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LES CAHIERS DE L'UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES LES FAKE SCIENCES Janvier 2019 Numéro 07 cahiers.parisdescartes.fr

Janvier 2019 Numéro 07 LES CAHIERS...comprises, sont l’un des domaines les plus touchés par les théories du complot. À la fausse science La fausse information scientifique est

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LES CAHIERSDE L'UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES

LES FAKE SCIENCES

Janvier 2019Numéro 07

cahiers.parisdescartes.fr

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UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES12 RUE DE L’ÉCOLE DE MÉDECINE75006 PARIS

• DIRECTEUR DE LA PUBLICATION :Frédéric Dardel

• RÉDACTEUR EN CHEF :Pierre-Yves Clausse

• RÉDACTEURS :Pierre-Yves Clausse,Jean-Christophe Piot

• ÉTUDIANTS (RÉDACTEURS) :Sohane Nguyen-Duc, Dana Peeters, Ségolène Proust de la Gironière

• CRÉDIT PHOTOS :Université Paris Descartes - Philip Martin - istock2018

• CONTRIBUTEURS :Frédéric Dardel, Alain Fischer, Odile Launay, Serge Blisko, Olivier Garraud, Juan Alonso, Marie Veniard, Theodore Alexopoulos, Nathalie Martial-Braz, Samuel Laurent, Claude Forest, Charbel Massaad, Catherine Labbé-Jullié, Brandon Stell, David Janiszek, Gérald BronnerPrésents uniquement dans la version en ligne : Ange Ansour, Didier Pourquery,Nicolas Martin

En partenariat avec l’émission La Méthode Scientifique

• CONCEPTION ET RÉALISATION :Caillé associés

• UNE IDÉE, UNE QUESTION ? [email protected]

• NUMÉRO ISSN :2648-2231

actualité fourmille de sujets de controverse dans lesquels la dimension scientifique est centrale. Batailles d’experts, arguments d’autorité, contestation et dénigrements en tout genre polluent le débat public.La science est souvent sur la sellette lorsqu’elle entre en conflit avec des agendas politiques, des intérêts économiques ou les convictions philosophiques/religieuses des individus. On constate qu’il existe aujourd’hui une remise en cause générale de l’expertise scientifique sur un grand nombre de ces thèmes de société conflictuels (vaccins, réchauffement climatique, OGM, médecines "alternatives", pesticides…).Une partie des mécanismes qui conduisent à cette défiance vis-à-vis des scientifiques est ancienne : la Science se construit sur la curio-

sité et sur le doute, alors que la société et les politiques attendent des certitudes et des solutions. La démarche scientifique et l’esprit critique qu’elle présuppose ne sont pas toujours compris par le public. La traditionnelle prudence d’expression des scientifiques est parfois prise pour une forme d’incertitude ou d’embarras qui ouvre la porte au dénigrement.La défiance vis-à-vis de l’expertise scientifique s’appuie aussi sur des nouveaux mécanismes : des groupes d’influence envahissent les médias et un flux continu de contre-informations déferle sur les réseaux sociaux. Des experts auto-proclamés, des sites web activistes diffusent des messages opposés au consensus des scientifiques. Ils dénigrent ces derniers, souvent qualifiés au choix de “vendus au lobby BigPharma/agro-alimentaire/industrie chimique…". Il est vrai que quelques affaires de fraude dans le monde scientifique ont pu alimenter la suspi-cion, sans pour autant qu’elles soient représentatives des pratiques de notre communauté.Internet et les réseaux sociaux favorisent la formation de ces communautés actives qui relaient ces messages, se citent, instillent le doute, allant parfois jusqu’à une forme de com-plotisme. Souvent avec beaucoup de raccourcis, mélangeant coïncidences et anecdotes montées en épingle, sans se soucier de validation, de statistiques ou de preuves de cau-salité. Le public peut avoir du mal à faire le tri dans ce flux hétéroclite. Ces communautés activistes se transforment parfois en véritables lobbies plus ou moins formels, pouvant à l’extrême aller jusqu’à la dérive sectaire. Elles forment le terreau des pseudosciences et leur cortège “d’experts", souvent producteurs d’une littérature sensationnaliste appuyant leurs thèses. Lorsque de telles communautés sont assez larges, elles ont l’impression de détenir une légitimité démocratique leur permettant d’imposer leur point de vue aux pouvoirs publics.Pourtant, la science n’est pas une démocratie : la vérité scientifique ne dépend pas d’un sondage ou d’une élection, mais s’appuie des preuves établies par une démarche rigoureuse.C’est la mission de l’Université de faire progresser la Science, de former ses étudiants à la dé-marche scientifique et à l’esprit critique et de contribuer à diffuser la connaissance scientifique établie auprès du public.

FAKE NEWS, FAKE SCIENCE :

INFO, INTOX, INFOX…

L’Frédéric Dardel

PRÉSIDENT DE L’UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES

LES CAHIERSDE L'UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES

JANVIER 2019 - NUMÉRO 07

ÉDITO

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UNE VERSION DIGITALE DU MAGAZINE EST DISPONIBLE SUR LE SITEcahiers.parisdescartes.frElle est enrichie par des vidéos que vous pourrez visionner grâce aux URL indiquées, des interviews audio...

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PANORAMA • 04 • ÉTAT DES LIEUX D’UN PHÉNOMÈNE

MONDIAL

DÉFI SOCIÉTAL • 16• PAROLES, PAROLES, PAROLES…

ET DEMAIN ? • 28• L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE NOUS

SAUVERA-T-ELLE DES FAKE NEWS ?

DÉFI SANITAIRE • 08• FAKE NEWS : UN ENJEU CRUCIAL

DE SANTÉ PUBLIQUE

DÉFI RÉGLEMENTAIRE • 20 • LOI “FAKE NEWS” : L’IMPOSSIBLE

ÉQUATION ?

ET AILLEURS ? • 30• LES FAKE NEWS : MIROIR

DE NOTRE CRÉDULITÉ ?

DÉFI ÉCONOMIQUE • 12• CONFLITS D’INTÉRÊTS : LA SCIENCE

SOUS INFLUENCE ?

DÉFI BIOMÉDICAL • 24• L’INTÉGRITÉ COMME GARANTE DE

LA BONNE CONDUITE DE LA SCIENCE

LA PAGE 32 • 32

Pssss... !

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PANORAMA

État des lieux d’un phénomène mondialLA MAXIME EST CÉLÈBRE : “LE BON SENS EST LA CHOSE DU MONDE LA MIEUX PARTAGÉE.”MAIS LA PREMIÈRE PHRASE DU DISCOURS DE LA MÉTHODE (1637) FERAIT PRESQUE OUBLIER L’IRONIE DE RENÉ DESCARTES QUI OBSERVE AVEC MALICE “CHACUN PENSE EN ÊTRE SI BIEN POURVU QUE CEUX MÊMES QUI SONT LES PLUS DIFFICILES À CONTENTER EN TOUTE AUTRE CHOSE N’ONT POINT COUTUME D’EN DÉSIRER PLUS QU’ILS EN ONT.” CINQ SIÈCLES PLUS TARD, LES MOTS DU PHILOSOPHE PRENNENT UNE RÉSONANCE PARTICULIÈRE À L’HEURE OÙ RUMEURS, CONTRE-VÉRITÉS, MANIPULATION, PROPAGANDE ET CHARLATANISME N’ONT JAMAIS ÉTÉ AUSSI PRÉSENTS, PORTÉS PAR LA RAPIDITÉ ET LA PUISSANCE DU WEB. LIEU DE CRÉATION, D’ENSEIGNEMENT ET DE DIFFUSION DES SAVOIRS, LE MONDE UNIVERSITAIRE EST UN ACTEUR DE PREMIER PLAN DANS LA LUTTE CONTRE CE PHÉNOMÈNE. L’UNIVERSITÉ QUI PORTE LE NOM DU PHILOSOPHE SE DEVAIT DE PRÉSENTER ET DE DÉCRYPTER UN MOUVEMENT INQUIÉTANT.

