susceptibles de répondre aux besoins despopulations et donc de réduire les suspicions et lespeurs que peuvent susciter l’action humanitaire. Ils’agit de faire comprendre aux différents acteurs del’humanitaire que la compétition en cours pour uneprésence et une visibilité sur le terrain et dans lesmédians est génératrice d’incidents de sécurité.

Selon François Grunewald :

« Il s’agira moins de donner des forma-tions poussées "style commando" aux ac-teurs de terrain que d’aiguiser leurs sens etsurtout de les faire mieux utiliser leur bonsens. Il faudra notamment aider au déve-loppement des capacités d’écoute et d’em-pathie, seules à même de faire recueillir lesmessages sur les dangers éventuels et lessignaux d’avertissement. Il faudra ensuitedonner aux volontaires les outils pour dé-fricher l’explicite et l’implicite, le dit et lenon-dit de nos collègues nationaux et despopulations locales sur les problèmes desécurité. »

1.3 Trois grands types de stratégiesécurité

Afin de tenter de garantir la sécurité de leurpersonnel, les organisations humanitaires ont déve-loppé différents moyens, plus ou moins proches despratiques valorisées par les auteurs. On peut distin-guer à travers ces moyens trois grandes tendances,trois stratégies différentes.

1.3.1 L’acceptance ou acceptation

Cette première stratégie désigne les moyens misen œuvre pour favoriser l’acceptation de l’organisa-tion dans son milieu. En terme sécuritaire, ce choixsignifie que l’organisation trouvera sa protection àtravers les relations de confiance développées avecles acteurs en présence. Cette stratégie est celle qui,éthiquement, se rapproche le plus de l’idéal humani-taire. Sur le terrain, elle est parfois difficile à mettreen œuvre, particulièrement si les pratiques huma-nitaires ne sont pas reconnues ou peu différenciéesdes autres logiques d’action.

1.3.2 La protection

Ce terme désigne les moyens mis en œuvre afinde se prémunir contre les risques et les menacesidentifiés par l’organisation dans un contexte spé-cifique. Cette stratégie demande des ressources spé-cifiques et des moyens techniques : matériel de com-munication et de « défense passive », ressources hu-maines, etc. Généralement, le choix de cette stra-tégie est fait quand l’« acceptance » n’est plus suf-fisante. Ces deux stratégies ne sont pas incompa-tibles, au contraire, sur le terrain, on observe biensouvent un mélange des deux stratégies.

1.3.3 La dissuasion

Il s’agit ici d’une stratégie visant à découragerles agressions potentielles par une démonstrationde force ou de puissance. Le choix de la protec-tion armée est l’exemple type de ce parti-pris. Der-nier degré dans l’échelle des différentes stratégies,la dissuasion est généralement considérée commeun dernier recours, dans les cas extrêmes, quanttoute autre s’avère inefficace. Ce choix ne permetpas de « retour en arrière ».

Ces stratégies ainsi brièvement décrites, ilconvient de rappeler qu’elles ne sont que des idéauxtypes dont l’application dans les faits s’éloigne lar-gement de cette approche théorique. Par ailleurs,dans le cadre de notre enquête, nous nous sommesconcentrés sur la sécurité des ONG françaises enIrak, qui ont choisi de façon consensuelle d’adop-ter une stratégie sécuritaire mêlant acceptation etprotection. En revanche, l’approche de la sécuritévia la dissuasion est celle retenue par les ONG etorganisations anglo-saxonnes.

2 Description des mesures desécurité

2.1 Modèles stratégiques et évolu-tions

2.1.1 Les différents modèles

D’après toutes les personnes que nous avons ren-contrées, les ONG françaises ont d’abord misé surune stratégie d’acceptance. Mais celle-ci a vite mon-tré ses limites et des éléments de protection, voire

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de dissuasion, ont rapidement dû être incorporésdans les dispositifs de sécurité. D’après A... ... :

« Le contexte irakien est particulier.C’est la première fois qu’il existe une me-nace directe et collective. Les symboles neprotègent plus. »

On peut remarquer qu’au même moment, d’autresONG adoptent une stratégie radicalement diffé-rente :

« Il faut savoir que certaines ONG(presque toutes anglo-saxonnes) com-mencent à se comporter comme descontractors qui mettent 30 à 40% de leurbudget dans la sécurité. Elles font appel àdes compagnies privées pour les protégeravec gardes du corps armés. Quand ellessortent de la zone verte, elles partent enguerre. »

Dans un premier temps, les ONG françaises bé-néficiaient d’une image relativement bonne dans lapopulation irakienne. Certaines, comme le ONG5,l’ont utilisée pour se protéger :

« On recherche d’abord l’acceptanceen jouant sur la nationalité : on fait tra-duire le nom de l’ONG en arabe et on yajoute "Français " pour toute la visibilité.Dans les premiers mois, ce système fonc-tionne »

Pour le desk d’ONG1, devoir se revendiquer commeFrançais quand on se dit « non gouvernemental » aquelque chose de gênant.

Toutes les organisations rédigent des plans de sé-curité dont les mesures varient en fonction de lasituation. En général, on distingue quatre niveauxqu’on pourrait résumer à :

1. situation normale ;2. situation tendue ;3. situation dangereuse ;4. situation nécessitant l’évacuation.

Les mesures et restrictions sont croissantes avec leniveau de sécurité. Les plans de sécurité en quatrephases existent sur toutes les missions, mais il fautles adapter à chaque terrain. En Irak, toutes lesONG se sont heurtées à la difficulté de déterminerdes indicateurs fiables permettant de passer d’unniveau à l’autre et particulièrement dans le sens dala descente, comme l’explique A... ... :

« Le problème est que toutes les ONGdressent des indicateurs pour savoir quandévacuer le pays, mais il est très difficilede trouver des indicateurs valables poursavoir quand on peut revenir. »

Un autre document, appelé communément se-curity guidelines, définit les règles de base sur lamission et donne des indications parfois très pous-sées sur les conduites à tenir : tenue vestimentaire,comportement en société, etc. Si ce document estprésent sur toutes les missions, tous les experts nes’accordent pas sur son utilité. A... ... nous confie :

« Un plan sécu ou des guidelines, c’estdébile. Il faut en faire, mais c’est pas çaqui te protège. Un guide de cent pages quetu fais signer à l’expat quand il arrive surle terrain, ça sert à rien. »

D... ..., ayant longtemps travaillé pour ONG6,confirme : « plus c’est long, moins les gens le lisent ».

Pour A... ... :« La base, c’est de faire comprendre

que l’action individuelle peut avoir unerépercussion générale. Il faut des discus-sions, et des procédures et protocoles bienétablis et régulièrement testés et updatés.

« De plus, beaucoup de problèmes nesont pas abordés dans les plans sécu. Parexemple, on ne prend jamais en compte lasexualité. Or il ne faut pas croire que lesexpats n’auront pas envie de baiser aprèstrois ou six mois sur le terrain. Résultat :les mecs vont aux putes. Bigley [ingénieurbritannique, travaillant pour un contrac-tor américain, décapité par ses ravisseursen octobre 2004 après trois semaines dedétention] s’est fait avoir comme ça. »

Rapidement, pour toutes les ONG françaises, lastratégie générale a reposé sur le low profile. L’ob-jectif est de réduire au maximum la visibilité afin dene pas être repéré comme organisation occidentale.

2.1.2 Les évolutions

Toutes les ONG ont fait évoluer leur modèle avecla situation.

On peut assez facilement dégager les événementsmajeurs qui ont poussé les organisations à repenserleurs dispositifs.

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– Guerre de mars–avril 2003 : parmi les orga-nisations interviewées, seule ONG2 était pré-sente avant la guerre. Comme l’indique S... ...cet événement a profondément transformé leurstratégie :

« Avant la guerre, nous n’avionspas beaucoup de matériel sécu :c’était interdit par le régime. Doncla question ne se posait pas ! Maisil n’y avait pas de problème desécurité à l’époque. Quand noussommes revenus, nous avons vu lesAméricains avec tout leur matériel ;nous avons voulu nous démarquerd’eux, et aussi jouer sur le capitalconfiance que nous avions acquis au-paravant. »

– Lorsque les ONG entrent en Irak la troisèmesemaine d’avril 2003, elles considèrent en gé-néral le pays comme sûr.

– Cette conception change radicalement au coursdes mois d’août et septembre à cause des évè-nements suivants. Début août : exécution d’unexpatrié du CICR près de Hillah. 19 août : at-tentat du Canal Hotel sur les UN à Bagdad.22 Morts dont le RSSG [réprésentant spécialdu secrétaire général] Sergio Viera di Mello. 29août : l’attentat de Kerbala fait 83 morts dontl’ayatollah chiite Mohammed Baqer al-Hakim,chef du Conseil suprême de la révolution isla-mique en Irak (CSRII). Premiers jours de sep-tembre : un expatrié du MAG [Mine AdvisoryGroup] se fait tuer près de Mossoul. Hormis leNord sous contrôle Kurde, c’est l’ensemble dupays qui est touché et les acteurs humanitairessont directement visés.

