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Jacques Antoine de Révéroni-Saint-Cyr Pauliska ou La Perversité moderne

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JacquesAntoinedeRévéroni-Saint-Cyr

PauliskaouLaPerversitémoderne

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Pendant mon séjour à Lausanne, j’ai eu l’occasion d’y voir la

comtesse Pauliska, réfugiée polonaise, célèbre par sa beauté et ses

malheurs.Quelquesfragmentsqu’ellemelutdesesMémoirespiquèrent

vivementmacuriosité:jelapressaidelespublier.

«Pourquoi dévoiler ces horreurs? me répondit cette femme

intéressante, vous le voyez, tout ce que les romanciers modernes ont

imaginé en spectres, en fantômes hideux, en perversité imaginaire,

n’approchepasdelaréalitéfunestedesévénementsdontj’aiétélejouet,

et qui me font croire à la fatalité. Abus, ou plutôt crimes en tout, en

morale,enamour,enamitié,danslesartsmême;voilàcequej’aivudans

tous les pays où l’infortune m’a conduite. Non, ne portons point le

désespoir dans les cœurs vertueux et que l’amitié seule partage et

adoucissemessouvenirs…»

Deuxannéesdecalmeontenfinrappelé lacomtessePauliskaau

bonheuretàlafortune.Montrantparsonexemplequelavertu,semblableà

l’élémentdufeutoujourspuretinaltérabledanslesfermentationsterrestres,

survitetbrilled’unnouveléclatdanslesoragesdelavie,elleaabjurésa

noire misanthropie et a consenti à ce que ses Mémoires fussent publiés.

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Puissent les tableauxqu’ilsprésententarrêter ces torrentsdemaximes

perverses, de systèmes absurdes qui, en ridiculisant les plus nobles

vertus, en outrageant surtout l’amour naïf et l’heureuse innocence,

ébranlentaujourd’huichezpresquetouslespeupleslesfondementsdela

moraleetdelasociété!

RévéroniSAINT-CYR

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PREMIÈREPARTIE

Réunieàmesparents,àmesamis,entouréederespectetdesoins,

ne verrai-je point fuir les hommages, et une horreur involontaire

succéderà laconsidération,quandonapprendra lesépreuvesterribles,

les événements affreux dont j’ai été victime? Mais le calme des jours

heureuxs’embellitencorepar lesouvenirde l’orage,et jeme livreàce

douxsentiment.Cependant,telleestlabizarreriedusort!uneâmepure

et forte, des principes sûrs, une sensibilité profonde, enfin ce qui

constitue les bases de l’estime publique, tout fut l’instrument de mes

malheurs. Jouetdesévénementsd’unerévolutiondontpersonnen’apu

calculerlessuites,laconnaissancedupassé,leshypothèsessurl’avenir,

lasciencedeshommes,lamoraleéternelle,touts’esttrouvéendéfaut,la

forceasubjuguélaPologne.Lesuccèsaconsacrél’injusticeauxyeuxdu

Russeenorgueilli,etlesilencefutsapremièreloi.Tropmalheureuse,trop

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énergiquepourcéderjamaisàcetteloideslâches,cetteloiérectricedes

échafauds, jepeinsicimesinfortunesaveccettefranchise,cettechaleur

consolatricequerienn’apuéteindreetquireçoitdemeslarmesmêmes

unenouvelleactivité,unnouveaubesoindes’étendre.

Je ne retracerai point les désastres politiques, fruit de la guerre

fatale qui a précédé le partage de notre patrie. Les femmes, êtres

généreuxettendres,sontvictimesdesévénementssanslesapprofondir,

malheureuses sans se plaindre près des êtres qui leur sont chers, et

courageuses sans orgueil dès que leur sensibilité est intéressée. Les

crimesdesRusses, l’humiliationdunompolonais,voilàcequiprécipita

nosphalangesguerrières;lenombreetlatactiquedesennemis,voilàles

motifs de nos défaites; le courage, la dignité de notre cause, voilà nos

consolateursdansl’adversité.

Veuve à vingt-cinq ans, j’habitais la terre d’Alexiowitz, à trois

lieues de Cracovie. Lorsque la dernière diète des magnats se tint à

Passaw, une grande partie de la Pologne était conquise, les Russes

inondaient lepays; envain le respectportéànotrenomen imposaun

instant au général Suvarov; bientôt nos possessions furent dévastées

comme ayant appartenu à unmagnat polonais. L’explosion devait être

universelle,lavertuoulestorts,lesbienfaitsoulesgriefs,devaientêtre

confondusetuneraceentièresacrifiée.

Le20 juillet,nousdormionspaisiblementauchâteau.Masociété

était composée du chevalier de Morsall, capitaine de vaisseau,

vieillard respectable, blanchi par l’âge et ses courses maritimes,

souffrant sans cesse d’infirmités et dissimulant ses douleurs

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avec une grâce, une gaieté, une bonté touchante, quime portaient à le

traitercommeunpère. J’avaisprèsdemoiMmedeVisbourg,matante,

chanoinesse de Prague, femme pieuse et adorée dans son chapitre

commedansmaterre;lejeuneErnestPradislas,chevalierdeMalte,âgé

de vingt et un ans, doué d’une douceur, d’un caractère et d’une figure

bienfaitspourjustifierlessentimentsqu’ilinspiradanslasuite.Jepasse

soussilencequatreoucinqêtresnuls,debonnecompagnie,maisdontje

n’auraipointoccasiondeparler.Nousformionsentoutneufpersonnes,y

comprismonfils,âgédehuitans,êtretouchantparsonaffectionprécoce,

paruncourage,uneforced’âmebienrare,cherenfantdont lesouvenir

m’arracherasanscessedes larmes!...Àdeuxheures,unbruitconfusde

voixsefitentendredanslejardin;bientôtmafemmedechambres’écria

des mansardes que la grange était en feu, et qu’une foule de Russes

armés s’avançait avec des brandons allumés. Mon fils dormait: je

l’éveillai, je le serrai sur mon cœur en m’écriant: «Infortuné! tu ne

reverraspluslamaisonpaternelle!»Jem’habillaisàpeine,quelagrande

porteestenfoncée,levestibuleremplidesoldatsrusses,ivresdefureur

etdevin; je sorsdemonappartement:quel spectacle, grandDieu!Le

chevalier deMorsall, traîné par ses cheveux blancs, luttant contre une

foule d’assassins, le jeune Ernest, surpris, sans armes, presque nu, et

terrassant tout ce qui l’approche. Il allait succomber dans cette lutte

inégale; onm’entourait, onm’arrachaitmon fils, j’expirais... quandune

femme, un ange, undieu vengeur, s’élancede la grande salle et,munie

d’unfusildechasse,faitfeusurlahordeinfernale:deuxdemesgensquila

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suivaientfirentfeuégalement;lachutedesmeurtriers,lafoudresortant

desmainsdecettefemme,toutcontribuaàprécipiterlesassassinshors

de lamaison.MmedeVisbourgnebornapas làsapoursuite: suiviede

mesgensfidèles,dujeuneErnestmisenliberté,ellechassalesassaillants

jusquedansl’avenue,oùinterdits,effrayés, ilssedissipèrentcommeles

ténèbres devant les premiers rayons du jour. Qu’on juge de notre

surprise, de notre ivresse! Sauvés par une amie, une femme!... Nos

caresses, nos actions de grâces ne peuvent suffire à l’effusion de nos

cœurs,noustombonsàgenouxet,saisissantlacroixqu’elleportaitsurla

poitrine, nous adressions au Ciel et à notre libératrice ces prières si

senties, si ferventes au moment du danger, lorsque Mme de Visbourg,

d’unairinspiré,noustintàpeuprèscediscours:«Vousnem’accuserez

pointdefanatisme,meschersenfants:mavieprivée,mesprincipesdans

la société vous ont assez prouvé qu’en croyant à un dieu vengeur du

crime j’ai toujours regardé l’indulgence et la tolérance comme les

premièresvertusduchristianisme;mais lacoupedes fléauxestversée

sur notre malheureuse patrie, point de repos pour nous qu’en un sol

étranger: fuyons Israël! bientôt le courroux du Ciel apaisé permettra,

j’espère, d’y ramener la victoire, la paix et nos familles.» Je passe sous

silencelerested’undiscoursprononcéavecsérénité,sanspassion,mais

avecune sorted’enthousiasmeprophétique, qui, joint à la circonstance

terrible d’où nous sortions, laissa en nous des impressions profondes.

Notredépartfutrésoluàl’instant,ildevaitêtredesixmois,grandDieu!

quelle erreur!... Il fut décidé que nous passerions

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en Hongrie, frontière la plus rapprochée. Les bruits répandus d’une

nouvelleattaquesurmonhabitation, les incendiespropagésau loin, les

progrèsdesRussesdévastateurs, toutaccrutnotre fermeté. Jepassai la

nuit du 21 àmettre ordre àmes affaires autant que l’effroi général, le

tumulterécentlepermirent. Jemeretiraiavecmasociétéà lafermede

Vilna; là, je fus dédommagée un instant par les services touchants, les

véritablesregretsd’unefamilleattachéedepuistroissièclesàlamaison

paternelle.

Petrownasurtout,lapauvrePetrownanevoulaitpointmequitter,

etcenefutquesurlapromessedelaprendreàmonserviceenItalie,où

jecomptaismeretirer,que je ladécidaiàattendredemesnouvelles. Il

s’agissait d’abord de nous travestir. Les postes placés sur la frontière

dans un pays difficile, l’agitation répandue dans les villages, tout nous

faisait une loi d’être méconnus et d’accélérer notre fuite. Je pris des

vêtements rustiques; j’en donnai de pareils à mon fils. On plaça un

panierremplidemeshardeslesplusnécessairessurl’ânedelaferme,on

mit mon fils dans l’autre. Pour moi, chaussée de gros souliers, une

baguette à la main, j’allais m’acheminer derrière ce fardeau si cher, le

cœurnavré,ettournantdéjàdesyeuxpleinsdelarmessurunsoladoré

oùjelaissaislafortune,l’espéranceetl’amour,lorsquejedescendisdans

moncœur.C’estici l’instantd’avouerquelejeunePradislasyavaitdéjà

faituneimpressionprofonde.Jen’avaispuvoirtantdegrâce,demérite,

sansenêtretouchée.Libre,riche,aimante, j’étaisdécidéeàm’unirà lui

aussitôtquelavolontéoulamortd’unoncleobstinéluiauraitpermisde

quitter l’ordre de Malte. Que de projets renversés! que

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d’horreursontsuccédéauxplusdoucesillusions!LechevalierdeMorsall

devait nous rejoindre à Bude, en Hongrie: il y avait fait parvenir des

fonds. Mentor du jeune Ernest, il attendait que celui-ci eût reçu les

derniers ordres de son père pour passer avec lui surmes traces.Mais

l’amourcalcule-t-il?Peut-ilattendre?Peut-ilvoircequ’ilaimecourirun

dangerqu’ilnepartagepas,qu’ilvoudraitattirersurluiseul?Ernestme

demanda un instant, un seul instant d’entretien; pouvais-je le refuser,

prêteàm’enséparer!... Jepassaidans lagrange, le cœurému,pleinde

mes seuls regrets. J’en atteste le Ciel, l’univers entier! Tout danger

disparaissait devant un intérêt si cher... et quand je vis Ernest à mes

pieds,nepouvantproférerunmot,baisantlatracedemespasqu’ilallait

perdre!l’explosionmutuelledenotresensibiliténeputsecontenir,jele

relevai, je pressai pour la première fois samain surmon cœur désolé

qu’ilpossédaittoutentier,etdessanglotsfurentnotreseuleexplication.

Ah! j’en appelle aux cœurs tendres: est-il possible de parler, quand il

fautdanslemêmeinstants’aimer,sel’apprendreetsequitter?

Ilme demandait avec instance la permission dem’accompagner

jusqu’à Passowitz; il risquait par là deux fois les inconvénients du

passage.Jeleluidéfendis.Saprésenced’ailleurs,toutenmerassurant,ne

pouvait queme compromettre. Je le conjurai donc d’attendre

les nouvelles de son père pour exécuter son projet et,

m’arrachantàsadouleur, jerentraidanslacouroùjetrouvai

mon triste équipage préparé. J ’embrassai la famille éplorée;

je me dis intérieurement en étouffant: de la force, je les

reverrai! Et vêtue comme Petrowna qui gémissait à mes

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pieds, je m’élançai sur le chemin de Passowitz... Non! il n’est qu’une

mère, qu’une amante qui puisse sentir une partie de ce que j’éprouvai

alors!Tremblantpourmonfils,séparéed’unami,incertainesurl’avenir,

metrouvant,après laplusbrillantefortune,àpied,danslafange,seule,

vêtuedebure,surcettemêmeroutequejebrûlaislaveillesousunchar

rapide et élégant: qu’on juge de ce que j’aurais souffert si ma pensée

dominante ne se fût portée sur Ernest... Ah! je l’éprouvai toujours,

l’orgueil n’est plus une passion près de l’amour vrai. Ce dernier

sentiment est tellement absorbant, céleste pour moi, que, sans la

présencedemon fils, j’eusseoublié,dansmarêverie, etma fuiteet ses

tristescauses.ArrivéeàPassowitz...j’avaisl’adressedePetrusDanauski,

journalieretbraconnier,connaissantlessentiersdelamontagne,ettous

lesmoyensd’éviterlespostesdesRusses.Jefuslapremièreàlaquelleil

renditceservice: lagénérositéqu’ilymit, sonénergieetsaprobiténe

mepermettentpasdedouterqu’iln’ait sauvé lavieàmille infortunés;

nousnousmîmesenrouteàlachutedujour,aprèsunrepasprisdanssa

cabane,et frugal, commeon leprésume;Petrus,arméd’unbâton,d’un

cordeau pour passer le torrent d’Alvina, et moi armée de mon seul

courage.Nousgravîmespendanttroisheures lesmontagnessapineuses

dePassowitz...monfilsdormait:âgeinnocent!âgeaimable!oùtoutest

bien auprès de ce qu’on aime, où nulle prévoyance, nul souci

n’empoisonnentunreposmérité!Nousavancions,etchaquefoisquela

fatigue nous accablait, Petrus recourait à sa dame-jeanne, et moi je

regardaismonfils;laforcerenaissaitetnousmarchionsdenouveau.Àdeux

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heuresdumatin, un clair de lune éclatant, que j’aurais admiré ailleurs,

melaissavoir leseauxbouillonnantesdutorrentd’Alvina,que le fracas

deleurscascadesannonced’unedemi-lieue.Ilfallaitlefranchir,leseaux

avaient crû considérablement par la fonte des neiges des hautes

montagnes du Krapack. Il y avait du danger à passer. Petrus même,

malgrésoncourage,hésitait;maisj’étaisdéterminée.Ilattachadoncson

cordeauàunsaule,surlebordoùnousétions,ets’élançantderocheren

rocher sur lesblocsqui coupentet font soulever les eauxdu torrent, il

passa jusqu’à l’autre rive, où il attacha pareillement l’extrémité de sa

corde.Ilrevintensuitemechercher:

«Allons,madame,ducourage»,medit-il,etnousentrâmesdans

letorrent,lui,conduisantl’animalparlabride;moi,serrantmonfilssur

mon sein, et tenant avec force la corde de l’autremain; tout alla bien

jusqu’àdixpasdelariveopposée,lorsqu’unbloc,roulantsouslespasdu

docile animal, le fit broncher et tout fut submergé. Le délire, l’eau que

j’avalai,ledésespoirsubitdeperdremonfils,toutm’ôtelapossibilitéde

décrirecequisepassaencemoment.Jesaisseulementqu’enreprenant

connaissance jemevis sur l’herbe, fortementserréecontremonenfant

quemes bras roidis étouffaient, etma tête appuyée sur les genoux du

pauvrePradislas...Cejeuneaminousavaitsuivisàtraverslesbois,etau

périlpresquecertainde savie, s’était élancédans le torrentpourm’en

arracher.Ilmesuppliaitpoursaseulerécompensedelelaissermesuivre

de loin jusqu’àAlvina.Pouvais-je refuser à l’êtrequim’avait sauvéeun

plaisir que je partageais, quelque périlleux qu’il fût? Je repris mon

chemin le long du torrent, et précédée

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dubonPetrus.QuantàErnest,gravissantlescrêtesdesmontagnes,ilme

suivaitdesyeux,enagitantunmouchoirblancque jedistinguaissur la

verdure. Jeviscetaimableenfantfranchir lesravins, lesruisseauxpour

apercevoiruninstantdeplussabien-aimée.PrêteàentreràAlvina,jelui

répondis par le même signe. Ces deux pavillons de l’amour cessèrent

alors de flotter sur nos têtes, et se placèrent sur nos yeux qui se

cherchaientenvain.Nousnouscriâmescetadieu,cemotsicruelpourles

êtresqui s’aimentet semblentn’avoirqu’uneviepourdeux; et j’entrai

dans Alvina, village frontière, renommé par la police cruelle qu’y

exerçaient les Russes. Le jour paraissait à peine, mon costume. était

modeste, propre à l’illusion, etmamonture conforme àmon équipage.

Nouspassionsdevant le corpsdegardequi fait la limitedeHongrie, le

cœur me battait avec violence, nous allions déboucher sur le pont,

lorsqu’unevoixterriblesortd’uneguéritedélabréeetmecrie:halte-là!

Un soldat russe saute à la bride de l’âne,mon enfant pousse un cri de

frayeur, Petrus pâlit, et j’allais rester interdite: néanmoins, rappelant

mon courage et prenant le patois du pays, j’explique à la sentinelle la

cause supposée de mon voyage. Autant valait parler à la borne de la

limite:leféroceLivoniennerépondaitàmesdiscoursqueparcesmots

terribles:aucorpsdegarde!Pâle,défaite,consternée, j’entredansune

caverneenfumée,pendantqu’onvachercherlecommandant.Qu’onjugede

masituationpendantuneheuremortelle!Surtoutquandj’entendislesujet

de la conversation. On parlait de notre défense au château d’Alexiowitz...

«Les coquins ont tué trois cents soldats russes, disait gravement

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ungrosLivonien.–Troiscents!ditesdonc troismille, s’écriaitunpetit

sergent, à la face ombragée par une immense cocarde noire, et quime

regardait avec attention; mais enfin demain nous allons raser la

maison...» Je frissonnai et pensai à mes amis... Le commandant arriva

enfin.Jereculaid’effroiàl’aspectdedeuxmoustachesénormes.Ilentra,

s’approchad’un air terrible, et je reconnus qui? le chevalierMorlinski,

patriotepolonais, transportéàAlvinapourservir sesamisetqui jouait

sonrôledesujetrusseàmerveille...«Quiêtes-vous?D’oùvenez-vous?

Où allez-vous?»me cria-t-il d’une voix terrible etmepoussant le pied

avec adresse. Il vit que je me troublais: nouvelle question d’une voix

tonnante,etm’évitantainsiàchaquefoisl’embarrasd’uneréponse,ilme

conduisait jusqu’au pont de la limite de Galicie, et me renvoyait

brusquement, lorsque le petit sergent, fixant mon fils avec attention,

s’écria: «Le diable m’emporte; c’est un enfant de magnat! où est ta

mère?...» C’est cette paysanne, répond ingénument et en bon polonais

mon pauvre Edvinski. «Cette paysanne!» Aussitôt cris universels, la

gardeestsouslesarmes,levillageserassemble,onbatlagénérale...C’est

unprince!s’écriaitlasoldatesqueégarée.Scènevraimentcomiquepour

un spectateur désintéressé! mais qui devenait sérieuse pour nous. On

faitrentrerl’enfantaucorpsdegarde,etl’onjugesisamèrel’ysuivit!...

Questions nouvelles, fureur parfaitement jouée de la part du

commandant, quimedonnepour prisonune salle de la caserne, etme

faitunsignede l’œil, toutenordonnantà lagardedefairefeusi j’osais

forcer la consigne: quoique rassurée par ces

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dispositions bénévoles de Morlinski, je n’en tremblais pas moins pour

l’avenir. Comment m’arracher de ma prison? Comment sortir du

territoiresansrepassercepontfuneste?Tellesétaientlesréflexionsqui

m’assiégeaient dans un réduit obscur, préparé à la caserne d’Alvina,

lorsque je reçus, le soir, d’une main inconnue, trois matelas et les

accessoires d’un bon coucher pour mon cher Edvinski. Une lampe

funèbreetdesinscriptionshorriblesetmenaçantes,telsétaientlesobjets

quifrappaientmesregardsinterditsenfixantlesmursdemaprison.La

fatigue du jour l’emporta enfin, et malgré les inquiétudes dont j’étais

dévorée,jesuccombaiausommeil.L’imaged’Ernestnemequittaitpoint.

Il n’est pas de péril que l’amour ne dissipe en songe, de situation qu’il

n’embellisse: et c’est avec étonnementque jeme rappelle ladélicieuse

rêverie où j’étais plongée, elle s’accroissait au point que je croyais

respirersurleslèvresd’Ernest,etcueillir lepremiersouffledel’amour,

lorsqu’unbaiserplusqu’idéalmeréveilleensursaut:jem’agite,m’élance

etdistingue,ôsurprise!horreur!lepetitsergentducorpsdegarde,assis

surmonlitetmefixantavecimpudence.«Jet’aireconnue,medit-ilavec

une assurance dont on ne se faisait pas encore une idée alors, tu es la

comtesse Pauliska, je t’ai vue à Varsovie... et moi je suis Français de

naissance,vainqueuravec lesRusseset tongardien; c’est-à-diremaître

detonsort.Prononcetoi-même,tadestinéeestdanstesmains:dorsencore,

ettueslibreàtonréveil;lemoindrebruit,tuesperdue.»Ilachevaitàpeine

cesmots,lemonstre,égalementdifformed’espritetdecorps,quesalicence

n’eut plus de terme. Plus forte que lui, je le

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rejetailoindemoi;ilrevenait,lesyeuxétincelantsdefureuretd’ivresse,

lorsquemafenêtres’ouvrit. Jevoiss’élancerunangelibérateur,àpeine

ai-je le temps de reconnaître Ernest, accouru sur le bruit de mon

arrestation, quemon jeune ami arrache la couverture, en enveloppe le

petitsergent,lecomprime,l’entassedanslesacdemeshardes,etlejette

par la fenêtre sur des couches. Nous descendons par l’échelle que

Pradislasavaitapportée;etmunisdelalanternederondedusergentet

de sa personne qu’Ernest, furieux, charge sur son dos malgré mes

instances, nous nous acheminons au pont par des rues détournées. La

sentinellecriealors:Quivive?Ernestrépond,enagitantlesac:Ronde.

Je l’avoue, cette saillie, en un pareil moment, faillit nous trahir par un

éclatderire.«Répondsàlasentinelle,ditErnestaubossu,oujetejette

dans le torrent.» Un petit cri rauque parti du fond du sac confirma la

présence du sergent, et nous passâmes. Arrivés à l’autre extrémité du

pont, près de la guérite de la sentinelle impériale, Ernest déposa son

fardeau au bureau des douanes de Galicie, donna le tout pour de la

contrebande, et nous nous éloignâmes rapidement. J’ignore ce qu’est

devenucesergent;maisilestcertain,parsonimpudenceetsahardiesse

extraordinaires,ques’iln’apasété jetédans le torrentd’Alvinapar les

commisduroideHongrie,ildoitavoirjouéungrandrôledansl’histoire

delascélératesserusse.

Nousnousvîmesdoncàquatreheuresdumatin sur la routede

Passowitz à Ust, avec mon Edvinski, et l’on juge si j’étais disposée à

renvoyermonlibérateur!Deuxfoissauvéeparlui,parunêtrecharmant,

aussi étonnant par ses qualités que par sa présence

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d’esprit et son courage, était-il possible de dissimuler l’impression

profonde qu’il m’avait faite? J’en convins avec transport, et lui donnai

parcetaveunaïflepremierprixdesoncourageetdesaloyauté.

Jedoisl’avouerpourtant,aumilieudecessensationsdouces,jene

passaipointleseuildemonpaysnatalsansunserrementdecœur,une

douleurtrèsvive:etquelquecruautéquej’yaieéprouvée,unsentiment

indéfinissable m’entraîne toujours vers ce sol adoré. Nous ne pûmes

arriver àUst que le soir; Edvinski était fatigué, le pauvre animal, jadis

notre compagnon de voyage, étant resté en otage. Nous allâmes

descendrechezlebarond’Olnitzquinousattendaitdepuislongtemps,et

quinerestapaspeusurprisdemevoirenpareiléquipage.Ce futdans

une heure la nouvelle d’Ust. Mme de Vamaw et plusieurs autres

m’envoyèrent offrir leurs services, en attendant quemes effets fussent

arrivés. J’étais si fatiguéeque jepréférai resterdansmesvêtementsde

paysanne, et c’était un spectacle assez piquant de voir la simple

Petrowna, aumilieu d’un cercle devenu très brillant, recueillir tous les

hommages, toutes lesattentionsde lanoblessepersécutéeparsacaste.

L’assemblée était superbe: l’archevêque de Varsovie, le marquis de

Betrask,MmedeLambertis’yfaisaientremarquer.C’étaituneespècede

courquisetenaitchezmonhôte,etàlaquellejedevaisprésider.Jeremis

à un autre jour mes observations sur ceux qui la composaient, et

m’éclipsantaumilieud’unmurmurederegretsquimeparutflatteur, je

regagnaimonappartement.Ernest,dansledésordreoùilsetrouvait,n’avait

oséseprésenterchezlebarond’Olnitz.Jenesaissicetteabsencehâtama

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retraite;maisjepréférailasolitudeautourbillond’oùjesortais.

Onmedonnaunappartementcomplet,ausecondétagedel’hôtel

d’Olnitz. Les maisons sont en général aussi modestes en architecture

qu’enameublementàUst;maisquipeuts’occuperdeluxeaprèstantde

soucis!Etleplussimpleréduitn’est-ilpasl’Élysée,quandonytrouvela

paixet l’amour? JeplaçaimonEdvinskiaupieddemon lit, surunsofa

commode, et je me livrai à mes réflexions. L’avenir m’occupait

faiblement. J’étais si persuadée quemon retour serait prochain, et me

rendraittoutemafortune,quejem’étaisbornéeàfairepasserdixmille

ducats chezunbanquierde cetteville. Cette sommemeparaissaitplus

que suffisante pour attendre l’événement et même pour figurer selon

mon rang. Je regrettai cependant de n’avoir pu me procurer plus de

fonds,quand je songeaiàPradislas. Ildevait avoirdegrandsbiensà la

mortdesononcle;maispartibrusquement,sansprécaution,ildevaitse

trouver bientôt dans un dénuement absolu. Néanmoins, ces idées, ces

calculssedissipèrent,ettouterempliedececalmesidouxaprèsl’orage,

delapenséequeriennetroubleraitmonsommeil,sicen’estlesdouces

agitationsdel’amour,jemejetaidansleseindeMorphée.

Jedormisprofondément jusqu’àdixheures,et transplantéeainsi

dansleséjourdelapaix,delabonnecompagnie, jenem’occupaiplusà

monréveilqued’idéesriantes,quedesplaisirsetdesfêtesauxquelleson

se livrait au sein des espérances les plus flatteuses sur l’avenir. Mes

mallesn’étantpointencorearrivées,jemisunesimplevestaleblanche;et

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c’estdansundésordreassezélégantque je reçus lebarond’Olnitz,qui

vintàuneheures’informerdemanuitetprévenirmesdésirs.M.d’Olnitz

étaitungrandhommedecinquante-cinqansàpeuprès,maigre,marqué

extrêmementdelapetitevérole,ayantdéjà lescheveuxblancs, l’œilvif,

pénétrant,et lançantunregardétincelantd’un feuquimedonnapar la

suite des chagrins bien cruels. Du reste, homme de cour, froid en

apparence,silencieux,etd’untonqui inspiraituneconfianceentièreen

ses procédés. Il ne pénétra chez moi qu’après des protestations, des

excuses réitérées, avançant pas à pas, de pièce en pièce, affectant de

baisserlesyeux,s’informantd’unevoixdouceetaltéréedemasanté,et

ce ne fut qu’après mille propos détournés qu’il me questionna

adroitementsurmesprojetsultérieurs.Jecrusremarquerdesapartun

désirextrêmedemevoirresteràUst,etlorsquej’entémoignailedésir,il

tressaillit visiblement. La conversation devenait plus générale, quand

Pradislas entra, avec cette grâce, cette légèreté, qui éclipse,déconcerte,

anéantittouteslesconcurrences,lespassionsgraves.M.d’Olnitzlereçut

poliment;mais je levispâlir.L’instantd’après, ilsortitet j’enfusravie.

Nous avions tant besoin de nous trouver ensemble, mon jeune ami et

moi! C’est ainsi qu’après l’orage les oiseaux des champs se réunissent

sous le feuillage, ils agitent leurs petites ailes, secouent à la fois les

gouttesdepluieetleurscraintes,etgazouillentdenouveauxprojetspour

leursamours.Nousnousvoyionssuruneterreétrangère,loindeparents

bienchers,enthousiastesdepréjugéspeut-être;maiséprouvantdéjàce

malaise qui naît de l’incertitude, du besoin de recourir à autrui,

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du besoin de réfléchir enfin, tourment si cruel pour de jeunes têtes

polonaises!Nousréfléchîmesdonc,oulecrûmes.

PradislasavaitétémandéchezlemajorDejanieck;c’étaitl’usage

dèsqu’ilparaissaitunPolonaisenGalicie.Onl’engageaànepasdifférer

deprendrepartidansuncorps.LapolitiqueimpérialetoléraitalorsàUst

laformationdedeuxlégionsquiparaissaientnemenacerquelesRusses.

Ernestchoisitcelledesréfugiéspolonais,deCracovie.Sonairmartial,sa

taillebrillante,quoiquefortjeune,l’avaientfaitaccueilliravectransport.

On lui avait annoncé qu’il fallait se monter, s’équiper entièrement, et

Pradislas n’avait apporté que deux cents ducats, déjà fort attaqués par

sesdépenseshabituelles.Jelesavais,etluidonnaiàl’instantunecréance

depareillesommesurmonbanquier.Lacertitudeoùilcroyaitêtredeme

larendreavantpeuleporteàl’accepter.Ilm’enfitaussitôtsonbillet,et

l’on juge s’il est au nombre de ceux que j’ai gardés de lui! J’avais

demandéàM.d’Olnitzlapermissiondeluiprésentermoncousin.Ernest

vintdonclesoiràl’assemblée,ets’acquéraitparlàpeuàpeul’entréede

lamaison.J’observaiqu’ilfitsensationaucours.Jefusflattéedecepetit

triomphe,et j’éprouvaique l’isolementoùnousétionsrendaitmonami

plusnécessaireencoreàmonexistence.

Le soir, le corps des réfugiés polonais s’assembla au Warnitz.

PradislasfutprésentéàM.Dejanieck,chefdelalégion,etquiconnaissait

sa famille. Il fut accueilli avec distinction. M. d’Olnitz parla quelque

temps, bas, au colonel; je fis peu d’attention d’abord à cette

circonstance; mais j’y revins bientôt, quand

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j’entendisErnestrecevoirl’ordred’allercoucheràFalsback,quartierdu

corps, à deux lieues d’Ust. Cette nouvelle imprévue me saisit, et je ne

doutaipointqueM.d’Olnitzn’eûtaccélérécetordre.Ernestparutaffligé;

maislevertigedelagloirel’avaitsaisi;ilnerespiraitplusquecoursiers

et armure, et j’observai que ce coup fut bien moins violent pour lui.

Insenséesquenoussommes!Nousn’avonsqu’unepassion,lesingratsen

ontmille,etprétendentaimer!

Je rentrai à Ust, triste, rêveuse, et me retirais dans mon

appartement lorsqueErnestmedemanda lapermissiondem’ysuivre...

Nousallionsnousséparerlelendemainpeut-être.Jenerépondaispoint.

M.d’Olnitzmedonnaitlebras...Ernestmontasansattendremaréponse.

J’observaiquemonhôtetrouvafortscandaleuselaméthodederecevoirà

touteheure;maismoncœuraffligén’étaitpasportéàluicéder.Jesaluai

froidementM.d’Olnitz,m’appuyai surErnest, etnousentrâmes. «Nous

allonsdoncnousséparerencore?dis-jeàmonami,entombantenpleurs

dans un fauteuil. – La gloire...me répondit-il. – Et l’amour? – Ils ne se

quitteront point. – Vous viendrez souvent? – Chaque jour. – Et si vos

chefs vous le défendent? – Je les fléchirai. – Si l’on part? – Jemourrai

digne de vous.» À chaque mot, une réponse tendre. Il était à

mespieds, beau,suppliant, sensible; nousdevionsnousunir,

mais nous séparer d’abord. Je voulus en vain puiser dans

cette douloureuse idée une résistance qui me devenait

difficile: un souffle délicieux fit évanouir toute réflexion, et

je revins à moi dans les pleurs. Mon ami fut tendre,

empressé, délicat! . . . Combien il parut changédepuis! . . . Nous

nous séparâmes à onze heures. . . J ’entendis la porte

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sefermeravecfracassurlui,levieuxportiermurmurantentresesdents

des imprécations contre les Polonais. Je prêtai l’oreille avec plus

d’attention,etj’entendisM.d’Olnitz,consignantàdemi-voixàsonsuisse

lejeunePradislas.Cefutlàlapremièrehumiliationquej’éprouvai.Ceton

desupérioritédemonhôte,cesmesurescachées,cetactedepropriété,

toutme fit sentir que je n’étais plus chezmoi, et je versai la première

larmeduregret.

Je restai huit jours entiers sans voir Ernest. Je m’en étonnais

moins, connaissant la consigne que M. d’Olnitz avait donnée; mais

l’amour est fécond en inventions, en craintes, en ressources; et toutes

ces idéesdevaientavoirassiégémonami. Jem’informai sipersonnene

m’avait demandée; je n’obtins que des réponses insignifiantes; en un

mot, je me trouvai complètement prisonnière. Le lendemain, je ne

résistaipasàmonchagrin,àmoninquiétude:jedemandailavoituredu

baron pour une promenade. Mon dessein était d’aller aux environs de

Falsback,de rencontrerpeut-êtreErnest, etde respirer lemêmeair. Je

comptais sur le sort protecteur, sur ces hasards que les amants se

promettent et trouvent en idée longtemps avant qu’ils se réalisent. M.

d’Olnitzsoupçonnait sansdoutemondessein; lavoitureétaitbrisée, le

cocherabsentet leschevauxmalades.Milleexcusesprovinciales furent

données.Jem’impatientaiset,sortantàpied, jelouaiunevoiture,etme

fis conduire sur le chemindu lacdeFalsback. Commemon cœurbattit

avec violence quand je découvris, sur les bords du lac, le village et le

quartierdesréfugiéspolonais!Lesoleilsecouchaitalorsetdoraittoute

la rive opposée d’une teinte rouge et

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brillante, tandisque lebordsauvageoù jeme trouvais conservait cette

teintelugubredesforêtsetdesrochersdansl’ombre.Enunmot,c’était

devant moi l’éclat trompeur de la gloire; ici, la sombre obscurité de

l’amourinquiet.

Jelaissailavoituresurlechemind’Ustetjem’avançai,seule,par

unsentierjusqu’auborddeseauxetsouslefeuillagedestrembles,dont

ladépouille couvraitdéjà lesbordsdu lac.Là, jem’assis sousunarbre.

Quejemetrouvaibienalors! Jevoyaisletoit, l’asiledel’objetaimé:ce

mouvement, cette agitation militaire devant le quartier... ces chevaux,

venant avec ordre s’abreuver dans le lac, conduits par une foule de

gentilshommesinfortunés,siéloignésdeprévoirleursort,toutdevenait

intéressantpourmoi.Ernestembellissait tout,maisneparaissaitpoint.

Je tombaidansuneprofonde rêverie; je crus à l’inconstance, à l’oubli;

j’écrivissurlesableunmotquej’avaisprononcécentfois,etjechantaien

gémissantcetteromance:

ROMANCE

Sableoùj’aitracé:jevousaime,Lesflotsjalouxt’aplanirontunjour;Letempsefface-t-ildemêmeCequ’ennoscœursavaitécritl’amour?Ernest!d’uneamantecraintiveViensranimerl’espoirtrompé:Écriscemotsurl’autrerive,Etleprésageestdissipé.

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L’aquilonfaittomberlafeuilleDontlesoleilaflétrilacouleur,Lecristaldeseauxlarecueille;Ellemepeintmachuteetmapâleur;Ah!vouspouvezternircetteonde;Tristedépouilledesforêts!Hélasqu’ypuis-jevoiraumondePerdantErnestetmesattraits?DePhébél’imagetremblanteDéjàvacilleencesflotsargentés;Miroirdel’effroid’uneamante,Celactepeintmesespritsagités:MaisPhébés’enfuitdèsl’aurore,Saflammebrilleend’autreslieux.Moi,nuitetjourjebrûleencore;Ernestestlemondeàmesyeux.

La nuit avançait et me surprenait dans ma rêverie. Je ne

distinguais déjà plus la retraite demon ami, et les derniers rayons du

soleilfrappaientd’uneteinterougelespiedsdesrochersquidominentle

bourg. Je songeai à partir; je rejoignis ma voiture et repris le chemin

d’Ust. À peine avais-je fait un quart de lieue, que j’entendis le bruit du

galop de plusieurs chevaux. Jem’effrayai et fus bientôt rassurée par la

voixd’Ernest...Ilavaitaperçumavoiture,arrêtéesurlaroute:l’idéeque

ce pouvait être son amie l’avait engagé à parcourir avec une lunette

d’approchelerivageopposé,etilm’avaitreconnue.Ildonnasonchevalà

unvalet,etnousfîmesunedemi-lieuedansmavoiture,aveccetteivresse

que produit toujours

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une absence antérieure... Je lui demandai ensuite quels étaient ces

chevaux dont j’avais entendu qu’il était suivi. Il balbutia et finit par

m’avouer que plusieurs de ses camarades avaient fait la partie de

l’accompagner;qu’ilavaitenvaintâchédelesendétourner;maisqu’ils

étaient discrets et s’étaient éloignés. Cette première légèretéme saisit,

m’affecta; je jurai de ne plus revenir à Falsback. Je sentis mon

imprudence, et lui permis tout au plus, quand il m’eut exprimé ses

regrets, de se présenter dans ma nouvelle demeure: car je comptais

quitter l’hôtel d’Olnitz, où Ernest était consigné. Un baiser scella enfin

son pardon, et il partit comme l’éclair. Ma voiture resta immobile un

instant pour attendre mon valet. Qu’on juge de mon chagrin, de mon

indignation, quand j’aperçus que la troupe d’étourdis m’avait suivie!

quand j’entendis Ernest rentrer dans les rangs de la horde indiscrète,

recevoir des félicitations, des invitations de présenter chez moi ses

camarades!Jefusaudésespoir,etjevisbienquel’indiscrétionmilitaire

n’avait que changé de sol. Je me promis fermement de punir cette

légèreté. Je rentrai à Ust profondément affligée, et me retirai en

défendantmaporteàquiquecefût.

Lelendemain,defortbonneheure,j’eusunevisitedeM.d’Olnitz.

Je lus dans ses traits un air observateur, toujours mêmes attentions,

mêmeprévenanceet fausseté;mais j’étais loindem’endéfierassez.M.

d’Olnitzs’offritpourgérerlui-mêmemesaffaires.Ilfutd’avisd’abordde

faire deux placements pour plus de sûreté. Je laissai donc cinq mille

ducatschezmonpremierbanquieretmislesautreschezunM.Armand,

qu’il connaissait, disait-il, parfaitement.

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Je le remerciai de ses soins en les acceptant; mais je lui témoignai

d’ailleurs que je comptais prendre une maison. Ce projet le troubla

visiblement. «Vous quittez mon hôtel! s’écria-t-il, aurais-je été assez

malheureuxpournepas vousprévenir, vous rendre tous les soins que

vousméritez?Disposez,madame,detoutici,ordonnez...»Endisantces

mots,ilnes’apercevaitpasqu’ilserraitdesamainétiquelamienne,àme

fairecrier:ilinsistainutilement;sesyeuxrougesvoulurentenvainêtre

tendres, ilsnepurentquem’effrayeretmeconfirmerdansmonprojet.

Malheureuse! jene fisquehâtermes revers! Ilmedemandaaumoins

quinzejourspourmetrouverunlocalconvenable.Toutétaitoccupédans

la ville; il fallait disposer un appartement, lemeubler... Je promis huit

jours, en le comblant de remerciements; mais tenant à mon dessein

d’une manière irrévocable. Mon placement fut fait chez le nouveau

banquier, et M. d’Olnitz s’employa en apparence à me chercher une

maison.

J’étais fort tranquillesurtouscesarrangements, lorsque jereçus

lesoir,àl’assemblée,unbilletd’Ernestquim’alarma.Lestyleenpeignait

leplusprofonddésespoir.Confiant,disait-il, et sansexpérience, il avait

joué, fait un billet d’honneur, trois cents ducats suffisaient à peine... Il

n’avaitquelaressourcedefuiroudemourir. Jetressaillis, jevolaichez

M. Simons, je retirai cette somme en essuyant un fort escompte pour

l’avoirsur-le-champ,et je fisprierPradislasdese trouver le lendemain

au Warnitz, ne pouvant le recevoir chez moi. Je m’y rendis à la nuit

tombante...Ilm’abordaetnousnousassîmes.«Vousavezdel’esprit,de

la sensibilité, mon ami, lui

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dis-je avec douceur; vous avez mille ressources pour réussir dans la

carrièremilitaire,etjevoisavecdouleurquevousvouslivrezàtoutesles

passionsdel’oisivetéetquiconduisentauvice.Vousjouezavecfureur;

l’indiscrétion même semble remplacer en vous la prudence, la

délicatesse; j’encroismespressentiments,vousmepréparezdegrands

chagrins.» Ilversades larmespour touteréponse,etmedissuadaavec

cette éloquence si facile à l’être adoré. Nous nous égarâmes sous les

arbres,etl’amourseuldissipatouteslesinquiétudes,touslessoucisdela

prévoyance. Je priai Pradislas de me reconduire chez Mme de

Furstemberg,oùl’onserassemblait.Ilmequittalà,aprèsm’avoirpromis

aveclessermentslesplustendresd’êtreprudentàl’avenir.

LecercleétaitbrillantchezMmedeFurstemberg;ony forma le

projet d’une course aux eaux de Tornik. Je promis de m’y laisser

entraîner.M.d’Olnitznemequittaitpoint;etjemeseraisbienennuyée

sansunesonatedesistrequ’unofficierd’unrégimentesclavonjouaavec

unartincroyable,etàlaquellejenepusrefusermonattention.Ilchanta

aussiplusieursromancesqu’ilparaissaitm’adresserenestropiantdeson

mieuxlepolonais.Ilnefitalorsquemeprouverqu’avecdebeauxtraits

et des talents on peut être fort ridicule. Ses yeux mourants, ses

balancements de tête, cet air évanoui d’amour, enchanteurs peut-être

pouruneVénitienne,nepurentquem’amuser,etjesortisfortgaiedece

cerclebizarre.

Nous revenions à pied, suivant l ’usage de cette petite

ville, lorsqu’en passant devant le café militaire je crus, au

clair de la lune, reconnaître les chevaux et le valet de

Pradislas. Je jetai un regard à travers les

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vitrauxducafé,etjevismonamiauxprisesavecunefouledejoueursde

toutuniforme.Jel’avoue,moncœurfutserré;mesyeuxseremplirentde

pleursetjeluiécrivaislesoirmême,aprèsêtrerentrée,lorsqu’ungrand

bruitsefitentendresurlaplace.J’ouvremacroisée,j’entendslecliquetis

desépées,desvoixconfusesfontretentiràmesoreilleslenomd’Ernest,

je tombe sans connaissance, et j’ignore encore par quel secours je me

trouvaidansmonlit.Lelendemainjereçuscebillet:

«Desprisonsduchâteau.

Oubliez-moi: je suis le dernier des hommes, j’ai trahi mes

serments,dansl’espoirdem’acquitterenversvous,J’aivoulurisquerun

dernier effort; j’ai perdu le double de la première somme. Je ne puis

sortir que pour perdre la vie ou l’arracher aux favoris du sort quime

persécute.Laissez-moigémirdanslescachotsd’unefauteirréparable,et

bornez-vousàplaindrelemalheureuxErnestPradislas.»

Cemot de cachotmeperça le cœur. J’aurais donnéma vie pour

Ernest; pouvais-je balancer pour un peu d’or? J’envoyai encore la

somme,etm’applaudisdeluirendrelalibertéàceprix.Ilnelarecouvra

quetroisjoursaprès;safureurpourlejeu,saviolenceextrêmel’avaient

déjà rendu trop célèbre à Ust, où la politique impériale tolérait avec

peinelesréfugiéspolonais,etilfutconsignéauxportesdelavillejusqu’à

nouvelordre.Cettenouvellem’affligeaet je songeaiauxmoyensdeme

réunirà lui,sansl’exposeràenfreindrel’ordredesonchef. Je louaiune

petite maison de campagne sur la route de Falsback,

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et,àl’insudeM.d’Olnitz, j’yfisporterquelquesmeubles,carc’étaitune

véritable chaumière, où je me proposais de recevoir mon ami le

surlendemain. Il est impossible d’être plus tendre, plus reconnaissant

qu’il ne le parut. Il brûlait de s’acquitter envers moi. Son père lui

annonçaitunenvoidefonds.Toutesafélicitéétaitdemerendrel’aisance

quejecommençaisàperdre.Cesidéesm’occupaientpeu;maisleprojet

annonçait de la délicatesse; l’amour recueillit tout, les torts furent

oubliés, les serments les plus tendres de fidélité et de prudence

renouvelés,etcettesoiréefutunedesplusdélicieusesdenotrevie.

Je devais, le lendemain, faire la course des eaux deTornik, avec

toutelasociétéd’Ust.J’engageaiErnestàs’ytrouvercommeparhasard;

maissurtoutàyveniraveclemajorDejanieck,quelqueamiraisonnable,

et non avec la troupe des jeunesmagnats étourdis. Il me le promit et

m’accompagnajusqu’auxportesdelaville,oùjeretrouvaimonlaquais.

Àpeinecinqheuresdumatinsonnaient,quelaplacefutcouverte

detraîneaux,dechevauxetdechars.Leshommesenhabitsdechasse,les

femmesenamazones,lamultitudedevalets,toutdonnaitauxpréparatifs

denotrepetit voyage cet air de courdont nous étionsprivésdepuis si

longtemps. L’archevêque de Varsovie, Mmes de Virrick, d’Arnoldi, de

Furstemberg se réunirent. Je fus placée dans la calèchedeM. d’Olnitz;

mais toutes les voitures étant découvertes, je sauvai un tête-à-tête

fâcheux.Trenteàquarantecavaliers,entourantdixvoitures,formèrentle

cortègebruyantetjoyeuxquipartitcommel’éclair.Leschevauxsontfort

bons en Hongrie; nous fûmes

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àHannendeuxheures,etrendusàuneheuredel’après-midiauxeaux.

Le fracas de notre entrée étonna un peu les bons habitants. Je

remarquaipourtantquecettefoliebruyante,delapartderéfugiés, leur

parutindiscrète.Quelquesvieillardsmêmehaussèrentlesépaules;mais

jouirà toutprix, telleétaitnotredevise.Nousnousrépandîmesbientôt

dans la ville et les salles de bains. Des douches, des béquilles, des

infirmesde toute espècenousparurentun spectacle fort triste et nous

rentrâmesauLiond’Or,oùledînerleplussplendidefutservietdévoré

ausonde lamusiquedurégimenthongroisdeMichalowitz,dont l’état-

major était à Tornik. Ernest et M. Dejanieck, major de son corps,

arrivèrentpendantledîner,quidevintalorspourmoiunevéritablefête.

Je remarquai que la présence de sonmentor donnait àmon ami cette

décence, cette douceur silencieuse dont à la vérité ses yeux se

dédommageaient en me fixant; et qui préviennent toujours pour un

jeunehomme.Enunmot, il fut très aimable et jemevisheureuse. Les

officiers de Michalowitz étant fort bons musiciens, nous eûmes un

concert, où le sistre figura selon l’usage. Il en fallut entendre plusieurs

sonates de M. d’Alvinski, véritable virtuose. Je chantai un duo avec

Pradislas et il me sembla ainsi qu’à l’assemblée que ma voix pouvait

flatterencoredesoreillesitaliennes.

Après le concert, plusieurs officiers nous proposèrent de voir le

club de Tornik. Nous tressaillîmes d’étonnement à cemot. «Comment,

s’écria-t-on, le roi de Hongrie se décide-t-il à tolérer de tels

rassemblements?–Ilssontsecrets,repritlemajorensouriant:daignez

nous suivre, mesdames, et vous

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pourrezavoirleshonneursdelaséance,sansvouscompromettre,niles

effrayer.» La curiosité l’emporta et nous demandâmes à voir cette

assemblée.Nous traversâmes ensemble un verger qui conduisait à une

grangeretirée,aufondd’unamasdemaisons,tousmarchantensilence

etaveclesplusgrandesprécautionspourn’êtrepasentendus.Arrivésà

lagrandeporte,nousregardâmesàtravers lesouverturesdesplanches

et distinguâmes à peine autour d’une espèce de table placée sur des

tonneauxetàlalueurd’unelampeéclairantfaiblementcetantrelugubre,

un rassemblement d’individus en robes noires. Nous regrettâmes que,

nous tournant le dos, ils ne pussent montrer leur figure. Mais nous

remarquâmes cependant à leur contenance qu’ils étaient fort agités,

quoiquesansproférerunesyllabe.

