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Jacques GRANDCHAMP UNE FEMME— C'est un peu fort! Comment! je fais tout exprès le voyage de Paris, en cette saison, pour venir dans ce pays perdu solliciter une interview du colonel

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Jacques GRANDCHAMP

U N E F E M M E

ET SON SECRET

COLLECTION STELLA

É D I T I O N S DE M O N T S O U R I S

I • RUE GAZAN • PARIS • XIV

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Une Femme et son Secret

CHAPITRE PREMIER

Avec une visible mauvaise humeur et une âpre résis- tance, l'homme défendait l'accès du logis de son maître:

— Je vous répète, Madame, qu'il est absolument inu- tile d'insister : le colpnel ne reçoit personne.

Ils étaient dressés tous deux face à face : lui, le serviteur fidèle, féroce comme un dogue dès qu'il s'agis- sait de respecter le repos du chef vénéré; elle, la frêle Parisienne, fardée, provocante, qu'il dominait de sa taille de géant.

Un soleil éclatant chauffait les marches de granit qui menaient à une terrasse sur laquelle s'ouvraient de hautes portes-fenêtres voilées de tulle froncé. Ii se jouait, indifférent, sur le masque bronzé et durci de l'homme, sur le mince visage plâtré de la femme dont les cheveux roux débordaient d'un ridicule chapeau vert, traversé d'une plume agressive. Des gouttes de sueur commençaient à perler sous le maquillage savant. Elle souleva le renard argenté qui pesait lourdement sur son buste plat, tapota rageusement son sac de cuir verni orné d'une énorme initiale d'or, et demanda pour la troisième fois :

— Alors vous ne voulez même pas faire passer ma carte ?

— Pas même cela.

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— C'est un peu fort! Comment! je fais tout exprès le voyage de Paris, en cette saison, pour venir dans ce pays perdu solliciter une interview du colonel Grand- val, et je me heurte à l'insolence d'un valet !

A ces mots l'homme eut un sursaut vite réprimée Habitué à observer une discipline de fer, il se ressaisit, se contentant de sourire d'un air énigmatique et dédai- gneux :

— Je n'ai pas, Madame, à connaître vos raisons, je ne fais qu'exécuter la consigne formelle qui m'a été donnée par mon colonel lui-même.

— Au surplus, s'il ne veut pas me recevoir, laissez- moi entrer dans son manoir, ne fût-ce que quelques minutes? L'article que je dois écrire pour Paris-Matin sur les malouinières peut, à la rigueur, se passer du concours du propriétaire. Allons, mon garçon, un bon mouvement...

Déjà l'étrangère prenait dans son sac une pièce d'argent. Une main dure comme une serre d'aigle se rabattit sur la sienne :

— Ce manège-là peut réussir dans votre Paris de malheur; ici c'est une insulte dont je vous prie de me dispenser. Partez vite, Madame, sans quoi je me verrai dans l'obligation de vous reconduire de gré ou de force.

La dame se rendit compte qu'elle venait d'inscrire à son actif une inqualifiable maladresse. Elle leva vers le géant un nez impertinent, puis, au-dessus de lui, des yeux curieux sur la noble et vieille demeure parée de glycine et de roses safranées. C'était trop vexant de s'en aller ainsi, vaincue, après avoir tant attendu du prestige de son nom et de sa personne, talismans suffi- sants, jugeait-elle, sans aucune modestie, pour se faire ouvrir les maisons et les cœurs.

Le dépit empourprait son front, pâlissait ses lèvres; elle se mit à clamer sur un ton suraigu son ressenti- ment. Le serviteur finissait par perdre patience, et le timbre sourd de sa voix s'éleva, lui aussi, tant et si bien que ce duo désaccordé, inharmonieux, attira l'attention d'un spectateur imprévu qui, d'une fenêtre à peine entr'ouverte au premier étage, observait la scène depuis quelques minutes.

Et, dominant la dispute, un commandement impé- rieux, irrité, jaillit soudain :

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— Rémy, veux-tu, je te prie, faire cesser cet esclandre qui n'a que trop duré.

Mais aussitôt, de bas en haut, la voix de crécelle reprit :

— Oh! c'est vous !... Colonel Grandval, je vous de- vine, je vous reconnais! Votre cerbère m'interdit farou- chement l'accès de votre repaire; mais vous, laisse- rez-vous à la porte Florine Hébert, Florine Hébert de Paris-Matin, qui vous supplie, vous adjure de lui accor- der deux minutes, deux minutes seulement d'entretien?