FAKE NEWS / FAKE SCIENCE

ausse nouvelle, intox, infox, désinfor-mation, fake news, rumeur… Le lexique n’est pas en reste pour désigner un phénomène multiple et complexe. Si l’anglicisme n’a pas sa place dans des textes littéraires ou universitaires, reste que la langue de Shakespeare a le mérite d’être éclairante. Le mot “fake” en anglais désigne une intention délibérée de déformer la vérité dans un but prédé-

fini. Les fake news ne désignent pas une simple “erreur” de jugement, mais bien une action volon-taire, intentionnelle, réalisée avec un objectif précis. Autrement dit, il s’agit là de manipulation : un vieux

problème. S’il est aujourd’hui décuplé par Internet et les réseaux sociaux, l’art de manipuler existe depuis toujours.

La rumeur comme arme de guerreS’il est un domaine où les rumeurs ont toujours été employées, c’est bien la guerre. Au VIe siècle avant notre ère, le général chinois Sun Tzu écrit dans son célébrissime traité L’art de la guerre que “toute guerre est fondée sur la tromperie” - une conviction qu’Ulysse aurait su apprécier au moment d’aban-donner un certain cheval de bois sous les murailles de Troie, ruse de guerre typique de la métis, cette ruse de l’intelligence qui distingue la force brute de Hadès de la stratégie maligne et patiente d’Athéna.

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Fake news / Fake science PANORAMA

Méthodes et moyens ont évolué, mais l’intox comme moyen de duper l’adversaire reste une stratégie majeure de nos services de renseignements. Si les fausses informations servent à tromper l’adversaire, elles peuvent aussi être utilisées pour manipuler l’opinion et justifier la guerre. Ce fut le cas en 2003 lorsque Colin Powell, alors secrétaire d’État améri-cain, affirma fiole en main devant les Nations Unies que le gouvernement américain détenait des preuves irréfutables selon lesquelles l’Irak disposait d’armes de destruction massive, avec les conséquences que nous connaissons. Dix ans plus tard, ce dernier avouera regretter sa déclaration et avoir été dupé par des documents falsifiés par la CIA. Le mal était fait : la propagande américaine se solda par une guerre meurtrière, doublée de la déstabilisation durable de cette partie du monde.

De la rumeur à la propagande Cousine de la rumeur, la propagande est une arme politique connue de tout temps. L’étymologie latine du mot ne laisse aucun doute sur son ambition : propaganda en latin signifie “ce qui doit être propagé”. Souvent épaulée par la censure, elle a connu son heure de gloire au XXe siècle dans tous les régimes fascistes. Durant le IIIe Reich, Hitler créa

ainsi un Bureau de la propagande, confié à Joseph Goebbels. Désinformer pour mieux régner, tel est le credo de tout régime autoritaire. Les techniques les plus élaborées y sont employées pour s’assurer l’ascendant sur les consciences et prendre ou conserver le pouvoir. La propagande repose sur une équation simple : proposer une solution biaisée, simpliste et fausse à un problème complexe. Faire de ces individus exposés un groupe devient un jeu d’enfant si ces derniers adhèrent tous à la même doctrine. Et la meilleure façon d’y parvenir est de faire croire à chacun qu’il peut accéder à une vérité jusque-là interdite ou cachée. Ainsi naissent les théories du complot.

Aux théories du complot De l’assassinat de Kennedy aux tristement célèbres Protocoles des sages de Sion, célèbre faux censé dénoncer un complot mondial juif, de la zone 51 aux chems trails, ces traînées de réacteurs d’avion cen-sées répandre des drogues dans l’atmosphère, toutes partagent une promesse commune : ouvrir les yeux du grand public en lui présentant un événe-ment donné comme le produit de l’action d’un groupe occulte qui agit dans l’ombre : financiers, ar-mée, extra-terrestres du Majestic 12, multinationales

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ÉTAT DES LIEUX D’UN PHÉNOMÈNE MONDIAL

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du “groupe Bilderberg”... Il ne s’agit pas d’une simple rumeur mais d’un système plus complexe, fondé sur un récit plus ou moins cohérent prouvant l’exis-tence d’un groupe caché dirigeant la planète en fonction de ses intérêts propres. Elles relèvent toutes d’une vision du monde manichéenne. Le bien - la masse soumise - et le mal - le groupe ou la puis-sance occulte concernée. On parle ainsi de conspira-tionnisme. La conspiration étant celle, selon les théories, des francs-maçons, des Illuminati… et régu-lièrement des États-Unis ou d’Israël. Du point de vue de la sociologie, les théories du complot présentent toutes la même caractéristique : elles échappent à toute possibilité de réfutation. Car en effet toute dé-monstration rigoureuse, visant à apporter la preuve qu’aucun complot n’est à l’œuvre, est immédiate-ment interprétée comme un nouveau complot visant à tromper le complotiste - la série X-Files, star d’une pop culture qui s’est toujours régalée de ces théo-ries, reflète parfaitement cette structure qui ajoute sans cesse de nouvelles couches et de nouveaux coups de théâtre à sa théorie originelle, au motif qu’un complot peut toujours en cacher un autre, Mulder et Scully n’étant jamais au bout de leurs peines. Si la fiction était seule concernée, le pro-blème ne se poserait pas. Mais dans le monde réel, le risque d’un scepticisme généralisé fait peser une sérieuse menace sur nos sociétés. Que faire lorsque

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PANORAMA

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“La fausseinformation scientifique est le nouveau terrain de jeu des complotistes de tous bords.”

toutes les informations émanant des médias ou des pouvoirs publics se retrouvent structurellement discréditées ? Comment réagir quand toute forme d’autorité est contestée ? À cet égard, les sciences, par l’effort d’apprentissage qu’elles exigent pour être comprises, sont l’un des domaines les plus touchés par les théories du complot.

À la fausse science La fausse information scientifique est le nouveau terrain de jeu des complotistes de tous bords. Elle touche à tous les domaines possibles depuis les pla-tistes (une étude menée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch en décembre 2017 révélait que 9% des Français estiment qu’il est possible que la Terre soit plate) aux anti-vaccins en passant par les défenseurs de la mémoire de l’eau. La défiance des concitoyens à l’égard de la science est de plus en plus grande comme le signalait la députée européenne Françoise Grossetête dans La Tribune le 5 novembre dernier : “L’esprit critique s’efface sous le torrent de boue de la désinforma-tion. Le pathos l’emporte sur le logos, l’émotion sur la raison, c’est la tyrannie de l’ignorance”, s’emporte-t-elle. Une ignorance qui touche toutes les couches de la population, y compris les décideurs. Cela tient en grande partie à notre système éducatif comme le rappelle Frédéric Dardel, Président de l’Université Paris Descartes : “Nos élites sont trop peu formées à la science. C’est très dommageable pour l’en-semble de la société. Tout notre système éducatif devrait être repensé pour donner à chaque individu un niveau scientifique minimum lui permettant de comprendrel’environnement dans lequel il évolue et accessoirement d’exercer sa citoyenneté dans de bonnes conditions sans se laisser avoir par tel ou tel groupe obscurantiste.” Vaste programme.

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79%des Français croient à au moins une théorie du complot

32%

31%

9%

des Français pensent que le sida a été créé en laboratoire et testé sur la population africaine

pensent que “les groupes terroristes djihadistes comme Al-Qaïda ou Daech sont en réalité manipulés par les services secrets occidentaux”

estiment qu’il est possible que la Terre soit plate

Les moins de 35 ans sont ainsi deux fois plus nombreux à adhérer à au moins sept théories du complot que les plus de 35 ans (21% contre 11%)

Le 11 septembre 2001 L’homme sur la Lune L’assassinat de JFK

CHIFFRES CLÉS LES FAKE NEWS

24% croient en l’existence du “nouvel ordre mondial”, un projet secret visant à mettre en place “une dictature oligarchique planétaire”

LES JEUNES SONT LES PLUS NOMBREUX À ADHÉRER AUX THÉORIES DU COMPLOT.

