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Invocations et autres élucubrations Jacques Fuentealba 1

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Invocations et autres élucubrations Jacques Fuentealba

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Invocations

Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France

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© 2008 couverture et illustrations par Thomas Balard © 1997 retour par Roland Fuentealba © 2008 textes par Jacques Fuentealba © 2008 Ediciones Efímeras http://www.edicionesefimeras.com Impreso en España

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“Anyway : yum yum.” Cthulhu in The unspeakable Vault (of Doom), épisode 224

http://www.macguff.fr/goomi/unspeakable/vault224.html

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L’horrible monstre apparut (comme) par magie. Maintenant, il restait à savoir comment le faire disparaître. Et vite !

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LA MÉMOIRE DES PIERRES Cœur de pierre, yeux d’amande et d’ambre. Je regarde le monde s’estomper dans la poussière du temps, je contemple la Vlatva, pouls aliénant de ma fausse vie. Je n’ai pas de destin, juste un Maître. Mort. Il ne m’a pas laissé de nom mais a seulement inscrit mon calvaire sur mon front. Depuis des siècles, je me suis perdu dans le labyrinthe du vieux quartier juif, mourant au décès de mon créateur, revenant à la vie à l’appel de l’écrivain nostalgique. Plus fort que dix hommes, je demeure la plus faible de toutes les créatures… Car je n’existe pas réellement.

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Et il resta là, surplombant les villes et les hameaux, à la croisée des chemins, au-dessus de lits et de perrons, dans de sombres salles gorgées d’or. Il resta là comme l’avaient laissé ses bourreaux, pour les siècles des siècles, cloué.

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Il regarda les plumes qui jonchaient le toit de l’immeuble – plumes et sang mêlés, puis la grande cité qui s’étendait sous lui. Essuyant une étrange goutte d’eau salée qui s’échappait de son œil, il essaya de sourire pour se rassurer.

Une nouvelle vie allait commencer.

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— Azagazalaga… Azalga, bafouilla le sorcier avant de se faire déchiqueter par des griffes ou des mandibules, il n’eut pas le temps de savoir.

Bien sûr, il avait raté son invocation. Mais surtout, le Grand Ancien détestait qu’on écorche son nom. C’était pourtant pas compliqué à prononcer, Azalgazagalgalza.

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Vicieuse invention que les portables. On a tous plus ou moins l’air de pervers en puissance quand on tripote nos vestes et farfouille nos poches pour répondre à un appel.

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UN HOMMAGE AU DIEU NOIR

Savait-il vraiment ce qu’il faisait ? Il ne devrait pas être là, déjà… Si les autres l’apprenaient… Mais bon, ces sombres pulsions l’avaient poussé à descendre.

Maintenant, il devait assumer l’inconséquence de cet acte et finir ce pour quoi il était venu.

Son gobelet en main, il plongea le regard dans le liquide noir. Et Socrate but courageusement la ciguë. Et lui ? Etait-il prêt à mourir ? Allait-il jouer sa vie, sa mort en avalant son poison… Il s’approcha de la poubelle… Les autres ne se posaient pas ce genre de questions philosophiques : ils buvaient un point, c’est tout. Le poids de l’habitude. « Arrête de cogiter comme ça ! » lui en avait même dit un. Ils ne se rendaient pas compte. Ils avaient besoin de cette drogue pour tenir, un poison lent qui condensait la force de ses victimes, et fouettait les sangs, pour mieux les embraser.

D’autres gobelets gisaient, vides, dans la poubelle. Comment les choses pouvaient-elles continuer ainsi ? Que faisait

l’État ? Des suicides anodins tous les jours se perpétraient, sans que les autorités fassent quoi que ce soit… S’il n’y avait que lui… Mais non ! Ils étaient tant à brûler leurs vies, à enflammer leurs nerfs, sacrifiant la sérénité sur l’autel du dieu noir, pour gagner en rapidité, en vivacité d’esprit, pour se sentir vivre… Alors que la mort attendait dans l’ombre que le liquide létal fasse tout à fait effet. Rien, il ne faisait rien, bien sûr, il n’existait pas de moyens de combattre le dieu noir quand tous le réclamaient… Le gouvernement s’en remettait à la force de la majorité, à la voix du peuple. Toujours le vieux principe : du pain et des jeux. Et un opium à si bon marché…

La fatalité avait imposé sa loi tacite. Le dieu noir régnait et nul ne pensait seulement à se dresser contre son sang putride qui donnait force… et mort.

Sans saisir vraiment pourquoi, il pensa un instant à Roméo et Juliette dans leur crypte, aux prises avec le poison virulent qui les emportait et les enlaçait dans un dernier baiser mortel. Et Lucrèce Borgia qui fit tant d’offrandes à la Faucheuse…

Puis, il observa le totem du dieu noir, que tout bâtiment – public ou privé – se devait d’avoir. Cet arbre aux fruits défendus : orchidées liquides brûlant les gorges et rongeant les entrailles ; cendres noires devenues larmes des plus sombres nuées, comme le péché que l’on ne pouvait s’empêcher de boire sachant qu’il tiendrait chaud au cœur pendant un court moment, avant les inévitables remords, l’eau d’une pluie nocturne qui, en emplissant la coupe, créait des profondeurs infinies et aveugles… Certains pourtant s’imaginaient voir l’avenir dans ces ténèbres insondables.

« La mort pour tous… C’est bien le seul futur qu’on peut y lire » pensa-t-il.

Il but une gorgée, lentement, pour savourer le goût du poison, sentir son énergie quelques instants le griser et lui retirer quelques instants de sa vie, sournoisement, en échange.

Ses yeux errèrent sur le hall presque désert. Personne ne semblait se soucier de son suicide à petit feu.

Puis des pas décidés et rapides résonnèrent dans le hall.

