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Dossier d’accompagnement scolaire Jacques et son maître de Milan Kundera Mise en scène de Martin Genest Une production du Théâtre du Trident, en coproduction avec le Théâtre Pupulus Mordicus Présentée au Théâtre français du Centre national des arts du 12 au 16 février 2008

Jacques et son maître - National Arts Centre · Milan Kundera, aujourd’hui âgé de 79 ans, est très discret sur sa vie privée. Il ne donne plus d’entrevue en public depuis

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Dossier d’accompagnement scolaire

Jacques et son maître de Milan Kundera

Mise en scène de Martin Genest

Une production du Théâtre du Trident, en coproduction avec le Théâtre Pupulus Mordicus

Présentée au Théâtre français du Centre national des arts du 12 au 16 février 2008

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 1

Ce dossier d’accompagnement scolaire a été préparé par Sophie Labelle.

Photo © Louise Leblanc

Toutes les photos du spectacle insérées dans ce dossier sont de Louise Leblanc

Crédits de la production p. 2

Introduction p. 3

Milan Kundera, le romancier-philosophe p. 4

Biographie

Oeuvre

Denis Diderot, le philosophe-romancier p. 9

Biographie et époque

Jacques le Fataliste et son maître, le roman

Le spectacle p. 13

Texte et thèmes

Traitement scénique

Entretien avec le metteur en scène p. 16

Activités proposées p. 20

Bibliographie p. 21

Sommaire

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 2

Crédits de la production

Jacques et son maître Texte de Milan Kundera D’après le roman Jacques le Fataliste de Denis Diderot Mise en scène de Martin Genest Distribution

La Le Maître : Jean-Jacqui Boutet Le fils Bigre, la Mère, le père d’Agathe : Éva Daigle Agathe, l’Aubergiste : Valérie Laroche Justine, la Fille, la mère d’Agathe : Annie Larochelle Le Chevalier de Saint-Ouen, le Marquis des Arcis : Christian Michaud Jacques : Patrick Ouellet Le Père Bigre, le Commissaire, le Juge : Pierre Robitaille

Un musicien : Philippe Côté Un musicien : Olivier Forest

Équipe de création

Assistance à la mise en scène et régie : Jean Bélanger Scénographie : Claudie Gagnon Costumes : Julie Morel

Éclairages : Sonoyo Nishikawa Musique : Philippe Côté et Olivier Forest Marionnettes : Pierre Robitaille et Zoé Laporte Maquillages : Élène Pearson Cette production de Jacques et son maître a été présentée au Théâtre du Trident, à Québec, du 7 mars au 1er avril 2006.

Crédits de la production

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 3

Introduction

Le théâtre est, à de multiples niveaux, un espace de

rencontres. Rencontre entre la parole d’un auteur et

la vision d’un metteur en scène, rencontre entre les

acteurs et, ultime rencontre, celle entre le spectacle et

les spectateurs. La pièce Jacques et son maître fait

l’objet de nombreuses rencontres. C’est d’abord une

production d’une compagnie de théâtre de Québec

qui a pignon sur rue, le Théâtre du Trident,

coproduite avec une compagnie de théâtre de

marionnettes pour adultes, le Théâtre Pupulus

Mordicus. La pièce a été écrite autour de 1970 par

un auteur d’origine tchèque, Milan Kundera, inspirée

par le roman d’un écrivain français du 18e siècle,

Denis Diderot.

Laissons Milan Kundera témoigner de cette rencontre :

Cette « variation-hommage » est une rencontre multiple : celle de deux écrivains, mais

aussi celle de deux siècles. Et celle du roman et du théâtre. La forme d’une œuvre

dramatique a toujours été beaucoup plus rigide et normative que celle du roman. J’ai

donc écrit non seulement un « hommage à Diderot », mais aussi un « hommage au

roman » en essayant de prêter à ma comédie cette liberté que Diderot-romancier a

découverte et que Diderot-auteur de théâtre n’a jamais connue.

Pour découvrir ce qui compose le spectacle Jacques et son maître, nous nous attarderons à la vie

et l’œuvre de Milan Kundera et de Denis Diderot, de même qu’au travail scénique du Théâtre

Pupulus Mordicus.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 4

Milan Kundera, le romancier-philosophe

Biographie

Romancier et essayiste, Milan Kundera est une

des voix les plus importantes de la littérature

contemporaine. Il est né en 1929 à Brno, capitale

de la Moravie, une région du sud de l’ancienne

Tchécoslovaquie. Issu d’une famille de la classe

moyenne aisée dans laquelle les arts occupent une

place importante, il est le fils d’un pianiste et

musicologue de renom. Dès son enfance,

Kundera joue du piano, puis il apprendra la

trompette, par amour du jazz. L’influence de la musique se fera sentir dans la construction de ses

écrits.

Il termine ses études secondaires et alors qu’il n’a pas vingt ans, en 1948, il adhère au Parti

communiste tchèque. Kundera est alors un communiste convaincu, mais il est pourtant exclu du

Parti en 1950, pour cause « d’activités contre l’autorité ». Il y sera réadmis plus tard. À

l’université, il hésitera entre la musique et la littérature, pour finalement choisir cette dernière et

le cinéma. Il enseigne l’histoire du cinéma durant dix ans (1949-1959), puis la littérature.