TOP 3 DES THÉORIES DU COMPLOT

01 02 03Retrouvez l’ensemble de ces chiffres dans l’enquête Le complotisme en France. Enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch Décembre 2017

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DÉFI SANITAIRE

SANTÉ

Fake news : un enjeu crucial de santé publiqueS’IL EST UN DOMAINE OÙ LES FAUSSES INFORMATIONS FLEURISSENT AVEC UNE VIGUEUR PARTICULIÈRE, C’EST BIEN CELUI DE LA SANTÉ : PRÈS DE LA MOITIÉ DES FAKE NEWS QUI CIRCULENT SUR INTERNET Y TOUCHENT DE PRÈS OU DE LOIN. AU POINT DE DEVENIR UN PROBLÈME MAJEUR : LORS DE SES VŒUX À L’ORDRE DES MÉDECINS EN JANVIER 2018, LA MINISTRE DE LA SANTÉ, AGNÈS BUZYN DÉCLARAIT QUE “LA BATAILLE CONTRE LES FAKE NEWS EST ESSENTIELLE POUR LA SANTÉ PUBLIQUE” ET APPELAIT LES MÉDECINS À SE POSER EN “AMBASSADEURS DE LA SCIENCE ET DU RATIONNEL”FACE À LA PENSÉE MAGIQUE ET AU RETOUR D’UN CERTAIN OBSCURANTISME.

L a santé est un champ particulière-ment propice à la diffusion de fausses informations en tous genres. Cristallisant les peurs, tou-chant à l’intimité de chacun, elle est par excellence un terrain propice à la diffusion de contre-vérités. Certaines “fake”, pourtant bien connues et depuis longtemps démenties, continuent de hanter la toile et les esprits des années

plus tard. C’est le cas de la célèbre affaire Wakefield qui agita la communauté scientifique à la fin des années 90. Andrew Wakefield est un médecin et chercheur anglais qui publia en 1998 dans The Lancet (revue scientifique de référence dans le domaine biomédicale) une étude établis-sant un lien de causalité entre l’inoculation du

vaccin rougeole-oreillons-rubéole (vaccin ROR) et ce qu’il a appelé “l’entérocolite autistique”, forme de trouble du spectre autistique. L’affaire fit scandale et fut reprise par les médias du monde entier, diffusant une information erronée auprès du grand public. “Les conséquences de cette étude ont été catastrophiques, déplore Alain Fischer, professeur d’immunologie pédiatrique et titulaire de la chaire de médecine expérimentale au Collège de France. Une grande défiance vis-à-vis de ce vaccin s’est installée en Angleterre entraînant une baisse significative de la couverture vaccinale chez les enfants en âge de le recevoir. Les cas de rougeole, qui reste une maladie potentiellement mortelle, ont connu une forte augmentation à l’issue de cette étude”, poursuit-il. À chaque fois que la couverture vacci-nale baisse, cela débouche sur une résurgence

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des maladies concernées dans la population. La France a d’ailleurs, à son tour, connu une épidémie de rougeole qui a atteint plus de 25 000 personnes entre 2008 et 2015, provoquant plus de 5 000 hospitalisations et une vingtaine de décès pour une maladie qui avait “presque” disparu. Une nouvelle épidémie a été détectée cette année.

Rétablir la vérité : une tâche bien difficileFace aux affirmations du docteur Wakefield, la communauté scientifique n’a pas manqué de réagir en se penchant sérieusement sur une étude qui révéla rapidement ses incohérences et ses manquements. Des conflits d’intérêts liant le chercheur à un lobby anti-vaccins ont été mis à jour. Mais, il fallut attendre 2010 pour que l’ordre des médecins britanniques rende enfin ses conclusions, confirmant les fraudes intention-nelles de l’auteur, avant que The Lancet ne se rétracte et retire définitivement sa publication. Radié de l’ordre, Wakefield n’est plus autorisé à exercer au Royaume-Uni depuis cette date et a choisi de s’exiler aux États-Unis où il soutient désormais un certain… Donald Trump, anti-vaccins notoire et grand pourvoyeur de fake news en tout

genre. “Le problème est que ce genre d’affaire reste longtemps gravé dans l’inconscient collectif”, explique Odile Launay, professeur d’infectiologie à l’Université Paris Descartes et coordinatrice du Centre d’investigation clinique Cochin Pasteur spécialisé en vaccinologie à l’hôpital Cochin : “J’in-tervenais dernièrement au sujet de la vaccination auprès de lycéens. Alors que ces derniers n’étaient pour la plupart pas nés lorsque l’étude de Wake-field est parue, deux d’entre eux m’ont posé des questions sur le lien entre vaccin et autisme”, constate-t-elle. Une fois lancée dans l’opinion publique, une telle information marque les esprits et il est très difficile de redonner de nouveau confiance à la population notamment aux jeunes parents. En France, nous avons également fait face à une campagne de fausse information concernant un lien supposé entre le vaccin contre l’hépatite B et le développement de la sclérose en plaques. “La littérature scientifique n’a jamais mis ce lien en évidence mais là encore, les répercus-sions ont été immédiates : le vaccin a longtemps été boudé par une partie de la population”, reprend Alain Fischer. Enfin, des campagnes de vaccination mal menées comme dans le cas de la grippe H1N1 ont fortement contribué à une décré-dibilisation des vaccins, pourtant essentiels à la protection des populations.

Des pistes pour répondre à cette défiance Les pouvoirs publics ont réagi. Depuis le 1er janvier 2018, l’obligation vaccinale s’applique en France pour tout enfant né après cette date et onze vaccins sont désormais obligatoires. “Il s’agissait avant tout de simplifier les choses pour les profes-sionnels de santé comme pour le grand public.

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Odile Launay, Professeur d’infectiologie à l’Université Paris Descartes et coordinatrice du Centre d’investigation clinique Cochin Pasteur spécialisé en vaccinologie à l’hôpital Cochin.

Alain Fischer, Professeur d’immunologie pédiatrique et titulaire de la chaire de médecine expérimentale au Collège de France.

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Le système précédent était très compliqué entre les vaccins obligatoires, les vaccins recommandés et les vaccins chaudement recommandés, poursuit Odile Launay. Si de nombreuses critiques ont entouré cette mesure avant son application, elles sont désormais très minoritaires et la loi est aujourd’hui appliquée dans de bonnes conditions. Un autre enjeu concerne la formation des profes-sionnels de santé qui doivent pouvoir apporter des réponses claires aux questions légitimes des parents. “L’un des arguments les plus souvent exposés de la part des anti-vaccins est que ces derniers contiennent des adjuvants comme l’alu-minium jugés dangereux pour la santé. S’il est vrai qu’ils en contiennent afin de favoriser la réponse immunitaire, la littérature scientifique ne met en évidence aucun effet nocif. C’est le rôle du méde-cin d’en informer clairement les familles et de les rassurer. Rétablir la confiance envers le corps médi-cal reste le principal vecteur de lutte contre les fake news qui circulent dans le domaine de la santé”, conclut le professeur Fischer.

DÉFI SANITAIRE

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L’homéopathie : quand la magie se donne des allures scientifiques !En 1796, un médecin allemand Samuel Hahnemann met au point une nouvelle technique médicale appelée homéopathie, étymologique-ment “l’art de soigner par le même”. Sa théorie repose sur des observations qui le conduisent à penser qu’une faible dose de poison pourrait avoir des effets soignants sur une pathologie présen-tant des symptômes analogues à ceux induits par l’administration d’une forte dose de ce même poison. Pour réduire les effets de ceux-ci, Hahnemann propose de les diluer fortement dans de l’eau. Ainsi naît la dilution CH (pour “Centésimale Hahnemannienne”), unité de mesure toujours en vigueur dans les prescriptions homéopathiques. Problème : les niveaux de dilution préconisés sont tels que dans la majorité des cas, les traitements ne contiennent plus le moindre principe actif. C’est ce que révèlent toutes les études scientifiques menées sur l’homéopathie depuis plus de deux siècles.