La plume du chapeau oscillait, les cheveux teints s'agitaient au rythme de l'éloquence dépensée en pure perte par le reporter enjuponné, qu'accueillit seul un silence de mort, suivant de près le bruit d'une fenêtre refermée doucement.

Le visage toujours tourné vers le ciel qu'elle sem- blait prendre à témoin de la pureté de ses intentions, la dame attendait... Quelques minutes se passèrent, au bout desquelles elle réalisa seulement l'inanité de son vain espoir.

Incrédule, elle regarda le géant qui triomphait secrè- tement, ouvrit la bouche démesurément, comme si l'air eût soudain manqué à ses poumons :

— Il... il... ne vient pas ! bégaya-t-elle. — Je vous avais prévenue. — Alors, je ne le verrai pas ? — Je croyais que c'était fait, puisque vous lui avez

crié que vous le reconnaissiez ! — Vous vous moquez de moi, mais rira bien qui

rira le dernier ! Je ferai un article dans mon journal, et tout l'univers apprendra que le colonel Grandval est un goujat, un malotru, gardé par un imbécile!

— C'est aller vraiment un peu loin dans votre ran- cune, Madame, fit une voix grave, profondément sar- castique, tandis qu'un grand corps robuste et mince s'inclinait devant ce bout de femme acariâtre, et que des yeux terriblement moqueurs semblaient mesurer son peu de valeur, des yeux d'une beauté singulière, très bleus dans un visage couleur de pain d'épices, et d'une acuité telle que cette vantarde de Florine Hébert perdit pied et resta muette pour la première fois de sa vie.

— Vous paraissez mal à l'aise, continua l'officier sans se troubler; dois-je vous faire reconduire chez vous?,

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Ma voiture et mon chauffeur sont à votre disposition. La journaliste se remettait d'aplomb, mais non sans

être intimidée par ce grand diable à l'allure décidée, énergique, qui la jetait si poliment à la porte !

L'instinct professionnel la rappela au but de sa visite :

— Deux minutes d'interview, colonel, deux minutes, et vous aurez fait le bonheur de toute ma vie ! Parlez- moi de ce que vous voulez : de votre prestigieuse car- rière à la Légion, ou de votre < malouinière », la plus belle parmi les plus belles !...

— Ma carrière?... Mon Dieu, Madame, si cela peut (et je n'en crois rien) intéresser vos lecteurs, vous leur direz que je suis en retraite. Quant à ma maison, elle n'est pas, que je sache, classée comme monument histo- rique! Mes hommages, Madame.

Et, avant que Florine Hébert fu t revenue de sa sur- prise, Grandval disparut.

Goguenard, Rémy la considérait : — Quand je vous le disais ! ricana-t-il sans la moin-

dre indulgence. Tout le monde n'entre pas ici comme dans un moulin !

— Tout le monde! Suis-je tout le monde? protesta l'orgueilleuse. Me faire cet affront, à moi !

— Après avoir traité mon colonel de goujat et moi d'imbécile, vous ne pensiez tout de même pas, Madame, qu'on vous sauterait au cou !

— Stupide individu, ai-je besoin de vos conseils! — Le meilleur que je puisse vous donner est celui

de quitter cette place où vous allez cuire, car le soleil n'est pas tendre. Permettez que je vous ramène jusqu'à la route; je fermerai la grille qui est restée ouverte aujourd'hui par inadvertance, grâce à quoi vous avez pu monter jusqu'ici.

— Jolie aventure, ma foi! Que cache-t-on donc dans ce palais mystérieux? La Belle au Bois Dormant, à moins que ce ne soit Barbe-Bleue !

— Ou même les deux ! Ils se tiendraient compagnie. — Vous, mon garçon, vous avez trop d'esprit pour

un valet de chambre ! — Je ne suis pas valet de chambre. — Ah ! E t qu'êtes-vous donc, alors ? — L'ordonnance de mon colonel, c'est très différent! — Mais il vient de dire qu'il était en retraite.

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— Moi aussi. Rémy prenait un malin plaisir à intriguer cette femme

curieuse et impertinente qui, à plusieurs reprises, l'avait blessé à la fois dans son amour-propre et dans l'amour qu'il portait à son chef. Puis il s'avisa que l'entretien s'était suffisamment prolongé et il se contenta de l'escor- ter tambour battant.