Leprésident,d’unetaillebeaucoupplusélevée,avaitsurlesyeux

unchapeaurabattuénorme.Couvertd’une immenserobenoire, il était

appuyé sur un in-folio que nous supposâmes être un projet de

constitution, sur lequel il paraissait profondément rêver. Nous faisions

mille raisonnements sur cette silencieuse assemblée et ces nouveaux

philosophes, quand tout à coup la porte s’ouvre, et nous distinguons à

travers une claire-voie le respectable aréopage. Un énorme baudet, en

robenoire,etlasonnetteaucol,siégeaitaufauteuil;lesautresmembres

étaient les chiens du village, les plus notables par leur taille et leur

voracité. Ils étaient retenus par une corde attachée à un collier. Sur

chacun des liens étaient écrits cesmots: freindes lois. Aumilieu de la

table, un énormebaquet, rempli desdébrisdudîner, portait cesmots:

Système agraire, bonheur commun.

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Àunsignaldonné,touslescordonsfurentrompus.Aussitôtlesmembres

se précipitent sur le bonheur commun, avec leur avidité ordinaire; la

guerre s’allume pour les partages, le sang coule, les coups de dent se

distribuent;rienn’estrespecté,pasmêmelesmolletsduprésident,qui

semetàruer,àgambaderenagitantvainementlasonnette.Bientôtc’est

une confusion, un vacarme vraiment comique, et qui se termine par

l’arrivée du valet d’écurie qui, distribuant à chacun des membres de

vigoureux coups de fouet, les renvoie chacun à leur place. Les officiers

impériaux rirentbeaucoupdudénouement, et enacceptèrent l’augure;

jeneconcluspasainsi:véritableamiedelalibertépolonaise,jeleurdis

que l’abus n’était pas la chose. Pradislas, né violent, crut voir une

épigramme, et allait s’emporter; je prévins cette explosion en

l’entraînant.

Nous nous répandîmes bientôt dans les vergers qui avoisinent

Tornik.Lasociétéétaitvive,animée,rayonnantede joieetdeplaisir. Je

donnais le bras àM. d’Olnitz, satisfaite, enivrée de la présence demon

ami;bientôtlepostillondubaronarriveessouffléetluiremetdeslettres

qu’ilditfortpressées.Lebaronlesparcourtrapidement,etj’entrevois,à

traverslesombredontilchercheàenveloppersestraits,quelecontenu

le transporte; il me tire à l’écart pour me le communiquer, avec un

chagrinapparent.Qu’on jugede l’effetquepurentproduire surmoi les

premières lignes!... J’y vois d’un trait la faillite d’Armand et l’ordre de

départde la légionoùservaitPradislas.L’empereurordonnait lerenvoi

desrassemblementspolonaissoustroisjours.Deuxfoudrestombantsur

ma tête m’auraient moins frappée que ces deux nouvelles.

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Il était impossible d’avoir désormais aucun fonds de Pologne, et je

perdaisErnestlelendemainmême.Lemajoravaitreçuparlamêmevoie

unbilletducolonel, avec injonctiondese rendredesuiteaucorps,qui

devaitpartir lequatre,à lapointedujour,pourpénétrerenPologne.Je

mevissansressource: jevisnosinfortunéscompatriotessacrifiésdans

une entreprise téméraire: je fus atterrée et m’évanouis... Le croirait-

on!... C’est pendant ce temps même qu’Ernest s’éloigna de moi...

Quelques soins, quelques recommandations vagues à ceux qui me

soutenaient furent ses adieux. Un baiser de glace déposé surmamain,

voilà,m’a-t-ondit, lesseulstémoignagesdesesregrets.Êtresfroids! ils

appellentcourage,forced’âme,cequin’estdeleurpartqu’indifférenceet

lemasquedel’insensibilité.

Jefusaudésespoirenreprenantmessens.Jemevoyaisseuleau

monde, sans amis, sans fortune, et placée chez un homme qui

commençaitàm’êtreodieuxparsesprétentions.Leretourjusqu’àUstne

futqu’unesuitededouleursetd’évanouissements.Jem’aperçusàpeine

quej’étaisdanslavoituredubaron,tantlespleursoffusquaientmavue

et oppressaient mon cœur! Je m’endormis enfin d’accablement, et ne

revins à moi que par une douleur aiguë au bras. Je tressaillis et me

réveillai brusquement. Mon bras était meurtri. «Vous avez eu une

attaquedenerfseffrayante,medit froidementM.d’Olnitz,etvousvous

êtesmorduehorriblement,malgrémesefforts.» Je lecrus,quoiqueson

œil étincelant m’eût frappée et m’eût donné une juste défiance. Je

remarquaiquecethommedevenaitalternativementpâleet rouge,qu’il

se serrait contre moi presque involontairement,

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en un mot, que tous ses nerfs étaient dans une agitation évidente,

quelqueeffortqu’ilfitpoursecontenir.Jeneréfléchispointalors;jeme

plaignisdequelqueincommodité,ettropabsorbéedansmessouvenirs,

et la pensée que je ne reverrais plus Ernest, nous allâmes descendre à

l’hôteld’Olnitz.

Ilfallutmeportersouslebrasdansmonappartementtantjeme

trouvaisfaible.Lebaronneseprésentaquelesoir.Ilétaitcalme,neme

parla que d’amitié; il en eut le langage délicat; il en eut même les

procédés,quoiquecettecirconstancenesesoitjamaiséclaircie.Jereçus

le lendemain matin un billet, signé Armand, et auquel étaient joints

cinquanteducats,commeunerestitution, laseulequ’ilpûtmeprocurer

sur sa faillite. Cet hommeétait parti chargédumépris et de l’aversion,

suitesd’unebanqueroute frauduleuse.Commentespérerqu’ilpûtavoir

unetelledélicatesse?Jesuispersuadéequecettesommeetcellesqueje

reçus par la suite sous lemême prétexteme venaient du baron. Je n’y

songeai point alors, car j’aurais préféré lamisère la plus profonde aux

pluslégèresobligations.

Jemetrouvaisalorsauphysiqueetaumoraldanscetétatmixte,

sansbesoins, sansplaisirs.Huit jourssepassèrentàvégéter tristement

livrée àma rêverie, recevant chaque soir une visite du baron, toujours

crispé,ets’enfuyantbrusquementsansquej’enpussedevinerlacause:

lorsqu’un soir que Mme Gerboski me pansait le bras dont je souffrais

toujours beaucoup, je la vois me fixer avec attendrissement, tenir la

bandelettesuspendue,etdiretoutbasavecémotion,enfixantmablessure:

Quel dommage! Ce mot me frappe: je la presse de s’expliquer; elle

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regardeautourd’elleavecinquiétude,sansrépondre:cetairdemystère

me fait tressaillir; mon effroi augmente en la voyant considérer avec

horreurunetêtedeMédusepeinteau-dessusdelaglacedelacheminée,

etmedire,bas,entremblant:Paix!onentend...àminuit!jereviendrai.

Jelisdanssesyeuxattendrisqu’elletiendraparole;ellemetendsamain

surlaquellejedécouvremillecicatrices,jefrissonne;ellemequitte,etje

tombesaisied’horreurdansmonfauteuil.

Cette Mme Gerboski était une espèce de gouvernante, regardée

comme ancienne maîtresse du baron, et que je reconnus bientôt pour

une de ses victimes. Je passai trois heures dans l’anéantissement, ne

pouvant concevoir ce mystère, et me livrant à toutes les suppositions

déchirantes; tantôt croyant voir dans le baron un aventurier, aposté

pourdépouillersesvictimes, idéebientôtdétruiteparsonlongséjourà

Ust, et la considération dont il y jouissait; tantôt imaginant que sa

passionpourmoilefaisaitdélirer;maisminuitsonnant,jevoiss’élever

laglacedemacheminée,etdansunenicheobscure,une femmevoilée,

une lanterne sourde à la main, s’avancer sur le bord de la cheminée,

descendre sur une chaise et de là à terre. Quoiqu’éperdue d’effroi, je

reconnais la bonne Mme Gerboski; cette vue me rassure; la glace

s’abaisse,cettefemmes’assiedpourreprendrehaleine,carelleparaissait

aussialarméequemoi, toujoursmettantsamainsurmabouche,etme

faisantsignedenepasproféreruneparole.

Enfinelletireunpapier,meledonneavecprécaution,etj’yliscesmots:

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Silenceprofond.Cettechambreestcelledeladéfuntebaronne:ony

estvudetoutesparts.Destuyauxportenttouslessonsàl’oreilledubaron.

Silence!

Jetressaillisetrespiraiàpeine...

Sachez que le baron est un maniaque effroyable, athée, chimiste

profond, naturaliste en délire qui fait des expériences sur les infortunées

assez insensées pour le croire. Craignez son éloquence, le pouvoir du

magnétisme qu’il emploie et surtout ses compositions chimiques. Il a des

secretsinouïs...Tremblez!...

Frémissant,horsdemoi, jeme jetai auxpiedsde labonneMme

Gerboskipourenapprendredavantage; ellemerepousseavec terreur,

memetunmouchoirsur labouche,relève laglaceparunsecretconnu

d’elle, et s’éloigne avec sa clarté lugubre, comme un fantôme qui vient

d’apporter une prédiction funeste. Il est impossible de décrire

l’impressionépouvantablequelaissèrentenmoicetécrit,cemystère,ces

présages horribles. Je n’en sortis que pour tomber dans un accès de

désespoir, pendant lequel jeme suspendis avec fureur au cordonde la

sonnette...Quel futmonétonnement lorsque, loind’entendreun timbre

etdevoirarriverlesgens,j’entendsungrondementsourd,commecelui

dutonnerre,derrièreleslambris,jevoiss’éleverpardesressortscachés

desgrillesdanslescroisées,laglaces’abaisser,lebaronapparaître,vêtu

denoir...Enunmot,jem’aperçoisquejesuismoi-mêmel’artisandema

captivité. «Il n’est plus temps de feindre», me dit cet homme

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étrange,endescendantdelanicheets’asseyantàmoncôté;«silaraison

ou la persuasion eussent pu vous amener àmes vues, à pénétrer avec

moidans le sanctuairede lanature, vous seriez libre;mais livréeàun

goût ridicule pour un écolier, vous êtes imbue encore de préjugés

ridicules, tombeaudes connaissances sublimes, commedes jouissances

célestes auxquelles je vous destine. Souffrez donc que je m’assure de

vous, jusqu’à ce que vous n’ayez plus d’autres liens que des désirs

ardentsdevousinitierdansnosmystèressacrés.»

Cethommebizarregardaitlemêmesang-froidàl’aspectdel’état

où il me réduisait; c’était une période de la crise: rien ne l’étonnait.

Cependant, lorsque, l’excès de ma douleur me donnant de nouvelles

forces, je poussai des cris plaintifs, il feignit de me croire en danger:

«Vouspourriezvousévanouir,medit-ilfroidement,respirezvitedeces

sels.»

Frappéedu récit deMmeGerboski, je repoussai avec horreur le

flacon; mais le premier effet du malaise m’avait fait oublier cette

précaution. J’avais respiré la vapeur; l’effet étaitproduit, je sentismon

gosierbrûlant,etj’eusdansl’instantuneextinctiondevoixcomplète,qui

fitsourirelebarondesonsuccès.

«Quelmodèle!quelbeausujetpourmesexpériences!s’écriait-il

enmeregardant...Quelsang!quellepeautransparente!quelplaisird’y

inoculer l’amour et les passions!» Ce blasphèmeme fit tressaillir. «Au

reste, ne vous alarmez point, les soins les plus tendres vous seront

prodigués,riennevousmanqueraquelaliberté;maisbientôtvousnela

désirerezpoint.Lemagnétismevousréduiraàuntelétatdefaiblesseque

vous n’existerez que dans les

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espaces, et par votre seule imagination; le reste n’est que matière. Je

vous enverrai, ce soir, desmanuscrits qui prépareront votre esprit aux

sciencesprofondessurlesquellesnousavonsàméditerensemble.»

Je suppliai cethomme inflexiblede choisiruneautrevictime; je

luiparlaidemonfils...«Votrefils,vousleverrez,medit-il,chaquejour,

par cette glace; mais vous ne lui parlerez jamais. Il suffira à votre

tendressede levoir croîtreetprospérer sousvosyeux. Souffrezque je

prennemesprécautions,etrecevezlesermentquejefaisdeluidonner

tousmessoinspourlerendredigneunjourdenotresecte.»Jeversaiun

torrent de larmes!... mais l’espoir de voir chaque jour mon pauvre

Edvinskime rendit quelque consolation. J’étais abattue de surprise; le

baronsaisitmamainavantdepartir,morditfaiblementl’avant-bras,me

coupa quelques cheveux et s’éloigna, avec ce prétendu trésor, et des

témoignagesderespectetd’admirationinconcevablesaprèssaconduite.

Deuxheuressepassèrentdansunétatdestupiditéabsoluedema

part;enfin,jerevinsàmoiparunbruitléger:jem’aperçusquelesdeux

bras de la cheminée tournaient sur pivot et faisaient place à deux

tablettesnoires,surlesquellesétaientd’uncôtéunlégerrepas,délicaten

apparence, et de l’autre deuxmanuscrits. Je m’élançai sur ces recueils

effrayants. Ils étaient écrits en rouge... Je frissonnai. Mais la curiosité

l’emporta; entre autres sentences et systèmes abominables, je tombai

surceparagraphe:

L’amourestunerage,ilpeuts’inoculercommecettedernièremaladie,

par lamorsure.Enmarge était écrit: (Régime.)Osde tourterelles calcinés,

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camphreetpeaudeserpent.(Opérations.)Morsuresréitérées.

«Ainsi tout est physique! m’écriai-je indignée, les vertus, les

talents,toutcequitouchel’âmen’estqu’illusion...»Jefeuilletaiquelques

pagesavecindignation,etjetombaisurcetteétrangerecette:

L’amourétantl’unionphysiquededeuxêtres,pourquelesmassesse

confondent, donnez l’impulsion aux atomes. Opérez une irritation sur les

fibres avec des cendres de cheveux et des cils de l’opérateur. Forte

inspiration par les pores; frictionmultipliée sur la peau. Pour breuvage,

l’opérateurdonnerasonhaleineconvertieenfluide.

Jeregardaidèslorsavechorreurlesalimentsqu’onmeprésentait.

Jenevisplusquebreuvagespréparés, quepoisonsdestructeurs: jene

voulusrienprendre.Malheureuse!jenefaisaisqueservirlesprojetsdu

baron, en tombant d’inanition. Je me fortifiais donc dans l’idée de me

laissermourir,lorsquej’entendislavoixdemonfils;ilappelaitsamère.

Jem’élançai vers la petite glace indiquée; elle était grillée, hélas! et je

n’enpouvaisapprocherplusprèsquedetroispieds.Toutefoisj’aperçus

monEdvinski, levant lesmainsauciel,etprononçantdouloureusement

monnom.Mesyeuxs’inondèrentdepleurs,jenevoyaisplusrien,j’allais

parler, ma langue resta muette. Ô mères! j’en appelle à vous pour

exprimerceque jedevaissouffrir,nepouvantavoirunregard,unmot,

unbaiserd’unenfantadoré,quim’avaitperdue.

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Trois minutes s’étaient à peine écoulées, pendant lesquelles

j’éprouvaitouslessupplicesdeTantale,qu’unvoilerosecouvritlaglace;

j’ylusécritencaractèresazurés:Tuleverrasdemain.Vaineespérance!

cruelleprivation,siEdvinskinedevaitpasvoiraussisamère.Néanmoins

cetteapparitionmerenditquelquecourageetjen’invoquaipluslamort.

J’avançai donc la main vers un beau vase d’ivoire, mais, tout à coup

retombant dans mes premières craintes, je la retirai précipitamment,

sansoserl’yreporter.Àlafin,lebesoinl’emporte,j’ouvre,jevoisduriz,

j’en prends quelques cuillerées; le goût m’en paraît bon, j’y reviens.

Cependant une substance acide, restée au fond du vase, me frappait

l’odorat.Jem’occupaisdecettesensationlorsqu’unbillet,passantparla

mêmevoie,me fit lire cesmots:œufsde fourmisde l’îlede Java,poison

terrible de la sagesse. Refusez! Le billet disparut, je reconnus la bonne

MmeGerboski,etcherchaiaussitôtàrejetercemetsodieux;maistoutà

couplebaronentraet jefusfrappéedelafoudre.Ilregardalevasequi

étaitvide,souritd’unairsatisfait,ets’asseyantprèsdemoi:«Vousavez

lu, me dit-il, mon système; je me flatte que, lorsque vous l’aurez

approfondi,vousletrouverezconformeà lanature,etdégagédetoutes

lesabsurdités,de toutes les illusionsquivousbercentdepuis l’enfance.

Oui,madame,toutestphysique.L’êtreleplushideuxpeuttriompherde

Lucrècemême,enuntempsdonné,etparmonart.Ilsuffitdesuppléerla

nature,etdeproduirelesimpressionsqu’elledonne.Apprenezcependant

que la beauté est conditionnelle: chaque pays a la sienne, la Négresse

comme la fille d’Otaïti s’enflamment à la vue d’êtres bien différents.

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Aureste,monsystèmetendsurtoutàfairenaîtreledésir:créezcedésir,

vous créez l’amour. C’est ce que j’ai fait, et Vénus tout entière a passé

dansvosveines.»

Je ne pus retenir unmouvement d’horreur. Il m’arrêta aussitôt,

m’appliqua sur la poitrine samain imprégnéed’unepoussièreblanche,

et,àcequ’ilmeparut, ilmemagnétisa.Soudain, jetombaidansunétat

d’immobilitécomplète.Alorsilpritmesdeuxbrasetrépétasondiscours.

Cependantj’avaisreprismessens,maislepoisonopérait,jesentaismon

cœur se troubler, une chaleur indicible circuler en toutmon corps... Ô

ignominie! jecroisque j’ai laissétomberunregarddetendressesurce

monstre; pour lui, il sourit, peu étonné de son succès et continua.

«L’effervescence se manifeste, votre front est brûlant. Les vapeurs du

résiduagitentvotre imagination, votre rêverieest toutamour, j’en suis

sûr,c’estmoiquiveuxêtrecalmeencemoment.»

Cet excès d’impudenceme rendit entièrement àmoi-même; je

jetais des cris de fureur; je me débattais. Sans s’émouvoir, le baron

posa sa main sur ma poitrine; nouvelle commotion indicible qui me

jeta dans un état de langueur que je ne puis définir. Ô honte! ô

opprobredugenrehumain!Dois-jeconvenirquecetétatétaitpresque

délicieux, que le passé avait disparu, que mes songes étaient

enchanteurs, etqu’unêtreâgéethideuxmesemblaitparédesgrâces

de la jeunesse et de la beauté? Le baron parut jouir un instant en

voyantmesregardssidifférentsdeceuxdelaveille;ilparcourutmon

sein d’un air de volupté, quoique distrait, puis il ajouta: «Je ne veux

pas tout devoir au délire; demain nous nous reverrons.

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Il faut que je me calme. Maintenant, je vais pomper le froid de vos

extrémités inférieures.» Soudain, il m’arrache brusquement un bas,

appliqueseslèvressurdiversespartiesdemajambe,ettoutàcoupm’y

mord avec avidité, mais demanière à n’emporter que l’épiderme. Il le

placeaussitôtavecun ravissement inexprimabledansunepetite coupe

d’orfortmince,l’exposeaufeud’unelamped’esprit-de-vin,lecalcineet

l’avale. «Préjugé!me dit-il froidement; Artémise but les cendres d’un

époux; vous l’admirez vous-même. Je m’identifie ainsi avec vous, et

préparevotrepenchant. Ces craintes sontdes sophismes ridicules faits

pourlepeupleetjouetduphilosophe.»

Mon délire avait peu à peu cessé et bientôt je n’éprouvai plus

d’autre sensation qu’une douleur affreuse. Le baron saisit ce moment,

pansamablessure, et prévint en s’éloignant les témoignages d’horreur

dontjesentaiségalementleretour.

Recueillieenfinenmoi-même, j’eushontedemapensée.Non,ce

n’étaitpointunsonge,messouvenirsétaientdistincts, jenepouvaisme

dissimulerunesortedefaiblesse,quellequ’enfûtlacause.Jeversaides

larmes inutiles, et cherchai lesmoyens deme soustraire aux épreuves

dont je prévoyais que celle-ci n’était que le prélude. Je parcourus avec

soinmachambre, jevoulusébranler lesgrilles;aussitôtuneouverture,

portantcommeuntuyaudechaleur,parutaulambris,etmefitentendre

cesparoles:vainsefforts!gardéeàvue!Jeretombaiaffaisséedetantde

revers.

Douzeheuress’étaientpasséesdepuisque jen’avaisvu

mon fils, la faim m’accablait et je n’osais

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ne toucher à aucun mets. L’espoir de le revoir me faisait cependant

désirer de prolongerma triste existence; la tablette tourna etm’offrit

d’autresalimentsquejehasardaideprendre,nevoyantaucunavisdema

bonneGerboski. Je dormisprofondément jusqu’au lendemain, où je fus

réveillée par les douleurs aiguës que je ressentais àma blessure de la

veille.

Mon bras guérissait; mais je ne pouvais marcher, je me traînai

pourtantàlapetiteglace.Là,j’attendisquehuitheuressonnassent.Àla

minuteprécise,lerideauseleva,etjevisEdvinski,l’airtriste,maisassisà

une table, occupé avecunmaîtred’écriture: Ils ne veulent doncpas le

perdre!medis-je. Cette idéeme rendit unpeude calme. Je remarquai

quelepauvren’écrivaitquecesmots:mamère,etqu’illesrépétaitsans

cesse. «Votremère fait un long voyage, un voyage indispensable», lui

réponditsonmaître.Jevouluscrieràl’imposture,monextinctiondevoix

m’enempêcha.Soudainlerideaus’abattit,etlavoixdutuyausouffla:Si

tuparles,plusdedemain.Je résolusdoncdeme taireetd’attendremon

sort.

Àmidi, lebaronentraavec lesmêmesmarquesderespectetde

déférence. Ilvints’asseoirprèsdemoietmedit:«Vousavezvupar la

scèned’hierquel’impulsiondessensestleseulmobileenamour...»Ces

expressionsme retracèrent plus vivement que jamaismonmalheur et

sonatrocité.Jevoulusm’éloigner;ilm’arrêtaet,tirantsaboîtedepoudre

magnétique, il sebornaàm’en frotter le front. Jemesentis toutàcoup

maîtrisée, assoupie. Est-ce effet de l’imagination? Je ne puis le définir,

maislerésultatestincontestable.«J’auraispuabuser,continua-t-il,dela

situation favorable où vous étiez hier; mais une jouissance si

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brusqueneconvenaitpasàmadélicatesse. Jeveuxvousamener,nonà

cesconvulsionsbrusquesdudésir,maisàmevoiravecplaisir,àdésirer

maprésence,ettoutcelatientabsolumentaurégime.Ilfautquejefasse

passer en vous tout l’amour quime transporte, et de vous enmoi une

partiedevotreamabilitéetdevotrefroideur.Ilfautqu’entrenousdeux

l’équilibre s’établisse. Je n’emploierai point la transfusion du sang, elle

effrayerait un esprit encore faible, et j’ai d’ailleurs puisé dans mon

inventiondesmoyensbienplusingénieuxetmoinsrévoltantspourcette

inoculationdesdésirs,etmêmedesqualitésquevousappelezmorales,et

qui, comme les désirs, ne sont autre chose que le jeu des ressorts

physiquesqu’onpeutmodifieràvolonté.Procédonsàl’inoculation.»

Àpeineeut-ilachevé,qu’iltirad’unsecrétaireunesoucouped’or

et une lancette dont il se souleva l’épiderme jusqu’au vif; il se coupa

ensuiteunemèchedecheveux: ilplaça le toutavec lapeauqu’il s’était

enlevée sur un réchaud d’esprit-de-vin enflammé; il versa sur ce

mélange quelques gouttes de son haleine convertie en fluide par un

procédé extraordinaire, dont il était, disait-il, l’inventeur, et qu’il

conservait dans un flacon. Lorsque cemélange fut réduit en poudre, il

l’étenditsurunecompresse,ets’avançapourôtermachaussure. J’étais

de sang-froid en ce moment, je résistai de toutes mes forces. «Soyez

tranquille, me dit-il, cette jambe si parfaite, ce genou merveilleux ne

m’inspirent rien; je suis absorbé dansmon art, et quand l’instant sera

venude leur rendre justice,quand l’effet seraproduit, jen’auraiplusà

combattrequeladécenceetnonvotreindifférence.»

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Je dissimulai l’horreur que je ressentais, sûre que si j’en laissais

échapperlemoindresigne,lebaronrecourraitàquelquemoyenviolent.

Jelaissaidoncôtermonappareiletplaçaimesmainssurmesyeuxpour

ne pas voir ce spectacle révoltant. Il appliqua cette composition sur la

morsurequ’ilm’avait faite: il eut soind’en recueillir la lymphe,dont il

imbibaunebandelette,quiluiservitàenvelopperlablessurequ’ilvenait

aussides’ouvriràlui-même.Telssontl’inoculationetl’échangebarbare

quel’imaginationdecethommeinventapourparveniràsesfins.L’effet

quienrésultapourl’instantnefutqu’uneindignationplusforteencore.

«Vouspouvez,medit-il,prendresanscrainteàprésenttouslesaliments

qu’onvousprésentera.Cetteinoculationsuffit;maisgardez-vousd’ôter

l’appareil.Lemoindregestem’obligeraitàuserderemèdesplusactifs.»

«Barbare! m’écriai-je, épuisée par tant d’épreuves; il est mille

êtres déshonorés sur lesquels tes expériences eussent pu se faire avec

moinsdecrime;maisunemalheureusemère,errante,abandonnée,seul

appuid’uneinnocentecréature,quiperdparmoisafortune,lesdroitsde

sa naissance, la vie peut-être, peut-elle ainsi provoquer tes fureurs? Je

dis plus, peut-elle convenir à tes vues odieuses, dont son âme est si

éloignée?... – Elle s’emporte! le régime a été trop modéré», dit

froidement le baron; puis m’adressant la parole: «Cette sagesse que

vousm’opposez,cetteaversionmême,madame,voilàaucontrairecequi

exaltemonartetmecombledejoie.C’estletriomphedemonsystèmede

surmonter tantd’oppositionsmorales,par lesseulsmoyensphysiques;

et surtout par l’influence de l’haleine convertie en

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fluide, dont je vous abreuve chaque jour.» À cet aveu mon cœur se

souleva... «Lisez ce fragment de mon système; il vous préparera à

l’intelligencedeseffetsdecefluide.»Jerejetaisonmanuscrit,ilsetutet

s’éloigna.

Après une heure passée dans les larmes, le dirai-je? je fus

curieuse de savoir sur quelles bases cet homme avait pu asseoir son

système atroce1. Je fus étonnée d’y trouver quelques idées délicates;

maisquelleapplication,grandDieu! J’y luscesmots:«Si lachaînedes

fluides est non interrompue dans la nature, depuis l’air méphitique

jusqu’à l’air vital, depuis le feu-lumière jusqu’à l’électricité invisible,

pourquoidonneràcettesérieascendantedesfluidesletermesibornéde

nossens?...Peut-onnierqu’iln’yenaitdeplusparfaitsencore,parceque

nousne lesdécouvronspas?Cettesérieausurplusdoitêtrecroissante

en propriétés bienfaisantes, depuis l’air vital jusqu’au dernier terme

inconnu, comme elle l’est depuis le poison méphitique (exclusivement

pourtant) jusqu’à l’air vital déjà si délicieux! C’est une vérité

mathématiqueetincontestable.Cettesérieadoncuneimmenseétendue

etsonderniertermeestcequejenommel’aircéleste,premiercharmede

la vie et base des jouissances. L’existence de cet air est prouvée par la

jouissancemême,commel’estcelledel’airvitalparseseffetssurlavie

animale.Maismanque-t-il, cet air céleste,quandnotreêtre s’évanouit?

Non, il n’a fait que quitter sa place pour aller

1Cettedoctrineabsurdeetbarbareestcelled’unesectenouvellementétablieàTurin.Ausurpluslesdamessontinvitéesàpassertoutceparagraphe.

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seréuniràsamasseéternelle.Delà,parsaloiexpansive,ilpénètreende

nouveaux corps qu’il anime, fait jouir et anéantit ensuite par sa

disparition,poursereproduireencore.Ilcircule,sedégage,etsuitdans

sacarrièreplussubtile lesmêmes loisque l’airvital.Deplus, comment

expliquer sans lui les impressions du souffle d’un être adoré, les

phénomènesdel’amouretdetouteslessensationsdeplaisir?...N’aimé-

je encore que dans ma pensée? l’objet aimé ne peut la deviner,

l’impressionestdoncnulle.Maisluiadressé-jeuneparoledetendresse?

lajouissancenaîtaussitôtchezlui,parcequel’aircélestes’exhalantavec

lessonsenproportiondeladouceurdel’idéequej’exprime,surabonde

en l’auditeur, et l’enivre de son essence divine. Donné-je un baiser? le

cœursedilateparledésir;l’aircélesteensortpur,ilerredélicieusement

sur laboucheadoréepour se répandreensuite sur tout l’êtredesdeux

amants.De là, l’anéantissementqui succède jusqu’au retourdes loisde

l’équilibre.Maissicetaircéleste,leplussubtildetous,échappeàtousles

procédéschimiquesetnepeutêtre recueilli, legazpersonnel,quin’est

autrechosequelacombinaisondecemêmeaircélesteaveclesoufflede

chaqueindividu,peutêtrerecueilli,condensé,échangé,porterdeseffets

identiques,etparconséquentcréerledésirchezl’objetaimé...»

Jem’arrêtailà.Jevissonprojetdanstoutesonétendue:jesongeai

auflaconterribledel’haleinedubaron,convertieenfluide,jecrussentir

lesouffledecethommecorrompuetmelivraiàtoutmondésespoir.Les

tablettes étaient alors couvertes des apprêts de mon repas; mais je

n’écoutais plus que ma fureur.

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Sansdoute il voulutme calmer,puisque le tuyau souffla:cesmetsvont

changer.Jevoulus,sanstropm’enrendreraison,enfairel’expérience,et

je mangeai avec avidité. D’ailleurs les tourments physiques et moraux

des jours précédents, après m’avoir d’abord réduite aux abois, me

faisaient éprouver une faim dévorante. Je me trouvai mieux après le

dîner.Mesidéesétaientmoinssombres.JesongeaisàErnest;maissous

un rapportquime fait rougir aujourd’hui.Cen’étaitpoint sonabsence,

sestortsàmondépart,soninsensibilitéquimefrappaient;jenevoyais

quesestraits,sesformesenchanteresses.Mesyeuxerraientavecdélices

surlesplainesdelaPologne;mesbrasycherchaientavecimpatienceun

jeune héros, l’idole desmortelles. C’était le fils d’Ulysse; c’était Adonis

lui-mêmeoffertàmesyeuxenchantés!maisl’imageétaittropéloignée,

je languissaisd’ivresse,etmapoitrineagitéesemblaits’élancerverscet

objetdetousmesvœux.

Jepassaideuxjoursdanscetétat;joursassurémentlespluslongs

demavie!Ledélirecroissaitsiimperceptiblementquenonseulementje

n’avaisplusdedéfiance sur lesmetsquim’étaientprésentés,maisque

j’oubliais même mon cher Edvinski. Le troisième jour, le baron parut.

J’euspeineàlereconnaître.Jecrusvoiruncharmantjeunehomme:une

perruque d’un blond cendré, à cheveux bouclés artistement, cachait

absolumentsesrides,etsamiseétaitdesplusélégantes.Sonentréefut

légère,vive; ilvint tomberàmespiedsavecgrâce,saisitmamainavec

tendresseetlaportasursoncœur.Ildétachaensuitelabandelettedema

jambe,etvoyantlablessurerosée,ilpoussadescrisdejoieetnefitqu’une

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chaînedebaisersjusqu’àmongenou...Jemetrouvaisalorsdansunétat

d’ivresse dont le souvenir me couvre encore de rougeur. Mes yeux

erraient sur Ernest, mon sang bouillonnait; l’effet était produit, je

balbutiail’accentdudésiretnem’entendisplus...Maiscen’étaitpointle

baron...Non,cen’étaitpointluiquitriomphait;malgrétoussespoisons,

le monstre m’était toujours odieux!... C’est toi seul Ernest qui étais

l’enchanteur,etquiconnaissaistoutl’artdontlesce1ératsevantait.

Je fus longtemps sans pouvoir me reconnaître; je ne pouvais

agitermesmembres, j’entendais cependant parler le baron. Enfinmes

yeuxentrouvertsmelelaissèrentvoirquiécrivaitsurunetable.Iltraçait

cesnotesàhautevoix:

«Première expérience. Les transitions ont réussi; deux baisers

pourfairecontrasteaveclamorsure.

Deuxième expérience: fièvre d’inoculation amoureuse le

quatrième jour, succès de l’haleine convertie en fluide. Délire complet.

Triomphesuspenduparmavolontéseule.»

Cemotme fit tressaillirde joie. Jene suisdoncpasentièrement

humiliée,m’écriai-je!Puis,rappelantmessombresidées,jemejetaisur

le parquet,me traînai dans la poussière, et accablai de reprochesmon

persécuteur.Ilrepritlaplumeetécrivitrapidement:

«Troisième expérience. Regrets trop prolongés à détruire.

Affaiblirl’imagination.Éteindrelessouvenirs,pourqueledésirdomine.»

«Ainsi,tuveuxm’anéantiràpetitfeu,scélérat!»m’écriai-jeavecdésespoir.

Mèrefurieuse,amantedésespérée,jem’élançaisurlui,ilmerepoussafroidement

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dansunfauteuildontlesbrassecroisèrentdevantmoipardesressorts,

et disparut encore plus rapidement qu’à l’ordinaire. Je crus aussi lire

quelquemécontentementdanssesregards,soitqu’ils’attendîtàplusde

rapiditédansleseffetsdesesopérationsinfernales,soitqu’ilfûtoccupé

encemomentd’autresprojetsquejeneconnuspas.

Jepassai,dansuneespècederage,sixheuresmortelles,etnefus

distraite de mes pensées déchirantes que par un mouvement

extraordinairedanslamaison.Jemeperdaisenconjectures,toutesplus

effroyables les unes que les autres, tantôt croyant voir mon fils au

tombeau, tantôt imaginantqu’unange libérateur venait àmon secours,

lorsque, àminuit, la glace de la cheminée s’élevant doucement, je vois

dans l’obscurité la lanterne sourde et la femme noire, la bonne Mme

Gerboski. Elle descend sans proférer une syllabe, pousse le ressort du

fauteuil,enouvrelesbrasetmefaitsignedelasuivreetdenoussauver.

J’hésite,étonnéeettremblante;jehasardeenfinetmonteàsasuitesurla

cheminée. Comme je passais dans le cadre de la glace, tout à coup le

tuyau fait entendre ces sons terribles: Je vous vois, perfide! Je faillis

tomber à la renverse. «Ne craignez rien, il rêve,medit vivementMme

Gerboski,ensaisissantmonbras...Cethommequinedortjamais,victime

d’untopiquequ’ilaprishierpourlascèneterribledontvousdeviezêtre

victime, est assoupi, peut-être pour toujours. Le médecin est arrivé,

l’instantestpropice,fuyons...»

Jelasuis;nousdescendonsparuncouloirobscur;elleouvreunepetite

porte, saisit un enfant endormi, me le donne: c’est Edvinski. L’enfant veut

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faireun cri en sentant samère, je le comprime, l’étouffe, ce cri si cher,

avecmillebaisersmaternelsetnousdoublonslepas.Arrivésàlagrande

porte,lesuissecrie:quivalà?LabonneGerboskinommelemédecin;la

portes’entrouvre,jem’élance,jesuisdanslarue.

Mejeteràgenouxenactionsdegrâces,courirloindecettemaison

funeste,telsfurentlesdeuxmouvementsentrelesquelsjerestaid’abord

partagée. Mes genoux faiblissaient de souffrance et d’inquiétude;

j’essayai cependant de vaincre la douleur et, soutenue par mon ange

libérateur, nous avançâmes rapidement jusqu’au faubourg de Montalk.

«Je connais là, me dit la bonne Gerboski, un conducteur de traîneaux,

honnêtehomme,parfaitementsûr,etnouspartironsà l’instant...»Nous

frappâmes longtemps avant de réveiller les gens de lamaison.On sent

quelfrissondevaitmesaisiràchaquelanternequipassait;àchaqueêtre

vivant,jecroyaisvoirsurmespasleterriblebaron,etnisonétat,nima

liberté,nilepartiprisdeproclamerhautementsescrimesnepouvaient

vaincrel’effroiqu’ilm’inspirait.Pendantquejemelivraisàcescraintes,

la bonne Gerboski avait conclu le marché jusqu’à Bude, la voiture fut

prête, et nous partîmes. J’avais par le plus grand bonheur conservé les

deuxcentsducatsderestitution;combienilsmedevenaientprécieux,en

me séparant d’un monstre! Je recommandai au conducteur la plus

grandediligenceetnous fûmescoucher lemêmesoiràMilna.La traite

était de quatorze lieues; mais je me trouvais encore trop près du

scélérat. D’ailleurs je rentrais sur les frontières de Pologne, ce qui

redoublaitmesinquiétudes.

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Nouspassâmeslàunenuitpeutranquille;commenoussongions

à repartir le lendemain, j’entendis battre la caisse, à l’entrée du bourg.

Effrayée,j’endemandailacause:«C’estundétachementrussequientre,

madame»,meditleconducteurdutraîneau,enfumanttranquillementsa

pipe.«Undétachementrusse!m’écriai-jeconsternée...– J’aivouluvous

lecacher,ditalorslabonneGerboski.Femmeinfortunée,vousavezassez

devos craintesetdevosmalheurs! Sachezque lesRussesontpénétré

jusqu’icidepuisquinzejours,quevousleuravezéchappéparmiracle,et

qu’une partie de leurs forces a déjà pris poste sur lesmonts Krapack.

Noussommescernésdetouscôtés.Cependantneperdezpascourage,le

mont Stolberg n’est pas tenable pour leurs postes, vu la rigueur de la

saison,etpeut-êtrepourrons-nouspasser;neperdonspasdetemps.»

Tremblantepourmon fils, carpourmoi je tenaispeuà lavie, je

m’élancesurletraîneau,etnouspartons.Nousfîmesquinzelieuesdans

cettejournée,etarrivâmesàMorwick,aupieddumontStolberg.C’estlà

quejemeséparaidelabonneGerboski,aprèsavoirpartagémabourseet

toutesmesaffectionsaveccettefemmeestimable.Jel’assuraiqu’aussitôt

rendueàBudejel’yappellerais;elledesoncôtésentitqu’ellenepouvait

m’exposer davantage en me suivant. Je lui dis donc là l’adieu le plus

tendre,celuid’unefilleàsamère,etaprèsl’avoirserréesurmoncœur,je

m’éloignai.

Nousapprîmesbientôtque lesRussesavaientdéjàunposteaux

étangs glacés, sur les sommets, et que, quoique plusieurs eussent été

gelés lesnuitsprécédentes,ceposteétaitconservé.Enconséquence,on

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nous indiqua un autre passage. J’étais si effrayée que je me décidai à

prendreunnouveautraîneauetàtenterlehasard.Jesentaisqu’unefois

arrivée sur l’autre revers des montagnes je n’avais rien à craindre

jusqu’au printemps prochain d’une incursion russe. Nous nous mîmes

donc en route à la hâte, jeme couvris d’unemante du pays, et, tenant

monpauvreEdvinskicontremonsein,nousgravîmespendantsixheures

par les routes les moins pratiquées, tremblant à chaque instant de

rencontrerdestroupes.

Nous apercevions déjà les sommets et je respirais, lorsque le

guide s’écria: Ah mon Dieu! une patrouille de cosaques! Nous nous

cachâmes derrière les monceaux de neige, et je recommandai mon

pauvre Edvinski à l’Être suprême. Le conducteur, moins exposé, ôtant

sonchapeau,etregardantàfleurdeneige,observaitlapatrouille.«Jeles

vois, disait-il, autour d’un feu, la sentinelle promène ses regards sur la

côte.Voussentezquelemoindreobjetsedistinguesurceblanc;tenez-

vous bien cachée.» Je respirais à peine, mais je prenais quelque

espérancedelesvoirs’acheminerd’unautrecôté,quandleguides’écria:

«JusteCiel!droitànous,noussommesperdus!...madame,ducourage!

je vais suivre mon chemin, je ne crains rien, moi, je suis du pays;

d’ailleurs, vous n’êtes pas la première que j’aurai eu le bonheur de

sauver. Cachez-vous dans quelque crevasse, prenez ce bâton et mon

chapeauquevousposerezaubout,pourquejereconnaissel’endroit. Je

reviendrai vous chercher. Du courage!...» Il se met alors à chanter et

continuesaroute...Ilfallaitprendresur-le-champmonparti;unecrevasse

profonde,forméeparlaglace,étaitprèsdemoi;l’aspectenétaiteffrayant,

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c’était un abîme de plus de cinquante pieds, dans une obscurité

complète;maisjepouvaissauvermonfils, jen’hésitaipas.Jem’avançai

sur mes mains jusqu’au bord, et me hasardai à descendre. Quelques

parties,saillantescommedesmarches,favorisaientmonprojet.Jeplaçai

Edvinski surmondos, ses petitesmains passées autour demon col, et

demandant au ciel la force et son secours, je descendis la première

marche, une seconde,puisune troisième: prête àmettre lepied sur la

quatrième, j’entends au fond de l’abîme des voix; on parlait bas, je ne

pouvaisriendistinguer;maisjefrissonnaietmamainfutprêteàlâcher

leblocoùjemeretenais.J’essayainéanmoinsdereprendrecourageetde

rappelermarespiration;jecrusnevoirqu’unjeudemonimagination,et

jetâchaisdemeraffermirsurmespiedschancelants,lorsquetoutàcoup

une grande clarté paraît au loin sous moi, plusieurs fantômes noirs

s’écrient: Recevons-la! Je crois voir l’enfer entrouvert; mes genoux

faiblissent, mes mains s’ouvrent, lâchent le bloc, et je tombe avec

Edvinskiaufonddugouffre...

J’ignorecequisepassa;maisqu’onjugedemasurprise,lorsque

jeme crus àmon réveil dans un palais de cristal, aux clartés demille

flambeaux,déposéemollementsuruneestrade,environnéed’unpeuple

soumis!Malheureuse! cepalaisn’était qu’une grottede glace, humide,

éclairéed’unelampefunèbre,montrôneétaitunlitdeneigequim’avait

sauvéedansmachute;etcepeupledesujets,unesociétédemalheureux

transfugescommemoi,sansespoir,sanspain,sanssecours.Lacrevasse

communiquait à une vaste caverne où l’on m’avait conduite et où je

reconnus bientôt mon erreur. «Vous voyez

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ici,meditunvieillardvénérable,plusieursfamillesinfortunéesdevotre

province...» Ce son de voix me frappe, et je reconnais le chevalier de

Morsall, cet infortuné capitainede vaisseau simaltraité dans l’incendie

demamaison.Jem’élançaidanslesbrasdecethommerespectable.Ilme

nomma alors sept ou huit femmes présentes, issues des premières

familles de Varsovie, et particulièrement Mme de Visbourg, cette

courageusechanoinessequinousavaitsauvésàAlexiowitz.«Voilà,dit-il,

voilànotreasiledepuisquinze jours;poursuiviscommePolonais,nous

hasardâmes de descendre dans cette crevasse. Une grotte spacieuse se

présentaànos regardsdans ces rochers;nous résolûmesd’ypasser la

nuit;quelquesprovisionsnouspermirentdesoutenirnosforcesetnotre

espérance jusqu’au lendemain, qu’un de nos compagnons d’infortune

essayâtdemonteretdereconnaîtres’ilseraitpossibledepasserlemont

Stolberg. Hélas! il nous rapporta la triste nouvelle que nous étions

investispar lesRusses,et la certituded’êtresaisis sinousquittionscet

asile.Nousavonsdoncrésoludenousycacherjusqu’àcequ’ilplaiseau

ciel de hâter notre délivrance. Chaque jour une de ces femmes

généreusesprenddesvêtementsdepaysanneetvaàMirbackchercher

des aliments pour la colonie. Onm’en a nommé le chef; triste emploi

pourmoncœurdéchiré,etquejen’eussejamaisacceptésimesinfirmités

nememettaienthorsd’étatde rendre toutautreservice.Quelques-uns

des colons ont des fonds à Venise; mais la plupart se trouvent en ce

momentdansundénuementabsolu,etvousvoyezquenouscherchons

parletravailàsoutenirlesjoursdeceuxquin’ontplusquedesamis.»

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Je me retournai et aperçus plusieurs de mes compagnons

d’infortune travaillantàdesouvragesd’horlogeriepour laHongrie.Des

femmes délicates, des vieillards dont les yeux presque éteints avaient

besoinderepos,s’appliquaientdanscegouffrehumideetmalsainàcet

ouvrage difficile. On s’était procuré un peu de paille à chaque voyage,

pour la provision. C’était le seul préservatif contre une aussi grande

humidité; mais la quantité en était si peu considérable que c’était

coucher absolument sur le roc et la glace. Deux vieux ecclésiastiques

avaient choisi la place la plus humide, l’espace nous manquait et l’un

d’euxsouffraitcruellementsansseplaindre.Enl’observantavecrespect,

jereconnusl’évêquedeVarsovie;ilétaitenprièresetsedisposaitànous

direlamesse,carc’étaitledimanche.

Je me rappellerai toujours avec quel recueillement nous

assistâmesauxprières.Ilfautêtresouslecouteau,entrelesvivantsetles

morts comme nous l’étions, et plongés déjà dans le tombeau, pour se

sentir embrasésde cette piété qui élève l’âme au-dessusdes afflictions

humaines.Qu’onsefigureuneassembléedequinzeouvingtpersonnes,à

cinquantepiedssouslaneige,àgenouxdevantunblocdeglaceservant

d’auteletéclairéparunelampefunèbre,unvieillarddesoixante-dixans,

électriséparlapiétéetlemalheur,essayantencoredenousencouragerà

lapatienceetàlafoi;maislivréàdespressentimentsfunestes,terribles,

etquinedevaientquetropseréaliser.Jen’oublieraijamaiscesparolessi

fort accomplies! «Nos malheurs seront grands, s’écriait-il d’un ton

prophétique; que celui d’entre vous qui a cru n’éprouver qu’une

tribulation passagère, qui a pensé

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quelaraisonpûttriompherd’unesoldatesqueeffrénée,sedétrompe.La

vertu sera comprimée et vaincue, tous les peuples égarés vont s’entre-

détruire,desvapeursdesangs’élèverontjusqu’auxcieux,lesoleilensera

obscurci, la terre frémira des forfaits des mortels, et dans son

tremblementouvriraleurtombe,surlaquellelavoûtedescieuxviendra

s’abattre et sceller leur réprobation éternelle. Malheur! malheur aux

peuples!iln’estplusunseuljuste,digneduregardduTrès-Haut!...»

À cesmots terribles, la lampe tomba avec le glaçon auquel elle

était suspendue. Les ténèbres, les sanglots de tant d’infortunés errant

dansl’obscurité,secherchant,seheurtant,neformantqu’unfaisceaude

leurbrastremblants,cedésordrehorrible,fruitdecetteprophétieetde

noscraintes,melaissèrentunsouvenirineffaçable.

«Rassurez-vous, êtres innocents, ajouta-t-il, en s’adressant aux

femmes;nouspourronsavoir lagloiredumartyre, vousaurez cellede

vivrepourlesêtresfaiblesquiontbesoindevossecours,pourl’humanité

quivousréclame;vousvivrezpourattirerencoresur laterrequelques

rosées célestes. Vous seules conserverez les semences de la sensibilité,

vousseulesaurezlecouragedel’âmeetnonceluidel’orgueil...»Il finit

parnousdonnerlabénédictionendésignantlapersonnequidevaitaller

àMirbackpourvendrelesobjetsfabriquésetrapporterdesvivres.Jefus

désignéepourlesurlendemain.

Deuxjourssepassèrentdanscetteintimitéqu’établissentbientôt

lemalheur,laconformitéd’opinionsetd’espérances.Nousavionsàpeine

la quantité d’aliments nécessaire pour subsister. Le repas ordinaire

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étaitduriz:lepainauraitformétropdevolume.Ilfallaitachetercerizà

Mirback, l’y faire bouillir, car nous n’avions pas de bois dans notre

caverne, en charger une hotte et rapporter cette pâte à nos pauvres

prisonniers.Telleétaittouslestroisjourslacharged’unefemmeetnotre

nourriture.Jemevouaidèslemêmesoiràquelquesoccupations;etc’est

làquenousreconnûmescettegrandevérité,quedanslasociétéchacun

doitsontributdetravailetdesoinsàsesfrères.Jem’appliquaiàfairedes

corbeillesavecdesgrenats.Cegenred’ouvrageavaitdudébit;plusieurs

familles y avaient réussi, et dans deux jours je commençai, avec

l’intelligence du dessin que je possédais, à devenir un ouvrier assez

précieux dans ma partie. Edvinski choisissait les grenats, les séparait

suivantlescouleurs,et jesouffraismoinsdevoirmonpauvreenfantne

pasdeveniruneboucheinutile:car lesregardsdubesoinquejevoyais

tomberparfoissurluimedéchiraient,etjeprenaissurmafaibleportion

pour qu’on n’enviât pas la sienne. Mères! vous le savez, il n’est de

privationspournousquecellesqu’éprouventnosenfants...