LES MILIEUX SCIENTIFIQUES ET MÉDICAUX S’ÉLÈVENT CONTRE L’HOMÉOPATHIE.“Une dilution d’un CH représente une dilution d’un volume de produit dans 99 volumes d’eau. À la cinquième dilution, soit 5 CH, on atteint un produit dilué 10 milliards de fois. Aucune étude sérieuse s’appuyant sur nos outils biostatistiques n’a permis de démontrer que les comprimés homéopathiques ne contenaient autre chose que du sucre”, explique Frédéric Dardel, président de l’Université Paris Descartes. Et cette vérité scientifique se fait de plus en plus entendre. “Aucun effet autre que l’effet placebo n’a pu être démontré”, poursuit-il. Aussi, Agnès Buzyn, à la suite d’un mouvement d’ampleur émanant d’une grande partie de la com-munauté médicale, a demandé à la Haute Autorité de Santé (HAS) d’évaluer l’efficacité réelle des médicaments homéopathiques en vue d’envisager leur déremboursement par la Sécurité sociale. Une voie qui, à l’heure actuelle, a toutes les chances d’être retenue tant l’homéopathie semble s’appa-renter à de la fausse science.

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Questions à un expert

Alerte aux dérives sectaires dans le domaine de la santé ! Quand a été mise en place la MIVILUDES et quel est son rôle ? La MIVILUDES est une mission interministérielle créée en 2002 sous l’autorité du Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin. Nous avons pour mission d’observer et d’analyser le phénomène des dérives sectaires mais aussi d’informer le public sur les risques qu’elles représentent et ainsi de coordon-ner l’action préventive et répressive à ce sujet.

Comment définissez-vous une dérive sectaire ?Il s’agit d’un dévoiement de la liberté de pensée, d’opi-nion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe orga-nisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société. Dans le domaine de la santé en particulier, l’offre pléthorique de remèdes ou de pratiques de soins prétendument “magiques” peut conduire des patients à renoncer

à la prise en charge médicale, les exposant ainsi à un retard de diagnostic, de traitement avec des conséquences préjudiciables pour la santé physique et mentale.

En quoi les fausses sciences en matière de santé vous préoccupent particulièrement ?Pour leur dangerosité. Elles apportent des fausses réponses à des individus en situation de fragilité phy-sique et/ou psychologique. Il n’y pas plus vulnérable qu’une personne malade. Un individu souffrant d’un cancer et suivant une chimiothérapie sera plus sen-sible aux arguments de pseudo-thérapeutes prônant des méthodes dites “naturelles” pour guérir ou dé-sintoxiquer l’organisme par exemple. Ces méthodes ne sont pas toutes dangereuses mais dans certains cas nous avons affaire à de véritables charlatans qui demandent aux malades d’arrêter leur traitement. Internet leur permet de trouver un écho considérable dans le grand public. C’est en cela que nous avons un rôle de protection à jouer auprès de ces personnes en particulier et de la société dans son ensemble.

Notez-vous une croissance de ce phénomène ?Oui ! Principalement du fait d’Internet et des réseaux sociaux. Le domaine de la santé représente en tout 46% des signalements de dérive sectaire. Le phéno-mène est en croissance constante depuis 2010. Si Internet pose problème, des méthodes de recrute-ment plus traditionnelles retiennent également notre attention. Je pense notamment à la multiplication “des salons du bien-être et du développement personnel” qui connaissent un essor significatif ces dernières années. Ce sont des leviers puissants pour la diffusion de fake en tous genres mais aussi pour l’enrôlement de nouveaux adeptes de la part des groupes sectaires.

Serge Blisko, Président de la Mission Interministérielle de Vigilance et de Luttes contre les Dérives Sectaires (MIVILUDES).

Découvrir l’interview surcahiers.parisdescartes.fr

“Le domaine de la santé représente en tout 46% des signalements de dérive sectaire.”

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DÉFI ÉCONOMIQUE

CONFIANCE ET INFLUENCE

Conflits d’intérêts : la science sous influence ? OBJECTIFS ET DÉTACHÉS, LES CHERCHEURS ? À VOIR. SI LA SCIENCE A TOUJOURS ÉTÉ UN THÉÂTRE D’INFLUENCES CROISÉES, CONSCIENTES OU NON, PRIVÉES OU PUBLIQUES, LES PRESSIONS ET LES DÉRIVES PRENNENT DES FORMES DE PLUS EN PLUS SOPHISTI-QUÉES - AU RISQUE DE SAPER SUR LE LONG TERME LA CONFIANCE DU GRAND PUBLIC VIS-À-VIS DES SCIENTIFIQUES ET DE LEURS TRAVAUX, ALORS MÊME QUE L’IMMENSE MAJORITÉ DES CHERCHEURS EXERCENT LEUR ACTIVITÉ DE MANIÈRE DÉONTOLOGIQUE ET RESPONSABLE. COMMENT PRÉSERVER L’INTÉGRITÉ DE LEUR TRAVAIL ? COMMENT SE PROTÉGER COLLECTIVEMENT OU À TITRE INDIVIDUEL ?

A ndrew Wakefield : à lui seul, ce nom résume l’une des grandes menaces qui pèsent sur la communauté scientifique (voir page 8), menace dévoilée par la presse. Dès 2004, une enquête du Sunday Times apporte la preuve que ces travaux ont été falsi-fiés, révélant au passage l’existence de liens d’intérêts non déclarés entre Wakefield et une organisation d’avo-cats anti-vaccination, sponsors de

l’étude. Pire : le journal montre que Wakefield s’apprêtait à lancer une société pour commerciali-ser un prétendu test qui aurait permis de détecter une maladie imaginaire… Radié à vie du British Medical Council, Andrew Wakefield vit aujourd’hui de ses droits d’auteur et des conférences rémunérées qu’il accorde

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“Médecine, pharmacie, chimie, énergie… Il est impossible de travailler sur un sujet donné sans tisser des relations ou des partenariats avec une foule d’acteurs.”

régulièrement, à l’appel des ligues anti-vaccination d’Amérique du Nord. Si l’affaire Wakefield a marqué les chercheurs bien au-delà du monde médical, c’est parce qu’elle est pour beaucoup dans la contestation d’un acquis scientifique qu’on pensait solidement établi - la vaccination - sous l’influence de liens d’intérêts qui ont conduit à une fraude aux effets délétères. Bien que le débat soit scienti-fiquement clos, le mal est fait : ses travaux ont été le point de départ d’une série de campagnes anti- vaccination qui se sont soldées par une chute importante de la couverture vaccinale aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France et par la résurgence de maladies comme la rougeole.Le cas Wakefield est exemplaire d’un conflit d’inté-rêt majeur. Mais comment les repérer ? Comment s’en protéger ? Comment trouver le juste équilibre entre les nécessaires collaborations des chercheurs avec le monde économique et l’indépendance de leurs travaux ? Comment éviter qu’un lien d’intérêt ne finisse par remettre en cause la neutralité et l’im-partialité des chercheurs ?