Mais pour A... ..., si la prise de conscience estgénérale, les réactions sont insuffisantes :

« À ce moment-là, il existe une pre-mière vague de départ des ONG. Tout lemonde se rend compte que par rapportaux indicateurs sécu, le niveau 5 est at-teint c’est-à-dire évacuation. On était toushors limite. Pourtant, la plupart des ONGne changent rien à leurs pratiques. La pré-sence des ONG reste très importante, avecles mêmes protocoles de sécurité. Chacuntrouve de bonnes raisons pour justifier lechoix des cibles et surtout s’en démar-

quer : "les UN ont été visées car Paul Bre-mer y avait un rendez-vous ce jour là", "leCICR a été touché car il y a une croix surleur bagnole"... »

Seules deux ONG (non françaises) partent à cemoment-là, en estimant que le contexte est tropdangereux et qu’il n’existe pas d’espace humani-taire suffisant pour travailler efficacement. Certainsont quitté le pays mais reviennent 15 jours plustard.

De fait, à partir de ce moment là, beaucoupd’ONG commencent à réduire la présence des ex-patriés à Bagdad et ouvrent des bureaux à Ammanoù ont déménagé les représentants de l’Europe etdes Nations Unies.

Au printemps 2004, le pays s’enflamme avecles insurrections de plusieurs villes chiites et deFalloudja. Mais c’est surtout le début des prisesd’otages d’occidentaux, et notamment de person-nel humanitaire, qui poussent les ONG à quitter lepays. D’après A... ..., à ce moment là, il ne restaitplus que trois expatriés à Bagdad.

Pour S... ... ces événements ne surprennent pasla communauté humanitaire :

« Nous nous attendions à une résis-tance irakienne. Elle n’est pas venue toutde suite, mais nous l’attendions. Les en-lèvements ont eu lieu relativement tard,mais avaient été prévus depuis longtempspar les ONG lucides. »

On retrouve aussi des mises en garde du X... à pro-pos des enlèvements bien avant les premiers kid-nappings. On s’aperçoit pourtant qu’il faut souventattendre que la menace soit mise à exécution avantque les choses ne bougent. Toutes les ONG reconsi-dèrent alors leur présence dans le pays et la plupart,hormis les ONG américaines pour des raisons de fi-nancement (cf. infra), décident piloter leurs opéra-tions à distance. L’équipe expatriée est donc basée àAmman, s’occupe essentiellement des aspects stra-tégiques et supervise le personnel irakien qui prenden charge la gestion courante de la mission : c’estce qu’on appelle le remote control.

Notons aussi que certaines ONG ont directementsubis des incidents sécurité qui ont profondémentmodifié leur perception de la sécurité : « à partirdu jour où notre véhicule a essuyé des tirs, tout achangé pour nous », nous confie A... ....

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Toutes les ONG s’accordent à dire que les règlesde sécurité sont définies au fur et à mesure. Toutle problème est de savoir anticiper les événementsafin d’avoir une stratégie appropriée lorsqu’ils sur-viennent. Lorsqu’un incident sécu arrive c’est quel’organisation avait un temps de retard dans la défi-nition de sa stratégie, particulièrement dans l’iden-tification des menaces.

D’après A... ..., nombreuses sont les ONG qui ontun système de sécurité déficient :

« « L’enquête que j’ai faite pour le X...en automne 2003 révèle que 80% des hu-manitaires sont des fleurs bleues dans laprairie, des morts en sursis. Demain ilspassent en orange à la télé [référence àla tenue orange que les ravisseurs font re-vêtir aux otages avant de les décapiter,elle-même référence à la tenue des pri-sonniers américains, notamment ceux deGuantanamo]. Seulement 2 à 3% sont sur-préparés : par exemple Save the ChildrenUS. Les types s’imaginent que comme t’esun humanitaire, t’es pas targeté. Maisles mecs du CICR se sont quand mêmefait flinguer en Tchétchénie, et c’était leCICR ! Alors n’importe quel humanitairepeut être visé. »

Un autre problème concerne la connaissance etla mise à jour des guides et protocoles de sécurité.Comme le dit P... ... d’ONG4, « un dispositif sécuest efficace s’il est respecté par l’ensemble du per-sonnel de la mission et doit sans cesse être remis enquestion ».

Pour A... ..., au-delà des plans sécu, beaucoupd’ONG n’ont pas su mettre en place des protocolespour gérer les situations de crise :

« Quand on leur demande : "vousfaites en quoi en cas d’incident ?", ons’aperçoit que la plupart n’ont pas mis enplace de protocoles fiables. Dans le cas leplus courant, ils te répondent : "si j’ai unproblème, j’appelle". Mais les contact listsne sont pas updatées, les numéros de télé-phones pas disponibles, etc.

« Quand je suis arrivé sur le compounddes Simona, dix minutes après l’enlève-ment, c’était la panique, personne ne gé-rait. Il n’y avait plus de responsable del’ONG, j’ai donc pris les choses en main.

J’ai neutralisé les medias, fait prévenirl’ambassade, etc. Mais il faut un proto-cole pour ce genre de cas. J’en avais faitun d’ailleurs ; je l’ai donné au X..., maisça a jamais été diffusé. »

Les évolutions sont donc constantes dans les stra-tégies de sécurité ce qui rend difficile la mise à jourdes protocoles. C’est pourtant ce point qui est cru-cial pour la sécurité du personnel. Comme le dit S...... : « nos consignes sécu étaient de simple bon sens,mais elles ont le mérite d’avoir été prises à temps ».

2.2 Dispositifs matérielsUn dispositif de sécurité se construit après une

analyse des menaces et la détermination d’un seuilde vulnérabilité acceptable. Pour diminuer leur vul-nérabilité, les ONG ont mis en place une série dedispositifs matériels afin de se protéger.

2.2.1 Protection de la base

La description que fait A... ... sur la protectionde la base du ONG5 est très représentative de cequ’ont fait toutes les ONG étudiées :

« Le critère de la sécurité a été es-sentiel pour le choix du bureau-maison.D’abord, un seul bâtiment pour les deux,car c’est plus facile à protéger, et pourlimiter les déplacements réguliers. On aensuite veillé à trouver une base dans unquartier résidentiel, éloignée de tout bâti-ment administratif (surtout des postes depolice) ou parti politique, ménageant plu-sieurs issues, à proximité des routes d’éva-cuation et cependant suffisamment encla-vée pour ne pas être exposée aux tirs deroquette.

« Pour ralentir un éventuel assaut, ona ensuite renforcé les portes et fenêtres,élevé un mur pour éviter que le toit com-munique trop facilement avec celui du voi-sin. Une grille en fer permettait de sépa-rer le rez-de-chaussée, où se trouvaient lesbiens de valeurs, de l’étage, où dormaientles expatriés.

« Le toit a été peint en blanc, avec leslettres ONG5 en bleu, afin d’être facile-ment repérable par un hélicoptère (utile

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en cas d’exfiltration et pour éviter les mé-prises).

« Les fenêtres ont été recouvertes defilm plastique évitant les éclats de verreen cas d’explosion à proximité.

« En cas d’incident, les gardiens pou-vaient déclencher un système d’alarme so-nore et lumineuse. On compte alors sur lesvoisins, tous armés, pour agir. Un systèmede vidéosurveillance permettait aux gar-diens de surveiller la rue, dont l’éclairagea été discrètement renforcé. En effet, mal-gré tous ces aménagements, la maison de-vait paraître parfaitement banale vue del’extérieur. »

Pour toutes les ONG françaises, la protectiondoit se conjuguer avec l’objectif prioritaire de lowprofile. Pour ne pas se faire trop repérer, une tech-nique fréquemment utilisée a été le déménagement,comme l’illustre l’expérience d’ONG2 :

« Nous avons changé de bureau deuxfois, et pas seulement pour des raisonspratiques. Au départ, nous étions à l’hôtelFanar, mais nous n’avons pas voulu restercar il commençait à y avoir trop de monde,notamment des américains dont nous vou-lions nous démarquer. Nous avons ensuitepassé deux mois ailleurs, puis nous avonsbougé à l’autre bout de la ville, en di-rection de l’aéroport. Nous nous sommesfait oublier pendant six mois ou un an. Ils’agissait d’une maison résidentielle dansun quartier commerçant, que nous avonsutilisée comme "maison-bureau" pour évi-ter les trajets inutiles. Depuis novembre2003, nous sommes dans les anciens lo-caux de l’ambassade de Cuba. Elle étaitdéjà bien équipée au niveau sécu, et çan’a choqué personne quand on a remisdes barbelés. Nous avons renforcé un peupartout, pour nous protéger contre lestirs et les assauts, y compris au lance-roquettes. Il y avait un sas double-porte.D’un côté, des sacs de sable, qu’il au-rait fallu escalader pour passer ; de l’autre,le sas. Cela permet de faire perdre dutemps en cas d’assaut. Entre-temps, il yavait un système pour canaliser les genssur de fausses pistes. Nous, nous avions

deux sorties de secours, l’une avec un vé-hicule caché en permanence, l’autre avecune panic room avec générateurs, rationsalimentaires, moyens de communication,toilettes. »

Dans la plupart des plans de sécurité, un disposi-tif d’hibernation a été prévu : dans cette situation,l’équipe est confinée à la base et attend que la situa-tion se détende à l’extérieur. Cela implique d’avoiren permanence des stocks d’eau et de nourriture,une source de courant indépendante et une pièceprotégée des tirs. Pour une ONG comme ONG1, detels dispositifs existent sur toutes les missions, quelque soit le contexte.

