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« Comprendre » notre barbarie Jacques Semelin Cycle de conférences « La violence aujourd'hui » Organisé par l'Université de tous les savoirs Accueilli par l'Université Paris Descartes - Sorbonne 19 septembre 2013 Présentation du chercheur (Présentation faite par M. Yves Michaux, fondateur de l' Université de tous les savoirs) Je vous présente notre conférencier ce soir, Jacques Semelin, qui est directeur de recherche au CNRS et au Centre d’Études et des Recherches internationales auprès de l’École des Sciences politiques. Il a une triple formation en psychologie, histoire et sciences politiques. Il est PhD à l'Université de Harvard et il enseigne actuellement en Sciences-Po. Il est spécialiste en violence de masses et processus génocidaires, ainsi que des processus de résistance civile. Il est l'auteur, entre autres -parce qu'il a beaucoup des contributions à son actif-, de Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides (Seuil, 2005), Face au totalitarisme, la résistance civile (André Versailles éditeur, 2011), Persécution et entraide dans la France occupée. Comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort (Les arènes, 2013). Il est également fondateur animateur de l' Online Encyclopedia of Mass Violence sur la violence de masses, hébergé dans le site de Sciences-Po à l'adresse www.masseviolence.org . Introduction Merci, Yves Michaux, pour votre invitation et bonsoir à toutes et à tous. Je viens de vous parler d'une énigme : celle de notre propre barbarie. Depuis des années je travaille sur cette question obsédante : comment des hommes qu'on qualifiera d'ordinaires peuvent en arriver à tuer d'autres hommes sans défense, des femmes, des enfants, des personnes âgées ? C'est la question du passage à l'acte , dont … le massacre.

Jacques Semelin - Comprendre Notre Barbarie

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Comment des hommes, qu'on qualifiera d'ordinaires, peuvent-ils arriver à tuer d'autres hommes sans défense, des femmes, des enfants, des personnes âgées ?Je travaille sur cette question -et peut-être certains pourraient en êtrechoquées- sans chercher à juger ou à condamner. Il y en a des tribunaux pour cela. En tant que chercheur, en tant qu'historien, psychologue et politologue, mon rôle est de tenter de comprendre.Jacques Semelin, transcription de sa conférence à l'Université de tous les savoirs, à Paris, en septembre 2013.

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« Comprendre » notre barbarie

Jacques Semelin

Cycle de conférences « La violence aujourd'hui »

Organisé par l'Université de tous les savoirs

Accueilli par l'Université Paris Descartes - Sorbonne

19 septembre 2013

Présentation du chercheur

(Présentation faite par M. Yves Michaux, fondateur de l'Université de tous lessavoirs)

Je vous présente notre conférencier ce soir, Jacques Semelin, qui est directeurde recherche au CNRS et au Centre d’Études et des Recherches internationalesauprès de l’École des Sciences politiques. Il a une triple formation enpsychologie, histoire et sciences politiques. Il est PhD à l'Université deHarvard et il enseigne actuellement en Sciences-Po. Il est spécialiste enviolence de masses et processus génocidaires, ainsi que des processus derésistance civile. Il est l'auteur, entre autres -parce qu'il a beaucoup descontributions à son actif-, de Purifier et détruire. Usages politiques desmassacres et génocides (Seuil, 2005), Face au totalitarisme, la résistance civile(André Versailles éditeur, 2011), Persécution et entraide dans la Franceoccupée. Comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort (Les arènes,2013).

Il est également fondateur animateur de l'Online Encyclopedia of MassViolence sur la violence de masses, hébergé dans le site de Sciences-Po àl'adresse www.masseviolence.org.

Introduction

Merci, Yves Michaux, pour votre invitation et bonsoir à toutes et à tous.

Je viens de vous parler d'une énigme : celle de notre propre barbarie. Depuisdes années je travaille sur cette question obsédante : comment des hommesqu'on qualifiera d'ordinaires peuvent en arriver à tuer d'autres hommes sansdéfense, des femmes, des enfants, des personnes âgées ? C'est la question dupassage à l'acte, dont … le massacre.

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Je travaille sur cette question -et peut-être certains pourraient-il en êtrechoquées- sans chercher à juger ou à condamner. Il y a des tribunaux pourcela. En tant que chercheur, en tant qu'historien, psychologue et politologue,mon rôle est de tenter de comprendre. Je suis très marqué par la pensée deMarc Bloch qui dans L'apologie pour l'Histoire écrivait « un seul mot, un seulillumine nos études : comprendre ».

Comprendre ne veut pas dire excuser ou pardonner, certainement pas. Jeconsidère que notre travail vise bien d'avantage à mettre en lumière desprocessus qui montrent la responsabilité des hommes dans ce type d'actionsmonstrueuses. Et quand, dans certains cas ils se retrouvent, des années plustard, devant un tribunal et qu'ils déclarent : « je n'ai fait qu'obéir », -monœil !-, c'est plus compliqué que ça. Et c'est … le travail du chercheur qui enparticulier peut le montrer.

Mais peut-on tout comprendre ? Mon travail, comme ceux d'autres collèguespeuvent contribuer à éclaircir et clarifier ces conduites d'atrocités. Mais parfoismême il m'arrive d'entendre des récits : « alors j'y suis habitué ». Maiscomment ça a été possible ? Les récits d'atrocités contribuent à un effet desidération émotionnel et intellectuel, la pensée se trouve comme suspenduedans le vide, et je me dis : « je ne parviens pas à comprendre ».