Lorsque, à la fin des années 1960, un besoin de liberté se fait sentir chez les artistes et les

intellectuels en Tchécoslovaquie, Milan Kundera est à l’avant-plan de ce mouvement de

libération. Il critique ouvertement le totalitarisme du Parti et fait un discours mémorable au

Congrès des écrivains tchèques en 1967. Mais la fête sera de courte durée et lorsque les

Soviétiques envahissent la Tchécoslovaquie, en 1968, Kundera se retrouve rapidement réduit au

silence. Il perd son poste d’enseignant, ses livres sont retirés des librairies et il lui est interdit de

publier.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 5

Invité en France où ses livres obtiennent de plus en plus de succès, il enseigne à partir de 1975

d’abord à Rennes puis à Paris, à l’École de hautes études en sciences sociales. Déchu de la

nationalité tchécoslovaque en 1979, il est naturalisé français en 1981. Pendant cinq ans, entre

1973 et 1978, il n’écrira rien, puis la nouvelle liberté dont il jouit dans son pays d’adoption le

poussera à se remettre à l’écriture. En 1984, il fait paraître ce qui est son roman le plus connu,

L’Insoutenable légèreté de l’être. Avec ce livre, il devient un auteur mondialement reconnu,

surtout après la sortie du film en 1988. À partir de l’écriture et de la parution de La Lenteur, en

1995, Milan Kundera écrit directement en français. Son dernier roman, L’Ignorance, est paru en

2003 et il a fait paraître un essai en 2005, Le Rideau.

Milan Kundera, aujourd’hui âgé de 79 ans, est très discret sur sa vie privée. Il ne donne plus

d’entrevue en public depuis 1985, mais accepte parfois de répondre par écrit. Sa biographie

officielle dans les éditions françaises de ses livres se résume à deux phrases : Milan Kundera est

né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s’installe en France.

Bibliographie Tous les livres de Milan Kundera, tant les traductions que les livres écrits en français, sont parus

aux éditions Gallimard, puis en livre de poche chez Folio. Kundera ayant renié certaines de ses

œuvres de jeunesse, elles ne sont pas disponibles en traduction.

Romans et nouvelles La Plaisanterie (1967)

Risibles amours (1968)

La vie est ailleurs (1973)

La Valse aux adieux (1976)

Le Livre du rire et de l’oubli (1978)

L’Insoutenable Légèreté de l’être (1984)

L’Immortalité (1990)

La Lenteur (1995)

L’Identité (1997)

L’Ignorance (2003)

Théâtre Jacques et son maître, hommage à Denis

Diderot (1981)

Essais L’Art du roman (1986)

Les Testaments trahis (1993)

Le Rideau (2005)

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Œuvre

Kundera est strict : ne constitue son œuvre que ce qui appartient à

l’art du roman. Il a écrit dix romans, entre 1959 et 2003 : Risibles

Amours, La Plaisanterie, La vie est ailleurs, La Valse aux adieux,

Le Livre du rire et de l’oubli, L’Insoutenable Légèreté de l’être,

L’Immortalité, La Lenteur, L’Identité et L’Ignorance. À cela

s’ajoutent trois essais qui traitent du roman : Les Testaments trahis,

L’Art du roman et Le Rideau. On peut également joindre à cette

liste Jacques et son maître, qui même s’il s’agit d’une pièce de

théâtre, tire son origine d’un roman et, comme l’a dit Kundera lui-

même, constitue un « hommage au roman ».

Si les sept premiers titres ont été écrits en tchèque, Kundera a par la suite retravaillé en

profondeur toutes les traductions. Elles ont selon lui la même valeur que le texte en langue

originale. La langue de Kundera est simple et directe et ses romans sont accessibles. Ce qui fait

leur complexité se situe au niveau de la structure et des idées. Il a développé de brillante manière

une esthétique comprenant des narrations morcelées et des digressions. Différents personnages

et parfois l’auteur lui-même prennent tour à tour la parole, il y a des allers-retours entre le présent

et le passé. Ce sont des romans polyphoniques, comme en musique, où plusieurs voix et plusieurs

trames entrent en relation.

Au niveau des idées et des thèmes, on est en présence d’une œuvre non pas homogène, mais unie

et cohérente. Le personnage chez Kundera est un être humain qui aspire à vivre une existence

remplie de sens, dans un univers qui n’en a aucun. Le roman, selon Kundera est le récit de la

transformation d’un être ou d’un monde. Le personnage principal est toujours un héros, un être

qui se bat.

Le héros des romans modernes est en opposition au monde. Il aspire à un monde meilleur, mais

le monde réel l’étouffe. Il se bat donc contre ce monde qui l’oppresse, il veut le changer, ne

serait-ce qu’un petit peu, pour s’y faire une place. Ce conflit ne se résout que de deux manières :

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 7

soit le héros renonce à ses désirs et accepte la réalité telle qu’elle se présente à lui, soit il la rejette

complètement et se cloître dans sa propre réalité.

L’écrivain Franz Kafka (1883-1924), un des modèles de

Kundera, pousse ce schéma à l’extrême. Avant lui, on sentait

que les héros avaient, sinon une chance de réussir, du moins

l’espoir de le faire. Chez Kafka, le monde est impénétrable,

immuable, et même si le héros persiste à vouloir changer les

choses, on sait qu’il n’y arrivera pas. Que faire alors qu’il ne

sert à rien de lutter ? C’est à cette question que Kundera tente

de répondre.

Kundera met en scène des êtres aux prises avec

de violents désirs, tant physiques que

psychologiques et émotifs. Par contre, ces

personnages sont souvent démunis face à leurs

désirs et ne disposent que de peu de moyens

pour les combler. Ils choisissent alors de

s’abstraire du monde. Ce sont des déserteurs,

des exilés, qui abandonnent tout ce qui les

définit, tout ce en quoi ils croient, pour

s’échapper du monde.

Les personnages de Kundera sont incertains de leur

identité, de leur essence fondamentale. Le vide les

guette sans cesse, tout comme leur propre

effondrement. L’autre n’est pas une âme sœur, mais

un étranger, quelqu’un qui les éloigne d’eux-mêmes.

Et soudain, je compris Avenarius : si nous refusons d’accorder de l’importance à un monde qui se croit important, et si nous ne trouvons en ce monde aucun écho à notre rire, il ne nous reste qu’une solution : prendre le monde en bloc et en faire un objet pour notre jeu ; en faire un jouet. L’Immortalité, Folio, 1990, p. 505.

