Inventer l'écriture, par Pierre Délage

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Inventer l'écriture. Pierre Délage

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  • PierreDlage

    Inventerlcriture

    | Les Belles Lettres | 248 p. | 39 illus. | ean 9782251150017| 25 | |

  • InVenTeR LCRITURe

  • Collection Graph dirige par Alexandre Laumonier

    www.lesbelleslettres.com

    @ 2013, Socit ddition Les Belles Lettres,95, boulevard Raspail, 75006 Paris

    isbn 978-2-251-15001-7

  • Pierre Dlage

    INV ENTER LC R I T U R ERituels prophtiques et chamaniques des Indiens

    dAmrique du Nord, XViie-XiXe sicles

    ParisLes beLLes LeTTRes

    mmXiii

  • Introduction

    CRITUREs ET dIsCoURs RITUELs

    Ce dimanche de juin 1833, le long du fleuve Missouri, les habitants dun village dAmrindiens kickapoos et potawatomis sont rassembls dans une grande maison. Debout au fond de ldifice un homme lgant, dans la force de lge, connu sous le nom de Kenekuk, prche une nouvelle fois lattention de ses fidles : il leur raconte sa mort durant laquelle il est mont au ciel et a parl avec le Grand Esprit. Il rpte ce rcit de vision de semaine en semaine depuis maintenant plus de six ans ; chaque fois, il en adapte le contenu aux vnements rcents survenus au sein de la communaut. Cependant la trame gnrale reste toujours la mme : un chemin mne de la terre au ciel et pour atteindre cette rgion cleste ou, cest la mme chose, la Maison du Pre, il faut rsister aux tentations qui corrompent les hommes : le vol, la querelle, le men-songe, le meurtre ou la sorcellerie. Cette trame narrative, stable dune rcitation lautre, sappuie sur une carte que le prophte trace sur le sol tout en prchant : une longue ligne droite dbouche sur un cercle cleste tandis quune autre, qui part du mme point dorigine, en bifurque rapi-dement et sgare vers lest, la Prairie des Damns ; plusieurs traits per-pendiculaires la longue ligne principale, qui reprsentent chacun un pch, rejoignent la ligne dviante, conduisant eux aussi vers lenfer.

    Lorsque le sermon sachve et que le prophte Kenekuk a, encore une fois, dcrit les coordonnes spatiales et morales du monde venir, las-semble se met chanter lunisson et entame une danse circulaire. Le chant est le mme, au mot prs, chaque dimanche. Tous sadressent au Grand Esprit, le priant de leur accorder la bndiction et la rdemption

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    de leur cur, de leur chair, de leur vie, de leur nom et de lhumanit entire. Lhymne est rpt plusieurs fois et, chaque reprise, les chan-teurs progressent sur le chemin qui les mne au ciel : ils commencent sur terre, puis savancent vers la porte de la Maison du Pre, pntrent lintrieur, marchent sur le sol et atteignent enfin le Grand Esprit. Chaque membre de lassemble lit cette longue litanie sur une petite planche de bois quil tient la main, planche sur laquelle le prophte lui-mme a grav une srie ordonne de signes.

    Ce mme t, beaucoup plus au nord, dans la rgion des Grands Lacs, plusieurs groupes dAmrindiens ojibwas se runissent comme chaque anne, et une petite minorit dentre eux, connue sous le nom de la socit rituelle du Midewiwin, dcide daccepter la candidature dun jeune homme qui souhaite faire partie de leur Facult . Linitiation se droule sur plusieurs jours dans une loge spcialement construite pour loccasion ; elle fait alterner offrandes, sueries, danses, chants et repas. Le point dorgue de la crmonie est atteint lorsque tous les chamanes initis semparent de leur sac-mdecine et tirent sur le novice qui meurt et renat chaque reprise : il devient ainsi un membre part entire de la socit secrte. labri des regards profanes, limptrant commence alors son long apprentissage, poursuivi avec les initis qui le souhaitent. Pour tre reconnu comme un vritable chamane il lui faudra connatre dune part une version sotrique du mythe dorigine du Midewiwin et dautre part un arsenal de techniques thrapeutiques compos dune importante pharmacope et dune multitude dincantations liturgiques. Afin de mmoriser ce savoir complexe et abondant, lapprenti pourra sappuyer sur une technique dinscription elle aussi secrte : ses matres lui transmettront des livres dcorce de bouleau quil devra recopier scrupuleusement, gravant avec soin chacun de leurs signes ordonns.

    critures slectives, critures intgralesDans cette premire moiti du XiXe sicle, au cur du continent

    nord-amricain, le prophte Kenekuk et les membres de la socit cha-manique du Midewiwin partageaient un point commun : ils avaient invent puis diffus une criture. Elle avait pour fonction de stabiliser discours et chants rituels, et leur confrait un indniable prestige. Dans un cas comme dans lautre, il ne sagissait pas dcriture au sens que lon donne le plus couramment ce terme, cest pourquoi il convient dem-ble de proposer une srie de dfinitions.

    Si les socits humaines ont rgulirement prouv le besoin dla-borer des systmes de signes trs varis, tels que des rpertoires orne-mentaux, des hraldiques, des codes de signalisation ou diverses nota-tions mathmatiques1, ces rpertoires ntaient pas destins inscrire

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    et stabiliser des discours. Ce sont les techniques dinscription de discours, et seulement celles-ci, qui seront considres dans ce livre comme des critures pour des raisons qui sclairciront au fil de largumenta-tion. Le langage courant nomme criture un systme clos de signes qui permet de noter nimporte quel discours dune langue donne. Ce livre, par exemple, emploie une variante de lalphabet latin, utilise pour transcrire des discours en langue franaise. Chacune de ses lettres cor-respond un ou plusieurs sons de la langue cible et, en combinant ces signes conventionnels, il est possible dinscrire des discours fran-ais qui pourront ensuite tre dcods, cest--dire lus, par tous ceux qui matrisent la langue franaise et lalphabet latin. Dans la mesure o les signes de ces systmes se rfrent des sons, on parle dcritures phonographiques.

    Il existe toutefois de nombreuses critures dont le rpertoire de signes ne se limite pas de telles lettres : lcriture chinoise, par exemple, comprend de nombreux signes qui, plutt que de ne se rfrer qu des sons, correspondent des mots, et cest pour cela quelle comporte entre trois et cinq mille signes dusage courant. Mais si lon pousse lanalyse de telles critures plus avant, on se rend compte quelles ne se satisfont jamais de cette simple notation de mots : elles intgrent toujours un niveau danalyse de la langue visant faire apparatre des units pho-niques ct des units morphologiques2 . Lcriture chinoise est ainsi trs majoritairement compose de caractres complexes qui combinent plusieurs signes discrets dont certains ont une valeur phontique ; de ce fait, toutes les syllabes de la langue chinoise font lobjet dau moins une transcription graphique. La smiotique de lcriture chinoise est donc plus complique que celle de lalphabet latin : elle est la fois logogra-phique (elle note des mots) et phonographique (elle note des syllabes), cest pourquoi on la qualifie souvent de logo-syllabique3.

    Malgr ces diffrences dordre smiotique, lcriture chinoise et lal-phabet latin doivent tre considrs comme des critures intgrales, cest--dire qui permettent de transcrire graphiquement lintgralit de nimporte quel discours. Lcriture intgrale na t invente que quatre fois au cours de lhistoire de lhumanit. Les Sumriens, les gyptiens, les Chinois et les Mayas laborrent tous, apparemment indpendam-ment les uns des autres, un rpertoire restreint de signes graphiques codant lensemble des units syllabiques ou consonantiques de leur langue. ce rpertoire limit de phonogrammes sajoutaient en quan-tits variables dautres signes, des logogrammes, dsignant dautres units smantiques de leur langue. Lessentiel tait l : ils disposaient virtuellement des moyens dinscrire nimporte quel discours laide dun nombre fini de signes. Toutes les critures intgrales du monde

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    drivent dune de ces quatre critures originelles, criture alphabtique comprise. Dans tous les cas, il sagissait de techniques robustes, sou-vent extrmement stables, qui permirent dinscrire lensemble des dis-cours que les populations qui sen dotaient souhaitaient se transmettre ou donner voir4.

    Dans ce livre nous utiliserons, des fins comparatives, un concept dcriture qui ne se limite pas ces critures intgrales. Il nest pas ques-tion de faire de tous les systmes de signes graphiques des critures, mais nous proposons de considrer comme telles tous les rpertoires de signes qui permettent de stabiliser le contenu de discours. Parmi ces rpertoires, les critures tudies ici sont toutes des critures slectives, cest--dire qui ne codent que certaines parties prcises du discours. Ainsi, les textes des planches graves du prophte Kenekuk ou des livres dcorce des chamanes du Midewiwin taient tous rdigs laide dune criture slective.

    lencontre de ce quaffirme la plupart des historiens et des lin-guistes qui se sont penchs sur le problme, la distinction entre cri-tures intgrales et slectives ne doit pas dabord tre pense partir de la relation que leurs signes respectifs entretiennent avec la sonorit dune langue. Lune des dfinitions les plus courantes des critures slectives (souvent qualifies, tort, de pictographiques) consiste remarquer quelles ne peuvent tre lues sans que linformation quelles contiennent ait t mmorise au pralable. Il ne sagit l toutefois que dune dfini-tion ngative faisant de lcriture slective une criture intgrale rate ; il est plus pertinent de chercher quels sont les principes positifs qui rgissent cette technique scripturaire. Il est galement vrai que, tandis que les critures intgrales se dfinissent par un rpertoire restreint de signes graphiques codant lensemble des units sonores de leur langue cible, les critures slectives ne se soucient que trs marginalement de transcrire ces sonorits5. Nanmoins l nest pas limportant. Si lon veut comprendre les usages de ces critures plutt que les hirarchiser, il faut inverser la perspective : ne plus penser les critures slectives en fonc-tion des critures intgrales (comme de vagues avant-courriers impar-faits et inachevs), mais penser les critures intgrales en fonction des critures slectives6.

    Le critre smiotique qui permet de distinguer ces deux formes dcriture est simple : un discours tant donn, lcriture intgrale sera destine en transcrire la totalit tandis que lcriture slective visera en transcrire certaines parties rigoureusement slectionnes et logi-quement ordonnes. Les critures que lon a longtemps nommes pic-tographiques doivent donc avant tout tre penses comme des critures slectives7.

