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IV. - TUNISIE En Tunisie, l'année 1977 a pris fin le 26 janvier 1978 avec ce qu'il est convenu depuis d'appeler le «Jeudi Noir ». Celui-ci s'inscrit en effet dans le cadre d'une conjoncture que précisément la présente chronique se propose d'analyser. Pour ce faire, elle prendra appui sur les faits marquants d'une année inaugurée, le 19 janvier 1977, par la conclusion d'un Pacte Social entre les représentants des différents «partenaires sociaux» sous l'égide de l'Etat. Pas plus qu'elle ne relève d'un penchant immodéré pour la périodisa- tion ou le maniement du paradoxe, la mise en exergue de ces deux dates ne prélude à une énumération chronologique des événements survenus dans l'intervalle comme si le Pacte Social se résumait en un moment - celui de sa conclusion - parfaitement isolable. Sans doute, l'analyse sera- t-elle centrée sur le Pacte Social; mais celui-ci sera envisagé en tant qu'élément d'un processus contradictoire de mutations sociales et politiques, en tant que phénomène concourant à la densité et à la complexité d'une conjoncture qui réunissait les conditions d'un affrontement sans rendre pour autant celui-ci inévitable. Le Pacte Social sera évoqué tour à tour au regard du contexte de sa mise en oeuvre et de sa conclusion (les tendances générales enregistrées durant l'année 1977), de l'évolution d'ensemble du système politique (les transformations affectant un système confronté au changement social) et, enfin, de la question de la congruence de cette évolution avec l'impact du changement social (le mode d'expression et de régulation des conflits) (1). 1. - LE PACTE SOCIAL ET LES TENDANCES CARACTÉRISTIQUES DE L'ANNÉE 1977 Le 19 janvier 1977, les «partenaires sociaux» ont, sous la forme d'un communiqué commun du Gouvernement, du Bureau politique du PSD et des Bureaux Exécutifs de l'UGTT, de l'UTICA et de l'UNA, souscrit «à un Pacte social correspondant à la période du Ve Plan (1977-1981) (2). Ce docu- ment, non signé, mais rendu public à l'occasion d'une «réunion solennelle », présidée par le Premier ministre, Secrétaire général du Parti, à laquelle participaient notamment, le Secrétaire général de l'UGTT et les Présidents de l'UTICA et de l'UNA, intervenait en conclusion des travaux de la Commission nationale des Salaires amorcés en décembre 1977. Il fondait (1) Etant donné l'impossibilité d'isoler les faits étudiés de leur amont. ceux-ci seront appréhendés à la lumière de considérations exposées dans la précédente chronique: 1. BEN DHIAF, Chronique politique Tunisie, AAN (XV), 1976. (2) Cf. le texte du communiqué dans la presse quotidienne du 20/1/77.

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IV. - TUNISIE

En Tunisie, l'année 1977 a pris fin le 26 janvier 1978 avec ce qu'il est convenu depuis d'appeler le «Jeudi Noir ». Celui-ci s'inscrit en effet dans le cadre d'une conjoncture que précisément la présente chronique se propose d'analyser. Pour ce faire, elle prendra appui sur les faits marquants d'une année inaugurée, le 19 janvier 1977, par la conclusion d'un Pacte Social entre les représentants des différents «partenaires sociaux» sous l'égide de l'Etat.

Pas plus qu'elle ne relève d'un penchant immodéré pour la périodisa­tion ou le maniement du paradoxe, la mise en exergue de ces deux dates ne prélude à une énumération chronologique des événements survenus dans l'intervalle comme si le Pacte Social se résumait en un moment -celui de sa conclusion - parfaitement isolable. Sans doute, l'analyse sera­t-elle centrée sur le Pacte Social; mais celui-ci sera envisagé en tant qu'élément d'un processus contradictoire de mutations sociales et politiques, en tant que phénomène concourant à la densité et à la complexité d'une conjoncture qui réunissait les conditions d'un affrontement sans rendre pour autant celui-ci inévitable.

Le Pacte Social sera évoqué tour à tour au regard du contexte de sa mise en œuvre et de sa conclusion (les tendances générales enregistrées durant l'année 1977), de l'évolution d'ensemble du système politique (les transformations affectant un système confronté au changement social) et, enfin, de la question de la congruence de cette évolution avec l'impact du changement social (le mode d'expression et de régulation des conflits) (1).

1. - LE PACTE SOCIAL

ET LES TENDANCES CARACTÉRISTIQUES DE L'ANNÉE 1977

Le 19 janvier 1977, les «partenaires sociaux» ont, sous la forme d'un communiqué commun du Gouvernement, du Bureau politique du PSD et des Bureaux Exécutifs de l'UGTT, de l'UTICA et de l'UNA, souscrit «à un Pacte social correspondant à la période du Ve Plan (1977-1981) (2). Ce docu­ment, non signé, mais rendu public à l'occasion d'une «réunion solennelle », présidée par le Premier ministre, Secrétaire général du Parti, à laquelle participaient notamment, le Secrétaire général de l'UGTT et les Présidents de l'UTICA et de l'UNA, intervenait en conclusion des travaux de la Commission nationale des Salaires amorcés en décembre 1977. Il fondait

(1) Etant donné l'impossibilité d'isoler les faits étudiés de leur amont. ceux-ci seront appréhendés à la lumière de considérations exposées dans la précédente chronique: 1. BEN DHIAF, Chronique politique Tunisie, AAN (XV), 1976.

(2) Cf. le texte du communiqué dans la presse quotidienne du 20/1/77.

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la préservation de la paix sociale, dans la perspective de la réalisation des objectifs du Ve Plan, sur le principe d'une évolution des salaires en fonc­tion des prix, de la production et de la productivité: relèvement des salaires publics et privés à compter du 1,er février 1977; réexamen annuel des salaires dans le secteur privé à compter d'avril 1978; établissement concerté durant l'année 1977 de normes et objectifs de production dans l'ensemble des entreprises; renonciation à l'instauration de charges nouvelles pour les entreprises en cas de révision des conventions collectives venant à échéance; clause de sauvegarde du pouvoir d'achat des salariés en cas de hausse des prix de plus de 5 % constatée sur une période consécutive de plus de six mois; engagement à l'amélioration de la production et de la produc­tivité ... (3).

De ces différents points se dégageait un ensemble dont la cohérence ne pouvait prêter à contestation dans son principe. Cependant le caractère particulièrement ambitieux du projet, qualifié par le Secrétaire général de la CISL de «modèle» et «d'exemple à suivre» (4), postulait un accord politique d'autant plus profond que les modalités de réalisation s'avéraient délicates. En effet, le Pacte, dont le coût d'exécution, pour la seule année 1977, a été évalué à 21,4 millions de dinars en ce qui concerne les fonds publics, et à.85 millions de dinars pour l'ensemble des secteurs et activités économiques (5), anticipait sur un accroissement de la production et de la productivité. Faute d'une mobilisation des énergies en ce sens, le finan­cement serait assuré par la hausse des prix, ce qui, il va sans dire, porterait gravement atteinte à la crédibilité et à l'efficacité du Pacte. Nécessité d'un consensus politique entre les différentes parties contractantes pour mobi­liser, mais aussi pour trouver un terrain d'entente, le moment venu, en matière de détermination des critères et instruments de mesure de la hausse des prix, de la production et de la productivité.

En appelant, au lendemain du Pacte, les travailleurs à œuvrer en vue d'un accroissement de la production tout en évoquant l'éventualité de nouvelles demandes d'amélioration des salaires «chaque fois que la pro­duction (aurait) augmenté », le Secrétaire général de l'UGIT, M. Habib Achour, se conformait aux engagements pris (6). Mais cette attitude ne garantissait l'avenir du Pacte que si la question des critères et instruments de mesures était résolue. C'est dire que le Pacte ne constituait que l'amorce d'une politique contractuelle dont la poursuite était tributaire d'une stabilité politique. Il est vrai que celle-ci pouvait alors paraître acquise, du moins

(3) On ne peut entrer ici dans le détail du Pacte, qui comporte notamment des dispo­sitions particulières concernant les rémunérations des fonctionnaires. Cf. la Chronique sociale et culturelle Tunisie du présent AAN.

(4) Cf. Le Temps, 22/1/77 : 3. (5) Réponse de M. Moncef BEL Hu AMOR, Ministre chargé des Relations avec l'Assem­

blée Nationale et Secrétaire général du Gouvernement, à une question orale d'un député. M. Abdelaziz IADHI, le 8 mars 1977. Cf. Le Temps, 9/3/77 : 3.

L'incidence du «Pacte Social» sur les fonds publics tient non seulement à l'augmenta­tion de la rémunération des fonctionnaires mais aussi au maintien des prix des produits de première nécessité, l'Etat compensant les coûts de production consécutifs à l'augmenta­tion des salaires.

(6) Cf. le meeting présidé à Sousse par M. Habib ACHOUR le 5 février 1977. (Le Temps, 8/2/77 : 2).

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si l'on se réfère à l'éloge public de l'action du gouvernement et de la per­sonne du Premier ministre par le Secrétaire général de l'UGTT (7).

L'accord intervenu le 19 janvier a correspondu à une tentative d'assai­nissement d'un climat social fortement perturbé en 1976 par une série de grèves et de revendications, dont certaines parmi les plus importantes étaient reprises à son compte par la direction de l'UGTT. La centrale s'est trouvée invitée à renoncer à un «coup par coup », à la faveur duquel elle avait renforcé son audience et sa représentativité, pour mettre celles-ci au service d'un règlement général, arbitrage entre demandes multiples, faisant de la «sécurisation des travailleurs salariés sur leur pouvoir d'achat;) (8) la priorité des priorités, devant laquelle devraient s'effacer les questions catégorielles.

Dans le cadre de la précédente chronique, on s'est attaché à relier la poussée revendicative enregistrée en 1976 à un ensemble de transformations sociales, et à la situer dans le contexte d'une «crise de mutation» dont elle constituait l'une des principales manifestations aux côtés d'autres phéno­mènes tels que la résurgence du courant religieux et la progression de la délinquance. Vraisemblablement les promoteurs du Pacte Social attendaient de celui-ci non pas une solution pleine et entière de la crise, mais une atté­nuation de ses manifestations ou du moins de certaines d'entre elles, au premier rang desquelles les grèves. D'après des sources officielles (consa­crées. aux événements de janvier 1978) (9), il apparaît qu'en 1977 les grèves auraient été au nombre de 452, représentant plus de 1 200 000 heures per­dues, contre 372 et plus de 1000000 d'heures en 1976. L'énoncé de ces chiffres ne saurait en lui-même permettre d'apprécier la portée du Pacte. Il englobe des actions d'ampleur et de signification très variables; pour illustrer cette diversité, on mentionnera à titre d'exemples: la grève des ouvriers boulangers de Tunis, en avril, appuyée par l'UGTT et conclue par un accord; la grève «sauvage» des ouvriers du complexe d'El Fouladh, en octobre, désavouée par l'UGTT et sanctionnée pénalement par le Tri­bunal de Bizerte; la vague de grèves tournantes organisées en novembre par des instances régionales ou fédérales de l'UGTT à la suite d'informa­tions faisant état de menaces de mort proférées dans un lieu public à l'encontre de la personne d'Habib Achour. D'autre part, il n'est pas exclu que sans l'accord du 19 janvier les statistiques précédemment citées auraient été plus lourdes. Enfin, en dépit des grèves enregistrées durant l'année -on reviendra par la suite sur certaines d'entre elles -, le Pacte Social n'a été formellement répudié ni par le Gouvernement ni par l'UGTT, les désaccords à la veille du 26 janvier 1978 portant sur les conditions jugées nécessaires de part et d'autre pour une reprise de la négociation. Aussi, le lien à établir entre le fait brut des grèves et le Pacte Social réside-t-il non point dans une évaluation de l'impact de ce dernier mais dans l'évo­cation du contexte de sa mise en œuvre: tant en amont (les facteurs qui

(7) Intervention de M. Habib ACHOUR à Gabès à l'occasion du 31- anniversaire de l'UGTT, le 20 janvier 1977 (Le Temps, 21/1/77 : 2).

