11
Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1986. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

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Jacques Lafon, "Turquie-Occident, un jeu de miroirs", Etudes, volume 364, n° 6, juin 1986.

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Page 1: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1986.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 2: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

Etudes14,rued'Assas75006Parisjuin1986(364/6) 725

1. Voir, par exemple, Le

Monde du 18 mars 1981,

avec, en première page, le

titre « Lt gouvernement turc

admet que quinze prisonnierssont morts sous la torture

Perspectivessur le monde

Turquie-Occident,un jeu de miroirs

SPORADIQUEMENT,

la Turquie sort de l'indifférence où

on la tient, histoire, pour les consciences européennes,de s'émouvoir un peu. Si le terrorisme des dernières années

n'a suscité que peu d'intérêt, l'instauration d'un régime mili-

taire a provoqué, en revanche, une profonde réprobation.Nous pénétrions dans le domaine du connu. Au nom de nos

valeurs, nous nous devions de condamner ce qui se passaitdans les prisons turques. Au nom de ces mêmes valeurs, les

militaires en place se devaient de répliquer, en minimisant

par exemple le nombre des prisonniers torturés (1). Bon grémal gré, des signaux s'allumaient, une communication s'éta-

blissait.

Au même moment, des événements graves se déroulaient

dans un pays voisin de la Turquie, la Syrie, faisant plusieursmilliers de morts et la une des journaux occidentaux pen-dant quarante-huit heures l'intérêt retombait ensuite. C'est

qu'une révolte des Frères musulmans participe pour nous du

même exotisme tragique qu'une lutte tribale en Ouganda, dela même hystérie collective que la révolution iranienne. Elle

nous effraie, nous fascine un instant, mais comme ellerésiste à notre analyse, à notre système, nous l'abandonnons

vite à un destin sur lequel nous ne pouvons peser.

Page 3: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

TURQUIE-OCCIDENT

726

Toute différente est la situation turque, qui nous apparaîtcomme une perversion d'un système que nous connaissons

bien, puisqu'il s'agit du nôtre et que nous devons en contrô-

ler l'utilisation. C'est au maître que revient le droit de sanc-

tionner les fautes du disciple, un disciple d'autant plus dis-

posé à s'amender qu'il est persuadé d'être dans son tort.

Pour aucun autre pays que la Turquie, la démonstration

d'Edward Saïd, L'Orient créé par l'Occident, n'est aussi

cruellement fondée, à cette nuance près, qui brouille encore

les cartes, que le choix de l'Occident ne lui a pas été imposé(2). En découle un troublant jeu de miroirs où l'Occident

voit en la Turquie sa propre image, et la Turquie ne décèle

en elle-même que le visage de l'Occident.

Que l'impérialisme occidental ait précédé ou accompagné

le choix, par la Turquie, du modèle occidental, Jacques

Thobie l'a bien montré (3). Il n'en demeure pas moins qu'un

colonisateur ne l'a pas imposé brutalement, avec les remises

en cause qu'aurait inévitablement provoquées la décolonisa-

tion. Ceci explique, parmi les élites, la permanence de

l'ancrage occidental et de son dispositif.

Tout a été dit, ou à peu près, sur l'occidentalisation de la

Turquie (4). On a moins insisté sur la contribution du

système éducatif à ce processus. On connaît le rôle joué,

dans la formation des cadres, par certaines grandes écoles,

type Faculté des sciences politiques, créées à la fin du siècle

dernier par le sultan Abdülhamid II (5). Plus importante

encore est la batterie des collèges secondaires mise en place à

l'époque et qui continue de fonctionner aujourd'hui encore.

Pour ne prendre que l'exemple français, il existe dix établis-

sements turcs où les connaissances sont dispensées dans

notre langue. Huit d'entre eux, créés entre 1783 et 1880,

sont les survivances d'un passé où les actions conjointes des

congrégations, de l'Alliance israélite universelle, des initiati-

ves privées laïques et de l'Etat français avaient permis la

constitution dans toute la Turquie d'un véritable réseau

d'écoles françaises le plus célèbre d'entre eux est le lycée

Galatasaray d'Istanbul, né en 1868 des efforts communs du

grand vizir Amin Ali Pacha, du ministre Fuat Pacha, et de

Victor Duruy (6). L'enseignement en langue étrangère des

jeunes bourgeois turcs demeure aujourd'hui si prisé que,

L'ATTIRANCE DE L'AUTRE

2. E. Saïd, L'orientalisme

L'Orient créé par l'Occident,1980.