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    Quelles relations prcises ces critures slectives entretenaient-elles avec les discours quelles transcrivaient ? Prcisons demble quelles ntaient en aucun cas destines linscription de nimporte quel acte de parole. Elles ne prenaient comme cibles que des genres de discours dtermins dont la transmission et la mmorisation taient considres comme importantes. Ces discours devaient tre appris par cur et rci-ts dans un contexte crmoniel, par exemple au cours des danses diri-ges par le prophte Kenekuk ou lors des rituels thrapeutiques des cha-manes ojibwas du Midewiwin. De ce fait, ils taient dj prcisment structurs : dans la mesure o ils avaient rsist une multitude de pro-cessus de transmission de gnration en gnration dans le cas de la socit chamanique du Midewiwin, ou de converti converti dans le cas du rite de Kenekuk , ils staient couls dans des formes stylistiques standardises facilitant leur mmorisation et leur apprentissage. Parmi ces procds stylistiques, les plus rpandus furent la squenciation dpisodes narratifs, dont lordre drivait dune logique spatiale, et le paralllisme, une forme de squenciation plus complexe, dans laquelle des termes variables taient enchsss dans de longues formules inlas-sablement rptes8. Nous tudierons plusieurs usages diffrents de procds de ce genre dans les discours rituels des prophtes et des cha-manes amrindiens.

    Les critures slectives furent toutes utilises pour renforcer encore la fixit de tels discours formaliss. Pour ce faire, elles reprsentaient graphiquement (de manire figurative ou non) certains lments clefs des discours cibls : soit le nom des pisodes narratifs successifs, soit le nom des lments variables dune structure potique parallliste. Elles opraient donc une slection rgule des parties du discours cible qui devaient tre inscrites ; elles inscrivaient la fois le nom de chaque variable (sous une forme gnralement logographique, mais parfois phonographique) et leur ordre dans la succession du discours. Les par-ties du discours qui ntaient pas transcrites taient, quant elles, confies la mmoire orale. Ces critures slectives constituaient donc bien une technique dinscription et de stabilisation du contenu de dis-cours. Contrairement aux critures intgrales, elles nencodaient pas la totalit de leurs discours cibles mais seulement certaines parties slec-tionnes ainsi que leur ordre. Elles ntaient, de plus, destines qu stabiliser un nombre limit de discours rituels quil fallait apprendre par cur pour tre capable de les rciter le plus exactement possible. Finalement, partir de cette ossature, elles pouvaient assez librement tre enrichies afin, le cas chant, dencoder dautres informations absentes des discours cibls9.

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    critures attachesUne fois cette diffrence smiotique entre critures slective et int-

    grale prcise, il convient de remarquer que toutes les critures slec-tives doivent tre considres comme des critures attaches. En effet, si lon se penche non plus sur leur smiotique mais sur les modalits de leurs usages, on constate quelles taient toutes insparables des dis-cours quelles taient destines transcrire, et donc de linstitution rituelle qui faisait usage de ces discours. De ce point de vue, elles dif-frent des critures intgrales qui, elles, sont susceptibles de trans-crire nimporte quel genre de discours, rituel ou non, et que, de ce fait, on peut qualifier de dtaches . On observera que cette distinction ne concerne que les modalits dusage des critures : la diffrence entre une criture attache et une criture dtache nest pas ncessairement intrinsque et il sera montr, en conclusion de ce livre, que certaines critures intgrales, potentiellement dtachables, purent rester atta-ches pendant longtemps tandis que dautres demeurrent attaches tout au long de leur histoire10. Ce critre, issu dune approche pragma-tique de lcriture, repose donc sur une relation ncessaire ou constitu-tive entre une criture, un genre discursif et une institution. Toutes les critures attaches que nous aurons loccasion de dcrire et de dchif-frer dans ce livre appartenaient des institutions rituelles proph-tiques ou chamaniques.

    Les critures slectives remplissaient parfaitement leur fonction : stabiliser le mieux possible certains genres de discours qui faisaient ga-lement, dans tous les cas, lobjet dune transmission orale. De ce point de vue, certaines dentre elles, dans des conditions institutionnelles pr-cises quil sagira de dterminer, acquirent une indniable stabilit, com-parable celle de nombreuses critures intgrales. Elles ne tendaient aucunement devenir des critures intgrales : de mme que les rper-toires graphiques de type hraldique nont aucune tendance interne devenir des techniques de stabilisation du discours, les critures slec-tives ne furent pas une tape sur le chemin menant la transcription de lensemble des sons dune langue. Contrairement ce que prsupposent plus ou moins tacitement la plupart des historiens et des linguistes qui ont daign sintresser aux critures slectives11, aucune volution uni-linaire ne conduit des critures slectives aux critures intgrales. Tout au plus peut-on constater que certaines critures intgrales emprun-trent quelques aspects de leur graphie aux critures slectives, de la mme manire que ces dernires purent parfois faire usage de licono-graphie de traditions graphiques prexistantes. Il ne faut toutefois pas penser que la seule comparaison possible entre critures slectives et intgrales sinscrive ncessairement dans un tel schme volutionniste

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    entirement discrdit. Dans la conclusion de ce livre, nous montre-rons au contraire, en laborant plus prcisment, la notion dcriture attache, quune comparaison entre les rgimes dusages des critures slectives et intgrales est susceptible dapporter un nouvel clairage sur le problme de lorigine de toutes les critures.

    Cinq rituels amrindiensLes quatre premiers chapitres de ce livre sont consacrs une srie

    de mouvements prophtiques qui, tous, donnrent lieu linvention dune forme dcriture slective ; ils sont apparus, entre le XViie et le XiXe sicles, chez des populations amrindiennes vivant sur un terri-toire qui correspondrait, aujourdhui, au nord-est des tats-Unis, la rgion des Grands Lacs, situe la frontire des tats-Unis et du Canada, et au sud de la baie dHudson, au Canada12. Tous ces peuples apparte-naient une mme famille linguistique, la famille algonquienne. Cette communaut de langue ne doit nanmoins pas masquer le fait que lhis-toire et la culture de ces quatre socits, les Montagnais, les Delawares, les Kickapoos et les Cris, diffraient sur de trs nombreux points13. Par exemple, les Montagnais, en 1639, et les Cris, en 1842, formaient des socits de chasseurs semi-nomades tandis que les Delawares, en 1762, et les Kickapoos, en 1827, pratiquaient galement lagriculture et taient plus sdentariss. Ce qui runissait ces socits, au moment de lappa-rition de leurs prophtes, ctait leur situation vis--vis de la frontire mouvante de la colonisation euro-amricaine : chaque mouvement tu-di nous emmnera ainsi un peu plus loin de la cte atlantique, suivant les avances des colonies. Toutes ces socits amrindiennes entre-tenaient dintenses relations avec le front pionnier, relations qui pre-naient de multiples formes, depuis le conflit violent jusqu diffrentes formes dententes donnant lieu des changes commerciaux et cultu-rels diversifis. Cependant tous les prophtismes tudis dans ce livre, quils fussent issus des peuples montagnais, delaware, kickapoo ou cri, se siturent de lautre ct de la frontire de la colonisation14. De ce point de vue, si les prophtes prirent tous en compte la culture des colonisa-teurs lors de llaboration de leurs nouveaux rituels, ils ne firent jamais de ces derniers des participants cest pour cette raison que les tmoi-gnages qui nous sont parvenus restent rares et le plus souvent extrme-ment fragmentaires.

    Dune manire gnrale, ces mouvements prophtiques algonquiens se soldrent tous par des checs dans la mesure o aucun ne parvint stabiliser durablement le nouveau dispositif crmoniel quils propo-saient. La plupart ne durrent que quelques annes, et ce pour une mul-titude de raisons qui ne seront gure quvoques dans ce travail. Cest

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    pourquoi les critures slectives que ces prophtes inventrent dispa-rurent rapidement : si elles facilitrent incontestablement la propaga-tion des discours attachs ces mouvements, elles neurent pas locca-sion de devenir prennes.

    Un chapitre plus long est ensuite ddi aux critures slectives de la socit chamanique dun autre peuple algonquien, les Ojibwas. Ces cri-tures, contrairement celles des prophtes algonquiens, acquirent une indniable stabilit, se transmettant durant au moins un sicle et par-fois plus longtemps. Les traditions rituelles des Ojibwas sont assez bien connues car elles ont attir lattention de nombreux observateurs tran-gers et ce ds le dbut du XiXe sicle. Contrairement aux prophtismes algonquiens, la socit secrte des chamanes ojibwas sest dveloppe de manire relativement autonome vis--vis du proslytisme des mis-sionnaires chrtiens qui, tout au long du XViiie sicle, furent largement absents de cette rgion loigne. Mais les prophtismes algonquiens et cette socit chamanique ont toutefois un point commun qui rend leur confrontation pertinente : une date de naissance qui nous est peu prs connue. On sait ainsi que la socit chamanique des Ojibwas, nomme Midewiwin, prit, vers la fin du XViie sicle, la forme sous laquelle les anthropologues la dcrivirent au XiXe sicle. Lorigine de ces crmonies rituelles ne se perd donc pas dans des temps ancestraux et il est de ce fait possible de les considrer dans leur ensemble comme des inno-vations culturelles qui se propagrent et se stabilisrent de manires distinctes.

    Quil sagisse de socits chamaniques ou de mouvements proph-tiques, toutes les institutions tudies dans ce livre donnent lieu des rituels. Comme nous lavons fait pour les critures, il peut ainsi tre utile, ds maintenant, de prsenter une srie doutils conceptuels qui seront largement utiliss dans les pages qui suivent. Prcisons donc dabord que les pratiques, discursives ou autres, de ces rituels, comme celles de toutes institutions humaines, taient transmises en mme temps que les rgles stipulant comment et pourquoi elles devaient tre transmises15. Ainsi, les prophtes algonquiens ne se contentaient pas denseigner leurs disciples une srie de pratiques rituelles nouvelles, ils devaient galement leur expliquer lorigine de ces pratiques, do dcoulait la ncessit de leur transmission. Il leur fallait galement dterminer quand et o les rituels devaient tre organiss, qui pou-vait avoir accs quelles pratiques liturgiques et, enfin, comment elles devaient tre transmises (trs exactement ou approximativement ?) : dans le cadre dun apprentissage spcial ou dans celui, plus ordinaire, de la crmonie elle-mme ? Le problme se posait aussi pour les chamanes ojibwas du Midewiwin qui, lors de linitiation dun novice, devaient

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    expliquer le pourquoi et le comment des pratiques extraordinaires que ce dernier dcouvrait et mmorisait peu peu.

    Lorsque de telles rgles institutionnelles entrent dans des combinai-sons assez semblables, il devient possible de reconnatre les catgories analytiques traditionnelles de lanthropologie que lon nomme pro-phtisme ou chamanisme et dont il est un peu vain dessayer de chercher des dfinitions strictes. De ce point de vue, les prophtismes algonquiens et la socit chamanique ojibwa possdaient autant de rgles communes que de rgles distinctes. Par exemple, toutes ces cr-monies rituelles firent appel au moins une entit surnaturelle quelles situaient lorigine de leur liturgie spcifique et laquelle elles se rf-raient lorsquil fallait expliquer la ncessit dune transmission fidle ou lorsquil tait question de la vrit ou de lefficacit de leurs savoirs et de leurs procds. De plus, tous ces rituels taient organiss en fonc-tion dune rgularit temporelle connue de tous et au sein dun lieu de culte bien dtermin. Toutefois, seuls les prophtes souhaitrent diffu-ser leur nouvelle liturgie au plus grand nombre de disciples possible ; les chamanes du Midewiwin, quant eux, slectionnaient strictement les novices en les contraignant des offrandes sans cesse plus coteuses. Si les prophtes sadressaient tous, essayant de maximiser la propagation de leur nouveau rituel, les chamanes de la socit secrte du Midewiwin constituaient une petite lite dexperts qui se distinguait des profanes par la possession dun savoir sotrique chrement pay.