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C’était sa supérieure. Une expression d’abord étonnée se dessina sur son visage, mais elle plaqua bien vite sur ses traits un masque sévère. Il n’avait pas à être là. Elle, par contre, venait dès que possible rendre hommage au dieu noir, sans avoir de compte à donner à personne.

« Il me faut ça pour tenir », disait-elle comme pour s’excuser, « sinon je craque ».

Elle se dirigea droit vers le totem, mais comme il se trouvait pile devant et ne semblait pas vouloir en bouger, elle le contourna pour bien lui faire comprendre que sa présence gênait.

Il resta là, immobile comme une pierre, à regarder le fond de son gobelet à moitié vide, hésitant.

L’impatience n’était que trop visible sur les traits de sa supérieure. Elle attendit que le totem veuille bien lui tendre un de ses fruits pourris, liquéfiés, et le prit délicatement entre ses doigts vernis.

Il s’apprêtait à parler, ouvrit la bouche pour respirer, allait se lancer… Et rien ne vint. Il avait pris conscience d’une vérité absolue, mais à quoi bon essayer de lui expliquer ? Les yeux de sa supérieure disaient trop bien sa dépendance au poison. Elle ne pourrait pas saisir la portée de ses révélations…

C’était la même chose pour les fidèles de l’autre culte, qui étaient prêts à descendre vingt étages pour allumer, comme autant de cierges mortuaires, leurs petits bâtons de cancer dans le temple exigu et enfumé qu’on leur avait réservé.

Que pouvait-il dire ? Comment s’élever contre ça ? Il se dirigea vers la poubelle et jeta son gobelet à moitié vide. Le goût

amer de la mort emplissait toujours son palais. Sa supérieure le toisa d’un air presque agressif, comme s’il avait

blasphémé. Une réelle incrédulité perçait derrière sa nervosité et son antipathie :

— Vraiment ! Ou je ne te comprends pas ou tu es un tire-au-flanc ! Tu te prends une pause comme ça sans demander, et en plus, tu jettes ton café ?

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Il tourna sur lui-même, perdu. Il ne savait pas ce qu’il foutait là.

L’auteur non plus.

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LÀ,,,, DERRIERE LA VITRE... Le voyage était long.

Quatre heures déjà qu’elles étaient parties... Quatre heures. Un. Deux. Trois. Et quatre. La petite était agitée d’abord, voulait dessiner, colorier, ne tenait pas

en place. Mais quatre heures c’est long. Est-ce qu’elle dormait ? Sa mère lui passa une main dans les cheveux. — Maman ? — Oui, chérie ? Silence. Dehors, le crépuscule avait déployé sa palette de couleurs

rougeoyantes sur le paysage monotone. La petite regardait avec obstination, le nez collé contre la vitre, les yeux écarquillés.

— Quoi ? — Non. Rien. Il flottait dans le wagon comme une odeur de formol, ou de soufre. Et

des souvenirs aussi. Des souvenirs en pagaille pour peupler le silence. Il n’y avait personne d’autre qu’elles. Toujours ces départs précipités, cette fuite en avant, ces valises faites à la hâte, leurs vies qui se perdaient au gré de leurs déplacements, qui s’éparpillaient sur la route, une chaussette oubliée dans cet hôtel, une bague dans ce squat...

— Maman ? — Qu’est-ce qui se passe, tu as quelque chose à me dire ? Elle se mordit la lèvre inférieure, resta muette et levant les yeux,

comme pour réfléchir, elle dit enfin : — On arrive bientôt ? La mère s’apprêtait à lâcher une dure remarque, mais elle se retint.

La pauvre petite n’y était pour rien. Du moins c’est de cela qu’elle, en tant que mère, voulait se persuader. Plusieurs fois, elle avait pensé l’abandonner. Alors peut-être aurait-elle pu trouver le repos et arrêter de fuir. Qui sait ?

— Demain matin, on sera à Séville. Une destination de plus, un arrêt avant une nouvelle errance... La mère savait que ce n’était pas ce qui était d’abord passé par la

tête de la petite. Non, elle avait pensé à autre chose, mais l’avait gardé pour elle.

Quatre. Cinq maintenant. Elle dort peut-être... Un doigt dans la bouche, le front contre la vitre. Et ces souvenirs qui sentent le formol et le soufre. Cinq heures, et toujours le même paysage monotone, maintenant

noyé par la nuit. — Maman ! Maman ! Elle crie, comme dans un cauchemar.

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Sa mère la prend dans ses bras pour l’apaiser, lui baise la joue. Mais ses yeux, emplis de terreur, restent obstinément drainés par l’obscurité qui règne derrière la vitre.

— Calme, calme. Allons... — Il y a quelqu’un là, dehors ! Sa mère ne dit mot. — Là regarde ! La petite tend son doigt vers les ténèbres. La dureté crispe les traits de la mère. L’impatience se mêle aux

odeurs de formol et de soufre, aux souvenirs trop vifs. Les mots surgissent, tranchants, sans appel, mais dérisoires face à la

fatalité : — Ça suffit ! Tu arrêtes de jouer ! Il n’y a personne ! — Si, maman, regarde, mais regarde ! Il est là depuis deux heures au

moins ! Les sanglots mouillent sa voix. Le bras, le doigt, raidis, continuent de

dénoncer la nuit. — Bon ! Maintenant, essaie de dormir et arrête avec ça, tu veux

bien ? La mère s’enfonce dans son siège et ferme les yeux... Tâchant de

trouver l’apaisement alors même que des lambeaux de mémoire commencent à tourner follement dans le wagon, se posent sur son palais, laissant un goût funeste et soufré dans sa bouche. Ont-elles fermé les yeux un instant de trop ?

Cinq. Puis, une de plus. Six. Le temps est long. Six heures. Mais plus très long...

Le front posé contre la vitre, les yeux toujours grands ouverts, qui clignent, vite. Et si ce quelqu’un en profite pour entrer alors qu’elle cligne des yeux ? Elle reste là, pétrifiée, un nœud de peur l’empêchant de respirer, presque. Il/elle est parti(e). Ou il/elle se cache ? Elle décide de ne pas quitter son poste avant d’en être sûre. Lentement, la peur se retire, elle peut bientôt respirer sans haleter. Il/elle est parti(e).