(8) Suivant les termes mêmes utilisés dans le communiqué du 19 janvier 1977. (9) Parti Socialiste Destourien. La politique contractuelle et les événements de janvier

1978. Tunis, Edition Dar El Amal, 1978 : 60-61.

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ont contribué à son élaboration) qu'en aval (les conditions qui ont entouré sa réalisation) le Pacte est inséparable de tensions induites dans une large mesure par le changement social. A cet égard, 1977 confirme les tendances enregistrées en 1976. Il vient d'être fait allusion aux grèves. On pourrait également se référer à un deuxième aspect, la délinquance et d'une façon plus générale, la relative montée de la violence. Sans doute ne s'agit-il pas toujours en l'occurrence des deux termes d'une même équation. Ainsi, les incidents dont l'Université a été le théâtre à Tunis et à Sfax en décembre (10) relevaient-ils d'affrontements revêtant directe­ments un caractère politique. De même la gravité des événements survenus à la Cité universitaire du Bardo en février (11) et surtout en mai (12) ne doivent pas faire oublier leur lien (prétexté ou réel) avec la question des vigiles universitaires. En revanche, les actes de vandalisme perpétrés à Tunis en avril et en mai à l'issue de rencontres sportives paraissent plus proches de la délinquance (13). Bien évidemment, de tels actes, envisagés isolément, ne sauraient caractériser une tendance, d'autant qu'ils s'avèrent plus fréquents dans d'autres pays comparables ou non à la Tunisie. Ils ne se révèlent significatifs que si on les met en relation avec d'autres événe­ments intervenus dans des circonstances différentes: la flambée de violence survenue à Ksar Hellal à l'occasion de la grève déclenchée le 10 octobre par les ouvriers de l'usine textile (14), et les déprédations commises lors des grèves tournantes de novembre dans les principales villes du pays (15). Il est vrai qu'il est difficile dans ces deux cas de démêler ce qui relève du politique et ce qui ressortit à la délinquance proprement dite. Mais cette ambivalence n'est-elle pas révélatrice d'une mutation affectant le comportement social au sein de certains secteurs dont la situation peut s'avérer propice à la délinquance? On songe ici aux considérations émises par le ministre de l'Intérieur, M. Tahar Belkhoja, devant la Conférence périodique des gouverneurs, à propos des événements d'octobre et novem­bre: «Le problème crucial, et je dirais même explosif, notait le ministre, provient de cette catégorie de jeunes qui ne sont plus dans le coup. Il s'agit des défaillants de l'enseignement, des «sans travail », de ceux qui refusent de travailler et des jeunes délinquants. En un mot, tous les marginaux dont le nombre s'amplifie dangereusement» (16). Devant le même auditoire, M. Belkhoja devait également préciser: «Nous sommes ( ... ) en présence de gens disponibles qui sont prêts à participer à toutes les actions absurdes et qui peuvent être manipulés par n'importe qui. Pourtant ces marginaux ne semblent pas a priori être des opposants idéologiques au regIme mais plutôt des mécontents qui ne ratent pas une occasion pour manifester à

(10) Cf. Le Temps, 30/12/77 : 4; 31/12/77 : 3. (11) Cf. Le Temps, 23/2/77 : 2. Les incidents survenus à la Cité du Bardo le 21 février ont été suivis de manifestations

étudiantes dans les rues de Tunis, le 24 février (cf. Le Temps, 25/2/77: 1). (12) Cf. La Presse, 6/5/77 : 5. (13) Ce qui ne préjuge de leur signification et de celle de la délinquance en général.

Sur ces incidents, cf. La Presse, 6/4/77 : 4; 9-10/5/77: 1. (14) Cf. SB : Tunisie. Révolte dans le fief, Jeune Afrique (877), 28/10/77: 70-71. (15) Cf. la presse quotidienne des 10, 11 et 12 novembre. (16) Cf. La Presse, 29/11/77 : 8.

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leur mamere le mécontentement. J'estime ( ... ) que cette masse est récu­pérable ... » (17).

Autre expression de l'impact des transformations sociales sur le compor­tement des individus et des groupes, la résurgence du courant religieux s'est vérifiée. On mentionnera à cet égard les opérations menées contre certains établissements de boisson et leurs clients durant le mois de Rama­dan, à Sfax les 29 et 30 août (18). Ces incidents ont été imputés à des membres de l'Union régionale de l'UGTT agissant à la suite du refus des autorités de répondre favorablement à la demande de fermeture des cafés en période de jeûne formulée par l'Association de Sauvegarde du Coran (19). De fait, la participation de militants syndicalistes semble établie, ce qui laisse entrevoir la complexité de la signification d'actes relevant apparem­ment de «l'intégrisme ». Quand bien même il aurait servi de prétexte ou de paravent à une entreprise liée à un contentieux entre certains syndica­listes et les autorités locales, «l'intégrisme» n'en aurait pas moins révélé son importance comme canal d'articulation de mécontentements ou d'oppo­sitions latentes.

La crise de mutation de la société tunisienne ne résume pas à elle seule le contexte de la mise en œuvre du Pacte Social. Les différentes formes de tensions que l'on vient d'évoquer ne sauraient être isolées des problèmes majeurs auxquels la Tunisie s'est trouvée confrontée en 1977 tant sur le plan politique que dans le domaine économique.

Ainsi, les conflits se sont-ils d'autant plus manifestés que la situation politique a été dominée par la nécessité dans laquelle s'est trouvée le Président Bourguiba de prendre davantage de recul à l'égard des affaires publiques et d'en faire lui-même l'annonce au peuple tunisien. Lors de son retour à Tunis, le 14 janvier, après trois mois de soins en Suisse, le Chef de l'Etat dans une brève allocution, devait, en effet, déclarer, faisant allusion à l'avis de ses médecins: «Ils m'ont ( ... ) instamment prié de ne point me fatiguer et de compter de plus en plus sur mes collaborateurs, mes enfants ». Il ajoutait: «Mon souhait serait que le peuple tunisien comprenne ce que j'ai tenu à lui apprendre en toute franchise concernant mon état de santé qui, de l'avis unanime des médecins, s'est amélioré mais qui nécessite encore du repos» ... (20). Ainsi, de la façon la plus autorisée qui soit se trouvait confirmée l'amorce d'une phase de transition tendant à assurer le passage sans à-coups à l'après-Bourguiba. Incarnation de la légitimité, le leader historique demeurerait le recours ultime, mais se déchargerait de la gestion proprement dite des affaires de l'Etat sur une équipe investie de sa confiance. Conforme à la lettre de la Constitution, cette approche de la responsabilité et de la délégation politiques tend à conférer une intensité accrue au problème de la succession; elle s'avère

(17) La Presse, 29/11/77 : 9. M. BELKHOJA est revenu par la suite dans d'autres occasions, sur cette question des «défaillants de l'enseignement et des «marginaux» qui «repré­sentent l'essentiel des problèmes de notre société»»; cf. La Presse, 13/12/77 : 4.

(18) Voir ABH: Après les incidents de Sfax. Halte à la surenchère des faux dévots, l'Action, 31/8/77 : 1 et 2.

(19) Cf. la Conférence de M. SAYAH à Monastir à l'occasion de la commémoration du 3 septembre 1934 (La Presse, 8/9/77 : 4).

(20) Cf. la presse quotidienne du 15/1/77.

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en effet de nature à favoriser une relance du débat sur les voies et moyens de l'institutionnalisation du régime et, partant, à cristalliser les éventuels conflits ou désaccords au sein de l'élite politique. On aura l'occasion d'aborder plus loin cette question au regard de l'évolution du système politique et de ses enjeux. Présentement, on entend seulement souligner l'impact de l'hypothèque de la succession sur le contexte général de l'année 1977 et du Pacte Social: les changements intervenus dans le mode d'exer­cice du leadership bourguibien ont contribué à une modification du rapport du politique et du social sous la forme d'une plus grande perméabilité du premier aux tendances centrifuges du second. D'où la nécessité d'un recours effectif à l'arbitrage ultime du Chef de l'Etat pour prévenir toute dilution de l'autorité, mais en exposant la responsabilité de celui-ci au­delà de ce que pouvait laisser entendre le message du 14 janvier. Les relations de l'UGTT avec l'appareil du Parti et la ligne de conduite à suivre face aux différentes formes d'agitation sociale ont fait l'objet de discordances qui ont contraint le Président à sortir de sa réserve: le 17 septembre il recevait trois des membres du Bureau politique, MM. Nouira, Premier ministre et Secrétaire général du PSD, Tahar Belkhoja, ministre de l'Intérieur et Habib Achour, Secrétaire général de rUGTT, pour leur demander «d'éviter au pays» tout ce qui serait «de nature» à porter atteinte à sa stabilité, à sa cohésion, à son unité» (21). L'événement a été présenté comme une «réconciliation» visant à mettre un terme à une subite détérioration du climat politique: incidents de Sfax des 29 et 30 août, entrevue officielle de M. Habib Achour avec le colonel Qaddhafi à Tripoli, en présence de M. Mohamed Masmoudi, début septembre, confé­rence de presse de M. Achour le 6 septembre, discours de M. Nouira, le 9 septembre, devant une conférence des cadres du PSD (22), manifestation à Sfax le même jour (23), réunion de la Commission administrative de l'UGTT, le 15 septembre, réunion du Bureau politique, le 16 septembre sans la participation de M. Habib Achour... Malgré cette «réconciliation» opérée sous l'égide du Chef de l'Etat, les discordances devaient se mani­fester de nouveau, les troubles de Ksar-Hellal, les grèves tournantes de novembre et les actes de violence dont elles furent l'occasion alourdissant le contentieux entre l'UGTT et le Parti et donnant lieu à des analyses divergentes au sein de l'équipe dirigeante. Ce contentieux et ces diver­gences ne trouvèrent pas leur solution dans le bref communiqué du 19 novembre affirmant l'unanimité du Bureau politique autour du Contrat de Progrès, du Pacte Social et de la nécessité du dialogue (24). L'ouverture des débats budgétaires devant l'Assemblée nationale allait témoigner, aù contraire, de leur permanence, à travers notamment les prises de position respectives du Premier Ministre, de députés membres de l'UGTT et du Ministre de l'Intérieur. Le Chef de l'Etat intervint alors une deuxième

(21) Selon les termes de la déclaration faite par M. NoumA à l'Issue de l'audience, cf. le texte de cette déclaration et celle de M. ACHOUR dans la presse quotidienne du 18 septembre.

(22) Cf. le texte de ce discours affirmant l'autorité du Gouvernement et faisant réfé­rence à une «entreprise de sabotage >, in Le Temps, 11/9/77 : 2 et 5.

(23) Cf. Le Temps, 11/9/77 : 1. (24) Cf. le texte du communiqué in La Presse 20/11/77: 1.

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fois non plus pour chercher à maintenir un équilibre incertain, mais pour trancher, en mettant fin de façon soudaine, le 23 décembre aux fonctions de M. Tahar Belkhoja, ministre de l'Intérieur (25), et en nommant un militaire à la direction de la Sûreté Nationale, le colonel Zine el Abidine Ben Ali. Arbitrage sans appel si l'on en juge par le simple remaniement ministériel auquel a donné lieu le 26 décembre la démission de six ministres (26), vraisemblablement désireux, pour la plupart, de marquer leur désaccord avec l'éviction de M. Belkhoja.

L'épisode témoigne des implications politiques contradictores du désen­gagement relatif du Chef de l'Etat à l'égard de l'action gouvernementale: plus le Président se voit dans l'obligation de prendre du recul, plus s'affirme la pluralité d'un personnel dirigeant confronté au changement social, à tel point qu'il faut au Fondateur du régime sortir de sa réserve, momentanément, mais d'une manière qui engage profondément son autorité.

D'un autre type relève l'initiative prise en juin par le Président Bourguiba pour faire sortir les relations tuniso-libyennes de l'impasse. Sans doute, l'arbitrage rendu en l'espèce engageait-il lui aussi l'autorité du Chef de l'Etat; mais il n'affectait pas l'assiette de celle-ci. Sans entrer dans le détail des faits, on indiquera que le «dialogue de sourds» (27) entre la Tunisie et la Libye à propos de la délimitation du plateau conti­nental dans le golfe de Gabès menaçait fin mai de tourner à l'épreuve de force du fait de l'installation par le gouvernement libyen d'une plate­forme de forage américaine dans la zone contestée. Le 2 juin, le colonel Qâddhafi, dans un discours qualifié de «peu convaincant» dans la presse tunisienne (28), réaffirmait la position de son gouvernement: appartenance de la zone contestée à la Libye, caractère secondaire du différend avec la Tunisie, la solution résidant en définitive dans la fusion entre les deux pays, acceptation du principe de l'arbitrage et poursuite des forages, ceux-ci ne préjugeant pas des résultats de celui-là. Le 4 juin, le Président de la République tunisienne recevait le Haut Représentant de la Jamahirya libyenne et lui faisait part de sa satisfaction à propos du contenu du discours du colonel Qâddhafi dans la perspective d'une solution négociée (29). Le 6, le Bureau politique, réuni sous la présidence du Chef de l'Etat, prenait acte des données nouvelles résultant du discours du 2 juin, se prononçait dans le sens d'une reprise des négociations et rendait hommage «à l'attitude

(25) M. BELKHOJA était en voyage privé à l'étranger lorsque a été décidé son départ du gouvernement et que M. Abdallah FARHAT, Ministre de la Défense, a pris les fonctions de Ministre de l'Intérieur par intérim, jusqu'à la nomination à ce poste, le 26 décembre, de M. Dhaoui HANNABLIA.

(26) MM. LASRAM, CHATTY, BEL HAJ AMOR, ENNACEUR, KOOLI et BENNOUR, respectivement Ministres de lEconomie, des Affaires étrangères, Ministre chargé des Relations avec l'Assem­blée nationale et Secrétaire général du Gouvernement, Ministre des Affaires sociales, de la Santé et Secrétaire d'Etat auprès du Ministre de la Défense nationale.

Sur le remaniement ministériel, voir Documents, dans le présent AAN. (27) Cf. à ce sujet la précédente chronique politique. Sur les relations tuniso-libyennes

en 1977, voir dans le présent Annuaire la chronique diplomatique. (28) Le Temps, 4/6/77 : 1. (29) D'après la déclaration faite le 4 juin par M. SAYAH, qui avait été reçu par le

Président BOURGUmA avant l'entrevue de celui-ci avec le Haut Représentant libyen. Cf. la presse quotidienne du 5 juin.