3. J. Thobie, Intérêts et

impérialisme français dans

l'empire ottoman (1895-1914),1977 La France a-t-elleune politique culturelle dans

l'empire ottoman à la veille dela premièreguerre mondiale ? »,dans Relations Internationa-

les n° 25. 1981, p. 21-40.

4. B. Lewis, The Emer-

gence of modern Turkey, 2*

éd., London, 1968.

5. S. Mardin, La religiondans la Turquie moderne »,dans Revue internationale des

sciences sociales, vol. XXIX,n° 2, 1977, p. 309-10.

6. A côté du Lycée Galata-

saray, public, les établisse-ments anciens sont confes-sionnels et, à l'exception d'unseul situé à Izmir, regroupés àIstanbul. Trois de ces établis-sements appartiennent auxFrères des Ecoles Chrétiennes

(Lycées Saint-Joseph et Samt-Michel d'Istanbul, CollègeSaint-Joseph d'Izmir) deuxautres aux Srrurs de la Cha-

nté (Lycée Saint-Benoît Provi-dence et Collège Samte-Pulchérie d'Istanbul) lesixième aux Lazaristes (l ycéeSaint-Benoît) le dernier enfin

est le très célèbre 1ycée Notre-

Dame-de-Sion.

Page 4: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

727

7. tn 1980, le gouverne-ment français rémunérait

complètement ou partielle-ment environ 90 professeurs

français destinés à ces établis-

sements.

8. Il s'agissait du Robert

College (privé américain), du

Lycée allemand (privé), du

Lycée de filles américain

(privé), du Lycée autrichien

(privé). Entre 1975 et 1980,

Saint-Joseph a oscillé du 5' au

15' rang, Galatasaray du 11e

au 16'.

9. S. Aksin, « La Révolu-

tion française et la conscience

révolutionnaire des nationa-

listes turcs à l'aube de la lutte

d'indépendance », dans La

Turquie et la France à l'épo-

que d'Ataturk, 1981, p. 45-55.

10. L'historien américain

E. Weber, lorsqu'il décrit,

dans La fin des terroirs

(1983, p. 146-172), l'intégra-

tion incomplète des campa-

gnes françaises à la fin du xix

siècle, confond encore unité et

cohésion nationale. Il existe

une nation en France à la fin

du Moyen Age, mais pas dans

le sens que les théoriciens

révolutionnaires reconnais-

sent à ce terme, de totale uni-

formité. Pour le nationa-

lisme, voir, outre Lewis,

N. Berkes, Turkish Nationa-

Gsm and Western Crrnhzatrorr,

New York, 1959. Voir aussi,

pour le panturquisme,F. Georgeon, Aux ortgrntsdu nationalisme turc Yusuf

Akçura, 1980.

malgré la détérioration des relations politiques franco-

turques, deux lycées privés turcs enseignant en français ont

été créés au cours de ces dernières années le lycée Tefvik

Fikret d'Ankara en 1964, et son homologue d'Izmir en

1981. En 1983, on peut estimer à 6 000 le nombre des jeu-

nes Turcs faisant leurs études secondaires en français (7).

Une analyse du même ordre pourrait être menée pour les

établissements anglophones ou germanophones. C'est tout

récemment, en mettant en place un lycée pilote à Ankara

(Fen Lisesi) et des lycées anatoliens sur l'ensemble du terri-

toire, dont l'entrée repose sur une rigoureuse sélection, que

le gouvernement turc a manifesté concrètement son inten-

tion de mieux contrôler la formation des élites nationales. Il

reste qu'au concours d'entrée à l'université, les meilleurs

résultats sont encore obtenus par les candidats issus des

lycées étrangers. En 1980, la première place était remportée

par le Fen Lesesi, mais les quatre suivantes revenaient à des

établissements étrangers (8).