Donc je viens aujourd'hui, ce soir, devant vous, dans une position demodestie. On est bien loin de ce temps des sciences humaines dans les annéessoixante-dix où les sciences humaines (on les appelle les sciences socialesplutôt aujourd’hui) voulaient tout expliquer. Non. Tout faire pour comprendre,mais il restera toujours quelque chose qui résistera à l'analyse. Ce quej'appelle le trou noir de notre propre barbarie.

Alors, allons-s-y quand même dans la définition de cet objet de recherche. Jevous disait que je voulais réfléchir ce soir sur le passage à l'acte de massacrer.Passage à l'acte, le mot évoque une impulsion. Les anglo-saxons diraientacting-out. Ce n'est pas ça que je veux dire en priorité. Ça peut conduire àça, une impulsion fulgurante, stupéfiante. Mais quand je prends ce mot jevoulais dire que passage à l'acte veut dire plutôt un processus souvent au longcours, qui touche à la société depuis des années, à l'histoire de cette société.Sans (tomber dans des) déterminismes. J'espère que ce soir vous ne verrezaucune réflexion de caractère déterministe concernant le massacre.Heureusement nous ne sommes pas condamnés aux massacres. C'est unepotentialité de l'être humain, mais une potentialité que dans certainscirconstances prend forme, et prend aussi une forme de masses. C'est cela monsujet.

J'emploie le mot massacre à dessein et non celui de génocide. J'ai beaucouptravaillé sur cette question, de la définition du génocide. C'est un terme deDroit au départ qui a été introduit dans le droit internationale. D'ailleurs,l'expression précise est « crime de génocide » en 1948. Mais on en a aussidifférentes compréhensions et usages en histoire et en sciences politiques, etc'est un terme tellement controversé qu'il me semble compliqué à l'utiliser, etc'est pourquoi je le mettrai de côté. Cela ne veut pas dire pourtant que je ne

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m'intéresse pas à la définition de génocide, et en particulier je me demandedans quelles circonstances un massacre ou une série de massacres peut setransformer en un processus génocidaire.

Le mot massacre lui même, voilà, pour la définition je vous en proposerai :c'est une action le plus souvent collective de destruction de non-combattants .On massacre rarement tout seul, ça peut arriver. On a des cas dans les écoles,l'actualité nous en donne des exemples. Mais en générale, même l'individumassacreur est lié à un réseau, à un petit groupe. Pensez à Mohamed Merah àToulouse en 2012. Le plus commun, est que c'est l'action d'un groupe.

Ensuite, des destructions, parce que c'est plus large que le fait de donner lamort. L'action de massacre implique d'abord deux formes de violence associées,voire des atrocités, en particulier le viol. Mais elle implique aussi de détruireles maisons, de détruire les récoltes : c'est un phénomène globale. Et en plus,bien sûr, on tue les gens. Par exemple, pour faire référence à l'Armée rouge,on ne disait pas « tuer l'ennemi », mais « détruire l'ennemi ». Donc, c'estimportant de raccrocher toutes ces réflexions ce soir dans la réflexions sur laviolence, dans ce que l'on appelle aussi dans notre jargon les violencesextrêmes ou violences de masses.

Maintenant, c'est qui es plus difficile est de vous inviter à une réflexion troprapide et schématique autour de trois questions essentiels qui structurent cetteconférence :

- Quel est la posture du chercheur face à cet objet d'étude ?

- Quels sont les facteurs principaux qui préforment, qui préparent l'acte demassacrer ?

- Que peut-on dire du passage à l'acte à travers des conduites de sesexécutants ?

La posture du chercheur

C'est une question qui me semble d'abord central. Pourquoi ? Parce qu'il n'y apas véritablement d'école de pensée sur cet objet monstrueux. Je vous le disaisau départ : nous sommes tétanisés par cet objet. Nous sommes pris parl'émotion, nous sommes tout de suite pris dans une sorte de condamnation, etc'est normale : il est difficile pour un chercheur de rester neutre, et d'ailleurs,nombre de chercheurs, travaillant sur cet objet, sont en conflit souvent les unsavec les autres.

Mais il est essentiel de préciser un peu comment on peut appréhender cetobjet. C'est comme si vous êtes un alpiniste devant une montagne extrêmementdifficile à franchir, à atteindre le sommet, et je me dis : « mais par quellevoie puis-je faire l’ascension ? ». Eh bien, je voudrais vous proposer troisvoies d'accès ou d’appréhension du phénomène massacre.

La première consiste à partir de ce que nous racontent souvent les médias surcette type d’événements, on insiste beaucoup sur l'émotion : pourquoi s'en

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prendre aux femmes, aux enfants, etc ? Notez que cela peut faire aussi partiede discours des humanitaires. Le premier réflexe du chercheur c'est de sedéprendre de ce pathos émotionnel. Son premier réflexe c'est de montrer, enréalité, la rationalité de ce type d'action. Les décideurs, les instigateurs, lesorganisateurs, décident d'organiser ce type d'action collective pour des finsprécises, que ce soit la conquête du pouvoir (ou y rester), la conquête d'unterritoire, l'appropriation des richesses, etc, etc. Donc vous allez faire ressortirla rationalité de l'action de massacrer.

Si vous faites ça vous prenez tout de suite de distance avec ces théoriescommunes qui ont, je le sais, une forte assise populaire qui consistent à dire« c'est le groupe qui est violent, de par sa religion, de par sa race, de parson ethnie, de par la couleur de sa peau, ils ont la violence dans le sang ».Sachez que dans le domaine de nos recherches en histoire et sciencespolitiques nous prenons beaucoup de distances avec cette vision culturaliste ouprimordialiste -qui a été d'ailleurs développé à un certain moment par unchercheur célèbre, Samuel Huntington- pour montrer en fait que dans tous cesgroupes il peut y avoir des instigateurs et de décideurs de ce type deviolence. Donc, la violence, définie de cette manière, procède d'un calcul .