    Il en rsulta, logiquement, des proprits de distribution diamtra-lement opposes : tendue pour la liturgie prophtique, restreinte pour la liturgie chamanique. Les modalits de transmission propres chaque type dinstitutions taient, elles aussi, distinctes : lapprentissage des pratiques rituelles enseignes par les prophtes seffectuait au cours de crmonies ouvertes tous tandis que lacquisition par le novice des pratiques propres au Midewiwin se ralisait en secret, labri du regard des non-initis, au cours dune initiation destine aux seuls spcialistes. Pour autant, les objectifs des prophtes et des chamanes du Midewiwin pouvaient se rencontrer : tous souhaitaient que les pratiques et les dis-cours quils transmettaient soient mmoriss trs exactement, geste par geste, mot par mot. Avec le recul historique, on constate que seuls les chamanes du Midewiwin parvinrent faire de cette rgle une proprit de leur institution.

    Les critures slectives servirent avant tout stabiliser les diff-rents discours rituels de ces crmonies amrindiennes. Ces discours devaient faire lobjet dune mmorisation fidle et de rptitions rgu-lires par lensemble des participants, les disciples des prophtes comme les novices de la socit chamanique. Ils appartenaient deux

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    genres consciemment distingus par tous ceux qui entreprenaient de les apprendre ou de les enseigner. Les premiers taient des chants litur-giques aux vertus salvatrices, ils permettaient soit de hter la venue dun monde nouveau, comme dans certains prophtismes, soit de favoriser la gurison ou la chasse, comme dans la plupart des rituels tudis. La rci-tation de ces chants permettait donc daccomplir la finalit pratique que se donnaient les rituels. Les rgles de transmission et de distribution de chacun des rituels sappliquaient clairement aux discours de ce genre : dans la mesure o tous ces chants avaient t transmis aux humains par une entit surnaturelle, ils devaient tre rcits par certaines personnes lors de circonstances prcises et de la manire la plus fidle possible.

    Lautre genre de discours devant tre transmis tait un discours pist- mologique explicitant, sous une forme narrative, une partie des rgles qui caractrisaient chacune des crmonies. Il pouvait prendre la forme soit dun rcit de vision, pour les prophtismes, soit dun rcit mythique, pour la socit chamanique. Il comportait lpistmologie explicite des rituels, et en particulier des chants, telle qulabore par ceux qui se les transmettaient. Typiquement, ce genre de discours expliquait lorigine du rituel, pourquoi il tait ncessaire aux humains, et comment, o et quand il devait continuer tre transmis. Il fournissait ainsi une dfi-nition normative de la transmission du rituel16. Si les chants liturgiques accomplissaient la finalit du rite, les discours pistmologiques expli-quaient les conditions qui en rendaient possible laccomplissement17. On verra que les rgles institutionnelles des rituels tudis dans ce livre correspondaient assez bien aux discours pistmologiques qui les expli-citaient. Ce nest cependant pas le cas partout et toujours : il arrive quun discours pistmologique contredise certaines rgles implicites de la transmission dun rituel, comme lorsque certains spcialistes nient explicitement avoir reu leur savoir dun matre humain, au profit gn-ralement dune acquisition directe auprs dune entit surnaturelle. Ils passent ainsi sous silence le fait quil existe une rgle de transmission la sauvette de ce savoir, unissant un matre un disciple plus ou moins reconnu18. Nous verrons quune institution chamanique ojibwa, nomme Jaasakid et concurrente de la socit du Midewiwin, pouvait tre dfinie en fonction dune telle contradiction entre rgle de trans-mission et pistmologie de la transmission.

    Les proprits des discours rituels sont nanmoins fortement cor-rles aux rgles des institutions qui rendent possible leur transmis-sion. Ainsi, cest dans la mesure o ces deux genres de discours prove-naient directement dune entit surnaturelle quil tait ncessaire de les mmoriser le plus exactement possible, idalement mot mot ; et cest en partie cette contrainte de mmorisation qui fit que les chants

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    rituels en vinrent mcaniquement adopter les procdures clas-siques de stabilisation du discours que sont le transfert dordre, la rp-tition, le paralllisme ou lintersmioticit19. Nous verrons aussi que, dans la mesure o les chants rituels prophtiques devaient tre diffuss au plus grand nombre de fidles possible, ils ne pouvaient gure tre que trs courts et trs contraints par des procds formels favorisant leur mmorisation mot mot. linverse, cest parce que les chants rituels de la socit chamanique Midewiwin faisaient lobjet dun long et co-teux apprentissage secret, destin une petite lite dexperts, quils se multiplirent jusqu constituer de trs vastes rpertoires dont la rcita-tion pouvait ncessiter des nuits entires. Par ailleurs, les discours pis-tmologiques se distinguaient entre eux par le type dautorit au nom duquel ils taient transmis. Les prophtes infraient leurs rcits de vision dune exprience directe de communication avec une entit sur-naturelle ; leurs disciples, eux, se transmettaient les uns aux autres ces rcits de vision en rptant les paroles du prophte, faisant ainsi reposer lautorit de leur discours pistmologique la fois sur lentit surnatu-relle et sur son truchement, le prophte. Les chamanes du Midewiwin faisaient plutt appel une entit surnaturelle ancestrale, la Loutre ou Minabozho, dont ils affirmaient rpter les antiques paroles dans le cadre de rcits que lon qualifie gnralement de mythiques. Dans tous les cas, ces discours rituels gagnrent encore en prestige et en autorit lorsque ils furent associs une forme dcriture.

    critures de prophtes et critures de chamanesSans trop anticiper les analyses venir, il peut tre utile desquisser

    ds maintenant les principales caractristiques des critures slectives des prophtes algonquiens et des chamanes ojibwas du Midewiwin. Dabord, toutes partagrent un trait commun : elles se rpartissaient entre dun ct des techniques dinscription de discours pistmolo-giques et de lautre des techniques dinscription de chants liturgiques. En effet, les rcits de vision des prophtes et le mythe dorigine de la socit Midewiwin, cest--dire les discours pistmologiques propres chacun des rituels, furent tous inscrits sous forme de cosmogrammes, cest--dire de cartes dont chaque zone correspondait un pisode nar-ratif particulier et dont lordre spatial concidait avec lordre de succes-sion de ces pisodes dans le rcit oral. Les techniques dinscription des chants rituels sappuyrent, quant elles, sur la structure parallliste de leurs cibles orales.

    critures prophtiques et critures chamaniques diffrrent toute-fois du point de vue de leur degr de complexit. Ce phnomne sex-plique assez simplement par les proprits de chacune des institutions

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    rituelles. Dans la mesure o les prophtes souhaitaient diffuser au plus grand nombre de fidles possible leurs nouveaux discours rituels, ils durent se contenter de propager des discours brefs et peu nombreux. Les critures slectives transcrivant ces discours devaient galement obir ces mmes exigences de commodit de transmission, ce qui tait facilit par les caractristiques des discours cibls ; elles furent donc, dans leur ensemble, assez rudimentaires. Au contraire, les cha-manes du Midewiwin, de par leur faible nombre et leur spcialisation, disposrent de suffisamment de temps pour se transmettre de longs et riches rpertoires de discours rituels. Les critures slectives quils la-borrent furent ds lors galement susceptibles datteindre de hauts degrs de complexit, ce qui les diffrencia trs notablement des cri-tures prophtiques.

    Rendue possible par la richesse de la documentation disponible, lanalyse prcise des conditions institutionnelles partir desquelles les prophtes algonquiens et les chamanes du Midewiwin laborrent leurs critures va de plus nous fournir loccasion dune part de dgager deux contextes au sein desquels linvention dune criture devint pertinente et dautre part didentifier les caractristiques du rgime dusage parti-culier que ces nouvelles critures partageaient.

    Il sera ainsi montr que les prophtes amrindiens ninventrent des critures slectives que dans la mesure o ils se placrent en com-ptition avec une institution rituelle concurrente, le christianisme des missionnaires. En effet, les missionnaires menaient, dans chacune des situations que nous allons tudier, une entreprise dvanglisation conqurante qui, du point de vue des Amrindiens, consistait propa-ger au plus grand nombre des discours rituels tels que le catchisme ou des prires dobdiences varies. Pour ce faire, ils sappuyaient sur lau-torit dun texte, la Bible, qui, idalement, permettait de stabiliser et de propager efficacement ces nouveaux discours. Les prophtes algo-nquiens empruntrent, tout fait consciemment, divers lments aux rituels chrtiens, chacun sinspirant des pratiques liturgiques et des rgles institutionnelles qui lui semblaient les plus pertinentes pour composer son nouveau dispositif crmoniel. Mais tous comprirent que la lutte proslyte ne pouvait seffectuer armes gales que sils sappro-priaient la fois le prestige de la Bible des chrtiens et la capacit de leur criture stabiliser et diffuser les discours. Cest ce conflit institution-nel qui permet de comprendre linvention, par mimtisme ou par mu-lation, des critures prophtiques.

    Le chamanisme du Midewiwin fournit, quant lui, un second contexte institutionnel au sein duquel linvention dune criture put devenir pertinente. L aussi, ce sont les diffrences entre deux

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    institutions rituelles qui crrent une dynamique dinnovation. Ainsi, la socit du Midewiwin se dveloppa en parallle avec une autre ins-titution rituelle, plus traditionnelle chez les Ojibwas : le chamanisme visionnaire. Les rgles gouvernant la transmission de ce chamanisme, connu sous le nom de Jaasakid, en vinrent sopposer sur de nom-breux points essentiels celles du Midewiwin. Cette diffrenciation progressive ne rsulta que de la coexistence, pendant plusieurs gnra-tions successives, des deux institutions. Les chamanes Jaasakid acqu-raient leur savoir rituel, de nature essentiellement divinatoire, au cours de visions quils communiquaient librement lassemble des non-ini-tis. Durant ces visions, ils tablissaient une relation spciale avec des entits surnaturelles qui leur transmettaient directement leur savoir. Du point de vue des rgles de transmission, presque tout opposait cha-manes Jaasakid et chamanes du Midewiwin : ces derniers, qui nen-traient jamais dans un tel contact direct avec les entits surnaturelles, se transmettaient des paroles issues dune longue chaine de transmission humaine quils devaient mmoriser le plus exactement possible. Plus le chamane Jaasakid improvisait, plus le chamane du Midewiwin rptait fidlement de longs discours, ce qui, mme dans un contexte social o la mmoire orale tait bien entraine, devait finir par poser de rels pro-blmes de capacit mnmonique. Les conditions dynamiques cres par cette complmentarit institutionnelle endogne rendirent ainsi extr-mement utile linvention dune criture slective par les seuls chamanes du Midewiwin. Les efforts importants quil fallut fournir pour laborer puis transmettre cette nouvelle criture ntaient ainsi pas dpenss en vain. Nous verrons en conclusion que lon trouve ce genre de configura-tion institutionnelle lorigine dautres inventions dcritures slectives.