Historiquement, l'occidentalisation, dont l'enseignement

prodigué aux élites constitue l'instrument permanent, a

entraîné la pénétration d'un certain nombre de concepts, le

principal étant celui de Nation. L'idée nationale est entrée

dans les consciences turques sous la forme exacerbée du

nationalisme celui des élites, participant du mouvement

Jeune Turc, puis de la guerre d'Indépendance celui du peu-

ple, né de la résistance opposée à l'application du traité de

Sèvres, dépeçant la Turquie après la défaite de 1918. Les

deux se sont réunis pour forger l'un des traits permanents de

la société contemporaine, qui explique aussi bien le rejet des

minorités que le souci aigu de maintenir l'intégrité du terri-

toire c'est, bien entendu, l'une des composantes majeures

des problèmes arménien et chypriote. Mais l'idée nationale,

qu'exprime de façon passionnelle le nationalisme, a été éla-

borée par Atatürk, dans une démarche qui attire l'attention.

La construction qu'il retient est celle des théoriciens révolu-

tionnaires français, qu'il connaît bien (9). Ceux-ci ont juri-

dicisé le concept et érigé en dogme une unité nationale que

seul le roi exprimait sous l'Ancien Régime la Nation

devient la réunion uniforme de citoyens égaux en droits,

alors que la Nation d'Ancien Régime n'excluait pas la diver-

sité des communautés (10). C'est donc un concept parvenu

au terme de son évolution historique et juridique qu'Atatürk

prend comme modèle, qui nécessite alors l'élimination des

diversités, infranationales certes (les minorités), mais aussi

supranationales. C'est naturellement dans cette perspective

Page 5: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

TURQUIE-OCCIDENT

728

que se situe la révolution culturelle kémaliste que cristallise

un laïcisme dans lequel il ne faut pas voir une fin en soi,mais le seul moyen d'échapper à l'emprise d'une Eglise uni-

verselle, l'Islam. Lutter contre l'universalisme coranique,c'est remodeler complètement une société pétrie d'Islam. De

toutes les réformes, l'éviction de la langue du Coran, et son

remplacement par l'alphabet latin, est probablement celle

dont les conséquences profondes méritent le plus d'atten-

tion. A partir de 1928, en effet, les nouvelles générations

turques se trouveront dans l'incapacité de lire ce qui a été

écrit auparavant. Ce qui entraîne pour la Turquie une dou-

ble rupture avec le monde arabe, bien sûr (11) avec son

propre passé, surtout l'amnésie collective, sur fond de

nationalisme, donne une réalité au mythe de la récréation

globale, inhérent à toute révolution. Etonnant paradoxe

que celui d'un grand peuple qui, plutôt que d'assumer l'héri-

tage d'un passé composite, s'abandonne aux subterfugeshabituels des pays africains récemment colonisés la recher-

che des paternités électives. Le rattachement mythique à

l'ancêtre hittite permet d'éluder, dans la mémoire collective,

Ephèse, Byzance, et même les stucs baroques de Dolmab-

haçi.La conception occidentale de la Nation traîne avec elle

tout ce qui permet à l'Etat-Nation de fonctionner, cette

panoplie qu'utiliseront bientôt les Turcs souveraineté

nationale et république, d'abord (12), démocratie parlemen-taire et mulipartisme, un peu après.

Adieu à l'Orient, tel est le titre que donne à son éditorial

du 15 mars 1924 le correspondant du Temps à Istanbul

(13). La formule résume bien l'enthousiasme soulevé en

Europe par une Turquie qui vient de couper le cordonombilical qui la reliait aux traditions asiatigues. La presseoccidentale oublie le régime musclé mis en place par Ata-

türk, tant elle adhère à son projet de société fondé sur l'uni-

versalisme européen (14). En voyant en lui un restaurateur

de l'Islam, Lyautey s'est trompé sur les intentions de Mus-

tafa Kemal (15) Herriot et quelques autres rachètent cette

méprise. Il n'est de jour où un voyageur occidental ne débar-

que sur le quai de la gare d'Angora, rebaptisée Ankara et éri-

gée en capitale de l'ère nouvelle, fasciné par l'édifiante expé-rience qui s'y déroule et qui transforme la Turquie en pointeavancée de l'Europe.