Notez-le, on a un exemple aujourd'hui sous nos yeux dans l'actualité, c'est laSyrie. Comment comprendre la pratique actuelle de M. Bachar el-Assad enSyrie ? Il faut pour cela s'intéresser à l'histoire de ce pays et rappeler que sonpère, Hafez el-Assad, en 1982 a fait massacrer nombre d'habitants d'une villequi s'appelle Hama, qui était considéré comme rebelle, action qui a faitenviron 20 mille morts. Vous trouvez d'ailleurs sur le site de l'Encyclopédie àSciences-Po une étude de cas sur cet exemple du massacre de Hama. Le fils,Bachar, reprend les mêmes méthodes que le père, et cela procède d'un calculpolitique, c'est à dire que par la terreur, par la destruction, par la violence,c'est le moyen d'obtenir la soumission de rebelles et plus généralement de sonpeuple.

Mais, notez-le, les pratiques du gouvernement de M. Assad actuellement sontlégion dans le monde !

Un politiste américain, Rudolph Rummel, estime qu'au XX ème siècle environ 150millions de personnes ont été tués par leur propre gouvernement, contreenviron 35 millions des morts dans toutes les guerres y compris les deuxguerres mondiales. Le livre s'appelle Death by Government. Ces chiffres sontpeut-être à revoir, mais la tendance lourde montrée par Rummel n'est pascontestable de mon point de vue. Donc, mettons en avant cette dimension ducalcul et de la rationalité des massacres.

Est-ce que on a tout dit quand on est arrivé à ce stade ? Certainement non.

La deuxième approche du chercheur consiste à se dire: « Mais, bon sang, il ya peut-être, quand même, quelque chose d’irrationnelle dans ce type depratique, ou du moins de psychopatholo-gique ». Et si c'est le psychologue quiparle, je vous dirais que oui, il est souvent possible de décrypter dans lesdiscours des décideurs et des organisateurs de ces massacres des éléments deparanoïa, présentant à un Autre comme l'incarnation du mal, du diable, du

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terrorisme.

Le grand historien du génocide des Juifs, Saul Friedländer, parle du discoursparanoïde de nazies. Et Primo Levi lui-même n'écrit-il pas dans Si c'est unhomme que pour lui il y avait quelque chose de fou à Auschwitz. Donc vousavez tout d'un coup cette dimension de l'irrationalité. Ça ne plaît pas à tropde chercheurs, parce qu'on aime bien avoir des raisonnements bien cadrés,bien ... Pourtant je crois qu'il ne faut pas sous-estimer cette dimension,d'autant qu'on peut l'aborder d'une autre manière, peut-être plus rationnel...

On peut montrer par exemple l'irrationalité de l'irrationalité. Parce que quandon commence une guerre c'est une question de conquête, de pouvoir, deconquête du territoire. Il y a un objet au conflit. Mais si un camp commenceà commettre des atrocités, l'autre va y répondre de la même manière : « ilsvont bien voir ce dont on est capables ». Donc, vous avez une sorte demontée en miroir de cette type de réaction, et du coup vous allez en perdrel'objet même du conflit. Il va y avoir quelque chose qui apparaît commeirrationnel dans la rationalité première de la guerre.

Clausewitz nous a dit que la guerre avait tendance précisément à monter auxextrêmes -sous-entendu, aux violences extrêmes-, mais que le politique était làpour maîtriser le cheval fougueux qu'est la guerre. Pardon, votre honneur !Objection, M. Clausewitz ! Personnellement, les cas que j'ai étudié montrentque le politique fouette le cheval fougueux, et lui dit « fais plus de morts,fait plus de victimes ».

Donc, cet élément de montée en puissance dans le nombre des victimes nousfait aussi perdre l'objet du conflit. Alors, vous êtes tenue en fin de comptes deraisonner, allons-s-y, sur la dimension rationnel et irrationnel du massacre, ceque j'appelle la rationalité délirante du massacre. Et notez-le, c'est ainsi qu'onpeut comprendre le massacre chimique du 21 août dans la banlieue de Bagdad.Parce que M. Assad n'est pas le seul à commettre des atrocités, ce n'est pascertainement eux qui en font plus, vous savez qu'il y a aussi des insurgés quien font autant. Donc il y a une montée aux extrêmes, et le massacre chimiquedu 21 août est pour moi une expression tragique de cette rationalité délirantede violence extrême.

Si on s'arrête là dans notre raisonnement, on risque pourtant d'avoir tout faux.Pourquoi ? Parce que nombre d'études en histoire et en psychologie montrentque les individus qui commentent ces actes sont terriblement normaux ,ordinaires. Des hommes ordinaires, comme le dit le grand livre, classiqueaujourd'hui, de Christopher Browning, un historien américain qui a publié celivre qui s'appelle Des hommes ordinaires, basé sur les conduites d'un bataillonde policiers allemands pendant la SGM, trop vieux pour faire la guerre,envoyés en Pologne tuer les Juifs à la chaîne, et on estime que, à ce bataillonde 500 hommes, il faut attribuer la mort de 30 mille Juifs directement et 45mille Juifs indirectement, qu'ils ont conduit par train vers les chambres à gazde Treblinka.

Or, nous dit Browning, ces hommes sont ordinaires parce qu'ils n'étaient pasdes nazies convaincus. Il a été un peu contesté depuis parce qu'on montre que

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certains cadres de ce bataillon étaient véritablement très antisémites, mais cen'était pas le fait de tous les hommes. Et donc, nous voilà avec cette questionsur les épaules, cette question très lourde : « Qu'aurions nous fait à leurplace ? » Le chercheur se le demande lui même, s'il s'agit de se transférer, dese transposer dans ce type de situation ?