Alors, de nouveau, elle éprouva cette étrange et forte sensation qui l’envahissait de plus en plus souvent : elle n’a rien en commun avec ces créatures sur deux jambes, la tête au-dessus du cou, la bouche sur le visage. Autrefois, leur politique, leur science, leurs inventions l’avaient captivée, et elle avait pensé jouer un petit rôle dans leur grande aventure, jusqu’au jour où avait pris naissance en elle cette sensation de n’être pas des leurs. Cette sensation était bizarre, elle s’en défendait, la sachant absurde et immorale, mais elle finit par se dire qu’on ne peut commander ses sentiments : elle ne pouvait ni se tourmenter pour leurs guerres, ni se réjouir de leurs fêtes, parce qu’elle était imprégnée de la certitude que tout cela n’était pas son affaire. L’Immortalité, Folio, 2006, p. 67.

Puis, passant par un grand magasin, elle se trouva inopinément devant une paroi recouverte d’un immense miroir et resta stupéfaite : celle qu’elle voyait n’était pas elle, c’était une autre ou, quand elle se regarda plus longtemps dans sa nouvelle robe, c’était elle mais vivant une autre vie, la vie qu’elle aurait eue si elle était restée au pays. L’Ignorance, Folio, 2006, p. 39.

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Plusieurs des thèmes majeurs sont annoncés

par les titres de ses romans et par les titres

des parties de romans. Ce sont des idées de

base, qui se prolongent et varient à l’infini :

la lenteur, l’identité, l’ignorance, la légèreté

et la pesanteur, l’âme et le corps, etc. Une

autre idée revient souvent chez Kundera,

c’est la dénonciation du kitsch. Le kitsch

dont il est ici question ne réfère pas au

mauvais goût ou aux objets passés de mode,

mais plutôt à une manière d’appréhender le

monde avec de bons sentiments et sans

conscience critique. C’est dans

L’Insoutenable légèreté de l’être qu’il le

définit abondamment.

En dénonçant le kitsch, Kundera semble nous dire que nous

ne devons pas nous bercer d’illusions et nous méfier des

doctrines de toutes sortes, ce qui nous semble

compréhensible, étant donné son parcours personnel. Mais

il ne faut pas lire ses œuvres sous la lueur unique de l’intérêt

politique ou historique. Kundera a volontairement laissé

dans ses romans des dates et des lieux dans le vague, pour

échapper à cette lorgnette réductrice. Il est vrai que ses

livres témoignent de manière concrète du destin d’une

nation (la Tchécoslovaquie), d’une idéologie (le

communisme) et même de toute l’Europe de la deuxième

moitié du 20e siècle. Mais Kundera s’attarde surtout à nous

montrer l’homme nu, dépouillé de tous les mensonges,

l’homme dans son essence. Et nous conservons de ses

romans des images troublantes de tous nos mystères et nos

ambiguïtés.

Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch. (p. 356) Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur la pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch. La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch. (p. 361) Au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont données d’avance et excluent toute question nouvelle. Il en découle que le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge. (p. 368) L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, 2006.

La Tchécoslovaquie Les Tchèques et les Slovaques sont deux peuples différents dont l’histoire se rejoint en 1918. Auparavant, les Slovaques avaient été sous la domination hongroise, alors que les Tchèques étaient régentés par l’Allemagne. En 1918, après la Première Guerre mondiale, grâce à l’affaiblissement de l’Allemagne et de l’Empire austro-hongrois, est fondée la Tchécoslovaquie, avec Prague comme capitale. Sous la montée du nazisme, la Tchécoslovaquie s’allie à l’URSS. Le parti communiste tchécoslovaque prend le pouvoir en 1948. Le pays, placé sous la domination communiste, tentera de se défaire du régime en 1968, mouvement qu’on a appelée Le Printemps de

Prague. En août de cette même année, l’URSS envahit le pays et les politiques se durcissent. Vingt ans plus tard, la Tchécoslovaquie se libérera de l’envahisseur grâce à la Révolution

de velours, nommée ainsi en raison du peu de sang versé. Cette révolution marque la chute du régime communiste et l’élection en juin 1990, du premier gouvernement démocratique et entièrement non-communiste en plus de 40 ans. La Tchécoslovaquie est ensuite scindée en deux. La République Tchèque, dont Prague est la capitale, et la Slovaquie, dont la capitale est Bratislava, sont fondées en 1993.

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Denis Diderot, le philosophe-romancier

De qui sont ces commentaires élogieux et ces

fines analyses ? D’un critique littéraire ? D’un

universitaire spécialisé ? Non, elles sont le fait de

Kundera lui-même, amoureux du roman de

Diderot au point de lui rendre hommage.

Laissons-lui expliquer la genèse de son texte.

Quand les Russes ont occupé, en 1968, mon petit pays, tous mes livres ont été interdits et, d’un coup, je n’ai plus eu aucune possibilité légale de gagner ma vie. De nombreuses personnes ont voulu m’aider : un jour, un metteur en scène est venu me voir pour me proposer d’écrire, sous son nom, une adaptation théâtrale de L’Idiot de Dostoïevski. J’ai donc relu L’Idiot et j’ai compris que, même si je devais mourir de faim, je ne pourrais pas faire ce travail. Cet univers de gestes excessifs, de profondeurs obscures, de sentimentalité agressive me répugnait. J’ai éprouvé, d’emblée, inexplicablement, un coup de nostalgie pour Jacques le Fataliste. « Ne préféreriez-vous pas un Diderot à un Dostoïevski ? » Il ne le préférait pas, mais moi, je n’ai pu me débarrasser de cet étrange désir ; pour rester le plus longtemps possible en compagnie de Jacques et de son Maître, j’ai commencé à les imaginer comme personnages de ma propre pièce de théâtre. Milan Kundera, Introduction à une variation dans Jacques et son maître.