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sage adoptée par le Combattant Suprême» (30). L'initiative prise par le Président Bourguiba devait déboucher sur un «compromis» en vertu duquel les deux gouvernements soumettaient la question de la délimitation du Plateau continental à la Cour Internationale de Justice (31) et sur une relance de la coopération entre les deux pays (32). Pour autant, il ne semble pas que les relations avec la Libye aient cessé de contribuer à la déter­mination du contexte politique tunisien. La question libyenne se greffe en effet sur la politique intérieure tunisienne depuis la Déclaration de Jerba de Janvier 1974. Il est manifeste que du côté libyen on n'a pas renoncé à la perspective de la fusion des deux Etats et que celle-ci sous­tend les attitudes contrastées d'une diplomatie attentive à tout ce qui en Tunisie pourrait influer sur l'orientation gouvernementale. On ne saurait prétendre démêler ici l'écheveau de relations bilatérales entre gouverne­ments et de données politiques internes à l'un des deux Etats. Tout au plus peut-on le constater pour l'inventorier parmi les éléments de nature à interférer avec les aspects «infrastructurels» de la conjoncture de mise en œuvre du Pacte Social. Force est pour l'analyste de reconnaître qu'aucun fait ne lui permet de spécifier cette interférence. Ainsi, que MM. Tahar Belkhoja et Habib Achour aient été l'un et l'autre appelés à œuvrer en vue d'une détente dans les relations tuniso-libyennes (33) mérite attention mais n'autorise aucune conclusion en liaison avec les événements de la fin de l'année 1977. L'entrevue du Secrétaire Général de l'UGTT, début septembre, avec le colonel Qâddhafi, en présence de M. Masmoudi (34), peut paraître plus importante encore dans la mesure où elle a correspondu aux premières manifestations d'une aggravation des rapports entre les directions de l'UGTT et du Parti. Mais s'il est établi que M. Masmoudi a fait l'éloge de l'UGTT comme axe d'un éventuel changement politique et que le Secrétaire Général de la Centrale ne s'est pas montré hostile à cette appréciation et à son auteur, il serait pour le moins hasardeux d'en inférer la conclusion d'une alliance ou l'amorce d'une collusion, déterminante pour la suite des événements, et engageant peu ou prou la responsabilité de Tripoli.

Une évocation du contexte du Pacte Social, fût-elle brève, se doit de faire référence à un dernier aspect qui n'est pas le moins important, à savoir les répercussions de la crise des économies occidentales. En 1977,

(30) Texte du communiqué dans la presse quotidienne du 7 juin. (31) Communiqué commun du 10 juin 1977. (32) Marquée par la réunion à Tunis fin octobre, de la Grande Commission Mixte

tuniso-libyenne. (33) M. Tahar BELKHOJA a été • chargé d'une mission spéciale par le Président BOUR­

GUIBA., auprès des autorités de Tripoli le 1er février 1977. Sa mission devait se traduire notamment par le retour en Tunisie de M. M'HENNI, fils d'un important entrepreneur tunisien, enlevé à Tripoli en janvier 1976. Cf. la presse quotidienne des 2 et 3 février.

Pour sa part, M. Habib ACHOUR s'est rendu à Tripoli du 14 au 17 mai 1977 sur invitation de l'Union des Syndicats libyens. A cette occasion il a eu un long entretien avec le colonel QADDHAFI sur les relations tuniso-libyennes. Sur cette visite, cf. le Temps, 18/5/77: 1 et 24; 19/5/77: 3 (texte du communiqué commun UGTT - Union des Syndicats libyens.

(34) La présence de M. ACHOUR à Tripoli se situait dans le cadre de discussions avec l'Union des Syndicats libyens relatives aux modalités d'application d'accords tuniso­libyens en matière de main d'œuvre.

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année de mise en œuvre du Pacte Social mais aussi du démarrage du Ve plan (le premier étant conçu en fonction des objectifs du second), la Tunisie a été particulièrement exposée aux contre coups de mesures d'inspiration protectionniste arrêtées par ses principaux partenaires commerciaux.

La stratégie tunisienne de développement, on le sait, s'appuie pour une large part sur la croissance des industries manufacturières, conçues comme mode de création d'emplois et d'élargissement des exportations. Parmi ces industries, encouragées par la loi d'avril 1972, le textile a connu une expansion spectaculaire: dans le cadre du IVe Plan, cette branche a représenté plus du quart de la valeur ajoutée de l'ensemble des industries manufacturières; elle a contribué pour 9,6 % à l'exportation totale des biens et services et a créé 14000 emplois (28 000 emplois au total dans le textile en 1977) (35). Or, le 22 juin 1977, le Gouvernement français prenait unilatéralement des mesures de «sauvegarde» tendant à limiter les importations de textiles (contingentement à l'égard des pays tiers par rapport à la CEE, institution de l'autorisation administrative préalable pour les importations en provenance des pays tels que la Tunisie) (36). Le 13 juillet, la Commission de la CEE remplaçait cette décision unilatérale par des mesures de restriction moins sévères avec effet rétroactif à compter du 1er juillet. En décembre, des négociations devaient déboucher sur un « arrangement» plus favorable à la Tunisie (37). Cette nouvelle péripétie des rapports Tunisie - CEE a conduit M. Nouira à affirmer la nécessité de repenser la politique tunisienne en matière d'échanges extérieurs, dans le sens, non d'une rupture avec les partenaires d'Europe Occidentale, mais d'une diversification des marchés (38) .

Le problème du textile ne résume pas à lui seul les menaces sur l'emploi et la balance commerciale induites par la dépendance de l'éco­nomie tunisienne à l'égard des pays industrialisés (39). Il se combine à cet égard avec d'autres phénomènes tels que le freinage de l'émigration et le renchérissement des biens d'équipement. L'ensemble souligne la conjoncture délicate du Pacte Social; d'autant que celui-ci se propose, rappelons-le de réguler l'évolution des salaires en fonction des prix, de la production et de la productivité, et qu'en 1977 il a anticipé sur un accroisse­ment de la production. C'est dire qu'il a distribué une importante masse monétaire à un moment où les facteurs exogènes pesaient lourdement sur le processus de formation des prix intérieurs. Par ailleurs, la production agricole a subi les méfaits de la sécheresse; la tendance à la spéculation au niveau des circuits de distribution s'en est trouvée renforcée compte tenu également de ce que les augmentations de salaires étaient de nature à accroître la demande. Dès lors, on conçoit que les prix à la consommation

(35) D'après les tableaux reproduit in Dialogue (148), 4/7/77 : 25-26. (36) Cf. la réaction de la Fédération Nationale du Textile, relevant de l'UGTICA

(motion du 29/6/77) in Le Temps, 30/6/77 : 5. (37) Cf. La Presse, 15112/77 : 4; Le Temps, 24/12/77 : 2. (38) Voir le discours prononcé par M. NOUIRA devant l'Assemblée nationale, le

11 décembre 1977, lors de la présentation du budget. (39) Dans son discours précité le Premier Ministre se référait à cette dépendance

en vue de sa correction «par un dosage judicieux de nos rapports économiques et commerciaux }).

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aient connu une hausse importante ~6,7 % en 1977 contre 5,4 % en 1976 (40) ; la plus forte poussée a été enregistrée durant le troisième trimestre, flambée imputable en partie au mois de Ramadan, qui s'est traduit comme à l'accou­tumée par une consommation accrue (41).

Force est de constater que c'est précisément à la fin du troisième trimestre qu'ont été enregistrés les premiers signes d'une brusque détério­ration du climat social et politique. On se gardera d'en conclure que la tension dans les rapports de l'UGTT avec le Parti et le Gouvernement, perceptible début septembre, serait le produit direct de la hausse des prix; ou que les incidents de Ksar-Rellal (début octobre), ayant pour cadre d'une des principales usines de textile, procèderait purement et simplement des menaces pesant sur cette branche d'activité. Ce serait là abstraire des difficultés économiques conjoncturelles de la toile de fond d'où elles tirent leur efficacité. Celles-ei ont créé un terrain propice à la mani­festation de la plus grande perméabilité du politique aux potentialités centrifuges secrétées par le changement social. Elles ont été l'occasion d'une dégradation du dialogue, de l'expression d'interprétations divergentes des implications du Pacte Social: pour faire bref, on dira qu'elles ont tendu à l'explicitation d'ordres de priorité différents; le Gouvernement et le Parti mettant l'accent sur la nécessité de la mobilisation pour la pro­duction en vue de contrecarrer la poussée inflationiste et par là éviter la neutralisation des mesures salariales consenties dans le cadre du Pacte; l'UGTT, en revanche, insistant sur le danger de neutralisation et mettant en cause à cet égard le comportement de certains groupes sociaux ainsi que la gestion des entreprises (42), considérés comme des obstacles à l'appli­cation effective du Pacte.

Autrement dit, le problème posé n'était pas en soi, celui des prix mais, confronté à la hausse, celui du consensus politique présupposé par le Pacte Social.

II. - LE PACTE SOCIAL ET L'ÉVOLUTION DU SYSTÈME POLITIQUE

Le Pacte Social, ainsi que le notait la précédente chronique, peut être interprété comme un nouveau pas franchi par le système politique tunisien

(40) Indice des prix à la consommation à Tunis (base 100: 1970): 1976 = 135, 8; 1977 = 144, 9. (Statistiques financières, (48) mai 1978: 61).

(41) Hausse de 4,2 % durant le troisième trimestre contre 2 % et 16 % durant les premiers et deuxième trimestres.

Indice des prix à la consommation à Tunis: 4' trimestre 1976 : 137. l or trimestre 1977 : 139,8. 2' trimestre 1977 : 142,1. 3' trimestre 1977 : 148. 4' trimestre 1977 : 149,7. (Source : ibid). (42) On notera que parmi les griefs formulés par les ouvriers de l'usine de la

SOGITEX de Ksar-Rellal figurait notamment la qeustion de la gestion de l'entreprise, le Directeur étant nommément mis en cause. Celui-ci, en revanche, devait bénéficier du soutien public des cadres de l'usine.

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dans le sens d'une formule conventionnelle. Il se situe dans le prolonge­ment du Contrat de Progrès, idée-force du discours politique, qui exprime une tentative d'adaptation du système au changement social sous la forme de la recherche de compromis entre intérêts de plus en plus auto­nomes et différenciés. Mais la portée du Pacte, sa signification convention­nelle, reste fonction de l'ensemble du mode de fonctionnement du régime. Plus s'affirme et se concrétise la reconnaissance du pluralisme social, plus se trouve mis en cause tout ce qu'un régime en transition peut encore receler de la formule politique rationnelle qui le caractérisait intérieure­ment (43). En d'autres termes, la reconnaissance du pluralisme social est susceptible de s'avérer un facteur de stabilisation ou, au contraire, de destabilisation suivant que se réalise ou non sa congruence avec l'évolution générale du système. Elle postule des changements au niveau de la mobi­lisation du consensus, le dialogue ne pouvant être cantonné dans la sphère de 1'« économique corporatif », au risque de se révéler un élément corrosif.

Durant l'année se sont produits un certain nombre d'événements de nature à illustrer la persistance de l'ambivalence, la désarticulation de l'ancien mode de fonctionnement continuant à se manifester sans que pour autant puisse être identifié un nouveau mode de fonctionnement. L'inculpation, en mars, pour atteinte à la sûreté de l'Etat d'une trentaine de personnes suspectées d'appartenance au Mouvement de l'Unité Popu­laire (MUP) de M. Ahmed Ben Salah, la condamnation, le 19 août, de plusieurs d'entre elles par la Cour de Sûreté de l'Etat, l'interdiction de la Conférence Nationale sur les Libertés Publiques organisée en juin sur l'initiative de personnalités proches du groupe des «Libéraux» ou «So­cialistes Démocrates» de M. Ahmed Mestiri, tous ces faits constituent autant d'éléments semblant attester de la permanence d'une conception rigide de l'unité politique. Mais, à l'opposé, les conditions de déroulement du "rocès dit du MUP, l'autorisation de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme en mai, un an après le dépôt de ses statuts, la parution en dé­cembre du premier numéro d'Er raï, hebdomadaire de langue arabe du Mouvement des Socialistes Démocrates, affaire également en instance depuis un an, l'audience accordée par le Président Bourguiba, le 3 octobre, à M. Mestiri venu lui soumettre un projet de «Pacte National» paraissent traduire une relative ouverture. En réalité, à l'examen, tous ces faits s'avèrent placés sous le signe de l'ambivalence. On remarquera qu'ils traduisent les uns et les autres l'inscription à l'ordre du jour d'une seule et même question, celle des libertés. Autrement dit, ils témoignent de ce que les changements intervenus au sein de la société tunisienne et du système politique lui-même confrontent celui-ci au problème de l'ex­pression politique du pluralisme, de la mise en place d'une formule politique conventionnelle tendant à dégager tous les niveaux de la vie sociale de l'emprise de l'Etat.

Le procès du «groupe Ben Salah» devant la Cour de Sûreté de l'Etat (13 juin-19 août) offre une première illustration du problème ainsi posé

(43) A ce sujet cf. Chronique politique. Tunisie AAN (XV), 1976.

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et de l'absence de solution globale et univoque. Les trente trois inculpés devaient répondre des chefs d'accusation suivants: atteinte à la dignité du Président de la République et des membres du Gouvernement, diffusion de fausses nouvelles, distribution de tracts et appartenance à une organi­sation clandestine. D'après l'acte d'accusation, Ahmed Ben Salah, (lui­même inclupé et considéré en état de fuite) aurait élaboré en liaison avec certains de ses ansiens collaborateurs établis en Tunisie et à l'étranger un plan visant à renverser le régime. Le «groupe de Tunis» aurait implanté des cellules dans le pays et participé à l'élaboration du Manifeste du Mouvement de l'Unité Populaire. Il aurait également fourni des articles au journal du Mouvement édité à Paris, assuré sa distribution en Tunisie et diffusé des tracts (44).