Il faut encore progresser dans notre réflexion et aborder une troisièmeapproche du massacre, qui consiste à dépasser le normal et le pathologique, lerationnel contre l’irrationnel, pour évoluer vers une troisième voie. Cettetroisième approche, n'annule pas les précédentes, il s'agit plutôt d'un analyseemboîté, à la manière de poupées ruses.

Cette troisième voie consiste à appréhender le massacre comme un processusmental : ça se joue dans notre tête. Avant de devenir cet acte atroce, lemassacre est littéralement une opération de l'esprit, fondé sur la représentationd'un Autre à humilier, à exploiter, à faire souffrir, à violer, à détruire en toutou en partie. Cette représentation collective prend du temps, ça vient pas dujour au lendemain, on en est d'accord, mais elle peut contribuer au passage àl'acte dans certaines circonstances. L'histoire et l’anthropologie sont lesdisciplines les mieux à même d'étudier ces représentations collectives.

Il s'agit de la vision d'un Autre qui se fond sur une certaine réalité, mais quiest au même temps complètement folle. Le nazies n'ont pas inventé les Juifs,ils ont une tradition millénaire, mais ils en ont donné, ils en ont eu uneperception complètement délirante. Donc il va vouloir travailler sur cetteinteraction entre le réel et l'imaginaire, ce qui n'est pas simple. Mais si vousprenez ce chemin là, vous prenez le chemin de la guerre. Parce que la guerreest précisément le moment de l'interaction entre le réel et l'imaginaire, depeur, de toute-puissance. Et c'est dans ce contexte là que peut advenir lemassacre. Ne voyez pas là, encore une fois, aucun déterminisme dans monpropos. Cependant, ces représentations collectives vont à voir à faire aussiavec des représentations animalières de cet Autre : dans le sens de sadéshumanisation, on va parler d'insectes, des poux, des cancres, des rats, desouris, et tout ça fait le paquet qui peut aussi nous conduire vers l'horreur.

Les facteurs du passage à l'acte

Le premier facteur tient à la construction de ce discours dont je viens de vousparler. Notez-le, je parle des sociétés qui vont mal, des sociétés qui sont encrise : il y a du chômage, les jeunes ont du mal à se projeter dans l'avenir, ily a peut-être une crise institutionnel, il y a des réfugiés, la guerre est peut-être à la porte, aux frontières. Donc, c'est une société en crise, et c'est dansce type de société en crise que peut prendre d'autant plus facilement lesdiscours dont je vais vous parler.

D'abord, les idéologues. Ce sont des intellectuels en générale, qui vontproposer une lecture de cette situation de crise et qui vont dire : « C'est vraique notre société va très mal, mais si on commençais par se débarrasser deces gens là, ça irai beaucoup mieux. On n'aurait pas résolu tous nos

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problèmes, mais au moins on respirerai ». Ce discours vous l'entendez, ycompris dans les nôtres -ce n'est pas un discours nécessairement pour dessociétés en guerre-, il travaille toutes les sociétés.

Qui sont les auteurs de ce type de discours ? On va trouver des responsablespolitiques, mais aussi des artistes, des écrivains, des religieux parfois ; engros, tous ceux qui ont à voir avec une profession de l'esprit. Et ce sont euxqui proposent cette lecture de la situation qui circule dans la société, qui n'apas forcément encore beaucoup d'importance, n'est-ce pas ?

Mais voilà, ce discours, qui vient de ces entrepreneurs identitaires, a deuxdimensions. La première c'est le « Nous » : « nous sommes des victimes del'histoire. Mais aujourd'hui, dans la situation de crise que nous vivons, nousavons les moyens de recouvrer notre honneur et notre gloire. Il suffit decroire en nous, en notre peuple, en notre révolution (s'il y a une révolution),en notre race, en notre religion ». Donc, c'est un discours identitaire mais quiva de pair avec la dénonciation d'un « Eux », d'une figure de l'ennemi enquelque sorte. Vous voyez cette polarisation de la société entre « Eux » et« Nous » qui apparaît.

« Eux », qui sont-ils ? D'abord il y a la figure de l'Autre en trop, elle est trèsfacile à comprendre : « il est pas comme nous, il a pas la même couleur depeau, il a un gros nez, il n'a pas le même sang que nous, et parfois il sentmauvais ». Cet Autre qui est en trop il est aussi quantitatif : « il a tendanceà pulluler, à se développer ». M. Milosevic, à la fin des années 80, parlait duproblème quantitatif au Kosovo, c'est à dire qu'il y avait trop d'Albanais parrapport à la minorité Serbe et qu'il fallait les faire partir du Kosovo.

Et la deuxième figure de l'ennemi c'est le suspect : « celui-là il nousressemble mais il complote, il nous dit qu'il est pour la révolution mais c'estun traître, donc il faut aussi l'éliminer ». Regardez notre propre histoire, larévolution française dans sa phase la plus dure, celle de la Terreur : la loi dessuspects qui avait été édicté, désignait en premier lieu les nobles et les prêtresréfractaires décrétés hostiles à la révolution. Mais Lénine plus tard disait « lepire de nos ennemis est dans nos rangs » Bonjour l'ambiance ! Pol-pot enCambodge écrit : « il nous faut construire un parti pur, donc tous leséléments impurs doivent être éliminés ». Vous voyez que ce discours va avecle thème de la pureté notamment. Pureté politique, raciale, ethnique. On abeaucoup massacré dans l'histoire au nom de la pureté et pour se débarrasserd'un Autre perçu comme impur.