Denis Diderot, né le 5 octobre 1713 à Langres et mort le 31

juillet 1784 à Paris, est un écrivain, philosophe et

encyclopédiste français. Il est connu pour ses Pensées

philosophiques, ses romans et pièces de théâtre et le travail

titanesque auquel il consacre plusieurs années de sa vie :

l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des

arts et des métiers. Il rédigera plus de 1000 articles pour

cette première encyclopédie française.

« Le roman de Diderot est une explosion d’impertinente liberté sans autocensure et d’érotisme sans alibi sentimental. » « Dans toute l’histoire du roman mondial, Jacques le Fataliste est le refus le plus radical et de l’illusion réaliste et de l’esthétique du roman dit psychologique. »

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 10

Le siècle des Lumières

Diderot a vécu dans ce qu’on appelle le siècle des Lumières. Le mot Lumières définit le

mouvement intellectuel, culturel et philosophique qui a

dominé, en Europe et particulièrement en France, au 18e

siècle, auquel il a donné son nom. Les Lumières ont

marqué le domaine des idées et de la littérature par leurs

remises en question fondées sur la « raison éclairée » de

l’être humain et sur la notion de liberté. Les idées des

philosophes des Lumières ont alimenté les opposants au

pouvoir, tant le pouvoir clérical que royal, ce qui a mené

à la Révolution française de 1789, qui renversa la

monarchie.

Durant le siècle des Lumières, on cherche des liens entre les causes et les effets, la science fait

des percées considérables, on tente de comprendre les mécanismes. Le hasard est toujours

présent, mais il n’est plus la manifestation d’une volonté divine. Un philosophe des Lumières,

comme Diderot, n’est plus un ermite, mais un homme d’expérience qui définit des grands

principes universels à partir de son observation fine du monde. Ces « nouveaux » philosophes

font preuve de sociabilité et d’engagement et se fient sur leur raison.

Jacques le Fataliste et son maître

Le roman de Diderot raconte le voyage de

Jacques et de son Maître. Son contenu,

mais surtout sa forme, ont enthousiasmé

Kundera. Jacques le Fataliste s’inscrit

dans la lignée des grands romans

fondateurs que sont Gargantua et

Pantagruel de Rabelais et Don Quichotte

de Cervantès. Ce sont des textes libres,

non moralisateurs, sensuels et intelligents.

Tristram Shandy, de Laurence Sterne, et Jacques le Fataliste, de Denis Diderot, m’apparaissent aujourd’hui comme les deux plus grandes œuvres romanesques du 18e siècle, deux romans conçus comme un jeu grandiose. Ce sont deux sommets de la légèreté jamais atteints ni avant ni après. Le roman ultérieur se fit ligoter par l’impératif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la rigueur de la chronologie. Il abandonna les possibilités contenues dans ces deux chefs-d’œuvre, qui étaient en mesure de fonder une autre évolution du roman que celle que l’on connaît (oui, on peut imaginer aussi une autre histoire du roman européen…) Kundera dans L’art du roman, Folio, 1986, p. 26-27.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 11

Dans le roman, le voyage de Jacques et de son Maître dure huit

jours. Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Nous ne le savons pas, pas

plus que nous ne savons quel est le nom du Maître, le nom de

famille de Jacques ou quel est leur âge. Jacques, qui aime

parler, et son Maître, qui aime l’interrompre, se racontent leurs

histoires d’amour passées. Ils font en chemin plusieurs

rencontres qui interrompent leurs récits. Il y a trois niveaux de

parole dans le roman : entre le narrateur et le lecteur, entre

Jacques et son Maître (très souvent sous forme de dialogue) et

entre tous les personnages.

On pourrait considérer le voyage de Jacques et son Maître comme une image réduite de la vie,

avec ses moments essentiels : l’amour, le désir, la sexualité, la liberté, la jeunesse, la trahison, le

destin. Jacques le Fataliste et son maître, c’est un vaste roman-conversation, dans lequel Diderot

mêle le comique et le tragique (comme dans la vie), et traite sur le mode de la dérision (ce qui

plaît à Kundera) des grandes idées de son époque.

Fatalisme, déterminisme et matérialisme

Diderot le philosophe aimait les paradoxes et les grandes questions, il ne cherchait pas à y

échapper. D’un côté, il y a le fatalisme religieux (selon Jacques, tout est écrit dans un grand

rouleau, là-haut) et l’abdication des facultés rationnelles, qui peut se rapprocher du déterminisme,

où chaque cause produit toujours le même effet, et si on agit sur les causes, on peut modifier les

effets. Enfin, il y a le matérialisme. Comme son nom l’indique, dans le matérialisme, tout est

matière. Il n’y a pas de séparation entre l’âme et le corps, il y a la complexité de la sensibilité

humaine. Les idées naissent des informations que les sens nous transmettent. L’expérience

d’autrui se transforme en savoir collectif et permet d’intégrer à ses propres connaissances ce que

d’autres ont éprouvé. Les valeurs morales n’existent pas dans l’absolu, ce sont les hommes qui

les ont créées. Mais peut-on vraiment croire en la liberté ? L’homme est-il vraiment libre ? Ou

plutôt, ne sommes nous que les marionnettes du hasard, du Très Haut ? Si c’est le cas, nous ne

sommes pas responsables de nos actes, alors notre comportement n’a aucune importance.

Diderot était-il fataliste, comme Jacques ? Ou son roman tourne-t-il plutôt le fatalisme en

dérision ? Nous sommes tentés de croire que pour Diderot, il ne fait aucun doute que l’homme est

une machine vivante et pensante et que la liberté est l’aboutissement de la condition humaine.