Influences multiples“Tout chercheur est confronté à plusieurs formes possibles de conflits d’intérêts”, rappelle le profes-seur Olivier Garraud, directeur médical et scienti-

fique de l’Institut National de Transfusion San-guine (INTS) et membre de sa commission d’éthique. La première question qu’il doit se poser est de savoir si son travail est promu ou soutenu par un groupe d’influence.” On pense évidemment au cas des entreprises privées dont certaines n’hé-sitent pas à influencer la production scientifique, parfois de façon brutale. La publication des “Tobacco Papers” et les procès qui ont suivi, dans les années 90, ont ainsi montré comment l’indus-trie du tabac avait déployé depuis des décennies toutes sortes de techniques pour contrer la lutte contre le tabagisme, en influençant le personnel politique mais aussi la communauté scientifique. Quand ils n’intimidaient pas les laboratoires en poursuivant systématiquement leurs chercheurs en justice, les quatre géants américains du tabac ont ainsi financé une série de travaux destinés à nier le lien entre tabagisme et cancer, puis à contester la gravité du tabagisme passif. Grossières mais efficaces, ces techniques restent l’arbre qui cache une forêt de pressions plus habiles et plus difficiles à détecter : “Une entreprise peut influencer la communication, financer des colloques scientifiques, recevoir les chercheurs dans d’excellentes conditions matérielles… Je suis parfois stupéfait de voir des intervenants affirmer

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qu’ils n’ont pas de liens d’intérêt alors qu’ils ont voyagé en business à l’invitation d’un acteur privé pour se rendre au colloque où ils interviennent.”Cela étant, le professeur Garraud rappelle que les entreprises ne sont pas les seules entités capables d’exercer des pressions directes ou indirectes. “Les pouvoirs publics peuvent avoir un intérêt à voir la recherche avancer dans un sens qui leur est favorable, par exemple pour prouver l’efficacité d’une politique publique. Leur influence potentielle est indéniable, ne serait-ce que parce qu’ils choisissent ce qu’ils financent.” Même chose au niveau des instituts et des universités elles-mêmes, fait valoir le professeur Garraud. “Un confrère m’a un jour dit qu’il n’était pas soumis à un quelconque conflit d’intérêt puisqu’il travaillait pour une université publique. Non seulement j’estime que nous sommes nécessairement influencés par la structure qui paye notre salaire, mais le temps où le service public était pur de tout lien avec le secteur privé est terminé. Les universités pro-posent des formations continues, peuvent avoir un intérêt à promouvoir telle ou telle vision… Personne ne peut se vanter d’être un pur esprit.”

Nécessaires liens d’intérêtReste un problème : “Les liens d’intérêt sont inhé-rents à l’activité des chercheurs”, pointe Olivier Garraud. Médecine, pharmacie, chimie, énergie… Il est littéralement impossible de travailler sur un sujet donné sans tisser des relations ou des parte-nariats avec une foule d’acteurs : représentants

de l’industrie, fabricants, distributeurs, associa-tions de consommateurs, financeurs… Tous ont des intérêts particuliers, tous seraient donc en théorie soupçonnables de chercher à influencer des travaux qui les concernent. Comment résoudre ce paradoxe ? “En commençant par en être conscient et en acceptant d’indiquer et de lister systématiquement nos liens d’intérêt. J’attends d’un chercheur qu’il liste ses points de contacts avec tel ou tel industriel, précise qu’il a accepté une rémunération, un déjeuner, un hébergement de qualité…” Sans viser pour autant une transpa-rence en tout état de cause illusoire, insiste le chercheur : “Il faut d’autant plus être un saint pour être transparent que notre subconscient peut nous amener à minimiser ou à maximiser un lien d’intérêt. Il faut plutôt viser une forme d’honnêteté. C’est ensuite à l’ensemble de la communauté scientifique de déterminer si nous sommes ou non sous influence.”

Vers une réponse collectiveAu-delà de l’éthique individuelle et du jugement des pairs, comment se protéger collectivement ? Longtemps disparates, les réponses jusque-là isolées des universités tendent à s’unifier depuis juin 2016, date de la remise du rapport Pierre Corvol au ministère de la Recherche. En seize pro-positions, ce médecin et ancien administrateur du Collège de France y insistait sur l’importance de se doter, entre autres, d’un dispositif national de référence auquel pourraient se référer les labora-

DÉFI ÉCONOMIQUE

Les études financées par le secteur concerné ont quatre fois plus de chances d’être favorables à l’industrie concernée.

Source : Richard Smith, “Conflicts of interest: how money clouds objectivity”,Journal of the Royal Society of Medicine, juin 2006

REPÈRES

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toires de toutes les disciplines, d’un vade-mecum juridique autour des procédures et des sanctions à appliquer et d’un observatoire destiné à observer les pratiques des chercheurs.

Rapidement pris en compte, le rapport s’est traduit par un certain nombre de mesures concrètes qui produisent leurs effets, notamment auprès des jeunes chercheurs : “Il y a une pénétration progres-sive de ces notions auprès des étudiants”, remarque le professeur Garraud qui rappelle qu’un arrêté de 2016 impose aux universités de former tous leurs doctorants à l’éthique, la déontologie et l’intégrité scientifique. “L’idée d’inviter chacun à lister ses propres liens d’intérêt infuse petit à petit. Nos chercheurs sont de mieux en mieux alertés sur les mille manières par lesquelles on peut chercher à les influencer.”Autre conséquence du rapport Corvol, la création de l’Office Français d’Intégrité Scientifique (OFIS). Créé en mars 2017, ce nouveau département du Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES), dirigé par le chercheur de l’INRA, Olivier Le Gall, est chargé d’une triple mission : accompagner les universités dans la mise en place de leurs propres garde-fous, observer les cas de méconduite scientifique et contribuer au débat national et international en ma-tière d’intégrité scientifique. Un large programme dont le bilan ne sera pas mesurable avant plusieurs années.

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La quantité d’articles scientifiques douteux aurait été multipliée par huit entre 2010 et 2014, passant de 50 000 à 400 000 publications dans 8 000 revues “prédatrices”, prétendument scientifiques.

Source : Cenyu Shen et Bo-Christer Björk, “‘Predatory’ open access: a longitudinal study of article volumes and market characteristics”, BMC Medicine, 2015

L’AFFAIRE AUBIER, CAS D’ÉCOLE D’UNE CONFUSION DES GENRESPour avoir omis de préciser ses liens d’intérêt avec le groupe Total* devant une commission sénatoriale, le pneumologue Michel Aubier a été condamné par la Cour d’appel de Paris** à 20 000 euros d’amende, peine que l’ancien médecin conteste en cassation. Retour sur une affaire emblématique. Un oubli fâcheux. En avril 2015, interrogé sous serment dans le cadre d’une commission d’enquête sénatoriale sur les coûts induits par la pollution de l’air, Michel Aubier, spécialiste reconnu de l’asthme, assure n’avoir aucun lien avec les acteurs économiques du secteur - oubliant de préciser qu’il est salarié depuis 1997 par Total, comme médecin-conseil et membre du conseil d’administration. Également étonnant : alors qu’il avait informé son employeur, l’AP-HP, de ses liens d’intérêts avec des laboratoires pharma-ceutiques - parfois pour des sommes de quelques dizaines d’euros - Michel Aubier ne lui jamais précisé la nature de ses liens avec Total. Or, l’enquête avait montré que le pneumologue avait pu gagner de 50 000 à 60 000 euros par an, voire 170 000 euros en 2014 - la moitié de ses revenus***. Compte tenu de ses liens avec le groupe pétrolier, on peut interroger l’objectivité du professeur Aubier lorsqu’il publie en 2012 une étude qui, si elle admet que l’exposition à la pollution de l’air due aux particules fines du diesel provoque une aggravation des allergies respiratoires, conclut que de nombreuses questions demeurent quant aux impacts de cette pollution sur la mortalité, le cancer du poumon et les maladies cardio-vas-culaires ? Au-delà des soupçons que ce lien financier fait peser sur l’intégrité de ses travaux, c’est aussi la question de son influence dans le débat public qui se pose en creux : ses prises de positions fréquentes dans les médias, le plus souvent minimalistes, ont toujours paru relativiser l’impact des pollutions atmosphériques.En appel, Michel Aubier a affirmé avoir commis une erreur non intentionnelle et confondu les notions de liens d’intérêt et de conflit d’intérêt, sans convaincre les juges qui ont cependant réduit la condamnation prononcée en première instance (six mois de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende), au grand dam des associations écologistes. À noter que le conflit d’intérêt n’étant pas un délit pénal en droit français, le tribunal ne s’est pas prononcé sur la validité scientifique des recherches du professeur Aubier, uniquement condamné pour faux témoignage devant la commission sénatoriale.