2.2.2 Déplacements

Pour tous, le déplacement est analysé comme lemoment où la vulnérabilité est maximale. Une at-tention spécifique est donc portée sur la protectiondes déplacements. Ils sont l’objet des principalescontraintes lorsque les niveaux de sécurité passentd’une phase à l’autre. Encore une fois l’exemple duONG5 est assez représentatif :

« En fonction du niveau de sécurité,les déplacements sont plus ou moins res-treints : limités en niveau 1, restreintsà raison professionnelle impérative en ni-veau 2, exceptionnels en niveau 3 alorsque le niveau 4 implique une évacuation.En théorie, il revient au chef de missiond’apprécier si un déplacement est indis-pensable ou non. En pratique, il existe unecertaine marge de manœuvre, chacun pre-nant ses responsabilités pour juger du ca-ractère nécessaire d’un déplacement. »

Les déplacements sont donc la plupart du tempssoumis à autorisation, soit d’une personne encharge de la sécurité, soit du chef de mission, oumême parfois du siège. Les organismes de coordi-nation tels que les forces de la coalition, les NationsUnies ou encore le X... établissent un classement deszones selon leur degré de dangerosité. Mais chaqueorganisation ayant un niveau de vulnérabilité et unseuil de risque différents, elles interprètent diffé-remment ces informations. Par exemple : les zonesclassées «no go area » pour les Nations Unies sontsouvent répertoriées comme simplement « à risque »

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pour les ONG. C’est pourquoi beaucoup d’ONGfont leur propre «mapping sécu » sur leur zonesd’intervention.

Les règles de base appliquées par tous était de« casser la routine » (A... ...), de veiller « à ce queles déplacements soient aléatoires et imprévisibles »(A... ...) et surtout de « réduir au maximum les dé-placements, qui sont confidentiels » (C... ...).

Les organisations repèrent donc deux ou trois iti-néraires pour aller d’un point à un autre, les ho-raires et les emplacements des réunions sont chan-gées en permanence et révélés au dernier moment,le personnel local est incité à suivre la même dé-marche pour ses trajets quotidiens entre son domi-cile et le bureau de l’ONG.

Les organisations considèrent aussi comme es-sentiel de toujours savoir où sont leurs personnels.Pour cela, on met en place des systèmes plus oumoins développés et plus ou moins efficaces :

« Le plan de sécurité prévoit une com-munication régulière avec la base, mais enpratique les réseaux radio et téléphone necouvrent pas du tout la zone d’action. Deplus il n’y a pas de radio operator à la basedonc pas toujours de réponse. » (ONG5)

« Nous avions aussi un tableau des sor-ties, où nous notions l’heure de sortie etla destination. Si nous étions ralentis, parexemple par des embouteillages, nous pré-venions, comme ça on savait toujours cequi se passait. » (ONG2)

« On avait un centre d’opération pourchaque région (3) qui enregistre tous lesmouvements. Les déplacements intercitysont soumis à l’aval du Security Officer.Il y avait 87 véhicules, autant de chauf-feurs. » (ONG7)

Lors des sorties hors des villes, toutes les ONGutilisaient au moins deux véhicules. Cela permetd’éviter de rester au bord de la route en cas depanne. Des Français d’une entreprise de déminagese sont fait tuer sur l’autoroute entre Bagdad etFalloudja car ils n’ont pas voulu abandonner leurvéhicule en panne. Au ONG5, « si un seul véhiculede l’ONG est disponible, on loue un taxi local pourle suivre ».

Au contraire des organisations américaines quiutilisaient souvent des véhicules américains blindés,très facilement repérables, les organisations fran-çaises, toujours dans la logique du low profile, uti-lisaient des véhicules banalisés et choisissaient desmodèles très répandus dans le parc automobile lo-cal. La présence de vitres légèrement fumées ou depetits rideaux permettait souvent de mieux cacherles expatriés.

Les ONG françaises n’avaient pas de véhiculesblindés, car un blindage efficace est très onéreux.A... ... l’explique :

« Pour ONG7 on avait deux véhiculesblindés pour les expats. Une BM série 7et une R25. Le blindage permet de cou-vrir l’attaque directe mais est surtout utilepour les dommages collatéraux : explosionproche, bombe artisanale, mines... »

À défaut de blindage, les ONG françaises uti-lisent parfois des gilets pare-balles pour se proté-ger :

« Pour certains déplacements, nousportions des gilets pare-balles, sous noshabits pour rester discrets. Ou alors, nousles plaquions contre les portières des véhi-cules. Mais c’est lourd à porter, et il faitchaud en Irak, donc on préférait parfoiss’en passer. Il n’y avait pas vraiment degilets disponibles pour les chauffeurs, maisde toute façon ils refusaient d’en porter. »

D’après A... ... au moins « cinq ou six contractorsutilisaient pour leurs déplacements des ambulancesbanalisées avec des gardes armés à l’intérieur », cequi est peut-être efficace à court terme mais éthi-quement inacceptable pour les ONG.

Dans beaucoup d’ONG, le poste de chauffeur estdonc devenu l’objet d’une attention particulière :

« La première chose que nous avonsfaite, ça a été de former les chauffeurs. Ilsont appris par cœur le plan de Bagdad.Tous les matins, nous nous débrouillionspour savoir où étaient les embouteillages.Il y avait des endroits qui étaient toujoursencombrés, et d’autres où c’était ponc-tuel. » (ONG2)

« Tous mes chauffeurs ont suivi uncours de defensive driving. » (ONG7)

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Hormis dans le Nord Irak sous contrôle kurde,aucune ONG n’autorise les expatriés à sortirseuls sans Irakien. Il est aussi souvent interdit deconduire aux expatriés ce qui n’est pas propre àl’Irak, mais présent sur toutes les missions, car lesaccidents de la route restent la première cause demortalité chez les expatriés en ONG. Comme le ditA... ... :

« Il n’existe donc jamais de réelleliberté individuelle pour les expatriés.Même lors des périodes de niveau 1, oùles déplacements hors raison profession-nelle sont possibles, ils restent très limi-tés, toujours soumis à l’aval du log sécuet toujours groupés. »

2.2.3 Moyens de communication

Sur beaucoup de terrains, les ONG ont pris l’ha-bitude de déployer d’importants moyens de com-munications pour améliorer la coordination deséquipes. Sur les terrains à risque, comme l’Irak, lesdispositifs sont particulièrement renforcés. De plus,l’obsolescence et la destruction partielle des infra-structures locales ont contraint les organisations àmettre en place des réseaux autonomes.

Pour toutes les organisations, les expatriésdoivent être joignables par la base partout et toutle temps. Les moyens de communication sont mêmesouvent doublés, par exemple radio VHF plus télé-phone mobile, au cas où l’un des deux tombe enpanne.

Presque toutes les ONG françaises présentes enIrak avaient mobilisé les moyens suivants : radioVHF, téléphones mobiles, téléphones satellitaires(Inmarsat ou Thuraya), connexion internet. SeulONG3, qui travaillait dans le Nord Irak, n’avait pasde système de communication base-véhicule autreque le telsat.

Notons que les ONG qui avaient des radios HF,utiles pour les communications à longue distance,les ont rapidement démontées car les antennes sonttrop voyantes sur les maisons ou les véhicules.

Certains témoignages, comme celui d’A... ...,laissent penser que, malgré tous ces dispositifs, lacommunication permanente n’est parfois que théo-rique :

« Les systèmes de communicationsétaient particulièrement renforcés sur

cette mission : radio HF et VHF, télé-phones portables, téléphone satellite. Laradio HF, qui devait permettre de com-muniquer sur longue distance entre un vé-hicule, la base et éventuellement des ONGbasées à Bagdad, n’a jamais été montéecar les antennes sont trop voyantes. Le ré-seau mobile qui s’est installé vers le prin-temps 2004 ne couvrait que la ville deMossoul. Lors des déplacements hors de laville, seul le téléphone satellite était utili-sable. Il a donc fallu en rajouter au coursde la mission.

« Au cours de la mission, on a ajoutéune radio UHF qui était le système uti-lisé par les Américains. Cela devait nouspermettre d’entrer en contact avec les CF[forces de coalition] en cas d’évacuationnécessaire, mais ça n’a jamais été opéra-tionnel.

« De fait, le parc radio ne sera ja-mais effectivement déployé. Le nombre de"zone d’ombres" sur Mossoul où il est im-possible de se joindre est majoritaire. Deplus nous n’avions pas de radio operatorà plein temps, donc pas. Résultat : nousne faisions pas un usage automatique desradios car ce n’était pas efficace.

« Au début, nous n’avions pas deconnexion internet au bureau, ce qui nousobligeait à nous rendre au cybercafé tousles jours. Cette routine posait un pro-blème important de sécurité, qui fut ré-solu dès que la technologie permettantles connexions particulières fut installée àMossoul.