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son Maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le Maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son Maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et nous pour ce délai. Jacques le Fataliste et son maître, p. 27.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 12

L’amour

Les histoires d’amour du Maître et de Jacques, de même que

celle de Madame de la Pommeraye qui occupe une place

importante dans le roman, nous montrent que l’Éros est un

facteur commun à toutes les classes sociales. Le corps

souffrant versus le corps jouissant également. Diderot

s’attarde aussi à l’impossible fidélité amoureuse en exprimant

une conviction chère à son époque : si tout dans l’univers

manifeste un changement perpétuel, comment peut-il y avoir

de la constance dans l’amour ?

Hiérarchie

La société du 18e siècle est très hiérarchique, même si

cela ne tient qu’à un fil. Diderot commence la rédaction

de Jacques moins de vingt ans avant la Révolution

française. Cette hiérarchie sociale pyramidale est traitée

avec dérision par Diderot, ce qui a tout pour plaire à

Kundera. Diderot s’attarde à montrer que dans le cas du

duo formé par Jacques et son Maître, chacun est le tyran

de l’autre et aucun ne peut vivre sans l’autre. Tout être

est en état de dépendance, et même le plus faible cherche

un plus faible encore pour lui obéir.

Kundera est très attaché à la première époque de l’ère du roman moderne, à Rabelais, à Cervantès

et plus tard à Diderot. Ces auteurs ne souhaitaient pas amener le lecteur du point A au point B,

mais plutôt sur des chemins de traverse. Kundera aime la liberté de ces auteurs, leurs digressions,

leurs incohérences. Au 19e siècle, à partir de Balzac et de Flaubert, on retrouve selon lui trop

d’unité, de vraisemblance et de souci d’un développement continu de l’intrigue. Jacques le

Fataliste de Diderot est aussi une dénonciation de diverses formes de conformisme, dont la plus

évidente est la dénonciation des conventions littéraires. En faisant joyeusement exploser l’unité

d’action et de narration, Diderot permet à Kundera de briser les chaînes du roman et de trouver sa

propre voie.

« Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. Ô enfants ! toujours enfants !... » Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son Maître ou de moi ; il est certain qu’elles sont de l’un des trois (…) Jacques le Fataliste et son maître, p. 177.

Eh bien ! dit Jacques, chacun a son chien. Le ministre est le chien du roi, le premier commis est le chien du ministre, la femme est le chien du mari, ou le mari le chien de la femme ; Favori est le chien de celle-ci, et Thibaud est le chien de l’homme du coin. Lorsque mon Maître me fait parler quand je voudrais me taire, ce qui, à la vérité, m’arrive rarement, continua Jacques ; lorsqu’il me fait taire quand je voudrais parler, ce qui est très difficile ; lorsqu’il me demande l’histoire de mes amours ; et que j’aimerais mieux causer d’autre chose ; lorsque j’ai commencé l’histoire de mes amours, et qu’il l’interrompt : que suis-je autre chose que son chien ? les hommes faibles sont les chiens des hommes fermes. Jacques le Fataliste et son maître, p. 257.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 13

Le spectacle

Texte et thèmes

L’histoire de la pièce Jacques et

son maître de Kundera est assez

semblable à celle du roman de

Diderot. On retrouve Jacques et

son Maître au beau milieu de

leur voyage. Kundera a

simplifié l’action et conservé

trois histoires d’amour et de

trahison qui se font

singulièrement écho : celle de

Jacques, celle du Maître et celle de Madame de la Pommeraye et du Marquis des Arcis, racontée

par l’aubergiste. Le Maître s’est fait berner par son ami le Chevalier de Saint-Ouen, tandis que

Jacques a trompé son ami Bigre et que Madame de la Pommeraye, qui croyait se venger du

Marquis des Arcis en le trompant, a vu son piège avoir l’effet contraire à celui escompté.

Comme le dit si bien Jacques : Il me semble, Maître, que nos histoires se ressemblent

étrangement.

Jacques va même jusqu’à dire, plus loin : Tout ce qui est jamais advenu dans ce bas monde a

déjà été réécrit des centaines de fois et personne n’a jamais songé à vérifier ce qui s’était passé

en réalité. L’histoire des hommes a été réécrite si souvent que les gens ne savent plus qui ils

sont. La question d’identité et de libre-arbitre, chère à Kundera, apparaît dans cette réplique.

Certains passages qui traitent du rapport de force entre Jacques et son Maître sont des allusions à

peine voilées sur les rapports totalitaires entre le Parti communiste et la population.

LE MAÎTRE : Tu es bon. Tu es un bon serviteur. Les serviteurs doivent être bons et dire à leurs

maîtres ce que leurs maîtres veulent entendre. Surtout pas de vérité inutile, Jacques.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 14

L’essentiel de la variation

tient dans l’esprit des

dialogues, comme en

témoigne de manière

éloquente Kundera lui-

même.

« Énormités noires »… Effectivement, certains dialogues entre Jacques et son Maître ne laissent

présager rien de bon pour l’avenir.