    Les conditions institutionnelles qui favorisrent linvention des critures slectives tudies dans ce livre diffrent donc considrable-ment : tandis que les prophtes algonquiens dvelopprent une forme de mimtisme vis--vis des missionnaires chrtiens, les chamanes du Midewiwin accenturent les diffrences internes qui les opposaient des chamanes visionnaires. Toutefois, il apparat que les critures des prophtes algonquiens et celles des chamanes du Midewiwin parta-grent un important trait commun : elles taient toutes des critures attaches. Elles navaient dintrt que dans la mesure o elles permet-taient de stabiliser des discours rituels prcis (et non pas nimporte quel genre de discours) et daccrotre le prestige et lautorit de linstitu-tion rituelle qui en assurait la transmission. Les prophtes algonquiens souhaitaient propager le plus fidlement possible les nouveaux dis-cours rituels quils avaient reus lors de leurs visions ; les chamanes du Midewiwin avaient besoin de standardiser un large rpertoire de chants

  • IntroductIon

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    rituels dont la mmorisation tait devenue problmatique. Ainsi, toutes choses gales par ailleurs, lcriture ne fut invente par les prophtes et par les chamanes que pour faire lobjet dun usage attach des discours et des rituels prcis. Ce rgime dusage constitue donc une raison suffi-sante pour inventer une criture.

    Rien ne nous oblige restreindre ce rgime dusage particulier aux seules critures slectives. En effet, les historiens des premires critures intgrales, quelles soient msopotamiennes, gyptiennes, chinoises ou mayas, ont souvent eu tendance considrer, plus ou moins implicitement, que le rgime dusage auquel elles taient des-tines ainsi que le contexte institutionnel qui rendait pertinent cet usage allaient de soi. De ce fait, le problme de leurs origines se rsuma la plupart du temps celui de lidentification des conditions sociales de leur apparition tel ou tel moment de lhistoire de lhumanit ou la recherche de prcurseurs graphiques qui en seraient des formes moins volues20. Pourtant, leffort que ncessite linvention dune cri-ture intgrale incite se demander pour quelles raisons il a t fourni. Autrement dit : quels besoins particuliers rpondit linvention de lcriture ? quel rgime dusage lcriture tait-elle originellement destine ?

    Nous essaierons donc de montrer, en conclusion, que le rgime dusage attach a pu concerner de nombreuses techniques scripturaires destines canoniser des discours, que celles-ci soient slectives, secon-daires21 ou mme intgrales. De ce point de vue, il nest pas impossible que ltude des inventions dcritures slectives par les Indiens dAm-rique du Nord puisse renouveler de manire significative la comprhen-sion des origines et de lessor de toutes les grandes formes dcriture.

  • CaRTEs

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  • CaRTe 1Lcriture de Charles Meiaskaouat, prdicateur montagnais

  • CaRTe 2Le grand livre de Neolin, visionnaire delaware

  • CaRTe 3La Bible de Kenekuk, prophte kickapoo

  • CaRTe 4La charte dAbishabis et de Wasiteck, prophtes cris

  • Chapitre 1

    LCRITURE dE CHaRLEs MEIasKaoUaT,PRdICaTEUR MoNTaGNaIs

    La vision de Charles MeiaskaouatAutour de 1640, Charles Meiaskaouat, modeste Montagnais de Tadoussac, se rendit la rsidence jsuite de Sillery afin dy tre bap-tis puis de sy installer demeure, en une des maisons bties la Franaise 1. Les Montagnais taient alors un peuple algonquien nomade, vivant au nord du fleuve Saint-Laurent. Pendant la premire moiti du XViie sicle, leurs relations avec les autorits coloniales franaises avaient t tendues. Ces dernires staient immisces au sein du commerce de fourrures auquel les Montagnais prenaient part depuis longtemps. Elles avaient expuls les marchands protestants, interdisaient aux contrebandiers, dans la mesure du possible, laccs leur territoire et imposaient un prix unique la traite. De plus, elles avaient accru leurs relations avec les Hurons voisins, riches pour-voyeurs des fourrures les plus lointaines, interdisant aux Algonquins et aux Montagnais de percevoir un droit de passage sur leur territoire. Il semble que de ce fait les Montagnais reurent favorablement les Anglais chaque fois que ceux-ci semparrent de la Nouvelle-France.

    Cest aussi la rsistance de ces populations nomades vis--vis de la sdentarisation qui poussa les jsuites rviser leur stratgie de rduc-tion et lui substituer, du moins auprs deux, le principe de la mis-sion volante , cest--dire dune mission limite aux priodes estivales durant lesquelles les Montagnais revenaient sur les rives du Saint-Laurent. Toutefois, partir des annes 1640, on constate un intrt nouveau de la part des Montagnais pour les missions catholiques : cer-tains se sdentarisrent et le nombre de baptmes augmenta sensible-ment. Les facteurs habituels taient responsables de ce changement progressif : pidmies slectives, menace iroquoise, relative dpendance

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  • chapitre i

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    vis--vis des produits manufacturs franais et, indniablement, int-ressement conomique (les baptiss bnficiaient dun meilleur prix pour leurs fourrures et ils pouvaient acqurir des armes feu)2.

    Cest dans ce contexte quil faut interprter la geste de Charles Meiaskaouat. En 1639, Dieu la fortement touch :

    Il nous a racont qutant certain jour dans les bois, il vit un homme vtu comme nous et quil entendait une voix qui lui disait : Quitte tes anciennes faons de faire, prte loreille ces gens-l et fais comme eux ; et quand tu seras instruit, enseigne tes Compatriotes ; Je ne sais, disait-il, si ctait la voix du grand Capitaine du ciel, mais je voyais et concevais des choses grandes.

    Je tins au commencement tout ce discours pour une rverie de Sauvage et jai pass plus dun an sans y faire autre rflexion que celle que je ferais sur un songe. Mais enfin voyant que ce bonhomme sefforait de nous imiter le plus prs quil lui tait possible, selon sa condition, voyant sa ferveur embrasser et publier la foi, quoiquil en soit de cette vision ou de ce songe, jai cru que ces bons effets ne pouvaient provenir que de la Grce de Jsus-Christ.

    Si tt quil eut entendu cette voix, il quitta de soi-mme, sans nous parler car il tait bien loin de nous, toutes les folies de sa Nation, les festins tout manger, les chants superstitieux ; il quitta mme les choses indiffrentes, comme de se peindre le visage, de soindre et de se graisser les cheveux et la face, la faon des autres Sauvages, il quitta le ptun dont les Sauvages sont passionns au-del de ce qui sen peut dire.

    Il se mit prcher ses gens, disant, quil fallait croire en Dieu, quil nous fallait prter loreille, quil fallait faire le signe de la Croix ; cest, disait-il, tout ce que je sais ; il le faisait tout propos sans pro-noncer aucune parole, nayant pas encore t instruit. Il parla si bien aux Sauvages de Tadoussac et quelques-uns du Sagn quils le dl-gurent Qubec pour venir qurir quelque Pre de notre Compagnie afin de leur enseigner des prires, cest ainsi quils parlaient3.

    Charles Meiaskaouat reut dabord une rvlation au cours dune vision ou dun rve . Nous ne connaissons pas les dtails de cette vision, si ce nest quelle mettait en scne une interaction directe entre le Montagnais et le Capitaine du Ciel et que les Robes Noires les jsuites

    y jouaient un rle important. Cette vision fournit Meiaskaouat le rcit et les principes quil entreprit par la suite de diffuser auprs de son peuple. Et si lensemble de ces principes apparaissait en parfaite conti-nuit avec les exigences des missionnaires catholiques, non seulement

  • LCRITURE DE CHARLES MEIASKAOUAT

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    il fit lobjet dune slection proprement montagnaise, mais il est aussi trs probable quil devait inclure dautres principes sans rapport vident avec le catholicisme et que le jsuite prfra taire dans sa Relation.

    Linsistance de Meiaskaouat sur certains aspects de la pratique mis-sionnaire est de ce point de vue rvlatrice : il faisait tout propos le signe de la croix sans prononcer de parole et il se montrait tout particu-lirement intress par lapprentissage des prires catholiques (que les jsuites avaient traduites en montagnais). Dans les deux cas, le prdica-teur souhaitait sapproprier les techniques rituelles des missionnaires quil considrait certainement comme les chamanes des Franais4. Il parvint mme convaincre dautres Montagnais de lintrt quil pou-vait y avoir acqurir ces chants nouveaux issus dune tradition tran-gre. Les prires des missionnaires taient en effet souvent considres en continuit avec les chants des chamanes et elles avaient le pouvoir, comme ces derniers, de favoriser la chasse ou de gurir.

    Une anecdote survenue chez les Algonquins voisins et relate en 1639 constitue un exemple loquent de ce dernier point :

    Un certain de la petite Nation des Algonquins, ayant assist aux prires, et ou chanter les Litanies des attributs de Dieu, simprima cela si bien dans lesprit quil les demanda par crit ; ce qui lui tant accord, il faisait grand tat du papier qui le contenait. [] tant de retour en son pays, il assemblait tous les jours ses voisins dans une grande cabane, pendait ce papier une perche et tous se mettaient lentour, chantaient ce quils savaient de ces Litanies, scriant tous Dieu : Chaouerindamaouinan, ayez piti de nous. Dieu prit plaisir leur demande : car la maladie qui les affligeait cessa entirement. Ce pauvre homme revenant voir nos Pres rapporta ce papier et puis se retirant lhiver dans les bois pour faire sa provision dlan, en demanda un autre quil respectait en la mme faon. [] tant par aprs de retour vers nos Pres, il leur dit que rien ne lui avait manqu, et que Dieu lavait mis dans labondance5.

    Le rcit montre trs clairement comment cet Algonquin rest ano-nyme tablissait une continuit complte entre les prires catholiques traduites en algonquin et les chants chamaniques : que ceux-ci aient une finalit thrapeutique comme dans le premier cas ou quils soient destins rendre la chasse heureuse comme dans le second. Le rle du papier sur lequel tait crite la prire ne doit surtout pas tre sous-es-tim : les Algonquins le considraient trs certainement comme lqui-valent des crits slectifs de leurs chamanes6 et il cra un prcdent que Meiaskaouat neut plus qu dvelopper par la suite. En effet, le

  • chapitre i

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    Montagnais comprit trs tt limportance de lier la diffusion de ces nou-velles croyances une technologie de transmission efficace. Deux pro-cds furent particulirement privilgis par le prdicateur : les calen-driers et lcriture slective.