— Maman... Je crois que... Elle tourne la tête en même temps qu’elle parle. S’arrête. Quelqu’un est assis là, à la place de sa mère, qui la scrute sans ciller.

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Ses compagnons de monstruosité se payaient sa tête. Un vampire insomniaque !

Mais lui n’en avait cure. Il ne pouvait trouver le sommeil purement et simplement, alors que le monde normal, la vraie vie l’attendait juste derrière ce lourd rideau, là derrière la vitre.

Pour la millième fois, il avança la main, résolu, indécis, vers la barrière de tissu qui le séparait du soleil.

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Normalement, la succube aurait dû apparaître juste devant moi, pensa l’adolescent boutonneux.

— Perdu ! fit une voix langoureuse tout contre lui, dans son dos.

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— Mais je n’ai rien à faire ici, s’écria le vieux sorcier dégarni. C’était à vous de venir !

Il regarda la désolation sulfureuse qui s’étendait à perte de vue, en plissant le nez.

— Oui, mais là c’est l’heure du petit déjeuner, répondit avec un sourire carnassier le Duc des Enfers. Il ne se lassait pas du spectacle du vieux bonhomme racorni qui gesticulait entre son pouce et son index.

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Quand la lune tomba, les autorités jurèrent qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Tout allait rentrer dans l’ordre. Il y eut quand même quelques victimes. Une poignée de rêveurs et deux ou trois poètes.

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À la fin des temps, le George Campbell du 16 avril 2034 s’occupait de vérifier les invecteurs bineuraux du grand Oracle technomystique. Le George Campbell du 9 décembre 2037 travaillait comme brocanteur, récupérant et revendant les débris d’une décharge-cimetière. Les George du 08/04/2053, du 30/03/2051, du 22/11/2049 avaient monté un spectacle de triplés, celui du 17/09/2041 vendait des assurances. Ils se voyaient souvent, quelques uns même habitaient ensemble une grande maison au bord de la mer, à Londres. Même s’ils n’en parlaient jamais, tous se demandaient où avait pu atterrir l’original, le « génial » inventeur de la machine à voyager dans le temps, quand celle-ci avait explosé.

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Une fine pluie tombait sur la terrasse du café, forçant les clients affolés à rentrer. Une fine pluie de sang qui allait en s’intensifiant. L’Antéchrist, autrefois Friedrich Nietzsche, autrefois Ozzy Osborne, poussa sur un coin de la table sa tasse, en levant les yeux au ciel. — Cette fois-ci c’est la bonne, soupira-t-il. A peine revenu et je dois me mettre au travail.

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DELPHES Un mouvement lent et froid, comme un serpent qui remonterait le long de mes vertèbres, vers mon crâne. Des frissons qui démangent, fouettent les sangs, deviennent des spasmes, explosent... Le bourdonnement sourd qui gronde à mes oreilles, s’ouvre en un océan tumultueux, recouvre un instant la musique endiablée. Et les convulsions s’apaisent, des gestes plus lents, plus précis émergent de la frénésie. Le calme revient. Différent, pourtant. Nous sommes deux. J’éprouve sa puissance ; du feu dans mes veines, des rochers dans ma gorge. Quand il parle en moi, j’oublie ses mots dès qu’ils franchissent mes lèvres. Je ne sais où je me trouve en vérité. L’accès à mes propres sens m’est refusé. Et je sais qu’il converse et prodigue de sages conseils, trace avec ses paraboles des destinées inflexibles, voit dans le cœur des hommes et les rassure sur leur sort. Il connaît les mandats célestes et ménage sa peine au pèlerin, en disant ce qu’il est bon pour lui d’entendre. Mais moi, comment avoir la moindre assurance ? La moindre certitude ? J’erre dans un théâtre d’ombres et, éveillée, je suis pareille aux autres. Pire, je dépends des récits qu’ils veulent bien me conter pour combler le trou de mes absences. Je suis l’oracle de Delphes et, pour moi seule, la voix des dieux reste inconnue.

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WHEN DARKNESS FALLS Dans cette hémisphère, la nuit était tombée depuis des semaines pour, semblait-il, ne jamais disparaître. De l’autre côté, on racontait que les hommes s’étaient brûlés les yeux à force de regarder le ciel. Ils couraient à l’abri, restaient terrés plutôt que de devoir faire face à cette journée interminable. Les hommes d’ici crevaient de trouver le moindre rayon de soleil, se consolaient comme ils pouvaient, buvaient l’astre céleste au travers des postes de télé, des écrans de cinéma. Ils cherchaient dans les yeux de leurs voisins cette petite lueur, reste de jours ensoleillés, qui allait en s’éteignant. Une fois qu’elle eut fini de dévorer le cœur des occupants de cet hémisphère, l’ombre s’étendit au-delà. Elle rappela aux habitants de la partie encore éclairée du monde le souvenir de la nuit. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus sur Terre que ténèbres. Ténèbres et silence.

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Malgré ses réticences, le psychanalyste avait insisté, et insisté encore. Il fallait procéder à une hypnose régressive pour prouver définitivement sa folie et lui éviter ainsi la chaise électrique (pour savoir aussi s’il y avait éventuellement d’autres victimes, mais ça il ne le formula pas à haute voix). Quand il se réveilla couvert de sang et de tripes, il resta sur son fauteuil un long moment, observant l’horrible calme qui était retombé dans la pièce, le cadavre du psychanalyste éparpillé aux quatre coins, des bouts de cervelle et de chair séchés, collés aux murs, pendant du plafond. Et l’odeur… Las, très las, il se prit la tête entre les deux mains et murmura : — Pourquoi personne ne veut me croire, quand je dis que je suis possédé…

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Je crois qu’elle boude. C’est ça de créer des liens et de ne plus vouloir les desserrer ensuite. Six jours qu’elle ne dit plus rien, après les injures et les cris. Mais elle a trouvé un moyen de manifester son mécontentement, d’une certaine manière. Elle commence vraiment à puer.