Voilà ce premier thème qui est important, mais attention ! Attention, car si cethème circule dans la société, encore une fois, cela ne signifie pas qu'ildevient opératoire. Il y a des discours incendiaires qui n’enflamment rien dutout. Et heureusement. Précisément parce que même dans une société en criseil y a des réflexes démocratiques et institutionnels qui vont barrer lapropagation de ce type de discours.

Maintenant, ça devient beaucoup plus compliqué quand on aborde le deuxièmefacteur, le politique, facteur principale : quand les entrepreneurs identitairesconquièrent le pouvoir d’État, car à ce moment là, ça devient la ligne

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officielle d'un pays. Un exemple trivial mais ô combien important pourl'histoire de l'Europe : l'accession de Hitler au pouvoir en 1933 de manièredémocratique. Il y a un grand changement parce que ces idées qui pouvaientêtre marginales deviennent en quelque sorte la propagande officielle d'unrégime. Et tout le monde va être obligé de se situer par rapport à ces idées.Et ceux qui ne sont pas d'accord risquent d'être poussés à la marge et d'êtreen danger.

Et puis vous saisissez tout de suite qu'il va y avoir une possibilité déjà depassage à l'acte, parce qu'on touche à la question de l'obéissance : lesmilitaires, les policiers qui servent cet État vont être, en principe, en situationde devoir obéir aux ordres qui vont être données. Et il se passe un phénomènetroublant : on nous a expliqué en philosophie politique, notamment à traversla théorie du contrat sociale, que l’État est là pour protéger les citoyensmoyennant quoi ces citoyens acceptent de lui obéir. Mais dans les situationsque nous commençons à envisager, l’État désigne une partie ou un segment decette population comme suspecte, comme en trop, pour laquelle ce contratsociale n'a plus à être respecté. Et cela va faire que l'on va pouvoir battre outuer un Juif à Berlin dans les années 30 et on n'est pas puni. On va pouvoirvioler des femmes musulmanes en Bosnie dans les années 90 et on ne sera paspuni. Donc, autorité et impunité vont de pair.

Il y a encore une institution qui peut dire l'interdit du meurtre, alors quel’État ne respecte plus, en quelque sorte, son contrat. C'est l'église. Or, tousles cas que j'ai étudié malheureusement montrent que l'église... ou se tait ouapprouve, soutient. Je pense par exemple à l'église orthodoxe en Serbie à lafin des années 80 et au début des années 90.

Le troisième facteur est ce qui se passe en bas de la société. Ne pensez pasque la montée en puissance de la violence se joue seulement par une sorted'impulsion centrale de l’État vers la société, du haut en bas : c'est pluscompliqué que ça. Il faut prendre en compte ce que j'appellerai la dégradationdes liens sociaux. Quand une société est en crise il peut arriver que ces liensse distendent, qu'il monte la méfiance entre tel ou tel groupe, dans telle outelle région, dans telle ou telle ville, dans tel ou tel village.

Reprenons encore le cas de l'ancienne Yougoslavie : au cours des années 80 cepays a connu une crise de la citoyenneté qui a remis en cause le modèlefédérale yougoslave construit par Tito justement après la mort de Tito en1981. On se sentait de moins en moins Yougoslave et de plus en plus Croateou Serbe.

Dans ces circonstances les relations de bon voisinage ont pu se dégrader etmettre en cause les pratiques ancestrales dans cette région qui s’appellentkomsiluk, qui viennent de l'empire ottoman. C'est un mot turc qui signifie« les bons rapports entre voisins ». On n'est pas forcément de la mêmereligion, chrétiens et musulmans, mais on va se respecter, et à des momentsparticuliers, des événements familiaux ou religieux, dans chaque famille, ehbien, on va se recevoir, et le symbole est un café sucré qu'on boit ensemble.

Du fait de la montée de l'ethnisme, du regard ethnique sur l'Autre, exploité

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bien sûr par les dirigeants politiques, dans certaines régions ces pratiquessociales de bon voisinage ont décliné. Notez qu'on ne parle pas de pratiquesde mixité (je ne parle pas de mariage entre un Croate et une musulmane) : onreste chacun chez soi, mais dans ce « chacun chez soi » il y a une sorted'échange inter-communautaire.

Or, cette pratique-là est remise en cause et les anthropologues ont noté parexemple qu'on allait au café ensemble, oui, mais il commence à avoir un cafépour les Serbes ou pour les Croates. Et puis, les jeunes allaient aux dansesfolkloriques ensemble dans cette région, c'était très important dans cetteculture. Eh ben, ça s'arrête ou ça diminue. On reste dans son groupe. Quandon reste dans son groupe, c'est un indicateur de la montée de la défiance, etqui sait ce qui peut arriver quand on bascule dans la guerre.

Et alors c'est le (quatrième) facteur sur lequel je voudrais parler maintenant,qui est certainement le plus massif et qui est le basculement dans la guerre.

Dans la guerre tout change. C'est un autre univers, qui vous écrase. Qu'est-cequ'on peut comprendre de la guerre, nous qui vivons dans des sociétéspacifiées, autrement que par des images de télévision. Nous savons que dèsqu'une guerre est déclarée, un homme peut devenir ou devient guerrier, voiredevient un tueur. Lisons le bel entretien du philosophe de Joseph de Maistresur ce thème de la guerre*. Mais c'est pas simplement ce basculement dans laguerre qui fait qu'un homme est prêt à cela parce qu'il veut défendre songroupe au nom de l'idéal de la nation, de la démocratie, etc, etc.