LE MAÎTRE : Je veux en faire un horloger. Ou un menuisier. Plutôt un menuisier. Il tournera à perpétuité des bâtons de chaise et il aura des enfants qui feront d’autres bâtons de chaise et d’autres enfants et ceux-là engendreront à leur tour d’autres multitudes d’enfants et de chaises… JACQUES : Le monde sera encombré de chaises et ce sera votre vengeance. LE MAÎTRE, avec un dégoût amer : L’herbe ne poussera plus, les fleurs cesseront de fleurir, partout il n’y aura que des enfants et des chaises. JACQUES : Des enfants et des chaises, rien que des enfants et des chaises, c’est une affreuse image de l’avenir. Quelle chance, Monsieur, nous mourrons à temps. LE MAÎTRE, pensivement : Je l’espère bien, Jacques, parce qu’il m’arrive parfois d’être angoissé à l’idée de cette continuelle répétition des enfants et des chaises et de toute chose… Tu sais, hier soir, en entendant l’histoire de Madame de la Pommeraye, je me suis dit : n’est-ce pas toujours la même et immuable histoire ? Parce que, enfin, Madame de la Pommeraye n’est qu’une réplique de Saint-Ouen. Et je ne suis qu’une autre version de ton pauvre ami Bigre, et Bigre n’est que le pendant de cette dupe de Marquis. Et je ne vois aucune différence entre Justine et Agathe et Agathe est un double de cette petite putain que le Marquis s’est finalement vu contrait d’épouser. JACQUES, pensivement : Oui, Monsieur, c’est comme un manège qui tourne en rond. Vous savez, mon grand-père, celui qui me mettait un bâillon sur la bouche, lisait tous les soirs la Bible, mais ça ne lui plaisait pas toujours, il disait que même la Bible se répète sans cesse et que celui qui se répète prend ceux qui l’écoutent pour des imbéciles. Et moi, Monsieur, je me demande si celui qui a écrit là-haut tout cela ne s’est pas répété incroyablement, lui aussi, et s’il ne nous a donc pas pris pour des imbéciles… (Jacques se tait et le Maître, triste, ne répond pas ; un silence ; puis, Jacques s’efforce de réconforter son

Maître.) Mais grand Dieu, Monsieur, ne soyez pas aussi triste, je ferai n’importe quoi pour vous distraire : vous savez quoi, mon cher petit Maître, je vais vous raconter comme je suis devenu amoureux.

La règle du jeu était claire : ce que j’ai fait n’était pas une adaptation de Diderot, c’était ma pièce à moi, ma variation sur Diderot, mon hommage à Diderot : j’ai recomposé entièrement son roman ; même si les histoires d’amour sont reprises de lui, les réflexions dans les dialogues sont plutôt les miennes ; chacun peut découvrir immédiatement qu’il y a là des phrases impensables sous la plume de Diderot ; le 18e siècle était optimiste, le mien ne l’est plus, je le suis encore moins, et les personnages du Maître et de Jacques se laissent aller chez moi à des énormités noires difficilement imaginables à l’époque des Lumières. Milan Kundera, Transcription ludique dans Jacques et son maître.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 15

Malgré certaines humeurs plus sombres, Jacques et son maître s’avère

un spectacle réjouissant et truculent, en partie grâce au comique du duo

maître-valet, qui remonte à l’antiquité gréco-latine. Le Maître et

Jacques forment un couple fidèle et complexe. Ils ont deux caractères

opposés mais complémentaires. Jacques est un parleur et le Maître un

écouteur. Il n’y a pas une seule pièce, pas un seul roman du 17e et 18e

siècle qui ne mette en scène ce couple emblématique de la société. Les

relations tumultueuses de ces deux personnages, leur complicité et leur

animosité, racontent l’histoire des luttes sociales et politiques qui

agitent une société profondément inégalitaire. La Révolution française

se chargera de promouvoir l’égalité comme un droit fondamental de

l’homme. Et qu’en pense Kundera ?

Traitement scénique

Pour bien différencier les scènes qui se passent dans le présent, entre Jacques et son Maître, et

celles qui se déroulent dans le passé, Kundera avait suggéré dans ses indications scéniques de

séparer la scène en deux de manière latérale, et de jouer les scènes du passé en arrière, sur une

plateforme surélevée. Le metteur en scène Martin Genest, codirecteur artistique du Théâtre

Pupulus Mordicus, a imaginé autre chose. Jacques, le Maître et l’Aubergiste sont joués par des

acteurs, alors que tous les autres personnages sont joués par des marionnettes, ou plutôt par un

croisement étonnant entre comédiens et marionnettes. La différence est ainsi bien marquée, mais,

surtout, les possibilités comiques sont infinies !

Le spectacle Jacques et son maître est une fête pour les yeux et les oreilles. Deux musiciens

accompagnent les acteurs sur scène, jouant une musique entraînante, vaguement tzigane. Les

marionnettes sont excessives, à la fois belles et ridicules. Les concepteurs ont voulu rendre

hommage aux origines tchèques de Kundera, la Tchécoslovaquie ayant une longue tradition de

marionnettes, souvent en bois, usées par le temps. L’équipe du Théâtre Pupulus Mordicus a

réussi à combiner de manière ludique, pétillante et intelligente ce qui fait l’essence de leur

compagnie, le 18e siècle de Diderot et le 20e siècle de Kundera.

Le valet et le maître ont traversé toute l’histoire occidentale moderne. À Prague, ville du grand adieu, j’entendais leur rire qui s’éloignait. Avec amour et angoisse, je tenais à ce rire comme on tient aux choses fragiles et périssables, et qui sont condamnées. Milan Kundera, Introduction à une

variation dans Jacques et

son maître.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 16

Entretien avec Martin Genest Metteur en scène et chef d’orchestre

Comédien, marionnettiste, metteur en scène, Martin

Genest est également membre fondateur du Théâtre

Les Enfants Terribles et du Théâtre Pupulus

Mordicus. Depuis 1995, il œuvre en tant que

comédien-manipulateur avec la compagnie Pupulus

Mordicus qui se spécialise en théâtre de marionnettes

pour adultes. Leur production Les Enrobantes,

cabaret décolleté pour psychanalyste plongeant a reçu

en 1998 le Masque de la production Québec. Très

présent sur la scène théâtrale de Québec, Martin

Genest a réalisé une vingtaine de mises en scène dont

Le Noël de M. Scrooge, Les Survivants et Festen –

Fête de famille.

Jacques et son maître n’est pas une pièce écrite pour la marionnette. Qu’est-

ce qui vous a incité à en utiliser ?

La marionnette apporte toujours un sens supplémentaire, que ce soit l’allégorie, la magie ou la

réflexion sur le caractère manipulable de l’homme. Si une pièce ne supporte pas ce surcroît de

sens, si elle ne s’en trouve pas enrichie, ce n’est pas la peine d’y mettre de la marionnette.