11. P. Dumont, « La Tur-

quie face aux Etats arabes du

Moyen-Orient », Relations

internationales, n° 20, hiver

1979, p. 449-470.

12. Un animateurdu mou-vementkémalistea consignEdans son journal que, dès1919,Atatürksongeaità met-tre enplaceun regimerépubli-cain S. Aksln, p. 46. Laconstitutionde 1921estd'unetonaliténettementrévolution-naireet reposesur la souverai-netépopulaire.Larépubliquesera proclaméele 29 octobre1923 P. Dumont, MustafaKemal, p. 148.

13. Citéen dernier lieu parP. Dumont, Mustafa Kemal,1983, p. 115.

14. S. Vaner, Bilans du

régime républicainturc dansla presse françaiseà la mortd'Atatùrk »,dans La Turquieet la France. p. 274-295.

15. B. Simsir, Atatürk etses amis français», dans La

Turqueet la France, p. 257-272.

Page 6: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

729

SE VOIR EN L'AUTRE

16. R. Jean, Là aussi,

Solidarité », Le Monde, 22

janvier 1982.

17. Cependant, cf. jean-

François Bayart, « La ques-

non démocratique en Tur-

quie », Etudes, mai 1983,

p. 597-605.

18. S. Vaner (dans La

Turquie entre la recherche de

l'équilibre et l'isolement »,

Politique étrangère, 1-1982,

p. 152) distingue les deux

faces de l'Occident et montre

que la Turquie a choisi

l'Europe des droits de

l'homme c'est du côté

de l'Europe des libertés et des

droits de l'homme que Mus-

tafa Kemal, le fondateur de la

Turquie moderne, avait placéses espérances et que certaines

élites turques continuent à

voir encore l'avenir du pays ».

Une fois rangées les guirlandes de la fête, la Turquie s'est

vu appliquer un autre traitement. Il n'est pas question de

nier l'aspect positif, sur le plan matériel, du choix opéré et

qui a contribué à faire d'elle le pays le plus développé de la

région. Mais l'intégration au champ occidental n'est pas

complète réalisée essentiellement par le discours, elle ne

résiste pas au jeu des solidarités fondamentales.

Je ne prendrai qu'un exemple, typique, de cette intégra-

tion par le discours celui de l'analyse que l'on a faite, en

Europe, du régime militaire turc. Le coup d'Etat, survenu le

12 septembre 1980, a d'abord suscité peu d'intérêt dans les

milieux occidentaux. Il faut attendre qu'une intervention

militaire se produise à Varsovie pour qu'on redécouvre la

Turquie et Iskender Gôkalp peut noter, dans la page inté-

rieure « Idées » du journal Le Monde du 22 janvier 1982,

intitulée de façon révélatrice « De Varsovie à Ankara »

« L'une des conséquences de l'intervention en Pologne a été

d'attirer l'attention de la presse, des partis politiques et de

l'opinion publique française sur la Turquie, autre pays qui

vit depuis le 12 septembre 1980 à l'heure des militaires. »

La coïncidence est troublante. Elle ne s'explique pas par le

seul souci d'établir une symétrie politique l'intérêt pas-

sionné provoqué par les événements polonais a simplement

débordé et conduit à examiner la situation turque, non pas

en fonction de ses composantes propres, mais comme le

double de la Pologne. La Disk (Confédération des syndicats

des travailleurs progressistes) a été assimilée à Solidarité

(16) le coup d'Etat a été rendu responsable de l'assassinat

de la démocratie. Très peu d'analystes politiques ont recher-

ché les causes spécifiques de l'intervention militaire et se

sont interrogés sur la réalité démocratique de l'été 1980

(17). Ils sont restés indifférents au fait que, par suite du ter-

rorisme, la plupart des libertés étaient devenues formelles et

que, en dépit du blocage au Parlement de lois antiterroristes

efficaces, la loi martiale avait été instaurée sur une partie du

territoire dès le mois de décembre 1978, sous le gouverne-

ment centre-gauche de M. Ecevit les civils avaient déjà

placé les militaires dans la rue, sans leur donner de moyens

d'action.