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— Je ne crois pas aux fantômes, s’écria l’arrière-grand-père à sa famille superstitieuse, en agitant ses chaînes.

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Il n’allait pas manquer de raconter cette bonne blague à sa femme, dès qu’il aurait atteint l’autre rive. Il en riait encore aux éclats. Il avait beau être très vieux et cardiaque, il ne pensait pas qu’on pouvait mourir de rire, littéralement. Comme quoi…

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Quand elle le vit sortir sa lame de rasoir, elle comprit qu’elle allait passer un sale quart d’heure. En fait, ça dura beaucoup plus de temps que ça.

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Autour de la fontaine du khalife fou Omar Al Hazar, des générations entières de nomades sont venus s’écrouler et mourir de soif, la bouche ensablée. Aujourd’hui encore, leurs squelettes font de cette sinistre oasis une sorte de cimetière en plein air. Ce qu’aucun de ces voyageurs n’a compris, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une fontaine en réalité, mais d’une pompe à sable.

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L’ESPRIT TUEUR Sensations nouvelles. Couleurs plus vives. Le clapotis de l’eau dans la gouttière répercuté à l’infini, à la fois plus précis et plus distant que jamais. L’usine d’à côté a cessé de sentir les ordures et les déchets industriels; le café, qui lui aussi clapotait dans la vieille cafetière de l’appartement d’en face, ne dégage plus aucune odeur. Impression de nager, puis de voler... Un homme dans la rue, ni plus grand, ni plus beau, ni plus imposant qu’un autre, et pourtant...

Il a plutôt l’aspect d’un vagabond, vêtements élimés. Et pourtant...

Un nimbe éclatant l’entoure comme un cocon, ses yeux luisent de mille feux chromés, argentés, dorés...

Un vrai feu d’artifice... Et quelque part au fond de cette prison de chair, un animal en captivité s’agite, apeuré, quasiment indiscernable... Soudain, une lueur apparaît, là à quelques mètres dans le ciel seulement, une lumière diffuse qui provient d’un tunnel. L’extrémité brille tel un soleil. Les parois elles-mêmes produisent de la lumière, sont de la lumière.

L’âme nouvellement arrivée dans le plan astral, suite au décès du corps, se tendit vers le tunnel, curieuse.

Elle avait l’impression d’avoir déjà entendu parler de ce tunnel, mais elle ne se rappelait plus en quelles circonstances. La lumière semblait l’appeler, rassurante. Pourtant, l’esprit se détourna du tunnel, en proie à la curiosité de visiter un monde qu’il connaissait déjà, mais avec de nouveaux moyens de perception.

Le passage s’effaça lentement, l’intensité de sa lumière baissa jusqu’à disparaître, comme s’il avait compris que l’âme avait rejeté son offre d’un au-delà.

L’être éthéré resta immobile un instant (un an peut-être ou quelques secondes ?), ne sachant pas dans quelle direction aller. Il avait tant à découvrir, un monde à explorer. Il se tendit vers le ciel et l’atteignit, il voulut l’étreindre, plonger à travers ses nuages et en surgir tel une fusée.

Il pensa à tous ces endroits qu’humain, il n’avait jamais pu atteindre, faute d’argent, de temps, de moyens. Tout cela restait très confus, néanmoins, les noms de ces lieux, capricieux, ne se laissaient pas attraper facilement, et ils n’évoquaient pas toujours non plus en lui ce qu’ils étaient réellement. La majeure partie de ses souvenirs semblait s’être évaporée mystérieusement.

Il se rappela la grande tour centenaire et désira la voir. La tour Eiffel soudain se dressa devant lui, majestueuse, magique

même. Resplendissante dans un Paris nocturne comme un phare au milieu de la ville tentaculaire. Plus que huit cent quarante-trois jours avant l’an deux mille disait le phare temporel.

Puis la Sagrada Familia. Il y pensa et se trouva emporté à la seconde même sur les lieux. Il la

contempla avec émerveillement. Si magnifique et unique. Il souhaita la voir achevée. Cette fois-ci aussi, il sentit un changement, sans pouvoir dire s’il y

avait réellement un mouvement, mais c’était une autre sensation... Il

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employait d’autres voies que celle de l’espace : il se transposait dans le temps, était ramené au futur.

Il l’avait là devant lui, le neuf et l’ancien se mêlant avec harmonie. Puis les chutes du Niagara, intemporelles, infinies, chaos assemblé en

cours, éternelles chutes toujours renouvelées. Toute l’eau du monde courait là joyeusement en bouillonnant.

L’Himalaya, neige éternelle, en apparence uniforme, mais soulignant, atténuant tant de formations rocheuses, de crevasses, de pics, de forêts. La vue à l’horizon, sans horizon, détaillant tout l’univers, le confondant en un ensemble multiple et impossible à appréhender.

Et là, depuis ce point privilégié, le toit du monde, une sensation de besoin (de destin à accomplir ?) le prit. C’était une impression diffuse qui, alors qu’il traversait le temps et l’espace, avait grandi en lui jusqu’à se rendre impérative.

L’univers était à sa portée, mais il avait quelque chose de bien précis à faire... Il décida de suivre ce désir, toujours poussé par la curiosité... Il avait de toute façon le temps et l’espace à sa disposition.

Quelque part dans le temps et dans l’espace (le passé, la France) une lueur insistante cherchait à attirer son attention.

Nouveau lieu, nouveau temps donc... Et pourtant, non. Il connaît la source de cette lueur qui peu à peu s’estompe, une fois

qu’il a trouvé l’endroit. Cette vieille bâtisse au jardin en friche, où la végétation luxuriante

n’obéit qu’à ses propres lois chaotiques, ces marches en pierre, brisées par endroits, ce sombre perron. Et cette porte massive, au lourd heurtoir, qui s’ouvre sur une demeure trop grande, trop désuète, trop vide.

