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Ismaïl Kadaré

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ISMAÏL KADARÉ

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Fabien Terpan

ISMAÏL KADARÉ

ENCYCLOPÉDIE UNIVERSITAIRE

Editions Universitaires

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Dans la même collection

Michel BALZAMO Gérard MOURGUE Jules GRITTI

Sainte-Beuve — Anthologie critique Cocteau Umberto Eco

© Éditions Universitaires, 1992 Dépôt légal : décembre 1992 ISBN : 2-7113-0495-7

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Je tiens à remercier Jean-Pierre A. Bernard et Roland Lewin, qui sont à l'origine de ce travail et dont le séminaire à l'Institut d'études politiques de Grenoble figure parmi mes meilleurs souvenirs uni- versitaires; Jean-Luc Chabot pour son aide et ses précieux conseils ; Sonia Terpan et Claude Zdziobek pour leurs relectures attentives et patientes.

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Comme tout grand écrivain, Eschyle avait cons- cience qu'au regard du fonctionnaire — quel que fût son rang — qui représentait le pouvoir, lui-même était un prince, et non seulement de l'art, mais de toute sa nation.

Ismaïl Kadaré

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Comme une chevauchée nocturne... De Gjirokastra

à la renommée internationale

Je n'arrivais pas à m'endormir. Le livre était là tout près de moi. Silencieux. Sur le divan. Quelque chose de mince. Étrange... Entre deux feuilles de carton étaient enfermés des bruits, des portes, des cris, des chevaux, des hommes. Très proches les uns des autres. Pressés les uns contre les autres. Désarticulés en de petits signes noirs. Des cheveux, des yeux, des jambes, des mains, des ongles, des barbes, des murs, du sang, des coups frappés aux portes, des bruits de sabots de chevaux, des cris, des voix. Tous dociles. Obéissant aveuglément aux petits signes noirs. Les caractères courent à une vitesse vertigineuse, tantôt par-ci, tantôt par-là. Courent les a, courent les f, les g, les y, les k. Ils se rassemblent pour former un cheval, ou la grêle. Ils se remettent à courir. Il s'agit de créer un poignard, la nuit, un meurtre. Puis la route, les portes qui battent, le silence. Courent, courent. Constamment. Sans fin.

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Sombre parcelle balkanique, enclave dictatoriale de la péninsule, territoire atypique du continent européen, l'Albanie est longtemps restée dans l'ombre, triste inconnue voilée de mystère, autocratie quasi totale d'où ne perçaient que de fugaces images : la mort d'Enver Hoxha, son leader historique, les manifestations du Kosovo, province yougoslave à population albanaise dominante. Sentinelle stalinienne, confinée dans un isolement absolu, rejetant l'Occident comme les grands empires et les républiques

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socialistes, résidu moyenâgeux d'un monde divisé, ce petit pays semblait condamné à son destin totalitaire, inhumain et sordide.

Une tout autre Albanie, transcendant la terrible réalité du marxisme- léninisme, naquit au début des années soixante-dix à travers l'œuvre naissante d'un écrivain dit officiel, très vite traduit en plusieurs langues : Ismaïl Kadaré. D'aucuns dirent qu'il fut une agréable rencontre, d'autres rien moins qu'une révélation. L'écrivain albanais s'avéra dès lors le lien le plus solide entre son pays et le monde occidental, qu'on voie en lui une statue nationale, caution du régime socialiste, ou un dissident de l'intérieur, critique du pouvoir par la symbolique et le sens caché des mots.

A l'aube de la décennie quatre-vingt-dix, les clichés totalitaires et les fines esquisses littéraires ouvertes à interprétation s'effacent derrière un pays enfin en mutation, mais au bord de l'asphyxie. A la « une » des quotidiens se joue un vaste ballet entre le régime et son président, Ramiz Alia, le peuple, Ismaïl Kadaré et les réfugiés albanais en Occident, sur fond de démocratisation difficile et de lente intégration à la communauté mon- diale. Fin octobre 1990, l'artiste albanais le plus renommé demande l'asile politique à la France, rompant avec sa terre natale au moment où bascule son destin. L'exil ne durera que le temps d'une clarification : la victoire du parti démocratique et, peut-être, un sentiment profond de l'inéluctable, incitent Ismaïl Kadaré, début mai 1992, à annoncer son retour au pays.