A cette transposition, on peut trouver un aspect positif

c'est une autre façon de célébrer les droits de l'homme (18)

mais qui révèle une curieuse hiérarchie dans nos attentions

et proclame un égocentrisme total pleurer sur la Turquie,

Page 7: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

TURQUIE-OCCIDENT

730

c'est encore pleurer sur Varsovie c'est surtout pleurer sur

nous. La Turquie ne nous intéresse que lorsqu'elle nous res-

semble, en sauvegardant la supériorité du maître sur l'élève,du modèle sur la copie. Elle perd alors ce qui pourrait être

son arme la plus puissante contre un Occident qui sait allier

la défense des droits de l'homme à la Realpolitik en étant

différent, le pouvoir de faire peur. A cet égard, la popularitédont jouit en France la cause arménienne est directement liée

au fait que, pendant ces dernières années, les Turcs n'ont

pas utilisé les mêmes procédés que l'A.S.A.L.A. En bref,

l'intégration par le discours sert surtout à aliéner ou à con-

damner.

Elle vole en éclats lorsque les intérêts de la Turquie se

trouvent en concurrence directe avec ceux qui apparaissentcomme occidentaux par nature on voit alors resurgir les

solidarités fondamentales où il n'est pas interdit de discerner

le vieux réflexe de défense du monde chrétien contre l'Islam.

Ce comportement est particulièrement net dans l'analyse

que l'on fait chez nous de la guerre de Chypre et de la ques-tion arménienne.

Pour des raisons culturelles tenant à un héritage commun,l'Occident a généralement pris, dans le conflit chypriote, le

parti de l'ancêtre civilisateur contre la barbarie (19). A une

exception près l'intervention de l'armée turque à Kyrénia le

20 juillet 1974, qui provoque directement à Athènes la

chute du régime des colonels. L'Occident, pris dans sa pro-

pre logique, ne pouvait décemment désavouer une opération

qui faisait sombrer une dictature. Mais, lorsque M. Ecevit,

pour consolider sa victoire, occupe un tiers de l'île, alors

qu'un gouvernement modéré dirigé par M. Karamanlis a été

instauré à Athènes, c'est le tollé général les Etats-Unis sus-

pendent leur aide militaire à la Turquie et décident

l'embargo sur les livraisons d'armes à destination d'Ankara.

Nul ne peut nier qu'il n'ait existé quelque chose d'irration-

nel, de passionné, dans le choix du camp grec. Même si l'on

peut être sceptique sur la viabilité du système instauré par la

constitution de 1960, et sur l'impraticable système de quo-tas et de vetos qu'il instaurait, il n'en demeure pas moins quec'est la remise en cause de ce compromis par Mgr Makarios,

puissamment aidé en cela par la Grèce et l'opinion occiden-

tale, qui a provoqué l'intervention turque de 1964. La lettre

vexatoire adressée le 5 juin 1964 à Inonü par le Président

19. Sur la genèse de l'oppo-sition grec/turc, voir l'analysede S. Yerasimos, « Les rela-

lions gréco-turques: mytheset réalités », Peuples méditer-

ranéens, n° 15, avril-mai

1981, p. 85-99.

Page 8: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

731

20. J.P. Derriennic, Le

Moyen-Orient au xx· srècle,

1980, p. 237-244 J.F.

Bayart, « La politique exté-

rieure de la Turquie », Revue

française de science politique,

1981, p. 875 S. Vaner, art.

cit. p. 150 P. Stagos, La

Grèce et Chypre dans le leu

pnlrtrco-stratégrque contem-

porain, thèse de Droit, Dijon,

1979.

21. E. Said, op. cil.,

p. 259-285.