« En résumé, nous avions un parc com-munications important, mais peu étaientréellement opérationnelles ou efficaces, etcela posait des difficultés de coordinationdu travail et des soucis de sécurité : onpouvait rarement prévenir la base en casde changement de plan. »

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2.3 Gestion humaine de la sécurité2.3.1 Personnel (security officer, gardes,

armes)

Security officer Comme le montrent les témoi-gnages, peu d’ONG avaient prévu dès le départ unepersonne chargée uniquement de la sécurité. Dansla plupart des cas, ce rôle était confié au chef demission assisté d’un logisticien :

« Nous n’avions pas de logisticien spé-cialisé pour la sécurité. Ce rôle était dé-volu au chef de mission. » (ONG1)

« D’avril à août, nous avons eu unbon feeling de la situation, même si nousn’avions pas de spécialiste. Notre sécuritéétait gérée par le chef de mission, que j’aiun peu aidé. » (ONG2)

« Si le chef de mission est responsableen dernier ressort, la sécurité était confiéà un logisticien qui avait comme autrerôle le suivi des chantiers de réhabilita-tion. Son passé militaire, ses quelques ex-périences professionnelles et sa formationà Bioforce lui donnait de bonnes connais-sances dans le domaine de la sécurité. »(ONG5)

Mais pour A... ... :« Il est absolument indispensable

d’avoir un security officer à plein temps.[...] Une personne qui fait en même tempsde la logistique mission, c’est une daube,un bimbo. Il ne faut pas venir sans s’endonner les moyens. »

Il définit ainsi le rôle du security officer :« Un SO aide le chef de mission à l’ana-

lyse du contexte, émet des conseils et re-commandations sur les stratégies d’action,gère les crises si elles émergent. Le SOn’est pas là pour empêcher les choses maispour émettre des recommandations quirendent les choses possibles. En gros, ily a deux approches : le SO prend ou neprend pas la décision. Mais en tout cas,c’est le chef de mission qui a la respon-sabilité. Ça m’est carrément arrivé de de-mander un papier écrit au chef de missionquand on n’était pas d’accord, pour mecouvrir niveau responsabilité. »

De fait, le security officer prend alors un rôle dé-terminant dans la conduite de l’activité. Car mêmes’il ne prend pas la décision, la façon dont il pré-sente l’information oriente nécessairement les choixstratégiques. Le fait que le security officer soit to-talement détaché des programmes confère à son ju-gement une plus grande indépendance.

Petit à petit, les ONG ont eu recours à des per-sonnes spécialisées au moins pour les conseiller surleur sécurité, comme ONG2 :

« À partir de septembre, nous avonsfait venir un vrai sécu pro, un ancien mi-litaire, consultant pour des boîtes inter-nationales. Il était sympa, même s’il a unpeu manqué d’analyse. Il n’a pas fait tel-lement d’équipement, mais il a briefé toutle monde et formé un sécu pro irakien. »

Un des deux axes du service sécurité du X... étaitjustement le support aux ONG sous forme de for-mation et d’évaluation de leurs capacités.

Gardes, gardiens Si les ONG françaises avaienttoutes des gardiens pour veiller sur leurs locaux,sauf exception aucun n’était armé. Les ONG ontjugé que les armes représentaient plus une menacequ’une protection efficace. Par exemple, le plan desécurité du ONG5 énumère « des raisons à la foisdéontologiques et pratiques » :

« – Nous n’avons pas vocation à encou-rager l’usage des armes mais à aider l’Iraket les Irakiens à restaurer leur système desanté.

« – Nous pensons que l’usage desarmes ne protège pas du danger mais aucontraire l’attire.

« – Nos gardiens n’étant pas des spé-cialistes des armes, nous pensons qu’ilspeuvent mettre en danger leurs vies, cellesde nos voisins et bien sûr les nôtres.

« – Les attaques actuelles en Irak nesont pas, dans leur immense majorité, ar-rêtables avec des armes légères (voituresuicide, bombe télécommandée, roquettes,grenade, mortier...).

« – Des gens mal intentionnés vou-lant entrer dans la maison et sachant nosgardes armés, n’hésiteront pas à tirer.

« – S’ils se sont renseignés avant, ilest probable qu’ils se contenteront de les

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mettre en joue et ne pas attirer l’attentionen tirant. »

L’analyse d’ONG2 va dans le même sens :

« Nous avions des gardiens, mais ilsn’étaient pas armés. La philosophie étaitla suivante : de toute façon, ils n’auraientjamais eu plus d’armes que les assaillants.Et une fois que tu commences à tirer, c’estla fusillade et tu ne sais jamais où vont fi-nir les balles perdues. C’est ce qui nous estarrivé la première fois : un voisin a tiré, etc’est parti en fusillade. Cela nous a permisde comprendre ce problème. »

Pour plusieurs ONG, ce principe de non-armement s’est heurté quelque temps à la menta-lité locale. Dans un pays où les armes sont omni-présentes, il est difficile de faire accepter que desgardiens puissent ne pas en avoir. L’ensemble dupersonnel local estimait que les ONG mettaient lavie des gardiens en danger sans leur laisser la pos-sibilité de la défendre. Mais après de longues dis-cussions, le principe a finalement été accepté.

En général, il était aussi interdit de prendredes personnes armées à bord des véhicules. PourONG2 :

« Ça n’a pas été tout à fait facile àfaire comprendre. Une fois, en arrivant àun check point américain, j’ai vu que notrechauffeur commençait à pas être très tran-quille, jusqu’à ce que je comprenne qu’ilavait un flingue planqué. Je lui ai fait ba-lancer de toute urgence... »

À notre connaissance, seul ONG3, à Dohuk, avaitdes gardes armés, et la nuit seulement. Mais d’aprèsle chef de mission, cette mesure tenait plus « durespect de la tradition » que d’une réelle nécessité.

En ce qui concerne les organisations américaines,non seulement les contractors mais aussi les ONG,la majorité utilisat des gardes armés, parfois mêmedes équipes de sécurité privées, des gardes du corpsexpatriés.

2.3.2 Gestion de l’information (sources,briefings, diffusion)

Dans un contexte d’insécurité, l’information estprimordiale pour pouvoir anticiper les risques.Toutes les ONG interrogées disent avoir utilisé les

mêmes sources d’information : leur personnel local,les journaux locaux et ensuite le X....

« On essaie surtout d’impliquer le staffnational. On fait souvent l’erreur de croireque la sécurité repose sur les expats. Enfait, ce sont les staffs nationaux qui dé-tiennent l’information. »

Au ONG5 :« L’essentiel de notre information ve-

nait d’une part de notre personnel local,et ensuite des X... security briefing quenous recevions quotidiennement par in-ternet. Les traducteurs étaient chargés deremplir un cahier d’événements basé surleur lecture quotidienne de la presse localeet le visionnage des journaux des chaînesAl Arabiya et Al Jazira. »

Notons que si toutes les ONG s’accordent à direque les briefings du X... étaient très utiles, A... ...nous fait part de ses difficultés lorsqu’il devait lesrédiger :

« Seules 10 ONG sur 150 collaboraientde manière régulière avec le service sé-curité du X.... Toutes voulaient des infosmais peu les partageaient. Souvent, je re-cevais des appels, "c’était quoi ?", moinsde cinq minutes après un incident. Commesi les mecs me prévenaient avant de poserleur bombe ! »

Pour Sebastien Pennes, d’ONG4, si elles ont peucollaboré, c’est « parce que beaucoup d’ONG ontaussi une culture de merde, genre : on a de comptesà rendre à personne ».

ONG1 fait remarquer que le manque d’informa-tion était un problème crucial en fait. La menaceétait très diffuse, les groupes de résistants ou d’in-tégristes étaient trop clandestins pour pouvoir êtreapprochés. De plus, il n’y a pas en Irak de logiquede contrôle territorial. On ne sait pas qui contrôlequelle zone.

En ce qui concerne les autres sources d’informa-tions, tous s’accordent à dire qu’elles étaient in-utiles. Les rapports des Nations Unies sont jugés« imprécis et éloignés du terrain », les réunions or-ganisées par les forces de la coalition « n’avaient au-cun intérêt et ne faisait qu’augmenter les risques ».

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Quant à l’ambassade de France, elle ne donnait au-cun renseignement, hormis : « d’après les consignesdu MAE, vous ne devez pas être là ». Pendant lespremières semaines d’avril, une ONG qui s’est pré-sentée à l’ambassade aurait reçu comme unique ré-ponse : « vous ne nous avez pas vus ! ».

2.3.3 Relations extérieures (coalitionforces, police, voisins)

Vivant dans des bases sécurisées, les ONGn’étaient pas pour autant coupées du reste dumonde.

Les forces de la coalition étaient la première me-nace identifiée par toutes les ONG (dommages col-latéraux). D’après A... ... :

« Il y a des ONG qui n’ont eu aucunproblème sécu, sauf de se faire tirer dessuspar les CF. Cependant, il est trop facile dedire, comme l’ont fait beaucoup d’ONG :"les CF sont des connards, et on n’a pasde relations du tout".

« Ce sont les seuls capables d’interve-nir si une extraction est nécessaire, parexemple. J’avais fait des accords avec euxpour de tels cas. Par oral pour PU et parécrit pour ONG7. En plus, dès lors quel’on veut avoir des gardiens armés, ils sontles seuls habilités à délivrer les autorisa-tions.