Une fois à l’intérieur, quelques mots, qu’il ne peut plus comprendre, l’assaillent avec hargne.

« Sorcier ! Sorcier ! » s’agite devant lui. « Vengeance ! » s’époumonent des voix emportées, réparties dans le

passé et l’espace. « Y a-t-il une justice ? » soupire quelqu’un, étouffé par des sanglots

et des prières incohérentes. Et à mesure que l’esprit avance vers le cœur de la maison lugubre,

que des tableaux peints de nombreuses et subtiles nuances de noir et de rouge, que des chandelles, éclairant les étroits couloirs, tendent à rendre plus sinistre encore, le concert universel de plaintes, de sanglots, de prières, de souhaits de mort va en s’intensifiant.

Lorsqu’il arrive devant la porte qui luit – marquant l’étape finale, les voix ont atteint la dimension d’un malstrom tumultueux et étourdissant.

Mais quand il la traverse pour surgir de l’autre côté, le silence écrase toute les plaintes.

Une large fenêtre juste en face de lui l’accueille, invitant la lune à éclabousser le sol en marbre et la porte d’une flaque de lait lumineuse.

La lumière de l’astre de nuit le traverse de toutes parts, l’éclairant étrangement, lui donnant une nouvelle vie et un aspect grâce à la poussière en suspension – le support matériel le plus éthéré.

Il s’observe enfin, se découvre. Les mains apparaissent d’abord, blanches, ridées, diaphanes. Des doigts fins et habiles. Puis les bras, maigres, le tronc aux côtes saillantes. Le corps d’un vieillard fatigué et cardiaque.

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Ce n’est bien sûr qu’une apparence, rien qui soit de la chair, du sang, des os...

Mais, il ne peut qu’observer, émerveillé, sa forme ectoplasmique. Retentit un cri, suivi d’un râle prolongé et atroce. Il prend conscience

que d’autres choses que lui – un monde, un pays, une ville, une pièce – existent.

Un lit, à sa droite, et un corps qui agonise, empêtré dans ses draps. Des yeux, humains, l’ont vu, d’où le cri de terreur. L’esprit, fasciné par la scène tragique, s’approche de l’homme, secoué

de spasmes, qui a enfoncé le visage dans ses coussins. Ses mains agrippent les draps – la vie de ce monde, mais il perd prise, inévitablement.

Un dernier soubresaut l’agite, sa tête roule sur le côté et révèle ses traits.

C’est lui. L’esprit ne comprend pas l’absurdité, la démence de cette scène... Il vient de se tuer. De tuer d’une crise cardiaque l’être vivant qu’il était auparavant, en

l’effrayant par sa présence. A l’incompréhension succède la peur intuitive d’un danger imminent,

omniprésent. Il ne peut rester à côté de son corps... Mais aucune issue ne lui est plus offerte, le temps et l’espace lui sont fermés.

Il perd de sa consistance, part en lambeaux, se diffuse jusqu’à s’évaporer complètement, en un cri qui devient un écho lointain qui se fond bientôt dans le silence.

Dans le même temps émerge du corps un esprit neuf, oublieux de son passé d’être vivant. C’est tout un univers qui se présente sous des dehors magnifiques, au travers de sensations nouvelles. Couleurs plus vives.

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Invocations et autres élucubrations Jacques Fuentealba

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Il ne savait pas encore exactement comment finirait le monde, mais il ferait en sorte que ce soit un magnifique feu d’artifice.

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— Il n’y a que des fous pour croire que la sorcellerie puisse marcher, chercha à se convaincre l’occultiste du dimanche, sur le point de devenir fou, justement. — Des fous… et des démons, précisa la créature cauchemardesque qu’il venait de faire apparaître.

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Le plus court chemin entre la Terre et l’Enfer reste encore le suicide. Pour celui entre la Terre et le Ciel, les théories divergent violemment, depuis des siècles. Quant à celui entre le Ciel et l’Enfer, il semble bien que ce soit un sens unique.

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L’amertume des rêves le laissa anéanti à son réveil. Puis au fur de sa journée terne, il en vint à réclamer à grands cris le sommeil, jusqu’à ce que la nuit tombe. Là, dans la tiédeur des couvertures, il rejoua d’étranges scènes dont le prochain réveil lui arracherait le sens profond.

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Il avait froid. Il avait toujours froid depuis qu’il avait été piégé là. Il pensait qu’il s’habituerait, qu’avec le temps il sentirait moins la morsure de l’air glacé, mais c’était complètement faux. Il devait vraiment trouver un moyen de repartir. Après avoir écorché son invocateur inexpérimenté et s’être mis dans sa peau, la créature avait rejoint incognito son sabbat de sorciers. Bien vite il se rendit compte qu’il n’était pas près de retrouver la chaleur de son foyer. Ces magiciens amateurs savaient à peine faire de conjurations mineures. Il se demandait d’ailleurs encore comment son invocateur était parvenu à le faire apparaître ici. Cela tenait de la prouesse… plus vraisemblablement du coup de chance (ou de malchance selon le point de vue) inouï. Alors, quant à retourner chez lui, il ne fallait pas trop y penser…

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UNE SOURIS DEGLINGUEE Le petit rongeur courait à toute vitesse, avec un ronflement mécanique, entre les pieds des chaises, sous les meubles, il se précipitait vers son trou. Là, il allait pouvoir échapper à l’énorme matou qui le poursuivait.

Un coup de patte et la souris fut sectionnée en deux. Le chat commença à mâchouiller les fils et les circuits du rongeur électronique.

— Vilain, t’es qu’un vilain ! cria la petite fille qui, somme toute, aimait bien la souris – mais pas comme ça, totalement éventrée, révélant tous ses composants, comme une machine au couvercle relevée.