Jacques et son maître est une pièce qui traite du côté manipulable des hommes, alors la

marionnette s’imposait. Les personnages sont manipulés par leur auteur et ils le savent — un peu

comme les croyants se croient manipulés par un Dieu créateur. Ils se manipulent par ailleurs les

uns les autres : Jacques manipule son Maître, Mme de la Pommeraye manipule le Marquis des

Arcis, l’Aubergiste manipule ses auditeurs... Au bout du compte, les personnages parviennent

même à manipuler leur auteur, qui se voit forcé d’écrire des invraisemblances pour les sauver du

trépas ! La liberté absolue des marionnettes sert par ailleurs le côté éclaté et irrévérencieux de la

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 17

pièce. On accepte davantage de choses de la part d’une marionnette : des comportements qui

nous choqueraient chez un comédien nous amusent lorsqu’il s’agit de poupées. Cela dit, j’ignore

ce que Kundera penserait de l’utilisation de marionnettes dans sa pièce…

Proposer un spectacle de marionnettes à des adultes tient déjà un peu de la

transgression…

Au Québec, oui, parce que nous n’avons pas de tradition de marionnettes pour adultes. On

présuppose que ça n’intéresse que des enfants. Heureusement, les théâtres institutionnels ouvrent

de plus en plus leurs portes à la marionnette, ce qui permet à tous les publics de l’apprécier. C’est

aussi une chance pour les créateurs parce que ça nous met devant des contraintes nouvelles. Une

scène de 70 pieds comme celle du Trident, c’est immense ! Des marionnettes de deux pieds ne

suffisent pas. Pour Jacques et son maître, on a dû créer des marionnettes plus grandes que dans

nos autres productions. Ça impliquait de nouvelles méthodes de conception, mais aussi d’autres

modes de manipulation. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, plus une marionnette est

grande, moins elle est expressive. Elle est lourde, raide, elle bouge difficilement… Mais on a

réussi à trouver des expédients, notamment en utilisant des marionnettes hybrides. Ça nous force

à sortir de nos habitudes, à relever de nouveaux défis.

Transposer l’esthétique de Pupulus Mordicus au Trident était aussi une sorte de transgression. On

travaille toujours avec des poulies, de la corde, des moyens très rudimentaires, alors que le

Trident est réputé pour ses productions plutôt fastueuses. Et curieusement, donner un côté

« maison » à la scène du Trident était plus difficile que de lui donner un côté léché !

Jacques et son maître est un texte très joueur. Avez-vous tenté de le

dompter ?

Mon boulot, c’est d’épurer le plus possible afin que les divers fils de l’histoire apparaissent

clairement. Et ce n’était pas une mince affaire ! La structure dramatique de Jacques et son maître

est très complexe : on nous raconte une histoire, on s’arrête en plein milieu pour en commencer

une deuxième, puis une troisième, puis on revient à la première… Les personnages du passé

discutent avec ceux du présent, tout le monde dénonce les failles de la pièce… C’est fou !

Aucune règle n’est respectée ! J’en ai instauré quelques-unes pour rendre la pièce plus claire,

mais ça n’a pas été facile. Par exemple, j’ai décidé que les personnages du présent seraient joués

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 18

par des comédiens et que les personnages du passé seraient représentés par des marionnettes.

Mais que faire quand les personnages du passé ressurgissent dans le présent ? Diderot et

Kundera se sont amusés à briser toutes les règles du récit, mais moi, comme metteur en scène, je

dois établir un minimum de convention avec le public.

Y a-t-il un aspect de la pièce que vous avez tenté de faire ressortir ?

Ce que j’aimerais qu’on remarque, c’est que la pièce est entièrement fondée sur la dualité. On

entend toujours au moins deux voix s’exprimer en même temps. D’abord, il y a deux auteurs

puisque la pièce de Kundera est une réécriture d’un roman de Diderot. Or, ce sont deux auteurs

très différents : Kundera a un côté sérieux et assez sombre, tandis que Diderot est plus drôle, plus

fou. Il y a aussi deux temporalités : certains personnages sont dans le présent et d’autres, dans le

passé. Ça impose donc deux niveaux de jeu pour les comédiens qui passent d’une époque à

l’autre. Il y a aussi une dualité de ton puisque sous des dehors comiques se jouent plusieurs

drames. Et comme si ce n’était pas assez, j’ai ajouté une autre dualité par-dessus tout ça : celle

des humains et des marionnettes ! Une grosse partie de mon travail a donc consisté à orchestrer

toutes ces voix. J’avais parfois l’impression que ma tête était séparée en vingt-cinq

compartiments !

Avez-vous privilégié certaines de ces voix ?

Oui. Le texte est tellement touffu qu’il faut faire des choix et compter sur l’intelligence du public

pour comprendre le reste. J’aurais pu tomber dans quelque chose de très intellectuel et sonder la

réflexion philosophique de Kundera, mais j’ai décidé de prendre le parti de Diderot et de tomber

dans la fête. Ce n’est d’ailleurs pas une trahison de Kundera parce qu’il a écrit sa pièce à un

moment où il manquait cruellement de fête — juste après que les Russes aient envahi son pays.

Diderot a été sa bouée et son espoir, son souffle de liberté. C’est cette ligne-là que j’ai suivie :

celle de l’irrévérence et de la légèreté. Si le spectateur décide de plonger dans la fête avec toutes

ses extravagances et ses incohérences (et elles sont nombreuses !), il va s’amuser comme un fou !

A-t-on autant besoin de fête aujourd’hui que Kundera à son époque ?