    Le calendrier rituelEn 1640, Meiaskaouat avait dj commenc son activit de prdicateur, cependant la rticence des jsuites son encontre fit que celui-ci fut gomm de leur Relation. On y trouve pourtant, pour la premire fois, la mention dun calendrier dont les missionnaires sattribuent linitiative :

    Les neiges tant un peu hautes, nos Sauvages sen allrent dans les bois pour faire leurs provisions de chairs dlan ; comme ils devaient tre longtemps [dans les bois], nous donnmes aux Chrtiens un calendrier pour reconnatre les Dimanches, afin de faire leurs prires un petit peu plus longues ces jours-l ; or comme ils ne savent ni lire, ni crire, on avait distingu les jours et les Lunes, et les Ftes par diverses marques, leur donnant ce papier comme laventure, pour voir sils sen pourraient servir. Je vous assure que nous fmes bien tonns leur retour, car nous tant venus voir, aprs avoir remerci Dieu en la Chapelle, ils nous apportrent leur papier, et nous dirent : Voyez si nous ne nous sommes point mcompts, voil le jour o nous pensons tre, firent-ils. Ils ne staient pas mpris dun seul jour7.

    Ce passage de la Relation peut paratre anodin, mais il prend une tout autre dimension si on le place en regard dautres extraits. Car ds lan-ne suivante, il est prcis que cest Charles Meiaskaouat qui tait lori-gine de lusage de ces calendriers :

    Il nous vint demander un papier, nous priant dy marquer tous les jours : Marquez, disait-il, les jours de fte, les jours de travail, les jours quon ne mange point de chair, les jours de jene, les jours que vous jenez vous autres, et non pas les Compagns, cest ainsi quils nomment les hommes de travail, car je veux faire entirement comme vous. Lui ayant donn ce papier, il remarquait fort bien la dif-frence des jours8.

    Limportant, pour le prdicateur montagnais, tait dutiliser le com-put du calendrier afin de savoir quels jours il devait jener et prier ; la violation de cet interdit lui semblait tre le pch le plus grave9. Trois ans plus tard, les calendriers montagnais10 taient devenus une coutume :

  • LCRITURE DE CHARLES MEIASKAOUAT

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    Ils ont coutume de demander un papier ou un Calendrier pour reconnatre les jours quon respecte : cest ainsi quils nomment les Dimanches et Ftes. Ils disaient donc que leur coutume tait dtendre ces jours-l et de mettre en vue une belle grande image dans la plus belle cabane, dallumer deux cierges comme on fait dans nos Chapelles, de sassembler tous et de chanter des Hymnes et des Cantiques spirituels, de faire leurs prires haute voix, et de rciter leur chapelet, et de prter loreille ceux qui leur parlent quelquefois de la prire, cest--dire de la doctrine de Jsus-Christ11.

    Ce passage doit de nouveau tre lu entre les lignes. Ceux qui leur parlent quelquefois de la prire sont certainement Meiaskaouat et les deux chefs qui taient ses disciples12 ; les missionnaires jsuites, propos de ces trois chefs de famille , allrent jusqu crire quils taient si ardents se faire instruire quils nous lassaient13 . On remarque aussi un usage coordonn des calendriers de papier et des chapelets ; peut-tre qu cette poque les premiers taient rservs au prdicateur et ses proches tandis que les seconds taient diffu-ss dans lensemble de la population. En effet, les jsuites distribuaient alors beaucoup de chapelets, aussi bien chez les Hurons, o ils avaient introduit lusage de leur faire porter leur chapelet au col comme une marque de leur Foi14 , que chez les Algonquins et les Montagnais nomades. Ces derniers avaient certainement remarqu lanalogie entre ces chapelets et les wampum, les colliers de porcelaine des Hurons et des Iroquois15, et cest dans ce contexte quil faut interprter le premier essai de proslytisme de Charles Meiaskaouat chez un groupe algonquien voisin du sien :

    On lentend aller souvent exhorter les Sauvages suivre nos faons de faire : Jetez les yeux, leur fait-il, sur les principaux Franais, sur les Capitaines, sur les Pres, ce sont ceux-l quil faut imiter, sil y a quelques Compagns qui ne marchent pas droit, il ny faut pas prendre garde, ils ne savent pas tout le Massinahigan, cest--dire le Livre qui enseigne comme il faut bien se comporter. Si tt quil fut touch de Dieu, voyant des Sauvages du Sagn arriver Tadoussac, il les alla visiter, les exhorta embrasser la foi dont il navait quasi aucune connaissance et pour ce que les prsents sont les paroles de ce pays-ci, il leur offre un grand collier de porcelaine, pour les enga-ger croire en notre Seigneur16.

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    Le livre des superstitionsLes calendriers que Meiaskaouat demandait chaque t aux jsuites staient ainsi en quelques annes bien acclimats la vie rituelle mon-tagnaise. Mais ce nest pas tout : ds 1641, le prdicateur ne se contentait plus des calendriers et des chapelets pour mmoriser et transmettre ses nouvelles croyances.

    Jai vu entrautres Charles, dont je parle maintenant, se bander si fort pour retenir les prires, quil en suait grosses gouttes en un temps assez froid. [] Il crivait, ou plutt faisait des marques sur de lcorce, pour simprimer dans lesprit ce quon lui enseignait17.

    Les prires que transcrivait ainsi le prdicateur, pendant son baptme, taient le Pater noster, lAve Maria et le Credo18. Si Meiaskaouat consi-drait son baptme comme une sorte dinitiation chamanique, on ne stonnera pas quil ait pu penser que celle-ci devait inclure dune part lapprentissage par cur dune srie de prires et dautre part leur trans-cription slective sur un rouleau dcorce. Il sagit, dans tous les cas, du premier exemple connu dusage dune criture slective, probablement issue dun procd traditionnel et conue dans un contexte chama-nique, pour encoder des discours religieux catholiques. Cette innovation devait alors tre comprise la fois comme lquivalent des textes crits par les missionnaires (do son nom, Massinahigan, qui signifiait ga-lement Livre ) et comme ladaptation de nouveaux discours dune technique iconographique ou slective utilise auparavant dans le cadre du chamanisme montagnais19. Cette forme dcriture, dont les principes nous demeureront hlas largement inconnus, rencontra un rel succs auprs des Amrindiens de la rgion, et ce, indpendamment des mis-sionnaires qui ne sy intressrent pour ainsi dire aucunement.

    Jusqualors le point de vue des missionnaires restait cependant limit la rsidence de Sillery o les Montagnais se rendaient chaque anne ; ils devaient faire confiance Meiaskaouat et ses proches pour savoir ce qui se passait effectivement dans les campements hivernaux. La situa-tion fut notablement modifie lorsquune mission volante, dirige par le Pre Jacques Buteux, fut dlgue Tadoussac. Il y devint plus fami-lier des anciennes et des nouvelles coutumes montagnaises et il en rsulta une nouvelle technique de transmission du savoir catchtique. La description, quoique beaucoup plus dtaille que la plupart de celles que nous passons en revue, est nanmoins une fois encore totalement dcontextualise, si bien quil est difficile de dterminer lorigine, am-rindienne ou missionnaire, de cette technologie.

  • LCRITURE DE CHARLES MEIASKAOUAT

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    Le Pre, se voulant sparer de ces bons Nophytes, leur laissa cinq Livres ou cinq Chapitres dun Livre compos leur mode ; ces Livres ntaient autres que cinq btons diversement faonns, dans lesquels ils doivent lire ce que le Pre leur a fortement inculqu. Le premier est un bton noir, qui leur doit faire souvenir de lhor-reur quils doivent avoir de leurs nouveauts et de leurs anciennes superstitions. Le second est un bton blanc, qui leur marque les dvotions et les prires quils feront tous les jours, et la faon doffrir et de prsenter Dieu leurs petites actions. Le troisime est un bton rouge, sur lequel est crit ce quils doivent faire les Dimanches et les Ftes, comme ils se doivent assembler tous dans une grande cabane, faire les prires publiques, chanter des Cantiques spirituels, et sur-tout couter celui qui tiendra ces Livres ou ces Btons, et qui en don-nera lexplication toute lassemble. Le quatrime est le Livre ou le bton du chtiment, aussi est-il entour de petites cordelettes. Ce Livre prescrit la faon de corriger les dlinquants avec amour et cha-rit : il faut accorder leur ferveur ce qui est raisonnable et retran-cher les excs o ils portent aisment. Le cinquime Livre est un bton entaill de diverses marques, qui signifie comme ils se doivent comporter dans la disette et dans labondance, le recours quils doivent avoir Dieu, les actions de grces quils doivent toujours avoir en sa bont, notamment pour lternit.

    Ces pauvres gens se retirant dans les bois, se divisent ordinaire-ment en trois bandes : le Pre a donn au chef de chaque escouade ces cinq Livres ou ces cinq Chapitres qui contiennent tout ce quils doivent faire. Cest un plaisir bien innocent de voir ces nouveaux Prdicateurs tenir ces Livres ou ces btons dune main, en tirer un de lautre, le prsenter leur auditoire avec ces paroles : Voil le bton ou le Massinahigan, cest--dire le Livre des superstitions, cest notre Pre qui la crit lui-mme, il vous dit quil ny a que les seuls Prtres qui puissent dire la Messe et entendre les Confessions, que nos tambours, nos sueries et nos frmissements de mamelles, sont des inventions du manitou ou du mauvais dmon qui nous veut tromper. Et ainsi de tous les Livres de bois, qui leur servent autant que les volumes les plus dors dune Bibliothque Royale20.

    Le Pre Buteux sattribuait la paternit de ces livres de bois , cest--dire les marques qui doivent servir de mmoires locales aux Principaux21 , tout en reconnaissant quils taient composs leur mode . Or sil est probable quil ait effectivement exerc son influence sur leur fabrication, il est certain que ces btons avaient pour origine

  • chapitre i

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    dune part une technique montagnaise traditionnelle de btons garnis dentailles et dautre part lcriture slective que Meiaskaouat dveloppa sur la base des procds chamaniques. En effet, on retrouve, parmi ces btons, un quivalent du calendrier de papier distribu aux Montagnais (le bton rouge) et cest partir de lexistence pralable dune telle technologie de comput temporel quil faut replacer lenthousiasme de Charles Meiaskaouat, puis de ses disciples, pour cet artefact catholique. De plus, comme certains btons taient couverts de marques et que Buteux avait, comme nous allons le voir, une certaine connaissance de la nouvelle criture slective de Meiaskaouat, il est trs probable que ces livres de bois avaient pour origine luvre du prdicateur montagnais, quils en furent la copie exacte ou que le Pre jsuite sen inspira pour la systmatiser.