Le lendemain nous fut annoncé par la montre à répétition du

chevalier deMorsall, car ne voyant jamais le jour, c’était là notre seul

guide. «Belle Pauliska! me dit ce vieillard aimable, avec sa loyauté

chevaleresque: vous savez si dans tous les temps les hommes durent

faire leurbonheurdesauveràvotresexeaimantet faible la fatigue, les

soucis,etdeledéfendrejusqu’auderniersoupir...Ledéfendre!ah!jene

renoncepasàcebeaudroit!Maisserai-jeassezheureuxpourtrouverle

périlsousmespaschancelants!...Paralysé,anéantiavantdecesserd’être,

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croyez-vous que je serais en ce séjour, croyez-vous que mon sang

n’aurait pas coulé... (nous vîmes tomber ses larmes) si je pouvais

seulementallerservirdebouclieràtantdebravesPolonais,vengeursde

leur pays?... Nous sommes réduits, ces deux ecclésiastiques et moi, à

vivredevosdangers.Tropreligieux,tropbravespoursongerausuicide,

ces femmes généreuses nous ont conservé la vie. Elles n’ont pas voulu

souffrir que nous hasardassions des efforts rendus vains par nos

infirmités.C’estàvousaujourd’huiqu’estréservécetacted’humanitéet

decourage.Permettezquejevousadressed’avanceaunomdelasociété

et des hommes en particulier les grâces dues à tant de force d’âme, et

surtout revenez bientôt rassurer un père, j’ose le dire, des amis, une

familleéplorée; carc’estunemême famille.Noussommes tousenfants

dumalheur! –Oui, enfants dumalheur!» nous écriâmes-nous tous en

fondantenlarmesetnousserrantmutuellementlesmains.Onmedonna

des instructions; je recommandaimonEdvinski àMmedeVisbourg, je

cachaimadouleur; et aprèsm’être travestie, avoir endossé lahotte, je

partisenmontantàl’aided’unecordeànœuds.

Jesuivisexactementlesnotionsquej’avaisreçuespourmaroute.

Jemarchaipendantdeuxheures,encôtoyantlesétangsglacéspouraller

joindrelechemindutraîneauquiconduitàMirback,pensantsanscesseà

mes amis et hâtant le pas pour rejoindre, le soir, mon cher Edvinski.

J’avançais rapidement, lorsque jeme vis tout à coup près d’une petite

huttedepaille, contre laquelle était un fusil. Jen’avaispas eu le temps

d’asseoirmesidées,qu’unsoldatvêtuàlapolacres’élancesursonarme,

fait un cri, me met

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enjoue;jem’arrêteettombeassisesurlaneigepétrifiée.Jemerésignais,

mecroyantaupouvoirdesRusses,lorsqu’unepatrouilleentièreaccourt,

me relève; je reconnus les troupes polonaises; je vis que j’avais été

abuséeparlalégèreressemblanceducostumeavecceluidescosaques,et

melivraiàl’espérance.Onmequestionne,jebalbutielepatoispolonais.

Aussitôtunbruitconfusm’annonceunorage;lenomdetraîtreretentità

mesoreilles;lesergent,furieux,mefaitsaisir,etjereconnaisavecpeine

au traitement que j’éprouve que les soldats polonais, d’après les

renseignements qu’ils avaient reçus sur les rapports que faisaient les

femmesdespâtresauxRusses,meprennentpourunespion.Lespleurs

quejeverseenpensantàmonenfantsemblentlesconfirmerdanscette

idée. En vain j’essaye en allemand d’expliquer qui je suis, et de leur

peindremesmalheurs.Nuln’entendait la langue, et l’onmeconduit au

quartiergénéraldeKockziusko,chefdel’arméepolonaise.

La traite était longue. Je fis cinq lieues, escortée de quatre

hommes et un caporal, et nous arrivâmes à la nuit seulement à Vilna.

Qu’on jugedemadouleur,enpensantàmesamisprivésdenourriture,

auxcrisdemonfilsabandonné,audésespoirdelacolonie.J’étouffaisde

douleur et de fatigue, lorsqu’on m’envoya auprès du major d’Alvinski,

aidedecampdeKockziusko.Jeluiexpliquaisanspeine,etluifispartager

mesalarmessurlasituationdevingtinfortunés.

IImereçutavecaffabilitéetmeproposadem’introduireauprès

de Kockziusko. Je m’y refusais constamment, attendu l’heure et mes

vêtements si peu convenables àmon rang, lorsque le général traversa

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la pièce oùnous étions. «Souffrez, général, s’écriaM. d’Alvinski, que je

vousprésenteunedes illustres victimespolonaises; vous voyezque la

beauté, les grâces, les vertus sont des signes de proscription près des

Russes. C’est la comtesse Pauliska, d’une des premières familles de

Varsovie.»Letroubleoùj’étaisnemepermitpasd’abordd’articulerun

seulmot;maisbientôt,pensantàmonfils,jerepristoutemonénergie,et

peignis au général avec tant de chaleur mes craintes maternelles,

l’horreurdelasituationdemescompatriotesetlesortquilesattendait,

qu’oubliant les défaites multipliées qui l’avaient suivi jusqu’à Vilna, et

n’écoutant que son indignation contre les Russes, il s’écria avec feu: Il

fautattaquerdèsdemain!Maissurlesobservationsdeplusieursofficiers

quelesrenfortsn’étaientpasarrivés,etqu’ilétaitbieninférieurenforce

sur ce point, on remit l’attaque à trois jours. «Trois jours!m’écriai-je,

monfilspeutêtre...»Jedemandaiavecinstancequ’onvoulûtmedonner

un seul compagnon de voyage intrépide pour aller enlever Edvinski et

rendre l’espérance aux colons. En vain onm’objecta que je courrais de

nouveaux dangers. L’éloquence du cœur vainquit tous les obstacles,

l’espoir brilla dans mes yeux, on versa des pleurs et personne n’osa

s’opposeràmarésolution.

KockziuskofitappelersixgrenadiersdurégimentdeBeichalovitz.

«Qui de vous, leur dit-il,mes amis, veut accompagner cette aimable et

tendremère?arrachersonfilsd’unsouterrainaffreuxoùilestexposéà

tomber dans des mains cruelles? – Tous! s’écrient-ils. – Comptez sur

mes bienfaits, reprit le général, sur le prix d’une bonne action. – Nous

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voilà! dirent-ils, mettant la main sur leur cœur. – Eh bien! mes amis,

continua-t-il, vous partirez tous; trois s’arrêteront à Gesnick, à trois

lieues d’ici; deux iront jusqu’à Mirback, et le troisième accompagnera

madamejusqu’àlagrotte.Ceuxrestésenarrièresoutiendrontlesautres,

etvousvousreplierezainsienordrepournepointformeruncorpstrop

apparentauxyeuxdescosaques.Quantàvous,madame,veuillezenmon

nomassurervosmalheureuxcompatriotesquesousdeuxjoursilsseront

libres.» Je partis à l’instant: le trouble où j’étais, mes discours

interrompus,meslarmesfurentdesremerciementsplusvifs,plussentis

quedesparoles.Quelquesmots flatteurs frappèrentmesoreilles;mais

rienn’allaitjusqu’àmoncœur,ilétaittroppleind’Edvinski.

MevoilàdoncseuleenrouteavecsixgrenadiersdeBeichalovitz;

moi,être faibleet timide,maisenflammépar lasollicitudeet le tableau

déchirantdescolonsexpirants;imagequinemequittaitpoint.Arrivéeà

Gesnick,monembarrasfutdedécidertroisdemescompagnonsàrester,

tousvoulaientallerplusloin.Ilm’estimpossibledepeindrelagénérosité

decesbravesgens; tous juraientqu’ilsnecéderaientpas.Enfin, je leur

exposai l’ordre de Kockziusko, le danger même auquel ils

m’exposeraient; ils ne cédèrent qu’à ces motifs. Je choisis alors, et

remarquaiquecechoixaffligeait sensiblementceuxquidevaientrester

enarrière.ArrivéeàMirback,nouvel embarraspourendéciderdeuxà

s’arrêteretdonnerlapréférenceàceluiquidevaitsetravestirenpaysan.

Le danger était grand pour lui; pris, il passait pour espion. L’un d’eux

observa surtout qu’il fallait se couper la moustache, qui sans cette

précaution trahirait

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infailliblement mon guide. Cette remarque refroidit un peu le zèle de

deuxdesconcurrents.Letroisième, jeunehommedevingt-quatreansà

peu près, à l’air martial, brun, d’une figure superbe et remplie

d’expression,secoupasur-le-champcetteparureguerrière;ilversaune

larmede regret sur ce sacrifice, passa samain sur sa lèvre supérieure,

endossa la veste grise, cacha sa baïonnette dans son sein, et nous

partîmes.

J’apprisbientôtqueledésirdevoirJeanna,saprétendue,dansun

hameau sur la côte, avait contribué à sa généreuse démarche. Je m’en

félicitai;carenfaitdecourage,l’amourseulpeutlutteraveclanature.Il

meparlaitdesondésir; je l’entretenaisdemescrainteset, encouragés

l’un l’autre, nous fîmes trois lieues avec cette légèreté que donne

l’espérance. Ce brave homme connaissait parfaitement la montagne;

nousévitâmeslespostesrusses,etparvînmesbientôtauxétangsglacés;

jedevinsalorsleguidemoi-même.Mesyeuxpouvaients’égarersurcette

plage immensed’une teinte uniforme et resplendissante;mais le cœur

d’unemère est une boussole sûre; ilme conduisit droit à la grotte. Je

connaissais lesmoyens d’y descendre, et je voulus passer devantmon

guidedontlavueétaitéblouieparlaneige;ilnelevoulutpointsouffrir,

et j’attendis que ses yeux se fussent accoutumés à la teinte sombre où

nous allions nous trouver.Nous nous enfonçâmes seulement jusqu’à la

hauteur de l’épaule pour ne point être distingués et bientôt nous

descendîmesaidésparlabaïonnettedemonguide,dontilseformaitun

pointd’appuienlaplaçantentrelesglaçons.

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Arrivés dans la grotte, quelle est ma surprise! Aucune lumière,

plusdevoixhumaine,nulindiceduséjourdescolons...«GrandDieu!ils

ont tous péri!»m’écriai-je désespérée. J’avance, je heurte un corps, je

vaistomberloindelàsurdesvêtements:monimaginationmepeintmes

compagnonsmorts,dévorés,anéantis;jenevoisplusquedesossements.

Monguide,errantcommemoi,mesaisitlebras, jepousseuncri; jeme

croisseuleaumonde,exposéeà labrutalitéd’unsoldat;monespriten

désordre enfante tous les genres de supplices, et prête à défaillir,mon

dernier cri est: «Edvinski!» Tout à coup il répond à ma plainte. Je

tressaille!Plusieursvoixsefontentendre,lalumièreparaît,etj’aperçois

tous les colons paisiblement endormis. Par une longue suite d’erreurs

dansleurcalcul,lejourdesmortelsétaitdevenuleurnuit:ilsreposaient

ettousfirentuncridejoie,croyantm’apercevoirensonge.

Il est impossible de peindre l’ivresse qui s’empara d’eux enme

revoyant. Mme de Visbourg surtout me l’exprima d’une manière si

tendre,quece souvenir, jointà tantdemarquesd’amitiéque j’enavais

reçues,nes’effacerajamaisdemoncœur.OnjugesiEdvinskifutcomblé

dejoie,cepauvreenfantenparaissaitendélire.«Voilà,medit-il,enme

montrantMmedeVisbourg,celleàquinousdevonstouslavie,maman.

Lorsque douze heures se furent écoulées depuis ton départ, une

inquiétudemortelle régna dans la colonie; on se lamenta, non sur ses

besoins, mais sur ton sort. Mme de Visbourg, ma seconde mère, se

travestitàl’instantpouralleràMirback;ellerapportadessecourspournotre

existence, mais rien pour notre cœur; aucune nouvelle, quel désespoir!

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Depuisdeuxjoursjenedormaisplus,jesuccombaisàlafatigue,lorsque

j’aicruensongeterevoir,tepressersurmoncœur...Jenerêvaispoint;

c’étaittoi,ômamère!...»

Cettescèneattendrissait tousnoscompagnons;maisc’était trop

lesoccuperdenous; jemehâtaideleurapprendremonaventure,mon

entrevueavecKockziusko,etlaparolequej’enavaisreçuequ’ilsseraient

libres le surlendemain, jour de l’attaque. Je leur montrai mon brave

compagnon qui devait guider la colonne des Polonais jusqu’à nous:

l’espérances’emparadetouslescœurs,etnousfîmesunrepaspresque

joyeuxoùmonguidenefutpasoublié.

D’aprèsnoscalculs, le jourbaissait, ilétaittempsquemonguide

reprîtsaroute;jevoulusluiconfierEdvinski,etattendreprèsdescolons

le sortqui leurserait réservé; je leurdevais ce sacrifice.La loyauté, ce

sentiment de générosité qui s’accroît dans le malheur commun, m’en

faisaitune loi.LechevalierdeMorsallmeconjuraaucontraire,aunom

de la colonie, de retourner au quartier général pour maintenir

Kockziuskodanssesbonnesdispositions.«Lesêtrespuissants,ajouta-t-

il,auseindesplaisirsoublientaisémentl’infortune.»Réflexionsuperflue

pourcebravegénéral;maisj’étaismèreetjecédaiàleursinstances.

J’embrassaidonctousmescompagnonsd’infortune,jeleurremis

quelquescordiauxdontjem’étaismunieetdontilsdevaientavoirgrand

besoin dans cette retraite humide, et après nous être livrés au doux

espoir de nous retrouver à Venise, aux projets de réunion pour une

existenceéconomiqueetdouce, jeremontai,quoiquedifficilement,avec

Edvinskietmonguide.

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Edvinski marcha avec courage pendant deux lieues; mais la

fatigueetlefroidvenantàlesaisir,Solamor(c’étaitlenomdusoldat)le

chargea avec légèreté sur ses épaules, et continua sa marche avec la

mêmevivacité,versleshameauxsituésaupieddesmonts,surlagauche.

Jeluidemandaialorspourquoinouschangionsderoute:ilmerépondit

d’unairsuppliant,enmettantlamainsursoncœur,etmemontrantun

hameau:«Quelquechoseaussipourmoi.–Ohoui,jeferaiquelquechose

pourtoi!m’écriai-je.Refuserai-jequelquespasàceluiquim’arendumon

fils!»Ilm’expliquaquenousapprochionsdeJeanna,Jeannaqu’iladorait,

etdontilmefaisaitunepeintureravissante.Jesourisdel’enthousiasme

desamants, jepensaiàsonbonheur:unsouvenirs’égarasurErnest,et

plongés tous deux dans notre rêverie, nous arrivâmes au hameau de

Roséa.

Sousunrocheràpic,dominépardeuxsapins, seuleverdurequi

frappât nos yeux, était une chaumière d’un aspectmisérable; c’était la

demeure du père de Jeanna.Nous entrâmes: la figuremartiale du bon

Solamor se décomposa alors d’unemanière visible. L’effroi, la joie, les

pleurs, lahontedeparaître faibles’ymêlèrentà la foisetsepeignirent

sursestraitsbasanés.Jamaisphysionomieplusguerrièren’annonçaplus

d’amour.Personnene s’offrit ànosyeux;nousallâmes jusqu’à l’étable,

quidanscescontréesfroidesestlesalondulogis;là,nousaperçûmesun

vieillardquilisait,etJeannaquifilaitàlaquenouille.

Je l’avoue, labeautédecettefemmemefrappa:sesyeuxbaissés

nem’avaientpasencoremontréleurexpression;maislorsqueselevant

au bruit que nous fîmes, ils peignirent à la fois la surprise, l’ivresse, la

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pudeuretl’abandond’uneamantedanslesbrasdel’épouxqu’elleattend,

ilfutimpossibledenepassetroublerd’admiration.«Solamor!»s’écria-

t-elleaveclaplusvivesensibilité,etcenomcharmant,quisemblaitàla

foislecridel’amouretdelaconstance,futrépétésouventavecivresse.

«Pardonnez,madame»,reprit-elleensuite,ens’adressantàmoidans le

langagelepluspur,«destransportsbienlégitimes,vousvoyezunépoux,

unépouxque jesuisexposéeàperdrechaque jour,etque lapaixseule

peutmerendre.»

Jelaissaicecoupleheureuxauxdouceursd’uneréunionsicourte,

etconduitsparlevieillardnouspassâmesdanslachaumière.Aprèsavoir

pris, ainsi que mon fils, quelques laitages offerts avec la grâce de

l’hospitalitésibienexercéedanscescontrées,«Madameestpolonaise»,

me dit ce bon Hongrois, en m’observant. «Polonaise expatriée? cet

enfantest levôtre,ajouta-t-ilen lecaressant. Il faut lui faireapprendre

unétat,aveccetteressourceilpourrabraverlemalheuretl’indigence.»

Je tressaillisàcetteréflexioncruelle,et luiobservaique,étantnéd’une

des premières familles de Varsovie, ses biens un jour... «Ses biens!»

reprit-il;pourréponse,ilmefitliredeuxlignesd’unlivrequ’iltenait,et

quiportaitpourtitre:Révolutionshelvétiques.«Etnousaussi,s’écria-t-

il, avec un accent déchirant, nous eûmes cette espérance!... et voilà la

réalité...» Il me montra sa chaumière. «Mes aïeux, partisans de

l’Autriche,quittèrentlescantons;ilscroyaientyrentrertriomphants;un

murdefers’élevaentrenousetlapatrie;enfinilfalluts’exileràjamais

dans les déserts de la Hongrie, ou périr par le glaive. Pardonnez à un

reste de franchise

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helvétique;maisletempsfutmonmaître.L’intérêtseulguidelepeuple;

lesRussesfinirontparl’éprouver.Neparlezplusdejustice;votrechute

élèvelacasteinférieure,vosbiensfontdespartisansàl’État;lapolitique

vousproscrit,lamoralesetaitdevantelle,touteslesrévolutionsensont

lapreuve.Rentrez,madame,rentrezs’ilenesttempsencore.»

Jesourisdesaprévention;jeparlaidel’armementformidabledes

Polonais,dusuccèscertaindenosarmesetdessecoursattendus.«Avez-

vousvu,dit-il,leschampsdeZurich?Ilssontblanchisparlesossements

desimpériaux;avez-vousvulesretranchementsdulac?Ilssontformés

de leurs crânesentassés!Toutes ces têtesaussiont cruà lavictoireet

tombentenpoussièredepuisdessièclesdanslesmêmeschampsqu’elles

ont cru reconquérir. Voilà le sort destiné aux infortunés Polonais. La

gloireestl’idoledesmagnats;l’ingratitudeestledéfautdupeuple,vous

en serez abandonnés. La liberté, comme un météore ardent, brille,

circule, embrase toutes les nations; jouet du politique, comme

l’électricité l’est du physicien, elle enfante des phénomènes brillants:

bientôtelleproduitmilleéclairs,gronde,formelafoudre,etnes’annonce

sur la terre que par les commotions, les orages et la destruction. Le

peuple sent tôtou tardcettevérité.Ô leçon terribledu temps!Fatalité

des grands changements! Amis de la liberté ou de la tyrannie! Vous

périssez pour de brillants fantômes, quand les êtres nuls recueillent la

réalité.Cruellevérité!quines’estjamaisdémentiedanslesrévolutions.

Rentrez,madame,rentrezs’ilenesttempsencore!»

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Je ne crus point à cette prévention, à ces pressentiments si

funestes.GrandDieu!Sic’estvousquiinspiriezcetteprophétie,jemérite

mon sort; à peine écoutai-je le bon vieillard qui parut gémir de mon

aveuglementetchangeadediscours.

Jeanna rentra alors avec Solamor, un souper fut servi, plusieurs

voisinshongroisyassistèrent,etjeremarquaiquemajeunehôtesseétait

traitéeavecdeségardsquej’attribuaid’abordàsonorigine,maisqueje

reconnus bientôt être le fruit de son éducation soignée. Une petite

bibliothèque choisie, un esprit fin et annonçant l’instruction la plus

solide, unherbier,mille détails recherchésm’étonnèrent par degrés, et

j’appris bientôt que Jeanna, véritable prodige de beauté et de talents,

faisaitl’admirationdescontréesvoisinesainsiquedesvoyageurs.J’avais

ouïparleràUstdelabelleHongroise;maisjen’espéraispasquelesort

meconduiraitsiprèsd’elle. J’en fusravieetprisunedoublepartàson

bonheuretàceluideSolamor.

Le souper frugal fut touchant par la cordialité des bons

montagnards et l’ivresse du bonheur qui se lisait dans les yeux des

amants.«Solamorn’estpasriche,meditlevieillard,maisilalestrésors

desonâme; c’est leplusbravehommedurégimentdeBeichalovitz,et

celadel’aveudesescamarades.Ilnourritsapauvremèresursapaye,ila

sauvélavieàplusd’unvoyageur,ilestdouxettimidecommelechamois

desmontagnesetintrépidecommeunlion.Mafilleavoulusedonnerun

amietnonunmaître.LebaillideMirbackaprétenduenvainl’épouser:

lavertuet l’amour l’ontemporté,pouvais-jem’y refuser!Ahmadame!

Depuis l’aventure du jeune chasseur

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de chamois, à Roséa, les pâtres sont humains et les pères sont

indulgents.» Je m’informai de cette aventure. Jeanna en avait fait une

romance;onlapriadelarépéter;elles’yprêtaavecgrâce.

ROMANCE

LeJeuneChasseurdechamois

OnpromitAnnapourcompagneAuplusadroitchasseur;AnnapromitsoncœurAuplushumaindelamontagne.«Plaignez,disait-elle,monsort;Moi!leprixdelabarbarie!Traitd’amourfaitchérirlavie,Traitduchasseurdonnelamort.»«Partez,rivaux,leurditlepère.Poursuivezlechamois:Àquim’enoffretroisJeprometsunhymenprospère.»Pauluspartit,pleurantsonsort,Disant:«Faut-ilperdremamie!Traitduchasseursoutintmavie,Traitd’amourcauseramamort.»DéjàdeuxtimidesvictimesCèdentàsoneffort;IlenblesseuneencorEtsuitsespasdanslesabîmes.Ilarrive,etvoitsurlebord

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Qu’elleestmère...«Ah!gardelavie,Dit-il;aunomdemonamie.Traitd’amourt’épargnelamort.»Las!parunrivalmoinssensibleLeprixestremporté;L’hymenestarrêté.D’Annalepèreestinflexible.ChaqueamantvafinirsonsortDuhautdurocherets’écrie:«Traitd’amourunitnotrevie,Traitd’amourcausenotremort.»Danscedésert,leschamoismêmeRespectentleurtombeau;C’estl’autelduhameau;C’estlàqu’onjurequel’ons’aime,Qu’unpèrecèdesanseffortÀlanaturequiluicrie:«Traitd’amourfaitchérirlavie,Traitd’amourpeutcauserlamort.»

Nousapplaudîmesparnoslarmes.Cen’étaitpointunefiction.La

vue du rocher témoin de la catastrophe, un cyprès qui le faisait

remarquer, la présence des pères qui eurent à consoler celui d’Anna,

tout, en nous laissant ce reste demélancolie, fruit d’un récit touchant,

nous fit sentirplusvivement lebonheurd’uncoupleheureux.Heureux,

maisl’est-onenaimant?Ilsallaientseséparer.Jedevaisrepartirlesoir

même,Solamorétaitattenduparsescamarades,lemoindreretardpouvaitle

compromettreainsiquesesbravescompagnons.J’exposaiauxbonsvillageois

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leurposition,lamienne;iln’yeutqu’unevoixpourpressernotredépart.

Jeannaeneutlaforcelapremière,etsuspendueaucoldeSolamor,dont

la douleur muette et concentrée formait un contraste déchirant avec

l’expressiondesonamante;ellearrivajusqu’auseuil,oùelles’évanouit.

J’emmenaiSolamord’unemain,Edvinskidel’autre,etplacéeainsi

entre la passion et l’innocence, troublée, attendrie comme mon guide,

nous fîmes un long trajet sans parler. Rendus à Mirback, nous nous

rejoignîmes aux deux soldats qui commençaient à être fort inquiets de

notre retard. Nous prîmes également les trois grenadiers stationnés à

Gesnick et revînmes heureusement au quartier général. Plus libre

d’esprit et d’âme, je voulus présenter Edvinski à Kockziusko; je

m’adressaiàM.d’Alvinski;j’enfusreçuepoliment,maisavecdistraction,

etl’airderecevoirunevisiteindifférente.J’apprisbientôtqu’onavaitété

auxinformationssurnosressources;quelegénéral,ayanttropprodigué

les bienfaits de ce genre, commençait à en fuir les occasions; que le

premierprestiged’ungrandnompassé,onfermaitl’oreilleaumalheuret

onnedemandaitplusquel’étatdelafortunedesinsenséstransfuges.Je

vis que l’or en tout pays est le mobile des hommes, par le désir de

l’acquérir, ou par la crainte de le perdre. Que d’affreuses réflexions

vinrentalorsm’assaillir!Quelavenirs’ouvrittoutàcoupdevantmoi!Il

me restait cinquante ducats de centmille livres de rente, et je ne pus

parveniràavoiruneaudiencedeKockziusko!Quelquesjeunesmagnats

quil’entouraientlaissèrentéchapperdessailliesdéchirantessurlegenre

de ressource qui restait à une jolie Polonaise; plusieurs

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citationsvinrentàl’appui.Jerougisd’entendredesnomsconnus;jeme

cruslivréeàlamêmebassesse,jedévoraimeslarmesetmeretiraiavec

Edvinski,aucombledel’affliction.

Jepassaiunenuiteffroyable.Letempsdeschimèresavaitfuietil

s’agissaitdeprendreunpartiprompt,soitquejemedécidasseàallerà

Bude attendre nos colons, soit que je formasse quelque projet

d’établissement dans les villes voisines; car cinquante ducats ne me

permettaient pas de réfléchir longtemps. Je me décidai à partir pour

Bude,aussitôtquenoscolonsauraientobtenuleurliberté.Ceprojetme

convenait d’autant mieux que, en rassurant mon cœur, il me donnait

l’espoir de ne pas faire seule une route longue et périlleuse. Je

m’ensevelis donc pendant trois jours dans une auberge obscure,

m’informant avec avidité des moindres dispositions qui se faisaient et

desquellesdépendaitlalibertédemesamis.

Jesommeillaisencorelequatrièmejour,lorsque,àhuitheuresdu

matin,unmouvementconfusdanslaville,undésordreaffreux,descris,

des troupes rentrant en désordre, confondues avec les équipages,

m’annoncèrentuneretraiteprécipitée.Lecœurmebattaitavecviolence:

élancée à la fenêtre, j’écoutais avec avidité, je cherchais à démêler le

résultat;maisqueconclure,qu’apprendredansunpareiltumulte?sice

n’est que l’armée de Kockziusko avait été repoussée. Je vis repasser le

régimentdeBeichalovitz. Ilétaitréduitàmoitié...Mesamissontencore

ensevelis?m’écriai-jeavecdouleur.Jenelesreverraijamais!Combienje

m’applaudis alors d’avoir été chercher Edvinski, et combienmon cœur

rendit grâce à Solamor!... Tout à coup je vois sur un chariot de

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blessés un grenadier étendu, pâle, ensanglanté... C’était mon guide!...

Derrièrece tristeconvoi,unvieillard,donnant lebrasàsa filleéplorée,

suivait à pas précipités; pouvais-je méconnaître Jeanna? Je m’élançai

dans la rue, j’allai essayer de porter des consolations à ce couple

infortuné.JesuivislapauvreJeannajusqu’àl’hospicemilitaire.Celieude

douleurme fit frémir... J’oubliai que j’étais pauvre, j’offrisma chambre

pour leblessé;maishélas! l’ordonnancedevaitêtresuivie. Jenepusy

recueillirqueJeannaetsonpèrequisetrouvaientainsiplusàportéede

connaîtrelasituationdeleurami.

Voici l’undes instants lespluspéniblesdemavie.Lepassagede

l’opulenceà lapauvreté lapluscomplète, l’impossibiliténonseulement

d’obligermes amis, mais d’existermoi-même; la nécessité de prendre

une résolution prompte, et de laquelle pourtant devait dépendre mon

sortfutur,toutmejetaitdansuneperplexitéaffreuse.Solamorrenaissait,

Jeannasemblaitvivredesonexistence,tousparaissaientheureux;c’était

uneconsolationdanslepartidouloureuxquimerestait.Nouspassâmes

lasoiréeduhuitièmejouràformerdesprojetsd’unionchampêtreentre

cesbonnesgensetmoi.Jedissimulaimondessein.Lanuitjepayail’hôte

poureuxetpourmoi,etlelendemain,àlapointedujour,sûrequemes

amis allaient être réunis, n’ayant d’ailleurs aucun espoir de voir

Kockziusko,jememisenrouteàpiedavecEdvinskipourallercacherà

Bude,dansunétatobscur,mesdernièresressourcesetmesplusgrands

malheurs.

J ’ employa i hu i t j ours à f a i re ce t te route . Mon cœur

se resserre de dou leur en pensant aux humi l i a t ions

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cruelles,auméprisquej’eusàsouffrir,moinsparl’indigenceencoreque

parl’opiniondeshabitants.MonseulnomdePolonaiseetl’idéedemon

premierétatsuffisaientpourattirersurmoi la froideuret l’aversionde

ce peuple peu sensible. Le croira-t-on? Courbée sous le faix de ses

hardes, donnant le bras à son enfant, succombant à la fatigue et à la

douleur,unefemmedevingt-cinqans,qu’ondisaitbelle,neputobtenir

d’un voiturier, en lui offrant un prix exorbitant, de monter dans sa

voiturevide,d’yplacersonfilsdéfaillant,pasmêmeseshardes.Cetrait

de dureté me perça le cœur. «La voilà donc, m’écriai-je, cette terre

hospitalière!Insensés,quibasezvosloissurlajusticeetlasensibilitédu

cœur humain, commencez donc par anéantir l’orgueil et l’intérêt!

Partout je n’ai vu que ces mobiles, et mille crimes pour une vertu.»

J’avais tort peut-être, mais que d’exemples paraissaient confirmer ce

transport! J’arrivai malade à Bude, et fus m’ensevelir au faubourg du

Danube.

J’allaisme trouver dans le dénuement le plus absolu, lorsque, le

lendemain, une affiche tombant sous mes yeux, j’y lis qu’un fameux

distillateur de cette ville demande une femme pour rester dans son

magasin, répondre dans les langues française et allemande, et tenir les

livres. Je saisis cette nouvelle avec ardeur, et vole à l’adresse indiquée.

Aprèsavoirtraverséunealléesombre,jesuisintroduitedansunemaison

demédiocreapparence,prèsdel’anciencouventréformédesCordeliers.

On me fait passer ensuite par plusieurs pièces obscures du rez-de-

chaussée,etenfinentrerdansuneboutiquededistillateurenapparence.

Là, un homme en perruque

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noire,enhabitbrun,d’unefigurehonnête,mefaitasseoir,medonnedu

papier, me prie de montrer mon écriture. J’essaye de tracer quelques

lignes: «Belle! très belle!» s’écrie cet homme en me fixant, et me

laissant voir, par son air, que cette exclamation s’adresse plutôt àmes

traitsqu’àmaplume.«Vousresterezavecnous.»Àcesmots,ildonneun

coupdetalonassezfortsurleplancher;jesensmachaisedescendretrès

viteparunetrappequiserefermeaussitôtsurmatête,etjemetrouveau

milieu de huit ou dix hommes, au regard avide, étonné, effrayant,

entourée de plusieurs presses d’imprimerie, dans une salle voûtée,

éclairéeparplusieurs soupirauxvitrés etplacés auniveaudes eauxdu

Danube,dontlesflotssebrisaientcontrelesmurs.

J’étais stupéfaite d’étonnement et d’effroi dans cette demeure

aquatique, lorsqu’un grand homme sec et blême, à la face barbare,

ombragée par des cheveux rouges, vêtu richement, mais armé d’un

poignardetd’uneceinturedepistolets,parlaainsi,avecl’accentanglais,

auxhommesquiétaientprésents:

«Les jouissancesque jevousprocure,unechèredélicate,de l’or

parmonceaux,unavenirbrillant,nevousontpointsuffi;jeremplisvos

désirs(ilmemontraalors).Ils’agitdesavoiràprésent,pourévitertoute

contestation, si vous alternerez par jour ou par semaine.» Ils se

regardèrent tour à tour en souriant: je frissonnai jusqu’à la plantedes

pieds...«Nousnesortironspointd’iciquenousn’ayonsréaliséparnotre

fabrication d’assignats la somme de six millions d’écus; un pour moi,

cinq centmille livres pour chacunde vous.D’aprèsmon calcul, il nous

faut encore cinq mois de travail; voyons à nous décider,

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pour tout ce temps, sur l’objet en question. Ilme semble qu’en votant

pourleparjour,ilenrésulteuneunionplusintime,plusfraternelleentre

vous; ungrand secret, de grandsplaisirs communset souvent répétés,

assurent davantage l’établissement. Par semaine ou par mois, au

contraire, un seul de vous jouit, l’envie peut naître et troubler nos

travaux. Je conviens que, par jour, il faudra peut-être la remplacer

bientôt;maisontrouveassezdecesmachines-là.»Àcesmots, ilpassa

avecunsourireépouvantablesamainsoussonmenton.

Monmalheur était certain, je fus frappée de la foudre, et restai

commeunestatue,étoufféeparmessanglotsetmoneffroi.«God-damn!

s’écria-t-il, les femmes de Paris m’ont ruiné dans mes voyages, les

hommes sont nos ennemis; il faut ruiner les hommes, et humilier les

femmes. Je remplis ma commission avec plaisir. Je veux couvrir les

femmesdehonteetlaFrancedefauxassignats,pointdequartiers,God-

damn!»L’airterribledontilprononçacesparolesachevademerendre

aunéant.Unlongévanouissementsuccédaàcettescène.J’ignorecequ’ils

décidèrent entre eux sur mon sort; toujours est-il certain qu’en

recouvrant la connaissance jemevisdansunappartementsombreà la

vérité,maisd’unerichesseetd’uneélégancedontilestimpossibledese

faire une idée. Il fallait que cet homme eût déjà amassé des sommes

immenses,pourseprocurer,sousleseaux,desobjetsd’unluxeaussifini.

Meubles,bijoux,l’orsemésurlacheminée,surleparquet,toutdonnaità

monréveill’aird’uneféerie.

Je fus bientôt détrompée, et vis entrer un jeune homme, d’une

figure douce et tendre, que je reconnus

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pourFrançaisàlapremièrevue.«Rassurez-vous,madame,medit-il,en

s’approchanttimidementdemonlit, jevousaidémêléed’unregard;ce

n’estpasicivotreplace,nilamienne,ajouta-t-ilensoupirant:j’aidécidé

mescamarades,résolusàunpartageinfâme,àselaisserentreeuxquinze

jours d’hymen...» Je jetai un cri de douleur... «Rassurez-vous, reprit-il,

quinze jours peuvent amener bien des changements dans votre sort;

c’estmoique ledestina favorisé,mais iln’arien faitencoresansvotre

aveu; croyez à ma délicatesse. Né d’une des bonnes familles du

Mâconnais, j’aiétéattachéà la légation françaisedeVenise:bientôt j’ai

été remplacé pour des raisons d’État que j’ignore, après avoir épuisé

toutes les ressourcesqu’uneespérancevaineabientôtdissipées. Jeme

suisétabliàBudemaîtrededessin,artdanslequelj’avaisuntalentassez

distingué;j’yréussissaisetvivaishonnêtementdemontravail,lorsqu’un

jour et absolument par lamême voie que vous, sur la demande qu’on

faisait d’unmaître de dessin habile dont ces scélérats ont besoin pour

leur fabrication, jeme suis présenté à l’adresse indiquée et suis tombé

dans le gouffre où nous gémissons tous deux. Je partage vos peines,

madame, je ferai tout pour les adoucir: mais au nom de vous-même,

modérez votre douleur, dissimulez. Talbot, cet Anglais atroce, est un

homme terrible, les femmes lui sont en horreur; il se ferait un jeu de

vous livrerà toutes les terreurs,de foulerauxpieds tousvosprincipes.

Ayezl’airdesubirvotresortavecrésignation,renfermezsurtoutledésir

de vous échapper. C’est ici le foyer des agences du machiavélisme

anglais; c’est d’ici que partent les ordres d’assassinats, les sommes

destinées à les payer

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et à décréditer le trésor de France. Tous ces objets s’expédient par

Livourne, où se trouve un autre agent principal pour le transport en

France des ballots et des lettres. Infortunée! Vous serez obligée d’en

écrirevous-même.–Quellehorreur,m’écriai-je! jamais, jamais...»Ilme

conjuradegarderlesilence,etreprit.«Sachez,madame,quecethorrible

travailestrépartiicientretous:c’estlepistoletsurlagorgequ’onforce

d’écrireceuxqui témoignent lamoindrerépugnanceà tracercesarrêts

de mort, lancés ordinairement contre des inconnus, contre des

malheureuxégaréspar le fanatismepopulaireou royal.Carvousdevez

savoir que ces deux extrêmes sont également odieux au ministère

anglais; c’est ladestruction totaleetnon le triomphed’unpartiquece

gouvernement désire. C’est donc de ce repaire que partent des lettres

supposées,etentoutesleslangues,pourétablirdeprétenduesrelations

et rendre suspects les hommes les plus estimables. Un Italien, un

Allemand et un Espagnol ont été enlevés à cet effet; ceux-ci semblent

prendreleurpartiaveccalme,l’Italienseulmontredelajoie.Méfiez-vous

decedernier,c’estlegrandartisandestrahisonssupposées,deslettres

fausses et des poisons qui partent de ce séjour. Aussi est-il

particulièrementchérideTalbot,quiafait l’impossiblepourquelesort

lui fût favorable à votre égard. Combien je rends grâce au sort quim’a

conduitlepremierprèsdevouspourvousépargnerdestourments,vous

prévenirdesmesuresàprendreetrassurervotredélicatessealarmée!»

On sent si je dus être sensible à ce procédé. Combien nous

versâmesdelarmesensemble!Jetémoignaismareconnaissancepartout

ce que l’effusion

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du cœurpermet et fait sentir àune âmedélicate, lorsqueTalbot entra.

«Ehbien!dit-ilavecunsourireépouvantable,ehbien!Monsi lemarié,

commentva?Elleestvraimentcholie!Sonvisageannoncequevousêtes

unbonmari.Allons,àl’ouvrachetousdeux!Vous,Durand,àlapresse,et

madameauxécritures.»Jemelevaisansosersouffler,etfusmeplacerà

un secrétaire noir, marqué de taches rouges en bois incrusté, et qui

jouaient le sang à faire horreur. J’ouvre ce secrétaire, quel spectacle,

grandDieu!l’encredansuncrâned’ivoire,leschandeliers...desfaisceaux

d’ossements,portantunepetitebougielugubre,etlestablettescouvertes

d’unesériedepoisonsenfiolesetétiquetés! Jemetrouvaimal:Talbot

sourit,etmerepoussaverslesecrétaireenapprochantletabouret.Falso,

l’Italien, parut alors; sa face jaune, bilieuse, ses yeux hagards me

saisirent, et confirmèrent bientôt l’idée que jem’en étais formée. Ilme

commandad’unevoixcasséedeprendrelaplume,jelaprisentremblant,

ilmedicta.

Je ne puis me rappeler le contenu de la lettre écrite au

commandeurdeM***parlelieutenant-coloneldelalégiondeM***,mais

tout ceque laméchanceté, laperfidiepeuvent imaginerdeplusatroce,

s’ytrouvaitadroitementcombiné.

«Àprésent,medit-il, traduisezcesmotsenlangageénigmatique

français: point de noms propres, mais l’équivalent. Quelques chiffres

faciles à deviner. Puismettez sur l’adresse, au commandeurdeMar... à

Gré... –Le commandeurdeMar...!m’écriai-je,monparent! Jamais!Ah,

malheureuse!» Il parut surpris un moment, puis enchanté de ce

raffinement de cruauté. «Monstre! continué-je, vous

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voulezquejeprovoquel’arrêtdemortd’unparent!d’unparentdontles

talentsetlesvertusontfaitlagloiredesapatrie!»Falsosouritdepitié.

«Exécrable agent d’une politique infernale, qui joue si indignement et

voue à lamort centmille familles, va, cherche ailleurs tes victimes, on

m’assassinerasurlaplaceavantquejecommetteunetelleinfamie...»Il

prittranquillementsonstylet,m’enfitsentirlapointesurlescôtésenme

disant: «Écrivez, mia bella.» Je poussai un cri affreux, il s’arrêta. Je

reprislaplumeetrésolusdedissimuler,espérantqu’ilmeseraitpossible

desoustrairelalettre.«Écrivezencore,miabella»,répéta-t-ildesavoix

cassée et sépulcrale, en réitérant sa piqûre. J’écrivis donc ce qu’il me

dictaitpourunautreagentitaliensupposé.

Lesensexactdecette lettrem’estégalementéchappéaprès tant

demalheurs,maisjesaisqu’iltendaitàcompromettreleshabitantsdela

villedeLyonetàindisposerlegouvernementcontreelle.

J’avais voyagé en France, et plusieurs demesparents habitaient

cette cité proscrite. J’interrompis Falso pour lui observer que les

Lyonnaisétaientsoumisauxlois,qu’onviendraitdifficilementàboutde

jeter du doute sur leurs intentions, et qu’à quelques réfugiés près, qui

cherchaientàexaspérer lesesprits, lesgensdebonne foinepourraient

trouveraucunreprocheàfaireauxhabitantsindustrieuxdecettegrande

ville. «Je le sais, repartit-il, mais il faut détruire le commerce, il

commercio!» Je compris que c’était la volonté duministère anglais, et

qu’ils’agissaitdeprocéderà l’exécution. Ilmefallutdonctraduirecette

lettrefatale,maisjeconservailamêmeespérancedelasoustraire.Jedus

encore me soumettre

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àécrireplusieursdépêchespareilles,pourdiversespartiesdelaFrance.

Falsomefitsignedemehâteretsortit. J’eusl’airdeluiobéirettombai

dansunerêverieprofondepourchercherlesmoyensdeprévenirtantde

maux et m’arracher désormais à tant d’horreur. Je souffrais; mais au

milieudecesatrocités, ilmerestait l’idéeconsolanteque lescrimesde

tous les partis avaient une source étrangère, et que les cœurs français

étaient absous, aux dépens, il est vrai, de leur jugement et de leur

pénétration.

Le même soir on m’employa à numéroter des assignats. Ils

devaient en partir trois ballots pour la France, nous travaillâmes tous

jusqu’àquatreheuresdumatin.

Letravailfini,onseretira,etlejeuneDurandmereconduisitdans

mon cabinet si richement décoré. J’eus en passant à essuyer les

sarcasmesetlesespérancesfuturesdecesartisansterribles,maisj’étais

trop absorbée dansmes chagrins etmes projets pourm’arrêter à leur

odieuxpropos.Jerentraidanscetempleduluxeetdel’infamie,et,sans

me déshabiller, je cherchai à goûter un repos qui m’avait fuie dès

longtempsetauqueljepouvaismelivrer,sachantqueleslettrespourla

Francenepartaientquelesurlendemain.

Le jeuneDurand, assis surun fauteuil,me traitait avec lamême

décence, lesmêmes égards. Ses yeux attendris se fixaient de temps en

tempssurmoi;non, lescœurs tendresetdélicatsnedésirentpasdans

l’infortune; leurseulepassionestd’obliger,derendreheureux,etcette

jouissance est céleste. Je succombais

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au besoin de repos, et toutes les fois qu’un sommeil aussi agité me

permettait d’ouvrir sur ce jeune infortuné une paupière humide, je le

voyais dans la même attitude, m’observant, le dirai-je? m’admirant

même,etparaissantn’existerqueducalmemomentanéquej’éprouvais.

Jedoisl’avouer,danstouteautresituation,cetintéressantjeunehomme

m’auraitinspirédel’amour;ilétaitimpossibledemontrerplusdegrâce

etdedélicatesse,etlesecondjourjecruspouvoirluiconfiermonprojet.

Nousattendîmesquel’heuredenousrenfermerensemblefûtdenouveau

sonnée;alorsjeluitinscelangage:

«Vous devinez aisément, monsieur, que mon parti est pris de

souffrirmillemorts plutôt que deme résoudre au partage affreux qui

m’estréservé.Toutoffreici l’imagedeladébaucheetdelascélératesse

réunies.Mavieestbornéeautermedequinzejoursquivoussontéchus;

voyez si vous désirez en prolonger le terme...» Sa figure prit une

expressionàlafoisénergiqueettendrequimetintlieuderéponse.

«Ehbien,mon jeuneami! (carnous sommesassezmalheureux,

n’est-cepas?,pourquecesentimentnesoitpassuspect) jecomptesur

vous.Notre destinée sera commune; quand on est décidé à tout, il est

raredenepasréussir:noussortironsd’ici.–Etcomment?s’écria-t-il.–

Plusieurs moyens se présentent: ne pourrions-nous pas glisser dans

quelqu’un des ballots qui partent un avis et une adresse pour qu’on

vienne nous arracher de cet affreux séjour? Impossible,madame, tout

estexaminéfeuilleàfeuilledansl’atelier;lemêmesoins’observeparle

correspondantdeFrance; il fautrenonceràcetteressource.–Ehbien!

parmi les lettres qui s’envoient

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d’ici, ne pourrait-on tracer à l’encre blanche un avis qui reparaîtrait

coloré en France, et prouverait la dénonciation? Quel coup d’éclat!

quelle confusionpour ces scélérats!quel triomphepour l’innocence! –

Réprimezcetransport,madame,lamêmeimpossibilitéexiste.Toutesles

lettres qui partent d’ici sont passées au feu au départ et à l’arrivée.

Croyez qu’en fait de ruse, ou plutôt de perfidie, on ne peut rien

apprendreàl’infâmeTalbotetàsonprotégéFalso.»

«Grand Dieu! que devenir?» m’écriai-je, désespérée. Je tombai

dans un abattement inexprimable, puis, me relevant tout à coup, je

m’élançaiausoupirailvitrédel’appartement.«Observonsceci,monami,

luidis-jeavecinspiration,observons.D’abordjevoisquecejourestau-

dessus du niveau des eaux... mais de combien à peu près? – De deux

pieds, reprit-il. Ce cabinetest l’ancien caveaudu trésordesCordeliers;

les murs ont six pieds d’épaisseur en tout sens; à nos pieds ils sont

cimentés en pouzzolane pour prévenir l’infiltration des eaux sous

lesquellesnoussommesplacés;unplancherprévientencorel’humidité;

en un mot, ce caveau est absolument enveloppé des eaux du Danube,

exceptéprèsdusoupirailoufenêtrequiestàdeuxpiedsseulementdela

surface. – Deux pieds! pas davantage? Bon! je vois que ces eaux sont

retenuesparsixcarreauxcirculaires,desixpoucesdediamètre,enverre

fortépais.–D’unpouce,àpeuprès.–Deuxbarreauxdefersoutiennentle

châssis;n’importe!Nepourrait-onpasplacerunbilletdanscettepetite

boîte,lierlaboîteàuneficelle,lâcherparuneouverturecetteboîtequi,portée

à la surface des eaux, ne manquera pas d’être saisie par les nombreux

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pêcheursduDanube,lesquelsl’ouvriront,lirontl’avisetserontguidésici

parlacorde.»

Nous nous arrêtâmes à ce projet; le point difficile était de

détacher le carreau de verre sans inonder la chambre, et par là être

découverts et perdus. «J’ai une bonne idée, me dit avec transport

Durand; laissez-moi faire.» Il prendune écuelle d’argentdans laquelle

onmeservaitlesoirunpotage;cevasesetrouvaitheureusementavoir

laformerondeetlagrandeurducarreau,ilyplacelapetiteboîteliéeàla

ficelle, l’applique contre la vitre qu’il bouche exactement, fait sauter le

verre,lâchelaficelleetlaboîtemonteàlasurface.L’eaufiltraittrèspeu

et je la recueillais dans un sceau de faïence, mais comment reboucher

l’orifice en retirant l’écuelle? Grand Dieu! Le carreau était tombé en

dehors! Impossiblede le rajuster,aucunverrepour le remplacer,nulle

ressource présente! Nous perdions la tête, nous mourrions d’effroi,

quand toutà coup laporte s’ouvreetnousmontreTalbot,Falso, suivis

desautresouvriersquivenaientnousréveiller.

Anéantis par cette vue, le vase tombe des mains de Durand, la

chambres’inonde,onaccourt,onnoussaisit,pendantquelesunsretirent

la corde et que d’autres bouchent l’orifice avec des carreaux dont ils

avaientprovisiondanscettedemeure.«Voilàdoncdevostours,medit

ironiquementTalbot;ces femmes!ces femmes...Voyonsunpeudeson

style...» Il ouvre alors la petite boîte qu’on avait retirée, et lit avec

tranquillitéetironielecontenudubillet.«Écoutez,messieurs,voicivotre

éloge», dit-il en s’adressant à Falso et à ses compagnons. «Au nomde

l’humanité, venez arracher deux infortunés

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d’unséjour infernal,oùdesmonstres(une inclinationàsescamarades)

menacent à la fois leur honneur, leur vie et la fortune publique. Leur

atelier de fausse monnaie et d’assignats est dans la rue du Danube,

n°402,aufonddescaveaux.Accourez,quiquevoussoyez,ayezpitiéde

nous,neperdezpasuninstant.»

«Celaestànotreadresse,repritironiquementTalbot,neperdons

pasuninstantàobéirauxordresdemadame.»

On saisit alors l’infortuné Durand, on mit un bandeau sur ses

yeux; il m’avait jeté un regard pénétrant qui m’alla jusqu’au fond de

l’âme. Ah! je crois aux pressentiments; juste Ciel! À quelle horreur

j’étaisréservée!J’auraisdûmourirducoupquejeressentisalors!...Mon

malheureuxcompagnonn’osapas souffler; son regardm’avait toutdit.

La horde infernale sortit, l’emmena, et l’on me laissa libre dans mon

appartement, me prévenant toutefois que, si je faisais la moindre

tentative nouvelle, j’étais perdue, et que j’eusse à me préparer à me

remettreautravailcommeàl’ordinaire,«attendu,disaitTalbot,queles

affairespassentavanttout,etqu’ilfallaitfairegémirlapresse».Gémirla

presse!Cemotmefittrembler,onverrasij’avaislieudetoutredouter!...