Les déclarations des accusés lors des audiences ont fait apparaître des différences d'apréciation entre le «groupe de l'intérieur» et le «groupe de Tunis» et au sein de celui-ci, l'un des principaux accusés (Mounir Kachoukh) s'insurgeant même contre l'appellation «groupe Ben Salah» donnée par la presse tunisienne. D'autre part, toujours en fonction de ces déclarations, il semblerait que le «groupe de Tunis» dans ses différentes nuances ait voulu non point créer une organisation clandestine structurée mais susciter un mouvement d'opinion susceptible d'imposer la reconnais­sance légale d'un parti socialiste d'opposition. Aussi les débats ont-ils donné lieu à l'évocation à plusieurs reprises de la loi du 7 novembre 1959 et de sa conformité à la Constitution. On sait que l'article 8 de la Consti­tution garantit la liberté d'association dans les conditions définies par la loi. Or, la loi du 7 novembre 1959 sur les associations laisse latitude au Ministre de l'Intérieur pour accorder ou non le visa à une association dans un délai de quatre mois après le dépôt des statuts. Cette forme de «politi­sation» du procès n'a pas entamé la sérénité des travaux de la Cour, le Président de celle-ci, M. Mohamed Salah Ayari se montrant attentif au respect des droits de la défense (45). Le verdict a été empreint du même souci de sérénité, trait que l'on a parfois tendance à identifier à la «clémence », alors qu'elle ne procède pas du même type de critères (46). La Cour s'est employée à établir des faits et à les caractériser au regard du droit. En d'autres termes, elle s'est prononcée selon le droit et non selon une conception donnée de l'équité. Ainsi a-t-elle considéré que les activités imputables aux accusés n'étaient pas de nature à porter atteinte à la sûreté de l'Etat mais qu'en revanche ils établissaient l'appartenance à une organisation clandestine et entraient en infraction au code de la presse.

D'autre part, dans son arrêt, la Cour a abordé la question de la cons­titutionnalité de la loi du 7 novembre 1959, pour considérer qu'elle n'avait pas à se prononcer en la matière, mais pour des motifs tenant au cas d'espèce, qui, a contrario, pourraient signifier la reconnaissance de la

(44) Cf. Le Temps, 14/6/77 : 16-17. (45) Le Président de la Cour est allé jusqu'à accorder une interview au journal

Le Temps pour démentir certaines interprétations de l'interruption du procès et expliquer certains points du déroulement des travaux de la Cour.

Cf. Le Temps, 3/7/77 : 24. (46) Dix sept condamnations, dont six par contumace, à des peines de prison de

six mois à huit ans.

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compétence du juge: l'absence de dépôt de demande dans le cadre de la loi de novembre 1959, de la part des accusés (47).

On le voit, le procès du MUP, du point de vue des libertés, ne peut être interprété de manière unilatérale: sous l'unité du droit, transparaissent de son objet et de sa conclusion, deux conceptions différentes des libertés, différences qui ne sont point imputables seulement à l'évolution de la conjoncture politique entre le stade de l'instruction et celui de l'évocation devant la Cour. A noter cependant que le procès s'est ouvert alors que le Ministre de l'Intérieur venait d'accorder le visa conférant existence légale à la Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l'Homme (48). Avant même l'ouverture du procès la Ligue devait d'ailleurs recevoir une plainte émanant des épouses de onze des accusés, dénonçant notamment les tortures dont ceux-ci avaient été l'objet dans les locaux de la police lors de leur arrestation.

A juste titre, la reconnaissance de la Ligue tunisienne pour la Défense des Droits de l'Homme a été saluée comme un événement particulièrement important étant donné que pour la première fois depuis l'indépendance «une association dotée d'un statut politique et indépendante du régime, ainsi que des institutions populaires comme le Parti et les autres organi­sations nationales» se voyait reconnaître le droit à l'existence (49). Le qualificatif «politique» ne saurait toutefois prêter à confusion; il se réfère aux objectifs généraux de l'association: «la défense et la protection des libertés fondamentales, privées et publiques, de l'Homme énoncées par la Constitution et les lois tunisiennes ainsi que par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme» (article 2 des statuts). Indépendante du Gouverne­ment et du Parti, la Ligue l'est également, d'après ses statuts, de tout autre parti ou tendance politique. C'est dire que sa reconnaissance n'entame pas le monopole politique du PSD mais en aménage les implications quant au mode de contrôle social. Il n'en demeure pas moins que le princIpe même de la Ligue relève d'un type de mobilisation du consensus différent de celui qui a sous-tendu jusque là le monopartisme tunisien; leur compa­tibilité ne paraît concevable que dans la perspective d'un renouvellement de ce dernier, voire de son dépassement; ce qui suppose l'aptitude du régime à penser et maîtriser sa propre évolution. Ainsi que l'observait le professeur Zmerli, président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme, «il est bien évident qu'on ne peut pas dissocier l'activité d'un organisme comme celui-ci (la Ligue) de l'ensemble de ce qui se passe au niveau de la direction politique d'un pays» (50). Pour sa part, le Ministre de l'Intérieur, M. Belkhoja, n'a pas manqué de sou­ligner que la Ligue devait cantonner son activité dans les limites fixées par la loi, mais non sans situer la reconnaissance de cette association dans le cadre d'un processus évolutif continu. Lors d'une conférence de presse, en réponse à une question relative à la «libéralisation» le Ministre

(47) Cf. la presse quotidienne du 20/8/77. (48) Visa du 7 mai 1977. (49) Le Temps, 15/7/77 : 3. (50) Interview in Le Temps, 8/6/77 : 4.

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déclarait: «Je ne vois pas pourquoi on utilise ce terme alors que notre système n'a jamais été dictatorial. Ce qu'il y a c'est une volonté de faire évoluer petit à petit nos structures économiques politiques et sociales de manières à ce qu'elles soient toujours adaptées à l'évolution des mœurs et de la réalité tunisienne. Ce fut le cas pour le Tribunal Administratif, la Cour des Comptes etc ... L'autorisation de la Ligue des Droits de l'Homme entre dans ce processus normal d'évolution» (51).

Pour apprécier pleinement la portée de la reconnaissance de la Ligue tunisienne pour la Défense des Droits de l'Homme, il convient de ne pas perdre de vue que celle-ci est issue d'un compromis entre des représentants du pouvoir et des milieux proches de l'opposition «libérale »; trait qui rend compte de ce que toutes les précautions ont été prises pour que la Ligue ne s'exprime pas «en dehors de la loi »; mais qui témoigne égale­ment d'une première forme de dialogue sur les modalités du «processus normal d'évolution» du système politique. Les premiers statuts de la Ligue avaient été déposés en mai 1976 par un groupe de quinze person­nalités «libérales» (52). Par la suite, celles-ci furent informées qu'un autre groupe avait formulé une demande dans le même sens et qu'il con­venait aux uns et aux autres de se concerter en vue de la constitution d'un organisme unique (53). Le compromis intervenu a consisté notamment en l'adjonction au groupe constitutif, des quinze, de sept membres du deu­xième groupe (54), et une modification des dispositions statutaires relatives aux modalités d'adhésion à la Ligue.

Durant ses premiers mois d'existence, la Ligue ne s'est pas départie d'une attitude modérée, qui n'a pas toujours été bien comprise (55). L'enquête qu'elle a menée à la suite de la plainte concernant les tortures dont auraient été victimes plusieurs accusés du «groupe Ben Salah» s'est soldée en définitive par un constat d'impuissance. Faute de pouvoir détenir des autorités judiciaires toutes les autorisations nécessaires à ses investigations la Ligue a reconnu dans son rapport, le 12 août, ne pouvoir confirmer ou infirmer la véracité de faits invoqués par les plaignants. En termes de stricte efficacité, un tel résultat pouvait paraître décevant. Mais il constituait néanmoins une interpellation à l'adresse des autorités et de l'opinion portant sur la nature des problèmes à résoudre pour per-

(51) Compte rendu de Khaled GUEZMIR in Le Temps, 5/5/77: 2, qui ajoute à cette citation: toutefois le Ministre de l'Intérieur a précisé que ces structures ne peuvent s'exprimer en dehors de la loi. Cf. également les interventions du Ministre de l'Intérieur devant les congrès des cellules de la presse du Parti et des Souks de Tunis (Le Temps, 4/5/77 : 1; 7/5/77 : 3).

(52) A noter cependant que le Professeur ZMERLIR qui figurait parmi ces qUinze personnalités et qui était déjà proposé comme Président de la Ligue s'est toujours déclaré libre de toute attache politique. Cf. son interview in Jeune-Afrique (857), 10/6/77 : 26.

(53) Sur les conditions dans lesquelles s'est constituée et a été reconnue la Ligue, cf. les Interviews déjà citées ainsi Le Temps, 7/5/77: 3; 15/5/77: 3.

(54) M. Abdelwaheb BOUHDIBA devenant ainsi le Secrétaire Général de la Ligue. (55) La première prise de position de la Ligue a consisté en un communiqué du

17 juin 1977 manifestant «son étonnement» quant à la présence de l'un de ses membres de son Comité directeur, M. Mustapha AYED, député au sein de la Cour de Sûreté de l'Etat. Le communiqué ajoutait «la ligue a décidé de régler ce problème conformément à ses statuts» (cf. Le Temps, 17/6/77 : 17).

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mettre à la Ligue d'agir dans le cadre de la loi (56). De plus, il confirmait la vocation de la Ligue à faire entendre sa voix sur des questions consi­dérées comme tabous dans de nombreux pays (57). A l'actif de la Ligue (et des autorités compétentes), il y a lieu de mentionner par ailleurs l'auto­risation obtenue en octobre de visiter six prisons de son choix (58).

Telle qu'elle affleure de la création de la Ligue des Droits de l'Homme et du Procès du MUP, la question des libertés s'avère indissociable de la réactivation de l'opposition «libérale »; d'une opposition cristallisée en courant extérieur au PSD (constituée de facto en «Mouvement des Démo­crates Socialistes ») et engagée dans une action tendant à ériger le thème des libertés en point de convergence des différentes tendances politiques, représentées ou non au sein du groupe dirigeant. La composition de la Défense au Procès du MUP comme l'inclination au compromis manifestée à propos de la création de la Ligue des Droits de l'Homme constituent des indices d'une telle ouverture pratiquée en direction d'autres secteurs de l'opposition comme du Pouvoir, sur la base de la défense des libertés.

Le 12 avril était rendu public un « appel pour le respect des libertés publiques en Tunisie» signé par 168 intellectuels (universitaires, enseignants, médecins, avocats, cadres ... ). Le document, prenant appui sur la Constitu­tion et l'adhésion de la Tunisie à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, mettait en cause la limitation des libertés publiques par voie législative et réglementaire ainsi que le développement de pratiques consti­tuant «une atteinte intolérable aux droits fondamentaux de l'homme et du citoyen ». Les signataires, en leur qualité de citoyens (à qui «incombe naturellement, à titre individuel ou collectif », la défense des libertés publiques), lançaient, en premier lieu, un «pressant appel» au Président de la République, «garant du respect de la Constitution », en vue de l'adoption de mesures susceptibles de redresser la situation (amnistie géné­rale, libération des détenus politiques, amorce d'un processus de «démo­cratisation réelle »); ils invitaient, ensuite, «tous les Tunisiens à être unis dans l'exigence responsable du respect «des droits de l'homme et du citoyen »; enfin, ils annonçaient la convocation d'une Conférence nationale sur les Libertés publiques, ayant notamment pour ordre du jour la création d'un «Conseil national» pour la défense des Libertés publiques, ainsi que la constitution à cet effet d'un Comité provisoire de cinq membres (59).

L'initiative, postérieure à l'inculpation des personnes suspectées d'appar­tenance au MUP, et antérieure à la reconnaissance de la Ligue tunisienne

(56) Sur cette affaire cf. SB: Tunisie: Difficile enquête sur la torture, Jeune­AfTique (871), 16/9/77 : 22-23.

(57) Dans son interview déjà citée à Jeune-AfTique, le Professeur ZMERLI, explicitant les buts des fondateurs de la Ligue, déclarait: «Nous sommes contre les polices parallèles contre la pratique de la torture, et si nous pouvons éviter celle-ci, ce sera un progrès •.

(58) En novembre, la Ligue est intervenue pour démentir l'affirmation de la section belge d'Amnisty International suivant laquelle des médecins seraient emprisonnés en Tunisie pour des raisons politiques.

(59) M.M. Hassib BEN AMMAR, Hammoud BEN SLAMA, Habib BouLAREs, Dali JAZI et Mohamed MOUADA.

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pour la défense des droits de l'homme (60), émanait des «Démocrates Socialistes». Elle n'en recevait pas moins, dès le départ, le soutien de citoyens extérieurs à ce mouvement (61). Par la suite, d'autres courants de l'opposition devaient se prononcer en faveur de la réunion de la Confé­rence nationale sur les Libertés publiques (62). Bien que les organisateurs aient invité des observateurs étrangers dont une forte délégation des USA, dirigée par un ancien Attorney général, la Conférence, prévue pour le 10 juin, se heurta à l'interdiction des autorités gouvernementales. Est-ce à dire que l'attitude de celles-ci puisse se résumer en une simple fin de non recevoir? Il semblerait que le Gouvernement ait été particulièrement préoccupé par l'invitation de délégations étrangères et qu'il y ait vu une forme de pression de nature à mettre en cause son autorité (63). D'autre part, on observera que l'autorisation de la tenue de la Conférence aurait constitué un pas vers la reconnaissance du Conseil national pour la Défense des Libertés publiques et par là aurait avalisé implicitement l'amorce d'une évolution vers le pluripartisme. Compte tenu de l'importance de son enjeu, la Conférence a momentanément réduit au silence les voix susceptibles de se faire entendre au sein du PSD en faveur de la recherche de nouveaux compromis sur la question des libertés. Le 2 juillet, lors de la clôture des travaux du Comité central du PSD, le Président Bourguiba déclarait: «Je n'ai guère entendu un seul congressiste demander la création de quelque nouveau Parti démocrate ou libéral ou de quelque Mouvement de l'Unité populaire. Ceux qui se prétendent «sociaux démocrates» ou autres imposteurs, sont en train de prêcher dans le désert» (64). La veille, en ouvrant la réunion de cette instance, M. Hédi Nouira avait mis en cause l'absence de «programme valable» de «ce qu'on a convenu d'appe­ler l'opposition» et avait dénié toute «force populaire d'attraction» à un courant qui compterait périodiquement ses adeptes: «( ... ) 96, 168, 350 voire 500 intellectuels, pseudo-intellectuels et autres soi-disant cadres signent des pétitions, se réunissent à la sauvette et croient avoir fait oeuvre émi­nemment politique» (65). Mais sur la question des libertés, de la «confron­tation des idées» et du «dialogue dans la liberté», la porte n'était point

(60) Parmi les critiques portant atteinte aux droits fondamentaux de l'Homme et du citoyen, étaient mentionné dans l'appel du 12 avril: «le refus injustifié du visa nécessaire à l'existence légale. de la Ligue des Droits de l'Homme, la «multiplication des arrestations arbitraires et des procès d'opinion., la «prolongation abusive des gardes à vue., les «difficultés faites aux Avocats dans l'exercice de leur profession », la «remise en cause de l'indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs •.