    La propagation de lcriture slective de Charles MeiaskaouatCharles Meiaskaouat fut un bon proslyte de sa version de la religion catholique. Peu aprs sa vision initiale, vers 1639, il partit prcher auprs dautres groupes algonquiens nomades22. Ceux-ci se rapprochrent alors progressivement des missions jsuites auxquelles ils rendirent plu-sieurs visites. Cest au cours dun de leurs passages Sillery, en 1642, que le Pre Buteux dcouvrit la nouvelle criture catholique. Le prdicateur montagnais ne stait pas content dune harangue religieuse, comme leut fait un missionnaire, il leur avait transmis ce quil considrait comme le plus important dans le chamanisme catholique : les prires et la technique de leur transcription slective.

    Quand le Pre expliquait quelque point, chacun marquait sur ses doigts si tt quil ouvrait la bouche. Ctait un plaisir de les voir tous lever les mains en lair et plier les doigts selon le nombre de proposi-tions quil faisait, et comme cela ntait pas assez capable daider la mmoire, la plupart peignait ou faisait des marques sur des corces avec de la peinture rouge. la fin ils persuadrent au Pre de figu-rer lui-mme sur un papier ce quil leur devait expliquer : il faisait donc certaines marques ou lettres qui signifiaient le sens des choses : chacun voyant le papier attach au haut de la cabane le dvorait des yeux : le Pre avec une baguette leur montrait ce que voulait dire chaque lettre ou figure ; aprs quil avait parl, ceux qui pensaient avoir compris prenaient la baguette et en rptant faisaient comme ceux qui expliquent des nigmes23.

    On reconnat dans ce passage la fois lcriture slective de Meiaskaouat et lusage quil en faisait au cours des messes tenues dans

  • LCRITURE DE CHARLES MEIASKAOUAT

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    les cabanes. Le Pre Buteux, sans en avoir ncessairement conscience, reprenait la technologie mise au point par le prdicateur deux ans plus tt. Et comme les Montagnais de Tadoussac, ce groupe algonquien, sous limpulsion de leur capitaine , Paul Ouetamourat, rclama des calen-driers de papier aux jsuites et les utilisa de la mme manire24.

    Lorsquen 1651, presque dix ans plus tard, le Pre Buteux sortit de sa rsidence afin de se rendre, pour la premire fois, sur leur territoire, il dcouvrit quune multitude de techniques de mmorisation des dis-cours religieux y tait en usage et quelles taient dj bien stabilises :

    Pour se ressouvenir de leurs pchs, ils apportaient diverses marques, qui leur tenaient lieu dcriture. Les uns avaient de petits btons de diverses longueurs, selon le nombre et la grivet des pchs ; les autres les marquaient sur de lcorce avec des lignes plus longues ou plus courtes, selon quils les jugeaient plus grands ou plus petits ; les autres sur quelque peau blanche et bien passe dOri-gnac ou de Caribou, comme ils auraient fait sur le papier ; les autres se servaient des grains de leurs chapelets ; mais ceux qui avaient marqu leurs pchs chaque jour sur leur calendrier, et qui se confessaient le parcourant ainsi depuis un an, me donnrent beau-coup dtonnement25.

    Ils mettaient alors en uvre tout un arsenal technologique pour comptabiliser et classifier leurs pchs : de petites baguettes, des marques sur corce ou sur peau, des grains de chapelet et les calendriers de papier. Cest le seul exemple qui nous claire quelque peu sur lusage proprement montagnais de ces calendriers ; demble, il sinscrit en continuit avec des formes traditionnelles de comput.

    Ce groupe algonquien ne fut pas le seul adopter les rgles, les dis-cours et les technologies que diffusait Meiaskaouat. En 1643, quatre annes aprs sa vision, celui-ci se rendit chez les Abnaquis, de lautre ct du fleuve Saint-Laurent, et y passa tout lhiver prcher efficace-ment la Loi de Dieu26 . Lanne suivante, une dlgation dAbnaquis vint rendre visite aux jsuites de Sillery ; ces derniers eurent alors la sur-prise de constater que ces Amrindiens qui navaient jamais rencontr de missionnaire catholique savaient dj les Prires et le Catchisme, layant appris de Charles Meiaskaouat27 .

    Deux annes plus tard, le jsuite Gabriel Druillettes fut envoy en mission chez ces Abnaquis. Il y retourna rgulirement et cest en 1652 quil remarqua que ceux-ci avaient adopt lcriture de catchse de Meiaskaouat.

  • chapitre i

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    Quelques-uns crivaient leurs leons leur mode, ils se ser-vaient dun petit charbon pour une plume, et dune corce au lieu de papier. Leurs caractres taient nouveaux et si particuliers, que lun ne pouvait connatre ni entendre lcriture de lautre ; cest--dire, quils se servaient de certaines marques selon leurs ides, comme dune mmoire locale, pour se souvenir des points, et des articles, et des maximes quils avaient retenues. Ils emportaient ces papiers avec eux pour tudier leur leon dans le repos de la nuit28.

    Et lorsque, quelques vingt ans plus tard, ces Abnaquis, chasss par les Iroquois et les Anglais, vinrent chercher refuge la rsidence de Sillery, Jacques Vaultier ne put que constater que cette technique stait relativement stabilise, en dehors de tout enseignement missionnaire :

    Comme [le chef Pirenakki] tait g et quil ne pouvait pas rete-nir les prires aussi facilement quil et souhait, il avait invent une espce dcriture pour soulager sa mmoire. Dans ce but, il avait fait sur du papier une sorte de figure que lui seul connaissait, pour reprsenter la premire demande du Pater noster, une autre pour la seconde, et ainsi du reste ; il prenait incessamment ce papier la nuit et le jour, dune faon fort aimable et comme en se divertis-sant, la prire quil avait crite, pour se la mieux imprimer dans la mmoire29.

    Lhistoire de la propagation de lcriture slective de Charles Meiaskaouat se reconstruit donc linsu des missionnaires qui nous lont rapporte. Chaque fois quils la rencontrrent, ils y virent une inno-vation idiosyncrasique ; et pourtant il est possible de reconstituer ses principales lignes de diffusion. Ladaptation de lcriture slective au catchisme et aux prires apparat clairement comme une invention de Meiaskaouat qui eut lieu entre 1639 et 1641. Il la fit connatre un groupe algonquien voisin cette poque, soit sur le Sagn, soit Sillery, de telle sorte que ce dernier lutilisait ds 1642. Enfin, au cours de sa mission de 1643 chez les Abnaquis, il leur transmit galement sa nouvelle tech-nique, qui tait reste en usage en 1652, lorsque Druillettes la remarqua. Cette criture de catchse, jointe aux calendriers de papier ou de bois, constitue le premier exemple connu dune invention dcriture par un Amrindien30 ; les chapitres suivants montreront quil fut loin dtre un cas isol.

  • Chapitre II

    LE GRaNd LIVRE dE NEoLIN, VIsIoNNaIRE dELaWaRE

    5 juillet 1754 Susquehanna Un livre indienAu dbut de lt 1754, le missionnaire morave John Martin Mack partit de la mission de Gnaddenhtten pour rendre visite aux villages amrin-diens de la valle du Wyoming, un affluent du fleuve Susquehanna1. Au cours de cette brve expdition, Mack apprit que ses ouailles mohicans et delawares venaient de recevoir un message des Iroquois leur intimant denvoyer une ambassade au village dOnondaga afin de rgler des ques-tions territoriales et dobtenir lautorisation de recevoir des instructeurs religieux2. Il rencontra aussi un Indien qui le convainquit de lintrt que les peuples de la rgion portaient la parole de ce quil nommait le vrai Dieu3 :

    Il portait un Livre indien et prtendait que tout tait lint-rieur : tout ce quils devaient savoir, propos de Dieu, du monde, des hommes, du gibier, de la chasse et dautres choses encore. Ce livre avait probablement t crit par un Indien qui avait appris lire et crire auprs des missionnaires et qui sen tait ensuite retourn dans le paganisme4.

    Il sagit de la premire mention dun livre indien rencontr par un Europen dans cette rgion du nord-est de lAmrique. quel peuple appartenait cet Amrindien ? Aux Delawares, aux Mohicans, aux Nanticokes5 ? On ne le saura pas. Quelle forme avait ce livre ? Que contenait-il ? Faisait-il usage de lcriture latine comme le suggre la deuxime partie de ce tmoignage ou ne comportait-il que des figures dessines comme semble lindiquer la premire partie ? Est-ce lAmrin-dien ou le missionnaire qui appela ce document un livre ? Quelle tait sa fonction ? Ces questions resteront sans rponse ; tout au plus pour-ra-t-on, dans les pages qui suivent, en rassemblant quelques fragments dune chronologie des livres amrindiens de la rgion, voir dans ces lignes un nigmatique point de dpart.

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  • chapitre ii

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    24 juillet 1754 Onondaga Une lettre nanticokeIl y avait tout juste trois jours que les missionnaires moraves Frederick Post et David Zeisberger taient arrivs dans le village iro-quois dOnondaga quils connaissaient bien. La veille, ils avaient expli-qu aux chefs, qui senquraient des raisons de leur prsence, quils ntaient pas venus voler leurs terres et quils souhaitaient apprendre leur langue pour leur faire connatre ainsi les paroles du Crateur. Les chefs avaient accept le wampum que Zeisberger leur offrait, une cein-ture de porcelaine faisant office de gage de sincrit.

    Ce jour-l, Frederick Post nota dans son journal lvnement suivant :

    Les chefs se runirent dans notre maison et dlibrrent lon-guement au sujet dun grand nombre de ceintures et de branches de wampum, en particulier sur lune delles envoye par les Nanticokes et traitant de lexcessive consommation dalcool par les Indiens ; des reprsentations, par la parole aussi bien que par lcriture, furent faites les priant de prendre des mesures afin de faire barrage cette vague de mal. Sur ce, le conseil se dispersa. Ils se runirent nou-veau au cours de la soire, en compagnie de huit ou neuf femmes. Les femmes se chargent en gnral de lapprovisionnement de rhum, elles devaient donc tre des auditrices attentives.

    Tels taient les arguments des Nanticokes : Il apparat quil ny a aujourdhui que peu dIndiens l o ils furent autrefois nombreux. La cause de cette diminution est leur abus dalcool. Que les Indiens tentent de se passer de rhum durant quatre annes successives et ils seront tonns de laugmentation de leur population et de la rar-faction des maladies et des morts survenues avant lheure. Tout cela rsulte de la consommation de rhum, qui est la premire cause de famine parmi eux, car ils ne plantent pas leur rcolte en temps voulu.

    Leurs arguments taient aussi ponctus par une lettre crite sur du bois avec de la peinture noire dans laquelle un trait reprsen-tait Dieu ; un second une ville ; un troisime le Diable ; un quatrime lenfer, etc. Elle montrait quil tait tout fait inutile de boire en secret, de cacher son alcool dans la fort ou dans tout autre endroit et de dire un bon ami : Viens avec moi tel ou tel endroit ; jy ai conserv du rhum et nous allons nous rjouir6.