*Procès de Michel Aubier : “Total a investi sur le professeur”. Le Monde, 15 juin 2017**La condamnation pour “faux témoignage” du pneumologue Michel Aubier confirmée en appel. Le Monde, 11 septembre 2018***Le pneumologue Michel Aubier a été rémunéré plus de 150 000 euros par an par Total en 2013 et 2014. Le Monde, 12 juin 2017

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L’IDÉAL DÉMOCRATIQUE AURAIT-IL DU PLOMB DANS L’AILE ? À L’HEURE DE L’ABSTENTION MASSIVE, DES ÉLÉMENTS DE LANGAGE OU DES TWEETS ASSASSINS, L’ÉQUILIBRE DE NOS SOCIÉTÉS OCCIDENTALES SEMBLE PARFOIS MENACÉ PAR UNE INDIFFÉRENCE DE PLUS EN PLUS GÉNÉRALE POUR TOUTE NOTION D’EXACTITUDE, DE VÉRITÉ OU D’HONNÊTETÉ ET LES MANIPULATIONS DE LA PAROLE SEMBLENT AUJOURD’HUI MONNAIE COURANTE. À QUI LA FAUTE ? QUI JOUE AVEC LES MOTS ET POURQUOI ? ET QUELLES EN SONT LES CONSÉQUENCES ?

A pparu en 2004 et popularisé en 2016 lors de l’élection de Donal Trump, le concept de post-vérité décrit un uni-vers où les leaders politiques et les médias orientent l’ensemble du débat public vers l’émotion, quitte à se libérer des faits ou en à inventer d’autres - les désormais célèbres “alternative facts” évoqués par Kellyanne Conway, conseillère du président américain. Mais est-ce si

neuf, alors qu’on ne compte plus les alertes lancées contre les démagogues ou les manipula-teurs, d’Aristote à Orwell ? Populisme, mensonge,

démagogie, désinformation, propagande, infox ou fausse nouvelle : quel que soit le terme retenu, le reproche n’est pas neuf et cinq siècles avant notre ère, Aristophane observait déjà à regret dans Les Oiseaux que “l’homme est un être toujours et en tout essentiellement trompeur” - et par conséquent toujours trompé.

La vérité indifférenteAlors, rien de nouveau sous le soleil ? Oui et non, pour Juan Alonso, maître de conférences en sciences du langage à l’Université Paris Descartes. S’il souligne en tant que sémioticien que la vérité n’est pas une notion complètement pertinente

DÉFI SOCIÉTAL

MANIPULATIONS ET CONSÉQUENCES

Paroles, paroles, paroles…

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Paroles, paroles, paroles…

dans la mesure où le langage n’est jamais neutre ou innocent, il n’en constate pas moins un changement d’envergure. “Les politiques nous ont toujours habitués à certaines largesses dès qu’on parle de vérité. C’était jusqu’ici compensé par l’idée qu’un discours approximatif ou mensonger finirait par être dévoilé. Nous avons changé de paradigme pour entrer dans un monde où plus personne ne croit à la vérité, où celui qui parle n’essaie même plus de convaincre son auditoire qu’il dit vrai. Une partie du corps électoral se moque complètement de la vérité et voit dans la politique une forme d’entertainment* comme une autre.”Un diagnostic partagé par Marie Veniard, maî-tresse de conférences en sciences du langage au sein de l’Université Paris Descartes qui voit deux raisons à ce phénomène : “La vitesse de circulation et la force de la répétition influencent les énoncés que produisent les politiques, énoncés produits et conçus pour être répétés.” Les fameux éléments de langage, répétés à longueur de plateaux et d’interviews… “Au moment des attentats, le terme de guerre ou de guerre civile était ainsi systémati-quement mis en valeur à longueur de tweets ou de

titres, créant un phénomène de chambre d’écho.” D’où vient cette indifférence aux faits ? “Il est pos-sible que la prolifération des différentes sources d’information ait conduit à une sorte de déflation de la vérité. En multipliant les sources, on finit par ne plus distinguer celle qui faisait hier autorité”, observe Juan Alonso qui avance un autre élément : “L’horizon est moins stable, plus effrayant. Il y a 50 ans, l’idée de progrès semblait plus claire. La révolution numérique complique la donne en créant une crise de la connaissance du monde donc une instabilité du régime de la vérité.”

Effets délétèresProblème : le langage de l’information n’a rien d’innocent et l’emploi de termes et de formules soigneusement choisis gauchit nécessairement la réception d’un fait ou d’une information. “Le langage n’est pas un reflet du monde mais le construit”, souligne Juan Alonso. Quel est son impact sur les représentations du grand public ? Un exemple concret en dit long. Sur fond de crise migratoire, une série de scrutins récents ont mon-tré qu’une partie des citoyens de nombreux pays

...*Le mot anglais entertainment ("divertissement") est souvent employé dans un sens critique pour décrire la société du spectacle dénoncée par Guy Debord sur les citoyens, divertis et donc détournés des enjeux politiques. Un vieil héritage du "Du pain et des jeux !" de Juvénal...

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européens vivent l’arrivée des immigrés comme une menace. Mais les Européens ont-ils une vision objective des chiffres de l’immigration ? Pour le savoir, la Commission européenne et l’institut européen EuroStat ont posé en juillet 2018 une question à plus de 28 000 habitants dans les 28 pays de l’Union européenne : “À quel pourcen-tage estimez-vous la part des immigrés dans la population de votre pays ?”Les résultats sont édifiants. À de rares exceptions près - en Suède notamment - les populations ont tendance à surestimer le nombre d’immigrés dans des proportions parfois sidérantes. Alors que 0,6% de la population en Slovaquie est immigrée, les personnes interrogées situent cette part à… 8,3% - près de quatorze fois plus. Si de façon générale, dans les pays de l’Est de l’Europe on exa-gère le plus le poids de l’immigration, la France, l’Italie ou la Belgique ne sont guère mieux loties avec des écarts qui vont de deux à quatre entre le taux réel et le taux “ressenti” : 18,1% en France pour une réalité qui se situe à 8,9%. Difficile d’ima-giner que cette différence de perception ne soit pas alimentée par les discours des extrêmes sur le supposé “grand remplacement”, thème récurrent sur les réseaux sociaux où ce sentiment de satura-tion ne s’embarrasse guère de chiffres ou de données officielles, de toute façon suspectes aux yeux des tenants d’une Europe submergée.

Le choix des motsL’immigration est précisément le champ d’études de Marie Veniard dont le travail porte notamment sur les discours médiatiques, institutionnels et militants. L’étude des mots qui circulent dans les débats actuels - “Français de souche”, “migrants”, “exilés”, “réfugiés”, “race”, “allochtones”, “Europe

forteresse” ou au contraire “passoire” - montre l’impact de l’extrême médiatisation des phéno-mènes migratoires ces dernières années d’une part, l’impact du choix des mots d’autre part. “Sans être des linguistes, les hommes politiques et les militants sont des experts du langage. Ils utilisent cette expertise à leur profit pour faire passer tel ou tel message. Leur action sociale passe en partie par le langage”, explique Marie Veniard, qui vient de publier avec sa consœur Laura Calabrese, de l’université libre de Bruxelles, “Penser les mots, dire la migration”, un recueil de travaux de recherches interdisciplinaires sur la question*. “Le langage a comme première caractéristique d’être flou et de permettre plusieurs définitions : un mot comme diversité ou immigré peut prendre différents sens. Lorsque des militants choisissent de parler de réfugiés, ce n’est pas pour coller à la définition juridique du terme mais pour évoquer l’idée de celui qui cherche un refuge.” À l’inverse, les éléments de langage des représentants du Rassemblement national (ex-Front national) n’ont rien de neutres non plus. Sur le site du parti, pas question de réfugiés ou de droit d’asile : on y parle plutôt “d’immigrationnisme”, “d’immigration de peu-plement” et de “racisme anti-Français”. Un choix de mots qui frise parfois la désinforma-tion ou l’intox, même s’il est difficile de savoir quand s’arrête le discours militant et quand commence le mensonge sciemment organisé : “Il existe une sorte de continuum”, explique la chercheuse qui met également en avant la respon-sabilité des médias. “La notion de guerre civile, très répandue dans l’extrême droite au moment des attentats, a été souvent relayée dans certains médias, toujours à partir de propos rapportés. Mais même exprimée à travers les propos des autres, cette thèse dangereuse n’est pas anodine. On est à la limite de l’information biaisée… Plus je travaille sur des questions comme l’immigration, plus j’estime qu’il existe une forme de responsabi-lité des médias.” Reste une question : comment se défendre ? Comment se protéger de l’impact de discours manipulatoires qui parient sur la répéti-tion pour s’installer comme des thèses légitimes (cf. page 19) ? Si Marie Veniard juge nécessaire le développement d’une éducation aux médias, Juan Alonso est plus pessimiste, au moins à court terme : “Comme à chaque période de bouleverse-ments scientifiques, notre époque se caractérise par la prolifération d’informations de tous types et par une remise en cause des autorités tradition-nelles. C’est une transition qui ne s’arrêtera lorsque que l’horizon du monde se sera éclairci.”