Figures entrevues d'une Albanie offerte à l'écriture... peut-on se fier à un auteur et à ses écrits lorsque la situation politique de son pays appelle la critique? L'Albanie rencontrée aux détours d'un poème, au tournant d'une page, n'est-elle pas un miroir déformant la réalité de ce pays déchiré? Et l'écrivain, premier responsable du mensonge et de la falsification : « C'est très dangereux de faire connaissance avec un pays à travers une œuvre littéraire, l 'auteur peut être un m e n t e u r » Cette proposition malicieuse de l'accusé lui-même nous met en garde devant le gouffre béant entre littéra- ture et réalité.

Le doute sur l 'honnêteté de l'écrivain dans son rapport à la société n'a nui ni à sa renommée ni à sa publication, en France et ailleurs en Occident, où seuls — parmi les artistes des pays socialistes — les écrivains dissidents disposent du crédit moral nécessaire à leur succès. L'œuvre s'est imposée, profonde et originale, sérieuse et drôle. Face aux interrogations que soulèvent la position de Kadaré jusqu'en 1990 et son exil récent, l'écriture de l'artiste renvoie une infinité de réponses et d'incertitudes, tourbillon d'idées, d' images et de mots, et questionnement incessant : la richesse de l 'œuvre littéraire tient lieu de manifeste, au confluent du national et de l'universel, de l 'histoire et de la culture, de l 'art et du politique.

Ismaïl Kadaré vint au monde en 1936 sous le règne de Zog 1 « un roi sans qualités qui s'était proclamé roi en 1928 après avoir été Premier ministre et président de la République ». Sa ville natale, Gjirokastra, dans le sud, près de l'Épire, est celle-là même qui avait vu naître en 1908 Enver Hoxha, chef historique du Parti communiste albanais, le Parti du travail :

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Ma ville, Gjirokastra (Argyrokastron de l'antiquité) n'était pas une capitale, sourit Kadaré, mais (...) depuis des siècles, elle était plus connue que la capitale. Tirana était une toute petite bourgade de dix mille habitants alors que Gjirokastra était la grande ville de l'Empire romain au sud; au nord, on trouvait déjà Shkodar et au centre, au bord de la mer, il y avait Durrès, où Cicéron avait une maison

Sa ville, son enfance, l'auteur en a fait le sujet d'un roman : Chronique de la ville de pierre, où Gjirokastra est successivement occupée par les Italiens, les Grecs et les Allemands durant la seconde guerre mondiale. Mille détails d'enfant ressurgissent : le troc des timbres-poste, véritable partage du monde, le vieux cinéma où l'on essaie une paire de lunettes pour la première fois, en cachette, instants de bonheur, fragments de souvenirs revivant parfois au cœur de ses poèmes7. Davantage encore l'éveil à la littérature et la vocation d'écrivain : « J'ai toujours su que je le voulais », assure-t-il. « A dix ans je lisais Macbeth, j'adorais les histoires de fan- tômes »

Ce fils de facteur — issu lui-même d'une famille d'universitaires — publie déjà quelques poèmes à l'âge de dix-sept ans. Il termine ses études dans un lycée célèbre de Gjirokastra avant d'obtenir une bourse pour l'Institut de littérature Gorki à Moscou. Cette expérience lui inspire Le Crépuscule des dieux de la steppe et grave dans sa mémoire ses premiers souvenirs d'exil :

Moscou était une grande ville, comme je n'en avais jamais vue. Je connaissais déjà la culture russe, la langue. Je suis arrivé en 1958, juste après le festival de la jeunesse, en pleine libéralisation. L'Institut se trouve près de la statue Pouchkine et j'habitais près de la prison de la Boutirka. Les filles étaient jolies

Le retour au pays, en 1961, entame la véritable carrière de l'écrivain, libéré des entraves de l'Institut, de l'entourage médiocre, et de la méfiance vis-à-vis de la culture albanaise. Il entre dans le principal hebdomadaire littéraire du pays : Drita, c'est-à-dire « La Lumière », avant de devenir cinq ans plus tard écrivain professionnel, salarié de l'État socialiste. A l'âge de trente ans, il reçoit l'équivalent d'un traitement de directeur d'usine, plus qu'un ingénieur, bien qu'un quart des honoraires doive être reversé à la caisse de l'Union des écrivains dont il est membre. Cette position « offi- cielle », assortie d'une fonction de député exercée de 1970 à 1982, ne le protège pas du feu des critiques, mais fait de l'enfant curieux de Gjirokastra l'écrivain national.