« Comme beaucoup d’ONG ne vou-laient pas de contact direct avec les CF,le X... servait de relais. Il donnait auxONG les infos des CF, et aux CF les in-fos des ONG, quand celles-ci étaient d’ac-cord. Les CF étaient très demandeusesdes positions des ONG, mais toutes n’ac-ceptaient pas de les donner. Pourtant, ons’est aperçu que c’était utile lorsque lesCF ont fait une investigation au X... : lapatrouille a trouvé une maison avec beau-coup d’activité, ils sont donc entrés et ontdécouvert une salle d’op avec les radios ettout. Ils ont trouvé ça louche et ont doncplaqué tout le monde à terre, menotté,etc... avant de bien vouloir comprendrequ’il s’agissait d’une ONG. Il n’y a paseu d’incidents, mais une expat a failli sefaire shooter. »

Pour ONG2, c’est la même chose :

« Nous n’avions aucune relation avecles Coalition Forces. Ils sont venus dis-tribuer quelques jouets, et nous noussommes engueulés avec eux parce qu’ilsse ramenaient avec leurs flingues. Nousavons aussi eu quelques prises de bec à desréunions de coordination, et nous avonsfini par ne plus y aller, parce que celan’avait aucun intérêt et ne faisait qu’aug-menter les risques. »

Le ONG5 nous a fait part de la même expérience :

« On cherchait à avoir le moins decontact possible avec l’armée américaine.Seul un accord oral avait été passé aveceux pour une éventuelle opération d’exfil-tration. On a très vite évité de se rendreà leurs meetings. La consigne était donnéeaux chauffeurs d’éviter les lieux d’implan-tation des CF dans leur itinéraire et dene jamais rester à proximité d’un convoiaméricain sur la route. »

Enfin, le desk d’ONG1 affirme :

« Le contact était inexistant avec lesforces de la coalition. En revanche, il ya eu des tentatives de contacts avec lesfactions armées. Mais alors que dans cer-taines situations, les groupes armés ourebelles peuvent avoir intérêt à coopéreravec les ONG, ce n’est pas le cas en Irak :les mouvements armés ne sont pas dansune logique de contrôle des ressourcesmais dans une logique de résistance à l’oc-cupation. Les ONG sont donc susceptiblesd’être stigmatisées et prises pour cibles,non pour ceux qu’elles font, mais pour cequ’elles sont, notamment l’incarnation del’Occident. »

On s’aperçoit que la plupart des ONG necomptent pas sur les forces de la coalition pour as-surer leur sécurité. La police irakienne, elle aussicible privilégiée des attentats, est rarement vuecomme un partenaire fiable, comme le souligne S...... :

« La police a été ciblée très tôt, bienavant les expats. Nous avons cherché à évi-ter les relations avec la police, tout commeavec les Américains. »

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En fait, c’est avec les voisins que le plus decontacts sont établis :

« Nous avions un deal avec les voisins.Nous leur fournissions de l’électricité eteux, ils n’avaient rien vu : il n’y avait pasde Français ici. » (ONG2)

« Nous avons cherché à établir lesmeilleurs contacts avec le voisinage, quidevait être notre meilleure protection :surveillance et réaction en cas d’attaque.Parmi eux se trouvait un général de la po-lice irakienne, avec qui nous échangionsdes informations. Il faisait partie des pre-mières personnes à alerter en cas de pro-blème. » (ONG5)

« En cas d’incident, ce ne sont pasles CF que j’appelle en premier. Je pré-fère "mes amis irakiens bien-pensants". Ilsnous ont extraits une fois, lors d’un assautsur notre compound. » (A... ...)

3 Impact sur les travailleurshumanitaires

3.1 Impact sur les programmes3.1.1 Choix des zones d’intervention et des

types d’activité, retards, mises enveille

En général, les programmes initialement prévusont dû être modifiés ou adaptés pour des raisons desécurité. Certaines zones ont dû être évitées. A... ...témoigne :

« Une partie de l’activité de forma-tion n’a pas pu être menée à terme carseul le médecin expatrié pouvait s’en char-ger, et elle devait se faire en dehors deMossoul. [...] Certaines zones où les be-soins étaient criants étaient jugées inac-cessibles à l’aide humanitaire internatio-nale. Nous n’aurions pu y travailler defaçon efficace. On devait aussi se limi-ter à des zones proches de la ville pouréviter les déplacements trop longs. Par

exemple l’organisation recherche mainte-nant des programmes dans la région deDohuk, au Kurdistan où la sécurité n’estpas un problème majeur. Cependant onsait que ce ne sont pas les zones les plusdéfavorisées. »

A... ... remarque que les zones où les besoins sonturgents, comme Falloudja, sont verrouillées par lesAméricains. Ils en ont interdit l’accès, y comprisaux convois humanitaires, ont pris l’hôpital de laville et en contrôlaient les entrées. ONG1 a dû fer-mer un programme à Amarah, à cause du départdes Nations Unies : il fallait le soutien de l’UNI-CEF pour mener à bien cette mission de nutrition.Ainsi, les raisons pour lesquelles les ONG ont évitéou abandonné certaines zones étaient liées à l’insé-curité mais aussi aux relations avec la coalition etles agences internationales.

Certains types d’activité étaient dangereux éga-lement : selon S... ..., « le problème de faire dela réhabilitation, c’est que tu te fais assimiler auxcontractors, les entreprises de reconstruction finan-cées par les Américains, et que tu deviens unecible ». D’autres causes, comme le manque d’infor-mation (absente ou retravaillée par les forces de lacoalition), évoqué par C... ..., ou la nécessité de pré-voir à l’avance les déplacements sur le terrain et derestreindre l’information au groupe concerné, citépar P... ..., ont contribué à rendre les activités pluslentes sinon impossibles. S... ... reste optimiste : « lecontexte sécu n’a pas ralenti nos projets, il n’y apas eu vraiment de retard ». Mais chez ONG1, parexemple, un programme d’aménagement hydrau-lique prévu pour 9 mois a finalement duré 16 mois,et le programme de Niallah a dû être abandonné.De manière générale, les programmes ont été vic-times du contexte d’insécurité, directement ou in-directement.

En lien avec ces problèmes de sécurité, l’oppor-tunité d’une action en Irak a été remise en cause.A... ... témoigne de ce questionnement :

« Aujourd’hui je pense qu’en termede programme, peu d’ONG ont quelquechose à faire en Irak. Certaines ONG fontdes activités de post-conflit alors que c’estl’emergency state, on est en zone de guerresous loi martiale. C’est aberrant. C’est legenre de programme que tu fais quand lepays est stabilisé, avec une administration

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qui fonctionne. Résultat : cette ONG aeu deux blessés en dommage collatéraux.J’estime qu’ECHO a eu raison de laissertomber l’Irak. »

C... ..., D... ... et S... ... confirment que, malgré desdifficultés pour identifier les besoins, il y a eu peu àpeu une prise de conscience « qu’il n’y avait pas debesoin majeur en terme d’humanitaire ». Les ONGont souvent estimé que cette absence d’urgence ren-dait le risque inutile, et ont fini par se retirer pourcette raison.

3.1.2 Travail à distance et problèmes de co-ordination

Pour pouvoir couvrir certaines zones sensibles,les ONG ont parfois choisi de faire de la sous-traitance. Ainsi, le ONG5 n’a pas toujours pu orga-niser directement les distributions de médicamentset a dû les donner à l’agence irakienne qui faisaitelle-même les redistributions. De même, un projetWatsan (water and sanitation) à Sadr City, financéà ONG2 par ECHO, a été sous-traité « car le quar-tier était chaud ».

Au sein même des ONG, le contexte de sécuritéa favorisé l’émergence du télé-travail. A... ... ex-plique :

« Comme on ne peut pas couvrir toutle staff local, on met en place le travailà distance avec des ordinateurs portableset des connections internet. Le staff lo-cal tient des meetings aux horaires et fré-quences changeantes, jamais plus de dixpersonnes. »

Selon S... ..., ce système fonctionnait assez bien,malgré les problèmes de connexion. En fait, dansbeaucoup d’endroits, il était même possible de s’ins-taller facilement en WI-FI. A... ... témoigne d’uneautre forme de télé-travail :

« Pour les chantiers de réhabilitation,nous ne pouvions pas nous rendre fré-quemment sur les sites alors qu’un suiviau moins bihebdomadaire était nécessaire.Nos ingénieurs prenaient des photos nu-mériques, ce qui n’est pas une base suffi-sante pour juger de la qualité du travaild’un entrepreneur. »

Les ONG ont donc su trouver des solutions in-novantes aux problèmes de sécurité, même si ces

solutions ne permettent pas de travailler dans lesmeilleures conditions.

Quand les tensions étaient trop fortes, en par-ticulier entre les attentats et l’enlèvement desitaliennes, beaucoup d’ONG ont fait du remotecontrol. A... ... explicite ce terme :

« Quand les choses se sont vraimenttendues (après les tirs sur notre véhicule)nous avons ouvert une nouvelle base à Do-huk où règne un climat beaucoup plus sûr.Nous pilotions la mission à distance (re-mote control). Les communications étanthasardeuses entre Mossoul et Dohuk, iln’était pas facile de suivre précisément lesactivités du bureau de Mossoul. De plus ledépart de l’équipe expatriée a démotivé lestaff qui a pensé que nous ne reviendrionspas et a ralenti nettement son travail.

« Par la suite on a essayé de réduirela présence des expatriés à Mossoul. Parexemple on laissait deux expats pour troisjours à Mossoul et les trois autres à Dohukpuis on tournait. Cela permettait de limi-ter les risques tout en gardant un bon suivides activités. Mais ces déplacements per-manents nous faisaient perdre du tempset ne permettaient pas une organisationrigoureuse du travail. La présence du per-sonnel expatrié étant dangereuse pour lui-mêmes mais aussi pour le personnel natio-nal et les partenaires locaux, nous étionscontraints de déléguer une grande par-tie de notre travail, ce qui implique uncontrôle des activités bien moindre. »

Le remote control permet ainsi de poursuivre lesactivités en période sensible, mais il implique unralentissement du travail et des problèmes de com-munication au sein de l’ONG, qui rendent parfoisdifficile la coordination de l’équipe.