Elle attrapa le chat par le collet, lequel se mit à miauler piteusement. Elle lui tira les oreilles, la queue, continua à le maltraiter un moment, puis lassée, elle appuya sur le bouton de son collier pour le désactiver.

— Maman, regarde ce qu’a fait Minou ! pleurnicha-t-elle en montrant la souris toute déglinguée.

— Ce n’est pas grave, répondit sa maman, qui posa sa revue, regarda l’heure à sa montre, et quitta le divan pour venir prendre sa fille dans ses bras.

— C’est l’heure de faire dodo, chérie, demain tu as école tôt. Allez, allez.

— Mais maman ! Il est pas si tard que ça ! La jeune femme caressa un moment la tête de la fillette, avant de la

désactiver. Elle porta le poids plume dans sa chambre et le borda avec

tendresse. Alors qu’elle était assise sur le lit de l’enfant, à la regarder, perdue

dans ses pensées, sans vraiment penser, elle entendit la porte de l’entrée s’ouvrir.

— Chéri, c’est toi ? L’homme rentrait fatigué du travail et n’avait pas du tout envie de

parler. Surtout que ces temps-ci, ça n’allait pas vraiment avec sa femme. C’est pourquoi il la déconnecta avec sa télécommande, tout simplement.

Puis, il se servit un scotch au bar et entreprit de défaire son nœud de cravate, dos à la baie vitrée... Où un œil énorme contemplait cette scène de vie quotidienne.

Glenda passait le plus clair de ses journées à observer ses automates vivre leur semblant de vie dans la petite maison de poupées qu’elle avait aménagée pour eux. Ça faisait passer le temps. Car ce voyage vers Alpha du Centaure risquait d’être horriblement long.

La porte de la salle de loisirs coulissa en silence derrière la fillette. Elle ne sentit la présence de Judith que lorsque la jeune astrophysicienne posa sa main sur son épaule.

La jeune fille leva les yeux vers la nouvelle venue. Les humains avaient besoin d’affection, même dans l’espace. Surtout dans l’espace, en fait. Des voyages qui pouvaient durer des années, comme celui, étaient parfois très mal vécus par l’équipage. Notamment pour les femmes qui éprouvaient très souvent le besoin d’avoir des enfants, d’entretenir une relation maternelle. Mais les mineurs étaient écartés, pour l’instant, des voyages spatiaux. C’était déjà assez éprouvant pour des adultes, alors pour des enfants ou des adolescents... De plus, les expéditions se devaient d’être rentables. Et les mineurs, ça ne l’était pas, ils n’étaient spécialisés en rien.

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Alors pour combler le manque d’affection maternelle, pour créer une relation parents-enfants, même factice, Glenda existait, ainsi que Victor, Karl, Natacha...

Judith caressa un moment la chevelure de Glenda, perdue dans ses pensées, sans vraiment penser.

Derrière elle, normalement, la baie vitrée donnait sur l’espace noir et infini... A moins que...

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Il avala la potion d’oubli et fut immédiatement pris d’un affreux doute. Question de dosage ? Autre chose ? Il regarda la fiole vide, ses mains qu’il ne reconnaissait pas vraiment. Il devait à tout prix se rappeler quelque chose, mais quoi ? Le miroir ne lui en apprit pas plus sur la page vierge qu’il était devenu. Au fond de lui, quelque chose s’éveilla et murmura : « Enfin. »

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Quand l’Archimage de l’Ordre Safran sortit de sa transe, il comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas. Son rituel avait dû échouer. Fauteuil, poste de télévision, match de foot, canettes de bière vides à ses pieds. Un instant, il manqua de laisser tomber le poids immense de son destin fourvoyé sur ses épaules. Oh et puis non. Il haussa les épaules, se gratta un menton mal rasé et alla chercher une nouvelle canette dans le frigo.

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— Pourquoi m’as-tu fait venir ? hurla la chose hérissée d’ergots, de pics et de crocs. Le pauvre humain sanguinolent remuait comme un dément entre ses griffes, se coupant plus encore à chaque mouvement. — La… La… — J’entends rien, siffla la créature furieuse en resserrant sa prise. — La curiosité ! glapit le moribond d’une voix suraiguë. — Sombre crétin ! rugit de plus belle en l’achevant Celui Qui Ne Doit Pas Être Invoqué (Du Tout).

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Ce n’est qu’après le troisième massacre de masse que la directrice de l’école de Dunwich proscrivit l’utilisation de craies dans ses salles et interdit les jeux de marelle.

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Oui. Non. Oui. Non. La jeune gothique jeta son ouija à la poubelle en grommelant : — C’est bien ma veine ! Voilà que je suis tombée sur un fantôme normand.

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— Quoi ? — Quoi ? — Hein ? — T’as dit quoi ?

— Quoi ? — Je dis, tu as dit quoi ? — Non j’ai pas dit quoi, pourquoi ? — Quoi ?? — Bon, ça t’amuse ? Tu veux quoi ? — Mais quoi, quoi ? C’est bon, à la fin ! — Hihihi !! — Attends, je crois qu’on n’est pas seul. — Ouais, moi aussi, j’ai entendu du bruit. — Du bruit. — Il y a comme un écho. — Un écho ! Oh ! Oh ! — Bon Dieu, ça fiche la trouille. — Tu as la lampe torche, on y voit rien dans cette cave. — Je croyais que c’était toi qui l’avais ? — Mais non, c’est pas possible ! Je t’ai dit de prendre la lampe torche ? — … — Alors ? Tu la trouves cette lampe ? —… —Si tu essaies de me faire peur, c’est pas très malin. Je te préviens, ça ne marche pas avec moi. —… — Ah ! Mais c’est quoi ce truc gluant ? A l’aide ! On dirait comme du… Hmm ! Hmm !! — SLURP !