22. A la suite de Toynbee

(dans sa préface à la traduc-

tion du livre bleu anglais

1 traitement des Armenrens

dans l'Empire ottoman,

I.aval, 1916, p. 138-147), la

plupart des historiens occi-

dentaux voient dans les mas-

sacres de 1915 un véritable

génocide. Voir en particulierG. Chaliand et Y. Ternon,

I e génocrde des Arméniens,

Bruxelles 1980, p. 42-120.

Cwmtra, S. Shaw et E. Kural

Shaw, History of tbe Otto-

man Empire and Modern

Turkty, t. 2, Cambridge

1977, p. 136, qui mcnt la

volonté délibérée du gouver-nement ottoman d'exterminer

le peuple arménien.

23. Li plupart des histo-

riens occidentaux, Toynbee

en tête, évaluent le nombre

des victimes à 1 200 000.

24. Voir l'article « Armé-

nie » de l'Encyclopaedia Uni-

versalu.

2S. J.P. Derriennic, op.

cit., p. 67.

Johnson, dans laquelle il le mettait en garde contre une

intervention militaire à Chypre, ne pouvait que provoquer

une flambée nationaliste en Turquie, et l'amélioration de ses

relations avec Moscou. Lorsque le délégué américain Dean

Acheson propose de rattacher Chypre à la Grèce, sauf trans-

formation de Carpas en base militaire turque, régime

d'autonomie locale et encouragement à émigrer moyennant

compensation financière pour les Chypriotes turcs, Ankara

accepte ce plan comme base de négociation Athènes et

Nicosie le rejettent c'était pourtant la plus raisonnable de

toutes les solutions envisagées pour régler le problème de

Chypre, qui eût peut-être évité et la crise de 1974 et la parti-

tion de 1 ile en 1983 (20). Pendant toute cette période, la

Turquie a été mise au coin par ses alliés occidentaux, avec

les conséquences internes qu'on imagine.

C'est évidemment sur la question arménienne que resur-

gissent le plus spectaculairement les solidarités fondamenta-

les. Sur ce point délicat, toute ambiguïté doit être levée. Il

n'est pas question de nier un seul instant la réalité des massa-

cres survenus sur le territoire ottoman, ni l'intensité du

drame vécu depuis par un peuple orphelin, mais plutôt de

prendre conscience que si l'Occident souhaite vraiment faire

changer le discours officiel turc, il aurait intérêt à analyser

de façon moins schématique les circonstances du drame. La

vérité scientifique, dont l'Occident estime avoir le monopole

(21), exige que l'on fasse état des divergences sur la défini-

tion même du génocide (22), sur le nombre des victimes

(23). On doit aussi préciser qu'il n'existe plus d'Etat armé-

nien depuis la chute de Sis en 1375, que le traité de Sèvres

avec la carte de l'Arménie dessinée par le Président Wilson

n'a jamais été appliqué, et que la seule réalité tangible se

ramène dès lors à l'existence de l'Arménie soviétique (24). Il

faut enfin indiquer que les puissances désireuses d'achever

« l'homme malade de l'Europe » portent leur part de res-

ponsabilité dans les révoltes arméniennes contre l'Empire

ottoman et que les Kurdes, qui revendiquent leur autonomie

sur des territoires parfois confondus, ont participé aux mas-

sacres des Arméniens dont ils ont pris les dépouilles. (25).

De telles nuances permettraient d'examiner la réalité

arménienne dans un climat plus serein et d'éviter qu'elle ne

soit engloutie sous le flot de la passion elles feraient proba-

blement évoluer la thèse turque. Mais qu'on ne se leurre

pas aucun homme politique turc ne s'agenouillera un jour

devant un mémorial arménien. L'imaginer un seul instant

Page 9: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

TURQUIE-OCCIDENT

732

procéderait de l'égocentrisme le plus grossier et de l'igno-rance qu'un tel geste demeure le privilège des nations ancien-

nement et parfaitement intégrées.