    Cette lettre de bois nanticoke tait peut-tre le livre indien aperu par John Martin Mack deux semaines plus tt dans la valle du Wyoming, historiquement contrle par les Iroquois et naturellement relie au vil-lage dOnondaga. Dans un cas comme dans lautre, si les missionnaires

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    parlrent dcriture , leurs descriptions sont suffisamment floues pour que lon puisse penser que le terme devait sentendre en un sens trs gnral. Ces sries de figures Dieu, monde, hommes, gibier ou Dieu, ville, diable, enfer ne sapparentaient probablement une cri-ture que dans la mesure o elles taient lies de manire systmatique un discours inspir et moralisateur quelles inscrivaient, quelles ponc-tuaient . Il est galement possible de penser, en anticipant un peu sur les analyses venir, que ctaient les Amrindiens eux-mmes qui utili-saient les termes dcriture, de livre et de lettre lorsquils se rfraient ces inscriptions.

    Le conseil iroquois runi ce jour-l Onondaga ne trouva pas de posi-tion commune concernant cette affaire : le message, ainsi que son sin-gulier support, furent laisss de ct. Quelques semaines plus tard, la guerre opposant, entre autres, les Anglais aux Franais faisait rage dans toute la rgion7, rendant problmatiques les vellits missionnaires des Moraves et rarfiant leurs tmoignages sur ces premiers livres amrindiens.

    2 juin 1760 Susquehanna Le livre dimages dun vieux prtre delaware Au cours de lt 1760, Teedyuscung, le roi delaware, accompa-gn du missionnaire morave Frederick Post et du lieutenant de milice John Hays, entreprit une nouvelle expdition diplomatique dans la val-le de lOhio, afin de rallier les peuples de la rgion au gouverneur de Pennsylvanie8. Tous trois sjournaient depuis un peu plus dune semaine dans le village delaware dAtsingnetsing, une tape sur leur tra-jet, lorsque John Hays crivit dans son journal :

    Le vieux prtre fait la tourne des maisons chaque matin et il prononce mme un genre de prire quil conserve dans un livre dimages quil a fabriqu lui-mme ; dans lequel il y a le paradis et lenfer et le rhum et le cygne et les Indiens et des lignes droites pour le rhum ; et il lit dedans comme un insens le matin et il chante au soleil levant9.

    Malgr sa syntaxe rudimentaire, la description se fait plus prcise : si lartefact en possession du vieux prtre est nouveau spontanment qualifi de livre quil est possible de lire , Hays ajoute immdiate-ment quil nest compos que dimages. Certaines semblent esquisser un genre de carte situant les uns par rapport aux autres le paradis et lenfer, les Indiens et les Blancs (cest ainsi quil faut entendre le terme cygne dans ce contexte) ; dautres napparaissent gure que comme de simples

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    traits : leur dcompte prcis tait-il essentiel ? Sagissait-il des pchs des Indiens, le rhum en tant le plus exemplaire ? Le plus important dans cet extrait est peut-tre la mention de la relation qui unit ce livre aux chants du prtre : un discours rituel y apparat inscrit dans un document, phnomne suffisamment tonnant chez les Amrindiens de la rgion pour que le milicien prit la peine de le noter. Dailleurs, le lendemain, son journal continuait ainsi :

    Le prtre du village garde le compte de la semaine pour tout le monde ; il travaille cinq jours et chme le sixime jour ; pour gar-der ce compte, il possde un petit bton perc de douze trous et il le remonte dun trou chaque matin ; et il lit son livre dimages jusqu midi puis il sen retourne travailler10.

    Lexpert rituel delaware compltait donc son arsenal mnmotech-nique par un calendrier, de la mme manire que Charles Meiaskaouat, le prdicateur montagnais, associait prire transcrite slectivement et calendrier. Dans les deux cas, il sagissait de reprer le jour de la semaine durant lequel la crmonie devait avoir lieu : si Meiaskaouat se confor-mait aux calendriers crits et la semaine de sept jours des mission-naires jsuites, le vieux prtre delaware, un sicle de distance, com-binait une technique locale (le bton perc de trous) une semaine de six ou de douze jours. Par ailleurs, chaque jour tait marqu par un trou du calendrier qui correspondait une rcitation du discours rituel contenu dans le livre dimages . Cest probablement au sixime ou au douzime jour de ce calendrier que se tint la grande crmonie col-lective dirige par le prtre11.

    Car en effet, quelques jours plus tt, le village dAtsingnetsing avait accueilli une grande runion dAmrindiens de la rgion qui souhai-taient, selon les mots de Frederick Post, raviver un ancien rassemble-ment trimestriel qui avait t abandonn depuis de nombreuses annes, au cours duquel ils se racontaient les uns aux autres les rves et les rv-lations quils avaient eu durant leur enfance ainsi que la force et le pou-voir quils en avaient retir12 . La crmonie avait t conduite par le vieux prtre les 24 et 25 mai, de jour comme de nuit ; les descriptions hostiles de Post et de Hays parlent de peintures corporelles, de danses autour de la maison crmonielle, de chants, de hurlements, de rci-tations de visions, de salutations au soleil, de solennelles poignes de main et de commensalit rituelle13. La crmonie sinscrivait dans la continuit des canticos14 ou kentekey15, les dispositifs rituels tradition-nels des Delawares, aujourdhui assez bien documents, auxquels sajou-taient peut-tre de nouveaux lments (comme la poigne de main)

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    sans quil soit vritablement possible, ni ncessairement trs intres-sant, de trancher.

    Six ans sparent les critures nanticokes, o figuraient Dieu et lenfer, de ce livre delaware, o lon retrouve le paradis et lenfer, mais auxquels se superpose une opposition entre Indiens et Blancs (les cygnes ). Il y fut chaque fois question dalcool et tous deux don-nrent lieu de longs discours moralisateurs dont la teneur semble avoir clairement t de nature eschatologique. En ce qui concerne le prtre delaware, ces discours revtaient un aspect crmoniel marqu : des prires devaient tre rcites, ou lues , tous les matins, lors de la tourne des maisons du village. Si ce prtre dirigeait une crmo-nie somme toute assez traditionnelle dans le contexte delaware, le fait que son rcit de vision prenne la forme dun discours moralisateur sap-puyant sur une cartographie eschatologique matrialise par un livre dimages tait, quant lui, assez singulier. Sil faut accorder quelque cr-dit Frederick Post lorsquil crit que la crmonie avait t laisse de ct depuis plusieurs annes, alors il est possible que le prtre ait innov en confrant une nouvelle finalit un ancien rituel dont les lments liturgiques restaient peu prs inchangs : il sagissait dornavant dac-complir la crmonie en fonction dune nouvelle perspective eschatolo-gique tablissant des distinctions nettes entre le paradis et lenfer et sta-tuant sur les manires de parvenir lun ou lautre. Ce faisant, le prtre delaware intgrait dans la crmonie, trs probablement sous la forme dun rcit de vision, des lments issus du christianisme que ceux-ci lui soient parvenus par lintermdiaire de colons, de missionnaires ou dautres prdicateurs amrindiens, tel que le Nanticoke que nous avons crois.

    On commence alors entrevoir limportance du livre dimages : ctait la matrialisation iconographique dune vision nouvelle au sta-tut nouveau. Cette vision eschatologique prenait la forme dun discours proslyte quil convenait de diffuser au plus grand nombre. Lassocier une forme matrielle graphique, ctait la fois se donner les moyens de la mmoriser sous une forme potique systmatise ( chante ) et lui confrer le statut prestigieux que les Amrindiens accordaient alors aux livres des Blancs16.

    15 octobre 1762 Ohio Le grand livre du prophte NeolinDepuis peu prs une anne, le quaker James Kenny avait la charge de lchoppe commerciale du commissariat aux Affaires indiennes du Fort Pitt, rcemment arrach aux Franais. Situation commerciale et militaire stratgique dans la valle de lOhio, ctait depuis ce fort que Kenny observait les allers et venues des Amrindiens de la rgion, en

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    particulier des Delawares dont il faisait leffort dapprendre la langue. Dans son journal, il nota ce 15 octobre :

    Je crois avoir dj mentionn limposteur qui est apparu parmi les Delawares afin de leur montrer le vrai chemin du paradis. Ce plan est dessin soit sur une peau prpare, soit sur du papier ; la terre y est en bas et le paradis en haut, une ligne droite joignant lun lautre, celle que leurs anctres empruntaient pour slever jusquau bonheur. Vers le milieu, il y a un genre de grand carr interrompant perpendiculairement ce chemin vers le bonheur et reprsentant les Blancs ; autour il y a un grand carr form de traits noirs circonscri-vant lensemble lintrieur ; et vers la gauche, depuis lhabitat des blancs, sont figurs plusieurs traits parallles au carr ou lendroit ; tous ces traits reprsentent des pchs et des vices que les Indiens ont dcouverts larrive des Blancs et ils doivent maintenant tous passer par l puisque la bonne route a t bloque. Lenfer nen est pas trs loign, ils y sont conduits irrversiblement. On dit que la doctrine qui y est contenue et la manire dy parvenir consistent apprendre vivre sans commerce ni relation avec les Blancs, sha-biller et survivre comme leurs anctres ; on dit aussi que limpos-teur prdit la survenue de deux ou trois bons conseils suivis dune guerre ; ces dires les convainquent tellement quils ont presque tous arrt de chasser pour autre chose que pour leur subsistance17.

    Il nobserva toutefois lusage de ce plan que le mois suivant lors-quil crivit :

    LIndien Simon est arriv ici, avec son fils, en provenance de Cuscuskies ; il a dormi la maison ; il ma montr son livre qui contient leur nouvelle religion ; il sagissait dune faveur que je pense aucun Blanc na reue en dehors de moi ; il ma dit quil tait mainte-nant devenu un ministre pour les Indiens de Cuscuskies ; il a aussi dit ses prires laide de son livre, ce que jai considr comme une grande idoltrie puisquil semblait adorer limage du fils ou du petit Dieu situ tout en haut ; il ny a pas dimage de Grand tre, il dit que celui-ci est plus haut18.

    Comme en 1760 Atsingnetsing, un Delaware, limposteur dont parle Kenny, a obtenu une nouvelle vision, une nouvelle religion , et il souhaite en diffuser le rcit son peuple. Son contenu semble iden-tique : il y est question de la topographie du destin post-mortem des Amrindiens telle quelle a t observe par le visionnaire, de leurs

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    pchs et de leurs relations conflictuelles avec les Blancs19. Cette nou-velle religion intrigua suffisamment le commerant quaker pour quil sen enquire auprs de son ami le missionnaire morave Frederick Post qui rsidait maintenant dans la valle de lOhio : Reu une lettre de Frederick Post qui mexpose ce quil pense de la nouvelle religion que limposteur diffuse parmi les Indiens ; il dit que limposteur leur dit quil a obtenu une vision du paradis dans lequel il ny avait pas de Blanc, seu-lement des Indiens ; il dsire une sparation totale davec nous et pour ce faire encourage les Indiens agresser les commerants20. Ce grand prophte delaware se nommait Neolin21.