Unejournéeentièresepassasansquej’entendisseparlerderien;

jecrusseulementm’apercevoirdequelquesmouvementsdanslagrande

salleoùl’onparaissaitseréunirettenirconseil. Jenepouvaisentendre

un seulmot;mais une ouverture, qui se trouvait heureusement à une

porte,mepermettaitd’entrevoiràunegrandedistancecequisepassait.

Je remarquai la horde assemblée autour d’une longue

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table couverte d’un tapis rouge: un vase rouge rempli de billets, des

flambeauxétincelants, toutdonnaitàcetteassembléeuneteintede feu,

unairlugubreetincendiaire.Autantquej’enpouvaisjugerparlesgestes,

plusieurs avis étaient ouverts. S’agissait-il de projets extérieurs ou de

notrejugement?C’estcequejenepouvaisdémêler.J’observaiseulement

que Talbot se leva le dernier et parla quelque temps. Son air terrible

semblas’accroîtreencore,sessourcils,sescheveuxrougessehérissèrent

etsemblèrentsepoudrerdesang.Sonavisfutadoptésansdoute,cardes

applaudissementsuniverselsparvinrentbientôtàmesoreilles.Laporte

delagrandesallesereferma,etl’onparutseremettreàl’ouvrage.

J’attendis sixheures,me livrant àmille réflexions cruelles.Alors

on vint me chercher avec assez de douceur. Deux des ouvriers me

conduisirent à une des presses, dans la salle où s’imprimaient les

assignats, et où plusieurs Allemands travaillaient avec activité. «Nous

sommesaccablésd’ouvrage,ditTalbotenentrant;pardonnez,madame,

ajouta-t-ilavecunrespectironique,sinousosonsréclamerlesecoursde

vosbras;maisilnousestindispensable,envoyantdemainunmillionen

France. Veuillez donc seulement faire mouvoir le balancier de cette

presse.»

Jem’yplaçaimachinalement,et j’essayaide le tireràmoi.«Plus

fort!» dit vivement Talbot, enm’appuyant des coups de corde sur les

épaules. Je poussai un cri de douleur, il redoubla. «Plus fort,

malheureuse!» ajouta-t-il, en réitérant ses coups. Je tirai en arrière de

toutlepoidsdemoncorpsetàplusieursreprises.Alorsunsoupirplaintif

sortit de dessous la

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planche.Cemotterrible,gémirlapresse,mesaisitcommeuntraitdefeu,

je lâche le balancier et tombe surmes genoux. C’est assez, dit Talbot;

donnezl’impressionàmadame.Deuxouvrierslèventaussitôtlapiècede

laine,jevois...GrandDieu!lescheveuxmedressentencored’épouvante...

Jevoisl’infortunéDurand,étendusouslapresse,quejeviensd’étrangler

par une corde attachée au levier. Sur sa poitrine est un papier, où j’ai

gravémoi-même cesmots:mort,damnationpour les traîtres! Jusqu’au

dernier instant de ma vie, ce spectacle affreux sera présent à ma

mémoire; en ce moment même, il me glace, et me donne une fièvre

ardente. Jedevins insensée; jesaisisdansmondélire le levier, j’écartai

tout ce qui m’entourait; mais, succombant bientôt au nombre, à la

fatigue,àl’horreur,jefusliéeetremportéedansmachambre.

Onme laissa deux jours pourme remettre de cette catastrophe

horrible: jours affreux pendant lesquels je refusai constamment de

prendreaucunenourriture.Oneutsoindèscemomentdem’ôterlaclef

du secrétaire aux poisons, ainsi que tous les instruments tranchants,

jusqu’au papier, surtout les cordes, ficelles ou rubans qui pouvaient

établir une communication. Quel moyen me restait-il, grand Dieu! La

perte d’Edvinski qui m’assiégeait sans cesse, celle de ce malheureux

jeunehommequej’avaisàmereprocher;toutcontribuaitàmeporterà

larésignationetàlamort;lorsque,letroisièmejour,l’abominableFalso

entrapourpasserlanuitdansmachambre.

Sansarmes,sansforces,jen’eusd’autresoutienquelaruse,etj’essayai

d’enfaireusage.J’eusl’air,malgrélebouleversementuniverseldemonêtre,de

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prendre mon parti; mais de désirer que la délicatesse et des soins

amenassentpardegréunefaveurquecemonstren’auraiteuequ’avecma

vie.«C’estmontour,medit-il,ens’asseyantàunetableélégante,quifut

bientôt chargée d’un repas exquis, voyons si la belle est cruelle, «e

crudele.» Je souris, lamort sur les lèvres, et je tentai de faire boire le

scélérat;mais ilbuvaitde l’eau; jevoulus luiservirdetous lesplats, il

était sobre. Il m’apprit qu’il n’aimait que la musique, les femmes et

l’argent. La musique, grand Dieu! pour une telle âme! Je respirais à

peine; mais l’espoir d’éloigner ses fureurs me donna plus de force. Je

repris haleine, et, rassemblant toutes les facultés de mon être pour le

sauver, j’essayai ce superbemorceaudeGrétry,Dumomentqu’onaime,

ondevient sidoux. Le tigre parut s’attendrir et s’écria:bellamusica! Il

battaitlamesureavecsonstyletsurlatable,etcecontrastedeplaisiret

demortrendaitcettescènepluseffrayanteencore.«Ilfautchanter»,dit-

iltransporté,etilentonnaaussitôtunmorceaudeténoràfairefrémir.Je

feignais d’y prendre plaisir;mais la nécessité où jem’étais trouvée de

manger, quoique n’ayant rien pris depuis deux jours, l’oppression que

j’éprouvaismesoulevèrentlecœuràtelpointquej’eusunvomissement

affreux qui étonna le monstre: «Mauvaise cadence!» s’écria-t-il avec

des imprécationshorribles, en voyant les efforts que je faisais. L’air ne

serapasfini!Jebénislecieldecetincidentetprolongeaimonmalaiseet

mapâleurautantqu’ilmefutpossible.

Falso,persuadéquemonétatdefaiblessemejetaitdansleprofondsommeil

que je feignais, s’endormit à son tour. Je respirais à peine de peur de l’éveiller.

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Lorsque,uneheureaprès,jelecrusprofondémentassoupi,jedescendis

demonlit,piedsnus,décidéeàtrouverlaclefdusecrétaireauxpoisons

ou à le poignarder, s’il se réveillait. Ma douceur, ma soumission

apparente lui en avaient imposé. Son stylet était dans son fourreau; je

commençaiàm’ensaisiretàleplacersursoncœur.Jecherchaiensuite

avecprécaution la clefdusecrétaire, je la trouvaidans lapochedeson

habitetvolaiauxpoisons.J’enprisunassoupissantquejeluifissentirà

plusieursreprises,etj’attendisalors,biensûrequ’ilseraitréveilléparses

camaradesavantd’avoirrienpuentreprendrecontremoi.

J’eussoindememunird’unpetit flacondecepoison,depapier,

d’encre et surtout d’un des carreaux de verre, en attendant l’occasion

favorable.Maiscommentlatrouver,n’ayantplusdecordepourretenirle

billet flottant? Le jour paraissait à peine, et je jetais les yeux sur le

carreaufuneste,causedelamortdel’infortunéDurandetdelachutede

nos espérances, lorsqu’un objet mobile et noir me frappe contre les

vitraux; jem’approcheet jedistingueplusieurshameçonsdepêcheurs

qui flottaient au bout d’une ligne. Je prends sur-le-champ mon parti.

J’écris trois billets, je les enveloppe dans des petites boîtes, comme le

premier, je les lie les unes aux autres par des rubans flottants, et

m’élanceverslesoupirail...Quelcoupdefoudre!laligneremonte...

Je m’arrachais les cheveux de douleur; mais enfin la ligne

redescendit. Je ne crois pas qu’il soit possible d’éprouver une pareille

joie!Jem’élancedenouveauausoupirail,jeplacelesboîtesetlesrubans

épars dans l’écuelle, j’applique de même ce vase contre

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l’orifice et fais sauter le carreau; mes rubans flottent, s’accrochent à

l’hameçon et disparaissent bientôt en remontant dans les mains du

pêcheurabusé.

Je fus plus heureuse cette fois; j’appliquai promptement le

carreaude rechange en retirant l’écuelle. Et il n’entra dans la chambre

quelevolumededeuxpintesd’eau.J’yjetteaussitôtplusieursbouteilles

de vin du festin, je renverse la table, les plats, et donne par là à ce

mélangel’apparencedudésordred’uneorgie.Cetteprécautionmesauva,

car bientôt je vis paraître plusieurs compagnons qui venaient nous

chercher pour le travail. On eut grand-peine à réveiller Falso, dont le

premier mouvement fut de s’élancer sur sa clef et son stylet, qu’il

retrouvaàlamêmeplace.

Ce scélérat crut rêver encore en apercevant l’état de

l’appartement. Ses camarades lui firent de grands reproches sur son

intempérance: toutes lesbouteillesvides l’attestaient.Envain il voulut

jurer, protester... des taches nombreuses de la liqueur que j’avais

répandues à dessein sur sa poitrine déposaient contre lui; il finit par

douterlui-mêmedesasobriété;onlefélicitapoursonbonheurcomplet;

jemetus,ilputycroireaussi,etsortitenmedisanténergiquement:«Ce

soir,nousverrons.»

Cetajournementme fit frémir;mais l’espéranced’être secourue

me rendait quelque courage. Il fallut écrire toute la journée des pièces

pareilles aux précédentes. J’espérais profiter dema liberté, du premier

instant... pour rétracter tant de faussetés et je consacrai toute ma

mémoireàclasserlesobjetsdansmatête.Lesoir,enrentrant,onmefit

repasser devant la presse fatale, je sentis cette menace terrible; mais

j’eus la force de rentrer dans mon asile et de dissimuler.

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Bientôt Falso parut; point de festin cette fois: un simple potage, et

l’apparence d’un projet de triomphe bien formel. Il fallait toute ma

résolution, toute ma présence d’esprit pour résister à cet appareil

effrayant.«Voilà legrand jour,signora!meditFalsodanssonmauvais

langagepiémontais;ouvousm’avezcédéhier,ouvousm’aveztrompé:

danslepremiercascen’estqu’unerépétition,danslesecondjesuislas

d’attendre.»

Ilmitd’uncôtédulitsonstylet,etdel’autreunpapierremplide

diamants.«Choisissez»,medit-il,etsur-le-champilsemetendevoirde

me déshabiller avec une célérité incroyable. Je résistai de toutes mes

forces; mais l’on juge si je n’eusse pas préféré mille morts, sans la

précautionquej’avaisprise,deplacersousmonaissellelepetitflaconde

poison assoupissant que j’avais soustrait. Je vis l’instant oùmes efforts

devenaientinutiles,nepouvantjouirdemesbras.Bientôt jefusréduite

au dernier vêtement de la pudeur, j’étais décidée à périr, lorsque,

parvenantà glissermonbrasderrièremondoset lepassant sousmon

aissellegauche,j’imbibemesdoigtsdupoison,etfeignantderepousserle

monstre,jeluiappliquemamainsouslenez.

L’effet fut rapide. Aujourd’hui que le danger est passé, il m’est

impossible de ne pas sourire de la figure comique que prit à l’instant

l’Italien.Sansforces,ilsoupiraitetéternuaitàlafois;lesmotsexpiraient

surses lèvres; ilbâillaenouvrantuneboucheeffroyableet s’endormit

commeunbloc. Jemehâtaisdeme rhabiller, lorsqu’un légerbruitque

j’entendis derrière la doubleporte de l’appartementme fit soupçonner

qu’on l’ouvrait et que quelques

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camarades avaient cherché à démêler notre entretien. Le silence que

nous gardions piqua sans doute leur curiosité, la porte s’ouvrit

doucement. Talbot passa le premier, et s’écria en apercevant Falso

endormi:«Jem’endoutais!Cettesirènenousjoueratous!Iln’yaquela

force...Allons,sousmesyeuxmêmes...»Aussitôtcettehordeinfernalese

précipitesurmoi,mesaisit, j’expiraisdedésespoir...quandtoutàcoup,

un grand bruit les arrête: les portes sont enfoncées, et les caves se

remplissentdesoldatsetdegensde justice.Ons’emparedes issues, et

l’on arrête ces agents terribles, pendant que je m’habille à la hâte

derrièremesrideaux.

«Rendezgrâceauciel,femmeintéressanteetindustrieuse,medit

alors le chef de la garde, votre avis nous est parvenu d’une manière

miraculeuse; on n’a pas perdu un instant pour vous secourir. Mais

quelque opinion favorable que nous donnent votre air décent, vos

malheurs non mérités sans doute, il est indispensable que vous nous

suiviez au tribunal, pour donner des éclaircissements sur toute cette

affaire.» J’étais trop ravie de recouvrerma liberté, trop endélire de la

penséedelarendreàmonfils,pournepasaccepteravecjoietoutcequi

m’arrachaitdecetenfer.OnliaTalbot,Falsoetleurscomplices;onlesfit

partirdansdesvoitures,etjefusconduiteenparticulierchezlejuge.Là,

jedonnaimonnom,jemontraidespreuvesévidentesdemaqualitéetde

ma famille. Elle était connue, je fusmise sur-le-champen liberté;mais

j’ai su depuis, le croirait-on? que la plus grande partie de ces infâmes

scélératsavaitétéélargieparl’influencedel’Angleterre,etquelefameux

TalbotjouaitungrandrôleàVenise.

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Onsentquelepremierusagequejefisdemalibertéfutdevolerà

mon ancien appartement du faubourg du Danube, pour apprendre des

nouvellesdemonpauvreEdvinski.Lecœurmebattaitavecviolenceen

montantl’escalier.Jem’élançaidansl’appartement:personneneparaît!

Jemelivraiaudésespoirleplusviolentet,aprèsdevainesperquisitions,

jesusquemonfilsavaitétéenlevésousprétexted’êtreconduitversmoi:

cetévénement inattendume fitpressentirquelqueperfidienouvelledu

barond’Olnitz,etl’onverraquejenemetrompaispas.

Cecoupfutterrible;jem’abandonnaiàtoutemadouleur;onme

rendit cependant quelque consolationpar l’espoir quime fut donnéde

rejoindremonfilsàRome,d’aprèsunbillettrouvésurmacheminée.«À

quelles épreuves, grand Dieu! m’as-tu donc réservée, m’écriai-je?

délicate,sensible,mèretendre,tumefrappespartouslessens.»Lesoir

je fus fort étonnée de voir, semés àmes pieds, les diamants que Falso

m’avait offerts et jusqu’au papier qui les renfermait; le mouchoir que

j’arrosaisdemeslarmesencontenaitencoreplusieurs.Jecomprisalors

que,danslaprécipitationaveclaquellej’étaispartie,j’avaisenveloppéle

papierdansmonmouchoiretsur-le-champjesongeaiàunerestitution;

mais à qui rendre ces bijoux d’un grand prix? Au gouvernement

autrichien? Cen’était point lui qui en avait fait les frais.Auparticulier

quilesreconnaîtrait?Maisilenavaitétépayéenmonnaiedupays,etil

était soldé; c’était donc à la France qu’ils appartenaient effectivement

commeayantétéacquisàsesdépens.Cetteréflexionmedécidaàgarder

cette valeur comme un emprunt.

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J’étais si près de la misère, j’avais tellement vu à quelles extrémités

affreuses le hasard ou la nécessité vous conduit, que ma délicatesse

mêmeexcusacetteerreur:etc’estainsiqu’enmilleoccasionsdelaviela

conscienceestsoumiseouauxdésirsouauxbesoins.

Jegardaidonclesdiamants,décidéeàenrestituerleprixavecles

intérêts aussitôt que mes biens ou l’équivalent me seraient rendus. Je

versaiencoredeslarmessurmoncherEdvinski.Pendantplusieursjours,

jem’informaidesonsortdanslevoisinage;onneputrienm’apprendre

de plus positif que le contenu du billet. Désespérée, je résolus de

m’éloignerdecettevillefunesteetd’allerchercherailleursl’oublidemes

mauxetlestracesdemonenfant.

JepréféraidemedirigerparleTyroletlesmontagnesNoiressur

Francfort. Conviendrai-je que me rapprocher d’Ernest n’était pas un

motifindifférentpourmoi?Jenemel’avouaispoint;maisjesentaisun

attraitinvinciblemeporterversl’endroitqu’ilhabitait.J’avaisapprisque

nos réfugiés polonais, repoussés par les Russes, avaient passé pour la

plupart,et forcément,dans lescorps francsdes impériauxpostéssur le

Rhin.Fataleinconséquence!quelamisèreetl’âgedePradislaspouvaient

seulsexcuser; ilétaitdanscescontrées, ilpouvaitavoirentenduparler

demon fils. Jem’acheminaidoncdans cet espoirversFrancfortpoury

revoirtoutcequim’étaitcher.

Je passai par Milan et le Saint-Bernard, pour gagner le lac de

Genève. Arrivée en cette ville, jem’informai de la position de la petite

armée de C***. Je savais que le corps d’Ernest en était rapproché et

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jemedirigeaideGenèvesurlepaysdeVaudetlesbordsdulacLéman,

pays céleste, site romantique que l’immortel Rousseau a gravé dans

toutes lesâmesetqu’onneparcourtpoint sans ressentir lepouvoirde

l’amour.

Je vis Bâle et, remontant sur la gauche, je m’enfonçai dans la

Forêt-Noire pour rejoindre Hildesheim, quartier général, où je pouvais

savoirpluspositivementcequejedésirais.Jevoyageaiscommodémentà

la vérité;mais avec un compagnon bien sombre, le chagrin. D’après la

valeurdespierresdiversesquej’avaisvenduessuccessivement,jedevais

réaliser une somme de cent quarantemille livres, et quoique je dusse

songer à l’avenir, je n’étais plus disposée à souffrir du présent, qui

m’avait si fort maltraitée. J’avais donc acheté une bonne voiture à

Genève,j’avaisenoutreunvaletallemand,etjusque-là,quoiquetoujours

triste,laroutenem’avaitoffertquedesdétoursfaciles;maiselledevint

pénibledanscesmontagnesàpicetboisées,oùlescheminssedisputent

avec les torrents un étroit passage. À la vérité cette nature agreste et

dure convenait à la situation demon cœur. Ces abîmesme peignaient

ceuxoù j’étais tombée, et ces ardoisières, teignant ennoir les eauxqui

descendaientdanslaplaine,semblaientporteràleurshabitantsledeuil

de mon âme et jeter au loin des crêpes funèbres sur la verdure. Je

m’égaraisdansunesombrerêverie, lorsqu’unevoixquim’étaitconnue

frappa mes oreilles. Elle chantait cette polonaise faite au quartier de

Falsbackendestempsplusheureux,etsiconnuedenosjeunesPolonais.

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POLONAISE

Bannidesapatrie,Quelsbiensonaperdus!Pauliska!Tendreamie!Partoitoutm’estrendu.Taconquêteestmagloire;Montrésor,tonretour;Maplusbellevictoire,Taconstanceenamour.EnvainleRusseavideAravagénoschamps;SuruntraîneaurapideTususfuirtestyrans.SemblableàCythéréePartantavecsacour,TulaissaislacontréeSansplaisirs,sansamour.Éblouid’unsystème,J’aiquittébiens,grandeur;Maisperdrecequ’onaime,Voilàleseulmalheur:Turevins,jedéfieLedestinencejour:CequejesacrifieVaut-ilcetraitd’amour?L’expériencesageVientsurl’ailedutemps;Maisl’hiverestsonâge;Jouissonsduprintemps.

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LesamantssurlaterrePartoutontdebeauxjours:LeurpatrieestCythère,Leurtrésorlesamours.

À ces derniers mots, à mon nom prononcé, pouvais-je

méconnaître Ernest? Jem’élançai hors de la voiture, et volai dans ses

bras...Ilestimpossibledesepeindresasurpriseetsajoie;maisbientôt

l’embarras succéda dans ses traits à l’ivresse. Je le pressai de m’en

expliquerlacause:«Avanttout,medit-il,souffrezquenousrecueillions,

dansnotrechampêtreasile,votrevoitureetvosgens.Faitesprendreau

postillon ce chemin étroit, il conduit à notre demeure, dont jeme suis

éloigné en chassant.» Notre demeure! Ce mot me frappa et me fit

soupirermalgrémoi.Ilécrivitavecuncrayonquelquesmotsqu’ildonna

à mon valet pour qu’il détachât un cheval et prît les devants. Ernest

monta ensuite dans ma voiture, en me disant que nous avions encore

troislieuesjusqu’auchâteauetqu’ilpourraitm’instruirecheminfaisant

des événements bizarres qui avaient produit notre rencontre. Je l’en

pressai;mon cœur en était plus avide encore quema tête. Ilme parla

ainsi:

Histoired’ErnestPradislas

Vous savez qu’étant réunis aux eaux de Tornik, je reçus

subitement la nouvelle du départ du corps polonais dans lequel je

servais. Il est inutile de vous rappeler combien ce coup me frappa.

L’évanouissement où vous tombâtes vous ôta la possibilité de

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connaîtremesregrets.» Jevoulushasarderunreproche, il repritainsi:

«Ces regrets furent mortels, et quoique absorbé par le jeu, passion

funeste qui vous avait donné tant de chagrins, je sentis que l’amour

dominait dans mon âme. Le devoir néanmoins se fit entendre; la

trompette sonna, les fantômes guerriers, les prestiges de la gloire

m’environnèrentetjepartis.

Nous arrivâmes le second jour en Pologne pleins d’ardeur et

d’espérances;mais que pouvaient troismille Polonais contre quarante

mille Russes? La plupart de mes infortunés compagnons périrent sur

l’arèneousurleséchafauds.Lereste,sortantduterritoire,futprisparles

impériauxet forcédeprendrepartidans les corps francshongrois.Tel

futmonsort.TransplantésurlesbordsduRhin,jefusàportéedescorps

nobles français si différents d’opinion avec les Polonais. On admira

d’abord notre belle tenue, notre bouillante ardeur, lamanière brillante

dont nous étions montés et par-dessus tout la nomenclature de nos

noms; mais je ne laissai pas de m’apercevoir bientôt, malgré cette

admiration,quelecorpsoùjeservaisétaitmoinsconsidérédesréfugiés

françaisparladatetropfraîchedesacréation,etqueceux-cicherchaient

parmi eux les plus légers prétextes pour rétablir ces distinctions

fantastiques, source éternelle de leur infortune. Je vis que les passe-

droits étaient plus communs que jamais; que l’influence des femmes

étaitlamême,etquetouslessymptômesdesmaladiesdescoursavaient

percédanscetteterreétrangère.

J’eus toujours, malgré les préjugés de la naissance et ma gaieté

franche, un penchant décidé à une justice

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sévère.Plus faitquemilleautrespourbriguer la faveur, je l’ai toujours

dédaignée. Cette espèce de fierté philosophique, cette impartialité me

furent imputées à crime, et l’on traita de penchant patriotique, de

maladie polonaisemon aversion pour l’intrigue etmes prédictions sur

lesvuesintéresséesdescoursquinoussoldaient.

CesopinionsprétenduesvinrentauxoreillesdugénéralWurmser

qui,exaspéréparmesennemis,promitbiendememettreàl’épreuveet

tintparole.

On entra en campagne quinze jours après. Cemouvement, cette

activitémilitaire dissipèrent bientôt les réflexions et les intrigues, fruit

de la stagnation des cantonnements. Chacun songea à s’illustrer, à

s’avancer. Pourmoi, jem’occupais à faire ce qu’on appelait sondevoir,

quoiquefortdégoûtédéjàdenesavoirpourquij’allaismesacrifier.Mais

que ne peuvent vingt et un ans, la fougue de l’âge, un sang ardent qui

sembledemanderàjaillirdenosveinesetsurtoutl’amour-propre?

Nous nous trouvâmes opposés à quelques troupes belges. Je

m’applaudis d’avoir à faire mes preuves contre des êtres étrangers à

notrecause.Lespremierschocsdesdeuxpartisfurentterribles.Lahaine,

des intérêts si vifs et si opposés occasionnèrent de part et d’autre un

acharnement dont l’histoire offre peu d’exemples. La victoire demeura

incertaine à l’affaire de…; mais ce qui fut avéré, c’est que je m’y

distinguaid’unemanièreéclatante.Jedésarmaicinqchasseursbelgeset

tombai grièvementblessé sur le champdebataille, où j’eus le bonheur

d’être délivré parmon corps, et sous les yeuxdu généralWurmser. Ce

premier fait d’armes m’attira des éloges des ennemis

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et les honneurs de l’hôpital. Je fus envoyé à Bitsberg, où je restai cinq

semaines, après lesquelles on me fit aller plus loin en attendant ma

convalescence, et pour faire place à de nouveaux champions aussi

maltraitésquemoi.BientôtonmefitévacuersurlechâteaudeFismahen,

convertienhôpital,àunelieuedeFrancfort.

Nous trouvant la plupart convalescents dans cettemaison, nous

avionslapermissiondenouspromenerdansleschampsvoisins.C’estlà

que commence la chaîne des événements bizarres que j’ai éprouvés:

daignezyprêterquelqueattention.

J’avais remarqué plusieurs fois dans un verger, ma promenade

ordinaire, une grande femmevoilée et qui semblaitm’observer avec le

plus grand soin. Je ne pouvais attribuer àma personne fort pâle, àma

figure maigrie, ces observations continuelles. Je me hasardai un jour,

piquéparlacuriosité,àsuivrecettefemmedeloin.Jelavisentrerdans

unparcde fortbelle apparence, aumilieuduquel j’entrevisun château

vaste et gothique. Poussé par la même curiosité, j’avançai davantage

chaquejour,ensuivantmapromeneusequiparaissaitseretourneravec

art, pourm’attirer sur ses traces. Jemehasardai à franchir laportedu

parc;cettefemmefeignaitdenepass’enapercevoir.Àpeineeus-jefait

deuxcentspasquecetteporteserefermacommeparuncoupdevent.

J’eusquelqueinquiétuded’abord;mais l’espoirde larouvrir facilement

mefitpoursuivremapromenade.

J’arrivai à un secondmur, j’hésitais à passer le seuil de l’entrée.

L’espèced’indifférencedecettefemmequifeignaitdeneplusmevoir,ou

ne me voyait plus en effet, commençait à me déterminer à

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laretraite.J’avaispasséleseuiletmetrouvaialorssousunberceaufort

épais en charmille et qui dérobait jusqu’à la clarté du jour. J’allais

rétrograder, quand tout à coup cette seconde porte se ferme

brusquement, j’entendsdubruitdanslefeuillage,et jemevoisentouré,

saisi,liéparunevingtainedefemmesdontlaplusâgéen’avaitpasvingt-

cinqans.

Jecrusquequelquecontusionàlatêtem’avaitlaissédesvestiges.

Je ne pouvais croire à cette violence; la manière vigoureuse dont ces

Allemandesmegarrottaientmedétrompabientôt.Onpassaunfichusur

maboucheet l’onmetransportaàbrasdans lechâteau.Toutcelaétait

d’autant plus étrange que la plus grande gravité présidait à cette

opération; laquelle semblait commandée par la perfide femme qui

m’avaitattirédanslepiège.

Lamarchefutlente,cérémonielle;jefusballotté,retourné,poussé

par lespiedset latêteencent façons,avantqu’ondaignâtmelaisser la

vue libre. Au bout d’un temps considérable, et qui, apprécié par ma

surpriseetuneespècedefrayeur,meparutêtred’unebonneheure,mon

bandeau est détaché, et jeme trouve, jugez dema surprise! dans une

cagedefer,rembourréedecoussinetsdesatinrose,etplacéenligneavec

plusieursanimauxétrangers,quipourtantn’avaientpasleshonneursdu

coussinet. Surma cage était écrit cemot: l’homme. Un beau singe vert

faisaitsuiteàmonespèce,etunperroquetplacéàmadroitesemblaitse

pavanerdevantsonnouveaucamarade.

Je crus réellement à cet aspect que ma tête était absolument

dérangée.Jemetouchaipourm’enconvaincre,etjetaienfinlesyeuxsur

l’appartement. J’y vois placées en cercle toutes mes ravisseuses

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autourd’unetableàgrandtapisvert;aumilieu,j’aperçoisuneespècede

chaire où la grande promeneuse, déroulant un papier, semblait

s’apprêteràpérorer;elletinteneffetcelangageétrange:

«C’estpeu,mes sœurs,devousavoirdépeint en théorie,depuis

que vous avez adopté la secte desmisanthrophiles, les vicesmoraux et

physiques de l’animal appelé l’homme. Il faut joindre à ces principes

sages, à ces préservatifs sûrs, des expériences solides qui laissent à

jamais dans vos âmes une impression propre à vous garantir de son

influence dans la société. Vous vous convaincrez par le développement

desesfacultésquecetteespèce,absolumentdégénérée,n’estplusdigne

d’êtreassociéeànotre sort. Scélératenpolitique, inconstantenamour,

entièrementétrangeràl’amitié,cesexedoitnonseulementavoirperdu

soninjusteprééminence,maisàpeinemériterque,traitéparnousainsi

qu’ill’étaitparlesAmazones,nousdaignionsnousenservirparfois,avec

dédainpourtantetdansl’uniquevuedenepointéteindrelaracelaplus

intelligente, quoique cette faculté soit en elle entièrement tournée au

vice.NossociétéscorrespondantesdeBerlin,dePétersbourg,deNaples,

deMadrid,nousmandentqueleursprosélytesontrenoncédefaitàtoute

communication avec cet animal, jusqu’à ce que la secte ait prononcé

définitivement sur l’espèce de relation physique qu’on pourrait se

permettre sans se dégrader. J’ai sur ce point un système lumineux qui

fera l’objet d’une séance prochaine, et nous avons reçu à ce sujet

plusieursmémoiresdesacadémiesaffiliées.Jevoiscependantavecpeine

quecelledeParis,nonseulementmetunetrèsblâmablelenteurdanslarupture

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de ses relations masculines, mais nous adresse un mémoire sur les

modifications. Ah,mes sœurs! suivant cet écrit, autant vaudrait laisser

les choses instatuquo.Quel si grandattrait adoncpour lesFrançaises

cetteespècebizarre?À lacarnationprès,quiestsuivantmoisabeauté

distinctive, ses formes sont bien au-dessous de celles de plusieurs

animauxqu’on luicroit inférieurs.Toutefois j’aichoisiunecirconstance

favorable pour nous procurer un modèle qui me paraît d’une beauté

remarquable.»

À ces mots, je crus devoir faire un salut de remerciement à

l’assemblée; le secrétaireme jetaaussitôtaunezunampleverred’eau

derose,dont j’avalai lamoitié.Suffoquéparcetteétrangecorrection, je

voulus me plaindre; nouvelle aspersion. Le singe montra les dents de

joie,leperroquetéclataderire;envéritéjeparusl’animalleplussotde

laménagerie.

Jemerassieds,toutconsterné;leprofesseurrepritaveclamême

gravité, et sans que l’assemblée se fût déridée un instant, le fil de son

discours. «Il est essentiel, mes sœurs, pour vous conduire, non pas

seulement à l’indifférence, mais au dégoût pour l’homme, de le suivre

dans son anatomie ridicule que j’aurai soin de vous démontrer; il est

essentiel, encore, de faire naître cette aversion, de l’étudier dans ses

facultés morales. D’abord, l’amour-propre domine en lui au premier

degré,vousvenezd’envoirlapreuveautransportdel’animaliciprésent,

dès qu’on l’a flatté. – L’amour-propre! m’écriai-je, ah, mesdames!»

Nouvelleaspersionabondante,quim’imposasilence,mêmegravitédans

l’assemblée.

«Laruseet lafaussetésont lessecondsdéfautsdistinctifsdecet

être; vous le verrez dissimuler en cédant

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à la force, jouer la douceur, la soumissionquand la rage sera dans son

cœur;vousleverrezfeindredes’occuperdematièresgraves,quandson

seulbutestnonpasdenousplaire,maisdenousséduire;vousverrez

enfin s’écrouler tout le charlatanisme de son empire, fondé sur une

prétenduesublimitédegénie,tandisquevousn’apercevrezquefaiblesse,

désirssensuels,vuesgrossièresetanimales.Laplusâgéedenossœursa

vingtans;vousaveztoutes,jelecrois,etvousenavezfaitserment,votre

innocence entière...» Je fis un saut de joie, mais n’osai m’écrier: est-il

possible! «Vousn’avezaperçu l’hommequede loin,pourainsidire, et

sans l’analyser; je me propose de vous conduire dans peu au point

nécessairepourêtreinitiéesauxdernièresépreuvesdelasecte,épreuves

difficilespourdesêtresvulgaires;maisdontvotrefroideuravérée,votre

chastetéconnue,vousferontsortirvictorieusement.»

Àcesmotslaséancefutlevée,etl’assembléesedispersa,quoique

plusieursmembresde la sociétémeparussent rester enarrière, enme

regardant avec dédain. Après quelques instants écoulés, je cherchai en

moi-mêmelescausesdecetteétrangeassociation.Serait-ilpossible,me

disais-je,quelamesuredenoscrimeseûtréellementrévoltéunemasse

d’esprits féminins et que ces ramifications s’étendissent déjà par toute

l’Europe, ainsi que le professeur l’a prétendu?... Je pensai à vous, ma

chèrePauliska,etmedisquej’avaisméritémonsort.

Tandis que je me livrais à ces réflexions cruelles, deux élèves

portant un panier vinrent à ma cage, le déposèrent dans le tour sans

proférerunmot,etmefirentpassermondîner.«Mesdames,m’écriai-je,au

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nomdevosperfections,daignezm’apprendre...–Nichts,nichts»,dirent-

elles en fermant la porte avec force, et ce fut la seule réponse demes

joliesetimpitoyablesAllemandes.L’appétitmepressait,jem’élançaisur

lepanier;maisjemerécriai,désespéré,ennevoyantquedulaitetdes

légumes.Enrevanche,surlevasedeporcelaine,étaientécritscesversen

lettresd’or:

Lesmortelsontoséprendrelenomd’humainsEtdévorentl’agneauquileurlèchelesmains!Ramenonspardegréscemonstreàlanature,Etdesvégétauxseuls,composonssapâture.

Voilà donc l’énigme expliquée, me dis-je tristement! J’avalai la

couperempliedelait,etj’entamaiensoupirantunplatdeconcombresà

lacrème.Aumoinsjeboiraiduvin,ajoutai-je,enm’élançantsurunejolie

bouteilleempaillée;c’étaituneboissonsucréeetacidulée.Uneétiquette

sedéroula,j’yluscettesentenceféminine:

DelaMecqueauChili,duCapjusquesàRome,L’opiumoulevinfontlavaleurdel’homme.Lavigneoulepavotsiedauxfrontsdesguerriers,C’estauxMuses,ànousàceindreleslauriers.

Choqué de cette impertinence, je me proposai de leur montrer

quelquejourque,toutàjeunqu’ilpûtêtre,l’hommeavaitdel’énergieet

ducourage;maisilfallaitdissimulerenattendantl’instantfavorable.

Àlapointedujour,lagrandeportes’ouvritetjevisentrertousles

membres de l’association, méconnaissables

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cettefois,etvêtusàpeuprèscommelespénitentsblancs.Unlongvoile

nelaissaitparaîtrequeleursyeux,ilétaitimpossiblededistinguerleurs

traits;latailleseuleetlepiedpouvaientlaissersoupçonnerlesgrâcesde

la personne. Au milieu de ce cortège était une jeune misanthrophile,

vêtuedemême,marchantseuleetquimeparutd’unetournurecéleste.

Elle était couronnée de roses et de jasmins entrelacés; ses guirlandes

étaient pareilles; derrière elle, une ancienne sœur portait des

manuscrits. On s’assit, la jeune néophyte se plaça hors des rangs, et la

présidenteparlaainsi:

«Ce jourest à la fois remarquablepournous,mes sœurs,par la

réceptiond’uneadepteet l’installationdumodèleantipathique. (Onme

montra,etjenesaluaipointcettefois.)Nircé,continua-t-elle(c’estainsi

que seranommée l’aspirantedans la sectedesmisanthrophiles),Nircé,

convaincuede la dégradationde l’espècehumaine, vientdansnosbras

chercherdenouvelleslumièressurcepointessentiel;elleajuré,comme

vous, qu’aucun dépit, aucune crainte personnelle ne l’ont conduite en

cetteenceinte.Unregardsurunseulhommeasuffipourl’appeleràune

vocation sublime, et la purifier de tous les désirs vulgaires. Elle a le

bonheur d’être admise à une époque où des épreuves plus fortes

éloignerontàjamaisdesonespritlesimpressionsdessens.Nousn’avons

opéréjusqu’iciquesurlemannequinetcependantnousavonspuisédans

cette étude imparfaite leméprisde l’espèce. Il a étédécidéaujourd’hui

que le modèle, ici présent, servirait non seulement aux observations

morales,maisencoreauxdémonstrationsphysiques.Ilenrésulteraune

concordance plus

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grandeentrelesobservationssurlesfacultésdel’espritetcellessurles

facultés du corps; vous pourrez suivre la marche du désir; vous

convaincrequ’iln’estchezl’hommequel’influenced’unsexesurl’autre

et non le résultat des sentiments de son âme; et vous saurez dès lors

combien est ridicule le roman de l’amour. Vous pourrez faire lamême

observation sur toutes ses passions, peu dangereuses sans doute, et

acquérirlacertitudequel’égoïsmeseulypréside.Approchez,belleNircé,

que la chaînedes relationsavecunsexedégradésoit rompueà jamais,

commejerompssonemblème...»

Àcesmots,elleromptlacouronne,lesguirlandes,etjetteauloin

lesjasmins,quetouteslesmisanthrophilesfoulentauxpiedsavecfureur

en lui rendant les roses, qu’alors elle pose sur son cœur. «La société,

ajoutelaprésidente,jointàcedontroismanuscritsportantpourtitre,le

premier: Imperfections morales et physiques des hommes; le second:

Crimes des amants; le troisième: Code des plaisirs desmisanthrophiles.

Conservezprécieusementcedon,c’est le fruitdes travauxdetoutes les

sociétés affiliées et des expériences acquises. Que le dernier volume

surtout, médité par vous, vous élève bientôt, par l’enthousiasme, à

l’Élysée auquel nous sommes parvenues. Nous allons commencer les

premières épreuves physiques; leur enchaînement direct avec les

épreuves morales nous mènera naturellement aux conclusions que je

prépare.»

Alorslaprésidentes’approchedemoiavecunebaguetteetmefait

leveràpeuprèscommeontourmentel’animalnomméleparesseux,dans

sa cage, pour le montrer aux spectateurs. Je pousse un cri

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d’indignation; la présidentem’appuie aussitôt sur la chair un aiguillon

d’orposéauboutdesabaguette,ajoutant:«Remarquez,messœurs, la

fureurquiétincelledansceregard;quecetœilest loindelaperfection

du nôtre! de cette expression de douceur qui le caractérise! Et notre

sexepourrait s’exalter,briguerun regardaussi féroce? Jamais! c’est le

combledeladégradation.»

Même critique sur tous les points de ma figure. Arrivée à la

poitrine:«Observez,ditlaprésidente,messœurs,mêmevicedeforme,

degrâcedans l’animal.Quantausein lui-même, lanaturene luia-t-elle

pasdonnécesimulacrepardérision?Sansbut,sansforme,cettepartie

del’hommefaitseulesasatire.Développons-laparlacomparaison...»À

cesmotstoutes lesmisanthrophilesmettentau jour,avecunsang-froid

indicible,destrésorsarrondisdontonnepeutimaginerlaperfection.Ma

vuesetroublaàl’aspectdetantdebeautés,jefuspresqueendélire.

«Remarquez, reprit gravement la présidente en me montrant,

l’universalitédudésirdans l’homme.Sansvoirnostraitscachéssous le

voile, sans affection qui précède, son regard avide généralise en ce

momentsestransportsetmontremieuxquetouslesdiscourslabrutalité

desonespèce.Toutesnossœurs,pénétréesdecesgrandesvérités,voient

un pareil être avec le mépris qu’il mérite. Leur cœur est calme et

silencieux,vouspouvezvousenconvaincreréciproquement.»

Àcesmotstouteslesmisanthrophilesseplacèrentlamainsurle

cœurettémoignèrentqueleplusgrandcalmeyrégnait.«LabelleNircé,

j’en suis sûre, continua laprésidente, éprouvedéjà lamême stagnation

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dessens.»Alorselle lui tâte lepoulset toucheson jeunecœur.«Ilbat,

dit-elle, il y a encorede l’étonnement chezelle;maisquelques séances

l’amèneront bientôt au point où nous en sommes. Il est à propos, en

attendant,qu’ellese familiariseaveccettevuegrossièreendessinant le

modèle jusqu’auxpointsquenousavonsparcourusdanscetteséance.»

Lesvoilesretombèrentalorsetmecachèrenttantd’objetsravissants.On

donna un pupitre à Nircé et après avoir lu les dépêches des sociétés

étrangères,onlaissalabellenéophytedessinerd’aprèsnature.

Je me vois donc, à demi nu, face à face avec une beauté que je

soupçonnais avoir seize ans au plus, à l’œil noir, aussi grand que

l’ouverturedesonvoile;auseinagité,à lacontenanceattendrie. Jeme

tus longtemps; car j’en avais l’ordre formel, et sous les peines les plus

graves. Enfin, ne pouvant résister à ma curiosité, à l’air d’émotion

extraordinairedu jeuneartiste, jehasardede luidemanderàdemi-voix

quelmotifapudécidersonantipathiepourunsexedontelleparaissait

devoirêtre l’idole.«Votre indifférence,monsieur.Reconnaissez Juliede

Molsheim,medit-elle,ensoulevantsonvoile,etmelaissantapercevoirla

figure la plus ravissante; mon âme est trop pure, trop ennemie de la

feinte,pournepasconveniraveccandeurdel’impressionqueproduisit

enmoivotreséjourauchâteaudeMolsheim.Deuxjoursquevousyavez

passésaprèsvotreblessureontdécidédemonrepos. Jenevisenvous

que préoccupation, indifférence, dédain même; vous partîtes sans me

jeterunseulregard.Jefusfrappéelà...(ellemitlamainsursoncœur)là,

pourjamais,etrésolusd’évitertoutcommerceavecleshommes,n’ayantpu

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intéresser celui que je remarquais. J’appris queMlle Fischer partageait

cetteaversionàunpointéminent.Jenefuspointinitiéed’aborddansles

mystèresdesasecte.Onscrutamesmotifs,onmefitpasserpartousles

modesdeladiscrétion;enfinj’aiétéadmise,admisepourvousfuir,vous

haïr;jevousretrouve,vousrevois,etvouschérisencore.»

Alorsjeviscoulerdeslarmes, lecrayonluiéchapper,etsonsein

palpiteravecviolence.Nircéessayaenvaind’esquisserpouréviterd’être

surprise;vingt foiselle repritetquittasonouvrage. Je lui fis sentir,en

peu de mots, la nécessité de se contraindre, je lui observai que nous

pouvionsêtreentendus,etquecen’étaitqu’eninspirantdelaconfiance

quenousobtiendrionsplusdelibertéparlasuite.

Cemot luirenditsonteintderose;elleachevauneesquissequi

me parut flattée, mais d’une exécution parfaite. Mlle Fischer arriva

bientôt, et conclut qu’on n’avait pas perdu de temps. Nircé reçut des

éloges sur son talent, sur son sang-froid et on l’emmena en lui faisant

millecaresses.

Seul, je me livrai à mille réflexions: serait-ce un jeu que cette

scène? me disais-je avec surprise. Il se pourrait fort bien que, pour

mettre en jeu tout le ridicule de l’amour-propre masculin, on m’eût

députécette joliemachineàdéclaration,à laquelle jemesuis livréavec

confiance.Mescraintess’accrurentencoreenrecevant,parletour,mon

chétifplatdeconcombresaveccetteinscription:

Onpeutcalmersessens,leconduireaucercueil;Maisàsontrépasmêmeilsurvitparl’orgueil.

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Je résolus donc de me tenir en garde contre les épreuves

auxquellesj’étaisdestiné,etdeneriencroirequ’avecsûreté.Jereçus,de

bonne heure le lendemain, une espèce de toge antique et la tunique

assortie, avec ordre de m’en couvrir à l’instant, à peu près comme

l’AntinoüsouleCamille,sansconserveraucunvêtement.Jeprésumaique

la journée serait épineuse pour moi: en effet, on ne me laissa pas

longtemps dans mes réflexions et la séance commença. Les

misanthrophilesparurentavecleursvoilesdelaveille,costumequ’elles

prenaient pour les adoptions ou pour les expériences, dans lesquelles

ellesdevaientgarderl’incognito.JenepusreconnaîtrelabelleNircéqu’à

sa démarche; je la vis si incertaine, si troublée que j’augurai, dès

l’instant,quemapatienceauraitlieud’êtreexercée.

La séance s’ouvrit d’abord par des théorèmes généraux sur les

systèmes d’attaque des hommes à l’égard des femmes, sur lesmoyens

d’oppositionetde résistancede lapartde celles-ci.Tout celameparut

parfaitementcalculé,àunepetitedonnéeprèsquiymanquait,lanature!

Mais, bagatelle! Il s’agissait de l’étouffer ou la tromper, suivant ces

dames, et c’était chose facile dès qu’on avait dompté la curiosité par

l’habitudedevoiretleméprisdeschosesvues.C’estàcebutqu’ondevait

marcherparlesleçonsactuelles.

J’eusdoncordreparMlleFischerde jeterau loinma tunique. Je

l’avoue, ce qui n’aurait étépourmoi qu’un jeu, une raillerie,medevint

pénibleparlaprésencedeNircé.L’ascendantdel’innocenceestsifort,si

touchant! Il fallut néanmoins obéir, l’aiguillon

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d’orme le fit sentir. Je jetaimesvêtementsantiques,etparusdansune

attitude peut-être préférable à mon modèle puisque la modestie y

dominait.

Tous les voiles de nos pédantes ne m’empêchèrent point de

distingueralorslevifincarnatquimontaitàleursfronts.PourNircé,ses

beauxyeuxsefermèrentpournepasserouvrirdelaséance,etl’agitation

de son sein semblait repousser une image qui troublait son esprit. «Je

voisavecplaisir,s’écriaMlleFischer,lecalmequirègnedanslasociété:

lepluspetitétonnement,lapluslégèreémotionnesesontpasmêmefait

apercevoir à l’aspect de cette nudité. Ce n’est point ici le silence du

peintredevantunmodèleacadémique:c’estl’indifférencephilosophique

et raisonnée d’une assemblée de sages. C’est ainsi qu’on marche aux

connaissances sublimes, en planant au-dessus de la matière.» Elle

recommençaalorssasatireanatomiquesurlecorpshumain.Riennefut

oublié; les raisonnements les plus bizarres furent prodigués par elle

pourprouvernotremédiocrité.Enfin,parvenueàmajambe,qu’onmefit

l’honneurde trouverbellepourmonespèce, il s’élevadesobservations

quidéterminèrent laprésidenteàexigeruneconfrontationgénérale.Le

coup de théâtre fut éblouissant, je dois l’avouer;ma position devenait

desplusdifficiles.Nircé,lesyeuxfermés,obligéedesouleverd’unemain

tremblante le bas de sa tunique, véritable voile de la pudeur, Nircé

n’étalant qu’un pied divin, indice d’une jambe céleste, produisit un cri

générald’admiration.«Quecescontourspursetdélicatssontau-dessus

desmusclescarrésetsecsdelajambemasculine!»s’écriaMlleFischer,

en relevant brusquement jusqu’au genou la tunique de

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Nircé; la pauvre enfant poussa un cri, plaça sesmains sur ses yeux et

faillit s’évanouir. «Qu’elle est faible encore! s’écria la présidente, il est

essentielqu’elle continueàdessiner lenu, etpour lamaintenirdans la

fermeté et l’assurance nécessaires, deux sœurs de la première force

seront présentes à son étude.» J’observai que toutes s’offrirent pour

assister la néophyte et la fortifier dans sesprincipes. Laprésidente, en

louant leurzèle,enchoisitdeuxanciennes trèsénergiques,et laséance

futlevée.

Après un quart d’heure de repos, un coup d’aiguillon des

surveillantesmeditdereprendremapositiond’Antinoüs;jemereplaçai,

docilement,nepensantqu’àNircé.Elleditalorsàunedesescompagnes:

«Je n’y vois pas, cette ombre est vague, ouvrez le rideau.» Nircé les

éloigne toutes deux ainsi, et sous prétexte de mesurer un module sur

mon pied, elle trace vivement un mot au crayon, qu’elle me glisse

adroitement; elle reprendensuite sondessin,esquissedeux traitsavec

émotion et se retire avec ses compagnes. Resté seul, je m’élance sur

l’écritplacésousmonpied,j’yliscesmots:«Vousavezrougi,vousavez

eupitiédemoi.Décenceetbontéenvous,constanceetdouleurenmoi;

degrâce,arrachez-moiauxsuitesd’uneimprudence!»

La candeur, la situation pénible de cette aimable créature me

pénétrèrent d’un tendre intérêt; ce n’était pas de l’amour, mais une

admirationdouce,uneinquiétudesurlesortdecetteâmepure.Combien

je trouvai la nature, jusque dans ses erreurs, au-dessus des songes de

l’amour-propre! Quel ascendant avaient ses lois dans la bouche d’une

enfant, sur celles de l’esprit égaré de nos philosophes

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femelles.Cet écritm’occupa longtemps;mais comment fuir?Comment

m’arracheràmeschaînes?Lesgrillesdeferdemacageétaientfortes,les

observateurs fréquents. Je comptai sur mon amie, et j’attendis qu’une

nouvelle occasion amenât l’instant de cimenter davantage notre

intelligence.

Laséances’ouvritforttardlelendemain;jepétillaisd’impatience.