La « guerre civile rampante » (26) qui a amené les militai-

res au pouvoir en 1980, pour la troisième fois en trente ans,

témoigne nécessairement de l'existence dans le pays de for-

ces centrifuges. Les ramener à une opposition extrême

droite/extrême gauche présente l'avantage de ne pas remet-

tre en cause la solidité d'une unité nationale considérée

comme un dogme et de les considérer comme la manifesta-

tion du libre jeu démocratique. Les analyser autrement, en

se disant que, peut-être, Yasar Kemal et Yilmaz Güney (27)

n'ont pas tout inventé, relève d'une démarche que les élites

turques répugnent à faire, parce qu'elle leur révèle une autre

image que celle, occidentalisée, qu'elles ont d'elles-mêmes.

Dans un témoignage publié récemment par Le Monde

diplomatique (28), un militant kurde montre bien, encore

que ce ne soit pas son propos, la force du mythe de l'unité

nationale. La première proposition qu'il avance est que

« l'une des raisons de la prise du pouvoir par les généraux,

c'était le développement de la lutte de libération nationale

au Kurdistan qui, largement ignorée dans les médias occi-

dentaux, mettait en danger l'existence même de l'Etat

turc ». Il répète pour les événements de 1980 l'analyse pro-

duite naguère par K.B. Harputlu, selon laquelle l'appui

apporté par l'extrême gauche révolutionnaire aux revendi-

cations autonomistes kurdes a probablement constitué l'une

des raisons déterminantes de l'intervention militaire de 1971

(29). Il y a conflit entre deux nationalismes, le nationalisme

turc ne pouvant que refuser de prendre en charge les reven-

dications autonomistes d'une minorité. D'où la seconde pro-

position « Une autre difficulté de la lutte tient aux prises

de position souvent assez équivoques des milieux progressis-

tes turcs qui ont tendance à nier qu'il existe une question

kurde, quand ils ne tentent pas d'y trouver une force

d'appoint. » On perçoit là un effet nocif de la conception de

l'unité nationale empruntée à la France alors que les reven-

dications kurdes pourraient être défendues par le jeu des

partis, ce qui contribuerait ainsi à réaliser une meilleure

VOIR L'AUTRE EN SOI

26. J. Nobécourt, Un

pays menacé », Le Monde,

2S, 26, 27-28 janvier 1980.

27. Y. Güney, dans son film

Le Tmupeau, cristallise en

une même intrigue tous les

problèmes de la Turquiemoderne. Il n'est pas certam,

par exemple, que le couple du

Tmupeau rencontre à lui seul

et simultanément les difficul-

tés nées de la Crise du noma-

disme, de la transformation

des structures économiques et

sociales, des valeurs affecti-

ves, l'exode rural, le bandi-

tisme, l'insécurité, la pénétra-

tion d'idéologies extrémistes,

etc.

28. Y. Yilderim, « Le Kur-

distan, après trois ans de dic-

tature ·, Le Monde diploma-

tique, décembre 1983.

29. K. Harputlu, La Tur-

quie dans l'impasse. Une

analyse marxiste de l'Empireottoman a nos jours, 1974.

Page 10: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

733

30. Art. cit.

31. N. Vergin, « Quandl'islam réinvestit la ville.Le Monde diplomatique,novembre 1982.

32. J.F. Bayart, Turquiela mythologie de l'Etat natio-

nal étude bibliographique »,

Peuples méditerranéens,

avril-pin 1978, p. 113-122.

33. J.F. Bayart, La ques-tion Alevi dans la Turquiemoderne », L'Islam et l'Etat,

p.109-120.

intégration nationale, le refus de reconnaître une spécificité

kurde aboutit à accroître les divisions de la nation turque et

à rejeter les Kurdes vers une action révolutionnaire.