C'est par la poésie que l'œuvre prend sa forme originelle, avec En dërrime (Rêveries) qui reçut un prix gouvernemental et Shekulli im (Mon siècle). Trois nouveaux recueils : Përse mendohen Këto male? (A quoi pensent les montagnes?), Motive me diell (Motifs solaires) et Koha (La

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marche du temps), publiés en 1964, 1968 et 1976, complètent l'œuvre poétique dont on trouvera les morceaux choisis dans le recueil mis au point par Michel Métais : Ismaïl Kadaré ou la nouvelle poésie albanaise et dans celui préfacé par Alain Bosquet : Poèmes, 1958-1988.

La consécration d'un talent naissant de romancier est donnée en 1962 au Général de l'armée morte, paru sous forme de nouvelles dans les numéros du 23 et 30 juin de l'hebdomadaire Zëri i Rinisë (« La Voix de la jeunesse »), puis dans quatre versions remaniées en 1963, 1967, 1971 et 1980. La version de 1967 révèle à la France ce nouvel auteur venu des Balkans, traduit en 1970 chez Albin Michel, réédité en 1983 dans la collection « Les grandes traductions ». Celle de 1971 paraît en 1974 chez le même éditeur dans la collection « Le Livre de poche », puis en 1983 à l'occasion de l'adaptation cinématographique de Luciano Tovoli

Le second roman traduit en France : Les Tambours de la pluie (kësht- jella en albanais : la citadelle) est édité en 197215, suivi deux ans plus tard de Chronique de la ville de pierre. Par la suite les éditions Fayard reprennent le flambeau pour ne plus le lâcher en éditant successivement : Le Grand Hiver en 1978, Le Pont au trois arches, Qui a ramené Doruntine ? et Le Crépuscule des dieux de la steppe en 1981, Avril brisé en 1982, La Niche de la honte, La Commission des fêtes parue en 1984 dans une Anthologie de la prose albanaise dirigée par Alexandre Zotos, Invitation à un concert officiel et autres récits en 1985, L Année noire — Le cortège de la noce s'est figé dans la glace en 1987, Eschyle ou l'éternel perdant en 1988, Le Dossier H26, Le Concert en 1989, Le Palais des rêves et une préface à l'œuvre de Migjeni29 en 1990. Les éditions Fayard complètent peu à peu l'ensemble de ses écrits traduits en langue française. Avec l'aide, en 1988, d'une maison d'édition albanaise qui publie L'Autobiographie en vers du peuple albanais, les éditions Fayard complètent peu à peu l'ensemble de ses écrits traduits en langue française, proposant un roman maudit : Le Monstre, une profession de foi : Invitation à l'atelier de l'écrivain, et des textes rédigés, entièrement ou pour partie, durant l'exil : Le Poids de la croix, Printemps albanais, La Pyramide.

Plusieurs romans n'ont pas eu, à ce jour, l'honneur d'une publication française, notamment Dasma (Noces, 1967) et Nentori i një Kryegyteti (Une Capitale en novembre, 1975), ainsi que des recueils de nouvelles et des reportages tels que Gyteti i dugut (La cité du sud, 1967), Linja të Largëta (Longs Courriers, 1971) ou Emblema e dikurshma (L'Emblème d'antan, 1977).

Pour le reste, l'œuvre est parue en France dans les remarquables traductions de Jusuf Vrioni, secondé dans sa tâche par le professeur stéphanois Alexandre Zotos. Les éditions Fayard ont attendu longuement la récompense de leur fidélité à l'égard d'un auteur qui, malgré un succès d'estime, n'attirait pas un large public. Mais les développements politiques actuels et les romans les plus récents ont infléchi la tendance ; plus qu'un simple effet de mode, on peut y voir la reconnaissance d'une œuvre et d'une pensée majeures.

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Outre la satisfaction d'être traduit en plusieurs langues, Ismaïl Kadaré obtient la consécration avec de nombreuses apparitions télévisées à la fin des années quatre-vingt. Effaçant l'épisode du premier « Apostrophes » de 1982 qu'il décommanda (la présence de l'écrivain américain William Styron en serait la raison), Bernard Pivot le reçoit, le 20 février 1988, dévoilant un homme souriant et poli, attentif, éternel adolescent au visage sans rides. Ses grosses lunettes de myope renvoyèrent le lecteur averti à toute la richesse de l'œuvre symbolisée par le thème de la vue : celle perçante des aigles évoluant, selon l'adage, dans « les cimes maudites où jamais l'œil ne peut capter le vol d'un oiseau », rappelant Eschyle, aigle survolant le territoire de l'humanité pour en saisir les drames et les beautés; vue incertaine de Kadaré, cécité d'Homère. Cette symbolique découvre l'apparent paradoxe d'un écrivain dont on ne peut nier qu'il ait un regard particulier d'auteur, d'une acuité telle qu'il saisit les faits et les gens avec une précision diabolique, mais dont le champ de vision est parfois si troublé que l'on navigue sans cesse dans les eaux de l'incertain, les brumes et brouillards de légende, les pays aux frontières mal définies, les états entre vie et mort.