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L’ouverture de cette boutique de magie à Dunwich était une très bonne idée. C’était un commerce très lucratif. Des bouquins apparaissaient parfois tous seuls et surtout, avec un sort approprié, le vendeur récupérait ses articles dès que leurs acheteurs mouraient. Ainsi, il était très rarement en rupture de stock.

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Ne me demandez pas comment je suis enfin parvenu à réaliser ma première invocation. Pour commencer, je m’approchai prudemment de la chose qui, plus qu’elle hantait les ténèbres, paraissait s’y cacher peureusement. Ce n’était ni griffu, ni cornu, ça ne puait pas le soufre ou le bouc. Ça sentait juste l’humidité. — À quoi tu sers ? demandai-je. — Euh… — Qu’est-ce que tu es ? — Un élémental de nuage, déclara l’être magique d’une voix trébuchante. Super, pensai-je, avec ça, je vais asservir les nations, devenir le maître du monde, je vais… — Tu sais lancer des éclairs ? m’enquis-je soudain. — Euh… Non… Je suis un élémental de nuage, tout simple, pas un élémental d’éclair. Je caressai ma barbichette, farfouillai dans mon grimoire d’invocation, sans but précis, telle la ménagère feuilletant les recettes de son livre de cuisine, sans vraiment savoir ce qu’elle veut préparer. — Hum… Tu vas pouvoir déclencher des tempêtes, ravager des vallées et des coteaux, démonter la mer ? La vision d’apocalypse voluptueuse se profila, bulle fragile dans ma tête. — Bah… Non… Faudrait plein d’élémentaux pour faire ça… Je peux rien faire tout seul. Je grinçai des dents et balançai le livre qu’un boutiquier d’un soi-disant magasin de magie m’avait refourgué. — Mais tu ne me sers à rien alors ! m’écriai-je en voulant empoigner l’être vaporeux. Mes deux mains traversèrent sa substance éthérée. La chose se contenta de renifler bruyamment, atterrée par la révélation fracassante de sa propre nullité… Et se mit à me pleuvoir dessus de chagrin, me trempant jusqu’aux os.

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MÉGALOMANE I — Regarde, c’est mon nouveau familier. — Bah non, c’est ton chat Bidule. — Non, il s’agit d’un démon puissant nommé Amphilotrax. — Allez arrête, regarde ! Bidule, fais « miaou ». — Miaou… — Bidule… Euh, Amphilotrax, fais « Graooaaar ! » —Miaou… — Tu vois, c’est juste un chat. Ton chat. — Mais non, regarde. Fais « Graooaaar ! » —… — Ah bon ? Tu veux jouer avec moi ? Sale bête !! — Miaoooooouuu !

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MÉGALOMANE II — Regarde mon tout nouveau familier. — Ouaf ! — Non, mais ça va aller là ! Je n’ai pas le temps ! — Hé, mais attends ! Pourquoi tu t’en vas ? Tu vas voir ! — … — Ouaf ! — Mais reviens !

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Depuis des éons, Emlech em Kadzir se démenait, prisonnier dans l’abîme du temps. Même pour un rejeton du Mal primordial une telle captivité paraissait longue, très longue. Dans sa cage tendue entre les mailles de plusieurs réalités, il maudissait l’humanité, seule espèce intelligente des mondes immédiats. Depuis Babylone, leurs connaissances ésotériques n’avaient fait que s’effriter pour être réduites aujourd’hui à une peau de chagrin. Prenant le pouls de la Terre, à l’écoute des misérables créatures qui grouillaient à sa surface, il avait depuis tout ce temps mis au point un stratagème pour se libérer de sa prison. Son pouvoir castré parvenait quand même à déplacer les caractères qui recouvraient les pages de leurs livres avec d’infinis efforts de concentration et beaucoup de temps. Il pouvait ainsi réécrire des phrases, des chapitres entiers. L’invocation qui lui permettait de briser ses liens et de lui faire traverser le gouffre entre l’espace et le temps prenait au départ sept tomes. Sous la Grèce antique, on l’appelait d’ailleurs l’Encyclopédie de l’Appel Urgent et Irrévocable à Emlech em Kadzir. Au fil des siècles, le rejeton du Mal primordial avait écrémé le rituel, passant à trois tomes en latin au moyen-âge. Il y avait eu un frémissement vers 1347. Juste un frémissement, c’est tout. Puis à la Renaissance, il avait réduit l’invocation à un gros tome en diversifiant l’offre. Français, espagnol, anglais. Enfin, à la moitié du 20ème siècle c’était devenu un petit fascicule au titre presque anodin. « Manuel de magie amusante pour débutant (simple et facile) » avec pour sous-titre : « Etonnez vos amis ! » À cette époque aussi, un léger frémissement avait parcouru l’essence d’Emlech em Kadzir, mais rien de plus. De nos jours le prisonnier phagocytait des livrets de sciences occultes (« Du choix des couleurs pour les bougies d’invocations », « Cristallomorphologie. Comment ça marche ? » et autres) pour attirer le chaland de sordides boutiques de magie… Il y eut un frémissement. Il sentait, voyait presque l’adolescent qui tripotait de ses doigts boudinés un de ses livres. Emlech em Kadzir entendit sa voix, alors qu’il le reposait sur l’étagère : « Pouah, c’est vraiment nul ce truc ! » Un frémissement. Rien de plus.

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LA MOUCHE Je l’ai attrapée alors qu’elle dansait follement. Prise dans la chambre de mes deux mains, je la sens qui cherche à s’échapper en poussant des petits cris.