Une analyse du même ordre peut être conduite pour le

champ religieux. Tout d'abord, alors que bon nombre

d'intellectuels et de bureaucrates turcs minimisent l'impor-

tance du facteur religieux, conformément à la tradition laï-

ciste, certains esprits d'horizons idéologiques différents,

comme Serif Mardin (30) ou Nur Vergin (31), montrent la

permanence du religieux dans les profondeurs turques, et

son extension au cours des dernières années. Le signe le plus

évident en a été l'émergence du Parti du Salut national

(P.S.N.) fondé par le Professeur Erbakan, que les militaires

traduisirent en justice pour atteinte aux principes laïques de

l'Etat républicain et pour infraction à l'article 163 du code

pénal qui interdit toute référence à la religion en matière

d'organisation de la vie économique et politique. Plus pro-

fondément,, des écoles fondamentalistes, d'origine sunnite,

se développèrent, comme l'école Nurcu, pacifiste, ou

comme celle des Süleymanci, qui eux n'hésitaient pas à

recourir à la violence pour la transformation de la société,

contribuant ainsi à l'extension du terrorisme. Quant au phé-

nomène chiite (alévi), il faudra des événements dramatiques

les émeutes de Malatya, Sivas, Elazig et Karamanmaras,

en 1978, l'agitation endémique de Çorum en juin-juillet

1980, ou bien encore l'expérience de la fameuse commune

« libre » de Fatsa démantelée en juillet 1980 pour que

certains observateurs (dont des journalistes turcs) le tirent

du black-out complet dans lequel on le tenait jusqu'alors.

Jean-François Bayart avait, en juin 1978 (32), attiré l'atten-

tion des politologues sur l'importance du phénomène alévi,

en rendant compte de plusieurs ouvrages turcs, dont celui

d'E. Ozbudun, Social Change and Political Participation in

Turkey, montrant l'inclination de leurs auteurs à conclure

que le clivage sunnite-alévi était secondaire dans la vie

sociale du pays. Il décelait dans cette démarche, qu'il analy-

sait comme la traduction du refus des leaders politiques de

prendre en considération la spécificité alévi, un grave dan-

ger que le chiisme, comportement de résistance par nature,

ne se transporte du plan électoral au plan extra-

parlementaire. Cet article prémonitoire fut, de l'aveu même

de son auteur, « mal accueilli » (33). Il n'est point besoin

d'épiloguer sur les raisons de cet accueil la thèse qu'il déve-

loppait bousculait le mythe de l'unité nationale entièrement

construit sur l'archétype français. Le terrorisme traduisait

Page 11: Jacques Lafon - Turquie-Occident, Un Jeu de Miroirs

TURQUIE-OCCIDENT

734

donc l'inadéquation d'un concept occidental et d'une réalité

turque d'autant plus complexe que, par le biais de l'exode

rural, deux mondes longtemps séparés s'opposent désor-

mais, qui drainent les déracinés.

Quant à la démocratie turque et au régime des partis quila sous-tend, la purge militaire qu'elle subit tous les dix ans

conduit à se poser quelques questions. Peu avant le dernier

coup d'Etat, en mars 1980, une commission d'enquête du

Sénat américain concluait dans un rapport interne « La

Turquie semble au bord de l'anarchie ou de la dictature mili-

taire. En même temps, les institutions démocratiques tur-

ques n'ont jamais semblé aussi vigoureuses » (34). Le para-doxe n'est qu'apparent. Dans un contexte de crise socio-

économique intense, d'inflation galopante, de pénurie (aucours des mois précédents, des produits de première néces-

sité, gaz butane, matières grasses, fuel ont fait défaut les

immeubles n'avaient pas été chauffés dans l'hiver 79-80) et

d'attentats politiques, l'Assemblée Nationale se réunissait

imperturbablement chaque jour pour tenter de trouver un

successeur au président Korutürk formalisme de la démo-

cratie. Les deux grands partis, le P.R.P. de M. Ecevit et le

P.J. de M. Demirel, refusaient d'envisager la formation d'un

gouvernement de coalition nationale qui semblait être la

seule solution politique. Ils préféraient à cela les coups bas

destinés à s'affaiblir l'un l'autre et qui nécessitaient des

alliances contre nature le parti des Loups Gris (néo-nazi)du colonel Türkes devenait une force d'appoint, le parti fon-

damentaliste religieux étant le véritable arbitre de la situa-

tion et monnayant son aide, tantôt à la gauche de M. Ece-

vit, tantôt à la droite de M. Demirel perversion du régimedes partis.

L'autre visage de la Turquie moderne existe aussi il fau-

dra bien finir par s'en apercevoir, en Occident et en Anato-

lie.

JACQUESLAFON

34. J. Nobécoun, art. col.