Elle ne devait pas avoir l'habitude de la marche. Juchée sur de trop hauts talons, elle butait à tout ins- tant dans l'allée qui descendait en pente rapide, bor-

- dant d'un côté une verte pelouse coupée de corbeilles fleuries, de l'autre des massifs de fusains, de troènes, de houx, qui formaient une haie impénétrable derrière laquelle disparaissait le mur d'enceinte.

Elle eût voulu s'arrêter, cueillir ces roses splendides, orgueil de collectionneur, que mai faisait épanouir à foison, se reposer sous ces merveilleux ombrages, y tenir sa cour de bel esprit.

Sa déception était grande! Avoir formé le projet d'un reportage sensationnel, qui eût à la fois violé l'incognito dans lequel se murait le colonel Grandval, héros de fabuleuses aventures, et documenté le public parisien sur ces vieilles demeures ignorées de lui. ces « malouinières » qui conservaient sans doute entre leurs murailles un peu de l'âme des hardis corsaires malouins ou des fastueux armateurs de jadis, et s'en retourner l'oreille basse, sans le moindre « papier » susceptible d'alimenter un copieur reportage ! Vraiment Florine Hébert tombait de haut.

Son cœur s'emplissait de fiel et de rancune pour ce reître qui s'était joué d'elle, et qu'elle n'était pas par- venue à mettre à ses pieds, ainsi qu'elle l'espérait, avec cette fatuité demesurée qui faisait le fond de son carac- tère.

Ses souliers de daim se couvraient d'une fine pous- sière, elle avait chaud et soif, elle transpirait; son renard, hors saison, lui était à charge; elle se sentait horriblement lasse, alors que, dressant ses batteries le matin même, elle s'était promis une entrée triomphale à la Sylvère. Le colonel lui eût accordé un long entre- tien, il lui aurait demandé de rester déjeuner au ma- noir ! Il lui aurait offert toutes ses roses ! Cela, c'était le rêve... La réalité s'était révélée infiniment moins séduisante.

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Dûment econduite, la femme-reporter, toute honte bue, toute illusion perdue, se reprenait à l'espoir :

« Allons, je ferai tout de même un article sensa- tionnel sur les vieux logis malouins! Quant au colonel Grandval, je souhaite qu'il n'ait jamais rien à me de- mander ! Il verrait alors de quel bois je me chauffe ! »

Le géant ouvrait la lourde grille de fer forgé ; il te- nait entre les mains, avec ostentation, la clef d'un gros cadenas. Florine Hébert, redressant sa tête imperti- nente, franchit le seuil défendu.

Devant elle la route s'étendait poudreuse, solitaire et pleine de soleil. Elle s'y engagea, essayant de crâner tant qu'elle fut sous le regard du légionnaire; mais, dès que celui-ci eut disparut, elle donna libre cours à sa colère. Mais il n'y avait plus personne pour en rire ou s'en effrayer...

I I

Michel Grandval déplia sa serviette en l'asseyant sans remords ni crainte, et du meilleur appétit du monde, devant la massive table de chêne noirci par les ans, qui supportait son unique couvert.

Familièrement il demanda d'un ton gai à Rémy qui lui passait le premier plat, une timbale de crevettes au parfum affriolant :

— Est-ce que tu reçois souvent des visites aussi extravagantes que celle de tout à l'heure?

— Non, Dieu merci, mon colonel, sans ça ce serait à donner sa démission.

— Te suis si tranquille ici ! Il a fallu que cette vieille toquée vînt faire tout ce tapage pour troubler ce matin mon repos. Mais je crois que toi et moi nous lui avons enlevé le goût de revenir.

Le colonel se mit à rire, d'un rire un peu féroce qui découvrit ses dents très blanches renforcées d'or.

— Elle m'en contait de bonnes, avec son reportage! Pauvre prétexte ! pauvres lecteurs !

Ses yeux firent un rapide tour d'horizon et s'arrê-

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tèrent sur les poutres solides de la vaste pièce, les hauts buffets dont les portes vitrées laissaient entrevoir les services de porcelaine de Chine ou de la Compagnie des Indes, les pièces d'argenterie trois fois centenaires, les bibelots d'ivoire sculpté, tous les trésors amassés par les générations successives. Aux murs, entre des pan- neaux de précieuse tapisserie, on voyait des plateaux de laque rouge ou noire ou de cuivre ciselé, de fines pein- tures sur papier de riz, dans leur cadre d'ébène incrusté de nacre et d'argent.