Les problèmes de communication se posaientaussi avec les interlocuteurs extérieurs, notammentavec l’administration. S... ... s’en plaint :

« Ce qui a posé plus de problème [quel’insécurité], ce sont les changements dansl’administration. Nous n’avions plus d’in-terlocuteurs fixes »

A... ... a rencontré le même type de problèmes :« C’est surtout l’impossibilité de nous

rendre à Bagdad qui posait problème.

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Beaucoup de choses se décidaient dans lacapitale. Il fallait souvent des semainespour avoir une réponse du ministère dela santé. Dès lors qu’une autorité localene voulait pas prendre une décision ellen’avait qu’à prononcer le mot Bagdad eton comprenait qu’on n’aurait jamais deréponse. Dans un contexte sécuritaire dif-férent nous aurions probablement eu unreprésentant permanent à Bagdad pour cegenre de question. »

La communication entre acteurs étrangers était dif-ficile également, selon A... ... :

« Beaucoup d’ONG se sont repliées surelles-mêmes et partageaient peu l’informa-tion. On ne savait plus qui faisait quoiet où. [...] Le climat d’insécurité qui ré-gnait à Bagdad a poussé les agences in-ternationales à déménager leur bureau àAmman en Jordanie. C’est là-bas que setenaient les meetings de coordination etnous n’avions pas les moyens de nous yrendre fréquemment. »

Ces problèmes de communication et de coordina-tion n’étaient donc pas seulement dus aux condi-tions de sécurité, mais aussi à la situation politiquedu pays.

3.1.3 « Irakisation » de la mission et refontede l’organigramme

La prise de distance des expatriés par rapportà la mission, en particulier par le biais du remotecontrol, a obligé les ONG à impliquer davantage lestaff irakien, et éventuellement, comme au ONG5,à nommer un coordinateur local parmi le person-nel resté sur les lieux. S... ... relate l’expérienced’ONG2 :

« À une époque, nous faisions desallers-retours à Amman en avion, maisnous avons décidé d’arrêter. À partir deFallouja, nous avons estimé qu’il n’y avaitplus vraiment besoin d’expats. Actuelle-ment, il y a un expat basé à Amman, maisil n’est pas dans l’organigramme, c’est unéducateur spécialisé qui fait du coaching.Il ne va plus en Irak, ça lui a été interdit.

« Le retrait des expats correspondaità des questions de sécu et à une volonté

d’autonomiser l’équipe irakienne. Au fi-nal, les conditions sécu ont favorisé cetteautonomisation.

« En juillet–août 2003, le desk a faitles derniers trainings du staff local. Àprésent, ils sont autonomes, y compris fi-nancièrement. Ils négocient leur finance-ment local, même si leurs demandes sontappuyées par le siège en France. Maisbientôt, ce sera l’autonomie totale. Parexemple, après une semaine de réflexionsuivant l’enlèvement des italiennes, c’estle staff local qui a décidé de rapatrier lesexpats. »

Par l’intermédiaire de la prise de distance desexpatriés, le contexte sensible a donc accéléré le« processus d’irakisation » des programmes.

Cependant, ce processus est difficile et hasar-deux. A... ... nuance les propos de S... :

« Il faut du temps pour irakiser unemission : il faut former le staff local.ONG2 a pu le faire car ils étaient présentsdepuis longtemps. [N.B. : la première mis-sion d’évaluation datait de 1992, le pre-mier projet de 1995, le premier bureaupermanent de 1997.] Cependant le proces-sus n’est pas encore abouti, il reste un ex-pat à Amman qui de fait gère la mission.Malheureusement ce n’est pas un chef demission officiellement.

« Quand on voit le niveau de compé-tence du personnel irakien, il est normalde se demander ce qu’on fait là. Mais ilfaut du temps pour autonomiser une mis-sion. Certains ont voulu le faire trop tôtet ont perdus des millions de dollars. »

Les conditions de sécurité forcent l’« irakisation »des programmes, et ce processus est dangereuxpour la pérennité des activités s’il advient trop tôtdans une mission qui n’est pas mûre pour cela.

3.1.4 Problèmes de ressources humaines

De manière générale, pour A... ..., le recrute-ment tant du personnel expatrié que national étaitrendu beaucoup plus difficile : « beaucoup de gensn’étaient pas prêt à participer à une telle mission ».En ce qui concerne le staff local, S... ... raconte :

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« Certains Irakiens nous ont laissétomber, c’est vrai, mais la plupart avaientconfiance dans la stratégie de l’ONG.Même si certains ingénieurs ont été mena-cés (leur tête aurait été mise à prix), maison se demande si ce ne sont pas "juste"des jalousies.

« En revanche, nous avons eu une in-quiétude plus sérieuse quand notre res-ponsable financier a reçu des menaces demort s’il ne quittait pas son boulot. Nousavons fermé notre bureau pendant deuxmois, en octobre–novembre, histoire denous faire oublier une fois de plus. Nousignorons l’origine de la menace. Peut-êtreune jalousie professionnelle, voire interne ?Il a officiellement démissionné, puis estparti se faire oublier à Amman. Actuel-lement, il a repris son poste, avec des ho-raires de bureau un peu "modifiés". »

Les effectifs des équipes expatriées ont aussi subid’importantes variations. Ainsi, à ONG1, il y a eu3 expatriés, puis 6–7, puis 4 (après l’attentat desUN et un repli en Jordanie), puis 5, et finalement,les derniers mois, 2. Il s’agit d’un chef de missionet d’un logisticien sécurité à temps partiel. Ces in-certitudes sur les effectifs entraînaient, comme lesignale C... ..., une impossibilité d’investir sur lestaff, de l’impliquer, et de mettre en œuvre un suivide qualité.

De manière plus ciblée, le recrutement des offi-ciers de sécurité pose problème, selon A... ... :

« Un des problèmes est que la compé-tence sécu manque dans le milieu huma-nitaire. On prend donc souvent des an-ciens militaires, des gunners ou des cow-boys, qui ne connaissent pas le domaine,ne savent rien de la gestion de projet oude la stratégie low profile, et on aboutit àdes dérives. C’est pourquoi le RedR [Re-gistered Engineers for Disaster Relief ] or-ganise des trainings de reconversion desmilitaires vers l’humanitaire. »

Un autre problème est le stress du personnel. Se-lon A... ..., il n’y a pas assez de possibilité de repos :trop peu de chefs de mission sont capables d’impo-ser des congés aux expatriés quand il le faut. AuONG5, il a fallu ménager des périodes de repos plusimportantes pour les expatriés et surtout les aider

à quitter le pays pour décompresser pendant leurscongés.

3.1.5 Coût financier et bailleurs

La sécurité a un coût financier important. A... ...expose le cas du ONG5 :

« À la louche, je dirais que les élé-ments de sécurité ont multiplié par deuxles lignes transport local et communica-tions, augmenté de 20% la ligne personnelet il faut encore ajouter plus de 8 000 eu-ros pour la protection de la maison et despersonnes (gilets pare-balle). Le tout dé-passe les 5% du budget total, ce qui restetrès raisonnable pour un gros programme,mais ce qu’une petite ONG ne pourrait ja-mais supporter car il s’agit uniquement decoûts fixes. »

Selon A... ... :« Un security officer, actuellement, en

Irak, coûte jusqu’à 15 000 dollars par moisà une ONG (pas française of course). Peud’ONG peuvent s’aligner. Les mecs neveulent plus bosser chez Oxfam pour 2 000dollars, ils vont chez Mercy Corps pour8 000... »

On peut s’interroger sur la capacité et la volontédes ONG, en particulier françaises, d’assumer untel coût financier.

Concernant les possibilités de faire financer leséquipements de sécurité par les bailleurs, les récitssont contrastés. Au ONG5, le budget était réajustépour transférer des crédits vers la sécurité, ce qui neposait pas de problèmes. À ONG2, le financementde la sécurité semble avoir été idyllique, selon S...... :

« Il y avait l’UNICEF, mais pas seule-ment. C’était un peu la foire en 2003,tout le monde voulait donner. Mais nousn’avons pas voulu partir dans tous lessens, contrairement à ONG8.

« En tout cas, la sécu n’était pas unproblème au niveau des bailleurs : ECHO,etc. Nous avions un système de portescommandées, des sacs de sable, etc. Il y amême des trucs comme la MMC, Memo-nite Church Comitee, qui fournit du ma-tériel sécu sans contrepartie. En plus, ce

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sont des Américains catholiques très op-posés à Bush. Avec quelques trucs de cegenre, ça finissait par faire pas mal d’ar-gent. »

Pourtant, cette manne financière ne semble pasavoir été générale. À ONG4, lorsque les choses sesont vraiment dégradées, un officier de sécurité afait son apparition dans les lignes de budget, mais« les négociations n’ont pas été faciles ». À ONG3,les modifications de programme étaient bien accep-tées par les bailleurs, mais aucune ligne sécu n’étaitprévue dans le proposal... A... ... estime même queles donneurs ne sont pas prêts à fournir aux ONGles moyens financiers d’assurer réellement leur sé-curité. Sans aller jusque là, disons que le constatest mitigé.