(61) En juin, lors de la tentative de réunion de la Conférence pour les libertés Publiques, le Comité Provisoire faisait alors état désormais du soutien de 528 personnalités tunisiennes.

(62) D'après Stuart SCHAAR, membre de la délégation américaine invitée à la Conférence, celle-ci aurait reçu l'appui (sous forme de lettres ou de télégrammes) «des éléments du MUP de l'intérieur », du Parti Communiste, «des leaders étudiants de gauche» et du Cheikh MOUROU, «la personnalité qui commence à s'imposer à la tête d'un mouvement similaire aux frères musulmans ». (S. SCHAAR., «Le jeu des forces politiques en Tunisie •. Maghreb-Machrek (78), octobre-novembre-décembre 1978: 71.

(63) Le communiqué laconique qui rendait compte dans la presse tunisienne de la tentative de réunion de la Conférence sur les libertés et des déclarations des organisateurs en raison de l'interdiction des autorités, notait: «Pour forcer la main aux autorités, les organisateurs de cette manifestation ( ... ) avaient invité plusieurs personnalités étrangères» (cf. Une conférence ratée, La Presse, 11/6/77: 10).

(64) Cf. Le Temps, 3/7/77 : 2. (65) Cf. Le Temps, 3/7/77 : 5.

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fermée. Les critiques formulées à l'encontre des «Démocrates Socialistes ~ donnaient acte de leur existence et de leur offensive sur le terrain des libertés (66). En définitive si elle n'a pas pu se réunir, la Conférence natio­nale sur les Libertés aura néanmoins eu un impact non seulement sur les relations entre les différents secteurs d'opposition mais encore sur leurs rapports avec le Pouvoir. Elle a vraisemblablement contribué à hâter la reconnaissance légale de la Ligue des Droits de l'Homme (67) et à lever certains des obstacles qui s'opposaient à l'existence d'une presse d'opposi­tion. Le 29 décembre devait, en effet, paraître le premier numéro d'Er Rai, hebdomadaire de langue arabe édité par l'Entreprise Maghrébine de Presse, elle-même dirigée par M. Hassib Ben Ammar, ancien ministre. L'autorisa­tion de paraître, obtenue en octobre, faisait suite à une demande formulée depuis un an (68). Ainsi les amis politiques de M. Ahmed Mestiri, sans constituer un parti légalement reconnu se voyaient-ils reconnaître la pos­sibilité de disposer d'un organe leur permettant de diffuser leurs concep­tions. A en juger d'après les prises de positions affichées dans le premier numéro d'Er Rai, le Mouvement des Démocrates Socialistes entendait placer son hebdomadaire sur le terrain de «la lutte pour le respect des libertés publiques, garanties par la Constitution », et ce, au profit de «toute ten­dance politique menant son action dans le cadre de la Constitution ». Autrement dit, Er Rai servirait de tribune à ses promoteurs dans la pers­pective d'un rassemblement de divers secteurs de l'opposition autour de la question des libertés, la légitimité du régime et de son fondateur étant placée au-dessus de toute contestation. Il est vrai que l'autorisation accordée à Er Rai ne répondait que partiellement aux demandes des Démocrates Socialistes, celles-ci portant également sur la publication d'un hebdomadaire en langue française, Démocratie (69). Le trait tendrait à montrer que les plus hautes instances gouvernementales sont favorables à une évolution mais entendent rester maîtres de celle-ci en procédant par touches succes­sives: «Le succès de notre entreprise (de développement), notait M. Hédi Nouira devant le Comité central du PSD, en juillet, dépend c. .. ) de la capacité du Parti à façonner une société responsable et tolérante dans un climat politique serein ». Autrement, ajoutait-il, «l'on risque de sombrer dans une situation intolérable où le desserrement de l'autorité signifierait la fin de toute autorité, où la tolérance dans la liberté déboucherait sur l'anarchie» (70).

Les infléchissements apportés au mode d'exercice de l'autorité, évoqués jusqu'ici à travers la question des libertés, approfondissent la désarticula­tion de l'ancienne formule politique en y introduisant de nouveaux fer-

(66) Cf. à ce sujet SB: Tunisie: Passe d'armes à fleurets mouchetés, Jeune-Afrique (862) 15/7/77: 28.

(67) Rappelons que «le refus injustifié du visa nécessaire à l'existence légale de la Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l'Homme. figurait parmi les pratiques dénoncées dans l'appel du 12 avril.

(68) Tout comme le problème de la Ligue des Droits de l'Homme, «le refus de délivrer le récépissé réglementaire nécessaire pour la publication de journaux était dénoncé dans l'appel du 12 avril 1977.

(69) Le premier numéro de Démocratie est paru le 1er juillet 1978. (70) Discours déjà cité du 1er juillet 1977.

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ments «conventionnels ». Par là, ces aménagements peuvent apparaître comme autant d'étapes assurant l'ébauche d'une solution au problème de l'expression politique du pluralisme. Mais en affectant la cohérence du système, ils peuvent entamer son aptitude à l'innovation et renforcer les obstacles structurels à «un desserrement de l'autorité» qui ne signi­fierait pas «la fin de toute autorité ».

Cette double dimension de l'évolution du système politique trouve certes son impulsion dans le changement social mais non sans la médiation de facteurs directement politiques, auxquels il a déjà été fait référence. Les compromis qui la matérialisent se sont frayés une voie à partir notam­ment des conditions créées par la démultiplication des responsabilités étatiques consécutive à l'état de santé du Président Bourguiba. De même qu'elle favorise une évolution placée sous le signe de l'ambivalence, cette donnée tend à en élargir l'impact: l'approfondissement du débat sur les voies et les moyens d'une institutionnalisation du régime de nature à garantir le consensus présupposé par le Pacte Social.

La réactivation de l'opposition «libérale» ou «démocrate socialiste» sur la base du mot d'ordre du respect des libertés s'inscrit dans le cadre d'un tel débat. La référence constante à la Constitution et au principe de légalité ne procède pas des impératifs d'une action défensive; il relève d'une offensive visant une modification des règles du jeu politique. Tout comme en 1971, les «libéraux ,> attendent du fondateur du régime qu'il couvre de son autorité morale une politique d'ouverture de nature à pré­venir toute convulsion dans l'hypothèse de l'après-Bourguiba. En 1971, entendant demeurer dans les limites du monopartisme ils étaient entrés en conflit ouvert avec le Président en se prévalant de la majorité du Parti. Se situant désormais à l'extérieur des structures du PSD sans renier l'héri­tage destourien, ils s'affirment en tant que force de réserve sur laquelle le Chef de l'Etat pourrait s'appuyer pour instaurer une formule conven­tionnelle garantissant la pérennité du régime. Dans le même temps où leur potentiel critique s'exerce à l'encontre du Gouvernement, s'affirme leur loyalisme à l'égard du Président Bourguiba en tant que «Combattant Suprême », personnalité investie d'une légitimité historique, et Chef de l'Etat, autorité constituée garante de la sauvegarde d'institutions fondées sur une légitimité de type «légal-rationnel ». Ainsi, a-t-on constaté que la pétition pour le respect des libertés publiques dénonçait une législation et des pratiques imputées au «Gouvernement» pour en appeler, en premier lieu au Chef de l'Etat. De même, convient-il de noter que lors de l'aggra­vation des relations tuniso-libyennes, à la veille même de l'intervention du Président Bourguiba, M. Mestiri avait publié, au nom du «groupe des Démocrates Socialistes », une déclaration appelant à l'arbitrage du Prési­dent de la République: «Il appartient au Chef de l'Etat, concluait la déclaration, de placer cette affaire (le litige avec la Libye) sur le plan national et au niveau de l'histoire, d'arrêter les choix et les options, afin d'éclairer le peuple sur la voie à suivre» (71). Qu'une telle ligne de conduite

(71) Déclaration publiée in extenso dans la presse quotidienne du 6 juin 1977.

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ne soit pas exempte de considérations tactiques ne signifie pas qu'elle se résume en une simple offre de services. Compte tenu de leur place sur l'échiquier et de leur culture politique, les Démocrates Socialistes sont enclins à voir une nécessité dans une formule «conventionnelle» régulant les conflits à partir d'une dissociation entre gouvernants et institutions. A défaut de disposer d'assises populaires qui leur soient propres, les «libé­raux» occupent une position charnière entre le Pouvoir et l'Opposition; ils expriment un courant susceptible de constituer l'axe d'une nouvelle dis­tribution des forces politiques, d'une alternative visant l'instauration d'un modus vivendi entre les différentes parties en présence, mais dont seul le Président Bourguiba peut permettre la réalisation. Par contre, ils pourraient craindre que le maintien des différents secteurs de l'opposition en marge des institutions ne les enferme dans des stratégies de rupture lourdes de menaces d'affrontements violents et n'affecte, du même coup, l'équilibre de l'équipe dirigeante sous la forme d'un raidissement. Face à une éven­tualité de ce type, les «libéraux» seraient marginalisés. Leur sort, en définitive, s'avère lié à celui des institutions. Nécessaire au regard de ce qu'ils représentent, l'instauration d'une formule conventionnelle leur est apparue possible à la faveur du désengagement du Chef de l'Etat de la ges­tion immédiate des affaires publiques et, par voie de conséquence, du rehaussement de sa fonction de recours (72).

Du moins cette nécessité et cette possibilité ressortent-elles du «Projet de Pacte National », élaboré par le Mouvement des Démocrates Socialistes à la fin du mois de septembre et proposé par M. Mestiri au Président Bourguiba, lors d'une entrevue le 3 octobre. Le «Projet de Pacte National» définissait les principes d'une compétition politique dans le cadre de la Constitution et était assorti d'un préambule constituant un réquisitoire non contre le régime lui-même mais contre le système de parti unique (73), existence de «risques réels de fascisation », rejet du recours à la violence, démocratisation du régime pour «éviter les soubresauts, les interventions extérieures et l'aventure ». A l'issue de l'audience accordée par le Chef de l'Etat, M. Mestiri soulignait que la porte restait ouverte à la discussion «en d'autres occasions », la question «étant évidemment du ressort du Président ». Le communiqué officiel, se référant aux milieux proches de la présidence de la République », insistait, pour sa part, sur «l'atmosphère cordiale» de la rencontre et sur la compétence du Parti, en matière de définition «des modalités adéquates» pour la pratique des libertés dans le cadre défini par la Constitution et les lois; il renvoyait toute «décision finale» sur les propositions formulées «au prochain congrès du PSD en 1979» (74).

(72) Sur la stratégie des «libéraux» cf. l'étude déjà citée de Stuart SCHAAR. (73) Contrairement à ce qui est soutenu in SB: Tunisie. L'offensive des démocrates

Socialistes, Jeune-Afrique (878), 4/11/77 : 72. (74) Cf. la presse quotidienne du 4 octobre 1977. Lors d'une conférence de presse, le 24 octobre, M. MESTIRI a indiqué que le Projet

de Pacte» avait également était soumis à M. NOUIRA, qui en aurait pris acte, étant entendu que son examen se ferait dans le cadre du prochain Congrès du Parti.

A noter que c'est à l'occasion de cette conférence de presse faisant suite à l'entretien avec le Chef de l'Etat que M. MESTIRI a annoncé l'octroi de l'autorisation de paraître à l'hebdomadaire Er-Rai. Cf. SB: Tunisie. L'offensive des démocrates socialistes, !oc. cit.

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Compte tenu de ce que le «Projet de Pacte National », dans l'esprit de ses promoteurs s'analysait en une mesure de sauvegarde face à la montée des périls, le renvoi au Congrès du PSD prévu pour 1979 apparaissait à certains égards comme une fin de non recevoir. Mais le principe même d'une formule conventionnelle et l'association des Démocrates Socialistes à son élaboration n'étaient pas rejetés a priori, étant entendu que l'éventualité d'un pluripartisme légalement reconnu restait exclue dans l'immédiat.

Le caractère nuancé de l'accueil ainsi réservé à l'initiative «démocrate socialiste» renvoyait en définitive à la dimension interne (à l'équipe gouver­nementale) du débat sur les voies et moyens de l'institutionnalisation. Au sein même du PSD étaient en effet avancées des propositions tendant à la mise en place d'une formule conventionnelle suivant des modalités compatibles avec le maintien, du moins dans un premier temps, du mono­partisme; propositions qui faisaient surface à partir notamment de plusieurs déclarations publiques de M. Tahar Belkhoja, Ministre de l'Intérieur et membre du Bureau politique (75). Sans entrer dans le détail de ces prises de position, on en mentionnera les idées-forces, dont la formulation, au demeurant a varié en fonction de l'évolution du climat social et politique: du fait des mutations économiques et sociales, le système politique est confronté à des défis qu'il est à même de relever, non par la force, mais en assumant l'existence de différences de divergences; dans cette perspec­tive, doit être assurée la primauté de l'Etat sur le Parti ainsi que la transformation du PSD en rassemblement autour d'une large plate-forme organisant la coexistence entre diverses tendances (76). A vrai dire, ces thèmes n'étaient point nouveaux, ni ne constituaient l'apanage de l'ancien Ministre de l'Intérieur; sous d'autres formes et, en d'autres circonstances, le Premier ministre s'en était fait l'interprète (77). L'innovation résidait dans la fréquence de leur évocation et dans la liberté de ton adoptée, indices de l'intensité d'un débat allant jusqu'à mettre à l'épreuve la soli­darité gouvernementale dès lors qu'avec les incidents de Ksar-Hellal et la vague de grèves de novembre se posait le problème du maintien de l'ordre. Intensité d'un débat à la mesure des tensions induites par la dis­torsion entre les présupposés du Pacte Social et le degré d'évolution du système.