Lesmisanthrophilesreparurentsansvoile.Oncommençapar la lecture

d’unmémoiredel’académiedeFlorencesurunmodederelationavecle

sexe masculin qu’elle proposait. Ce mémoire détaillait des moyens

ingénieuxetnouvellementtrouvéspourunecommunicationinvisibleet

indépendante; mais cette idée parut trop méridionale à nos

misanthrophiles, un cri général d’indignation se fit entendre, et la

proposition fut vivement repoussée et combattue par une idée plus

extraordinaire encore. Cette pièce était de la société de Berlin. Les

misanthrophiles de cette ville tonnaient avec indignation contre les

lâches apostats de Florence, qui avaient osé proposer une relation

directe. «Quelle lâcheté, quel sophisme ont pu porter nos sœurs à cet

excèsdedémence!»s’écriaitavecindignationlaprésidenteprussienne.

«Lisez, lisez,messœurs; l’abbéSpalanzani,voilànotregrandprophète,

la terreur des infidèles! Avec lui nous conservons l’ordre de l’univers

sans cesser d’être indépendantes, avec lui nous sommes la véritable

imageduTrès-Haut,quipeutcréerd’unsouffleetquirenfermetousles

germesensonsein.»

À ces mots, l’enthousiasme des misanthrophiles ne peut se

contenir; les applaudissements sont universels.

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«Jevoisaveclajoielaplusvive,s’écrieMlleFischer,quelasociété

deBerlinaadoptémes idées,consignéesdansunmémoireque je luiai

adressérécemment.Oui,messœurs,lisezSpalanzani,etvousverrezque

ses expériences ont confirmé notre heureuse théorie 2 . – Point de

relation! point de relation avec l’homme!» s’écrient toutes nos

amazones.Ondistribuealorsdesexemplairesdu traitédephysiquedu

chaste abbé et l’installation de son buste est décrétée à l’unanimité. Je

connaissais mon physicien, je sentis le danger du projet pour moi.

L’amour et la nature en instruisirent Nircé; nous frissonnâmes, et un

regard valut pour nous le serment d’être libres. On décida que le

lendemainseferaitlapremièreexpérience.

La société de Berlin joignait à son mémoire plusieurs caisses

renfermantdesmodèlesd’amantsportatifsà laSpalanzani.Onenfitde

suitel’examendétaillé;quellefutmasurprisequandj’aperçusunefoule

demannequinsdeformeantiquemodeléssurlesApollons,lesangesde

Raphaël,etlesplusbeauxtypesanciens.Cesamantspouvaientrecevoir

une chaleur artificielle qui rendait l’illusion parfaite, et l’addition d’un

accessoire moderne pouvait produire tous les phénomènes et les

résultats de l’amour. On s’extasia sur la perfection de l’exécution. Je

comprisquetoutlesystèmedecesdamesconsistaitàpréférerunsonge

avecdesantiquesà laréalitéavec lesmodernes,etquej’étaisdestinéà

animertoutescesstatues.Onsedistribua,entirantausort,desAntinoüs,

2Onsaitquel’abbéSpalanzaniaprouvélapossibilitédecréersanslecommercedusexemasculin.

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desCamilles,desÉnées,desPhaons,enunmotchacunesemunitdesa

poupée.Nircéseulefitunmouvementd’indignation,enrecevantundieu

du Pinde, et fut condamnée pour sa punition à dessiner le nu pendant

cettejournéeencore.Jetressaillisdejoieàcettemenace,etjecrusyvoir

mon salut. La séance fut levée, et la première expérience ajournée au

lendemain.

Qu’on jugesicetteétudem’étaitprécieuse! J’allais tomberentre

lesmainsdesbacchantes, pour êtredéchiré commeOrphée sansqu’on

eût daigné m’entendre. Les instants étaient courts; j’épiais ma jeune

artiste. Les surveillantes étaient terribles; Argus impitoyables, elles

dévoraient d’un regard ce que Nircé n’esquissait qu’en tremblant. Elle

écarte enfin les misanthrophiles, glisse adroitement un papier sous la

tuniquequi flottaitàterreenmedrapant.Unregarddereconnaissance

portamaréponseetNircéseretira.Jem’emparaiàl’instantdupapier,je

le déroulai, et y trouvai deux limes excellentes, avec ces mots:Quand

vousserezlibre,rendezàsafamilleuneinfortunéequin’apprendrajamais

àvoushaïr.Àminuit,souslevestibule.

Jeprissur-le-champmonparti. Jecoupaiadroitementunepartie

descoussinetsquicachaientheureusement le travaildema lime. Jeme

mis à l’œuvre depuis huit heures,moment du crépuscule, jusqu’à onze

heures, avec une ardeur, une activité que ma situation seule pouvait

donner.J’eusbientôtsciédeuxbarreauxcomplètement,etjemehâtaide

profiterd’uneobscuritéprofondepourlesenlever.

Jeme trouvai alorsdans la grande salle; unobstacle redoutable

était franchi, mais il fallait sortir de

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l’amphithéâtredesséances.J’errailongtemps,indécis,autourdelaporte

fatale. J’allais employerma lime;mais la crainte du bruitme retenait:

d’ailleurs les ferrements étaient si forts, si extraordinairement parfaits,

qu’àmoinsd’unprodigejenevoyaispasdepossibilitédem’échapper.Je

melivraisàmondésespoir;minuitallaitfrapper...quandj’entendsdeux

voixderrièrelaporte.JereconnaisbientôtNircé;lecœurmebat...mais

j’entends en même temps Mlle Fischer: «Va, mon enfant, disait la

présidenteàsonélève,vachercheretramènedansmesbrastonApollon

ravissant,dontjesuisendélireetquetuosesdédaigner.N’éveillepoint

sa faible copie; elle sera assez fatiguée demain de nos épreuves. Va,

innocente néophyte de Vénus! C’est des mains de la candeur que

j’attendslavolupté.LoindemoiunfroidÉnée,unimpudentPhaon,que

le sort m’a donnés! C’est le dieu du Pinde, l’amant de Daphné qui

m’enflamme. Tu le conduiras dans notre temple en conservant une

profondeobscurité,amiedel’illusionetdesamours.»

Alorslagrandeportes’ouvre,jemecachesurlecôté;Nircéentre,

s’avanceversma loge,pourallercherchersapoupéeduParnassequiy

était restée;mais l’impatienteFischerdemeureà laporteduvestibule.

Impossibledem’échapper!Uneidéemevient;jelasaisis:jem’empare

de l’arc d’Apollon et me place dans les bras de Nircé, qui est censée

apporterunfantôme,toutentenantunedouceréalité.Nouspassionsle

seuil, nous nous voyons libres; non!... l’ardente Fischer était là! Elle

saisit ledieudeson imagination, l’arracheàNircéquipousseuncride

jalousie. Tout était perdu; le délire de la prêtresse

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noussauva.Fortheureusementpourmoi,sonadmirationpourl’antique

la fit évanouir avant qu’elle reconnût mes imperfections modernes. Je

déposemollementmon enthousiaste sur un lit à la grecque, je prends

dans mes bras Nircé, qui s’arrachait les cheveux sans oser exhaler un

souffle;jel’emportedanslejardinetnousfuyonsàtraverslesbosquets.

Semblable à l’oiseau des champs, j’essaye mes ailes rapides en

recouvrant ma liberté; j’accélère dans l’obscurité les pas de Nircé

craintive et nous nous élançons loin de ce séjour de corruption

raisonnée.

Arrivée au premier village, Nircé eut soin de se vêtir des habits

d’homme dont elle était munie, et qui lui allaient à ravir. Nous nous

mîmesaussitôtencheminàl’aubedujour,aumilieudeschampsbaignés

de la rosée, errant à l’aventure, sans projets, sans argent, sans autre

ressourcequel’espéranceetlecourage.

Après avoir fui de l’hôpital du château de Fismahen, comment

oser reparaître au corps? Comment espérer qu’on pût croire à une

aventure aussi bizarre? Plus je méditais sur ce point, plus je sentais

l’impossibilité de le rejoindre. Je questionnai Julie deMolsheim sur ses

projets; la pauvre enfant était plus à plaindre que moi. Partie de la

maison paternelle pour aller chez une tante à Francfort, c’était là que,

pousséeparsondépit,parunehaineprématuréepourleshommes,elle

s’était laissé gagner par les émissaires féminins des misanthrophiles.

Huit jours écoulés pour son initiation, sans qu’elle fût retournée à

Francfort et qu’on eût été instruit de son sort, quoiqu’elle dût rentrer

chezsatanteaussitôtaprèssaréception,avaientjetésesparentsdanslaplus

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mortelle inquiétude. Elle n’osait se présenter devant eux. Son père

surtoutrefusaitabsolumentdelavoir.

Dans cette perplexité, nous résolûmes cependant de fléchirMlle

Brunher,cettetanteredoutée,etdenousacheminerversFrancfort.Nous

n’eûmes pas fait deux cents pas, sur la grande route, qu’une troupe de

paysansquiserendaientà lavillenousaccueillitpardeshuées.Hélas!

notreincertitude,notreembarrasnousavaientempêchésderemarquer

mon habit d’Apollon, mon arc et un attirail burlesque bien fait pour

surprendrelesbonsvillageois.Semblableàl’amourdépité,jebrisaimon

arc;jedrapaimonmanteaud’unemanièreplusmoderne,mesvêtements

de dessous étaient ordinaires, je me trouvai présentable et nous

parvînmessansencombreàFrancfort.

JeconduisisJulieà l’hôteldesatante.Quelaffreuxcontretemps!

Elle était partie pour Molsheim depuis la nouvelle de l’absence de sa

nièce. Personne pour nous répondre qu’une vieille femme de charge

hargneuse, qui, à l’aspectde Julie et surtoutde son compagnon, fit une

grimace épouvantable, poussaun cri perçant et prit sa courseboiteuse

droit à l’hôtel, en criant: La voilà! la voilà! au ravisseur!... J’étais bien

déterminéàattendrelafindecetteaventure,sûrdedétromperlesgens

de la maison de ce prétendu rapt; Julie ne pensa pas ainsi, l’effroi la

saisit, et nous nous éloignâmes, résolus à attendre le retour de Mlle

Brunher.

Nous nous plaçâmes au faubourg d’Hanau, dans une auberge

brillante; car, dans notre position, aussi peu chargés de réflexions que

d’argent, peu importait oùnous serions gourmandés.Nous restâmes là cinq

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jours,aprèslesquelsonvintnoussignifierdesortir,attenduqueleroide

Prussearrivaitetdevaitylogeravecsasuite,pourêtreàportéedeson

arméequifaisaitlesiègedeMayence.Onnousprésentaenmêmetemps

lacartedenotredépense,quin’allaitpasàmoinsdequaranteflorins.Je

fus consterné, Julie et moi nous regardâmes avec étonnement, puis

passant par toutes les nuances de l’étourderie, nous finîmes par partir

ensemble d’un bruyant éclat de rire de l’excès de notre embarras, et

déconcertâmes ainsi un grand marmiton hessois et niais qui attendait

notreargent.Résignésàtout,noustrouvâmesqu’ilvalaitmieuxrireque

pleurer;jedisdoncgravementaumarmiton:«QueledieuduParnasse

ne payait point; et que lorsque chassé sur la Terre il fut reçu chez

Admète, on ne lui présenta pas la carte; mais qu’il la fit perdre au

contraireàsesfilles.»LebonHessoisouvraitd’étonnementunebouche

àavalertoutlerepas,Julieriaitetparaitlesbottesquelepauvregarçon

lui portait sans cesse avec son rouleau de papier. Celui-ci, impatienté,

descend enfin et nousnous serrâmes en attendant l’oragequi grondait

danslesflancsdeJupiter.

Ce dieu ne tarda pas à paraître. M. Grimm, soutenu par deux

marmitons de troisième classe, se fit entendre sur l’escalier qui pliait

soussonpoids.Sonventremenaçantpassaparlaportelongtempsavant

salargeface,qui,saupoudréeàlaneige,composéed’unfrontrouge,d’un

gros nez bleu, de lèvres cramoisies et d’un menton orange, ne

ressemblait pasmal à l’arc-en-ciel.Messir feut-ilpayirenfin, cria-t-il du

fond de son ventre. «Papa, lui répondis-je en caressant cette tonne

énorme à l’endroit d’où partait

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lavoix,jesuisprêtàvouspayerquand...j’auraidel’argent.Enattendant

voici un billet de quarante florins sur le gouvernement russe qui se

chargedefairevaloirmonbien:envoiciun,desixmoisdepaye,surSa

Majestél’empereur;choisissez,lesbanquierssontbons.–Tartefle!cria

l’énormeGrimm,v’laleroidePrisse!allécherchélegarde!»Lescourriers

du roi Guillaume se faisaient déjà entendre dans les cours, je vis qu’il

fallaitenfinir.J’offrisdoncaujuifGrimmmonmanteaud’Apollon,dontla

broderieluigarantissaitau-delàdecettesomme.Ilfitquelquesfaçonset

finit par dépouiller le dieu du Pinde. Nous sortîmes de l’Aigle rouge,

après nous être dépouillés de notre divinité et de notre dernière

ressource.

Nous nous croyions alors libres aumoins de diriger nos pas où

nousvoulions;hélas!noustrouvâmesà laportede l’hôtelunordredu

magistratpournousrendreàl’hôteldeville.Lapoliceétaitterriblealors

àFrancfort, et lesnomsétrangers tellement redoutés, dequelqueparti

qu’ils fussent, qu’on ne pouvait obtenir, sans une fortune constatée, la

permission de séjourner dans une ville. On nous reçut comme deux

étourdis, et un commissaire impérial me signifia que j’eusse à rentrer

danslescorpsfrancs,dontjeparaissaisdéserteurd’aprèsmespapiers.Je

choisis celui de Giulai, et j’engageai Julie à se cacher pour éviter cette

contraintehorrible,oubienàdéclarersonsexe;maisc’estalorsque je

reconnussoncaractère;elleentradansleplusviolentdésespoiràcette

seule proposition et me déclara qu’elle me suivrait partout, quelques

effortsquejefisse.Ilfallutdonccéderetluivoirprendrel’habithongrois.

On nous présenta chez le commissaire impérial; notre signalement fut

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levé, et nous fûmes conduits à la caserne: c’est là que de cruelles

épreuvesattendaientlapauvreJuliedeMolsheim!

Àcesmots, lavoituredenotrehéroïnese trouvaarrêtéepar les

blocsderochersquiont roulédepuisdessièclesduhautdesmontsde

Molsheim. Il fallut la laisser à la ferme pour gagner, à pied, par divers

sentiers, les murs du parc. Ils avaient encore une demi-lieue à faire.

Pauliskadésiraitardemmentdeconnaîtrel’issuedecetteaventure;elle

suppliaErnestd’acheversonrécit,etillerepritdelamanièresuivante.

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SECONDEPARTIE

Suitedel’histoired‘Ernest’Pradislas

Enrôlés dans le corps franc de Giulai, on nous conduisit au dépôt

stationné àHerdorf. L’air déterminéde Julie qui semblait n’exister que

par moi ne contribua pas peu avec sa taille élancée et avantageuse à

donner le change. Je lui représentai en vain pour la dernière fois les

dangersauxquelselles’exposait;toutfutinutile.Ilestdesimaginations

contrelesquellesilnefautpaslutter:jemebornaipourl’instantàtâcher

d’améliorerlesortdemonamie,etàl’espoirdel’yarracherparlasuite.

Nousfûmesrendusauquartieràlapointedujour,présentésaucapitaine

chef du dépôt, et de là renvoyés à Trench, caporal chargé de notre

installation.

Trench était un Hongrois à la face verte, au nez écrasé, à l’œil

d’encreombragédesourcilsépais.Cettebellefigureétaitsurmontéed’un

front de la largeur d’un doigt, carré et terminé par des crins huileux

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quiallaienttousseréunirenunénormefaisceaunoirquiprenaitlenom

de queue. Trench grinça des dents, en croyant sourire pour nous faire

accueil.«PetitPolone,biencholi,tousdeux»,dit-ilenmordantsonpoing

etagitantsacanneavecjoie.IlmeparutqueTrenchavaitungoûtdécidé

pour caresser les épaules polonaises, et je vis que ce rustre nous

préparait de la tablature. «Venir aumaccazzin habillir», dit-il en nous

poussant par le dos, et il nous introduisit alors dans une vaste salle

humide, remplie de tablettes couvertes d’habits, vestes, pantalons,

bottinesdetoutescouleursetquinousparurentavoirétéportés.

Nous témoignions de la répugnance à endosser un pareil

uniforme.«PetitPolonetélicat»,ditlecaporalennousfaisantasseoirsur

descaisses.«Allonshabillir»reprit-ild’unevoixterrible.Ilnousdélivra

alors à chacun un habit-veste vert, taché et presque en morceaux, un

pantalonrougerâpé,dudoublepluslongetpluslargequ’ilnefallait,des

bottinesmoisies,àdemiuséesetunpetitcasquedecuirpestiféré.Nous

nousregardonsJulieetmoientémoignantdel’aversion;maisilfallaitse

résigner. Nous nous hâtons de nous vêtir, pendant que Trench fumait

gravement sapipe, et nous achevions cettepénible toilette, lorsque, en

enfilantlamanchedemonhabit,jefaissortirunlambeaudechemisede

mon prédécesseur et passemes doigts par des trous de balles. De son

côté,Juliepousseuncrid’horreurenentrantsabottineet,larejetantau

loin,enfaitsortirunpiedquiyétaitresté.«Ah!ah!petitPolonetélicat»,

s’écrieaussitôtTrenchenriantauxéclatsetmontrantdeuxrangéesde

dents qui semblaient faire le tour de sa tête; «li être trôle!

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Lebouletemportelechambeetlaisselepiede...»et ilcontinued’étouffer

de rire. Ce trait suffit pour peindre la férocité de cette soldatesque, et

c’estavecdetelsêtresquenousétionscondamnésàvivre!

Julie faillit s’évanouir de l’impression pénible que lui causa cet

incident;mais, jetant un regard surmoi, elle parut reprendre courage.

Trench, en s’extasiant toujours et riant du boulet qui laisse le piede,

daigneenfinchoisiràJulieuneautrepairedechaussures:nousachevons

notre toilette grotesque, et nous voilà volontaires de Giulai par

l’uniforme.

Ilfallutprocéderensuiteàlacoiffureaprèsavoirétéconduitsàla

chambrée; la mienne fut bientôt prête, mes cheveux, presque rasés

depuis ma blessure, me rendaient toute préparation fort indifférente.

MaisJulie!... Julie,douéedesplusbeauxcheveuxblondsdel’Allemagne,

se vit entre les mains d’un perruquier, recrue hongroise, qui dans un

instant,malgré ses pleurs, taille, rogne, rassemble tous ses cheveux en

uneseulemasse,goudronneledessusavecunmasticnoirépouvantable,

relieenplombdeuxtressesdoréessursesoreillesetenfoncesurletout,

d’uncoupdemainbrusque,unpetitcasquequines’arrêtequ’aujolinez

aquilindujeunesoldat.

Le soir, nouvelle épreuve plus pénible pour le coucher. Je vis

l’instant où mon pauvre compagnon devenait le camarade de lit d’un

vieuxcosaqueprèsduquel lecaporalTrencheûtétéunAdonis. Juliene

put résister à cette crainte; son cœur se soulevait à la seule idée de

respirer le même air que ce rustre. Je ne sais quelle heureuse étoile

permitquecevieuxcosaquese trouvâtportersousdesdehorshideuxune

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âmegénéreuseetloyale; ils’amusauninstantdenotrefrayeur,puisfit

observeràTrenchlapossibilitédenousdonnerunlitvidequisetrouvait

dans la chambrée. Le terrible caporal fronça ses sourcils ombrageux,

mais il fut forcé de condescendre à la proposition. Nous devions un

remerciement russe à ce bon vieux camarade et lui versâmes

abondamment lachenickdansunrepasquenous luidonnâmes; il jura

sur samoustachequ’ildevenaitnotreprotecteur, s’enivrapournous le

prouver,puis,s’animantpardegrés,ilchantacettecomplainterussequi

terminalefestin.

PLAINTED’UNEFEMMERUSSE

Chansoncosaque

MiencœurgrandementlâcheQuandtoifuirOniskoi:JamaistondurmoustacheApprochirboucheàmoi;Maisdequoiplusmefâche,Tendrecaressemefait-on?Jamaisuncoup(bis)...debâtonPon!pon!pon!(imitationdescoupsqu’onluidonne)Plaisirbeaucoupextrême,Sentirenfinqu’ilm’aime!Toitraîneau,toifourrure,Tenirtoutd’Oniskoi;Lachenicklapluspure

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Versirtoujoursàtoi:Pourmonmerci,parjure!Tendrecaressemefait-on?Jamaisuncoup(bis)...debâtonPon!pon!pon!(idem)PlaisirbeaucoupextrêmeSentirenfinqu’ilm’aime!MaisdéjàbrasselasseÀfrapperOniskoi;Detamainquej’embrasseNoircirpeaublancheàmoi.BienmériterlagrâceSuissageetdouce,unvraimouton!Encoreuncoup(bis)...debâtonPon!pon!pon!(plusfort)PlaisirbeaucoupextrêmeSentirenfinqu’ilm’aime!

Nous rîmes du goût bizarre des femmes russes et, après avoir

enivrénotrevieuxprotecteur,nousregagnâmeslachambrée.

C’est ici l’instant, ma chère amie, de proclamer hautement

l’innocence entière de Julie; elle était si complète que, ne voyant dans

toutcelaqueleplaisird’êtreauprèsdesonami,aucunealarme,aucune

crainte ne troublèrent les témoignages d’une confiance entière et d’un

abandonsansréserve.Jenedisconviendraipointdel’impressionquedut

produire sur moi, à vingt-deux ans, la proximité si grande d’un être

charmant.Vingtfois,j’enrougis,monamie,dansl’égarementd’unsonge

ou d’un réveil agité par l’effervescence des sens, je fus prêt à

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m’égarer; mais toujours l’innocente réserve de Julie, toujours votre

souvenir, et surtout la certitude que je doublais son malheur en

l’éclairant,m’arrêtèrent. J’employai les instants d’insomnie à persuader

cette infortunée de retourner à Molsheim et d’abandonner un

malheureux transfuge qui n’avait d’autre espoir que celui de périr au

champdebataille;jeluirappelaique,seulrejetondesafamille,riche,et

sous une aurore aussi brillante, elle ne pouvait que se perdre sansme

sauver;maisjen’obtenaispourréponsequedeslarmesetl’évidenceque

cetêtretouchantetromanesqueidentifiaitsavieaveclamienne.

Unmoissepassadansunevieuniformeetpresquesupportable,

aux instantsd’exerciceprès,où Julie, accabléedupoidsd’unecarabine,

succombaitsouslesbourradesdel’infernalTrench.Unjour,nepouvant

résisteràl’indignationquejeressentaisdevoirmaltraiterunêtreaussi

délicat, je m’emportai contre le terrible caporal; cent coups de bâton

furentmarécompenseetilsemblaitquelemauditHongroisprîtplaisir,

en connaissant l’aversion polonaise pour tous châtiments corporels, à

redoublerlavigueurdesonbras.Julieheureusementnesetrouvapoint

présenteàcettescène,carellesefûttrahieinévitablement.

Ces épreuves journalières cessèrent enfin pour faire place à des

craintesplusgraves.LesiègedeMayencerésolu,lecorpsfrancdeGiulai

fut destiné à former avec les corps de troupes cantonnés près de

Francfort les lignes de circonvallation, pendant que l’arméeprussienne

s’employait principalement aux travaux du siège. Les volontaires de

Giulaieurentordredepartirsousvingt-quatreheurespourlesenvirons

deMarienbornoùnousdevionscamper.

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Le roi de Prusse, qui présidait au siège, établit son quartier

généralàMarienborn.LecorpsfrancdeGiulaiétaitplacéentrecevillage

et les lignes, comme troupe d’observation et vedette pour la sûreté du

prince royal. Postés sur une hauteur, nous avions tout le spectacle du

siègeterriblequivenaitdecommencer.LevillagedeKostheim,situéprès

de nous, poste important et que les Français conservaient avec

opiniâtreté,futprisetrepriscinqfoissousnosyeux.Ladernièreattaque

pour l’emporter fut si vive, ainsi que la défense, que tous les corps à

portéeeurentordrede s’avancer rapidementpour soutenir les troupes

prussiennes.Habituéaufeu,tenantpeuàlavie,jemarchaisaveccalmeet

intrépidité;maisc’était lepremierpasde Julievers lamort, lepremier

pasdeJulieheureuseetaimante,etjedusenavoirpitié.

Jejetailesyeuxsurmajeuneamie;nulleterreurn’étaitpeintesur

son visage: un air ferme et décidé contrastait avec les idées que je

m’étais formées. Ses regards sans cesse fixés sur moi me prouvaient

qu’ellenecraignaitpaspourelle.Cependantnousavancionsencolonne

serrée, le canon grondait et faisait dans nos rangs un ravage

épouvantable. À chaque coup les yeux de Julie volaient sur moi, me

parcouraient d’un trait, et semblaient, en la rassurant, la rendre

absolumentindifférentesursonsort.

Nous arrivâmes bientôt aux premières redoutes et l’action

s’engageaparunfeudemousqueterietrèsvif.L’espècededésordredes

corpsfrancs,placésentirailleurs,nemepermitpasdevoird’abordque

Julie n’était point à son rang; bientôt les cris du terrible Trenchm’en

firentapercevoir.L’infortunées’étaitjetéedevantmoi,quoiquecenefûtpassa

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place, et là, aumilieud’unegrêledeballes, touteà son inquiétude, elle

faisait le geste de charger sa carabine, sans s’apercevoir que sa seule

attention, ses seuls mouvements tendaient à me servir de bouclier.

Trench,leterribleTrench,aussicalmeaumilieudecetteboucheriequ’à

table,vintbientôtlatirerdesonillusionparcentcoupsdecanne.Jefus

indignédecettecruauté;vingt fois, je faillisdirigermacarabinesurce

tigreplutôtque sur les chasseursquinousétaientopposés.Le tumulte

me favorisait;mais lemal tenait à l’espèceplutôt qu’à l’individu. Je ne

prévisquemalheursenmevengeantetj’ajournaimafureur.

Aprèsunedemi-heureducombat leplusvif, combatdans lequel

nous perdîmes plus de trois cents hommes, Kostheim fut emporté; la

retraite de l’ennemi se fit en assez bon ordre sur Mayence, nous

entrâmesdans lesruinesduvillageetnousypassâmes lanuitsous les

armessansavoirrienprisdepuis15heures.

À la pointe du jour nous reçûmes des vivres et l’eau-de-vie,

breuvagefortinutilepourlapauvreJulie,etl’ordred’attaquerlaredoute

duMain. C’est à ce point difficile que nousmarchâmes avec vivacité à

cinq heures du matin. L’attaque fut impétueuse, la défense vive et

constante; à la fin, notre supériorité (car la redoute ne renfermait pas

plusdedeuxcentshommes)décidadelavictoire.Mais,tandisquenous

franchissionslesfossésetpénétrionsdetoutespartsdansl’ouvrage,un

fracas épouvantable surprend tout à coup, bouleverse, enlève dans les

airsunepartiedesassaillants.Uneatmosphèredesoufrenoussuffoque,

la terre ébranlée, entrouverte, vomit ses

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entraillesdefeujusquesauxcieuxetsoudainrappelleetengloutitenson

seinmilleinfortunésqu’elleyavaitlancés.Unemineeffroyableemporta

lamoitiéducorpsdeGiulai.Jenesaisparquelmiraclejemetrouvai,moi

sixième,surlaplage,vivantaumilieudesmonceauxdeterreetdescorps

enfouis.

Revenuàmoi,jecherchaiJulie,donnantdeslarmesàsonamitié,à

son trépas dont j’étais la cause innocente. Je m’égarais en vain, je

désespérais de son sort, lorsqu’unemainhors de terre, tenant quelque

chose de noir, frappe mes regards; les doigts s’agitaient et, par un

mouvement convulsif, annonçaient que la victime existait encore. Quel

fut mon saisissement en reconnaissant un nœud de mes cheveux que

Juliem’avaitdemandélorsdenotreentréeaucorps! Jenedoutaipoint

alorsdesonmalheur.Jem’élanceàterre;mabaïonnette,monsabre,mes

mains sont trop lents pour mon ardeur; heureusement la terre si

fraîchement remuée ne résiste point, je l’entrouvre et parviens jusqu’à

l’infortunéequejereconnaisalorspresquedéfiguréeetdansl’étatleplus

déchirant.

Je l’avoue, je fus pénétré de douleur. Cette innocente créature,

attachée à mes pas par un amour dont elle-même ignorait le but, et

entraînéeparunepassion involontaire, succombait àdix-huit ans, avec

touteslesgrâces,touslesattraitsdelabeautéparfaiteetdelacandeur.

J’essayai de la ranimer; vains efforts! Je ne perdis pourtant pas toute

espérance.Jelaportaijusqu’àunchariotdeblessésoùjelaplaçaietsur

lequeljemontaimoi-même,ayantunelégèrecontusionàlacuissedontje

nem’étaispasaperçu.Qu’on jugeceque jedussouffrirpendantuneroute

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de trois lieues, ayant sous les yeux le corps de la malheureuse Julie!

épiantdans ses traits défigurés, sur sabouchedécoloréeun soupir qui

annonçâtsonretouràlavie!ayantàluttercontrelabarbarieducaporal

Trench qui, escortant le chariot, s’écriait sans cesse en secouant cette

infortunée:Liêtremort!gétirdanlefossé!

Ces mots terribles me faisaient frémir; je m’opposai de toutes

mesforcesàcettecruautéinouïe;enfinlebarbare,lasdemonopposition

etvoulantmontersurlechariot,s’écria:Place!liêtremort!gétirdanle

fossé!etsoudainilsemitendevoird’exécutercettemenace,lorsquetout

àcouplamaindeJulie,qu’iltiraitàlui,secrispantetlesaisissantparles

cheveux, le terribleTrenchsi fatalauxvivantsrestastupéfaitet terrifié

parcegesteinattendu.Cemouvementmedonnadel’espérance,j’essayai

quelques fortifiants qui réussirent, et Julie, revenant par degrés de son

étouffement,me fut rendueaumomentoùnousentrionsàMarienborn

danslacourdel’hôpital.

Ma jeune amie était bien accablée quoique sans blessures, sans

contusions; mais la seule idée qu’il fallait partager le lit de quelque

blessé lui rendit toute son énergie. Julie resta donc dans la salle de la

visitesansvouloirsecoucher;ellepassalàunejournéeentièreavecde

très légers aliments etde lapaille. Elle réclama sa sortiedès le second

jour,quoiquetrèsfaibleencore,etmefutrenduelelendemain.

Je la conduisis au quartier, elle avait peine à se soutenir, ayant

dissimuléunepartiedesessouffrances,mais la joieétaitdanssonâme

denemepointquitter;etc’estdanscestransportsdesapartquenous

cheminâmes à pas lents jusqu’à mi-route de

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Blenheim. Là, nous nous arrêtâmes à une ferme, car Julie mourait de

lassitude. Elle y prenait quelques rafraîchissements, lorsqu’en

s’approchantparhasardd’unmorceaudeglacesuspenduàlacheminée,

jel’entendistoutàcouppousseruncrieffrayantetlavistomberpresque

sans connaissance, en disant entre ses lèvres: je suis défigurée; il ne

m’aimera jamais! En effet, cette malheureuse fille avait eu le visage

tellement maltraité par la poudre des mines, que sa peau en était

sensiblementnoircie,sestraitsbouffisetsonaspecteffrayant.Jeparvins

à la ranimer, en écartant ces villageois qui ne pouvaient concevoir cet

excès de sensibilité dans un soldat pour sa figure et je redoublai de

témoignages d’amitié pour rassurer cette intéressante fille, en lui

persuadant que cet accident ne serait que passager. Elle fut longtemps

inconsolable. «Vous ne voyez pasmon cœur,me disait l’infortunée, et

mestraitsfonthorreur.»Lecroirait-on?Cequelabeautéparfaiten’avait

pu produire, la pitié, l’intérêt, la reconnaissance au dernier degré

l’opérèrent!Jefustouchédetantdepreuvesd’attachement,etressentis

unintérêtmoinsvifquel’amourpeut-être,maisplustendrequel’amitié.

Nous poursuivîmes notre route; nous nous rendions au corps

lentement et connaissant peu les chemins du pays. Arrivés sur une

hauteur,nous jetâmes lesyeuxsur lacampagnepourreconnaîtrenotre

direction;jecrusdevoirmeportersurladroitepourgagnerBlenheim,et

nous nous acheminâmes de ce côté. Nous n’eûmes pas fait une demi-

lieue, qu’une patrouille de hussards parut derrière nous, à une grande

distance, mais ayant l’air de nous poursuivre.

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Nous fûmes consternés par cette vue, surtout quand nous reconnûmes

que nous passions la limite du pays deHesse et que nous en vîmes le

poteau.Lafrayeurnoussaisit.Julieavaitsonbilletd’hôpital,elleétaiten

règle,maismoi,entraînéparlaseulegénérosité,quellespiècesavais-jeà

produire? Julie, pansée au bras, à la tête, avait tout l’air d’un

convalescent:elleexigeaaussitôtquejeprissesonbilletetsecachadans

un bois voisin. Je voulus m’opposer en vain à cet arrangement; elle

m’objecta avec tant d’adresse que l’évidence de sa blessure la

garantissait, tandis que rien ne pourraitme sauver si j’étais saisi, qu’à

demipersuadé,presséparlavuedeshussardsquiétaientprèsdenous,

l’éloignement de Julie qui s’était déjà cachée dans des touffes de

châtaigniers,jelaissaiarriversurmoilapatrouille.

Je vis bientôt à l’air du brigadier qu’on avait cru courir sur des

déserteurs. Je montrai mon billet qui parut le satisfaire et on détacha

deuxhussardspourmeconduireauquartier.Jen’euspasfaitdeuxcents

pas que j’aperçus avec douleur que les autres battaient le bois pour

trouverlapauvreJulie. Jevoulusalorsmerécriercontrecetteerreuret

les détromper, mais j’avais affaire à des Hongrois, c’est-à-dire à des

hommesextrêmementdurs.Il fallutavancerrapidementetplongédans

la plus horrible incertitude jusqu’à Blenheim. Là, je fus consigné pour

m’êtretrompéderoute.Envainjequestionnaipendanttroisjourspour

avoirdesnouvellesdemonmalheureuxcompagnon;nulleréponse,nul

indice...Enfinjefusmisenlibertélequatrièmejour,etdusparaîtresous

lesdrapeauxàmidisurlagrandeplaceaveclatroupe.

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Cen’étaitpasjourderevueducommissaireimpérial;jeprésumai

que,leprinceroyalpassant,onsemettaitenparade,jemerendisdoncà

monposte.Nousyrestâmesdeuxheuressouslesarmes.Unairsombre

et farouche répandu sur les visages m’inquiétait, mais je n’en pouvais

deviner la cause. Je n’osais proférer un mot. J’observai seulement que

Trench semblait rayonner de joie et guetter l’instant deme trouver en

faute: je ne lui donnai point cette satisfaction. Cependant, ne pouvant

résisteràmonincertitude,j’allaisjeterunregardsurlepelotonoùdevait

être Julie, lorsqu’unroulementgénéralannonceunsilence,unadjudant

litunpapierdontpersonnen’entendlecontenu;bientôtondistribuedes

baguettes,etjesuissaisicommed’uncoupdefoudredecetteexécution

inattendue.

Onnous formebientôt surdeuxhaies, l’extrémité s’entrouvreet

nousmontreunvolontairedeGiulaiqu’ondégrade;soncasqueestsur

sesyeux,sacontenanceferme,quoiqu’ilsoitdepetitestature.Jefrémis!

Onledéshabillejusqu’àlaceintureetj’aiàpeineletemps,presséparun

pressentiment cruel, de m’écrier: «Dieux! Julie! barbares! arrêtez!

c’estmoiquisuiscoupable...»qu’uncrigénéralannoncequesonsexeest

reconnu. L’étonnement, l’intérêt sont universels; le général Latour est

avertisur-le-champetserendsurlaplaceavecleprinceLouisdePrusse.

Julie,quoiquetimide,expliqueavecénergieetcandeurparquelincident

ellesetrouvecompromiseetledésirqu’elleavaitdesauveràsonamiun

châtimentpeumérité.L’attendrissement,lasurprisepénètrenttouslescœurs,

leprinceroyaldemandesaliberté,quiétaitdéjàassurée,etlegénéralLatour,

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apprenantmonnom,yjointlamienne,avecpromessed’unelieutenance

danslapremièrelégion.

Nous fûmes conduits alors à l’hôtel du général Latour auquel je

montraimespapiers: lerécitdemesaventures le frappa, l’intéressa,et

j’enreçusàl’instantdestémoignages.Sijen’eusseétépénétrédejoieen

voyant lamalheureuse Julie délivrée, je pourraism’arrêter à décrire la

figure de Trench, voyant échapper ses victimes;mais tout entiers à la

surprise, à l’ivresse, nous ne perdîmes pas un instant et comblés des

regretsdelaplupartdesassistantsnousprîmesaussitôtnotreroutepar

leTyrol,aveccinquanteducatsqueleprinceroyalnousfitcompter.

Munis d’excellents passeports du prince, nous marchâmes en

sûreté,maischangeâmesbientôtdeprojets,d’aprèsl’effroideJuliesurla

réceptionqu’elleattendaitdesonpère.Nous jugeâmesplusconvenable

deretourneràFrancfortoùnouspouvionsrestersanscraintealors,etde

solliciterprèsdelatantedeJulieunpardonqu’elleseulepouvaitobtenir

parsonascendantsursonfrère.Maiscommentmeprésenterchezcette

tante? En vain je proposai de me tenir au faubourg d’Hanau, Julie, la

tendreJulie,seraitmortedelaseuleidéedes’éloignerdemoi.

J’avais vingt-deux ans, point de barbe, un teint rosé, une taille

svelte; c’en fut assez pour nous faire concevoir le projet le plus

romanesque.Notreplanfutdressédesuite:jedevaisjouerlerôled’une

amie égarée, comme Julie, par le système bizarre desmisanthrophiles,

revenuedesonerreuret ramenéeà la raisonparsesconseils.Dès lors

plus de difficulté d’avoir accès chez cette tante jusqu’à ce qu’on eût

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écritàmafamilleirritée,etjerestaisansscrupuleavecmonamiejusqu’à

sonraccommodementavecsonpère.

Ceplandressé,jemepourvusd’habitsanaloguesàmondesseinet

Julie reprit ceuxde son sexe. C’est ainsi quenousnousprésentâmes le

troisième jour à Francfort, chez Mlle Brunher. Elle était de retour de

Molsheim depuis unmois. On nous introduisit aprèsmille précautions

dansunappartementgothique,etprèsd’unefemmedecinquanteansà

peuprès,ayantdurougejusqu’àlapointedescheveux,àdemiaveugleet

faisant,àcequ’ellecroyait,delatapisserie.

Àcôtéd’elle,unabbédumêmeâgeenviron,àlafaceblême,àl’œil

faux,faisaitunelecturepieuse.

Ce travail important fut interrompu par notre introduction. On

juge du pathétique de la scène. L’abbé s’éloigna par discrétion et tous

deux aux genoux de cette bonne tante, nous protestâmes de notre

innocence et de notre retour sincère à la vertu. Julie raconta ses

aventures guerrières, montra sa lettre du prince; c’en fut assez pour

pénétrerdejoieladévoteMlleBrunher,àlaquelleonexposaensuitemes

malheursavecunpathétiqueàarracherleslarmes.

Labonnetantes’opposalongtempsàl’idéedem’admettre;enfin

il futdécidéque jeresteraisdans lamaison jusqu’àcequemesparents

courroucés fussent apaisés. Elle nous annonça d’ailleurs qu’étant dans

unemaison régulière et à peu près conventuelle nous eussions à nous

préparer,d’aprèsnotreviepassée,àuneconfessiongénéraleauprèsde

l’abbéParent.

«C’estunsainthomme,nousditMlleBrunher,quia fui lepaysdes

idolâtrespourhabiterlaTerrepromise;unpieuxabbéfrançaisquiatoutema

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confiance et mérite la vôtre.» Nous protestâmes d’une soumission

entière au saint directeur, et nous eûmes ce jour même l’honneur de

dîneraveclui.

Jecrusremarquerquelapieusetournuredel’abbéParentn’était

pointhypocrisie,etyreconnaîtrelestraitsdelavéritabledévotion,d’un

cynismepuretsacré.Jenem’arrêtaipointd’abordàcesidées,maiselles

netardèrentpasàs’éclaircir.Chaquejourledévotpersonnagefaisaitune

lectureédifianteàmatante(carc’estainsiquejeduslanommerd’après

nos conventions). Julie commençait à reprendre son teint et unepartie

des agréments de sa figure. Cet heureux changement ne pouvait que

détruire nos précautions, d’après l’ascendant qu’avait l’abbé Parent

auprès de ma tante. Cependant nous prîmes tant de soins pour la

maintenirdanssonerreurquenousycrûmesentièrementnous-mêmes

d’aprèslestémoignagesjournaliersquel’abbéparaissaitluiendonner.

Tous les soirs nous avions lecture, prière et conférences, dans

lesquelleslenouveauclergédeFranceétaittraitéfraternellementparle

bon fugitif, mais ses sarcasmes étaient si dévotement enveloppés des

motsdecharité,retourdebrebiségaréesetconversiondupécheur,que

ce fiel sucré paraissait être plutôt l’enthousiasme de l’homme de Dieu

qu’uneanimositéd’état.

Àlasuitedeplusieursconférences,ilfutarrêtéque,d’aprèsnotre

recueillement suivi, nous étions en état d’approcher du sacrement de

pénitence.Jeduscommencer,etjel’avoue,j’étaispeudévot,peudisposéà

mejeterauxgenouxdupèreParent.Néanmoinsmapositionm’yforçait,et

c’estlelendemainmêmequejefusprévenudemeprésenterausainttribunal.

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Je me rendis donc dans la chambre du père. Je le trouvai assis

dans un grand fauteuil de cuir, revêtu de son surplis, d’un air de

componctionàpénétrer,etlesmainssursonvisage...«Approchez,mon

enfant,me dit-il en levant les yeux au ciel, et commencez...» J’ignorais

absolumentlesprièresd’usage; lesréfugiéspolonaisn’étaientpasforts

surlesformulesd’Église.J’essayaicependantdemarmotterlespremiers

motsusitéset j’enchantailepèrequiparaissaitaussiempresséquemoi

d’enveniràl’énumérationdespeccadilles.

Aprèsquelquesaveuxgénérauxetlanomenclaturedeserreursde

l’âge,lepèreentraenmatière.«Expliquez-moi,machèreenfant,medit-

il,cequec’estquecettesecteabominabledesmisanthrophilesdontvous

sortezetquivousavaitenlevéeaubercailduSeigneur.» Je luidétaillai

alorslespréventions,lessophismesdelasecteetsurtoutlevœuformel

derompretoutecommunicationphysiqueaveclegenremasculin.«Avec

des Français, à la bonne heure! s’écria-t-il, ils ont renoncé au nom

d’homme,maisavecl’espèce,lesconciless’yopposent...»etàlasuitede

sonassertion ilentassepourautoritéssaintAugustin, tous lesPèresde

l’Église...Endéclamantainsi,ilm’enveloppaitlatêtedesonsurpliset,sa

joue placée contre lamienne, il se déchaînait avec violence contre nos

erreurs, en reprenantde tempsen temps: «Pardon,ma chère sœur, le

Cielm’afrappédesurditépourmesfautes,mestrèsgrandesfautes,etje

suisobligédem’approcherdemesouailles.»

Suffoqué par l’haleine monacale, j’essayai en vain de m’éloigner: le

mauditsurplism’enveloppaitdeplusenplus;enfin,nerésistantplusàl’odeur,à

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l’étouffement, jeme lève,medébatsdanscesurplisetdans lesbrasdu

saint homme qui se décide enfin à lâcher prise, en me donnant la

bénédiction avec un air d’embarras qui dût m’éclairer. Il dissimula

néanmoins,repritsonairsévère,etjen’euslapromessed’uneabsolution

quepourlasecondeconfessionetaprèsdespénitences,desmacérations,

auxquellesj’eusordredemedisposer.

Le soir, Mlle Brunher nous prépara au jeûne d’usage et nous

eûmes une collation délicate. Julie dut passer au confessionnal le

lendemain;jetremblaisqu’ellenesetrahîtparsanaïveté.Jeluifisdonc

sa leçon, et l’engageai à ne pas passer d’un mot la nomenclature des

péchésqu’elledevaitavouer. J’eussoind’écouterà travers laporteune

partie de ses aveux et j’eus la satisfaction de voir l’erreur du père

complèteparlanaturedesesquestions.Ons’informaducouventoùelle

avaitétéélevée,ducaractèreetdel’ordredesprofesses:onquestionna

beaucoupsurl’espècedechâtimentscorporelsusitésdanscettemaison,

etjeremarquaiqu’ons’appesantissaitbeaucoupsurundeceschâtiments

dontlepèresoutenaitlanécessitépourl’humiliationetlamacération.

Après huit jours d’épreuves et de mortifications, nous fûmes

jugéesdignesd’êtreadmisesauxpénitencesdenotretante,etcefutavec

unegravitéextrêmequelepèreParentnousl’annonça.

Nous fûmes introduites le soirdans le cabinetdeMlleBrunher;

nous la trouvâmes sur un prie-dieu, absorbée dans sesméditations. Le

pèreParentétaitàgenoux,parterre,devantuneimagedelaVierged’une

beauté parfaite. Aux côtés du prie-dieu étaient

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suspendus des fouets à manche d’ébène, ornés de petits camées

représentantlesPèresdudésertdansleursmortifications.Auprèsd’eux

uncilicedecrinétaitattachéàlamuraille.Nousnousmîmesàgenoux;

alors lepèrepréludaparuneprière ferventeet énergique, enappelant

lesdouleursenexpiationdesesfautes;puis,toutàcoup,commefrappé

d’unvertige,semblableauxbrahmes inspirés, ilse lèveenentonnant le

Miserere, jettehabit,perruque,vesteet sedépouille jusqu’à la ceinture,

en poussant des soupirs plaintifs, et élevant ses regards au ciel:

«Frappez,messœurs,frappezunpécheur»,s’écria-t-ilenredoublantde

chaleuretnousdonnantàchacuneundesfouetsmystérieux.

La bonne Mlle Brunher frappait bénignement et à chaque coup

marmottait une oraison. Le père trépignait d’impatience en répétant, à

hautevoix,lesversetsdupsaume.«Plusfort!plusfort!»s’écriait-ilavec

rage, en s’adressant à nous: «frappez, anges d’Héliodore, frappez de

vergesunimpiecommelui.»Sonvisage,pâleentouttemps,secouvrait

alorsd’unerougeurbrûlante,ilseprécipitaitau-devantdenoscoups,ses

yeux enivrés semblaient aspirer au ciel. Julie et moi, nous frappions à

souhaitetnosbrascommençaientàsefatiguer, lorsque,parunbienfait

de la pénitence sans doute, l’abbé tomba sur le parquet, tremblant de

toussesmembres,dansunétatd’ivresseévident, et s’écriant: «Leciel

me pardonne,mes sœurs, unemain de feum’inscrit au livre de vie. Je

ressensl’avant-goûtdesjouissancescélestes!»

Jem’arrachaidesbrasdecedémoniaquependantque lapauvretante

s’extasiaitsurleseffetsdelapénitenceetpréparaitausainthommeleconsommé

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qu’elle était dans l’usage de lui faire prendre après ses mortifications.

L’instantdefureurpassé,lepèreParentserhabillapièceàpièce,lesyeux

baissés, avecun aird’humiliationprofonde, disantuneprière à chaque

vêtementqu’ilplaçait;puis,nousdonnantsabénédiction,ilpassadansla

salleàmangerpourseréconforter.

Ces scènes se renouvelèrent plusieurs fois avant que j’eusse

acquisassezdecréditdanslamaisonpourinstruirenotretantedemes

soupçons à l’égard de l’abbé. Ils devenaient chaque jour plus violents;

néanmoinssonairdedévouementétaitsiparfait,sasimplicitésigrande,

sacharité si fervente,que jedoutais souventmoi-mêmede lavéritéde

mes conjectures;mais elles ne tardèrent pas à se réaliser sur tous les

points. Le saint homme avait la confiance entière de notre tante. Il en

obtenait souvent des secours pour lesmartyrs français, c’est ainsi qu’il

lesappelait.Lavaisselledelamaison,quiétaitmagnifique,avaitdisparu

presqueenentierparlesmainsdusaintdirecteur.LesdiamantsdeMlle

Brunher avaient eu la même destination. Je fus curieux de savoir si

l’emploiétait telqu’on lesupposait,etdès lorsnousépiâmesavec Julie

touteslesoccasionsdefaireunedécouvertesiimportante.

Nouscherchâmes longtempsenvainàdémêlersesrelations,ses

lieuxdedépôt;touts’enallaittellementpianoetàpetitespartiesqueles

preuves devenaient fort difficiles à acquérir. Enfin, un soir, je crus

entrevoir l’instant d’éclaircir l’affaire. Un Juif se présenta à la chute du

jourpourentretenirlepèreParent.Ilétaitsorti.L’embarrasdel’Hébreu

me donna des soupçons: je me procurai à l’instant du papier et,

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contrefaisant l’écrituredupère, talentdans lequel j’excellais, jemandai

au Juif «qu’étant trèsmalade, il eût àme tracerd’unmot cequ’il avait

terminépourlaventedeseffetsquejeluiavaisconfiés,quecelapressait,

etquej’attendaissaréponselelendemainmatin,àneufheures;qu’ileût

à la glisser sous la porte de ma chambre, où personne n’entrait». On

remit le billet au Juif, qui promit de rendre réponse le lendemain à

l’heure dite. Nous guettâmes l’homme, à huit heures et demie nous

eûmessoind’appelerlepèreParentaudéjeuner.Àneuf,lebilletfutjeté

souslaporteetretiréparmoi.J’yluscesmotsdel’Israélite:

«Monbère!vodreaffairestfaide,audauxci-des-sous:

Centmarcsargendri,à50 5000

Dixgrosdiamans,esdimés 9000

Bijoux,mondres,boide,etc.

treizeoncesd’orà100 1300

ComelestraidesurBâleperdentbeaucoup,jéchoinsiziuneordre

surGenefdeladitesomede15300liv.pienblacéschéunponepanquier

àvodredisbosition, jécardé lepetitdiamantpourmacommission;cez

unbagatel,etbisifautpienpayerlesecrai.»