    Le rcit de cette vision du paradis nous est parvenu22 : une version exceptionnellement dtaille a t couche sur le papier par un notaire de Dtroit partir des paroles du chef de guerre ottawa Pontiac23 [voir annexe]. Neolin, qualifi de sauvage de la nation Loup24 , avait dcid dentreprendre un voyage au paradis, la rsidence du Matre de la vie

    cest ainsi que tous les sauvages appellent le Bon Dieu , prcise le notaire. Au terme dune longue marche, il dcouvrit une montagne dune merveilleuse blancheur quil gravit laborieusement, suivant les conseils dune femme dont la beaut blouissait . Au sommet de la montagne, il rencontra le Matre de la vie qui le prit par la main et lui donna un chapeau tout bord en or pour sasseoir dessus . Le Bon Dieu lui tint alors un long discours, lui intimant de chasser les Blancs de la rgion, de cesser demprunter leurs coutumes qui taient autant de pchs dangereux et de revenir un mode de vie traditionnel , quelque peu idalis. Pour finir, il lui communiqua une nouvelle prire rituelle, le chargeant de la diffuser auprs de son peuple afin que celui-ci puisse de nouveau sadresser au Matre de la vie.

    Cette vision de Neolin semble donc avoir jou le mme rle que celle du vieux prtre en 1760 : elle confrait une nouvelle finalit au dispositif rituel traditionnel des Delawares. On sait en effet que la nouvelle reli-gion de Neolin comportait galement une activit rituelle complexe que le quaker James Kenny, qui en avait entendu parler, rapporta dans son journal : On dit que dans leurs villages les Indiens organisent des ftes tous les jours maintenant et quils accomplissent leurs nouvelles dvotions en dansant, en chantant et parfois en sagenouillant et en priant (dit-on) un petit Dieu qui rcupre leurs ptitions et les transmet au Grand tre qui est trop haut et trop puissant pour que lon puisse lui parler directement ; ce petit Dieu vit quelque part aux alentours de chez eux25. Certaines crmonies comportaient galement lusage dun mtique afin de se purifier de ses pchs26.

    Et de nouveau, cest laspect qui nous intresse au premier chef, le discours rituel du prophte tait inscrit dans un livre . Mais cette

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    fois-ci la description se fait encore plus prcise : on dcouvre que le livre tait un plan , une carte reprsentant le Chemin du paradis. La ligne droite qui menait de la Terre au Ciel y tait interrompue par les Blancs obligeant les Delawares emprunter les voies des pchs et des vices qui toutes pouvaient conduire lEnfer, situ la gauche du Paradis. Dun point de vue iconographique, la continuit tait grande entre cette nouvelle carte et les diffrents livres que nous avons rencontrs au cours des annes prcdentes : topographie eschatologique semblable ou encore mme usage dune srie de traits pour indiquer les pchs . De plus, certaines fonctions de lartefact semblaient rester identiques : le plan permettait de mmoriser des prires et il confrait une autorit livresque un nouveau savoir visionnaire.

    La transcription du rcit de vision de Neolin par le notaire de Dtroit contient aussi un lment original : lorsque le prophte sentretint avec Dieu, le Matre de la vie, celui-ci lui confia son enseignement dans un livre Voil une prire que je te donne par crit, pour lapprendre par cur et pour lapprendre aux sauvages et aux enfants27 . On peut dduire de ce passage non seulement que ctait Neolin lui-mme qui pensait sa carte comme un livre crit mais aussi que cette criture tait dote dune origine divine : le prophte ne faisait que recopier un livre qui lui avait t transmis par Dieu.

    Finalement, le tmoignage de James Kenny fait apparatre une dis-continuit majeure dans la manire dont furent utiliss les livres delawares en 1760 et en 1762. Si le vieux prtre dAtsingnetsing tait le seul lire son livre et en chanter les prires, Neolin, quant lui, sou-haita, probablement sur les injonctions de son Dieu, diffuser au maxi-mum la fois ses prires et le livre qui les contenait activit pros-lyte qui apparat, dans ce contexte, tout fait nouvelle. Cest pourquoi il exista de multiples exemplaires de ce plan, sur papier ou sur peau, et quun Delaware comme Simon put se considrer comme lun des ministres du prophte. Ce proslytisme tait toutefois entirement orient vers les Amrindiens : lorsquil eut loccasion de voir le livre delaware, Kenny avait tout fait conscience quil sagissait l dune faveur que je pense aucun Blanc na reue en dehors de moi28 .

    On trouve nanmoins un autre tmoignage sur ces instructions crites du Matre de la vie insr dans le rcit que John MCullough a laiss de sa priode de captivit chez les Delawares. lpoque des faits, il devait avoir environ treize ans ; ce nest quaux alentours de 1806, vingt-quatre ans plus tard, quil rdigea ses souvenirs :

    Mon frre [adoptif] tait parti Tus-ca-la-ways, environ qua-rante ou cinquante miles, pour voir et couter un prophte qui

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    venait tout juste dapparatre parmi eux ; il appartenait la nation Delaware ; je ne lai jamais vu ou entendu. Ceux qui lavaient vu disaient quil possdait certains hiroglyphes tracs sur un mor-ceau de parchemin reprsentant la mise lpreuve laquelle les humains taient soumis durant leur existence sur Terre et expri-mant aussi quelque aspect de la condition future. Ils mont dit quil pleurait presque constamment lorsquil les haranguait29.

    On retrouve de nouveau lassociation constante entre les harangues crmonielles du prophte Neolin et les hiroglyphes tracs sur un morceau de parchemin dessinant une carte eschatologique.

    Jai vu une copie de ces hiroglyphes puisquils taient nom-breux les avoir fait copier afin de prcher ou dinstruire les autres. La premire chose transmise (leur doctrine principale) tait la purifi-cation de leurs pchs aux moyens dmtiques et de labstinence de tout contact charnel avec lautre sexe. [] Ils disaient aussi que leur prophte leur avait appris, ou fait croire, quil avait obtenu ses ins-tructions directement de Keesh-sh-la-mil-lang-up, un tre qui nous avait cr par la pense, et quen suivant ces instructions ils devien-draient, en quelques annes, capables de chasser les Blancs hors de leur pays. [] Je pourrais insrer ici de nombreux autres principes qui, disaient-ils, leur avaient t transmis par leur prophte ; mais je les laisserai de ct afin dannoter une copie de leurs hiroglyphes, sans les expliquer autrement que brivement30.

    Lillustration [figure 1] ainsi que la description qui suivent ne pro-viennent pas du manuscrit de MCullough conserv aux archives de ltat de Pennsylvanie31. Publis par Archibald Loudon en 1808, leur auteur est rest inconnu ; cependant, la proximit tonnante entre ces documents et le tmoignage, alors indit, du quaker James Kenny nous parat garantir leur valeur. Sil est clair que lillustration comme son commentaire noffrent quun regard extrieur, sans souci dexactitude et implicitement polmique (le prophte serait influenc par les catho-liques franais) sur le grand livre de Neolin, ils nen demeurent pas moins importants :

    Ils disaient que tous ceux qui taient du ct droit de la sur-face quadrangulaire, ou monde (reprsent sur la planche oppose), allaient immdiatement au paradis aprs leur mort ainsi quune partie de ceux qui taient en haut gauche ; ceux qui taient dans le carr en bas gauche taient ceux qui taient dfinitivement

  • fIgURe 1Le grand livre du prophte Neolin

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    damns, ils allaient immdiatement sur la route conduisant len-fer. Les endroits marqus A, b, C sont ceux o les damns doivent endurer diverses punitions avant dtre admis au paradis cha-cun de ces endroits est une flamme de feu lendroit situ droite de la ligne, ou du chemin du paradis, marqu D, signifie une source deau pure, o ceux qui ont t punis aux endroits susdits sarrtent pour tancher leur soif, aprs avoir endur une purification par le feu (ce tmoignage semble indiquer quils avaient pris connaissance de la doctrine papiste du purgatoire). Il convient dobserver que les endroits marqus A, b, C diffraient (disaient-ils) par leur degr de chaleur : quand la taille de la marque ou du hiroglyphe diminue, la chaleur augmente denviron un tiers le premier est moins chaud dun tiers que le second, la mme proportion sparant le second du troisime32.

    Cest aussi tardivement, en 1818, que le missionnaire morave John Gottlieb Ernest Heckewelder publia galement une description de ce quil nommait la carte des Delawares. Il sappuyait alors sur de loin-tains souvenirs et trs probablement sur les notes manuscrites de ses collgues :

    Il y avait en 1762 un fameux prdicateur de la nation des Delawares qui rsidait Cayahaga, prs du lac ri et qui voyageait dans lintrieur pour persuader aux indiens quil avait t dsign par le grand esprit pour leur enseigner les choses qui lui taient agrables et leur indiquer les offenses qui leur avaient attir sa dis-grce et les moyens par lesquels ils pourraient par la suite rega-gner ses faveurs. Il avait trac daprs les ordres du Grand-Esprit une espce de carte gographique sur un morceau de peau de chevreuil ressemblant du parchemin quil appelait le grand livre ou lcriture. Il avait, ajoutait-il, reu lordre de le montrer aux indiens afin quils pussent voir la situation dans laquelle le grand manitou les avaient originellement placs, les malheurs quils staient attirs par leur ngligence remplir leurs devoirs, et la seule voie qui leur restait de recouvrer ce quils avaient perdu. Il tenait cette carte devant lui tan-dis quil prchait et leur indiquait frquemment avec son doigt des marques particulires qui y taient traces dont il leur expliquait la signification33.

    La description est cette fois trs claire et les dtails pertinents abondent, le parallle avec la Bible tant ce qui avait le plus marqu le missionnaire morave. Do son insistance sur les noms que Neolin

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    donnait ses cartes cosmographiques, le Grand Livre ou lcriture ; do aussi sa remarque sur le fait que la carte avait t trace daprs les ordres du Grand-Esprit et que son origine tait donc surnaturelle ; do enfin sa description du prophte en prche le doigt point sur son manuscrit. Toutefois, le quaker James Kenny lavait not, rares furent les Blancs qui eurent la possibilit dobserver ces livres ; et encore plus rares furent ceux qui obtinrent quelques explications des figures quils contenaient. lire les commentaires qui suivent, il semble bien que les Delawares neurent jamais lintention de partager cette partie de leur savoir avec Heckewelder.

    Cette carte avait environ quinze pouces carrs, ou peut-tre un peu plus. En dedans, tait un carr form par des lignes, ayant cha-cune peu prs huit pouces. Deux de ces lignes nanmoins laissaient aux coins un espace non ferm. En travers de ces lignes intrieures, il en avait trac dautres denviron un pouce ; il avait aussi fait plu-sieurs autres marques, pour reprsenter une barrire inaccessible, destine empcher ceux du dehors dentrer dans les