Le rapport au temps change : les populations deviennent anxieuses, on dortmoins bien, il y a des insomnies, et puis la peur s'installe notamment chez lesfemmes (la première peur des femmes dans la guerre c'est d'être violée). Lerapport à l'espace change. Il y a des lieux que sont encore sécurisants maisd'autres qui deviennent trop dangereux comme la sniper-alley à Sarajevo : sivous la traversez cette avenue vous risquez d'y rester. Le rapport à l'Autrechange. Voilà, nous sommes ici, il y a des personnalités très différentes, unemême personne peut avoir plusieurs activités, dans l'enseignement, dans lamusique. Mais dans ces situations-là vous êtes réduit à un critère. Tu es avecnous ou tu es contre nous ? Le rapport ami-ennemi devient incandescent. Ets'il s'y rajoute cette figure de l'Autre en trop, eh bien, cela provoque quelquechose du type : « Tu ne t'appelles plus Sarah, Wolfgang ni Séraphin. Tu esJuif ou pas ? Tu es Croate ou tu es Serbe ? Tu es Hutu ou tu es Tutsi ? » Ceseul critère va déterminer votre destin.

Si on prend un peu plus de généralités dans ce rapport entre guerre etmassacre, j'en distinguerai trois formes différentes :

• D'abord, le massacre dans la guerre peut être une erreur. Une actionmilitaire prend pour cible des combattants mais, par erreur, des non-combattants vont être aussi touchés par les bombardements. On acommémoré cette semaine le bombardement malheureux de Nantes par

* Philippe Sollers (entretien), « La révolution De Maistre ». In Ligne de Risque. Revue littéraire. Paris, Mai 2011 (Note de la transcriptrice).

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les alliés en 1943. On dit aujourd'hui que ça s'appelle des bavures oudes dommages collatéraux. Je vous laisse apprécier le caractèreeuphémisant de ce type de qualificatif.

• Mais l'autre dimension, la plus fréquente dans notre sujet, est quel'action guerrière vise aussi des non-combattants parce que considéréscomme des combattants. Donc, en ce type de circonstances le massacrese déguise en opération de guerre, parce qu'on estime que les non-combattants aident les combattants. Par exemple les femmes, et parfoisc'est pas faux. La logique de la guerre fait donc que tout le groupe,combattants et non-combattants, va être visé. Ces processus on lestrouve très souvent, en particulier dans les guerres civiles, c'est-ce qu'ilfait que les civiles sont les principales victimes de ces conflits. Leguerres civiles se transforment en guerres contre les civiles, parce quechacun tente d'imposer sa domination sur l'Autre, donc imposer sadomination sur la population civile.

• Troisième dimension : la généralisation de ce type de cible de non-combattants en fonction des critères de l'Autre en trop ou du suspect.Car dans la guerre vous avez une sorte de collusion, de concaténationentre les deux figures : l'ennemi extérieur, puis qu'on est en guerre, etl'ennemi intérieur qui a été déjà décrit. On le voit dans beaucoup dephénomènes historiques. Je pensais en venant ici dans ce beau quartierde Paris. En 1792, il y a eu ici des massacres : ça s'appelle lesMassacres de Septembre, qui se sont passé au Carmes contre les prêtresréfractaires.

Rappelons le contexte : la France est en guerre, et Paris est dans lapsychose parce que la révolution est menacée et parce que les troupesdu duc de Brunswick foncent sur la France. Septembre 1792 c'est laprise de Longwy et le 2 septembre la prise de Verdun, ici à Paris c'estla folie. Eh bien, dans cette logique là, qui est celle de la psychose, ons'en prend à ceux qui sont considérés comme les traîtres de l'intérieur,ici, les prêtres, et d'autres massacres vont avoir lieu en Provence.

Cette concaténation de deux figures d'ennemi intérieur et extérieur sejoue aussi dans nombre d'autres conflits qui vont vers la dimensiongénocidaire. Pensez à la figure de l'ennemi Judée-bolchevique, c'est uneconcaténation entre le Juif et le Bolchevique, qui va être à l’œuvre en1941 au moment où la Weimar va envahir l'Union Soviétique. Et dans cecas-là c'est la guerre totale qui se développe, et c'est par là, à mon avis,que la guerre tire le massacre vers le génocide comme opérationd'éradication totale du groupe.

Un autre facteur qui me semble très important c'est le contexte internationale,j'en dirai deux mots. On ne peut pas comprendre ces événements sans aussiavoir en tête le contexte internationale de l'époque. Analysez un massacre :c'est un co-produit en quelque sorte entre la dégradation d'une situation localeet du contexte internationale. Si la communauté internationale (qui n'existepas) laisse faire, cela peut se développer. Et en plus, s'il y a une puissance

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tutélaire qui couvre l’État massacreur, il n'y a pas de raison que cela s'arrête.Je ne crois pas que je dois développer parce que c'est exactement le cas,actuellement, de la Syrie.

Le moment du passage à l'acte à travers ses exécutants

Vous avez tous en tête la notion de « banalité du mal » hérité de laphilosophe Hannah Arendt à travers son livre Eichmann à Jérusalem. Eh bien,je suis de ceux qui conteste vigoureusement l'approche de cette philosophepour laquelle j'ai par ailleurs une grande admiration. Premièrement parce queEichmann n'a pas été ce bureaucrate fonctionnaire qu'elle a décrit. On saitaujourd'hui qu'il était un nazie convaincu, qu'il faisait partie de l'élite SS.Mais évidemment l'Eichmann du procès de 1960 n'a rien à voir avecl'Eichmann des années 1930-40. Deuxièmement, sa réflexion sur la notion d'« absence de pensée » me semble aussi très problématique. Ce n'est pas dutout certain qu'Eichmann avait une sorte d'absence de pensée, au contraire, amon avis, il pensait le mal.