Munis de cette excellente pièce, nous attendîmes l’instant

favorablepourdessillerlesyeuxdematante.Qued’horreurss’offrirent

toutàcoupàmonesprit!Lalubricitédel’abbéétaitavéréecommeson

escroquerie,etnousrougîmesd’avoirpuêtresesdupesuninstant.

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Noussaisîmeslelendemain,jouroùlepèreétaitabsentetoùma

tante,pluscalme,moinsilluminéeetplusconfiantepoursanièce,parut

disposée à nous entendre favorablement. «Que pensez-vous du père

Parent,matante? luidis-je.–Lepère,repritavecfeuMlleBrunher,est

undecesjustesjetéssurlaterreàdelongsintervallespourl’édification

desfidèlesetlemaintiendelafoi.–Supposonsqu’ilsoiteneffetpieux;

croyez-vousàsachasteté,àsondésintéressement?–Sachasteté!s’écria

Mlle Brunher; puis s’arrêtant, tout à coup, avec un soupir assez

semblableàunsouvenir...–Ohoui! je l’aivudansdescirconstances...»

Elles’arrêtaencore,rougitmalgrésonrougeetnoussoupçonnâmesqu’à

cinquanteanscettebonnefilleneconnaissaitpasencorebienlestermes

surcertainesmatières,maiscependantquelepèreavaitdéjàcommencé

pourelleuncoursdedéfinitions.«Quantàsondésintéressement,reprit-

elle, tout à la charité chrétienne, il ne garde pasmême une partie des

aumônespieusesdontjefaislesfonds.Vit-onjamaissurluidesvestiges

de mes largesses? Le saint homme!... – Non, mais en voici de sa

friponnerie,m’écriai-jeenluimontrantlalettreduJuif,voyezàquivous

donniezvotreconfiancepourvotreâmeetvotrefortune.»

Àpeineachevais-je cesmots,que laporte s’ouvreavec fracaset

nousmontrelepèreParentfurieux.

«Lettre contrefaite! Perfide! s’écrie-t-il en s’adressant àmoi, la

fraude est découverte, le ciel m’en instruit! Et vous, femme faible et

injuste,s’écrie-t-ilens’adressantàMlleBrunher,quirestepétrifiée,vous

méritez votre sort, vous avez reçu Satan enpersonne, un ravisseur, un

homme sous les vêtements d’une

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fille.Lecielm’enavertitparuntraitdelumière,qu’onéclaircisselefait,si

vousendoutezencore.»

Àcesmotsilsonne,deuxgrandslaquaisallemandsàsadévotion

mesaisissentetm’entraînentdansuncabinet,mejettentsuruncanapé

malgré mes efforts, et l’inspection commence. La vieille Brunher, ses

lunettes au nez, est entraînée de force par le moine à la scène de

vérification, et,malgré ses tentatives pour s’éloigner, elle est forcée de

reconnaîtrequelepèreestilluminé,etsavictimeunfilsdeSatan.

Cetéclatmemontrad’unseulcouptoutel’atrocitédujésuitequi

n’avaitpasignorémonsexedanssestransportsetneledécouvraitque

pour me persécuter. Je voulus éclater en reproches; mais la vieille

Brunherétaitensorceléeparcederniertraitd’inspiration;ellecrutvoir

unprophètedanssondirecteur,touteexplicationfutinutileetlesgrands

coquins de Saxons nous jetèrent à la porte, Julie et moi, sans autre

cérémonie.Telfutlefruitquenousrecueillîmesdenotrebonnefoietde

lavérité!

Assis tousdeux surunbancdepierre, dans la rue, la nuit, nous

gémissionsensemblesurlachaîned’événementsbizarresauxquelsnous

paraissions destinés, sans crimes, sans reproches réels à nous faire,

lorsqu’une suite de réflexions vintme rassurer etmepersuadermême

qu’il résulterait un avantage pour nous de cet accident. Je ne pouvais

douter que l’abbé n’eût été instruit de mon sexe par quelque récit.

L’éclaircissement ne pouvait beaucoup tarder dans tous les cas. Ses

dispositionsàpillerMlleBrunhernepermettaientguèredepenserqu’il

s’occupâtde faire rentrer Julie en grâce: car alors elle eûthéritéde sa

tante réconciliée; nous devions donc

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nous attendre à des calomnies, à des noirceurs imprévues et nous

eussions perdu par là tout espoir de pardon d’un père près duquel on

auraitaviliJulie,tandisqueleprojetquenousformionsd’allernousjeter

àsespiedsnousdonnaitunmoyenfondédelesprévenir.

Nous nous arrêtâmes à cette idée. Je changeai mes habits, et le

jourmêmenousprîmeslarouteduTyrol,quenouseussionsbienfaitde

nepasquitterprécédemment.

Nous marchâmes péniblement pendant huit jours dans les

montagnes Noires, au milieu des rochers et des sites sombres qui

semblaient ajouter encore à notre tristesse et notre inquiétude. Le

neuvième, nous approchâmes deMolsheim. Comme nous allions sortir

du bois (je n’oublierai jamais cette époque), nous aperçûmes le village

assemblé, le dimanche, suivant l’usage, et la jeunesse s’exerçant à

l’arquebuse.Aumilieuducercleétait levieuxbarondeMolsheim. Il se

faisaitremarquerparsahautestature,pardescheveuxblancstombant

sursesépaulesetsurtoutparunairdetristesseprofondémentempreint

dans ses traits respectables. Il encourageait la jeunesse dans ces

exercices d’adresse où les Tyroliens ont toujours excellé, et serviteur

fidèlede l’empereur, tropcassépourmarcherencoredanscetteguerre

cruelle,ilfaisaitdetoussesvassauxautantderempartspoursonpayset

dephénomènesdedextéritédansl’armequ’ilsontadoptée.

Placésderrièredesarbres,nousdécouvrions,sansêtrevus,toutle

lieudelascène.Nousobservâmesquelebarontournaitledosauxfilles

duvillage,rassembléesàsagauche.Unaird’aversionpourtoutunsexe

qu’il rejetait semblait crier d’une voix terrible à

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sa fille:Tum’asapprisàlemépriser!...Ce traitcrueln’échappapasà la

pauvre Julie, dont je vis les yeux inondés de larmes.Mais quelle fut sa

douleur,enentendantsonpèreadressercesparolesàunvieillard,près

duquel vint s’asseoir le vainqueur couronné: «Heureux les pères qui,

commetoi,ontunfilsbraveetsage!Heureuxlespèresquin’ontpointde

filles, vils instruments du déshonneur et de l’opprobre de notre

vieillesse!–Calmez-vous,monbonseigneur,reprenait levieillard, Julie

était trophumaine, trop charitablepour avoir oublié la vertu; nous en

répondrions tous, oui, tous! – Vaine consolation!» s’écria le baron,

s’élevantsursontertrecommeunsapinlugubredanssesforêts.Unvent

violenthérissait ses cheveuxblancs sur son front sourcilleux. Jamais le

sermond’un célibataire en soutane valut-il cet élanpaternel, aumilieu

d’unorage!Nousétionstremblants,consternés...«Lemalheurmesuit!

s’écriait-il, jenepuisarracherdemoncœurdéchirél’imagedemafille:

où traîne-t-elle ses pas errants?... Mais qu’elle fuie loin de la foudre

paternelle!disait-ilensaisissantl’arquebused’unTyrolien,sijamaiselle

s’offrait àmes yeux...» À cesmots, Julie se précipite hors de la forêt...

«Monpère, jemourrai innocente!» s’écrie-t-elle en courant à lui et se

prosternantsurlaterre.Malheureuse!Elleaàpeineprononcécesmots

quelafoudreestpartie...Julieestbaignéedanssonsang,lebaronprêtà

défaillirdedouleur,levisageconsterné:onenvironneJulie,onlarelève,

on lui porte des secours. La lutte la plus terrible de la tendresse

paternelle et de l’antique honneur se fait lire dans les traits du baron

désespéré. Il s’avance, il hésite,

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ilreculeenfinetquelquesvieillardsl’entraînent,tandisquel’onconduit

safilleàunefermevoisine.

Le tumulte de cette scène passée au milieu d’une assemblée

nombreused’habitantsavaitempêchéqu’onm’eût remarqué lorsque je

m’étaisélancédanslafoule.Jesuiviscefunèbrecortègejusqu’àlamaison

oùl’onreçutcettefillemalheureuse.Lechirurgiendel’endroit,présentà

la fête, donna de prompts secours. On sonda la blessure. Le bras était

fracassé;maisleresteducorpsintact:onrepritl’espérance,cependant

l’inquiétude la plus vive était fondée sur le délire de Julie. Cet être

singulier,élevéaumilieudesmontagnesNoires,sansculture,àpeuprès

sauvage, renfermait le germe de toutes les vertus et de toutes les

passionsquilesdétruisent.Elleavaitadorésonpère,ellem’avaitvu,dès

lors j’étais devenu pour elle la vertu, l’univers entier. Elle était naïve

comme l’innocence même, et sa conduite avait eu tous les écarts de

l’erreur. Bonne, sensible, elle avait cependant montré dans la carrière

militaire le sang-froid du courage qui ferme les yeux sur la nature

souffrante.Touscescontrastesétrangesétaient le fruitd’uneéducation

trop champêtre, où le cœur en effervescence suit avec candeur ses

impressions.Revenueauxpremiers sentimentsde lanature, ladouleur

de Julie était inexprimable, et sapensée,parcourant commeun trait sa

viepassée,luipeignaitsanscesselamalédictionpaternelleplanantsursa

tête.

Jeprislesvêtementsd’unjeuneTyrolienpourpouvoirapprocher,

sans danger, de cette infortunée. Je dois vous répéter sans cesse,mon

amie,qu’alorsun tendre intérêtseulmedirigeait;que l’habitudedene

voir en elle qu’un frère, qu’un ami malheureux, écartait

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touteimpressiond’amour;maisj’enappelleàvous,lemalheurcommun,

lapitiéextrêmen’enfantent-ilspasl’amitiéetsesprodiges?...Etétait-ce

l’instantd’abandonner?

Plusieurs jeunes Tyroliens des cantons voisins ayant paru aux

exercices passés, on trouva moins étonnant le séjour d’un inconnu à

Molsheim;mais Julie souffrantenepouvaitoublier celuiqui enétait la

cause.Toutengémissantsur laduretédesonpère, sur lapertedeson

estime, elle m’appelait sans cesse. Confiante et naïve, elle avoua sa

positionauvieuxSmith,fermierdel’habitationoùelleétaitrecueillie.Ce

bon vieillard trembla à cet aveu. Néanmoins, touché par la douleur de

Julie,parl’espoird’uneréparationpossible,ilpromitlesecret.Ilfitplus,

ilpromitdedonnertouslesjoursdemesnouvelles,etmeplaçachezun

fermiervoisin.

Établidanscettesolitude,aumilieudesforêts,jevenaisàl’entrée

de la nuit à la ferme de Smith; là, glissé parmi les valets de ferme,

j’entendais parler de l’infortunée et de la douleur de son père. J’appris

quelebaillidel’endroitavaitdéguisécetévénementsouslaformed’un

accidentsurvenuparladétented’unearquebuse.Envainlebaron,dans

son délire, s’accusait hautement, l’affaire était assoupie. Partout on le

plaignait,etl’onnes’occupaitquedelaguérisondesafille.

Je m’accoutumai bientôt aux travaux champêtres. Ces forêts

sombres,cestorrents,cessitessauvages,oùl’industriedel’hommejette

adroitementquelquessemences,cesrécoltesrares,surdescoteauxàpic,

et qui dans leurs ondulations orageuses au-dessus des

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rochers semblaient peindre la chevelure hérissée de la nature irritée

contremoi, tout contribuait àme jeter dans unemélancolie profonde;

tout me retraçait aussi le souvenir de mes parents infortunés. Là, la

fougue de la jeunesse s’amortit; là, le fantôme de la gloire s’abaissa

devant le grand tableau de la nature et je retrouvai mon cœur, des

souvenirs et des larmes. Une amie mourante, une amante perdue, un

pèredésolé,enétait-ceassezpourmerendreàlasensibilité?

Chaque jour, à l’issue des travaux, jeme rendais chez Smith en

profitantduvoiledelanuit.Quelfutmonétonnementenentrantdansla

cour, le quatrième jour, d’entrevoir une ombre semblable au baron! Je

crusm’abuser, jemeglissaiderrière les chariots etprêtai l’oreille avec

attention.Lebaronerraitdanslacour;bientôtSmithvintàluietpoussa

un cri d’effroi, en reconnaissant alors la personne qui l’avait demandé.

«Dusilence,parpitié!luiditlebarond’unevoixaltérée,laisse-moivoir

mafilleunseulinstantparcettefenêtre...»Etils’avançaitendisantces

mots,versunchâssisparlequelonapercevaitlalumièredanslachambre

oùreposaitJulie.

«Arrêtez, lui dit avec force Smith, ne violez pasmon asile, Julie

n’estplusàvous...sonsang l’arayéede la listedevosenfants...voulez-

vous qu’il coule encore?... –Non;maismes larmes éternelles, dit avec

étouffement le baron, en s’appuyant sur le vieillard. – Vos larmes,

monseigneur! Eh! ne coulaient-elles pas quand votre bras...» Ce mot

foudroya le baron; il se tut, soupira profondément et s’avança vers la

petitefenêtre.

Jen’osairespirer... Ilypassauneheureentière,pendant laquelle

j’entendis ses sanglots. Enfin, il

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s’arracha à ce spectacle, en disant: «Adieu, ma fille, tu reposes du

sommeildel’innocence;etmoi,quimecréaitonjuge,jenedorsplus!»

Il s’éloigna; un vent violent se leva; il partit seul, et je regagnai ma

demeure,pluscalmeaprèscettescèned’affectionpaternelle.Cependant

l’oragecroissait,lesténèbresfortsombresn’étaientcoupéesquepardes

éclairsrares:lesventsdéchaînésfaisaiententendreauloinlefracasdes

branchages brisés et roulant du haut des rochers. Je suivais un sentier

quim’étaitconnu;maislafermedeSmithétaitlaplusisoléeducanton,

et c’est pour cela qu’on l’avait choisie; le baron en connaissait peu la

route. Jemarchai longtemps, absorbédansmes réflexions, lorsque, à la

jonction des deux sentiers, je me rencontrai avec lui. Je frissonnai...

«Holà! Tyrolien! avance, me dit-il, où sommes-nous? – Je suis perdu

commevous,monseigneur,luidis-jeenallemand.–Tun’esdoncpasdu

pays?–JesuisduTrentin.–Donne-moitonbras,jetombedelassitude.»

Endisantcesmots, ils’appuyasurmoietnousgravîmesuneéminence,

d’où nous aperçûmes à la lueur des éclairs la direction qu’il devait

prendrepourrejoindrelechâteau.

Jemarchaiavecuneémotionextrême,répondantàsesquestions

brèves et souvent alarmantes. Je lui appris que je travaillais dans une

métairievoisine,etsursaroute.Ilparutgoûtermesréponses,ilmeditde

metenirlelendemainàlanuit,sousdessapins,aupiedd’unecroixqu’il

memontra,etoùilmetrouveraitpourl’accompagner;carlarouteétait

longue,lafatiguetrèsfortepoursonâge,etjeremarquaid’ailleursquele

baronvoulaitqu’aucundesesgensne fût instruitdeses inquiétudeset

de ses démarches

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poursa fille. Jem’applaudisdecetterencontre,deceretourà lanature

qui présageait le bonheur de Julie;mais d’un autre côté la sévérité, la

véhémenceextraordinairedecethommemedonnaientdejustesalarmes

pourl’avenir.

Jemetrouvai,lelendemain,souslessapinsàl’endroitindiqué;le

baronne se fit pas attendre, il pritmonbras sansdireunmot et nous

nousenfonçâmesdanslaforêt.Jeletrouvaioppressé,rêveur,ilnefitque

soupirer jusqu’à la ferme de Smith, où nous arrivâmes fort tard. Il

m’ordonnaderesteràl’entréedubois.Auboutd’uneheuredestationà

la petite fenêtre, il vintme rejoindre. Il prit encoremon bras d’un air

distrait. Mais plus calme. «Elle a prononcé mon nom, disait-il en lui-

même, elle ne me hait pas...» et il précipitait ses pas. «Votre fille est

mieux? me hasardai-je à lui dire. – Tu sais donc!... s’écria-t-il en

frémissant, tu as vu l’accident... – L’accident, monseigneur!... repris-je

avec douceur. – Dieu juste! partout des juges et des remords!» dit le

baronenmequittantets’enfonçantdanslaforêt. Jecourussursespas,

j’excusai sa douleur, j’y mêlai des consolations et cette éloquence du

sentimentquiélectrise,persuadeetattendrit.

Lebarons’assit,fonditenlarmesetlesversadansmonsein.«Tu

l’as vue, seul, ma faiblesse; la nature l’emporte sur l’antique honneur,

Julieestpardonnée;maismoncrimepeut-il l’être?Lamortseulepeut

en éteindre le reproche. Ah! que n’est-il sous mes yeux le lâche

séducteurquiaflétrimafamille!Quenevient-ildansuncombatqueje

désirem’arracher le jour et l’horreurdemes remords! – Je le connais,

monseigneur, et il n’est pas coupable. – Tu le

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connais!» s’écria-t-il en se levant, et soudain ses cheveux semblèrent

hérissés; ce vieillard affaissé parut le géant de l’orgueil et de la

vengeance. «Tu le connais? – Je l’ai servi, repris-je avec douceur. – Le

monstre! Il a ravi ma fille. – Elle l’a suivi malgré lui-même et ses

conseils; la passion l’aveuglait. – Il a abusé de sa simplicité, de sa

candeur...–Elleestencore l’innocencemême.–Tuosesexcuser leplus

vil deshommes? – Il ne l’est point. Pouvait-il devenir, prèsde vous, le

dénonciateur de celle qui se livrait à lui? Et que pouvait imaginer la

délicatesse de cet homme, si ce n’est des conseils sages, le soin de son

innocence, et le désir de la ramener à vos pieds? Du reste, brave

Polonais, il fut incapabledemanquerà l’honneur,commed’évitervotre

vengeance,quelqueinjustequ’ellesoit...–Tuleconnais!reprenaitsans

cesselebaron;peux-tumeconduireverslui?–Oui,monseigneur.–Dès

demain?–Oui,monseigneur.–Jecomptesurtoi;demainsouslessapins,

àlapointedujour.»

L’on jugequellenuit jepassaidansmachaumière,quelleattente

cruelle! Les suites d’un combat m’alarmaient peu; mais un vieillard

débileetaffligé,marchantàunemortpresquecertaine,poursevenger

d’un crime imaginaire; la crainte de frappermon amie par l’endroit le

plus sensible; tout détermina le projet auquel je m’arrêtai, et à

l’exécutionduqueljedonnaiunepartiedelanuit.

Lejourparaissaitàpeinequelebaronsemontradansleschamps,

suivid’unseuldomestiquequiconduisaitunchevaldemain.Ils’avança

vers moi; je le précédai dans la forêt et m’acheminai à une plage de

genêts. Là, il mit pied à terre, arma ses pistolets et vint

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droitàmoi.«Oùest tonmaître?mecria-t-ilavec fierté.–Bienprèsde

vous, lui dis-je avec douceur. – Il vientme braver?... – Non, il vient se

défendre. – Que tarde-t-il? Quelles sont ses armes?... – Ses armes,

monseigneur! ses armes!... les voilà! votre cœur paternel et notre

innocence!»m’écriai-jeavecfeuenmejetantàsespieds,ainsiqueJulie,

sortant du bois, le bras en écharpe et soutenue par le vieux Smith qui

fondait en larmes. La surprise, l’estimeque le baron avait conçuepour

moi, surtout le tableau de Julie blessée par un trait paternel, pâle,

défaillante,suppliante;tousleschocsdelanature,del’honneursatisfait,

assiègentà la fois l’âmedubaron,qui laisse tombersesarmesavecses

pleursetlaisseenfinévanouirlefantômedespréjugésdevantlesdouces

impulsionsdelanature.

Voussentez,monamie,cequedutexigerlebaronenpardonnant

etenapprenantmonrangetmanaissance.Quelquevolontairequ’eûtété

ladémarchedesa fille, j’enavaisété l’objetet la réparationdevaitêtre

publique.Vousvoyez, en cemoment, le châteaudeMolsheim,oùnotre

hymen fut projeté et oùnous fûmes conduits lemême soir. Voilà,mon

amie,toutcequis’estpassédepuisnotreséparation.»

À ces mots, nous entrâmes, Ernest et moi, dans les cours du

château. Suffoquéepar cet aveud’Ernest, auquelnéanmoins j’avais lieu

dem’attendre,j’eusàpeinelecouragedemesoutenir.Revenueunpeuà

moi, jevoulusm’éloignerà l’instant. J’yemployais lesderniersélansde

maraisonetdemesforcesépuisées,lorsquelebaronparutavecsafille,

ets’empressadevenirm’accueillir.

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J’étaispâle,affaissée;unmélanged’embarrasetd’aversionpour

Julie, l’idée des épreuves que j’avais subies et dont l’humiliationn’était

pasinférieureàlasienne,toutcontribuaàmejeterdanscetteperplexité,

cetteabsenced’espritoùl’ondisposedenous,sansqu’onaitlaforcede

s’y opposer. On me conduisit dans un appartement du château,

proprement, mais assez rustiquement meublé. «M’étant éloigné en

chassant, dit Ernest au baron, j’ai rencontré une voiture de voyage

renversée dans les rochers; madame était évanouie, et je me suis

empressé de lui porter des secours. J’ai pensé que vous ne

désapprouveriez point l’hospitalité que je lui ai offerte à titre de

compatriote,dePolonaismalheureux,etdupremierquisesoitprésenté

pourladégager.»

Le baron loua les soins d’Ernest; mais je remarquai que Julie

gardaitunprofondsilence,enm’observantattentivement.Ilrégnaitdans

tout l’extérieur de cette étrange fille un air cavalier, des manières

brusques, naïves, résultat de sa vie militaire et qui contrastaient

singulièrementavecladouceurdesestraitsetlacandeurqu’exprimaitsa

figure. Un air d’intérêt s’y peignait quand elle fixait ses yeux surmoi;

mais quand elle les portait de là sur Ernest, son regard changeait

d’expression, devenait dur, presque menaçant, et exprimait tous les

transportsdelajalousie.

Jenecacheraipointque lavued’Ernestvenaitde rallumerdans

moncœur tous les sentimentsque j’avais éprouvésetque la chaînede

mesmalheursn’avaitpuaffaiblir;maisl’idéedecemariage,l’aveud’une

rivale, l’idée des épreuves que j’avais subies, épreuves faites pour éloigner à

jamaismon ami, un retour surmoi-même, un regard sur ce quim’entourait,

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toutmedéterminaàladissimulationetàunpromptdépart.

Jenepouvaismedispensernéanmoinsdedonnerquelquesjours

àmesbienfaiteurs.Lebaronmecomblaitd’attentions.Jecrusremarquer

danscellesd’Ernestplusquedeségards;maisnousdevantàtousdeux

defuiruneexplication,danslapositionoùnousnoustrouvions,ilnelui

échappa rien qui pût donner des alarmes à son épouse jusqu’au

quatrièmejour,oùj’enfuslacauseinnocente.

Jeme promenais sur le donjon, au crépuscule. Jem’arrêtai à un

descréneauxdecetteantiquemasure,lesyeuxfixéssuruncielétoiléet

pur. Là, je me livrais à ma mélancolie, suite de tant de souvenirs

affligeants et si peu mérités. «J’ai perdu mon fils, me disait une voix

intérieureetdéchirante;j’aiperduinnocemmentcevoiledeladécence,

prestigedesamants,etquineseretrouveplus;j’aiperduErnest!»Ces

troisidéessubites,réuniesetaccablantes,mejetaientdansuneespècede

désespoir calmedont les suitespouvaientêtre funestes.Avancéesur le

bord du créneau, je me précipitais en idée dans l’abîme des eaux qui

baignaientlepieddecetteantiquetour.Cemiroirtranquillemepeignait

uneinfortunéeprêteàsejeterdansl’espacedesairspourfuiruneterre

de douleurs; elle ne tenait plus que par un point au donjon, sa robe

flottaitdanslevide...elles’élançait...Malheureuse!unsuicide!Quedis-

je! Se tue-t-on jamais soi-même? La douleur extrême qui nous

poignarde,est-ellenous?...Laforcesupérieurequinousprécipite,n’est-

ellepasunbrasdivinquinousattireàlui?...Notrevolontén’est-ellepas

sonordre?etceluiquiordonnepeut-ilreprocherl’obéissance?

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Jetombaiainsidansl’abîme,sansprojet,sansdesseinprémédité,

par la seule impulsiondemeschagrins, et j’eussepasséausommeildu

néant,sansl’avoirprévu,quandunbrasmesaisit,m’arrête;jereconnais

à peine Ernest, qui profère ces seuls mots:Mon amie! Titre si doux

quand on est heureuse, et si cruel quand on le croit l’effet de la pitié!

«Votre amie, m’écriai-je égarée, vous n’en devez avoir qu’une; qu’elle

soit heureuse, etmoi...» À cesmots, je fis encore involontairement un

mouvementverslegouffre.

Ernest s’efforça de me calmer; ma douleur était néanmoins

tranquille;meslarmescoulaientavecabondancesansquemavoixenfût

altérée et mon être semblait se décomposer sans effort par l’absence

irréparable d’unemoitié demoi-même. J’essayai cependant de vaincre

ma douleur, et je pris la fermeté nécessaire pour rompre, par un récit

fidèle la chaîne d’intérêt qui pouvaitme lier à Ernest. «Ce récit que je

ferais, étant heureuse, pour conserver votre estime, je le ferai pour

fortifiervotreindifférence»,luidis-jeavecbonnefoi.Nousnousassîmes,

etjeluiexposainaïvementlasuited’événementsbizarresdontj’avaisété

lejouet.J’euslasatisfactiond’entendre,lorsquej’enfusàsondépartdes

eaux de Tomisk, l’expression de ses regrets qu’on m’avait dissimulés;

maisriennepeutégalersafureur,lorsqu’ilentenditlerécitdesatrocités

du baron d’Olnitz; ma captivité chez l’infâme Talbot le fit frissonner,

verserdespleurstouràtouretlerésultatdemonhistoirefut,desapart,

unaccentpénétré,unintérêttouchant,loindel’effroietdel’aversionque

j’enattendais.

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Nous étions plongés tous deuxdans un silenceprofond, fruit de

sonétonnementetdemaconfusion.Ernesttenaitunedemesmainssur

laquelleillaissaittomberquelqueslarmes;quandtoutàcoupillaretire

aveceffroi,ens’écriant:«J’aperçoisJulie!ellerevientdelachasse.Notre

amitiémêmedoitêtreprudente,medit-il;l’hymen,enéclairantJuliesur

sesdroits, l’arendueterrible.Cetteenfantdelanatureseraiténergique

danssajalousie,commedanssonaffection.Prévenonssessoupçons,ilen

coûterapeuà l’innocence.»Comme il achevait cesmots, j’aperçus Julie

assiseauclairde la lune,sur lebordducanal,oufosséduchâteau,son

visagecachédanssesmainsetdansuneattitudedouloureuse.L’ombre

prolongéedelatoursedessinaitsur leseauxjusqu’àsespieds,cellede

son époux et lamienne se retraçaient sous ses yeuxmême... Je prêtais

l’oreille, troublée, car ilme sembla que Julie parlait à nos ombres avec

action.«Encoreensemble, toujoursensemble,disait-elleavecunaccent

égaré et sensible; cette femmem’en impose... cruelle étrangère!... quel

maltumefais!...ajoutait-elle,enenfonçantsalancedechassedansmon

imagetracéesurleseaux...Sens-tulepoignardquimedéchire!...etjene

suis pas une vaine ombre!...» Ces mots faiblement entendus me

saisirent; cet amour véhément et naïf, soutenu par des droits sacrés,

m’interdit, m’ôta même toute lueur de sensibilité pour Ernest.

Confondue, attendrie, je descendis du donjon sans proférer unmot, et

sansm’apercevoirquej’étaissuivieparmonami.

Julieneparutpoint lesoirdanslesalon,niausouper;elleresta

dans son appartement, où nous l’entendîmes

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chanteravecplusdefeuencorecetteromancetyroliennequ’ellerépétait

souventdanssasolitude.

ROMANCELaJalousie

EnfantdesboisetdesmontagnesJesuissansart:Cecrid’amour,ômescompagnes!Demoncœurpart;ÉpargnezuneinfortunéeAuxtransportsjalouxcondamnée.Laconstanceestlevraibonheur;Souventvotreamitiél’égale...Maissij’avaisunerivale,Ah!jeluiperceraislecœur!SimonamisurlaverdureEstprèsdenous:Dansnosplaisirs,danslanatureToutestsidoux!Necherchezpointàledistraire,Unseulregardmedésespère:Saconstanceesttoutmonbonheur,Souventvotreamitiél’égale...Maissij’avaisunerivale,Ah!jeluiperceraislecœur!Est-ilvraiqu’onchangeàlavilleSanss’alarmer?

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Cen’estqu’encesauvageasileQu’onpeutaimer!Cachons-yl’objetquej’adore,Hélas!onl’yvoittropencore!Jaloused’unrien,d’unefleur,D’unmot,dusoufflequ’ilexhale:Partoutjecrainsunerivale,Etjeluiperceraislecœur.

Ernest fut extrêmement troublé du sens de ces paroles et de

l’expressionqu’elleymit,maisildissimulapourm’éviterdeschagrins;la

soirée fut triste, sombre, et chacun se retira de bonne heure. Je rêvai

longtemps aux scènes que j’avais éprouvées dans cette journée, à tant

d’impressions, d’abandon et de contrainte, de joie et de douleur. Je

m’endormis enfin profondément, et crus dansmon songe être frappée

d’un trait de lumière, mes yeux vacillaient, je croyais entendre la voix

d’unange.Cette illusioncesseenfin, j’ouvre lespaupièreset j’aperçois...

Julie, une lampe à lamain, vêtue de blanc, les cheveux épars, les yeux

égarés et me regardant avec attention. «Je vous observe depuis

longtemps,madame,medit-elle,vousavezlabeauté,l’esprit,jen’aique

l’amour et des larmes depuis que vous êtes ici... Oh oui! elle est trop

dangereusepourlui»,sedit-elleàelle-même.«Ernestvousaparlé,c’en

est assez; je vousdéteste! je vousabhorre! Il fautpartir à l’instant...»

Étonnée, confondue, je me soulève avec peine et dans un désordre

involontaire... «Qu’elle est belle», s’écria-t-elle avec plus de force en

m’arrachant le voile dont jem’entourais, «que je la hais!... oh! partez,

partez!... qu’il ne vous voie

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plus!... et moi aussi je fus belle!... Ce teint flétri, ces blessures quime

déparent, ce fut pour lui, pour lui servir d’égide!... Mes sacrifices

seraient-ils un crime?... et l’amour extrême, n’est-il donc pas une

beauté?»

Àcesmotselleéclateenpleurs, laisse tombersa lampe,etnous

noustrouvonsdansuneobscuritéprofonde:moiconsternée,tremblante

près de cette enfant naïve et terrible dans sa jalousie; Julie assise sur

monfauteuil,metenantfortementlesmains,etdansunétatconvulsifqui

mefaisaitfrémir.J’essayeenfindemedégager,enm’habillant,decalmer

sonespritparlelangagedel’amitié,delaconfiance,j’yréussissaispeut-

être,elleparaissaits’adoucir,quandtoutàcoupellese lèveavecfeuen

s’écriant:«Ellem’attendriraitmoi-même!moiquilahaisàlafureur,et

si Ernest l’écoutait... Oh! partez à l’instant, qu’il ne vous voie plus, ne

vous entende plus; j’ai fait préparer votre voiture, descendons sans

bruit...» Aussitôt elle m’entraîne à demi vêtue, et avec une force

surprenante. Nous descendons dans les cours; je vois une voiture

préparée;unsilenceprofondrégnaitparmilesgens,aucuneclarténeme

faisait reconnaître ceux quim’entouraient. Je ne pusme défendre d’un

mouvementd’effroi.Tantôtj’imaginaisque,danssonaccèsdefureur,on

m’entraînaitaumilieudecesforêtspourm’ypoignarder;tantôt,croyant

m’égarerdansunsongesipénible,jedoutaisencoredemasituation.

Enfinjecrusreconnaîtremonvaletquimeparlaitàvoixbasse;ce

sonmerenditlecourage.Jejetaiunregardsurcedonjonfuneste,surla

fenêtre d’Ernest qui sommeillait sans doute, quand deux êtres malheureux

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veillaient si cruellement pour lui. Je m’élançai dans la voiture et

m’éloignai confondue, troublée et pénétrée malgré moi d’une tendre

admirationpourmoninfortunéerivale.«Ellearaison,medisais-je,c’est

dans un désert qu’il faut garder l’objet qu’on aime: cette tendre

inspirationdel’égoïsmeamoureuxestlecridelanature,etcetteenfant

naïveenestl’organe.Àquoisertd’ailleurslaconstancedudevoir?

Qu’a de flatteur pour l’objet aimé un esprit fidèle, mais

préoccupé? Que produit la société, la vue de tant d’êtres qui peuvent

flatternossens?Oui, l’affluencedesdésirsestuntourbillondepensées

raviesàleurlégitimepossesseur.Amour!amour!dieudesprodiges!tu

fais de la solitude l’univers, l’Élysée des amants; et de leur égoïsme

même,cefléaudesmortels,untitrepoureuxaubonheuretàl’estime.»

Absorbéedansmespensées,messouvenirsetmesregrets,jem’éloignai

bientôtsansm’êtreinforméedeladirectionqueprenaitmavoiture.

Un faible crépuscule soulevait le voile des ténèbres, le chant de

quelques oiseaux assoupis annonçait l’aube d’un nouveau jour de

chagrinspourmoi,etlanaturecouvertedespleursdelaroséesemblait

partager ceux de ma douleur. Je m’arrêtai au milieu des bois, je

questionnaimonguide,nousétionssurlechemindeBrixen,jepouvais

delàgagnerleHaut-Tyrol,leTrentinetl’Italie.Cettepositionmedécida.

«J’irai oublier dans l’asile des arts, me disais-je, tant de chagrins, de

contrariétés funestes. La musique, ce nectar de l’âme, ce consolateur

magique de tous ses maux, charmera ma peine, et dans le sein d’une

doucemédiocrité,richedequelquessouvenirs,demonespérance,jecoulerai

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des jours tranquilles.» Mais bientôt l’idée de mon fils perdu venait

m’assaillir avec un saisissement cruel, cette pensée empoisonnait mon

air, tout s’écrivait en noir dans l’avenir, et je retombai dans le plus

profondaccablement.

Je supprime le détail d’une route assez pénible jusqu’à Trente.

L’uniformité de mes plaintes, de mes chagrins, ne pourrait intéresser

longtemps. Je jetai un regard sur cette ville, siège d’un concile fameux.

Monimaginationseportanaturellementsurleserreursetlescrimesdes

fanatiques, cause funeste d’une grandepartie desmauxdesmortels. Je

visd’uncoupd’œil lesfoudrespapales, lesschismes, lesguerresciviles,

vomis d’un séjour obscur sur une terre heureuse: tous ces hochets

superstitieuxversantsurlesgénérationsfutureslespoisons,ladiscorde,

touslesfléauxréunis,etjem’éloignaiavecdédaindecescontrées.

JevisMantoue,sespalais,sestableauxasseznombreux;jesouris

aux danses naïves des bergers, m’attendris au tombeau de Virgile, et

partis pour Bologne. J’y parcourais les chefs-d’œuvre de peinture des

Carrache, lorsque,m’arrêtantàuntableaudeVisitationtrès frais, je fus

frappée par la figure de l’Enfant-Dieu; sa ressemblance avec Edvinski

était telleque jepoussaiuncriet fondisen larmes.Lesspectateursme

prirent pourune insensée;mais toute àma curiosité, àmadouleur, je

parcouraisd’unregardmaternelcetêtredivin;jenepouvaism’arracher

decettevuesichèreetsicruelle!

Letableau,quoiquedelaplusgrandebeauté,paraissaitmoderne;jeme

hâtaidem’informerprèsdugardiendunomdupeintre.Cethomme,quipensait

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qu’unesimplecuriositéd’artistemeconduisaitdansmesquestions,mit

unedoctelenteuràparcourir lesnomsdesécoles,pourenveniràcelle

d’où sortait l’auteur du sujet. Il m’apprit enfin qu’il se nommait Paolo

Guardia. Jedemandaisonadresseavec feu.«Ilest impossible,disais-je,

enfixantl’Enfant-Dieu,oui,ilestimpossiblequecenesoitpasmonfils.–

Elleestfolle,estulta!ditfroidementlegardien.–Oui,j’irai,repris-je,jele

découvrirai, fût-il aux Enfers, et je l’arracherai à ses ravisseurs... – Le

Christ, en Enfer, Al Infernó!», s’écria le gardien enm’observant. Je vis

l’instant où mes propos décousus, mes élans de joie allaient faire

imaginerquejemedonnaispourlamèreduChrist.Jesortisetvolaichez

PaoloGuardia.

J’eus beaucoup de peine à découvrir sa maison dans une rue

retirée, sur lesbordsduReno. Je fus introduite au rez-de-chausséepar

une vieille femme, aux cheveux blancs, à la figure caractérisée, et qui

m’observaavecattentiondelatêteauxpieds;ellemefitpasserdansune

sallebasse,rempliedebustesantiquesetgarnied’uneestrade,ouvaste

marchepied pour les modèles. À peine y eus-je été assise un quart

d’heure en attendant le peintre, que plusieurs élèves arrivent

étourdiment, et s’écriant: «Qu’elle est belle!» semettent en devoir de

medéshabiller.Jevisaussitôtlaméprise,jereconnusquec’étaitl’heure

dumodèle,et,medéfendantavecénergie,aveccetondelavertuquien

impose, je fis tomber à mes pieds cet essaim de jeunes artistes, qui

s’étaientjouésd’aborddemadécence.

Lerespectetladéférencesuccédèrentàcetteboutade,etjefusconduite

avectousleségardsquim’étaientdusdanslecabinetdePaoloGuardia.Ilme

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reçut dans une douce obscurité,m’observa par degrés, puis ouvrit la

jalousie;aussitôtquelaportefutreferméeetquejemefusassise,iljeta

un cri de surprise, tira vivement un portrait de sa poche et dit

froidement: «À présent je l’ai trouvée, adesso l’ho trovata!» Je ne

comprisriend’abordàcetteexclamation;maislesensm’enfutbientôt

connu,lorsquejevissoncabinet,remplidesujets,tousreprésentantmon

fils sousdiverses formes. Saisie, je supposai à cettevueque lepeintre

étaitunagentdeceluiquim’avaitraviEdvinski,etquec’étaitlàundes

moyens de me retrouver; on savait que je peignais. J’imaginai qu’en

peuplantainsilesprincipalesvillesdecestableauxonavaitpenséqueje

serais frappée tôt ou tard de cette ressemblance dansmes recherches

commeamateur, etque je volerais vers l’artiste, qui seulpourrait ainsi

me découvrir. Je ne tardai pas à m’apercevoir que mes conjectures

étaient justes, car je vis sur le chevalet le portrait du baron d’Olnitz,

représentéenSaturneetdévorantunenfantsouslestraitsd’Edvinski.Je

frissonnaidetoutmoncorps,etconnusalorslevéritableravisseur.

Cette vueme consterna, me donna toute la chaleur d’unemère

alarmée: «Où est mon fils? m’écriai-je avec transport. – Votre fils,

madame, n’est plus en mon pouvoir», reprit le peintre. Ce mot me

terrassa; je n’y crus point cependant, j’insistai, je poussai des cris

lamentables, tout fut inutile. Cet homme abominable, insensible aux

accents maternels, cet artiste indigne de ce nom, m’éconduisit avec

ironieetdureté!Aucuneforcehumainen’eûtpum’arracherdechezlui,

sijen’avaiseul’idéed’allersur-le-champmejeterauxpiedsdesjugesde

Bologne.

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Je m’adressai à un homme probe, éclairé, bon père, humain,

délicat,etjetrouvaid’avanceenluidesespérancesfondéespourobtenir

un dépôt si cher. Il me dicta toutes les démarches que j’avais à faire.

D’après les lenteursqu’apportaitPaoloGuardia, jenedoutaipointqu’il

n’eûtécritàsoninfâmeprotecteur.C’étaitunmotifpourmoid’accélérer

mes poursuites. Le peintre ne pouvait plus nier qu’il eût chez lui un

enfant pour modèle; mais certain que j’avais laissé mes papiers en

Pologne,quejen’avaisaucunepreuvematérielle,ilsebornaitànierque

cefûtmonfils.

Enfin il fut obligé, après mille détours, de consentir à une

confrontation.Alors je reprismon courage, etme crus sûre du gain de

monprocès.Onsentsijepusfermerl’œiljusqu’aujourd’unjugementsi

intéressantpourmoi.L’audienceétaitnombreuse:unecausesicélèbre,

une décision aussi délicate avaient attiré tout Bologne à cette scène.

Après plusieurs discours stériles, on annonça qu’on allait introduire

l’enfant.Commemoncœurbattitavecviolence!commejem’élançaiau-

devantdecetêtresicher!...GrandDieu!quelestmonétonnement!Son

sourire ingénu semble m’appeler sa mère, et sa bouche prononce ces

motsterribles:Jenevousconnaispas,madame.

Je l’avoue, voilà le coup leplus affreuxque j’aie senti enmavie.

Centpoignardscroisésetagitésaufonddemoncœureussentétémoins

sensibles. «Tuneme connais pas, Edvinski!m’écriai-je désespérée. Ils

auronttroublésaraison...Tuneconnaispastamèreinfortunée?»Etjele

serrais,jelebrûlaisdemonseinmaternel,enl’arrosantdemeslarmes...

Mais il est impossible de décrire ce que je souffris,

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lorsque,aprèscetessaifuneste,onvoulutéloignersubitementl’enfantde

moi,sansexplicationultérieure.Lecielm’inspiratoutàcoup;jefisuncri

d’énergie et de douleur qui ébranla les voûtes et les cœurs endurcis.

«Qu’on éloigne le peintre! m’écriai-je, ils auront effrayé mon fils; je

connaissonamour,cemotifseulpeutl’avoirretenu.»

On souscrit à ma demande; on fait sortir Paolo Guardia. Le

peintre lance un regard terrible et menaçant à Edvinski: l’enfant

l’observaitducoindel’œil,marchantaumilieudessbires.ÀpeinePaolo

a-t-il passé le seuil qu’il s’élance dans mes bras en s’écriant: «Ô ma

mère! Il m’avait menacé de t’assassiner si je parlais! Qu’on le garde

bien!» Et soudain il détaille toutes les précautions dont on avait

enveloppé sa mystérieuse solitude et son enlèvement. Semblable à

l’Enfant divin au milieu des docteurs, cet être intéressant expose

naïvementlesfaitsdontilaététémoin.Lespleurscoulèrentdetousles

yeuxàsonrécit:enfinildemandaàenconfierunepartieimportante,qui

concernait Paolo Guardia, au premier juge, et nous passâmes dans son

cabinet aumilieu des acclamations et des bénédictions universelles du

publicattendri.

«Quand j’eusrestéun jourdanstachambreàBude,meditmon

fils,sanstevoirrevenir, jetombaidansledésespoir, jepoussaidescris

lamentables; mais personne n’entendit le pauvre Edvinski. La maison

étaitdéserte,laporteferméeetj’étaisplacédanslatroisièmepièceavec

uneseulefenêtrehaute,àlaquellejenepouvaisatteindre.Cettefenêtre

donnaitsurunepetitecouroùilnepassaitpersonne.Toutseréunissait

pour m’accabler et me laisser périr

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dedouleuretdefaim.Letroisièmejourjen’avaisrienmangé;unefaible

espérancedeterevoirmesoutintencore:jejetailesyeuxautourdemoi

pourtrouverquelquesaliments.Paslemoindrevestigenes’offrait;pas

mêmeun fragmentdepainoude riz; je tombaid’inanitionétendupar

terre,sansforceetprêtàperdreconnaissance.

Jecrus,danscetétat,entendrefaiblementqu’onfrappaitbienloin

à la première porte. Je voulus faire un effort pour me relever et aller

ouvrir, je retombai plus faible qu’auparavant. On frappe de nouveau,

même essai inutile; je retombai presque expirant. Oh! combien je

souffrais de sentir que j’allais mourir, quand mon esprit te peignait

frappant à la porte, sans pouvoir aller jusqu’à toi; car pour mon plus

grandmalheur,jecroyaisquec’étaitmamère.Jepassaisencorelamoitié

de ce jour entre la vie et lamort, quand le dernier effort de la nature

m’anime,medonneuneespècederage.Assisparterre,jesaisislatable,y

attache mes dents avec frénésie, je la tire à moi, et fais tomber une

grande lampepleined’huile.Aussitôtmes lèvres se collentavecavidité

surcettetablepoursaisirleliquide;jel’aspireavecforce;ilestpourmoi

lemetslepluscher.Jem’inondealorsd’unbreuvagequi,pouruninstant

devie,meplongebientôtdansunelangueuretunvomissement,dernier

effortdemonestomacanéanti:jemourais...j’étaismort;carj’ignorece

qui s’est passé jusqu’au moment où je me suis retrouvé sur ton lit,

entouré des gens de la maison. On m’a rétabli par degrés avec des

cordiaux.Mon esprit était encore égaré;maisma faiblesse nem’a pas

empêché de reconnaître bientôt plusieurs des personnes qui me

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soignaient et surtoutmonmaître d’écriture d’Ust, digne frère de Paolo

Guardia, et agent du baron. Cette vue a failli me replonger dans mon

premierétat.J’aisentiqu’onavaitsuivinospasdepuisBude,etquenos

malheursallaient recommencer.Monmaîtreest sortiquelques instants

et s’est tenu dans la pièce précédente, jusqu’à ce que j’eusse repris la

parole.J’airemarquéalorsqu’ilparlaitaupropriétairedelamaisond’un

aird’autorité,qu’ilpayaitsanscompter,etquetoutlemondeestsortipar

sonordre.Ilestrestéplusieursheuresavecmoi,enessayantdemefaire

prendrequelquenourriture; iln’yaréussiqu’enm’assurantquej’allais

terejoindre.Cetteidéeseulem’arenduàlavie.

Quandilm’avuparfaitementrétabli,ilm’aannoncéqu’ilallaitme

conduireàmamère.J’aivoululequestionnersurtonabsence,ilaajouté

que tu étaismalade, et qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Le cruel

homme me frappait ainsi par l’endroit le plus sensible et je me suis

élancémoi-mêmedanslavoiturequiestpartiecommeuntrait.J’espérais

qu’elles’arrêteraitdansquelqueruevoisine;quelaétémonétonnement

de me trouver en rase campagne! J’ai voulu pousser des cris, mon

conducteur m’a dit avec calme que nous serions bientôt arrivés à la

maisondeplaisanceoùtuétais.L’imposteur!Lavoituren’a faitqu’une

traite jusqu’àKlagenfurth.Là,nousavonschangédechevauxhorsde la

ville, et pendant tout ce temps mon maître d’écriture a tenu son

mouchoirsurmabouche.Quelqu’unaouvertlaportière,enentendantun

crisourd.«Cen’estrien,cetenfantaunelégèrehémorragie»,arépondu

le maître en m’étouffant de son mouchoir, et la voiture

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est repartie de nouveau.Mêmes soins,même course précipitée jusqu’à

Bologne,oùjesuisdescenduetoùj’aiétéconduitmystérieusementchez

le peintre, frère de mon maître d’écriture. J’ai été reçu avec des

précautions extrêmes, des soins physiques extraordinaires; mais ma

mère!... mais l’esclavage!... J’ai remarqué que mon guide a donné une

lettreàsonfrèreendescendant,etque,dèslelendemain,onacommencé

àmepeindreetàmemettreaurégime.J’aieulebonheurdesoustraire

cettelettre,puisse-t-ellevouséclairer!

Nous lûmes avec avidité ces mots du baron d’Olnitz; car je

reconnussonécriture:

«Je vous envoie cet enfant dont nous avons parlé et que j’avais

perdudevue.Mesémissairesontenfindécouvert l’asiledesamèrequi

m’estsiprécieuse!Maiselleétaitabsentedepuisdeuxjours,etonnesait

cequ’elleestdevenue.Cecontretempsme jettedans lesplusmortelles

inquiétudes.Unetelleperteseraitirréparablepourlesarts.Leplusbeau

modèle,lesanglepluspur,leseffetsdéjàcertainsdel’haleinecondensée

etdurégimeexaltant,toutcontribuaitàassurerlesuccèsdesplusbelles

expériences qui se soient jamais faites. L’amour et les arts me font

attacher ma destinée à retrouver cette femme unique. Entre mille

expédients que j’ai mis en usage pour connaître sa retraite, soit en

annonçant dans les papiers un héritage à recouvrer ou des indices sur

l’asilede sonenfant, envoiciundont jevous chargeetdont jepayerai

amplement l’exécution.Choisissezungrandnombredesujetsd’histoire

peu composés, où vous ferez figurer le portrait d’Edvinski, sous les

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formes d’un amour, d’un sylphe, d’un ange... car ses traits divins seuls

bien rendus peuvent faire la réputation d’un peintre. Cette figure,

disséminée ainsi parmoi dans un grandnombrede villes, doit frapper

nonseulementlesconnaisseurs,maistouslesyeux,etsurtoutunemère.