Je pense que oui. On vit sous le coup de tant de diktats qu’on se sent souvent oppressé par la

culpabilité. On ne doit pas fumer, on doit faire attention à l’environnement, on doit surveiller

notre poids, faire du sport, travailler beaucoup mais pas trop, etc. Tous nos gestes sont scrutés à la

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 19

loupe, on sent clairement le regard d’autrui se poser sur nous et nous juger. Tous nos actes sont

potentiellement coupables. Je trouve ça lourd. Évidemment, ce n’est pas aussi grave que de vivre

dans un pays en guerre ou sous une dictature militaire, mais on se sent entravé. Donc un souffle

de liberté et de légèreté est tout à fait salutaire !

Jacques et son maître jongle avec les concepts de liberté et de destin. Selon

vous, notre vie est-elle écrite d’avance, comme le suggère constamment

Jacques ?

À mon avis, notre destinée se

compose de trois éléments

seulement : la naissance, la vie, la

mort. Ce sont les trois choses

communes à tous les hommes, les

trois étapes inévitables de toute vie.

Mais la forme qu’elles prennent est

absolument imprévisible. Ce qui

nous donne parfois l’impression que

notre vie est écrite d’avance, c’est

qu’on ne contrôle pas tout ce qui

nous arrive. Et comme le remarquent Diderot et Kundera : la vie de tous les hommes se

ressemble. On aime, on déteste, on trahit, on pleure… Il n’y a pas beaucoup de variété ! Jacques

et son maître le montre en mettant en scène trois histoires d’amour très semblables. Ce ne sont

que des variations, des anecdotes interchangeables. Pourquoi en raconte-t-on trois et non pas

deux ou quatre ? Et pourquoi nous raconte-t-on celles-là précisément ? C’est arbitraire. L’histoire

se répète. On peut commencer par un bout ou par l’autre, ça revient au même. C’est ça qui m’a

donné l’idée de transformer la scène du Trident en un immense castelet usé par le temps, avec

des marionnettes usées elles aussi, comme si ça faisait déjà des centaines de fois qu’elles jouaient

cette représentation. Ce que je veux traduire par là, c’est que les hommes courront toujours après

l’amour et que leurs émotions seront toujours les mêmes. Elles sont éternelles. Quand un

personnage de Jacques et son maître fait le bilan de sa vie, on comprend qu’on vit les mêmes

choses que lui à son époque, et que nos enfants et nos petits-enfants vont vivre la même chose

eux aussi. Et ce n’est pas parce que ça se répète que ça perd de la valeur ! Ça signifie

simplement que c’est humain.

Entretien réalisé par Mira Cliche pour le programme de soirée du spectacle Jacques et son maître au Théâtre du

Trident. Reproduit avec l’aimable autorisation du Théâtre du Trident.

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 20

Activités proposées Tous les livres de Milan Kundera sont disponibles en format poche, facilement et à peu de frais, dans l’édition Folio. Nous vous recommandons principalement une œuvre de jeunesse, La Plaisanterie, qui témoigne de la descente aux enfers d’un jeune homme trop « individualiste » sous le régime communiste. Pour prendre la pleine mesure du style décousu et original de Kundera, L’Immortalité est un excellent choix. Pour ce qui est de L’Insoutenable légèreté de l’être, le livre comme le film méritent qu’on s’y attardent. Le film est sorti sur les écrans en 1988, en version originale anglaise. Réalisé par Philip Kaufman, il met en vedette Daniel Day-Lewis et Juliette Binoche. Veuillez cependant noter qu’il s’adresse à un public de 16 ans et plus. Pour la réalisation de ce dossier, une excellente version de Jacques le Fataliste et son maître de Diderot a été utilisée. Il s’agit d’une version abondamment commentée, qui contient un dossier d’analyse substantiel et intéressant. On la retrouve dans La bibliothèque Gallimard, est c’est paru en 2005. Dans ses essais, Kundera traite abondamment des oeuvres qu’il admire et qui l’ont inspiré. Parmi les plus anciennes, on retrouve bien sûr Gargantua et Pantagruel de Rabelais (1483 ?-1553) et Don Quichotte de Cervantès (1547-1616). Il compte aussi comme source d’inspiration Laurence Sterne (1713-1768), un romancier britannique qui aurait lui-même inspiré Diderot pour Jacques

le Fataliste, auteur de Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Tous ces romans sont disponibles dans les bibliothèques, dans des éditions récentes.

Parmi les romanciers du 20e siècle, Kundera ne cache pas son admiration pour Franz Kafka (1883-1924), dont nous recommandons la lecture de La

Métamorphose, la plus connue de ses nouvelles, en plus d’être la plus longue et la plus élaborée. Des éditions commentées sont disponibles chez Bordas (2004) et Gallimard (2004). Un autre auteur dont Kundera admirait l’œuvre est

Witold Gombrowicz (1904-1969), un écrivain d’origine polonaise. Comme romancier, Gombrowicz s’inspire de la tradition du roman comique (Rabelais et Cervantès, encore !). Il traite les problèmes existentiels de façon légère et gaie. Ses deux romans les plus connus sont Ferdydurke et Trans-Atlantique. Les traductions françaises de ses romans sont parues chez Gallimard. (À gauche, Kafka et à droite, Gombrowicz.)

Dossier d’accompagnement scolaire – Jacques et son maître 21

Bibliographie

• Bourdin, Jean-Claude, Diderot, Le matérialisme, PUF, 1998.

• Diderot, Denis, Jacques le Fataliste et son maître, La bibliothèque Gallimard, 2005.

• Didier, Béatrice, Béatrice Didier commente Jacques le Fataliste et son maître, Folio,

1998.

• Kundera, Milan, Jacques et son maître, Folio, 2003.

• Kundera, Milan, Les Testaments trahis, Folio, 2005.

• Kundera, Milan, L’Ignorance, Folio, 2006.

• Kundera, Milan, L’Immortalité, Folio, 2004.

• Kundera, Milan, L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, 2006.

• Ricard, François, Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera,

Gallimard, 2003.