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*Academia, 2018.

Regardez l’interview d’Ange Ansour, Centre de Recherche Interdisciplinaire, sur la pédagogie.

Regardez l’interview de Didier Pourquery, Directeur de la rédaction, The Conversation France, sur la valorisation de la recherche scientifique.

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Entretien

“Les gens qui croient aux fake news ne sont pas des imbéciles”Chercheur à l’institut de psychologie de l’Université Paris Descartes, Theodore Alexopoulos dispense un cours en Master consacré aux mécanismes qui expliquent la circulation des rumeurs. Pour les Cahiers, il revient sur les principaux facteurs qui permettent aux thèses et aux idées les plus improbables de s’installer dans les esprits.

Quels sont les facteurs qui favorisent la circulation d’une rumeur ?L’étude de ces phénomènes est un classique de la psycho-logie sociale, discipline qui s’intéresse depuis les années 20 aux facteurs psychologiques susceptibles d’amener les gens à croire à certaines informations, à les propager et à les défendre. Le phénomène suppose certains prére-quis comme l’existence d’une société de l’information. Ce qu’on nomme les fake news n’est qu’une nouvelle sorte de rumeur dans un monde qui en est la forme exacerbée. Le nombre de médias capables de véhiculer une thèse, une idée ou une information a littéralement explosé. S’y ajoute le discrédit qui touche toutes les formes tradition-nelles d’autorités : officielles ou étatiques, religieuses, scientifiques… Cette confiance rompue crée un terrain propice en troublant l’individu lambda, déstabilisé tant par l’abondance d’informations que par un manque de repères sûrs.

Comment réagissons-nous face à ce flou ? Chaque individu répond à une motivation de base, para-doxale d’ailleurs : le besoin d’appartenir à un groupe de référence et d’y gagner une certaine identité sociale d’une part, l’envie d’y rester unique d’autre part. Chacun d’entre

nous cherche à conserver sa singularité au sein de son entourage. Relayer une idée atypique alimente ce besoin. C’est une manière de dire au reste du groupe : “Je suis intéressant parce que je ne pense pas comme les autres, je vois des choses que vous ne voyez pas.” Notre tendance à répercuter une fausse information est aussi une manière de nous rassurer. Catastrophes naturelles, attentats, vaccins… La plupart des fausses nouvelles évoquent une forme de menace. Se regrouper au sein de clans qui pensent de la même manière revient à créer des communautés, donc à se sentir plus fort face à ces menaces.

Parfois au point d’abandonner certains réflexes rationnels… On associe instinctivement l’homme au raisonnement rationnel alors que les études sur le fonctionnement co-gnitif ont montré que c’est faux. Dans leur quotidien, les individus sont saturés d’informations et de sollicitations. Comme ils sont en permanence en train de mener plu-sieurs tâches cognitives en même temps, ils traitent les informations sans nécessairement détecter les distor-sions logiques, même les plus frappantes. Les individus peuvent certes varier par leur propension à s’engager dans une pensée réflexive mais nous sommes tous concernés.

Cette saturation affaiblit-elle nos mécanismes de défense face à une fausse information ? Oui, entre autres, à cause d’un autre phénomène très basique mais très puissant : l’effet de simple exposition, décrit par Robert Zajonc dès 1968. Le simple fait d’être exposé de manière répétée à une même information aug-mente la probabilité de lui accorder du crédit, y compris lorsqu’on n’y croit pas du tout à première vue. Un élément à la crédibilité très faible sera considéré comme plus crédible à la deuxième rencontre et ainsi de suite.

Peut-on démentir efficacement les fake news ? Là encore, la difficulté vient d’une tendance commune à retenir plus facilement l’information d’origine que son démenti, surtout si la première affirmation est particulière-ment saillante. Dire de quelqu’un qu’il est un violeur est très marquant, le démentir l’est moins : la force de l’information initiale est si puissante qu’on ne retiendra qu’elle. L’autre difficulté tient à la force du système de croyance qu’on se forge au sein d’un groupe. Les faits qu’on y a intégrés sont si importants que réaliser qu’ils sont faux peut causer une douleur insupportable, d’où le réflexe de tout mettre en place pour les protéger. Tout le raisonnement de celui qui est convaincu que la Terre est plate va consister à traiter les informations qu’il reçoit de manière à confirmer cette idée, quitte à accepter les distorsions les plus énormes. Et cela ne signifie pas que ces gens sont bêtes ! Nous fonc-tionnons tous de cette manière sur d’autres sujets parce que c’est une façon de comprendre et de contrôler notre environnement, deux motivations fondamentales.

Theodore Alexopoulos, Chercheur à l’institut de psychologie de l’Université Paris Descartes

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DÉFI RÉGLEMENTAIRE

NOUVELLE LÉGISLATION

Loi “fake news” : l’impossible équation ? “UN MENSONGE AURA FAIT LE TOUR DU MONDE AVANT QUE LA VÉRITÉ N’ENFILESES CHAUSSURES” : À L’HEURE DES RÉSEAUX SOCIAUX, LE VIEUX PROVERBE ANGLAIS N’A JAMAIS PARU AUSSI JUSTE. RUMEURS, CALOMNIES, MENSONGES ET DÉSIN- FORMATIONS SE RÉPANDENT COMME UNE TRAÎNÉE DE POUDRE SUR LES GRANDES PLATEFORMES DU WEB TANDIS QUE LES MÉDIAS TRADITIONNELS PEINENT À TROUVER LA BONNE FORMULE POUR ENRAYER LE PHÉNOMÈNE. COMMENT S’EN PROTÉGER ? COMMENT DISTINGUER L’INTOX OU LA PROPAGANDE D’UN CONTENU SÉRIEUX ? COMME D’AUTRES, LA FRANCE CHERCHE À FAIRE ÉVOLUER SON CADRE JURIDIQUE. PROBLÈME : LA LOI NE CONVAINC PERSONNE…

A u lendemain d’une élection présiden-tielle française marquée après d’autres par une série de rumeurs plus nauséa-bondes ou infondées les unes que les autres, le Parlement a adopté le 20 novembre un texte destiné à lutter contre les fausses informations pour protéger la sincérité des scrutins. Mais pourquoi, alors que la loi de 1881 sur la liberté de la presse réprime déjà “la publication, la diffusion ou

la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses” (art. 27), que le code électoral punit d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende “ceux qui, à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manœuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages” et que la loi de 2004 sur le numérique prévoit déjà la possibilité d’ordonner aux acteurs du web de “faire

cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne” ? La loi de 1881, certes ancienne, avait su s’adapter à l’apparition de nouveaux médias au cours du 20e

siècle, de la radio à la télévision. Internet change-t-il techniquement la donne ? En partie, mais “la première motivation de ce texte reste politique, estime Nathalie Martial-Braz, professeur de droit privé à l’Université Paris Descartes. Les fausses informations qui ont circulé sur les réseaux à propos d’Hillary Clinton ou d’Emmanuel Macron comme le mea culpa de Mark Zuckerberg à propos du rôle joué par Facebook au cours de la dernière campagne présidentielle américaine ont marqué l’actuelle majorité.” La seconde raison, moins perceptible, renvoie selon la chercheuse à la volonté de l’État de reprendre l’initiative sur le pur plan juridique. ”La loi de 1881 contrôle la publication de fausses informations.