Jesuissûrqu’ellevoleraauxpieds·del’artistedèsqu’elleenconnaîtrale

nom.C’estàvousalorsàm’expédieruncourrierrapidement,pourqueje

m’assure à jamais la possession d’une femme si rare sous tous les

rapports.

Commencez à l’instant vos tableaux. Dessinez la composition,

chargez-vousdelafiguredel’enfantetlaissezlesaccessoiresàd’autres

artistespouraccélérerl’ouvrage.»

Onmeconduisitauchevaletdèslapointedujour.Onmecomblait

de soins, d’attentions. Jamais coucher plus voluptueux, d’appartement

plusornén’avaientfrappémesregards.ToutrespiraitchezPaololeluxe

etlamollesse;maismesyeuxremplisdelarmesquandjeprononçaiston

nom, ma pâleur, impatientaient Paolo. Il m’abusa longtemps en

m’assurantquecesportraitsétaientpourtoi,qu’éloignéeforcémentpar

desaffairesmajeures,tuavaisbesoindeconsolation.Cetteseulepensée

me faisait céder sans effort, et je fus le premier à me prêter à

l’avancementde ces ouvrages. Il en expédia enpeude tempsplusieurs

pourl’Allemagne, l’Italieet l’Angleterre;mais jeremarquaiqu’iln’enfit

passer aucun en Pologne; ce qui me confirma dans l’opinion de sa

sincérité,carjepensaisbienquetunepouvaisêtredanstapatrie.

Je m’aperçus bientôt qu’on me mettait à un régime

extraordinaire; on me baignait chaque matin, on

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retranchaitdemanourriture imperceptiblement.Paolomecomblaitde

caresses;maisquelledifférenceaveccellesdemamère! Je frissonnais

dèsquecethommes’approchaitdemoi.Danssesélansd’enthousiasme,

en contemplant ses tableaux, il me saisissait, me posait avec violence,

puismejetaitdecôté,etsouventàmebriserlatête.Ilreprenaitensuite

sescrayonsetrevenaitàmoiavecunsourirecaressantetdesmanières

affables. Jeneconcevaisrienàcestraitementssiopposés. Jeremarquai

seulementunjourqu’undespagesducardinal-légatapportaunbilletà

Paolo,etqueparsuiteonredoubladesoinsetqu’onaccéléralerégime.

Lepeintreétaitdanssondélire,ilserralebilletdanssonsein,commeil

faisaitavecsoindetouslesautres;maisdanssondésordre,enarrachant

sacravatedansunaccèsdegénie,ilfittomberlebilletquiglissaderrière

lechevalet.J’eussoindeleramasser.Voyezcequ’ilpeutvousapprendre,

car(nousdit-ilenrougissant)j’ailahonte,attendumesmalheursetton

absence,denesavoirpaslire.

Lejugeouvritlebilletducardinaletylutceshorreurs:

«Je suis content de vos derniers services. Vous toucherez, mon

cher Paolo, deux cents sequins chez le banquier Crusca. J’ai appris que

vous aviez pour modèle un jeune enfant polonais, d’une beauté

extraordinaire, orphelin et sans ressources: mon intention est de

l’attacheràlamusiquedupetitconservatoirepourlespremiersdessus.Il

a neuf ans, le temps presse pour le faire opérer. Je vous enverrai le

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célèbre Taillandino pour cette cure délicate. Ayez soin de suivre le

régimequ’ilvousindiquera;jeseraisdésolé,d’aprèsletableauqu’onm’a

faitdecepetitangelino,qu’ilsuccombâtdansl’opération.

Apportez-y les mêmes soins que je donne à la régénération du

conservatoire.Avantpeuonn’yverraquedesfiguresaussicélestesque

les voix qu’elles exhalent. Laissons déclamer la médisance. L’image du

Très-Haut ne doit être entourée que d’êtres assortis en beauté et en

talent;etc’estunacteméritoirequenerienépargnerpouryparvenir.»

Nous fûmes consternés de cette affreuse lettre. Je n’osai plus

questionnermonmalheureuxenfant.Mais il reprit sonrécitd’après les

instancesdujuge.

Je remarquais, reprit Edvinski, un certain embarras chez Paolo

quand son frère entrait. Je vois bien àprésent que la causenaissait du

doubleemploiqu’onmedestinait;carlepageducardinaletlefrèredu

peintrem’observaientégalementquandilsvenaientaulogis.Auboutde

huit jours, moi présent, on annonça à Paolo, et à voix basse, le frère

Taillandino.

Je tressaillis involontairement à cenom inconnu;Paolo sortit et

ramenabientôt un grand frèrede la Charité, sec, vêtudenoir, au teint

verdâtre,ayantdesbrasetsurtoutdesdoigtsdécharnésd’unelongueur

extraordinaire.

Cet homme portait sous son bras une petite boîte, couverte en

maroquin rouge. Il posa ses lunettes après quelques instants de

conversation dans un coin du cabinet avec Paolo; puis, se retournant

vers moi, il dit: «Est-ce lui?» Et quand je le croyais bien loin,

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ilm’atteignitdesonimmensebrassansbougerdesaplace,fittournerma

tête en plusieurs sens avec samain énorme, et dit froidement: «Il est

beau,danstroisjoursonferal’operazione.Voyonsmaintenant.»

Onmeconduitalorsdansl’arrière-cabinet,quiestàdoubleporte,

onlesfermeàtripletour,legrandfrèrenoirmetseslunettes,retrousse

ses manches jusqu’au coude, que je pris pour son épaule; puis tout à

coup ilm’enlèvecommeuneplume,m’étendsurunetablerembourrée,

etmecouvrantlapoitrineentièrecommed’unfilet,paruneseulemain...

jen’osetedirecequ’ilentreprit,ajoutalepauvreEdvinski...jedemandai

pardonàgrandscris,j’étaisdansunétathorrible,pleurantetgémissant.

«Là, là, taisez-vous, taisez-vous, vous aurez une belle voix, avrete una

bella voce», disait machinalement le frère noir en achevant de me

dépouiller, et continuant tranquillement ses observations; après

quelques minutes de supplice, pendant lesquelles il agita d’horribles

ferrements, il dit: cela sera facile; répéta en me caressant ces mots:

«Laissez-vous petit, avreteunabella voce»; referma sa boîte et sortit,

aprèsavoirlaisséuneordonnancerelativeaurégimepréparatoire.

Jetremblaispour le jour indiqué.LefrèredePaolovint lemême

soir.Cethomme,malgrélaviolencedontilavaituséenversmoi,avaitdes

manièresdouces,caressantes,etjelevoyaisavecmoinsd’horreur.Dans

l’abandonaffreuxoùj’étais,etfrémissantdemonsort,jeprislepartide

luiconfiermescraintesetletraitementquej’éprouvais.

Ilenparutfortétonnéets’écriaàpart:Traditore!Bientôtsonfrèreentra,

ilpassaavecluidanslecabinet,etj’entendisunepartiedeleurconversationqui

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fut fort animée. «Ce n’est pas l’intention du baron, disait mon maître

d’écriture, après les dépenses qu’il a faites pour cet enfant; d’après

l’attachementqu’ilaconçupoursamère, ilnesouffrirapasqu’on le lui

enlève,etvouspayerezchercetteviolence.–Bon!lecardinal-légatn’est-

il pas tout-puissant? reprit Paolo. Lebaronpassepourun illuminé, un

sectaireanti-papiste,onamillemoyenspours’endéfaire.Mais,reprenait

monmaître,s’ilpublievoshorreurs,voussoulèverezd’indignationtoute

l’Italie.Paoloéclataderireàceproposetreprit:Nevoit-onpasdeces

opérations tous les jours? Et que deviendraient nos soprani, nos

conservatoires, les concerts de la basilique? – Ainsi la musique passe

avant les lois de l’humanité? s’écria mon maître. – Comme les

expériences de ton patron, reprit Paolo. – Qu’un anatomiste habile, un

métaphysicien profond fassent des essais nullement dangereux sur le

corpshumain;qu’ilseservedefiltres,d’haleinecondensée,dequelques

aliments échauffants, mais point destructeurs des organes; qu’il tente

des essais chimériques peut-être,mais nullement homicides, je ne vois

rienlà,luirépliquamonmaître,quidoiverévoltertouthommequipense,

toutamidesarts;maisquedeschefsdel’Églisequilecondamnent,quile

brûleraient, que des apôtres de l’humanité, sous le prétexte de la

décence,enviolentlespremièreslois;pourfuirunsexe,mutilentl’autre,

pouradorerundieudénaturentsonouvrage,etosentplacerdevant lui

enholocaustesdesmilliersdevictimes,dontchaquesonestuneplainte

qui perce la nue et va provoquer la foudre... C’est le comble de la

corruptionetdesabsurditéshumaines.»

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Ilsconversèrentencorequelquetempsavecfeu.J’entendisbientôt

quePaolofaisaitsonnerdesboursesdesequinssurlatable.Monmaître

se leva vivement, en disant: «Vous ne me séduirez pas; c’est une

horreur, et j’en rendrai compte au baron.» Paolo lui lança un regard

terribleetlemenaçad’unstyletqu’ilavaitàcôtédelui.Monmaîtrefitun

geste d’épouvante, en s’écriant: «Il en est bien capable; mais on se

tiendra sur ses gardes. Il sortit en ajoutant: Je te délivrerai, quoi qu’il

puissefaire.»Paolofermalaportesurluiavecviolence,etenvoyasur-le-

champsonvaletporterunelettre.

Je ne connaissais pas encore toute l’horreur du sort qui

m’attendait;jenetardaipasàenavoiruneparfaiteconnaissance.Ôma

mère!plûtaucielquecequej’aiapprisfûtrestédansl’oubli;maismon

âmen’enestpoint flétrieet jesuisencoredignede toi.Paoloavaitune

sœur trèsbelle, dont il était extrêmement jaloux.Ellepassaitpour très

dévote. Le cardinal-légat la protégeait particulièrement, et avait payé

longtempssapensionaucouventdeSanta-Mariaoùelleavaitéténovice,

et d’où elle était sortie récemment pour des motifs inconnus mais

suspects.Ignoréeetcachéeàtouslesyeux,chezsonfrère,elleavaitservi,

dans ses tableaux, de modèle pour les Vénus, et nous étions le plus

souvent groupés ensemble dans les compositions qui avaient été

commandéesparlebaron.J’avaisremarquésouventquedansnosposes

cette sœur, appeléeZéphirina, jetait surmoides regardsbien tendres;

ellemeserraitsursoncœuravecpassion,etlorsque,laséancefinie,Paoloallaitla

renfermer,carillatenaittoujourssousclef,ellemepressaitlamaind’uneforce

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extrême,sansosermeparler.Sachambreétaitplacéesousunesoupente

où je couchais, et où l’on m’enfermait aussi tous les soirs; car jamais

prison n’eut autant de clefs et de verrous qu’en avait chacune de nos

chambres. Une nuit que je dormais profondément, j’entendis un bruit

léger sousmon lit; jem’alarmai d’abord, je craignais quelquemalheur

pourmonamie; jem’élançai sur le plancherquandune voix basseme

dit: «Edvinski, c’est Zéphirina, n’ayez point de frayeur.» Et soudain je

sentis sa main douce qui s’attachait à mon lit, et je la vis entrer par

l’ouverture d’une planche ôtée. «Ne crains rien, dit-elle, le plafond au-

dessous est recouvert d’une toile peinte en ciel, je l’ai déclouée

adroitement;j’avaisenlevéavecpeineuneplanche,jeviensderattacher

latoileduplafond;riennepeutnoustrahir.»

Àpeineelleachevaitcesmotsqu’elleseglissedansmonlitenme

comblantdecaresses.«CherEdvinski,medit-elle,tun’asplusdemère,

c’est àmoi, fille de Dieu, à t’en servir, à veiller sur toi, et prévenir les

malheursquitemenacent.Promets-moidoncdefaireexactementtoutce

que le ciel ordonnera; mais surtout, jure-moi de ne jamais en dire un

seulmot,carPaolonousferaitpérirtousdeux,etnemepardonneraitpas

même de t’aimer... comme unemère.» Je lui jurai un silence profond;

maisjejuraisàmamère;c’estdoncàtoi,etnonàellequim’atrompé,

quecesermentm’attachait.«Ehbien,monami,reprit-elle,puisquetuen

esdigneàprésent, le ciel va t’apprendre,parmoi,des chosesqu’onne

révèlequ’auxêtresformésparleurâgeetleurraison;maistuannonces

tantdesagesseetdediscrétionqu’onpeutdevancerpourtoicetteinstruction

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importante;écoutebientamère.Pourtepénétrerdesessoins,parune

inspiration du ciel, je vais l’imiter sous tous les points; car une mère

seule peut entreprendre ce que je hasarde et courir d’aussi grands

dangers.» En disant ces mots, elle me serrait fortement contre elle.

«D’abord,quoiquel’obscuritételesdérobe,tuconnaismesyeux,tuasvu

leur regard tendre toujours fixé sur toi pour veiller sur ton enfance;

donne-leurlebaiserdelareconnaissance,lecieltelepermet.»Sesyeux

étaientsibeaux,elleparaissaitsibonne!Jeposaiunbaisersurchacunde

sesgrandsyeuxnoirs.«Mabouchequiteditsisouventquejet’aime,qui,

lorsqu’elle se ferme par raison, répète encore ce mot qu’on n’entend

plus;cettebouchequiprofèresisouventlenomd’Edvinski,donne-luiun

baiser...tusentirasquelecielrécompenseunbonfils,tuéprouverasun

plaisir céleste.» Elle approcha sa bouche... Ô ma mère! quel feu

j’éprouvais!jecroisqu’unedeseslèvrespassaentrelesmiennes;jamais

tu ne m’avais embrassé ainsi... j’en fus troublé, et ne pus parler de

quelquesmoments.

Ellecontinua:«Ceseinquit’anourri,etquetuavaisdesséché,a

repris sa forme. Le ciel a béni mes soins, mon fils prospère... Presse

encoredeteslèvresreconnaissanteslesfruitsdujardinoùtuaspuiséla

vie.»Ellem’attiraalorssursonsein,puiss’arrêtatoutàcoupavecémotionenme

disant:«Es-tubienpénétrédel’idéequejeremplacetamère?caràelleseule

appartient de t’apprendre le secret que je t’ai promis, et qu’on ne peut plus

différerdeteconfierparlapositionoùtutetrouves.Réponds,Edvinski!es-tu

bien pénétré de cette idée? Suis-je tamère?» s’écria-t-elle enme serrant de

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toutessesforces.Entraîné,étourdi,jeréponds:

«Oui,maman.–Ehbien,mon fils, apprendsquePaolo t’avendu

au cardinal-légat, pour le conservatoire. Je t’expliquerai après toute

l’étendue de ce mot. Apprends que tu es un homme, et qu’on veut

t’arracher ce beau titre. C’est à tamère éplorée à sauver son ouvrage.

Connaisparquelsmoyenstuseraisréduitàcetétathumiliant...»Horsde

moi, le visage en feu, je ne pouvais respirer; l’étonnement, un état

inconnu jusque-là, tout me jetait dans un désordre délicieux, dont le

souvenirseulmereste,sansmelaisserceluidesdétails.

Bientôt je frissonnai en voyant où aboutissaient ces horribles

préparatifs du frère noir. Un tremblement universel me saisit, et je

suppliaitoutenpleursmabonneZéphirinadem’arracheràcesupplice.

«Eh bien, mon fils, dit-elle, puisque Dieu veut que je me sois

trouvéeàportéedem’opposeràcesacrilègehorrible,àcetteprofanation

desonouvrage,jevaistedonnerunmoyensûrdeprévenircemalheur,

je remplirai ma mission céleste quoi qu’il m’en coûte, et aucune

puissance humaine ne pourra te ravir ce qui établit la dignité de

l’homme. Invoquons d’abord le secours du Très-Haut.» Elle parut se

recueillir un instant en joignantmesmains avec les siennes; elle pressa ma

bouchecentfoisavecseslèvres,commeenpriant,puiss’écria:«Jesuisinspirée;

écoute-moi.Tusais,monami,quetouslesêtressontformésdansleseindeDieu.

Il les conserve comme Il les crée, en les faisant rentrer dans Son sein; ils

deviennent alors immortels; c’est là surtout l’attente des cœurs vertueux. Eh

bien, mon ami, une femme est le sein de Dieu, puisqu’elle vous met au

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monde. Une fois sorti d’elle, on estmortel, et sujet au dépérissement;

maissiparundesseinpieuxonrentredanscesein,quiestceluideDieu,

ony repuiseunedoublevie,etonygagne l’immortalitédont je tevois

déjàanticiperlesdouceurs.MonaimableEdvinski,situm’entends,situ

veuxqueTaillandinonepuisseriensurtoi,ilfautterendreinvulnérable.

Pénètre-toidel’idéequetuvasdoublertonexistence,terecréerdansle

seindeDieu,quit’estprésentéparmoi.Viens,cherEdvinski...»Elleme

serra alors fortement... Jenepuis tedire cequi sepassa; jen’entendis

plus, unbonheur céleste s’emparademes sens. Jamais je n’avais été si

heureux... Et combien mon ivresse s’augmentait par l’idée que

Taillandinonepourraitriensurmoi!

Ladévotefutlongtempsabsorbéedanssonprojetcéleste.Aubout

deplusieursminutes,ellesortitcommed’unsongeenmedisant:«Tuas

approchédel’immortalité.Voiscombiensonivresseentièreestundoux

prixdelasagesse.Gardedonccesecretunique;n’enparlejamaisàune

autrefemme,ceseraitunsacrilège.Ilfaudraemployercemoyenencore

plusieursfois,pourrenouvelertonêtre,attendutonextrêmejeunesse,et

pour prévenir plus sûrement les coups de Taillandino. Jusque-là

l’essentiel est de l’empêcherd’agir. Il convientdoncque tu feignesune

maladie:iln’oseraentreprendreuneopérationdanscetétat.»

Zéphirina avait pris sur moi un si fort ascendant, j’étais si

persuadé qu’elle était l’organe de Dieu même pour me sauver d’un

malheur, et l’ivresse que j’avais goûtée comme preuve d’immortalité

m’attachait tellement à elle, que je promis le plus inviolable

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silence.«Demain,dit-elle,jeviendraiàlamêmeheuretefortifiercontre

lesentreprisesdecesdestructeursdel’espècehumaineetdesœuvresde

Dieu.» Elle me serra dans ses bras, repassa sous mon lit et descendit

danssachambre.

Jeme sentis extrêmement abattu le lendemain; j’étais fort pâle.

Paolo attribuamon état au régime et s’en ouvrit à Taillandino, qui en

m’observantfitungestesignificatifetterrible.J’attendisavecimpatience

la nuit, pour confier à mon amie mes craintes et m’armer davantage

contretouslesferrementsdufrèrenoir.

Àminuit,j’entendislebruitdeZéphirinaquipassaitsousmonlit.

Ellevintseplaceràcôtédemoi,m’apportant,dansunsucrier,seulvase

qu’elle eût pu se procurer, un consommé que je trouvai excellent; car

j’avaisétéobligédefeindretoutela journéeuneindisposition,et j’avais

fortpeumangé.Aprèscerepas,elleexagéradenouveausescraintessur

lesdesseinstrèsprochainsdufrèrenoir,etnousemployâmesunegrande

partiedelanuitàprévenirlesprojetsdeTaillandino.Jemetrouvaialors

extrêmement fatigué; je m’en plaignis à ma bonne sœur, qui me dit:

«Cela provient,mon ami, de ce que le reste de ton être estmortel. La

chairestfaible,adit l’Écriture. Jesuisextrêmementsouffranteaussi.La

femmeenfanteraavecdouleur,adit leTrès-Haut,etcetterégénération,

monami,quejehasardepourtoi,estunvéritableenfantement;maistu

m’es si cher! et riennecoûteàunemèrepourson fils.»Ellemeserra

alorssursoncœur;etnousnousendormîmes.

Nouspassâmesainsiplusieursnuitsdans cesprécautions:nuits

pendant lesquelles Zéphirina ne manquait

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jamais de m’apporter des aliments dont j’étais privé par la diète. Le

quatrième jour, je sommeillais faiblement tandis que Zéphirina était

plongée dans un profond repos; j’entends tout à coup parler dans la

chambre au-dessous de moi, je prête l’oreille avec attention; le

crépuscule commençait à paraître, et Zéphirina assoupie n’avait point

encoresongéàdescendre.Jen’osaislaréveiller,depeurd’êtredécouvert

parlepassage,etparlapersonnequiétaitdanssonappartement.J’étais

dansleplusgrandeffroi,quandj’entendisPaoloquiappelaitdoucement

sa sœur, la croyant dans son lit. «Voilà Taillandino, lui disait-il, il va

opérer Edvinski à l’instant, car il craint son dépérissement; et la cure

auralieudanstachambre,quiestlaplusretirée.Lève-toisur-le-champ.»

Ilsefitunsilencependantlequel,sansdoute, ilouvrit lesrideauxdesa

sœur:ilpoussaalorsuncrid’étonnementennevoyantpersonne;criqui

fitaccourirTaillandino.Zéphirinaneseréveillaitpoint.Paolotempêtait

avecdesimprécationseffrayantes.JedémêlaiqueTaillandinocherchaità

lecalmer,avecsonsang-froidordinaireetenl’enveloppantdesesgrands

bras. Ilparlademondépérissement,de labeautéetde l’éloquencedes

yeuxdeZéphirina,puisils’écria:«Oùestl’enfant,ilfanciullo?»Paololui

indiqualasoupente,séparéeparlatoilepeinteenciel.Taillandinos’écria

alors en riant et tâtant le plafond avec sa canne: «C’est aujourd’hui

L’Assomption,monami; laViergemonteauciel, c’est sûr, e sicuro.»À

cesmotsPaolopoussauncridefureur,etendisant:«Serait-ilpossible,

possibile!»ilsemitàvisiterlatoileduplafonddanstoutel’étenduedela

chambre. Enfin il trouva l’orifice pratiqué

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sous mon lit, car la toile reclouée se détacha; j’entendis plus

distinctement leur discours, et qu’ils montaient par la même voie que

Zéphirina.Lejourparaissait.Jen’avaisosérespirer,etn’eusplusquela

ressourcedefeindrededormir.Queltremblementmesaisit,quandjeles

vissortirtousdeuxdedessousmonlit!Zéphirinaétaitdansundésordre

extrême,maisquelachaleursemblaitpourtantautoriser.Taillandino,en

apercevantnotreétat,ouvritunebouched’étonnementsigrandequej’en

frissonnai. Paolo voulut rejeter le drap sur sa sœur, Taillandino s’y

opposa, disant qu’il fallait, pendant que je dormais, reconnaître les

détails de son opération, et tout en feignant de me considérer, il

s’avançaitsanscesseprèsdeZéphirina.Enfinilsepenchatellementque

seslunettestombèrentsurleseindeladévotequiseréveillaensursaut

et poussa un cri, prête à s’évanouir en apercevant son frère et les

assistants. «Scelerata! s’écria Paolo, en l’arrachant du lit par un bras,

corrompre un enfant de cet âge! N’est-ce pas le comble de la

perversité!» Zéphirina ne répondit rien; des pleurs coulèrent de ses

yeux;ellem’embrassaenmedisant:«Malheureuxenfant!Onmefaitun

crime d’un instant d’erreur; ils ne se font pas un scrupule d’un

assassinat. – Ne crains rien, mon amie, lui dis-je, je puis les braver à

présent, tu m’as fortifié, leurs fers s’émousseront sur moi; je me suis

recréé dans ton sein.»Ó corrutrice! s’écria Paolo, ó perversita! et soudain il

m’arracha du lit, et dit à Taillandino: «Il n’y a pas un moment à perdre;

descendez-ledanslachambre,pendantquejevaisrenfermermasœurdanscet

asile qu’elle s’est choisi, d’où elle pourra entendre la scène et avoir le

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tempsdeserepentir.»Onmefaitdoncpasserparl’ouverture;Paolola

cloue fortement, rattache la toile, et laisse sa sœur dans ma chambre,

livréeàsondésespoir.

J’attendais mon sort en tremblant. Bientôt je vis entrer le frère

noir,avecunautrefrèreportantdesferrementsdansunpetitsacdecuir.

Onmedonnamilledouceurs,onmefitbeaucoupdecaresses;maiscelles

deTaillandinoavaientunair facticeetd’habitudequimeconsternait. Il

mepalpaitdesesmainsénormes;ilmeprésentaensuiteunbonbonque

je refusai d’abord, mais qu’il approcha fortement sur mes lèvres; je

tremblais, je n’osai refuser, je les ouvris, et tout à coup, dans ses longs

doigts, ce bonbon se développa et devint un bâillon, que le frère, son

digneacolyteplacéderrièremoisansque jem’en fusseaperçu,attacha

fortementsurmoncol.Ilmefutimpossiblealorsdepousseruncri,etje

nepusquepleurer.Ilsn’yfirentaucuneattention,mevoyanthorsd’état

demefaireentendre,etm’ayantliélesmainsetlespiedsauxépaules,ils

se mirent alors à leur aise, ôtèrent leurs habits noirs et gras et

retroussèrent leurs manches; après quoi l’on m’étendit sur une table.

Paolo m’observait gravement avec une loupe, pendant que les deux

frères opérateurs préparaient leurs instruments: à cet aspect je fis de

vainseffortspourmedébarrasserdemesliens;maisl’instantfatalétait

arrivé. L’aide m’empêcha fortement de remuer. Taillandino huma une

prisedetabac,puisapprochaunferrementbrillant... J’ensentaisdéjàla

pointe;c’enétaitfaitdemoi!Toutàcouponfrappeàcoupsredoublésà

laportedupremiercabinet.Taillandinorestelebrassuspendu...

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les coups recommencent et l’on crie qu’un huissier demande Paolo.

Taillandino allait reprendre l’opération quand Paolo revient tout agité,

avecunpapierqu’ilappelaitsommation.Ilfaitpasserlesdeuxfrèrespar

une porte dérobée, me délie vivement et me met en liberté. Je ne

concevais rien à ce changement subit; ma tête était troublée par la

crainte.Ôbonheur!L’huissierannoncequ’ildoitmeconduireautribunal

pourmeconfronteravecmamère.Jefaillism’évanouirdejoieàcemot,

et je volais dans tes bras, quand les menaces horribles de Paolo me

glacèrent de nouveau. J’espérais bien te détromper; mais tes jours

étaient en danger. Le ciel enfin a eu pitié de moi, il a voulu que j’aie

trouvédesjugesintègres,unappuidansmonmalheur,etleseulbienque

jedésirais,matendremère.»

Edvinski finit alors son récit, enme serrantdans sesbras etme

baignant de nouveau de ses larmes de joie. Le juge était attendri et

furieuxàlafoisdetantd’atrocités.Ilproposad’abordlesplusviolentes

mesures contre le peintre; mais bientôt la réflexion lui montrant

l’inutilité des poursuites dans un État où l’on autorisait ces exécrables

mutilations,ilneputquegémirsurlaperversitéhumaine,etm’engagea

même,pourmonpropre intérêt et celui demon fils, à renfermer toute

indignation.

Nous rentrâmes dans la salle d’audience. J’avais pris mon parti. Je

possédais Edvinski, le reste de l’univers n’était rien pourmoi, et la vengeance

s’éteignaitdansl’ivressedemoncœur.OnfitrevenirPaoloGuardia.Sacontenance

assurée prouva que, bien qu’il fût instruit du succès de la confrontation,

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il bravaitdespoursuitesultérieures.Pendantque le jugeprononça son

rapport, dans lequel il supprima tout ce dont nous étions convenus, le

peintre ne cessa de sourire de cette politique: il s’occupa

nonchalammentàcroquersousformedecaricature l’aréopagebolonais

et à en faire la risée de l’auditoire. Il s’entendit avec un sourire

sardoniquecondamnéàhuitjoursdeprison,pouravoirrecelésansavis

unenfantinconnu,puisilsortitinsolemmentetenachevantsoncroquis.

S’ilemportalesrisdel’auditoire,nouséprouvâmesenrevanchel’intérêt

le plus vif. On soupçonna les motifs politiques de ce silence; car les

Italiens, en général, ont une finesse de dissimulation inconnue ailleurs.

Edvinskifutadmirésoustouslesrapports;etnoussortîmescomblésdes

propos flatteurs et des souhaits de bonheur que la vertumalheureuse

arracheentouslieuxetàtouteslesclasses.

Je sentais, après avoir échappé au premier péril, le danger de

l’avis donné au baron d’Olnitz. J’apportai donc tous mes soins à hâter

mon départ, et le jour même je fis mes dispositions pour gagner la

capitaledumondechrétien.

J’arrivaiàRomeà la finde juillet.Quelleémotion j’éprouvaià la

vuedesvestigesdecetteantiquereinede l’univers!Quelledécadence!

Quel tableau du néant de la gloire et des passions des hommes! Je

songeai aussi aux désastres de ma patrie, et c’est dans ces tristes

réflexionsquejedescendisàunhôtelmodeste,surlaplaceduCirque.Jemefis

présenterlesurlendemainchezlecardinaldeBernis,protecteur-nédesréfugiés

de tout pays. Àmon nom seul il accourut, et son accueil, toujours si affable,

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prituneteintedeconsidérationquiaugmentacelledel’assemblée.

Jenem’étendraipassurladescriptiondesglacialesconversazioni

d’Italie.Quoiquelamaisonducardinalsoittenueàlafrançaise,lasociété

s’y ressent de cette abstraction, de cet isolement volontaire, suite de

l’usagedessigisbées.Jen’aijamaisbienpuconcevoircettemodebizarre.

Si cette associationdes femmes avec d’autres hommesque leursmaris

est purement fraternelle, elle fait l’élogede la puretédes Italiennes; si

elle est plus qu’amicale, c’est un aveu de la patience des époux, et le

ridiculedejalousiedontonchercheàlescouvrirmeparaîtbieninjuste.

Mais en y réfléchissant j’ai cru remarquer que cette modification, cet

usageétaientuneespècede traitéavec la jalousie;que,puisque lemot

variétéétaitécritdanslecœurféminin,ilfallaitréduirecetteexpression

aumoindretermepossible,àunseulamantparexemple,enunmot,être

trompédesonchoixetêtre jalouxparprocureur;cedont lessigisbées

s’acquittenttrèsbien.

Jenefuspaslongtempsétabliedansmonnouveaudomicilesans

connaître les usages amoureuxde cette étrange ville. J’eus bientôtmes

patiti,messouffrants.Bienéloignéedepasseràmafenêtrelesdeuxtiers

delajournée,commelefontpresquetouteslesRomaines,occupéessans

cesse à la petite guerre des œillades, des sourires assassins et des

agaceries,jenelaissaipasdevoirbientôtcourirdanslarue,aupetittrot,

surlapointedupied,millemerveilleux,copiantlesmodesfrançaises,et

lesvariantdelamanièrelaplusbizarre.Touscesêtresplaisantssesuccédaient,

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sous plusieurs portes, véritables guérites des sentinelles d’amour. Là,

placéssouslesarmes,tantôtlamainsurlecœur,tantôtaufrontcomme

saisisd’unvertigeoud’unemigraineanacréontique,tantôtfléchissantle

genoucommedevantleurdivinitéouprêtsàs’évanouircontrelaborne,

ilfallaitavoiruncœurdebronzepourn’êtrepasattendrie.

Ilestàremarquerquetoutescesimpressionssontpériodiques,et

se renouvellent exactement à lamêmeheure, chaque jour, de porte en

porteetdebelleenbelle,parunemêmepersonne.Desortequ’unpatito

s’évanouitfortbiendixàdouzefoisdansunematinée,sansquecelaait

dessuitesfâcheuses.Lasimplecuriositémeportaàobservercesmenées

bizarres,lespremiersjours.Jecausai,àcequ’ilmeparut,deuxmauxde

cœur, troismigraines et un évanouissement, à en juger par les gestes.

J’étaischoquéeden’avoirvuencoreunepointedestylet;caronassure

quec’est là lecoupdeforce;et jeriais intérieurementdecessingeries,

lorsqu’en passant près du Panthéon je reconnus un de mes patiti en

fonctionsousuneporte.Ilenétaitaucœurblesséetàlatêteprise,quand

toutàcoup,ilm’aperçoit:soudain,coupdethéâtre;ilpensequ’ilfautme

consolerparunrinforzando, et levoilàquiperdconnaissance. Sabelle,

furieuse de la perfidie, ferme sa fenêtre avec fracas; l’amant se débat

dans le ruisseau, et je m’éloigne en riant aux éclats de la folie des

hommes,etdecelledesfemmesquipeuventlescroire.

Ces singularités continuelles, ces cercles taciturnes et par duo,

sans m’intéresser, m’avaient fait passer quelques jours dans les

distractionsquisontleplaisirdesinfortunés.Jesortaisunsoirdel’opéra

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d’Alessandro,donnantlebrasaubonvieuxchevalierdeMorsall,échappé

miraculeusementavecsescompagnonsdelagrottedumontStolberg,et

que j’avais retrouvé chez le cardinal. Nous nous entretenions de nos

reverspassés,etparcontrasteavecmasituationprésente,jemelivraisà

une espècede sérénité et de joie, quand tout à coup j’aperçois, sous la

lampequiéclairaitl’escalierprincipal,ungrandhommesec;unspectre

nem’eût pas glacée davantage. Cet être aux yeux étincelants, à la face

blême, me fixe, pose son index au front, comme pour m’indiquer un

souvenir menaçant; puis tout à coup, appuie sur son avant-bras trois

dentslongueseteffroyables...véritabletableaud’untigredévorant!... Je

reconnais aussitôt le baron d’Olnitz; je crois sentir de nouveau sa

morsurejusqu’àlamoelledemesos,etjeresteanéantieparleregardde

cebasilic.Dès cet instant j’eusunpressentimentdemon sort, et jeme

disposai à prendre toutes les précautions possibles pour éviter cet

homme épouvantable. Je vis qu’instruit par son agent il m’avait suivie

depuisBologneetcroyaitenfinressaisirsavictime.

Je ne doutai point que dès lors il ne se mît en campagne pour

découvrir ma demeure, m’arracher peut-être à mon asile et

recommencer de nouveau ses expériences terribles. Je songeai

néanmoinsque,horsdechezlui,ilnepouvaitavoirlafacultédemetenir

prisonnière; mais je n’en étais pas plus rassurée sur les moyens qu’il

pourraitprendre.

«Quelle fatalitéme suit?disais-je aubonMorsall.Mon fils,moi,

toutcequim’entoureparaîtvouéà labizarreriedeshommes,ouà leur

perversité. Partie par précaution, jeme suis jetée dans l’abîme; j’ai fui

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l’assassinat,et j’airencontréplusque lamort;unpréjugéaccélérames

pas loindemonpays, et jen’aipas faituneseuledémarchedepuisqui

n’aitserviàarrachermonbandeauetàmedétacherdesidolesabsurdes

quejem’étaiscréées.»

Morsallavaitducaractère;maisilsentaitparfoismespuissantes

raisons. Les nouvelles brillantes des succès de l’armée russe le

consternaient, lui montraient l’impossibilité du retour, il paraissait

partagermes regrets, il devenait rêveur;mais bientôt l’esprit de parti

renaissait;leslarmesetledépitsepeignaienttouràtourdanssestraits

respectables.

J’avaisrecueillichezmoicebonvieillard.Mesressources,quoique

médiocres, me permettaient encore cette marque de vénération à son

égard.Jedonnaisparlààmaretraiteunesûretédécente,etjetrouvaisun

appui dansmes craintes.Morsallm’accompagnait partout, et depuis la

rencontre du terrible baron, il ne me quittait point dans mes sorties

devenuesfortrares.Jenepuscependantmedispenserdemerendreàun

cerclechezlecardinal;cercledonnéàl’occasiondel’arrivéedel’envoyé

d’Espagne. J’y fus invitée expressément, et crus pouvoir, sans danger

après une aussi longue retraite, reparaître une fois dans un endroit

public. Le baron d’ailleurs ne s’offrait plus à mes yeux, et j’avais lieu

d’espérerque,mevoyant sans cesse entourée, il renoncerait, si loinde

l’exécrable prison où il enfermait ses victimes, à des persécutions

inutiles.

Laconversazionefutextrêmementbrillante;onseretiratard.Beaucoup

dejeunesFrançais,aussiévaporésquedansleursjoursdeprospérité,se

plurent à franciser sur la fin ce cercle grave, et à désespérer les

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marisetleursseconds,messieurslessigisbées.Cetondesuffisance,qui

déplutd’abord,finitcependantparjeterdelagaietésurcetteassemblée

monotone;etl’onseretiraitd’unemanièreassezbruyante.Arrivéssous

le grand vestibule, nous entrons dans nos chaises à porteurs; une

vingtaine de femmes se trouvaient ainsi réunies. Nos porteurs ne

partaientpoint,nousnousimpatientions,lorsquedeséclatsderirenous

expliquèrent bientôt pourquoi nous restions en place. Nos écervelés

s’étaientamusésà faireemportertoutes lesbarresdeschaisespendant

que lesporteurs sommeillaient, et le cercle se trouvait ainsi transporté

dans le vestibule, chacun dans son échoppe, réduit à y passer la nuit.

Aprèsavoirriettempêté,ilfallutbienprendreparti,dumoinspourmon

compte,d’alleràpied.J’étaispeuéloignée,etjemedécidaiàcettecourse,

bienloindepenseràmonimprudence.

Je tournais l’angle du Colisée, donnant le bras à Morsall qui

marchait assez lentement. Les réverbères jetaient une faible lueur;

l’aubedu joursemblaitdéjà lutteraveccetteclarté facticeetvacillante.

Unventfraisdonnaitsurcetteplaceimmenseet,balançantceslumières

pâles et prêtes à défaillir, semblait promener à mes yeux des torches

funèbres. Une tristesse involontaire s’emparait de moi, je me livrais à

mes pressentiments... Grand Dieu! ils ne m’ont jamais trompée! Au

tournant de la rue d’Alba, quatre hommes enmanteau s’élancent, l’un

d’euxjettelesiencommeunvasteéteignoirsurnotrefalotetyengloutit

leporteuraveclalumière.Lestroisautress’attaquentàMorsalletàmoi,

nousferment labouche, lesyeux,etnoustransportentpardeschemins

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invisiblespournous.Àpeinepus-jedémêlerqu’uninconnuprenaitnotre

défense. Il épuisa seseffortset sesarmescontre les ravisseurs, rienne

putnousendélivrer.«ReconnaissezDurand,mecriait l’inconnu,en les

chargeant avec vigueur, puisse-t-il vous sauver une seconde fois!» Le

troubleoùj’étaisnemepermitpasd’abordderéfléchiràcenom;mais

lorsque,plongéedansunenouvellesolitude,loindetouslesyeux,jepus

me livrer un instant à des réflexions plus calmes, je me rappelai

l’infortunéFrançais,victimedeTalbot,etquejecroyaisavoirfaitpérirde

mespropresmains.Cetteidéeadoucitmapeine.Cetêtregénéreuxavait

échappémiraculeusement à lamort; c’était sans doute dema part un

crimeinvolontaire;maiscetteimagesanglantenemequittaitjamais.Ces

souvenirsm’ôtèrentpendantquelquesinstantslescraintesaffreusessur

le sort qui m’attendait personnellement. Bientôt elles revinrent dans

touteleurviolence;jenedoutaispointquejenefusseentrelesmainsdu

baron, et je me préparais aux plus terribles épreuves, lorsque, après

s’êtrefaitannoncerdansl’appartementoùl’onmedéposa,ilparut.

Ilentracommeàsonordinaireavecunetimiditéapparente,avec

desmarquesderespectetdeconsidérationplusgrandesencore,s’ilest

possible,quecellesquej’enrecevaisàUst.«Pardonnez,madame,medit-

il enbaissant lesyeux,uneconstancequevousnommerezpersécution,

mais qui n’est autre chose que le résultat d’un attachement profond et

d’unenthousiasmepourlesarts.Votreperteeûtétéirréparable,etmes

vues sont pures. Vous êtes libre de tout engagement, et mes essais

n’aspirentqu’ànousdonner, àvous les sentiments, etàmoi l’amabilité

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nécessairepourcetteunion.Pourquoiledédain,leméprissepeignent-ils

dansvostraitsàcetteproposition?Qu’ai-jefaitd’assezexagérépourles

mériter? Daignez raisonner un instant avec moi. J’ai cherché par des

moyenschimiquesàcréerenvousunsentiment;si jeréussis,oùest la

violence?Voussuivezalorsvotrepenchant,quellequ’ensoitlacause.Si

mes essais sont vains, si mes procédés chimiques ne peuvent vous

enflammer,m’avez-vous vu abuser de votre état de faiblesse, et suivre

uneseulelueurd’exaltationdessens?Daignezvousrappelerqu’àUstje

neprofitaipasd’unesituationbienpropice.J’étaisconvaincucependant

d’unpenchantmomentanédevotrepart;maisjen’avaispasachevéles

opérationsnécessairespourprévenirleretour,lesregrets,etmerendre

plusagréableàvosyeuxenmerajeunissantvisiblement.C’estcequ’ilme

resteàexécuterenceséjour.Daignezcalmervotreimaginationtoujours

inquiète,etpenserqu’aucunedesexpériencesquenousavonsàfairene

serarévoltantenidangereuse.»

Despleurs furentmaseuleréponseàcethommebizarre. Ilétait

superflu deme récrier contre la perte dema liberté. Il ne répondait à

cette objection que par la prétendue certitude de mon bonheur. «Au

moinsrendez-moimon fils,m’écriai-jedésolée.Me laisserez-vousdans

l’affreuse incertitudeoù j’aigémisi longtempspour luiparsuitedevos

infâmesprocédés?–Votre fils,madame,estdéjàprèsdevous.Rienne

m’a échappé, soit de vos actions depuis que vous avez quitté Bologne,

soit des notions relatives aux êtres qui vous entourent. Ce

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bon vieillard auquel vous paraissez accorder de l’estime, ayant été

témoindevotreenlèvement,nepeutêtremisenliberté,etpourraservir

aussipourquelquesexpériences.Edvinskiestdanslapiècevoisine.Vous

nepourrezlevoirqueparlemêmemoyenetaveclesmêmesprécautions

qu’àUst. Jecompteassezsurvotreprudencepourvousprierdeneme

pas mettre dans la nécessité de vous rendre l’extinction de voix

passagèrequejevousavaisdonnée.Jecompteenfinsurvotrediscrétion,

comme vous devez compter sur la franchise de mes procédés et la

certitudequenosexpériencesn’ontaucundangerpourvous,nipourles

êtresquivoussontchers.»

À ces mots, il me fit observer le cabinet où j’étais. Je crus être

environnéedeglaces;maisjem’aperçusbientôtquej’étaissousunvaste

récipientpneumatique. Jem’effrayaid’abord:«Soyez tranquille, reprit-

il,votreairestrenouvelépériodiquementetensuffisantequantité.Vous

avezétéplacée làpendantvotreévanouissement.Remarquezquevous

ne vous êtes aperçue d’aucun malaise, et que vous ignoreriez encore

votrepositionsijenevouseneusseprévenue.C’estainsiquejerecueille

votre haleine par le chapiteau de l’alambic, je la condense ensuite en

faisantcirculerdel’eaufroidesurcetube,etjerecueillealors,sousforme

defluide,votresouffledélicieux,votregazpersonnel,enfinlevéhiculede

l’air céleste et de vos affections particulières. C’est avec délices que je

m’en abreuve, reprit-il; il est le nectar pour mon cœur passionné; et

chaquegouttedecebreuvagedivinsembleportersurmeslèvres lefeu

demillebaisers,etdansmonespritmilleidéesvoluptueuses.»

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Il tira alorsun flacondemonhaleine condensée,qu’il avaitdéjà

recueillie, en but quelques gouttes avec ivresse et replaça avec

précautionlevasedanssonsein.«Vousconviendrez,medit-ilalors,que

me régénérant pour ainsi dire par votre haleine, qui devient pourmoi

une atmosphère, une base de l’existence,mon soufflemême se purifie,

puisqu’il se compose du vôtre; que vous devez donc vous livrer avec

moinsdedégoûtà l’idéed’aspirervotreproprehaleine, combinéeainsi

avec la mienne, et d’opérer ce mélange imperceptible qui finira par

établir entre nous un équilibre parfait.» Quelle aversion tous ces

systèmes ne me donnaient-ils pas, quand je jetais les yeux sur l’être

décrépitquime tenait ce langage! J’étais sûre,hélas! tropsûreque les

aliments qui me seraient offerts jetteraient bientôt un nuage sur mon

esprit, qui, exalté alors, ne pourrait analyser les traits du baron;mais

combienlesinstantsderaisonetdecalmeendevenaientplusterribles!

«Vousmeregardezavecdédain, reprit lebaron;mes traitsaltéréspar

une imagination de feu, ce front calciné par des idées volcaniques ont

devancéparleursrideslesimpressionsdel’âge.Calmez-vous;cenesera

pointàl’illusionseulequevousdevrezdelestrouvermoinshaïssables;

mes secrets vont jusqu’à rajeunir l’homme, et toujours par les mêmes

moyens.» Je baissai les yeux pendant quelques instants; quelle futma

surpriseenrelevantmesregardssurlui,deluitrouverlapeautendue,le

visage plein! Ses joues creuses avaient disparu, son air paraissait plus

vif...

«Monrajeunissementextérieur,madame,est l’effetdusoufflepurdes

enfantschoisis,placésdanslecabinetvoisin;gazquejefaisinsinuerdansmes

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chairs par un soufflet de mon invention, tandis que j’en abreuve

l’intérieur.»Jenecomprisrienàcelangagebizarre;maisbientôtilparla

àmesyeux.Ilmefitobserverunsouffletd’ébène,garnienargent,placé

sousunenicheetquiparaissaitpuisersonalimentdanslapiècevoisine.

De l’extrémité de ce soufflet partaient cinq petits tuyaux en gomme

élastique,terminéschacunparuntubed’argentfortaiguetrecourbé.De

ces cinq tubes, quatre étaient enfoncés d’une ligne à peu près dans

chacun de ses membres, le cinquième aboutissait sur sa poitrine. Je

remarquai que le jeu du soufflet, donnant un aliment aux tubes,

remplissait imperceptiblement les chairs du baron, et lui donnait, en

apparence, un bien-être inconcevable, tandis qu’il n’en résultait

réellementqu’unebouffissure3.Jemerajeunisparl’aircélesteexhaléde

ces enfants; je sens l’affluence de leur gaz personnel, s’écriait cet

insensé; ilsedégageavecprofusiondecesêtresinnocents,etsansleur

nuire.» Il donna alors un coup sur mon récipient; la petite niche du

soufflets’ouvrit,etjevisdanslapiècevoisine,sousunrécipientpareilau

mien, quatre enfants d’une figure ravissante. Grand Dieu! je reconnus

Edvinski;jevoulusm’élancer,jenelepus;maisjedevinspluscalmeen

remarquant lagaietédecesanges.Edvinski lui-mêmeparaissait joyeux.

«J’aisoin,meditlebaron,deleurdonnerdesidéesdoucesettoutcequipeutles

flatter.Leshochets,lesdouceursneleursontpointépargnés;cettehilaritéfait

3Cetteexpérience,quiestlecombledelafolie,n’enestpasmoinsactuellementenvogueetaététransportéedeBerlinàParis.

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exhaler l’air céleste, qui, comme vous l’avez vu, ne sort que par le

mouvement répété des paroles douces, amenées par des pensées

heureuses. Vous voyez que le soufflet puise dans le chapiteau le gaz

enfantin que je reçois ainsi et qui me régénère. L’air atmosphérique

dilateaussilesvaisseaux,maisnes’identifiepascommecelui-ci,quiestà

labasedel’existence.Nevousrécriezpascontrecetteexpériencequin’a

rien d’effrayant: combien de tyrans à l’ombre de leur puissance ont

cherché dans le sang de ces êtres innocents des bains aussi atroces

qu’absurdesdansleurseffets!Etqu’adecomparablemonprocédéavec

leurabominabledoctrine?»

Tous ces raisonnements rassuraient peu une mère alarmée. Je

craignais le dépérissement de mon fils. Cependant ses aliments sains,

abondants,sonaircalmeettranquilleauxmomentsprèsoùilm’appelait,

tout contribuait à jeter quelque consolation dans mon âme. Le baron

quitta ses tubes d’aspiration, comme il les appelait, et se retira après

m’avoirrecommandélaplusparfaitetranquillitéd’esprit.

Je passai une journée assez paisible. On m’avait sortie de mon

récipient par une trappe pratiquée au parquet et qui se refermait à

volonté. On en avait agi de même pour les enfants. Je jugeai que ces

expériences se feraient rarement et sans danger. Je mangeai avec

quelqueconfiance,etme livraiausommeil.Le lendemain,quel futmon

étonnementd’entendreannoncer chez lebaron,dont jen’étais séparée

que par une porte, le fameux avocat Salviati, alors à Rome, célèbre

magnétiseur et illuminé dont j’avais si souvent ouï parler. Je ne doutai

point que ces deux personnages étranges n’eussent de grandes

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relations ensemble, et frémis d’être exposée à de nouveaux essais.