Les bailleurs ne semblent pas avoir émis d’injonc-tions spécifiques en matière de sécurité. Selon P......, le discours des bailleurs était évidemment axésur la sécurité et la non prise de risque. Commele signale M... ... de ONG3, au moindre problèmeou incident, les modification des activités étaienttout à fait acceptées. ECHO s’est montré récep-tif à la stratégie low profile, et a bien accepté queles ONG ne respectent pas la visibilité prévue dansleur contrat d’opération. S... ... expose la solutionalternative trouvée à ONG2 :

« Dès notre retour [en Irak], nousavons supprimé tous les stickers dans noscentres. Nous l’avons expliqué à ECHO,qui a bien compris. Nous avons fait dela visibilité en Europe en échange : nousavons fait porter le logo d’ECHO au plusgrand joueur de foot irakien, une vraiestar là-bas ! »

En dehors des problèmes financiers déjà évoqués,les bailleurs n’ont pas essayé d’infléchir la gestionde la sécurité sur le terrain.

Ceci dit, les bailleurs peuvent aussi exercer unepression pour rester sur le terrain. A... ... expose lasituation actuelle :

« Aujourd’hui, les seules ONG à avoirdes expatriés en permanence à Bagdadsont toutes financées par USAID qui leleur impose. Ces cinq ONG appartiennentau groupe ICAP (Iraqi Community Ac-tion Program) : ACDI/VOCA (Agricultu-ral Cooperative Development Internatio-nal and Volunteers in Overseas Coope-

rative Assistance), ONG7 (ONG7), IRD(International Relief and Development),Mercy Corps et Save the Children. Leursfinancements seront suspendus s’il n’y aplus d’expats en permanence. Elles sontobligées, le bailleur pousse au cul. [...]ECHO se retire d’Irak, ils ont raison. SeulUSAID reste car le département à des vi-sées politiques. »

Pour les ONG européennes, la situation semble unpeu différente. Ainsi, A... ... explique :

« D’une manière générale, ECHO sedevait d’être conciliant puisque, pour desraisons de sécurité, le bureau de Bag-dad était fermé, et que les programmesétaient gérés depuis Amman. Les ex-perts d’ECHO ne venaient sur le terrainqu’exceptionnellement. Par exemple, nousavons rencontré l’experte d’ECHO uneseule fois à Dohuk mais il lui était inter-dit de se rendre sur Mossoul : elle n’a doncjamais vu la réalité des activités qu’elle fi-nançait. »

Cependant, comme le fait remarquer P... ..., lanature même de l’action et des rapports avec lesbailleurs contraint a priori les ONG à rester pré-sentes sur le terrain.

3.2 Impact sur les personnes

3.2.1 Vie quotidienne et sociale

L’apparence extérieure était régie par desconsignes élémentaires, en particulier pour lesfemmes. A... ... détaille ces consignes pour leONG5 :

« On veillait à porter une tenue vesti-mentaire qui n’attirait l’attention : pas dejean pour les filles, pas de manches courtesou de short pour les garçons. La coupe decheveux ou les signes extérieurs commeles bracelets étaient eux aussi soumis àcontrôle. Nous nous remettions au juge-ment du personnel irakien : s’ils pensaientque telle tenue ou telle attitude risquaitde choquer la population locale, nous enchangions. Seul un expat a refusé pendantun temps d’adopter une coupe plus clas-sique pour sa barbe. Le personnel local

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a alors refuser de l’accompagner et aprèsune semaine de négociation il a fini parse raser. En fait cette histoire de barbea plutôt cristallisé un conflit préexistantentre cet expatrié et son interprète, maisdès lors que la question de la sécurité aété invoquée, l’expatrié a du se résigner. »

Les limitations des déplacements et la nécessitéde moyens de communication, de jour et encore plusde nuit, ont bien sûr changé les habitudes de vie desexpatriés. A... ... décrit cette évolution :

« La vie quotidienne des expatriés a ra-dicalement changé au cours de la mission.Dans les premiers mois, nous pouvionsnous rendre fréquemment dans les restau-rants de la ville, nous pouvions déambulerdans le souk ou encore prendre le taxi sansque ça ne pose de problème. Nous évitionssimplement les déplacements individuels,mais deux expats ensemble pouvaient sor-tir sans être accompagné par un irakien.

« Je sais qu’au même moment, les ex-patriés de l’ONG américaine World Vi-sion, présente à Mossoul depuis le prin-temps 2003, avaient des contraintes beau-coup plus importantes : ils ne quittaientpas leurs gilets pare balle et leurs gardesarmés, toute la rive droite du Tigre leurétait interdite... ils ont quitté la ville deuxsemaines après notre arrivée lorsqu’un ex-patrié du Mine Advisory Group s’est faittuer à dix kilomètres de Mossoul.

« Malheureusement cette période derelative liberté n’a pas duré longtemps.Très vite il nous était impossible de nousdéplacer en dehors des endroits connus etréputés sûrs comme certains restaurantschics qui disposent de salle privée. Maisde toute façon ce genre de sortie étaitcompliqué à organiser et supposait quel’on conduise nous même car les chauf-feurs n’étaient pas disponibles le soir. En-fin les déplacements ont été limités auxraisons professionnelles impératives et làon ne sortait plus jamais de la base. Ilm’est arrivé de passer jusqu’à dix jourssans franchir le seuil du portail. »

La vie sociale entre expatriés s’en est logique-ment trouvée modifiée : chez ONG4, par exemple,

les sorties entre expatriés étaient réduites au mi-nimum et accompagnées d’un plan de communica-tion drastique. Cependant, en général, une margede manœuvre était possible, comme en témoigneS... ... :

«A priori, il n’y avait pas de sortie lesoir, mais bon, ça pouvait se négocier...Pour la vie sociale, c’est un peu emmer-dant, mais il y avait la possibilité de dor-mir ailleurs si on dépassait le couvre-feu.

« Par exemple, j’ai fait une fête à Bag-dad pour mon départ. J’ai un peu eu peurparce que, pendant un bon moment, per-sonne n’arrivait, mais finalement tout lemonde est pratiquement arrivé d’un coup,et nous avons fini par tous dormir avec desmatelas sur le lieu de la fête. »

A... ... nous a raconté une expérience du même type.P. ... trouve même que le lien social s’en est trouvéresserré, malgré les immanquables divergences devues sur la sécurité. S’agirait-il d’un lien social plusfort avec une vie sociale plus contrainte ?

Les consignes de sécurité ont également modi-fié les rapports avec les Irakiens. A... ... ne voyaitqu’une personne étrangère à la mission, un irakienfrancophone rencontré dans le souk lors de ses pre-miers jours à Mossoul. Comme les sorties étaientimpossibles, c’est cet ami qui venait le voir à lamaison. M... ... n’avait pas de contact avec la po-pulation locale, si ce n’est les Kurdes qui raillaientun dispositif de sécurité selon eux inutile. P... ...regrette ce manque de contact :

« Il est certain que la diminution denotre rayon d’action et le sevrage de toutesortie hors cadre professionnel ne stimulepas les contacts et relations. Il est trèsdommageable de travailler pour un payssans pouvoir le faire savoir aux popula-tions d’une manière plus directe. Les re-lations avec les Irakiens étaient pour lemoins réduites aux bénéficiaires directesdes programmes, à nos collègues locaux etaux représentants des autorités avec quinous travaillions. Malgré une campagned’information (leaflet, presse ...), la popu-lation (au sens large) n’est pas au fait denos activités. »

Du point de vue de la vie sociale, le lien avec leslocaux, qui est un déjà un pari pour tout expatrié,

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semble donc avoir été la première victime du replides ONG sur elles-mêmes.

3.2.2 Respect du plan et transgression

Quand on pose la question du respect desconsignes, on a presque toujours des réponses posi-tives :

« Globalement, il n’y avait pas de pro-blème de respect des consignes. Même lesIrakiens ne sortaient pas dans la rue n’im-porte comment. » (ONG2)

«Staff respectant les règles à la base ;chauffeurs plus libres dans le suivi des pro-cédures de conduite. » (ONG3)

« Dans l’ensemble, le plan était res-pecté par tout le monde. » (ONG4)

« Pas d’incident. Ou plutôt rien de ma-jeur, ça nous regarde. » (ONG1)

Mais les expériences de fêtes entre expatriés déjàévoquées nous montrent les limites de ce discours.A... ... tente d’expliquer ce double langage :

« D’une certaine façon la transgressionétait permanente, dans le sens où les règlesénoncées dans le plan de sécu n’étaient pasrespectées. Mais il s’agissait d’une trans-gression implicitement validée par le chefde mission. »

Même si la plupart s’accordent à considérer lesconsignes comme respectées, on s’aperçoit au coursdes entretiens que ce n’est pas tout à fait le cas.

Les expatriés évoquent en particulier la nécessitéde sortir, pour garder pied avec la réalité locale etse changer les idées. Pour A... ..., aller dans un caféprendre le contact ne constitue pas une transgres-sion aux règles de sécurité. A... ... illustre ce besoin :

« Pour les expatriés il y avait par-fois des transgressions collectives : parexemple on décide de sortir dans le soukmême si on sait que ce n’est pas trèsprudent, mais parce qu’on a besoin dese changer les idées. Mais cela reste unetransgression concertée. Mais comme lechef de mission et le log sécu faisaientparti du voyage, seul le siège aurait puprendre des sanctions et bien sûr on évi-tait de le prévenir !