L'arbitrage présidentiel concrétisé par le remaniement ministériel de décembre n'a point, à proprement parler, tranché le débat ni supprimé ses causes. Il a eu pour effet de le suspendre en s'employant à annihiler

(75) Les prises de position de l"ancien Ministre de l"Intérieur nous intéressent ici <m tant que manifestation publique de l"existence d'un débat, et ce au-delà de la personne de leur auteur et de la question de sa place effective sur l"échiquier politique. Par ailleurs, on n'ignore pas que le débat sur les voies et moyens de l"institutionnalisation s'inscrivait dans le cadre d'une confrontation mettant en jeu non seulement des conceptions stratégiques mais aussi des considérations tactiques liées à la nature des responsabilités officielles respectives des participants ainsi qu'à leur poids réel et potentiel au sein du groupe dirigeant.

(76) Cf. à ce titre d'illustration, les comptes rendus de diverses déclarations publiées dans la presse quotidienne tunisienne des 16/1, 15/2, 12/3, 29/3, 7/5, 8/11, 4/12, 11/12. Voir également les propos rapportés par Daniel JUNQUA in Tunisie; les Sirènes de la Démocratie, Le Monde, 17/3/77 : 2.

(77) Cf. la précédente chronique politique: AAN (XV), 1976: 406-407.

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certaines de ses conséquences, au premier rang desquelles l'amorce d'une bipolarisation au sein de la structure gouvernementale (78). La sauvegarde de l'autorité de l'Etat et de l'unité de commandement prenaient désormais le pas sur toutes autres considérations, la capacité régulatrice du système politique se révélant mise en cause par l'hétérogénéisation des éléments constitutifs de celui-ci, autrement dit par les facteurs qui fondaient et entretenaient le débat.

III. - LE PACTE SOCIAL ET LA RÉGULATION DES CONFLITS

Le consensus présupposé par le Pacte SociaL passait, semble-t-il, par la réunion de deux conditions. D'une part, il s'agissait pour le Parti de servir de support organique et «éthique» au dialogue, d'assurer sa propre transmutation en parti-institution centré sur une plate-forme assurant l'agrégation des différents intérêts. D'autre part, il importait qu'au sein de l'UGTT se maintînt un haut degré de centralisation, l'organisation syn­dicale étant appelée à canaliser les aspirations de ses mandants, à convertir leurs demandes de manière à assurer leur congruence avec la plate-forme exprimée par le PSD. Dans une perspective évolutive une décentralisation relative de l'UGTT s'avérait concevable au fur et à mesure de l'appro­fondissement de la transmutation du PSD.

La première de ces conditions se situait précisément au cœur du débat sur l'institutionnalisation, trait qui exprimait l'importance, et les difficultés, de sa réalisation. Quant à la seconde, elle a, par défaut, déter­miné la suspension de ce même débat. Le caractère ambivalent de l'évo­lution du système politique, impulsée par le changement social, s'est en effet traduit, corrélativement, par une forte résistance de l'ancien mode de contrôle social au niveau du Parti et par une altération de la centra­lisation au sein de l'UGTT.

Les statistiques disponibles en matière d'effectifs tendent à faire appa­raître que non seulement le PSD serait à même d'opérer sa transmutation mais encore que celle-ci serait amorcée. Le nombre de ses adhérents s'avère en progression constante si l'on en juge d'après les chiffres suivants:

1971: 345 000 adhérents 1972: 379 000 » 1973: 411 000 » 1974: 479000 »

(78) Cf. à ce propos l'interview de M. Hédi NOUIRA in Le Monde, 30;12/77: 1 et 4. D'après le journaliste (Daniel JUNQUA) qui a receullli les propos du Premier Ministre, celui-ci aurait déclaré «Il faudrait qu'on en finisse avec des cadres, des étiquettes, des schémas tout faits. Je veux tout de même vous dire que si quelqu'un a contribué à libéraliser la vie publique en Tunisie, c'est moi, alors que d'autres ne voulaient rien lâcher... Mais je n'ai pas l'habitude de faire de la politique sur les tréteaux.... Allusion à l'ancien Ministre de l'Intérieur qui, du moins à travers les mass media, occupait le « terrain libéral •.

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1975: 522000 1976: 552 000

» »

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(79) .

Cette expansion a correspondu, pour partie, à une augmentation du nombre des cellules, celles-ci passant de 1 535 en 1975 à 1 773 en 1976 (80).

Le phénomène de croissance des effectifs s'analyserait également en un rajeunissement: les 30853 candidats aux élections des bureaux de cellules en 1977 (22217 en 1975) représentaient une moyenne d'âge de 37 ans (41 ans en 1975); 55,7 % d'entre eux se situaient dans les tranches d'âge 20-40 ans, et seulement 5,4 % avaient plus de 60 ans (81).

Parti de masse, ouvert sur la jeunesse, le PSD serait représentatif de l'ensemble des catégories sociales. Ainsi, la répartition socio-professionnelle des candidats aux élections des bureaux de cellules en 1977 était la suivante:

- Agriculteurs: - Artisans et commerçants: - Enseignants: - Fonctionnaires : - Ouvriers: - Professions libérales:

34,9 % 7,7 %

12 % 19,2% 22,6 % 3,6 % (82).

Sans doute, ces quelques indications chiffrées gagneraient-elles à être étayées par les résultats d'enquêtes portant sur un échantillon plus large que le seul ensemble formé par les candidats aux élections des bureaux de cellules. Quand bien même seraient-elles plus complètes, elles n'auto­riseraient aucune conclusion définitive. L'ouverture sur la jeunesse et le dynamisme des cellules ne sont pas perceptibles à partir du seul langage des chiffres (83). Quoi qu'il en soit on ne saurait ignorer celui-ci. S'il ne préjuge pas de la nature du Parti en tant que force, il atteste de la réalité de cette force et de son poids.

Autorisée par le renouvellement des effectifs du Parti, commandée par les transformations du système politique et de son environnement social, la transmutation du PSD s'est heurtée à des obstacles tenant aux modalités de cette évolution. L'ambivalence des transformations politiques et l'am­pleur des mutations affectant le comportement social ont pu semer le doute, voire inciter à l'attentisme, chez certains militants; ou, à l'opposé, ancrer la conviction que tout «desserrement de l'autorité» serait synonyme d'anarchie. On citera à cet égard le discours prononcé par M. Hédi Nouira

(79) Pour les années 1971 à 1974, chiffres cités par M. Mohammed SAYAH, Directeur du PSD, dans une interview à Dialogue (132) 14/3/7 7 :2. Les chiffres relatifs à 1975 et 1976 sont empruntés à Dialogue (135) 4/4/77 : 28.

(80) D'après Dialogue (135) , 4/4/77: 28. L'hebdomadaire du PSD se réfère aux résultats de raports de synthèse établis par les Comités de coordination et examinés le 23/3/77 par le Bureau Politique. Ces différents chiffres sont également repris dans le numéro 145 du 13/6/77 (p. 16 et 17).

(81) Ibid. (82) Pourcentages établis à partir des chiffres bruts cités in Dialogue Loc. cit. (83) Cf. à cet égard les questions posées à M. Mohammed SAYAH dans le cadre de son

interview à Dialogue, Loc. cit.

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devant la réunion du Comité de Coordination et des responsables des orga­nisations nationales du Gouvernorat de Béja, le 29 octobre. Se référant aux interventions des participants, le Premier ministre et Secrétaire général du PSD devait dénoncer le scepticisme et la tentation du recours à la force: «Rien ne sert de cancaner à longueur de journée en faisant grief au Parti de ne pouvoir tout réaliser en même temps. Le Parti est vôtre et c'est de vous qu'il tire sa force. Comment peut-on permettre qu'il soit bafoué? Pour réagir contre de tels agissements, il n'y a pas lieu de faire appel à la répression. Réagir c'est faire en sorte que le Parti soit fort, omniprésent, en mesure de faire échec à toutes provocations. S'il y a des gens qui pensent avoir une autre conception de la gestion des affaires du pays, ils sont libres de leur opinion. La question qui se pose, en ce qui nous concerne, c'est de savoir si nous avons toujours foi dans ce que nous entreprenons, dans la politique que nous avons tracée lors de nos congrès. Avons-nous toujours confiance dans le bien-fondé de notre action?» (84).

Il n'est malheureusement pas possible de s'arrêter plus longuement sur ce discours alors qu'il constitue un document particulièrement révélateur de la nature des problèmes rencontrés par le Parti. Au-delà du contexte particulier de la ville de Béja et d'une conjoncture alors dominée par les incidents de Ksar-RelIaI, le discours du Secrétaire général du PSD déve­loppe un thème à portée générale, celui de l'autonomie, nécessaire mais non réalisée, du Parti à l'égard de l'Etat: «Je crois comprendre, déclarait M. Nouira, que certains attendent du Gouvernement qu'il défende le Parti et l'impose en faisant appel à la force publique. C'est oublier que c'est au contraire au Parti de défendre le Gouvernement et non l'inverse. C'est en effet dans les principes du Parti que l'action gouvernementale puise son essence. Si le Parti est faible c'est à vous qu'il incombe de le renforcer. Encore faut-il que vous soyez vous-mêmes forts. Quant à faire appel à la force publique, le fait est pour le moins paradoxal. Oublie-t-on qu'aucune disposition légale ne stipule l'existence d'un parti unique dans le pays. C'est à vous d'œuvrer pour assurer l'avenir et l'épanouissement de notre parti. Nous sommes tous concernés parce qu'il s'agit d'un parti prestigieux qui a son passé, son histoire, ses hauts faits et dont l'action est toujours positive» (85).

L'hétéronomie du Parti a pour corollaire l'autonomie de l'UGIT (86). Compte tenu des difficultés rencontrées par le PSD, le problème de la dimension «éthique ,> de la plate-forme d'agrégation des intérêts est demeuré entier. En d'autres termes, aux compromis réalisés au niveau «économique corporatif» a fait défaut un humus susceptible de garantir leur vitalité. Le pluralisme social n'a pas trouvé de médiation politique à même de l'organiser et de neutraliser les facteurs d'entropie qu'il recèle. Le rôle de l'UGIT en tant que ligne de défense du système s'en est trouvé rehaussé, mais au-delà des capacités qui étaient les siennes dans ce cadre. Elle a tendu à polariser des aspirations diverses mettant en cause la traduction

(84) Cf. le texte de ce discours in La Presse, 1/11/77. (85) Ibid. (86) Cf. à ce sujet: Chronique Politique Tunisie, AAN (XV) 1976: 405.

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politique du pluralisme social, phénomène qui, à la limite, la submergeait et la neutralisait dans sa fonction de régulation des conflits. Effet «pervers» de l'autonomie et facteur d'approfondissement de celle-ci, la polarisation a joué dans le sens de la décentralisation.

Avant d'expliciter cette «décentralisation» précisons que dans notre esprit les difficultés de la transmutation du Parti n'ont pas été la caus,e des changements survenus au niveau de l'UGTT. Les unes et les autres ren­voient aux mêmes données (circonscrites par les nouveaux modes de comportement social et la désarticulation de l'ancienne loi de fonctionne­ment du régime), étant entendu qu'il y a eu rétroaction de part et d'autre.

On a pu écrire de Habib Achour, Secrétaire général de l'UG'IT, qu'il gérait la centrale «comme une entreprise familiale» (87). L'expression résume, de façon mordante, certains des traits à travers lesquels se mani­festait la centralisation de l'UGTT: la personnalisation de la direction syndicale par le biais d'un discours à dominante populiste et le recours éventuel à des pratiques de type administratif dans les rapports entre le sommet et la base (88). Cependant on s'interdirait de comprendre le renouveau de l'UGTT depuis 1970 si l'on s'en tenait à cette seule dimension. La personnalisation, forme particulière de centralisation, n'a pas fait obs­tacle à la pénétration de l'organisation syndicale par de nouvelles géné­rations de militants issues des transformations de la société. Loin de s'y opposer (et, voire, à défaut d'être en mesure de s'y opposer), la person­nalisation s'est accommodée de cet apport de sang neuf qui confortait la crédibilité de la centrale sans en menacer la direction.

L'attitude nuancée race aux grèves qui fut longtemps celle de l'UGTT a procédé de cette canalisation d'un nouveau dynamisme. L'UG'IT pou­vait se prévaloir simultanément de son audience populaire et de sa qualité de partenaire responsable; d'où son poids accru au sein du système poli­tique, avec pour corollaire le renforcement de la position du Secrétaire général à l'intérieur du régime et à la tête de l'organisation syndicale. Le caractère fonctionnel de la centralisation au regard de l'ensemble du système politique trouvait sa matérialisation dans un certain nombre de pratiques ou de procédures; parmi les principales, citons l'appartenance de M. Habib Achour au Bureau politique du PSD depuis son retour au Secrétariat général de l'UG'IT en 1970 (89), la rencontre hebdomadaire entre celui-ci et le Premier ministre (90), l'approbation nécessaire de la Centrale à tout ordre de grève pour que cette dernière soit réputée légale

(87) Cf: Portrait. La périlleuse progression d'un navigateur à vue, Jeune Afrique (856), 3/6/77 : 25.