J’écoutai avec la plus grande attention ce qui se disait dans la pièce

voisine. Autant que je pus démêler l’entretien, je crus remarquer que

SalviatiparlaitdesesrelationsavecdiversaffiliésenEurope.Ilparladu

succèsdugazde jouvence,dontplusieursprincesavaientdemandédes

envois,etnotammentl’impératricedeR***; ilmesemblaqu’ilmontrait

des lettres où l’on exaltait ses effets, et dans lesquelles on se plaignait

néanmoinsde lanécessitéde réitérer trop souvent l’aspirationetde la

difficulté de se procurer les instruments convenables. Il ajouta ces

paroles:«Aureste,monconfrère,votreaircélesten’estautrequemon

fluidemagnétique,etilserapossible,parunappareilbienplussimpleet

plusvoluptueux,detrouverunprocédépourrajeuniretfairepasserles

impressionsdansuncorpsquelconque.Lesimplefrottementdoitsuffire

parl’électriciténaturelle.Procurez-moiseulementdeuxdesenfantsque

vous distillez. Je m’en servirai pour coussinets de frottement, et vous

verrezdeseffetsincompréhensibles.»Jetressaillisàcetteidée,etj’allais

pousseruncridedouleurquandj’entendisnommerlesdeuxenfantsque

Salviatidemandait.Edvinskin’enétaitpas,etjefusmoinsmalheureuse.

Après quelques instants de préparatifs, je vis amener les deux

enfants désignés, nus, âgés à peu près de six ans et d’une figure

touchante. Ces pauvres petits êtres tremblaient de tout leur corps à

l’aspect de Salviati, dont la figure noire et ridée, encadrée dans une

perruqueblanche,avaitquelquechosedesministresduTartare.Uneimmense

machine électrique était au milieu du cabinet. «C’est bien cela que j’avais

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demandé, baron, dit-il à M. d’Olnitz; vous avez parfaitement saisi la

formedel’appareil,etilestbienexécuté.Vousallezenvoirleseffets.»À

cesmots, il prend ces petits enfants, il les lie avec quatre courroies de

cuirauxpoteauxquisupportaientlagranderouedeverre,etenfacedes

coussinetsdefrottement.Illesdisposedoscontredos,demanièrequele

basdesreinssetoucheparfaitementetformeunfrottoirnaturel,séparé

par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande

roueavec vivacité; bientôt lemouvement rapideduverre échauffe ces

chairsdélicates,lesétincellesjaillissent;onreconnaîtàl’agitationdeces

enfants la cuisson que ce contact brûlant leur cause. «Voyez, voyez,

s’écriait Salviati, ces étincelles! Comme le conducteur électrique se

chargedufluideenfantin!Quesontvosgaz,sanslamatièredufeuquiles

dilate? Je tiens donc le principe, quand vous rampez encore sur les

composés.Etqueserait-cesi,au lieudedeuxenfantsdébiles, jeplaçais

pour frottoirdeux femmesaux formessaillantes?Quelleabondancede

magnétismeafflueraitalors,etporteraitdansnousaveclasanté,laforce

etledésir!Demainnousferonscettesuperbeexpérience.Jemebornerai

pouraujourd’hui àvousmontrer leseffets rapidesdu fluideélectrique,

extrait des enfants, pour rajeunir l’homme.» Il prie alors le baron de

tourner la roue, et s’isole sur le pain de cire, en s’attachant au

conducteur.Bientôt,sesyeuxétincellent,etàmesurequelemouvement

de la rouedeverreaugmente, sesmembressecrispent, sescheveuxse

dressent et, soulevant sa perruque,montrent le spectre le plus hideux

que l’imagination pût enfanter. «De quelle force ne me sens-je pas

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embrasé! s’écriait l’avocat. Quelle surabondance de vie! Je viens

d’acquérir cinquante ans d’existence... C’est suffisant; détachons ces

enfants, qui ont assez perdu.» On délie alors ces deux innocentes

créatures, étonnées, confondues du procédé des physiciens, dont les

caresses, les dons et les soins tardifs ne peuvent excuser l’entreprise

hasardeuse.

Ils se séparèrent alors;mais le projet formé pour le lendemain

d’extraire le fluide électrique de deux femmes me laissait une terreur

mortelle. Jemepersuadais tellementque j’endevaisêtrevictimeque je

nepouvaisrespirer,etprislepartidemanderlebaron,aussitôtquejele

présumailibre.Ilnesefitpasattendre,etprévintmesquestions.«Vous

avezvu,madame,medit-il,parl’exagérationdeSalviati,quemesmoyens

sont bien plus doux, et que l’enthousiasme déplacé peut jeter en de

grandes erreurs. Je devine vos craintes sur l’expérience projetée.

Convaincuquelefluideélectriquen’agitquesurlesnerfs–etvousl’avez

vuparl’étatd’irritationdemonconfrère–,jenesouffriraipointquevous

soyezimmoléeàdesessaissuperflus.Ladécenced’ailleurss’yopposeet,

je n’ose dire, ma jalousie. Souffrirai-je que vous paraissiez dans une

nuditéabsolueauxyeuxd’unétranger?Souffrirai-jeque lesplusbelles

formeshumainessoientflétriesetbrûléespardesexpériencesinutiles?

Non, non!» Et en disant ces mots il me montra une suite de dessins

représentant lesprincipalesexpériencesdeSalviati.Cellesdubaron,en

effet,prèsdecelles-ci,n’étaientquedes jeuxd’enfants;aussienétait-il

traitécommeunélèveplutôtqueconfrère.

Ces systèmes et définitions me conduisirent insensiblement à

l’heure annoncée par l’avocat pour sa

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grandeexpérience.Ilfrappaàl’heureprescrite.Jemerenfermaidansma

chambre,tremblante,etjeprêtail’oreilleavecattention,enmêmetemps

que je cherchais à regarder ce qui se passait dans le cabinet. Je vis

paraître Salviati, l’air rêveur, marchant gravement, suivi d’un grand

homme,lechapeausurlesyeux,quejereconnusbientôtpourêtrePaolo

Guardia, ce peintre scélérat, agent du cardinal-légat et de tous les

illuminés.Lepeintredonnait lamainàune femmevoilée,quimeparut

d’une taille remarquable et d’une grande beauté; lorsqu’on leva son

voile, des cheveux blonds bouclés retombant sur ses épaules, des yeux

noirs, contrastant avec ce teint et cette chevelure, donnèrent à sa

physionomie un mélange de sensibilité et de volupté ravissant. Je

l’admirais; lorsque lepeintreprononçacesmots:machèresœur, jene

visplusquelacorruptricedemonfils,Zéphirina,etluijetaidesregards

d’indignation.

Zéphirina s’assit d’un air modeste, paraissant aussi agitée que

moi.«Vousvoyez,ditSalviatiaubaron,undescoussinetsde lagrande

expérience, en montrant Zéphirina; vous allez nous procurer l’autre;

faites amener labelleauxmorsures, dit-il en regardant ironiquement le

baron.–Monintentionn’estpasdelalivrerpourcetteexpérience»,dit

froidement M. d’Olnitz. Je frissonnais derrière ma porte, des larmes

coulaientdemesyeux.«Votrefluideélectrique,continua-t-il,n’agitque

surlesnerfs,etnullementsur lesbasesdurajeunissement.D’ailleurs la

nudité indispensable pour le frottement des rouages est incompatible

avecladécencedemonélève.–Luttercontrelechefdelasecte!s’écria

l’avocat. – Insulter ma sœur! dit le peintre furieux. – Où est cette

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femme? ajouta Paolo d’un air terrible. J’ai un grief à laver, je n’ai pas

oublié le jugement deBologne.Ôvendetta! Je la trouverai...» Le baron

voulut l’arrêter.Paolosehâtadefureteret, trouvantmaporte, ilsemit

en devoir de l’enfoncer. Le baron débile, tout enflé encore par son

prétendu rajeunissementdumatin, fit d’inutiles efforts; il voulut saisir

Paolo, qui, le frappant rudement, fit désenfler comme un ballon mon

pauvre défenseur, lequel tomba presque évanoui, pendant que Salviati,

riantauxéclats,luicriait:«Baron,tajeunesses’évapore!»

Jevoulusenvainfuirlesortquim’attendait;maportefutforcée,

je fus saisie, entraînée au milieu du cabinet où Salviati préparait la

machineélectrique.Ilmeregardadesonœilperçant,s’approchademoi,

et, parcourant ma taille, et des yeux toute ma personne, il dit: «C’est

bien! abondance de fluide!... il n’est pas encore venu, ajouta-t-il en

parlant au peintre; en attendant déshabillez ces femmes.» À cesmots

j’entraien fureur,Zéphirinasemitàpleureretreprochaàson frèrede

l’avoir trompée et vendue indignement. «C’est pour le bien de

l’humanita», dit Paolo ironiquement, en saisissant sa sœur. Salviati

voulutessayerdem’ôtermesvêtements;maislarages’emparantdemoi

etdeZéphirina,nousluttionsavecavantagecontrenospersécuteurs,et

aidéesdubarondésenflé,nous les terrassionsetallionsbriserà jamais

les instrumentsde leurdémenceetdenotre supplice, lorsqu’on frappa

doucementàlaporte.«Levoilà,vivaTaillandino!»s’écriaPaolo.Cenomnous

faitfrémiretnousôtelesforces;onouvre,legrandfrèrenoirentreàl’instant,

accourt,etvientprêtermain-forteàsesconfrères.«GrandDieu!Lesscélérats

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ont donc un point de contact en tous lieux!» m’écriai-je. À peine

achevais-jemonexclamationquenoussommessaisiesetgarrottéespar

legrandfrère,expéditifencettematière.

Onnousattachechacuneàunpoteaudelagranderoue,onlienos

cheveux ensemble par-dessus nos têtes, penchées en arrière; on pose

nosreinsencontact,etséparésparlaseuleépaisseurdelarouedeverre.

Salviati se place alors avec délices sur le pain de cire, et ordonne de

charger.Lefrottementbrûlebientôtnoschairs,lesétincellesscintillent;

l’avocat paraissait dans un ravissement inexprimable; Taillandino et

Paoloseplaisaientàdonnerlaplusgranderapiditéàlaroue,etàextraire

des étincelles prodigieuses. Tous les supplices physiques etmoraux se

faisaientsentiràlafois,lorsquedescrisetunbruitdecristauxcassésse

fontentendre.Salviatiordonnedecontinuer.Bientôtlebruitredouble.

«Entendez-vous? Tous mes récipients sont brisés, s’écrie le

barond’Olnitz...Quelquedétonationextraordinairey auradonné lieu.»

Bientôt le fracas devient plus grand, des voix s’y mêlent; celles

d’Edvinski,deDurandsefontentendre.Nosphysicienschangentalorsde

visage, leursdoutes s’éclaircissent; carunenuéede sbires seprécipite

dansl’appartement,aprèsavoirparcourutouteslespiècesetfracasséles

machinesquilesarrêtaient.Lepodestatetlessbiresrestentimmobilesà

la vue de cet appareil étrange, et Durand jette sur nous sonmanteau,

pendant que Salviati demeure fièrement sur son pain de cire, comme

Pharamondsur lepavois.Deuxgardesveulentalorsmettre lamainsur

lui; mais le feu électrique jaillit de leurs mains et ils sont jetés à

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larenverse.Deuxautresontlemêmesort.Lecharlatantriomphait;enfin

le podestat, plus instruit, s’avance, le saisit lui-même, l’arrache de son

isolementetlelivreauxsoldats.

Onarrêtedemêmelebaron,PaoloetTaillandinoquiseglissaient

dans la foule,mais trop bien signalés pour s’échapper. On les entraîne

dans les pièces voisines pour nous laisser habiller et bientôt après on

revient, en me témoignant, malgré les demandes de Durand auquel je

devaismadélivrance,leregretdenepouvoirmemettreencoreenliberté

sans examen; on verbalise, on nous sépare, et d’après l’ordre reçu, on

nousfaitmontertousdansdescarrossesescortésparundétachementet

onnousconduitauchâteauSaint-Ange.

Durandeut lapermissiondem’accompagner jusqu’auxbarrières

du château. Comptant sur une liberté prompte, ayant sous les yeux un

ami que je croyais avoir immolé demespropresmains, il était naturel

que je m’informasse avec avidité du hasard ou plutôt du prodige qui

l’offraitàmesyeuxaprèsunemortsicruelle.Voiciledétailsuccinctqu’il

m’en fit: «Aussitôt, me dit-il, que Talbot m’eut fait enlever de votre

cabinet,pour l’exécutionde lasentencequedevaitporter leredoutable

conseilprésidépar lui, je fus livréàdeuxouvriersde l’atelierpourêtre

garrottéetsurveillé jusqu’àl’instantfatal.Lepremier,nomméGervasio,

piémontais,étaituntigreférocenerespirantquesangetcarnage;onne

pouvait choisir une sentinelle plus terrible. L’autre, nommé Macarty,

matelot irlandais, jeune encore,m’avait témoigné souvent de l’intérêt;

nous travaillions à la même presse, et c’est de là que datait notre

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intimité cachée. Sa haute stature, un air dur, un accent brutal lui

donnaientl’apparenced’unagentconvenableauxvuesdeTalbot;maisil

portaitdanslefonduneâmeloyale,unesensibilitéraredansunhomme

desaclasse; jem’enconvainquisbientôt.Gervasios’emparad’abordde

mesmainset les lia avecuneviolencehorrible; il en fit autantdemes

pieds,etaumoyend’unecorderesserréeparunlevier,illesserraitl’un

contre l’autre à tel point que la circulation du sang en était arrêtée.

Macarty,d’unair furieux, le repoussealorsen lui reprochantdenepas

avoirassezdeforce,et,feignantd’ymettretoutelasienne,iltourneavec

des efforts simulés le bâillon en sens contraire. Cet acte de bonté me

rendit un peu de calme, et arrêta les douleurs insupportables que

j’éprouvais. Il sepassaun tempsassezconsidérable jusqu’à l’instantde

mon jugement.Enfin, lagrandesalle s’ouvrit,onapporta levase rouge,

remplidebilletsdecondamnation;onlestira,onleslutsuccessivement,

ils’entrouvavingtpourlamort,etj’eusordredem’ypréparerdesuite.

Je voulus en ces derniers instants élever la voix en votre faveur: God-

damn! s’écria Talbot, la petite femme bien ingrat! elle va te couper la

parole tout à l’heure. Je ne compris pas à l’instant cette épouvantable

ironie. Bientôt elle s’éclaircit. On me porta sous une presse; le

Piémontais passa une corde autour du levier. Je vis le sort affreux qui

m’était réservé, quand il s’avança pour passer l’autre extrémité de la

mêmecordeautourdemoncol.Macarty,matelotdesonmétier,prétendit

savoirmieuxfaireunnœudcoulant,etenjouantlafureurlapluscaractérisée,il

fit un nœud extraordinaire et fixe. Gervasio tira la corde par trois

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foispourjugerdel’effet;j’eussoindebouffirmonvisageàchaqueessai.

Il parut enchanté de l’invention et fit compliment à Macarty sur son

adresse.Quellesituation!GrandDieu!Unemorthorrible,oulapertede

monamisisonbienfaitétaitdécouvert!

J’adressais mes derniers vœux à l’Être suprême, lorsque Talbot

ordonna de m’exécuter sur-le-champ. Gervasio assura que tout était

parfaitement disposé, et qu’on pouvait amener la bella donna. On me

fermalaboucheavecdesrognuresdepapierdel’imprimerie,etonrejeta

surmoilacouverturedelapresse,commeunlinceul.Bientôtvousfûtes

introduite... J’entendistout, toutmadame!et lamortestmoinshorrible

quelepréludeaffreuxquiannonçaitlamienne.lnfortunée!vousignoriez

en tirant ce levier de votremain innocente, en étouffantma voix,mes

soupirs, que c’était votre souvenir, votre nom même qu’exhalait mon

dernier souffle. Je sentis faiblement les premières secousses; mais la

troisième fut si forte que, sans me donner la mort, elle me fit perdre

connaissance.J’ignorecequisepassaensuite,jeprésumeseulementque

je fus renfermédansunemalleet livréaucoursduDanube,puisque le

lendemainjefustrouvéarrêtéainsiparunmoulin,àdeuxlieuesdeBude.

Jereçusdumeunier lessecours lesplustouchantset lesplusprompts;

secours qui réussirent d’autant mieux que, saisi par la fraîcheur, je

commençaisàreprendremessens,lorsquelacaissesetrouvaembarrasséeaux

chaînes dumoulin. Après quelques jours d’hospitalité chez ce bon Hongrois,

tempspendant lequel jen’avais cesséd’écrire à lapolicedeBude, jeme suis

rendu,aussitôtquemesforcesmel’ontpermis,danscetteville,pourfairema

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déposition;maisj’yaiétéavertiquevousaviezétémiseenlibertétrois

joursavantmonarrivée.Enapprenantcettenouvelleet lesmoyenspar

lesquelsonétaitparvenujusqu’àvous,j’aireconnuquevotreessaiavait

enfinréussi.Vousdevinezmajoie...Jeformaidèscetinstantleprojetde

m’attacher à vos pas, comme un ami fidèle et désintéressé. Le ciel a

permisquejevousaierejointeàRome,etsijen’aipuvousarracheràvos

ravisseurs,j’aieulebonheurdetrouverleurrepaire,etlacertitudeque

l’innocenceestenfintriomphanteaprèstantderevers.»

Jeremerciaismonjeuneami, lorsquelavoitures’arrêtaaupont-

levisdelaforteresse;ilfallutnousséparer.Durandmequittaleslarmes

auxyeux,etaveclesprotestationslesplusfortesdeneriennégligerpour

ma délivrance. Il s’éloigna enfin, et nous descendîmes au milieu des

gardes.

Je ne m’arrêterai pas à décrire les antres sombres, les ponts

voûtésenfer,souslesquelsdesbrasduTibrecompriméss’éloignenten

bouillonnant; les cavernes couvertes d’une mousse humide, chevelure

hideusederocherséternels;touslesgouffresparlesquelsilnousfallut

passer; une secrète horreur agitait trop mes nerfs, pour que mon

attentionpûtsuffireàunedescription.Quelqueslampesraresprojetant

desombresimmensessouscesvoûtes;dessbiresqui,n’ayantvulejour

depuis vingt ans, ont la pâleur des spectres; des gouttes d’eau qui,

coulantdesmursdescachotssurnostêtes,semblaientêtrel’infiltration

des pleurs desmalheureux prisonniers, sont les seuls tableaux dont le

souvenirmereste,etdontl’impressionhorribleestineffaçable.Quelque

tranquillité que je dusse recevoir par la pensée d’être bientôt délivrée,

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comme victime moi-même des illuminés qu’on cherchait, le temps

nécessaireauxformalités,cettecrainteterribled’untribunalquiplacelà

sesagentsetsesmartyrs,lasimpleidéed’êtreconfondueparerreur,par

quelque fausse apparence avec Salviati ou le baron,me glaçaientd’une

terreurinvincible.

Nous parcourûmes près d’un quart de mille sous les voûtes

immenses et des ponts-levis, toujours à cent pieds d’un soupirail qui

jetaitd’enhautunfaiblecrépuscule,etdontlalumièregrise,luttantavec

les feux pâles d’une lampe, ajoutait au contraire à l’obscurité. Douze

sbires nous firent faire ce trajet à pied, les voitures étant restées à la

première grille. Salviati, enveloppé dans un manteau, marchait la tête

levée et observait tout avec attention. Le baron, la face contre terre,

semblait entrer dans sa tombe. Pour le peintre et Taillandino, ils

paraissaient familiarisés avec cette vue et l’horreur des cachots; ils

s’entretenaient paisiblement. Pouvant à peine me porter, je m’appuyai

surungarde.Zéphirina,aussitroubléequemoi,voulutmesoutenir,jela

repoussaiavechorreur.Elleneditmot,ets’éloignaavecconfusion.

Arrivés à une espèce de carrefour où aboutissaient plusieurs

souterrainssurlesquelss’ouvraientdesportesdefer,undesgardesprit

une torche et un papier, parcourut les numéros puis nous plaça

successivement.Salviati,enentrant,observasaportedefer.Onvoulutle

dépouiller de son manteau, il dit qu’il était dans un accès de fièvre

violent,etdécomposasafigureàtelpointqu’ileutl’aird’unagonisant.Je

soupçonnaiunmystèresouscemanteau;onverraquejenemetrompais

pas. Sa feinte réussit; il s’enveloppadavantage en grelottant, et couvert de la

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pâleur d’un mort, il se jeta dans son cachot sur lequel on ferma trois

portes.Lebaronfutplacéàcôtédelui;ilétaitsansmanteau,etdansun

état demaigreur à faire pitié. Je crus remarquer qu’il tenait un flacon

dans son sein. Taillandino et le peintre furent placés dans la même

prison, et l’on me conduisit avec Zéphirina dans une salle voûtée, à

l’extrémitédusouterrain.Uneespècedegrilleouparloirlaissaitarriver

la clarté de la lampe du carrefour, et l’air, pouvant s’y renouveler plus

aisément, rendait ce séjourmoins funeste peut-être,mais plus terrible,

ennousrendant témoinsdupassage,etdesgémissementsdesvictimes

qu’onemmenaitettorturaitsouvent.

Nous passâmes plusieurs jours dans un silence effrayant. Le

quatrième,nousentendîmesunevoixfortetonnantcontrelesgardesqui

nousavaientconduits,surcequ’onnenousavaitpasfouillésexactement

et on rouvrit les portes de Salviati. On resta quelque temps dans son

cachot; nous prêtions l’oreille, je distinguais de ma grille ce qui se

passait.Un jugeétait à laporte etunehaiedegensarmésétaitplacée,

depuis l’intérieur du cachot jusqu’au milieu du passage. Un silence

profondrégnaitpendantlavisite.Soudainonentendungrandcridansle

cachot, le père visiteur sort précipitamment... Quel spectacle! Sa robe

noire était en feu; les sbires veulent l’éteindre, leurs mains, leurs

vêtements se couvrent également d’une flamme blanche; ils se croisent, se

brûlent,poussentdescrisaffreux,etsesauventencriant:ildiavolo!ildiavolo!

Cessoldatsflamboyants,enfuitesouscesvoûtessombres,cescrisrépétésauloin

parlescavitésdescachots,cesfeuxpâles,répandaientunehorreurprofondequi

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m’ôtait la possibilité de réfléchir, et m’alarmaient fortement. «Soyez

tranquille,madame,meditZéphirina,Salviatinemarchejamaissansune

boîteàphosphore,unappareilélectriqueetunaimant,qu’ildérobeavec

une adresse inconcevable. Il faut toute l’ignorance de ces geôliers

souterrains pour être la dupe de cette ruse. Il vient de les couvrir de

phosphore, voilà le sujet de leurs alarmes.» Je remarquai que l’avocat

profita de l’absence de ses gardes pour sortir de son cachot, faire

quelques préparatifs que nous ne pûmes bien distinguer, et rentra

tranquillementdanssonasileaprèsavoirparléaubaronparlaportede

sonsouterrain.

Bientôtreparutunenuéedesbiressepressantdanslepassage,et

ceux de derrière poussant ceux qui s’avançaient les premiers dans ce

souterrainassezétroit,ceux-ciarrivèrentenfinmalgréeuxàlaportede

Salviati qu’ils fermèrent sans obstacle, quoiqu’ils témoignassent la plus

grandefrayeur.

Au milieu de ces scènes bizarres, de ces circonstances

personnelles, je pensais sans cesse à mon fils. Durandm’avait promis,

toutenfaisantlesdémarchesnécessairespourm’arracherd’unséjoursi

peufaitpourmoi,deveillersurcetenfantsicher;etmalgrélacertitude

qu’il remplirait sa promesse, ce motif me faisait soupirer avec plus

d’ardeuraprèsl’instantdemaliberté.

Maisqu’ilsefitattendre,grandDieu!lecroirait-on?Uneannéeentièrese

passadanscecachotaffreux,avantque lessollicitationsdemesamispussent

obtenir,nonpasmaliberté,maisunjugement.Pendantcetteannéeterrible,nous

apprîmes que les Français avaient pénétré en Italie; nous le sûmes malgré

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les précautions extrêmes qu’on prenait pour le cacher à Salviati qu’on

soupçonnait d’être chef d’une révolution préparée dans ces contrées,

tandis qu’au-dehors on faisait circuler le bruit de sa mort. Que de

supplices,qued’angoissespendantcetteannéecruelle!Confonduepour

l’opinionetlescrimes,avecdesilluminésdontj’étaislapremièrevictime,

exposéeauxmêmestraitements,éloignéed’unenfantadoré,mecroyant

condamnée à une détention éternelle sans avoir pume faire entendre,

quedelarmesdesangjeversais,lorsque,enfin,arrivalemomentdema

confrontationavecmespersécuteurs!

Àlapointedujourleslampess’éteignaient;cesilencedemortfut

rompu par l’apparition des huissiers du tribunal qui vinrent nous

chercher. On nous retira de nos cachots et nous fûmes escortés avec

assez de douceur jusqu’au grand carrefour, où l’on nous fit attendre

Salviati et le baron. Ils avaient pour escorte une troupe nombreuse. Je

compris aux discours de ces soldats qu’ils les traitaient de magiciens.

Salviati, enveloppé dans son manteau, était entouré de baïonnettes;

plusieursgardesportaient lesunsdesseauxd’eau,pourprévenir le feu

dontl’avocatparaissaitdisposer;lesautres,desrosairespourexorciser

ledémondontonledisaitpossédé.Cegroupedegenseffrayésetarmés,

autourduphysiciencalmeetfier,produisaitunspectacleextraordinaire.

Quantaubarond’Olnitz,ilétaitextrêmementpâleetdéfaitetcherchaità

s’appuyer; mais chacun fuyait son attouchement, et le malheureux fut

obligé de s’adosser plusieurs fois contre la muraille avant d’arriver

jusqu’ànous.Exténuéparseschagrinset la fatigue, ilparaissaitn’avoir

plusqu’unsouffledevie.

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Aprèsdelongsetmystérieuxdétours,nousparvînmesàlasallede

l’interrogatoire.Deux fenêtrespratiquéesdansdesmursdevingtpieds

d’épaisseur,etgrillagéesàtriplerang,donnaientunefaiblelumièreàce

séjour lugubre; trois juges aussi jaunes que les torches qui nous

éclairaient siégeaient à une table; à côté de la porte était le greffier.

J’étaisconsternéedecetappareil,quandj’aperçusavecunejoieindicible

le jeune Durand appelé pour déposer, ainsi que Morsan, deux autres

témoinsetmonfils,moncherEdvinski!Jevoulusm’élancerverslui,on

s’yopposa,maisdemanièreàmerassurer.

On nous fit placer sur des bancs, en face des juges. Salviati ne

laissaapprocherpersonnedelui,ettoujoursenveloppédesonmanteau

il passa près du greffier, puis contre les satellites, et vint s’asseoir aux

piedsdesjuges;cettemarchemeparutmystérieuse.Jenemetrompais

pas.Bientôtl’interrogatoirecommençaparlui.

«Votrenom?ditlejugeàl’avocat.

–ThéodoreMaximinSalviati.

–Vosqualités?

–Amideshommesetconfidentdelanature.

–Écrivez,ditlejugeaugreffier,cedernierblasphème.»

Le greffier écrit. À peine a-t-il tracé quelques caractères sur le

papier,quetoutàcoupsonencrebouillonne,etparaîtsechangerenune

coupe de sang. Les caractères prennent feu; le greffier pousse un cri

d’effroietselèvetouttremblant.Lesgardes,prêtsàs’évanouir,courentà

leursfusilsdéposésenfaisceau,àunrâtelierd’armes,contrelamuraille;

mais quel est leur étonnement et le nôtre en voyant

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unemainde feusur lemurquisembles’opposeràcequ’onprenne les

armes,lessoldatssentirdelarésistancepourlesretirer,ets’écrierqu’un

bras invisible retient leurs fusils? En même temps tous les individus

placésdanslasalleéprouventunecommotionsifortequeplusieurssont

suffoquéset tombent lesunssur lesautres. «Ainsi la foudre frappe les

profanes!»s’écriefièrementSalviati.Enmêmetempslui,Taillandinoet

Paoloprofitentdecedésordre,etsontprêtsàs’échapper,quandlejeune

Durand et Morsall, s’élançant avec vigueur, vont fermer les portes et,

secondés par deux autres témoins, s’opposent à leur fuite, en s’écriant

auxjuges:«Insensés!ainsilecharlatanismed’unfriponl’emporterasur

lavéritéetlavertu!Arrachezlemasqueaumensongeetlemanteaudont

ilsecouvre!»

À cesmots, Durand dépouille l’avocat de sonmanteau. «Juges!

s’écrie-t-il, voici la foudre, l’appareil électrique qui vous a frappés!

Soldats! cebras invisiblequi retientvosarmesn’estqu’unaimant très

fort,placécontrevosfusils, levoici!Vous,greffier,sitimorépourvotre

charge!unesimplegouttechimiqueachangévotreencre.Arrachezces

moyensaufourbe,ettoutvarentrerdansl’ordrenaturel.»Durandalors

saisit lepetitappareilélectriquedeSalviati; lessbiress’enhardissentà

l’aspect de l’aimant et du phosphore, causes de leur effroi. Le greffier

changed’écritoire,etl’interrogatoirerecommence.

Aprèsquelquesréponses laconiquesde l’avocat,celui-ci tenteun

dernier effort d’effronterie et, montant sur son banc, il s’écrie:

«Téméraires!quivousérigezenministresduTrès-Haut,etauxquels il

ne daigna pas révéler ses moindres mystères; insolents

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geôliers!quichargezdechaînessescréaturesfavorisées, lesconfidents

de ses desseins éternels, tremblez!... Que ces portes d’airain s’ouvrent

devant nous, ou le bras de l’Éternel va les réduire en poudre!...» On

sourit alors de ses menaces, et le juge, quoiqu’un peu troublé de l’air

sombre et illuminé de Salviati, n’en continua pas moins son

interrogatoire. Il fit apporter les procès-verbaux dressés lors de notre

arrestation,pendantlagrandeexpérienceélectrique.Ilenlutlecontenu

qui révolta l’auditoire. Les enfants surtout, qui étaient présents à la

confrontation,excitaientunintérêtetuneimprobationplusvifsencore.

Quoiqu’ils fussent en parfaite santé, le récit des essais tentés sur nous

annonçait une perversité, une immoralité au-dessus peut-être de ce

qu’onpouvaitavoirconçujusqu’alors.

On passa ensuite à l’interrogatoire du baron. Il ne répondit à

aucune question. Son corps débile, absorbé, anéanti par ce long séjour

dans les cachots, ressemblait à un squelette armé de deux yeux

flamboyants. Il était mourant et paraissait dans un état de stupidité

absolue. Quelques larmes, qu’il versa en me regardant quand on

l’interrogea sur mon compte, semblèrent les dernières qui restassent

danssoncerveaudesséché.Oninsistapourlefaireparler.Ilparutalors

rassemblertoutessesforces.Sesyeuxvitrésdevinrentfixes,etilrâlace

peudemots:Innocenteautantquebelle!Ôvertu!dit-ilenmettantavec

peine une main sur son cœur déchiré de remords, et me montrant:

Combien tu tevenges!...ônature! dit-il avec un soupir plus fort;onne

luttepas contre toi! À cesmots, son corps sec s’étendit, se tordit, puis

semblas’allongerdemoitié;sesyeuxs’éteignirent,ilexpira.

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Lecroirait-on? Jenepusmedéfendred’unmouvementdepitié.

La comparaisonde cethommeavecSalviati le renditmoins coupableà

mes yeux. Salviati le regarda avec un dédain, un air calme, qui me

donnèrentlesplusviolentssoupçons.Lesjoursdubaronétaientcomptés

parsonétataffreux,ilnepouvaitexisterlongtemps;maisquelquesmots

échappés au grand illuminé, le dépérissement de corps et d’esprit du

baron et le soin que Salviati prenait de l’empêcher de parler à chaque

séancemepersuadentencorequesontrépasfutavancé.

Cet incident troubla la fin de la confrontation, et le jugement

définitif fut renvoyé. Ce délai m’accablait; mais j’eus la permission

jusqu’à la sentence de voir mon fils à ma grille chaque soir, et la

promessequ’onne tarderaitpasàmerendre la justicequim’étaitdue.

Elle eût éclaté le même jour, si le perfide Salviati par des propos

interrompus ne s’était plu à me compromettre. Cet homme

extraordinaire fit frémir tout l’auditoire par des imprécations

épouvantablesetunairdecertitudedanssesprédictionsquinousglaçait

d’effroi.«Quantàvous,madame,vousnesortirezqu’avecnous,medit-il,

d’unevoixtonnante,celaestécrit,etlesportesserontimmenses.»Onne

fit pas assez attention à ce propos, à son air d’exaltation, à sa figure

violettedecourroux;etl’onnousramenadansnossouterrains.

Lamarchefutlenteetfunèbre.Salviatifurieuxetfaisantrésonnersavoix

tonnantesouscesvoûtesprolongées;lecorpsdubaronportéparplusieurssoldats

sur un peu de paille; les pleurs demon fils,mon abattement, une séparation

cruelle, tout donnait à ce moment un caractère terrible. Salviati, arrivé à sa

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porte, se jette commeun furieuxdans son cachot.Ondépose le baron

devant le sien en attendant le procès-verbal de samort Taillandino et

Paolo se parlèrent bas enmontrant lamuraille, avant d’entrer dans le

leur,etl’onmefitcontinuermarouteainsiqu’àZéphirinapourarriverà

magrille.

Commenotrecortègearrivaitàuneespècedestationoùétaitune

chapelle de la Vierge, devant laquelle se croisaient deux souterrains,

nousfûmestraversésparungroupedeprisonnierssousbonneescorte.

Nousfûmesobligésd’attendrequ’ilseussentdéfilé.Jedonnaislebrasà

Durandetàunhuissier,étanttrèsfaible;etjerecevaisdecedernierles

consolationset lesespérances lesplusdouces. Ilm’expliquaitqueceux

qu’on conduisait étaient des contrefacteurs de cédules, quand tout à

coup,leprisonniermarchantentêtes’arrêtaenmeregardant.

L’obscurité ne me permit pas d’abord de le remarquer; mais

j’apercevais en général un ensemble effrayant et des espèces de

fantômes qui ne m’étaient pas inconnus, lorsque le grand prisonnier

s’écria:«Ehbonjour!...c’estlepetitfemme!»PuisapercevantDurand:

«Est-il possible? God-damn! le petit femme l’a mal pendu!» À cette

exclamation pouvais-je méconnaître l’infâme Talbot? Quelle horreur

j’éprouvai! Quel désespoir y succéda quand je vis cette circonstance

rejeter les soupçons sur moi! Cette double inculpation accueillie,

l’huissierquittemonbrasavecindignation,Durandpâlitdefureuretde

crainte. «Allons messir le soldat! amenir tout le bande, tout ça

camarades!»s’écriaTalbotavecunjoieféroce.Leshuissierssurcemot

arrêtentDurand, onme saisitdenouveau, àpeineme laisse-t-onmon

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cherEdvinski,etplusresserrésquejamais,onnousreplongedansnos

cachots.EnvainDurandinvoquaitlespuissancescélestesetterrestres;

envainilprotestaitdesoninnocence.Talbotlechargeaitsanscessepar

ses propos. «Allons déserteur! lui criait-il, venir graver des cédules!

faire gémir la presse.»Quel souvenir cemot terrible nous laissait, en

même temps qu’il rejetait sur l’infortuné Durand des soupçons plus

graves!Nousétionsanéantispartantd’incidentscruelsetinattendus,

et lapenséenenousrevintquelorsquedesportesdefersefurentde

nouveauferméessurnous.

Cette rencontre faillit me jeter pour jamais en démence. Au

momentoùj’échappeauxauteursdemestourments,oùmoninnocence

va être proclamée, d’anciens persécuteurs, prêts à essuyer enfin le

châtiment qu’ils méritent, me replongent d’un mot dans l’abîme de

mauxd’oùj’étaissortie,etyjoignentl’affreuseidéed’yentraînerunami

et un fils. «En est-ce assez, grand Dieu!m’écriai-je, désespérée. Et le

jourdelajusticeneluira-t-iljamaispourmoi!»J’ignoreletempsqueje

mis à recouvrer ma raison; je me retrouvai enfin dans les bras

d’EdvinskietprèsdeZéphirinaqui,retiréedansuncoindusouterrain,

n’osaitpluss’approcherdenous. Je luidemandaicequ’onavait faitde

Durand; elle me répondit qu’il était placé dans un cachot en face du

nôtre.Plusieursjourssepassèrentdansunabattementinexprimable,et

sans que nos sens pussent nous permettre lamoindre observation. Je

cruscependantremarquerqueSalviati,Taillandinoettouslesilluminés

avaient des moyens de s’entendre; et quel fut mon étonnement, une

nuit, de m’apercevoir que l’avocat avait le

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secret d’ouvrir leurs cachots, de les réunir en conciliabule, sans que je

pusse démêler leur projet, mais restant glacée de crainte par ce

bourdonnement sourd dans l’obscurité, coupé par des imprécations de

ces forcenés! Combien ne devais-je pas trembler en pensant qu’ils

étaientmaîtresd’ouvrirmaprison,etquejepouvaisretomberdanstous

lespérilsdontlecielm’avaittirée?

Il me sembla bientôt reconnaître qu’ils faisaient des préparatifs

extraordinaires. Des gardes endormis chaque jour par des prises

narcotiques,descoupssourdsdanslaterreetlesmursmedonnaientde

violentesinquiétudes,etlespenséeslesplusnoiresm’accablaient.Quelle

est laperversitédeshommes!medisais-je; où les conduitunpremier

pasvers l’immoralité!Salviatiadébutépardeserreursphysiques,et il

est devenu matérialiste, athée; tous les principes lui ont paru des

chimères,etsonassociationaveccesscélératsenestlerésultatfuneste.

Le baron,moins atroce, a suivi la route des sens, en vain il a voilé ses

désirs corrompusdemotifs délicats en apparence; onne composepas

avec la nature et la vertu. Talbot, Falso, pervertis par l’avarice, se sont

jetésd’embléedanslecrime;ettouscesêtrespardesroutesdifférentes

sont arrivés à la dépravation et au supplice. «Quelle leçon, mon fils!

m’écriai-je dans l’excès de ma douleur, si l’innocence même est

compromise, combien ne doit-on pas éviter jusqu’à l’apparence d’une

erreur!»

Le lendemain on vint chercher Durand. Je saisis une lueur

d’espérance.Jepensaisquesoninterrogatoireetmespapiersdontilétait

dépositaire,exposantlaforcedelavérité,mettraientenfinaujoursesmalheurs

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et les miens. Mais combien d’incidents inattendus m’avaient jusqu’ici

interdit toute conjecture raisonnable. Je fus dans des transesmortelles

pendant trois heures qu’il fut absent. Enfin un bruit confusm’annonça

sonretour. Jem’élançaià lagrille, je levisresserré, j’enconçusunbon

augure,etaumomentd’entrerdanssaprison, je levissourire,et ilme

cria ces mots: «Morsall et Ernest ont déposé!... J’aimontré les procès-

verbauxdeBudeetdeBologne,lavéritétriomphe.Demainlejugementet

notre liberté. –Non!» cria alors une voix sépulcrale qui, du fond d’un

cachot, fit résonner sourdement les voûtes. Ce seul mot nous fit

trembler;mais le cri deDurandet cenomd’Ernestmedonnèrentune

secousse que je ne puis définir. Ernest! m’écriai-je. Sa présence me

paraissaittellementimpossiblequejecrusDurandendélire.

Cependant l’espérance entrait dans mon âme. Avec quelle

impatience j’attendis le lendemain! Je passai la nuit entière tenant

Edvinski surmon cœur, quibattait avec violence; et quellenuit, grand

Dieu!quecelledontl’auroresoulèvelevoiledenosdestins!

Enfin l’instant terrible arriva: celui du jugement général. Je ne

crois pas que la trompette de l’Ange redouté, sonnant dans le dernier

jourdesmortels,produiseuneffetpluseffrayantquelebruitdesgonds

etferrementsdelagrandeportedesjugesdutribunalquis’ouvritpour

nous.Plusieurstorchesparcoururentlentementlessouterrains.Ceuxqui

lesportaientordonnaientauxprisonniersdeparaîtreàunpetitguichet

deferpratiquéau-dessusdechaqueporte,pendantqued’autressoldats

ouvraient les cadenas de ces guichets. Enfin, ce bruit confus de

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voixsinistres,deferrementsrouillés,degémissementsetdeblasphèmes,

cessaaumotdeSilence!prononcépar lepremierhuissier, et les juges

descendirentsurlesmarchesdelagrandeportedeleursalle,auboutdu

souterrain. Un silence d’effroi et d’horreur régna pendant quelques

minutes.Alorsundesjugeslutunexposédesmotifsdujugement,assez

long,puis ilpassaaux sentencesparticulières. J’étais si saisieque jene

puismerappeler lecontenudesmotifsetconvictions; le seul souvenir

dessentencesm’estresté!

- «La comtesse Pauliska», dit la voix qui avait porté les

conclusions... (je frémis! ) «Miseen liberté, ainsique son fils etBenoît

Durand.» Je faillis m’évanouir de joie. À peine pus-je entendre les

jugementssuivants:

- «Marie-Léopolde Guardia, dite Zéphirina, ancienne novice à

Santa-Maria, condamnée à une détention perpétuelle aux Pénitentes

Bleues.»Cejugementvalaitunemortlente.L’infortunéefonditenpleurs

etneditquecesmots:Jeneleverraidoncplus.

-«PaoloGuardia,Taillandino,renvoyésàunplusampleinformé.»

Ilétaitévidentqu’onavaitdesseindelesfaireéchapperparlecréditdu

cardinal-légat.

-«Talbot,Falsoetconsort,deuxansdegalèreàCivita-Vecchia.»

La protection du cardinal et l’Angleterre avaient clairement atténué le

jugementdecesprévenus.

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- «Enfin, Théodore-Maximin Salviati, convaincu d’athéisme,

d’immoralité,d’attentats sur l’honneuret laviedeplusieurs femmeset

enfants, condamné à une détention perpétuelle, dans les plombs des

égoutsduchâteauSaint-Ange.»

-Non! s’écriealorsavecunaccentplus terribleencore lamême

voix sépulcrale, qui avait déjà fait résonner les voûtes, la veille, par le

mêmemot.

Et dans l’instant, une explosion épouvantable se fait entendre;

l’aircomprimédescachotsnoussuffoque.Lesvoûtesfendues,briséesà

l’extrémité du souterrain, laissent arriver un jour rouge à travers une

fuméeépaisse,etplusieurssoldatsetprisonnierspassentencriantquele

bastiondumagasinàpoudreduchâteauavaitsautéenl’air,aumoyende

mèchesdisposéesparSalviatietsesaides4.

Dans ce désordre horrible, nous fûmes longtemps sans nous

reconnaître; à demi étouffés, brûlés, comment chercher une issue?

Comment former un projet? Par suite de cet instinct naturel qui nous

porte, au premier instant, à notre conservation propre, je me trouvai

dans la cour pavée, seule. Seule! Quel sens horrible avait cemot pour

moi!Lecridelanaturesefitentendredansmonsein,longtempsavant

quema bouche pût le proférer, quemes pieds pussentme soutenir. Je

sentis tout à coup que je ne vivais pas tout entière et je

4Touslespapiersontparlérécemmentdecetteexplosiond’unmagasinàpoudreduchâteauSaint-Ange;accidentdontlacausevéritableétaitinconnue.

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sortiscommed’unsongeenhurlantlenomd’Edvinski.Jecourusentous

sens au milieu des décombres, des brasiers, des flammes dévorantes,

rien!rien!Lesportesavaientdisparu,latourdugreffeétaitenfeu.Jeme

rappelai alors que l’escalier tournant descendait précisément sur ma

prison où devait être encore mon fils; dès lors, plus de réflexions, je

m’élance dans le vestibule, et je vois plusieurs soldats immobiles et

étoufféssurlelitdecampparsuitedesexhalaisonsfunestesdumagasin

à poudre sauté. Rien ne m’arrête. Je hasarde de franchir cette pièce;

bientôt un air brûlant, les flammes quim’environnent attestent que la

tourestembraséejusquedanslescaveaux.Déjàmarobeprenaitfeu, je

sentais pétiller mes chairs; mais nul tourment n’égalait ceux de mon

cœur.

J’allaismeprécipiterdansl’escalier,quandunefemme,unspectre

vivant,maisàdemibrûlé,seprésenteàmoi,surlesdernièresmarches.

Ladistance, une fuméehorrible, le balancementdes flammes, et

plus que tout, la transformation de cet être à demi consumé,

m’empêchentdelereconnaîtred’abord.Jeremarqueseulementàtravers

cevoiledefeuquecettefemmemefaitsigned’unemaindem’éloigner,et

pressede l’autre contreelleun fantômeblancqu’elleporte avecpeine.

Elleveutcrier,aucunsonnemeparvient;elletend lesbras,cenesont

déjàplusquedesossements.Consternée, frappéedepressentimentset

de terreur, j’allais néanmoins m’élancer dans les caveaux lorsque le

spectreparvientàmespieds, s’y traîne,ouvreunecouverturemouillée

dont il enveloppait l’objet serré sur son cœur, et je reconnais

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qui? Grand Dieu! Edvinski sauvé et Zéphirina mourante. Elle avait

couvertdesoncorpscetenfantadoré,ellemouraitpourlui!«Généreuse

infortunée!m’écriai-jeen fondantenpleurs, je t’accablai, et tu fusplus

mèrequemoi!»Pourréponse,ellelèvesurnoussesyeuxdesséchéset

pleinsencored’expression.Seslèvresconsuméess’ouvrirentvainement

plusieursfois;enfinellesmefontparvenircesdernierssonsplaintifset

déchirants: «Pardonnez-moi d’avoir été heureuse en le sauvant!»

Pénétréed’admirationetdedouleur, jeveuxrelevercetteinfortunée, je

saisis ses mains... Juste Ciel! ses chairs restent en poudre dans les

miennes,sesbrasdesqueletteembrassentmesgenoux,satêtes’abaisse,

sedissoutsurmespieds,elleexpire...Etcetêtredefeu,auphysiqueetau

moral,s’évanouitcommeunsongeentombantenpoussière.

Saisie jusqu’au fondde l’âme, j’emportemonfilsencoreévanoui,

etjeparviensdanslacour.Là,confondue,anéantieparmescraintes,mes

transportsetmareconnaissance,j’arrosaidemespleurslesmarchesde

cettetoureffroyable,tombeaudecettefemmeexaltéequej’accablaitrop

longtemps.Quederéflexionsfunestesm’assaillirentencetinstant!«Ne

jugeons jamaisdeshumainsdans ledésordredessens!m’écriai-je,que

d’êtres généreux on méconnaît! que de remords on rejette! que

d’injustices on se prépare!» Noyée de larmes, je tombai dans un

abattement,unétatd’insensibilité,suitedetantdesecousses,etj’ignore

cequisepassadepuiscemomentjusqu’àceluioùjemetrouvaidansla

première cour du château entre les bras de

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Durand, de Morsall, et le croirait-on? d’Ernest. Ce contraste subit

d’adversité et de bonheur faillit m’enlever un reste de raison. Et

commentsuffireàtantd’impressionsviolentesetaccumulées!Jerepris

enfindesforces.Toutl’intérieurduchâteauétaitdansundésordrefacile

à imaginer. Cependant le poste du premier pont-levis était rétabli, et

nous ne pûmes sortir qu’après un examen assez scrupuleux de nos

personnes. La première frayeur dissipée, on avait porté à ce point une

gardetrèsforte,chargéedeprévenirtouteévasion;mais,reconnuepar

legreffierdutribunalquiavaitencore lasentence,Morsalln’eutpasde

peine à obtenir que je me retirasse de suite au logement qu’Ernest

m’avait fait préparer.Nous apprîmes le lendemainqueSalviati, victime

de sa propre vengeance, avait péri avec une grande partie de ses

compagnons.Quoiqu’ileûtcalculéladistanceoùilsetrouvaitdumagasin

à poudre pour ne point sauter, la disposition des voûtes avait fait

écroulerlasienne,etilétaitrestéensevelisoussesruines.Talbot,Falso,

troppromptsàs’évader,avaientététrouvésblessésdanslesdécombres

et renfermés de nouveau. Ainsi, la faux du temps moissonna enfin les

coupables;ainsi,lecielfutjusteetl’innocencesauvée.

Revenue à moi, à la possibilité de sentir tout mon bonheur, je

voulus savoirparquel événement jeme trouvais ainsi réunie àErnest.

Ses vêtements lugubres m’indiquaient assez qu’il était libre; mais

commentavait-ilpuconnaîtremacaptivitéetvenirsigénéreusementm’y

arracher?Morsallm’expliquaalorsqu’aprèsl’événementcruelquim’avaitfait

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retomber dans les mains du baron d’Oinitz, et de là dans les fers du

tribunal, tremblant pourmon sort sans ressources pour y remédier, et

fairedesdémarchessiurgentes, ils’étaithâté,d’après l’avisdeDurand,

d’enécrireàErnest,àMolsheim;quecetamiconstant, instruitdemon

malheur,n’avaitpasperduuninstantpouraccourirprodiguersafortune

et ses soins afin de démontrermon innocence, et quema liberté était

encore plus l’ouvrage de l’amour que de leur amitié. «Ah! ne parlons

encore que d’amitié, dit Ernest en soupirant, et jetant les yeux sur ses

crêpes:jedoisunlonghommageàlatendreetinfortunéeJulie.Soncœur

n’étaitpasdece siècle.Une jalousieextrême l’aminée lentement, et l’a

conduiteautombeau.Aucunsoin,aucuntémoignagedetendressen’ont

pu dissiper un fond de mélancolie, suite de la persuasion de mon

indifférencepourelle,etd’unattachementpourvous.Ellen’estplus,etsi

je ne pus lui donner mon amour, je dois des larmes éternelles à sa

candeur,àsatendresseinépuisable.»

Aprèsplusieursmoisd’uneliaisonamicaleetsidouceaprèstant

d’orages, un nœudplus saint encore vient deme lier à Ernest, et nous

noustrouvonstousrassemblésàLausanne,auseinde l’aisanceetde la

paix. –Là, épouse chérie,mère fortunée, si je versequelquespleursde

confusion au souvenir de tant d’humiliations peu méritées, ils sont

essuyésparl’amour,pardesamisvéritablesetparlecharmeconsolant

d’uneconsciencepureetirréprochable.