« Il m’est arrivé de transgresser sur lafin de ma mission : mais à ce momentlà j’étais le seul expat sur la mission lesautres étant en vacances ou en cours deremplacement. J’assumais donc à la foisles rôles de chef de mission administra-teur et log sécu, je me suis donc autoriséquelques sorties en dehors de Mossoul avecune seule voiture et un resto sur les bordsdu Tigre avec mon ami irakien. Ce n’estpas très bien car en cas d’incident j’auraismis en péril le reste de la mission, maisj’en avais besoin. »

Il se dégage en fait un consensus entre expatriés surcertaines transgressions considérées comme admis-sibles.

En revanche, certains comportements individuelssont plus mal perçus, surtout dans des contextestendus. Chez ONG3, un garde endormi à 23 heures,impossible à réveiller et niant les faits, a été licencié(le jour de la tentative de suicide du second expa-trié). A... ..., assez strict en matière de sécurité,témoigne :

« Une fois, un staff local et un chauf-feur ont transgressé la règle, ils n’ont pasdit où ils allaient. La sanction a été immé-diate : ils ont été virés. Autre exemple detransgression : un jour, un expat est sortien short et s’est baigné dans le Tigre. Il apris un "vol bleu" pour Paris dans les 24heures. »

Ce cas semble relativement marginal, comme lemontre A... ... :

« Concernant le personnel local il ya des exemples de transgression plus oumoins graves qui ont donné lieu à dessanctions allant de l’avertissement au li-cenciement. Mais ce n’était pas une règleabsolue : un chauffeur commettait beau-coup d’erreurs : par exemple il ne se garaitpas face au départ, il ne vérifiait pas sonvéhicule avant chaque trajet, il a mêmeoublié de s’arrêter à un check point (heu-reusement que les miliciens du PDK [PartiDémocratique du Kurdistan] sont moinsnerveux que les américains sinon on auraiteu quatre morts !). Pourtant on l’a gardésur la mission jusqu’à la fin. »

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En fait, en général, il ressort que l’application desanctions n’était pas systématique.

Pour faire passer les consignes de sécurité, l’ac-cent est avant tout porté sur l’explication, le dia-logue, le rappel automatique des règles de conduite.A... ... défend ce point de vue :

« Il faut expliquer pour que ça passe.Lors de la mise en place des règles, j’ai faitdes déplacements dans chaque base pourexpliquer les enjeux de la sécurité. Tropde security officers sont des bourrins etn’expliquent pas assez. Résultat, le staffne rêve que d’une chose : les baiser. »

Dans les autres ONG, on insiste sur le caractèreévolutif du plan par le dialogue, même si, en casde force majeure, l’officier de sécurité est le dernierhabilité à l’aménager, sous la responsabilité du chefde mission.

3.2.3 Subjectivité de la perception de la sé-curité

Dans l’ensemble, nos interlocuteurs se déclarentrelativement bien protégés par leur stratégie de sé-curité. À propos du fait qu’ONG1 n’ait pas euà déplorer d’incidents de sécurité majeur, C... ...déclare : « preuve est faite que l’acceptation, çamarche ». Certaines choses auraient pu être amé-liorées, comme les communications au ONG5 et àONG3. A... ... est plus sceptique :

« Je savais bien que certains protocolesne servaient à rien car pas réellement opé-rationnels en cas de problème, mais jem’en foutais car je ne pensais pas en avoirbesoin un jour. Avec le recul, je me disque bien plus aurait pu être fait. Concrète-ment, je pense que deux personnes arméesde kalachnikov auraient pu nous prendreen otage en moins de cinq minutes. »

A... ... se montre extrêmement critique sur le pay-sage ONG en la matière :

« D’après les réponses de la premièreenquête que j’ai faite pour X... à l’au-tomne 2003, 80% des ONG étaient desfleurs bleues dans la prairie. Il y avaitbeaucoup trop de premières missions, desgens non préparés au contexte, incapablede gérer des crises.

« Un des problèmes que j’ai rencontréavec ONG7 c’est que le siège n’est pas ca-pable de définir le seuil de risque accep-table. Par exemple je n’ai jamais obtenude réponse à la question : êtes-vous prêt àpayer si un expat se fait kidnapper ?

« J’ai dit plusieurs fois aux deux Si-mona : "arrêtez de jouer les fleurs bleuesdans la prairie". C’était évident qu’ellesallaient se faire gauler. Le problème c’estquand une seule personne vous répète tou-jours la même chose on finit par ne plusl’écouter.

« Avant ça, je leur avait dit cent fois demettre du chatter resistant film sur leursvitres, pas une croix avec du scotch à deuxballes. Elles m’avaient dit : "Oui, maisc’est cher". D’accord, c’est cher, mais unexpat qui se fait buter, c’est encore pluscher. Il a fallu attendre l’attentat sur l’hô-tel Mont Liban et que toutes leurs vitresexplosent pour qu’elles le fassent. »

Pour P... ..., il est difficile en Irak de se déclarer« bien protégé », quel que soit le dispositif en place.En fait, il est impossible de connaître exactementl’efficacité du dispositif, comme le fait remarquerA... ... :

« Nous n’avons pas eu d’incident sécumajeur (seulement un blessé très léger : 2jours d’ITT comme on dirait en France),mais il est toujours impossible de dire cequi tient de la chance et ce qui tient denotre protection. »

Cette impossibilité renforce le fait que la perceptionde la sécurité est essentiellement subjective.

Cette subjectivité entraîne des dissensions. A...... témoigne de désaccords entre expatriés :

« Au sein de l’équipe expatrié, onn’était pas toujours d’accord sur les me-sures à prendre. Lorsque c’était le cas, celamenait à de bonnes engueulades mais ja-mais plus loin. Une fois les esprits cal-més on arrivait à des solutions satisfai-santes pour tous. D’une façon générale,vivre dans un contexte d’insécurité aug-mente considérablement le stress même sion ne le perçoit pas toujours. Dans cesconditions, il est plus facile de s’empor-ter. »

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C... ... fait également état de tensions entre lesexpatriés et le siège, accusé d’exagérer les risquesd’insécurité. Au ONG5, en revanche, le siège don-nait toute latitude au chef de mission. Enfin, C...... évoque des dissensions au sein du siège, entreelle, partisane du retrait, et ses collaborateurs, quivoulaient rester : « il y a eu une table ronde avec So-lidarité, PU, MDM, HI, MSF ; j’étais la seule à direqu’il fallait partir ». Ces dissensions se situent doncau moins à trois niveaux, et sont rendues sensiblespar la tension liée à l’insécurité.

Conclusion

La prise en compte des risques liés à la montéede l’insécurité n’est donc pas neutre. Cette nou-velle donne agit à plusieurs niveaux. Elle contraintles organisations non gouvernementales à investiren terme de temps, d’organisation, de financementssur cette question.

Au terme de l’enquête menée auprès de plusieursONG, on peut relever un relatif consensus autourdu choix de « l’acceptance » comme stratégie desécurité. Cette stratégie apparaît en effet commeétant celle la plus proche de l’éthique adoptée parles ONG. Néanmoins, dans un contexte de dégra-dation permanente de la situation sécuritaire, cechoix revendiqué est soumis à des modifications quipeuvent remettre en question sa nature même. À lavue des dispositifs de sécurité effectivement mis enplace, peut-on encore parler d’organisation, voired’intégration au milieu ?

Mais c’est également, et surtout, le quotidien destravailleurs qui est affecté par la prise en comptede la question de la sécurité. Les missions huma-nitaires sont repensées pour entrer dans un cadrede garantie minimum de la sécurité pour les tra-vailleurs. Ainsi, les programmes sont suspendus oumodifiés au gré des changements des niveaux desécurité. Le maintien de l’éthique de neutralité,et donc d’une indépendance et d’une autonomie àl’égard des forces politiques se réduit, dans la me-sure où les ONG ne peuvent pas toujours garantirleur sécurité : elles n’en ont pas les moyens, et nesont pas pensées originellement pour faire face à uncontexte dans lequel elles deviennent les cibles po-tentielles de violences. Parallèlement, les contactsavec les populations bénéficiaires se retrouvent defait très limités : notre enquête révèle à ce sujet que

ces contacts sont quasi inexistants. Jusqu’à quelpoint les principes de l’action humanitaire ne sont-ils pas remis en cause dans de telles conditions ?

De la même façon, régi par des plans de sécuritédrastiques, le personnel humanitaire, qu’il s’agissede locaux ou d’expatriés, voit son comportementlargement encadré par des règles de sécurité, affec-tant donc de fait sa vie professionnelle et privée.La qualité et la nature du travail est donc profon-dément perturbé, de même que les relations entrehumanitaires.

En réalité, la mise en place d’une organisationdes ONG spécifiques aux contextes de risques af-fecte non seulement la forme du travail humani-taire, mais aussi le fond de celui-ci, dans ses valeurset sa mise en œuvre. On peut se demander si cettedonnée sécuritaire ne signe pas la fin d’une cer-taine conception de l’humanitaire. L’interventiondes ONG dans des contextes instables les incite for-tement, si elles font le choix de rester afin d’aiderdes populations dans le besoin, à adopter un com-portement qui témoigne de l’adoption d’une nou-velle éthique, autorisant, par la force des choses,un travail humanitaire de plus en plus éloigné despopulations secourues et le recours à des méthodesjusque là réservées à des acteurs gouvernementaux.

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