(88) Cf. à cet égard les observations de Souhayr BELHASSEN in: Syndicalisme et politique. L'expérience tunisienne, Jeune Afrique (856), 3/6/77: 18-23.

(89) Nommé au Secrétariat Général de l'UGTT en 1970 (nomination ratifiée par un Congrès) , M. Habib ACHOUR a été nommé la même année à la Commission Supérieure du PSD, instance qui remplaçait provisoirement le Bureau Politique. A l'issue des Congrès de 1972 et de 1974, M. ACHOUR, élu au Comité Central, a été appelé à siéger au Bureau Politique. Rappelons qu'en 1971 l'attitude du Secrétaire Général de l'UGTT a été d'un grand poids face à l'offensive de MM. MESTIRI et LADGHAM.

(90) On trouvera confirmation de ce tête-à-tête hebdomadaire (depuis 1976) dans le «livre bleu. publié par le PSD après les événements du 26 janvier, (La Politique contrac­tuel1e et les événements de Janvier 1978 op. cit. p. 54).

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(91). Le Pacte SociaL, accord au sommet négocié et conclu par la direction de l'UGTT, participait de la centralisation ainsi définie.

La tendance à la «décentralisation» s'est traduite non par une atténua­tion du phénomène de la personnalisation mais par une modification de son contenu et de sa portée. Il a fait l'objet de mutations de nature à le dissocier d'avec la centralisation, dont il constituait à l'origine le véhicule. Les nouvelles générations de militants syndicaux ont, à la faveur de l'accélération de l'évolution du climat social, accru leur influence au sein de leur organisation. Figure de proue du Mouvement syndical, symbole de la continuité de l'œuvre de Ferhat Hached et élément, parmi les plus importants, de l'équilibre politique, la personne d'Habib Achour, jouissait en quelque sorte d'une immunité excluant toute atteinte, d'origine interne, en principe de son Leadership. Mais, en revanche, dans ses modalit& d'exercice, ce leadership était affecté par la poussée venant de la base. A la limite, la personnalisation était, à la fin de 1977, en voie de se combiner avec l'ébau­che d'une formule conventionnelle interne à l'UGTT. Ce qui ne veut point dire que le Secrétaire Général de l'UGIT était débordé par ses mandants; proposition qui surestimerait l'intensité de la poussée d'une partie de la base et méconnaîtrait le sens tactique du Secrétaire général. Tout au plus convient-il d'entendre que la gestion de l'UGIT s'écartait progressive­ment du modèle de «l'entreprise familiale ».

Le processus de décentralisation amorcé au sein de l'UGTT était déjà perceptible lors du 14e Congrès national de l'Union tenu à Tunis du 24 au 27 mars 1977. Un congrès incontestablement marqué par un succès personnel de M. Habib Achour si l'on considère sa réélection au Secrétariat général par les congressistes unanimes. Préalablement à cette manifestation d'unité autour de sa personne, M. Achour avait eu l'occasion d'affirmer la solidité de sa position en refusant, au nom de la nécessité de respecter les traditions syndicales en vigueur au sein de l'UGTT, la proposition de réélection à vie formulée en sa faveur par un délégué. Cependant, cette unanimité imposante ne devait pas empêcher l'expression, en marge des travaux officiels du Congrès, de critiques à l'encontre des modalités de conclusion du Pacte Social: dans le même temps où le Congrès, dans sa motion générale, enregistrait «avec satisfaction l'importante date du 19 janvier 1977 », une pétition signée par six cents syndicalistes mettait en cause le Pacte en tant qu'accord au sommet conclu sans consultation préalable des représentants de la base syndicale (92). Par ailleurs, le

(91) Sur cette disposition du Code du travail cf: Chronique Politique Tunisie, AAN (XV) 1976 : 399.

(92) L'existence de cette pétition a été révélée dans Le Monde du 31 mars. Le Secrétaire Général de l'UGTT engageait alors des poursuites devant la justice tunisienne pour «diffusion de fausses nouvelles et diffamation.. Sur le plan judiciaire, l'affaire devait se solder par un non-lieu. Par la suite, les autorités gouvernementales ont confirmé l'existence de cette pétition (cf. l'interview de M. Hédi NOUIRA in Le Monde, 30/12/77, déjà citée), pour étayer la thèse d'un débordement de la direction de la Centrale.

Déjà, dans le cadre de son enquête: «Tunisie; les sirènes de la démocratie., Daniel JUNQUA, envoyé spécial du Monde, avait fait état de critiques émanant de responsables de syndicats de base ou de fédérations à l'encontre des conditions de la conclusion du Pacte Social ILe Monde 17/3/77: 2). M. Habib ACHOUR avait répondu par une mise au point (cf. Le Temps 19/3/77 : 2).

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document d'orientation, intitulé «Développement plus rapide, Distribution plus équitable », élaboré à l'intention du Congrès par des «militants syndi­calistes, techniciens et responsables» (93) témoignait de la recherche d'une plate-forme; par là, il concrétisait la volonté de l'UGTT «d'apporter sa contribution à l'élaboration d'un programme de développement économique et social à long terme »; mais, simultanément, il exprimait un compromis entre les diverses composantes de la Centrale, qui rompait avec un discours oscillant entre le corporatisme et le populisme (94). Sans doute, le document ne posait-il que les tout premiers jalons d'une plate-forme. Il n'en conte­nait pas moins un certain nombre de considérations postulant un dépasse­ment des perspectives gouvernementales et syndicales ayant présidé à l'élaboration et à la conclusion du Pacte Social. Ainsi, tout en qualifiant de «considérables» les «acquis des travailleurs» depuis 1970, les rédac­teurs du document estimaient, chiffres à l'appui, que l'économie tunisienne restait encore «caractérisée par l'évolution divergente des revenus des salariés et des non-salariés et par la concentration des revenus, au profit de ces derniers », et que ce trait consacrait «les grands écarts existant entre les revenus des salaires et ceux des propriétés (95). De même, se référant à «la dégradation relative de la condition des travailleurs », ils contestaient la méthode d'élaboration de l'indice officiel des prix (96) et se prononçaient pour la construction d'un indice UGTT des prix à la consom­mation (97).

A la brusque accélération de l'évolution de la situation sociale enre­gistrée à partir du mois de septembre, a correspondu un approfondissement du processus de décentralisation, qui s'est manifesté dans toute son ampleur à l'occasion du Conseil national de l'UGTT des 8-10 janvier 1978. Mais, pour l'analyste, confronté à «l'histoire immédiate », force est d'admettre que les événements intervenus antérieurement à cette date ne se prêtent pas, de ce point de vue, à une lecture aisée. Des conflits tels que la grève de Ksar-Hellal et les manifestations de Sfax nécessiteraient une enquête approfondie pour faire apparaître leur portée au regard de la situation intérieure de l'UGTT. On notera que la grève de Ksar-Hellal a revêtu un caractère «sauvage» dans la mesure où n'étaient pas réunies les conditions prescrites par le Code du Travail, dont l'accord préalable de la Centrale. Il semblerait qu'en l'occurrence le déroulement du conflit ait échappé au contrôle du syndicat local. Par la suite, sans approuver officiellement le mouvement, l'UGTT devait réclamer l'ouverture d'une enquête. En ce qui concerne les manifestations de Sfax, ville intimement liée à l'histoire de l'UGTT, bastion syndical sur lequel s'est toujours appuyé M. Habib Achour,

(93) UGTT 14- Congrès National - Développement plus rapide, Distribution plus équitable. Tunis, Imprimerie UGTT, mars 1977.

(94) L'Introduction du document s'avère, à certains égards, un modèle de construction • balancée» qui salue les réalisations passées pour, en définitive, appeler à un dépasse­ment du • corporatisme étroit» et à l'action contre des • manifestations( de la politique de développement) négatives et nuisibles à l'union nationale et à l'intérêt du pays •.

(95) Développement plus rapide, Distribution plus équitable op. cit., p. 12-13. (96) Ibid, p. 13. (97) Cf. le chapitre l de la troisième partie du document, consacré à l'indice des

prix (p. 31-41).

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il est difficile de penser qu'elles aient pu traduire une réorientation des rapports base-sommet. Elles auraient plutôt permis à l'UGTT et à son Secrétaire général d'affirmer leur poids (98).

Les grèves de novembre, consécutives aux menaces de mort formulées à l'encontre de M. Habib Achour le 26 octobre (99) paraissent plus signi­ficatives du processus de décentralisation. Elles ont fait apparaître un certain décalage entre l'attitu.de de la direction de la Centrale et celle de plusieurs syndicats de base et d'unions régionales. Le 5 novembre, le Secré­taire général de l'UGTT était reçu par le Président Bourguiba avec qui il s'entretenait «de plusieurs questions politiques et syndicales d'ordre géné­raI». Le 7 novembre, le Bureau Exécutif de l'UGTT, se référant «aux données de l'affaire» et à l'audience accordée par le Chef de l'Etat à M. Habib Achour, lançait «un appel pressant aux camarades travaillleurs et à leurs formations syndicales pour qu'ils gardent leur sang-froid et s'abstiennent de toute action spontanée, en ce qui concerne cette question, en attendant la fin des procédures légales et la décision de la justice» (100). Malgré cette invite, des grèves de protestation étaient déclenchées à partir du 9 novembre, avec pour point culminant, l'arrêt de travail des enseignants le 15 novembre. De plus, la Commission administrative de l'UGIT, réunie les 15 et 16 novembre, avalisait l'ensemble du mouvement de protestation. Au-delà de la question, au demeurant peu claire, des menaces de mort à l'encontre du Secrétaire général, la dynamique du mouvement procédait d'une volonté de défense de l'indépendance syndicale et du droit de grève jugés menacés par des menées imputées à certains éléments du Parti Socialiste Destourien, sous la forme notamment de milices parallèles (101). A tel point que le 17 novembre, l'agence TAP publiait un communiqué pour indiquer que «suite aux rumeurs et déclarations récentes relatives à l'existence de milices parallèlement aux services officiels de la sécurité», les «milieux autorisés de la Direction générale de la Sûreté nationale» faisaient savoir qu'ils n'avaient pas «connaissance de l'existence de telles organisations» (102). L'élargissement du mouvement syndical de protestation et l'approbation donnée après coup par la direction de la Centrale ne sau­raient être dissociés des incidents qui ont accompagné les grèves. Dans ces actes de violence les responsables syndicaux ont estimé pouvoir identifier l'œuvre de provocateurs proches de certains milieux officiels; et, par là même, ils y ont trouvé une confirmation de la réalité des menaces dont ils faisaient état.

Malgré la réconciliation au sommet intervenue au cours de la réunion du Bureau politique du PSD, le 19 novembre, l'agitation sociale alla,!t faire l'objet d'une nouvelle relance sous la forme de conflits, à base de reven-

(98) Le 6 octobre, à l'occasion d'une réunion groupant autour du gouverneur de Sfax les représentants des partenaires sociaux, M. Habib ACHOUR se posait en quelque sorte en arbitre de la situation. Cf. le compte rendu de la réunion in l'Action, 7/10/77: 1 et 2.

(99) Menaces formulées par un particulier dans le cadre d'un établissement de boissons à Sousse.

(100) Communiqué publié dans la presse quotidienne du 8 novembre. (101) Cf. à ce sujet: Incertitude à Tunis, MaghTeb-MachTek (79), janvier-février-mars

78: 16. (102) Communiqué publié dans la presse quotidienne du 17/11/77.

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dications professionnelles, dans les mines et chemins de fer notamment. Une entrevue, le 16 décembre, entre le Premier ministre et le Secrétaire général de l'UGTT se soldait par un échec, le Gouvernement estimant ne pouvoir donner satisfaction aux démarches dont il était saisi. C'est dans ce climat de tension qu'intervenaient alors le remplacement de M. Tahar Belkhoja au ministère de l'Intérieur et la nomination du colonel Zine-el­Abidine Ben Ali à la Direction générale de la Sûreté. L'UGTT, sous la signature de son Secrétaire général, interprétait ces mesures comme «un tournant dans la politique du pays vers un durcissement) dont «les pro­chains jours» démontreraient «la réalité» (103). Soucieux de désamorcer la situation, le Gouvernement finissait par conclure un compromis avec les représentants des mineurs et des cheminots en accédant à certaines dte leurs revendications (104). Mais la Fédération de l'Agriculture de l'UGTT lançait à son tour un mot d'ordre de grève pour le 4 janvier en vue du règlement d'un contentieux, d'après elle, en suspens depuis deux ans (105). Le Gou­vernement, par le canal du ministre de l'Agriculture y opposait le langage de la fermeté (106). Le déroulement de la grève donnait lieu à des incidents devant le siège de l'UGTT entre grévistes et forces de police. Le Bureau Exécutif de la Centrale, réagissait par un communiqué dénonçant une «provocation préméditée» portant atteinte «à l'immunité du siège de l'UGTT» et annonçant que le Conseil national de l'organisation, dont la réunion était déjà prévue, serait saisie de cette affaire «afin de prendre les décisions» qu'il jugerait «opportunes» (107).

Du 8 au 10 janvier, le Conseil national de l'UGTT se réunissait à huis clos. M. Habib Achour devait y annoncer sa démission de membre du Bureau politique et du Comité central du PSD (108). Ce faisant, il répondait aux demandes formulées en ce sens à la tribune du Conseil national. Néanmoins, la décision ne lui avait point été imposée par les délégués au Conseil. Elle procédait, d'une part, de la réduction des contours de la coalition au Pouvoir, consécutive au remaniement ministériel de décembre (109), et, d'autre part, de l'évolution de l'UGTT elle-même. La démission prenait acte du processus de décentralisation et de ses implica­tions au regard du système politique comme de l'organisation syndicale elle-même. Au demeurant, elle revêtait toute sa signification à la lumière de l'autre fait majeur du Conseil national, la Motion générale adoptée à l'issue des travaux de celui-ci (110).