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Le ciel était très couvert, zébré d’éclairs effrayants. Il allait encore pleuvoir. Les premiers corps tombèrent, au compte goutte d’abord. Puis le ciel ouvrit grand ses vannes et se fut un déluge de cadavres brisés qui frappa le sol avec des bruits écœurants. Certains, mourants, hurlaient dans leurs chutes. Ils tombaient par milliers. Une pluie d’anges aux chairs meurtries, aux ailes rarement intactes. Le vieux Enoch ne souhaitait pas s’en mêler. Il cultivait ses terres comme tous les jours, espérait que son solide toit tiendrait bon jusqu’à ce que cela s’arrête. Le matin, il prenait les anges tombés et les entassait hors de son champ, au bord du chemin. Il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire d’autre. Les prêtres venaient dans les villages, racontaient que la fin des temps était imminente ou, au contraire, cherchaient des paroles rassurantes. Mais eux non plus en réalité ne savaient pas quoi faire. Cela se lisait dans leurs yeux hagards, sans cesse en mouvement, dans leurs traits tirés. Tout leur système de croyance s’effondrait. Alors, ils se contentaient de parler aux populations de damnation ou de salvation et creusaient des tombes pour les créatures célestes. Ce matin, alors qu’Enoch s’apprêtait à sortir, un ange chut avec un bruit d’os brisés sur le pas de sa porte. Moribond. Il était là, au milieu du chemin, tendant la main vers le vieux paysan. Enoch s’approcha, circonspect, et la créature ouvrit la bouche. Il crut qu’elle allait parler, mais aucun son ne sembla vouloir sortir de sa gorge. Ils restèrent là, elle agitant faiblement sa main, lui figé, intimidé, terrifié. Il croisa ses yeux et y lut une horreur qu’aucun humain ne pourrait jamais connaître. D’autres anges tombèrent encore, pendant des semaines. Puis la pluie cessa. Les prêtres vinrent à nouveau dans les villages pour dire aux populations que rien ne s’était passé. Ceux qui voulurent faire remarquer le contraire furent écartelés et exposés sur la place publique pour l’exemple. Enoch resta jusqu’à la fin de ses jours avec le souvenir de cet ange et de cette horreur inhumaine dans ses yeux.

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— Ça a échoué. C’est de ta faute, décréta le jeune homme vêtu de noir, énervé. — Non c’est la tienne, tu as mal prononcé la formule ! répliqua sa compagne, tout aussi énervée. — Non je l’ai parfaitement prononcée. C’est juste que tu as mal placé les bougies. — De toute façon, c’est n’importe quoi ! Dans quel bouquin stupide as-tu pu trouver une invocation pour un démon de la félicité ? Un démon de la guerre ou de la luxure, je comprendrais, mais un démon de la félicité ! — C’est toi qui n’y connais rien ! hurla le jeune homme, exaspéré. — Tu ne me cries pas dessus ! hurla à son tour son amante en le giflant. L’homme en noir lui rendit sa baffe. La femme lui asséna un coup de dague dans le ventre. Il grogna, jura et attrapa un candélabre pour lui fracasser le crâne. Bien présent mais invisible, le démon de la duplicité qu’ils avaient invoqué les regardait s’entretuer avec délectation, secoué par un rire silencieux.

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Né en 1977, Jacques Fuentealba explore très tôt les univers fantastiques d’auteurs tels que R.E. Howard, Clark Ashton Smith, H.P. Lovecraft, Michaël Moorcock… et se fait petit à petit une culture estampillée « mauvais genres ». Ses études à la fac, au lieu de le remettre sur le bon chemin, lui font découvrir d’étranges passerelles vers le fantastique, l’absurde et le réalisme magique de langue espagnole. A partir de là, il commence à envisager sérieusement l’écriture d’une part et, avec un déclic tardif, la traduction d’œuvres d’auteurs ibériques et sud-

américains. Aujourd’hui, il a à son actif une quinzaine de nouvelles publiées dans divers revues et fanzines français (Black Mamba, AOC, Borderline, Lunatique, Fées Divers…). On peut retrouver certains de ses nouvelles et microrécits en espagnol en ligne également dans le Axxón n°168, le Qliphoth n°21 ou sur Quimicamente Impuro. Le premier tome de son roman Retour à Salem sera publié chez les éditions @telier de presse en octobre 2008. e-mail: [email protected] Webs: http://mandesandre.blogspot.com http://www.myspace.com/mandesandre

Roland Fuentealba. Le 30 décembre 1969 naissait un autodidacte assidu à l’illustration. D’abord accro de la bande dessinée - il a noirci de nombreux cahiers et même certains papiers administratifs tombés dans ses petites mains minutieuses empressées de bien faire – il a commencé ensuite à se diversifier, après avoir suivi des cours chez feu le peintre Alfonso Arana, y découvrant les pastels secs et faisant ses premiers tâtonnements en peinture à l’huile. Puis, de 1990 à 1993, formation d’illustrateur graphiste à l’école Sornas, suivi de quelques stages en publicité qui le

confortent dans son choix de se diriger vers l’illustration. Bref, curieux et obstiné comme un gamin qui a décidé de refaire la Sagrada Familia en pâtés de sable, l’Auteur a testé diverses techniques, BD, dessin pour enfants, peinture, 3D, dessin vectoriel Flash… Et même conçu une sympathique petite Mascotte nommée Patate-Man, dont l’humble ambition est de conquérir le monde. Webs: www.images-concept.com www.patateman.com

Thomas Balard. Né en Avril 1979 à Avignon, il grandit le crayon à la main et suit tout naturellement le cursus Arts Plastiques afin de pratiquer et de se perfectionner dans l’art de l’image. Après un Deug d’Arts Plastiques a Nîmes, il a la possibilité d’entrer à Gobelins Paris en section « Dessinateur d’animation ». A la sortie, il se lance dans le métier de l’animation mais très vite il préfère se recentrer sur l’illustration et l’édition afin de produire un travail plus personnel et plus enrichissant. Il fait également partie de

l’association Céléphaïs et collabore sur plusieurs expositions, il participe toujours avec la même équipe à la création et à la réalisation de la revue Black Mamba sortie en Octobre 2005, en tant que directeur artistique. Aujourd’hui il se partage entre l’audiovisuel, l’édition et la BD. Web: http://balard.blogspot.com

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