Par la porte-fenêtre largement ouverte on découvrait les pelouses vertes et fraîches, les frondaisons des arbres séculaires. Les paupières du maître de céans se plis- sèrent de rides fines, accentuant la patte d'oie qui, au repos, sur cette physionomie essentiellement mobile, laissait la peau plus blanche dans le masque de bronze.

— Malouinière ! Malouinière ! Je t'en fiche ! Il se regarda dans l'immense glace placée en face de

lui, qui lui renvoya l'image d'une silhouette élégante sous le complet de flanelle grise, d'un visage boucané par le soleil d'Afrique, encadré d'épais cheveux bruns semés de fils d'argent, coupés en brosse.

Pour la seconde fois il éclata de rire. La dame cher- chait-elle une conquête facile? C'était bien possible, après tout. Il avait connu, au cours de sa carrière déjà longue, des femmes qui se fussent volontiers glissées dans son sillage. Que d'intrigantes dont il avait cent fois déjoué la manœuvre! Celle-ci s'était mise en bat- terie avec double corde à son arc. L'interviewer sur la Légion Etrangère à laquelle il avait appartenu durant la majeure partie de sa vie, et qu'il venait de quitter après avoir conduit à un fait d'armes retentissant les hommes qu'il commandait, était un moyen assez adroit d'approcher du repaire de ce sauvage. Mais Florine Hébert ne se mettait-elle pas surtout en quête d'un mari, bien plus que d'un sujet inédit pour son journal?

Michel Grandval se sentit sans pitié pour la désil- lusion magistrale qu'il venait, en ce cas, de lui infliger, et poursuivit son déjeuner.

Malgré ses campagnes il jouissait d'un bon estomac et d'un foie complaisant, ce qui permettait à sa cuisi- nière d'élaborer des menus savants.

, Rémy lui apporta sur !a terrasse une petite table d'osier qui supportait le service à café, les cigarettes, le

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cendrier , avec la gazette du jour. E t le colonel but dévotieusement un moka confectionné selon toutes les règles de l'art.

Silencieusement Rémy s'était retiré. Son maître pensa qu'il avait partagé avec lui les foudres de la journaliste évincée, et s'attendrit sur le dévouement dont ce gar- çon lui donnait des preuves constantes.

Ils étaient liés tous les deux, d'ailleurs, par une réci- proque gratitude, s'étant, à quelques années de dis- tance, sauvé la vie l'un à l'autre.

Cela avait commencé par l'intervention bienfaisante de Michel, alors commandant, vis-à-vis de son soldat mordu pendant son sommeil par un scorpion. Il avait sucé le venin, cautérisé la plaie, arrachant l'homme à une mort certaine.

Remi Rémy était venu à la Légion comme tant d'autres, après pas mal de bêtises, avec le désir de con- naître sous d'autres cieux une existence nouvelle. Mau- vaise tête, gueulard et rouspéteur en diable, il faisait volontiers profession de ne plier devant personne. La reconnaissance qui le jeta presque dans les bras de son chef devait opérer ce miracle d'une transformation totale. Il s'attacha à lui avec une adoration muette de chien fidèle, n'eut de cesse qu'il fût deyenu son ordon- nance, afin de vivre dans son sillage immédiat, et ne fut satisfait que le jour où il put s'acquitter de la dette qu'il avait contractée envers lui.

C'était sur une étroite plage marocaine où les légion- naires, recrus de fatigue, se baignaient un soir, leur rude journée finie. Grandval, excellent nageur, était parti vers le large, sans se douter de l'aventure la plus banale qui allait surgir : la crampe, la perfide crampe l'étreignant dans ses griffes, lui ôtant toute possibilité de mouvement.

Rémy, qui ne le perdait pas de vue, se rendit compte du danger, il vola littéralement au secours de son offi- cier. Taillé en athlète, il eut vite fait de ramener le corps immobile en lieu sûr.

On eût pu penser qu'après cela ces deux êtres étaient quittes l'un envers l 'autre et devaient fatalement se désunir. Il n'en fut rien. La plus solide affection cimenta leurs rapports, à tel point que lorsque le colonel Grand-

v a l prit prématurément sa retraite il ramena en France, au pays malouin, celui qui le servait si bien. Remi

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Rémy était un enfant trouvé. Confié à l'Assistance Publique durant la première période de sa vie, il avait reporté sur son chef tout le besoin de mâle tendresse qui emplissait son cœur.