Ismaïl Kadaré a la tête triangulaire des gens qui se tiennent le menton pour réfléchir. Trente ans de méditation l'ont érodé par le bas. Il a le front haut et large, et sans offense parallélépipédique. Il parle français comme les Italiens polis, qui finissent toujours leurs phrases par un oui interrogatif. (...) Le bonhomme n'est pas Hemingway, même à Tirana, il doit passer inaperçu. Il a la même allure de prêtre mal rasé que Jean-Luc G o d a r d

Que nous cache cet homme mystérieux en diable? Le portrait croqué par Claude Meunier révèle une timidité, un effacement, qui contrastent avec l 'extraordinaire audace de l 'œuvre. Tout à la fois romantiques, poli- ciers, historiques, légendaires, fantastiques, morbides, humoristiques, sati- riques... ses romans oscillent entre une multitude de détails piquants et l 'intensité du drame, entre les plaisirs immédiats et la méditation profonde. Les écrits non romanesques, l'essai sur Eschyle ou la préface à l 'œuvre de Migjeni, comptent parmi ses plus beaux textes, chefs-d'œuvre littéraires, professions de foi d 'un écrivain conscient de sa mission. Ses poèmes, profusion d'images et de motifs bigarrés, enrichissent sa prose par un regain d'idées. L'énigme Kadaré, faite de fascination et d 'envoûtement , demeure et s'amplifie par la lecture.

La prétention à vouloir lever un peu ce voile de mystère paraît sacrilège, d 'emblée confrontée à ces présomptions incontournables : com- ment un écrivain « officiel » albanais peut-il engendrer une écriture riche, exaltante, ambitieuse? Cela et la volonté de mieux saisir une Albanie en

marge des discours staliniens — au risque d 'accorder une confiance exces- sive à l 'auteur qui sert de guide — la certitude d'être en présence d 'une des littératures marquantes de notre siècle, at ténuent la fatuité du présent propos.

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Bâti entre mythe et histoire, entre légende et destinée, culture et nationalité, l'univers d'Ismaïl Kadaré révèle une dialectique subtile entre deux pôles dépendants, définissant deux ensembles thématiques : la culture liée à une évolution historique ; l'histoire passée au crible des mythes et des légendes. Découvrir la matrice originelle de l'Albanie se conçoit comme un voyage initiatique à travers l'Illyrie, la Grèce antique, les Balkans, d'Homère à l'épopée albanaise, d'Eschyle aux drames et crimes du monde contemporain. De même que cette matrice prend ses racines dans le temps, l'histoire revêt les apparats du mythe et de la tragédie pour jeter quelques lumières, souvent fantomatiques, sur le destin d'un pays : — la formation d'un embryon d'État aux XI et XII siècles, — ses rapports avec Byzance, — la lutte d'influence entre les deux églises, catholique et orthodoxe, — l'occupation ottomane durant cinq siècles, — la difficile indépendance de l'Albanie, — la tragi-comique mise en place de ses frontières et de son gouvernement

en 1912, — la république démocratique de Fan Noli jusqu'en 1925, — Ahmet Zogu au pouvoir jusqu'en 1936, — puis la guerre, l'occupation, — l'Albanie stalinienne et l'isolement progressif, — la rupture avec l'Occident, la Yougoslavie (1945), l'Union soviétique

(1961) et la Chine (1976)... De sorte que notre objet est tout entier contenu dans une idée force,

clef de la compréhension : le « théâtre », au sens antique, dégagé de l'œuvre et conceptualisé à seule fin de saisir le dessein littéraire. Forte d'un patrimoine historique et culturel adapté à l'univers d'un homme seul, formulé à l'intention de tous, la dialectique — elle-même constituée de dualités, d'interconnexions, de retours cycliques des thèmes — trouve sa cohésion dans un véritable théâtre, qui affirme son rôle, sa mission, son devoir, un théâtre qui n'omet pas dans sa tragédie cet acteur qu'est l'écrivain, l'intellectuel, et de manière générale tout créateur conscient de sa responsabilité.