(103) Communiqué publié le 25 décembre 1977; (cf. le Temps du même jour. p. 2). (104) Cf. le contenu des accords intervenus Le Temps, 30/12/77: 1 et 31/12/77: 1. (105) Cf. les revendications de la Fédération de l'Agricuiture in Le Temps, 3/11/78. (106) Cf. la conférence de presse donnée par le Ministre de l'Agriculture. le 3 janvier

1978 : La Presse, 4/11/78 : 1 et 4. (107) Communiqué publié in Le Temps, 6/11/78 : 3. (108) Lettre de démission adressée le 10 janvier 1978 au Président BOURGUIBA, publiée

dans la presse quotidienne du 11 janvier. (109) Ce qui se traduisait par une nouvelle composition du Bureau Politique (départ

de MM. BELKHOJ"A, CHATTY et KOOLI, qui étaient non seulement Ministres mais aussi membres du BP) susceptible d'accentuer l'isolement de M. Habib ACHOUR.

(110) Ces deux faits majeurs (la démission de M. ACHouR et la motion générale) ont été atténués, voire détournés, dans leur portée, par la publicité donnée à J'inter­vention faite par M. Abderrazak GHORBAL, Secrétaire de l'Union Régionale de Sfax. En dépit du huis-clos et sans l'autorisation de son auteur, cette Intervention a été

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La Motion générale votée par le Conseil national développait une dou­ble critique à l'encontre, d'une part, d'une politique dont l'orientation se ferait dans un sens contraire à l'unité nationale et, d'autre part, de l'attitude observée par le pouvoir à l'égard de l'UGTT, étant entendu que les menaces réputées peser sur celle-ci tiendraient à l'autonomie manifestée par la Centrale dans son action revendicative. L'éditorial d'Ech Chaab, hebdo­madaire de rUGIT, commentant les travaux du Conseil national, explicitait cette double critique en se référant à deux «contradictions»: la contra­diction «de plus en plus claire entre les aspirations du peuple tunisien ( ... ) et la politique du Gouvernement qui a dévié des options fondamentales que le peuple tunisien a consacrées depuis l'indépendance et qu'il a réaffir­mées durant les années 1960 et 1970 ... »; la contradiction «entre le grand progrès réalisé par les travailleurs dans la pratique de la liberté et de la démocratie dans le cadre syndical d'une part, et d'autre part le durcisse­ment des structures politiques, partisanes et d'information dont l'évolution n'a pas accompagné celle du peuple tunisien dont les moins de vingt ans constituent plus de la moitié» (111). On ne rentrera pas dans les détails des passages de la Motion relatifs à ces «contradictions (112). On insistera en revanche sur la conclusion de cette motion, sur sa dimension «conven­tionnelle » :

- refus du «langage de l'intimidation et de la violence »; - nécessité de la «voie du débat libre, démocratique, fondé sur le

respect de toutes les opinions, sans idées préconçues ni préjugées ( ... ) »; - «assainissement radical et pacifique du climat politique et social et

ce par respect de la Constitution dans tous ses articles et plus particulière­ment ceux ayant trait aux libertés fondamentales qui garantissent les libertés syndicales et par la libération de tous les détenus syndicalistes et politiques »;

- volonté de l'UGIT, «organisation syndicale populaire et progres­siste », de «préserver sa personnalité et son indépendance en transcendant tous les courants politiques et toutes les ambitions personnelles ».

Ainsi, le Conseil national, non seulement officialisait le processus de décentralisation de l'UGTT mais encore en explicitait les implications sur l'ensemble du système politique. Le dernier paragraphe de la Motion cons­tituait une invite du Conseil aux différentes instances de l'Union en vue de l'élaboration d'une plate-forme, certes interne à l'UGTT, mais plaçant «l'intérêt du peuple tunisien tout entier au-dessus de toute considération ».

Que le Conseil national des 8-10 janvier ait correspondu à l'adoption d'un nouveau type de compromis entre les différentes composantes de

publiée in extenso par certains organes de presse (cf. La PTesse, II/I/78: 15, 12/1/78: 4). Elle contenait, il est vrai, des outrances de langage de nature à nuire au crédit de la direction syndicale. La publication de cette prise de position tendait à lui conférer une importance primordiale alors qu'elle ne constituait qu'une péripétie du Conseil National, qui aurait sans doute permis au Secrétaire Général de l'UGTT de s'affirmer comme élément modérateur et responsable face au radicalisme verbal de certains. Par là, l'épisode témoignerait de ce que l'habileté manœuvrière de M. ACHOUR s'est heurtée en l'occurrence à plus forte qu'elle.

(111) D'après Le Temps, 15/1/78 : 5. (112) Le texte de la Motion Générale a été reproduit in extenso dans La PTesse, 11/

1/77 : 5.

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l'UGTT, on en trouverait la confirmation, si besoin était, dans le commu­niqué publié le 11 janvier par le Bureau Exécutif de l'Union. Ce dernier y enregistrait «avec satisfaction les résultats importants» des travaux du Conseil national, qui auraient «concrétisé la force de l'unité ouvrière, le rassemblement de tous les travailleurs autour de leur Organisation et de son Secrétaire général, le camarade Habib Achour, et leur attachement indéfectible aux principes de l'UGTT malgré la multiplicité et la diversité des avis, ce qui est de nature à enrichir le dialogue et à éclairer la voie» (113).

Au lendemain du Conseil national de l'UGTT, le processus de décen­tralisation à l'œuvre au sein de celle-ci allait faire l'objet d'une campagne de dénonciation centrée sur le thème du «déviationnisme », de la part des autres organisations nationales (UTICA, UNA, UNFT) (114) et du Parti. Le terme même de «déviationnisme» rendait compte, sous une forme valorisée et polémique, des données du problème de l'heure: une structure essentielle du système se révélait hétérogène à celui-ci; engagée sur la voie de la décentralisation, elle exprimait un nouveau principe de fonction­nement procédant d'un stade d'évolution qui n'était point celui du système envisagé comme totalité. C'est dire que se trouvaient réunies les conditions structurelles, organiques, d'un affrontement, d'une épreuve de force. Propo­sition qui, est-il besoin de le préciser, ne doit rien à un déterminisme naïf tendant à présenter, a posteriori, comme inéluctable un événement, pour l'unique raison ... qu'il s'est produit.

Le 26 janvier 1978, en tant que théâtre d'incidents sanglants ayant donné lieu à l'intervention de l'Armée ainsi qu'à la proclamation de l'état d'urgence et se soldant notamment par l'arrestation des principaux diri­geants de l'UGTT, renvoie aux contradictions du système, que l'on vient d'évoquer (115). Contradictions politiques elles-mêmes inséparables de contradictions sociales, sur lesquelles on a eu l'occasion d'insister (116), et qui trouvent l'une de leurs principales manifestations dans l'existence d'un jeune sous-prolétariat urbain, enclin, de par sa situation, à s'exprimer par le canal de la violence. Ce jeune sous-prolétariat - ces «marginaux» ou « marginalisés) - constituaient en quelque sorte la charge susceptible de conférer un caractère explosif à une épreuve de force rendue possible par l'hétérogénéisation du système. Il n'en fallait pas moins un détonateur, autrement dit l'intervention de faits actualisant une épreuve de force relevant jusque-là du seul domaine du possible.

A l'issue du Conseil national de l'UGTT, le dialogue entre la Centrale et le Gouvernement n'était pas encore rompu. Commentant sa démission du Bureau politique et du Comité central du PSD, M. Habib Achour affirmait, le 10 janvier, dans une conférence de presse: «Nous continuons

(113) C'est nous qui soulignons. Texte du communiqué in Le Temps, 12/1/78: 3. (114) Seule l'UGET observera une attitude réservée, qu'elle devrait rompre le 21 jan­

vier avec l'envoi d'un télégramme d'appui à l'UGTT à l'occasion du 32" anniversaire de la fondation de celle-ci (cf. à ce sujet As-Sabah du 22/1/78).

(115) Pour ne point élargir démesurément le champ de la présente analyse, l'examen du bilan du 26 janVier est renvoyé à la chronique 1978.

(116) Cf. supra, 1" Partie.

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à être ouverts au dialogue avec le Parti et le Gouvernement ( ... ). Rien n'est changé, l'UGTT et moi-même continuerons à veiller au respect des droits syndicaux. La balle est maintenant dans le camp gouvernemen­tal» (117). De son côté, M. Hédi Nouira, alors en déplacement privé à Paris, déclarait, le même jour, à propos de la démission de M. Achour: «Il ne doit jamais y avoir de rupture entre le gouvernement et les syndicats. Le dialogue doit pouvoir continuer et ensemble nous devons trouver un dénominateur commun, un compromis «honnête comme on dit en termes économiques» » (118). Le 20 janvier, le Comité central du PSD se réunis­sait en session ordinaire. Sa résolution finale caractérisait la situation politique par l'existence d'une crise au sein de l'UGIT, sous la forme d'un déviationnisme consécutif à une méconnaissance de la démocratie interne et à une violation des statuts de l'Union par certains dirigeants «dissimulés derrière le Secrétaire général de l'Union ». Elle préconisait pour préserver la démocratie interne du Parti et des organisations nationales, le contrôle des élections des responsables par «des personnalités neutres »; elle invitait également le Parti et les organisations nationales à prendre l'engagement «d'assurer une gestion saine de leurs ressources financières» et de «ne jamais solliciter une aide de l'étranger ». Ces propositions pouvaient être interprétées comme une mise en cause du mode de fonctionnement de l'UGTT. Mais elles en étaient assorties d'autres, témoignant du souci de parvenir à un modus vivendi: il était demandé à «tous les partenaires sociaux» de s'engager «à respecter la Constitution et la loi, les droits et les devoirs qu'elles impliquent pour le citoyen et la collectivité, y compris la loi qui reconnaît le droit de grève mais aussi la liberté du travail ». Enfin, la résolution comportait une certaine dimension autocritique dans la mesure où elle affirmait in fine la nécessité de «confirmer le Parti dans son rôle d'avant-garde, de renforcer ses structures et de stimuler l'.esprit d'initiative parmi ses militants de façon à lui assurer davantage d'entente avec les citoyens, consolider ses liens avec les masses et particulièrement avec les jeunes générations» (119). L'UGTT, par le canal de sa Commission administrative, réagissait le 22 janvier, en adoptant le principe d'une grève générale d'avertissement et en chargeant le Bureau Exécutif d'en fixer la date, la durée et les modalités (120). Ainsi que le notait Es-Sabah du 24 janvier 1978 (121), l'adoption du principe de la grève générale, sans fixer la date de celle-ci, pouvait signifier que la Centrale avait cherché «à éviter la rupture totale et l'affrontement final ». De fait, M. Otto Kers­tens, Secrétaire général de la CISL, se rendait à Tunis en vue de favoriser une reprise des négociations entre le Gouvernement et l'UGTT. Mais sa mission se soldait par un échec et M. Achour annonçait, en sa présence, le 24 janvier, un ordre de grève générale pour le jeudi 26 janvier. Le « détonateur », le facteur qui a empêché la reprise des négociations et

(117) Cf. Le Temps, 11/1/78 : 3. (118) Cf. Le Temps, 11/1/78 : 1. (119) Texte de la Résolution in Le Temps, 22/1/78 : 2. (120) Extrait de la Motion de la Commission Administrative du 22 janvier in Es­

Sabah, 24/1/78. (121) Sous la plume d'Abdellatif FOURAT!.

Page 32: IV. - TUNISIE - AANaan.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/AAN-1977-16_18.pdfIV. - TUNISIE En Tunisie, l'année 1977 a pris fin le 26 janvier 1978 avec ce qu'il est convenu depuis d'appeler le «Jeudi

544 1. BEN DHIAF

conduit l'UGTT à lancer le mot d'ordre de grève, aurait consisté dans des incidents survenus aux sièges d'Unions régionales de l'UGTT, dont notam­ment l'Union régionale de Kairouan. M. Kerstens, pour sa part, avait dénoncé ces incidents et les avait imputés à des «forces occultes» (122) . De leur côté, avant leur arrestation, le 27 janvier, les membres du Bureau Exécutif de l'UGTT devaient publier un communiqué précisant que la décision de la grève aurait été prise «à la suite d'attaques violentes inces­santes et d'opérations de propagande mensongère par la direction du Parti contre les syndicats» (123). Dans le même communiqué, ils en appelaient au Chef de l'Etat en vue d'un rétablissement du dialogue, tout en regrettant les conditions dans lesquelles ils étaient informés de la situation du pays. En fait, dès lors qu'avait été lancé le mot d'ordre de grève généTale, le Chef de l'Etat, quelle que fût son information, ne pouvait se prononcer qu'en faveur de ce qui allait dans le sens de la sauvegarde de l'autorité de l'Etat. Par là, se trouvaient sanctionnées de graves erreurs d'appréciation de la direction de l'UGTT. Mais la sauvegarde de l'autorité de l'Etat dans les conditions qui ont été celles du 26 janvier affecte, semble-t-il, plus profondément encore le Parti. Ne constate-t-elle pas, en définitive, une carence quant à la fonction de support organique et «éthique» du dialogue?

Issa BEN DHIAF.

(122) Cf. la conférence de presse de M. KERTENS in Le Temps, 25/1/78: 3. (123) Extraits du communiqué in Jeune Afrique (892). 8/2/78: 19.