Mais ce qui manque vraiment dans la réflexion de Hannah Arendt est laréflexion sur le groupe. Tous mes travaux et nombre de travaux des collèguesvont dans ce sens : c'est à travers le groupe que l'individu se transforme entueur de masse. C'est qui est plutôt une bonne nouvelle parce que cela veutdire que chaque individu, pris isolement, n'est pas monstrueux, n'est-ce pas ?Heureusement. En revanche, dès lors que l'individu peut être engrené -certainsutilisent ce terme- dans la dynamique monstrueuse d'un crime de masse, alorsil risque de le devenir.

Qui sont ces groupes ? Ils ont des plusieurs formes : groupes des militaires,groupes des policiers, groupes des paramilitaires (des miliciens), et unquatrième, groupe des civiles. On est donc dans des cas de figuration trèsdifférents et on ne peut pas généraliser. Ce sont pour l'essentiel des hommestrès jeunes entre 14 et 25-30 ans (vous savez aussi qu'il y a des enfantssoldats, mais ça fera encore une autre affaire d'en parler). Il y a peu desfemmes, ça peut arriver mais c'est très rare, mais cela ne signifie pas qu'ellessoient indifférentes. Elles soutiennent, en générale, si j'ose dire, leurshommes : frères, maris ou fils, et elles peuvent aussi contribuer à certainestâches. Mais ceux qui sont à la manœuvre sont essentiellement des hommes.

Est-ce qu'ils ont été formés, entraînés ? On pourrait le penser, toutes lesarmées du monde fonctionnent sur ce modèle, d'apprendre à des soldats defaire leur métier, mais dans les cas sur lesquels je me suis penché, soit le casdu nazisme, le Rwanda ou des cas moins lourds, on s'aperçoit qu'ils ont reçutrès peu d’entraînement : ils apprennent leur métier sur le tas. LesEinsatzgruppen qui avancent derrière les lignes allemandes en 1941 ont àpeine eu 15 jours de formation. Quant aux paysans Hutu au Rwanda tuant lesTutsi, ils savent se servir de la machette mais pour les travaux agricoles, ettout simplement ont leur a demandé de s'en servir pour tuer des hommes. Iln'y a pas eu de formation particulière.

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Les facteurs qui peuvent expliquer ce passage à l'acte à travers le groupe :

L'obéissance, j'en ai parlé tout-à-l'heure. Ici la notion de soumission àl'autorité qui a été développé par le psychologue Stanley Milgram est assezintéressant -vous vous souvenez de ses expériences où l'on demande à un sujetde donner des charges électriques à un élève et il s'agit de savoir jusqu'àquand il ne va s'arrêter. Bon, je ne veux pas insister là dessus, mais c'est unedimension importante. Simplement elle n'est forcément pas la seule dimension,et parfois l'autorité est beaucoup plus floue, beaucoup plus souple. C'estcomme une sorte de franchise à tuer, qui suppose aussi des initiatives desindividus sur le terrain. Autorité, donc, oui. Impunité, bien sûr (ça veut dire,faites ce que vous voulez). Mais aussi une certaine créativité dans l'entreprisede la violence.

Deuxième facteur : la conformité au groupe. Autant l'obéissance c'est lerapport verticale, ici on va parler du rapport horizontale, c'est-à-dire, leregard que les hommes se portent entre eux quant on leur dit de faire cequ'ils doivent faire. Alors, le travail de Christophe Browning est trèsintéressant aussi sur ce plan parce qu'il y a certains qui refusent de le faire,qui vont être considérés trop faibles pour faire le job. Mais les autres vontdire « on-y-va, on va pas se dégonfler ! ». Et c'est à travers ce regard qu'ilsse portent mutuellement qu'ils vont s'engager dans cette action. En réalité onpeut se demander si ceux qui se disent trop faibles sont les plus forts, parcequ'ils ont été à l'encontre de la norme du groupe. En tout cas, cette activitédu massacre est essentiellement une activité machiste qui entraîne les hommesdans une sorte de fraternité virile dans le sang.

Troisième facteur : la récompense. Oui, c'est vieux comme le monde,s’approprier les richesses, encore une fois s'approprier les femmes. Milosevicau moment de la guerre de Bosnie a libéré des prisonniers de droit commun eton leur disant « vous allez en Bosnie, vous tuez les musulmans de Bosnie, etpuis si vous voulez vous pouvez prendre les frigos, les télés, etc ». Cettedimension de meurtre de masse va de pair avec le vol de masse. Etremarquez-le encore, on s'éloigne de la propagande, n'est-ce pas ? On est làsur des facteurs qui n'ont rien à voir avec l'idéologie.

Ensuite, il faut encore prendre d'autres facteurs qui peuvent être, aussil'alcool, l'usage d'adjuvants, dans la mesure où c'est quand même une activitéextrêmement éprouvante, et bien sûr, l'alcool et la drogue peuvent contribuerà lever les inhibitions. Mais à mon avis ce n'est pas leur seule fonction, ellespeuvent contribuer aussi à une sorte d'engourdissement psychique del'individu. Ça a été décrit comme une sorte de dissociation psychologiqueentre un Moi qui est sur le terrain et un autre Moi qui est ailleurs. C'est unemanière de réaction au stress en fait, en quelque sorte.

Et quand on parle de l'alcool, je suis désolé d'en parler ainsi, mais il fautpenser à la dimension de la fête et de l'orgie, puisque on est dans ladémesure. C'est aussi frappant dans l'étude de Browning, ces hommesmassacrent dans la journée et le soir ils font ripaille, organisent des beuveries,sans doute pour oublier ce qu'ils ont fait. Au Rwanda ça prend une figure

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différente, mais ils font ripaille aussi en faisant des repas avec la vache qu'ona piqué aux Tutsi. Ce n'est pas nouveau, cela a été décrit par des auteurs surla guerre comme Roger Caillois le décrive dans Bellone ou la pente de laguerre.