On sait de quelle façon il obtempérait à ses ordres. Dès son retour à la Sylvère le colonel lui avait dit : — Tu ne laisseras pénétrer aucune personne étran-

gère ; je veux qu'on me fiche la paix. C'était suffisant pour que l'ancien légionnaire montât

une garde étroite et vigilante, sans chercher la raison de pareille défense qui, a priori, pouvait paraître bizarre, inexplicable.

Mais Rémy, par avance, répondait péremptoirement à toute question insolite :

— Je ne discute pas, j 'exécute ! Et ce jour-là, il narra l'aventure à la cuisinière dès

qu'il eut fini de servir son maître. Assis en face de Yane, la Cancalaise, qui ne perdait

ni un mot ni une bouchée, il relatait avec un grand luxe de détails l'arrivée et le départ de la dame.

— La grille était restée ouverte; encore une étour- derie de votre époux, Yane !

— Ça se peut, répondit flegmatiquement la brave femme.

Malo, son mari, n'étant pas là pour se laver de l'ac- cusation lancée par Rémy, elle jugea superflu de perdre son temps à le défendre. Le reste de l'histoire l'intéres- sait bien davantage.

— Elle était jolie cette madame-là? — Ah ouiche! Peinte comme une roue de voiture!

Du rouge, du blanc, du noir ! Maigre comme une sau- terelle, et effrontée avec cela ! Si je l'avais laissée faire, elle entrait tout droit dans la maison qu'elle visitait de fond en comble.

— De fond en comble?... — Oui, de la cave au grenier, si vous préférez. — En voilà d'un toupet! Si elle avait mis le pied

dans ma cuisine elle aurait vu avec quel compliment j e te l'aurais reçue !

— Je m'en rapporte à vous, car pour le vocabulaire vous êtes un peu là!

— Dame! j'suis-t-y de Cancale, oui ou non ? Et se levant toute droite, les deux poings sur les

hanches, le « coq » de fine mousseline se dressant sur

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ses cheveux grisonnants, plaqués en savants accroche-? cœur sur les tempes, la Yane prit une attitude belli- queuse. Elle regrettait vraiment d'avoir perdu une si belle occasion de river son clou à cette « hors-venue ».

— Qu'est-ce qu'elle venait faire chez not' maît', vou- lez-vous me le dire ?

— Un rapport, soi-disant, pour son journal de Paris. Mais elle a été bien attrapée, le colonel l'a rembarrée comme elle le méritait.

Et Rémy mima la scène. Yane se tordait littéralement de rire : — J'aurais aimé voir ça! Il ne manquerait plus que

tous les passants entrent et demandent à visiter la mai- son parce qu'elle a belle apparence ! On n'en finirait pas. Comment vous dites qu'elle appelait la nôtre?

— Une malouinière. — Une malouinière? Chez nous, c'est les armoires

qu'on nomme comme ça, les armoires dans lesquelles on range le linge après la noce, et les effets de ceux qui partent au long cours ou au Grand Banc !

— Enfin, il paraît qu'il y en a de célèbres, et que la Sylvère est de celles-là, mais ce n'est pas une raison pour qu'on vienne, même de Paris, exprès pour embêter mon colonel.

— Pauvre cher homme! II a pourtant grand besoin de se reposer, après être resté si longtemps au milieu des sauvages.

— Dites donc, Yane, faudrait voir à être polie ! Est-ce des légionnaires que vous parlez ?

Belliqueux à son tour, brandissant déjà comme un drapeau le torchon avec lequel il essuyait la vaisselle, Rémy s'avançait dans la direction du fourneau au-dessus duquel Yane se penchait, tisonnant d'une main vigou- reuse.

— Vous fâchez pas, Rémy, je n'ai rien voulu dire de ça; les sauvages, c'est les Chinois, les Marocains enfin, avec lesquels vous viviez.

Rémy haussa les épaules devant cette candeur... géographique :

— Les Chinois, je n'en ai jamais vu ! Des Marocains, oui, tant qu'on en veut. Mais vous avez raison quand vous dites que mon colonel a bien mérité son repos. Quand nous étions là-bas, dans le bled, il y pensait long- temps à l'avance, et il me disait, quand on crevait de

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Collection

STELLA

M E I L L E U R S

ROMANS ÉDITIONS DE MONTSOURIS

1 - RUE GAZAN - PARIS • XIV

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