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PREMIÈRE PARTIE

LE SOUFFLE UNIVERSEL DES BALKANS

Le jeune homme trouva Doruntine au milieu d'une fête et la hissa sur son cheval pour la conduire chez sa mère. En chemin, elle lui demanda : « Mon frère, pourquoi es-tu si pâle, pourquoi as-tu de la terre sur les cheveux ? » Et il répondait : « C'est la fatigue et la poussière de la route. » Ils chevauchèrent ainsi sur le même cheval, le mort et la vive, jusqu'au village de la mère. Devant l'église, Constantin arrêta sa monture. L'église, avec son enceinte et ses grilles de fer, était sombre. Seule l'abside était faiblement éclai- rée. Constantin dit à sa soeur : « Continue ton chemin, j'ai affaire ici. » Et il passa la porte de fer et entra dans le cimetière pour ne plus jamais en ressortir.

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Des pays homériques

La littérature albanaise, l'art écrit du pays balkanique résultent d'une sédimentation culturelle plus que millénaire. Avant Hiéronyme De Rada et Naïm Frasheri, les figures les plus illustres de cette tradition, avant même les premiers chroniqueurs des temps moyenâgeux, la poésie a grandi par la tradition orale : légendes, chants, ballades et épopées. La terre d'Albanie s'est faite le berceau d'une culture aujourd'hui méconnue, comme si une vilaine âme avait voulu cacher ces trésors poétiques. L'un de ces joyaux, le cycle de Halil et Muji, fleuron de la tradition épique, est commun aux épopées albanaise et slave. Mais si les variantes albanaises s'avèrent les plus anciennes — thèse avancée par l'albanologue Maximilien Lambertz et citée par Kadaré dans L'Autobiographie en vers du peuple albanais —, si elles trouvent une réhabilitation dans leurs racines antiques, quelle extraordi- naire revanche sur l'histoire pour un pays qui ne semblait plus qu'inspirer la pitié !

Là est tout le fondement, ancien mais solide, sur lequel Ismaïl Kadaré assied son œuvre. Issues d'une authentique geste poétique, deux légendes ont la faveur d'un roman : celle de Constantin et Doruntine, et celle de l'emmuré(e). On trouve des variantes de la première depuis l'Extrême- Orient jusqu'au folklore juif et de la seconde dans l'Europe du Sud-Est (Roumanie, Grèce, Bulgarie), les plus lointaines semblant une nouvelle fois nous venir d'Albanie. Remonter jusqu'aux sources légendaires en guise de premier contact, c'est la première étape d'un périple dont on ne peut sortir indemne, où l'on s'implique pour éprouver soi-même l'émotion, en compensant l'extériorité par rapport au patrimoine. Le stade de la pure sensation dépassé, naît la nécessité d'une nouvelle distanciation, qui vaut aussi pour l'écrivain soucieux d'honnêteté. L'épopée n'échappe pas à l'articulation légende/vérité, mythe/histoire, qui écarte les poncifs natio- naux et les problèmes d'identité. La distance seule rend légitime cette

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ISMAÏL KADARÉ

« Ismaïl Kadaré a la tête triangulaire des gens qui se tiennent le menton pour réfléchir. Trente ans de méditation l'ont érodé vers le bas. Le bonhomme n'est pas Hemingway, même à Tirana, il doit passer inaperçu », écrit Claude Meunier, dans Les Nouvelles littéraires.

Que cache cet homme mystérieux en diable ? Tenter de lever le voile sur l'énigme Kadaré, c'est partir à la découverte d'une Albanie en marge des discours staliniens, pour un voyage initiatique à travers l'Illyrie, la Grèce antique et les Balkans, d'Homère à l'épopée albanaise, d'Eschyle aux drames et crimes du monde contemporain.

Cet ouvrage se présente comme une introduction à l'univers infiniment riche et complexe du grand écrivain albanais, où l'histoire revêt les apparats du mythe et de la tragédie et jette ainsi quelques lumières sur le destin d'un pays. C'est la rencontre fascinante d'un auteur qui touche à l'universel en s'ancrant dans le national, qui s'adresse à tous à partir de légendes, de récits, d'histoires qui forment un patrimoine propre à l'Albanie. Au-delà de l'image controversée et contradictoire d'Ismaïl Kadaré, tour à tour considéré comme écrivain « officiel » ou dissident de l'intérieur, on est en présence d'une évidente marque de grandeur dans l'art d'écrire et de penser.

Diplomé de l'Institut d'études politiques de Grenoble, de l'Institut des hautes études européennes de Strasbourg et du Centre universitaire de recherche européenne et internationale de Grenoble, Fabien Terpan se consacre à l'étude des relations entre littérature et politique.

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