Il y a un phénomène qui est aussi assez dur à évoquer : la dimension desatrocités. C'est là où butte la pensée, n'est-ce pas ? Mais c'est important parcequ'on peut faire l'hypothèse que c'est à travers la violence, à travers l'actemême de massacre, que l'homme produit des atrocités. Ce n'est pas en faitquelque chose qui est nécessairement en amont, mais c'est lié à l'acte. Etpourquoi ? Parce que la propagande a pu faire son rôle en expliquant que cesont de vermines, des rats, etc. Seulement, ceux qui on a devant soi ontterriblement face humaine. Donc, l'exécutant va être en situation de vouloir auplus vite défigurer l'Autre, le démembrer, de telle sorte qu'il ne ressemble plusà un être humain, jusqu'à s'en prendre à son cadavre. Ces détailles sontévidement horribles, mais je vous rappelle que tout cela est déjà décrit dansl’Iliade. Si vous prenez la narration du combat entre Achille et Hector,Homère nous raconte comme Achille vainqueur a outragé le cadavre de Hectorpour lui interdire sa belle mort comme l'a dit Jean-Pierre Vernant dans untrès beau texte sur cette question des atrocités dans l'Antiquité grecque.

Reste encore la question du plaisir. Comment le nier. Il y a du plaisir apratiquer la violence, voir des atrocités. La littérature et le cinéma nous enont beaucoup parlé. Lisez aussi le Marquis de Sade. Mais je ne suis pas deceux qui considèrent que c'est le lien le plus fort que nous devons mettre enavant pour comprendre ces actes de violence. Je prendre par exemple desdistances, pour ceux qui connaissent, avec les écrits de George Bataille ou deWolfgang Sofsky. Oui, ces actes de violence et brutalité extrême créent parfoisde la jouissance, créent une sorte d'illusion d'immortalité, parce qu'on estcapable de donner la mort, mais au même temps ils traumatisent énormémentd'autres personnes, donc on ne peut pas généraliser. Et c'est si vrai qu'au seindes états européens des hommes n'ont pas pu tenir le coup et c'est une desraisons pour laquelle les nazies ont organisé les chambres à gaz.

Dernier facteur : la propagande. Où elle est la propagande dans tout ça ?Tout ce que je vous ai dit au départ, on la cherche : oui, elle y est, parcequ'elle construit l'ennemi, elle donne des ordres, elle dit « voilà qui doit êtretué, qui ne fait plus partie du genre humain ». Il y a des scènes hallucinantesqui ont été racontées quant à la pratique des Einsatzgruppen en Ukraine etdans les anciens territoires de l'Union Soviétique en 1941-42. Des tueursdécidant le sort d'un enfant qui attend au bord d'une fosse : « est-ce qu'il estJuif, il est une moitié de Juif, un quart de Juif ? » Et l'enfant attend au bordde la fosse son destin. Ça c'est le produit de la propagande et le produit aussides normes qui font que tel ou tel catégorie d'individus, définis de façonréelle et imaginaire, sont considérés comme ne faisant plus partie du genrehumain.

Mais en même temps, ces actions sont absolument terrifiantes, et même si leshommes ont intégré cette propagande, cette critère d'analyse, il y a quelquechose qui résiste en eux, et on le voit dans des différents textes, parce qu'ils

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se voient en train de commettre cela. Il y a comme une sorte de dissociationentre les normes qui doivent servir dans cette société et la représentationqu'ils se font d'eux-même. Donc, ils doivent s'inventer des cadres de senspersonnels pour justifier ce qu'ils font. Ils doivent se dire à la fin : « quellechose horrible j'ai dû faire pour telle ou telle raison ». Un anthropologue quej'aime bien, anthropologue américain, Alexander Hinton, parle desperpetrators, donc des exécutants, comme des meaning makers : ils fabriquentdu sens, pour se justifier à eux-même ce qu'ils font. Pour exister, les hommesdoivent donner du sens à leur vie, mais pour tuer et massacrer, il en est demême.

Conclusion

Que conclure ? Deux remarques. La première est que j'ai bien conscience quec'est un sujet étouffant et très pesant. Sachez que je ne veux pas informermon analyse de l'être humain, étouffer mon analyse de l'être humain danscette approche de la barbarie. Yves Michaux l'a dit, je travaille sur l'autreaspect, c'est-à-dire, des pratiques d’entraide et de résistance. C'est comme çaque je garde mon équilibre psychologique. Mais oui, c'est important de lesavoir : au moment même où certains massacrent, sachez que d'autres qui sontpeut-être une minorité, des hommes, des femmes, tentent de faire en sorte quetel ou tel échappe à la boucherie. C'est ce qu'on pourrait appeler « la bonté »ou « la petite bonté » comme le dit Vassili Grossman dans son grand livreVie et destin.

Et la deuxième dimension c'est pour faire référence ici à l'Université de tousles savoirs, dans laquelle je suis très honoré de m'exprimer : ma convictionprofonde c'est que pour comprendre en profondeur ces processus, même si onne pourra jamais comprendre tout, il faut réunir tous les savoirs. Il faut quenous ayons le regard de la psychologie, de la histoire, des sciences politiques,de l'anthropologie, de la linguistique, etc. Donc, j'en appelle à ce que despsychologues, des historiens, des politologues, des sociologues, desanthropologues... travaillent ensemble plus qu'ils ne le font aujourd'hui sur cesphénomènes de barbarie, ne seulement pour essayer de mieux les comprendremais, qui sait, pour les prévenir un peu.

Je vous remercie.

Pour écouter la conférence en ligne :

https://www.canal-u.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/comprendre_notre_barbarie.12816