Selon une étude du MIT publiée par la revue Science en 2018, une fake news se répand six fois plus vite qu’une information juste et vérifiée et les fausses nouvelles ont 70% plus de chances d’être retweetées que les histoires vraies.

REPÈRES

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Le nouveau texte s’intéresse plutôt à leur diffusion, ce qui est différent. Or, le seul cadre juridique en la matière est une directive européenne sur le e-commerce qui date de 2000, n’est plus adaptée et empêche tout véritable contrôle de ce qui circule sur les grandes plateformes. La nouvelle loi n’est censée s’appliquer qu’en période électorale mais vise en réalité à élargir le contrôle d’Internet.”

Qui est ciblé et dans quel cadre ? Si la loi vise explicitement les plateformes ou les réseaux sur lesquels se diffusent ces fausses nou-velles, elle cible également des pays étrangers comme la Russie, régulièrement accusée de chercher à influencer des scrutins étrangers par l’achat de contenus sponsorisés en ligne ou via les médias qu’elle finance, à commencer par Russia Today et Sputnik, accusés par Emmanuel Macron d’avoir diffusé des “contre-vérités infamantes” à son sujet en mai 2017. Reste que l’imprécision du texte entretient le flou sur les acteurs concernés : “Il ne fait aucune différence entre les producteurs et les diffuseurs d’information : la presse est concernée au même titre que les sites web ou les réseaux sociaux”, observe Nathalie Martial- Braz. De quoi inquiéter les médias à l’heure où les relations entre la presse et le pouvoir politique ont rarement été aussi tendues, tous camps confondus. Autre problème : la définition même de la fausse information présentée comme “toute allégation ou imputation d’un fait, inexacte ou trompeuse”. Quelle différence avec la fausse nouvelle de 1881 ? Interrogé, le Conseil d’État estime que la fausse nouvelle concerne un fait précis et circonstancié, non encore

divulgué et dont le caractère mensonger pourrait être établi. La fausse information serait pour sa part une opinion, sans élément de fait contrôlable ni vraisem-blance. Subtil…

La loi est-elle vraiment applicable ? Cette difficulté de définition débouche sur un problème d’application d’autant plus aigu que la loi prévoit des délais de réaction extrêmement courts : en cas de suspicion de fake news, il sera possible de saisir la justice en référé, autrement dit en urgence. “Le juge des référés devra se prononcer sur la véracité ou non de l’information, au plus tard sous 48 heures et dans le contexte politique sensible qu’est une élection. Il suffit d’avoir passé quelque temps à la 17e chambre du TGI de Paris, celle de la presse, pour savoir que c’est un délai intenable pour mener un travail de contrôle digne de ce nom”, pointe Nathalie Martial-Braz. Pour prendre le cas du prétendu compte bancaire off-shore d’Emmanuel Macron, rumeur abondamment répandue pendant la campagne présidentielle, comment imaginer qu’un juge puisse mener un travail de vérification digne de ce nom en deux jours ? Surtout si comme certains le redoutent, les recours se multiplient : “Toutes les nouvelles jugées déplaisantes par tel ou tel candidat pourraient être attaquées en référé” observe la chercheuse. Au risque de noyer les tribunaux.

Existe-t-il un risque de dérive ? C’est en tout cas le sens des alertes lancées tant du côté des juristes que de celui des défenseurs des libertés ou des journalistes. Pour beaucoup, laisser au juge des référés le soin de distinguer dans l’urgence une fake news de ce qui relève du travail

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DÉFI RÉGLEMENTAIRE

journalistique légitime ne va pas sans risque : “Ce que pointent les journalistes n’est pas tant un réflexe corporatiste que la crainte de voir un tiers intervenir dans le processus de création de l’information sans en avoir les moyens et sans garantie”, résume Nathalie Martial-Braz. Autre critique : la place accordée au CSA*, appelé à devenir une sorte de gendarme du web capable de mettre fin à la diffusion de services de télévision numérique - un pouvoir potentiel de censure que d’aucuns jugent plus que disproportionné : “Cela peut aller jusqu’à suspendre la diffusion d’une chaîne étrangère en période électorale, lui donnant ainsi un rôle dans des rapports de force internationaux dépassant largement les missions d’une autorité de régulation.”Dernier risque enfin, celui de voir le texte appliqué au-delà d’un cadre théorique qui n’est pas si restreint qu’on pourrait le penser : “Il prétend protéger la sincé-rité du scrutin mais la notion de période électorale n’y figure pas, observe Nathalie Martial-Braz. Or, les élections sont très fréquentes : présidentielles, légis-latives, européennes, municipales…” De là à imaginer qu’il serait toujours possible d’invoquer la tenue d’un scrutin quelconque pour faire d’un régime exception-nel le régime général, il n’y a qu’un pas.

Une solution européenne ?Si les réponses sont contestées, personne ou presque ne conteste en revanche qu’elle pose de bonnes ques-tions face à la masse d’informations erronées qui se diffusent tous les jours. Mais la solution ne se joue probablement pas au niveau hexagonal : face à des opérateurs mondialisés, les législations nationales ont un temps de retard. “Le droit européen doit évo-luer et la directive de 2000 sur le e-commerce doit être remise en cause”, estime Nathalie Martial-Braz, pour qui le débat sur la responsabilité des grands acteurs du web se joue au niveau de l’UE, qui vient de prouver avec le RGPD** qu’elle pouvait arriver à un consensus. Reste à porter politiquement cette ambition.

“Pour beaucoup, laisser au juge des référés le soin de distinguer dans l’urgence une fake news de ce qui relève du travail journalistique légitime ne va pas sans risque.”

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*Conseil Supérieur de l’Audiovisuel ** En vigueur depuis mai 2018, le Règlement Général sur la Protection des Données est le texte de référence de l’Union européenne en matière de protection des données

à caractère personnel.

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Face-to-face

“Nous accompagnons une époque où la vérité n’a plus aucune importance”Journaliste au Monde où il a fondé les Décodeurs, Samuel Laurent est confronté depuis plusieurs années à un double phénomène : la prolifération des fausses nouvelles et à la méfiance grandissante du grand public vis-à-vis des médias. Et dresse un constat assez sombre d’une époque saturée d’informations, de moins en moins capable de distinguer le vrai du faux.

Les Décodeurs ont cinq ans cette année.Qu’est-ce qui a changé au cours de cette période ? Nous ne faisons plus la même chose. Nous avons com-mencé par de la vérification politique classique sans nous intéresser à tout ce qui relevait des rumeurs en vertu d’un vieux réflexe journalistique, longtemps resté vrai. Comme journalistes, nous considérions que notre rôle de gardiens nous conduisait à ne pas parler des rumeurs, dans la mesure où le simple fait de les évoquer contribue à les propager. Ce n’est plus vrai : nous ne sommes plus prescripteurs de l’information. Quand n’importe qui reprend n’importe quoi n’importe comment, y compris des journalistes d’ailleurs, les rumeurs vivent leur vie sur le web, que nous décidions ou non de les traiter. Nous sommes perdants dans tous les cas de figure.

Le travail de vérification que vous menez, avec d’autres médias, peut-il ralentir ou enrayer ce phénomène ? Il ne l’a jamais été et nous n’avons d’ailleurs jamais prétendu résoudre le problème des intox sur Internet.

Le fact checking n’est qu’un format journalistique et un service à nos lecteurs qui répond à certaines probléma-tiques contemporaines. Nous ne sommes qu’un journal parmi d’autres, sans même la puissance de feu d’un média comme la télévision, capable d’atteindre plusieurs millions de spectateurs chaque soir au 20 heures quand un article des Décodeurs touche dans le meilleur des cas un petit million de lecteurs. Derrière se cache une question fondamentale : celle de l’économie de l’attention dans un monde où nous sommes bombardés d’informations d’une part, confrontés à la mort lente de la notion d’auto-rité des sources d’autre part. N’importe quel contenu est considéré comme fiable, pour peu qu’il emprunte aux codes classiques du journalisme : une maquette crédible, un titre, un chapeau… C’est une évolution civilisationnelle qui conduit à ce nouveau Moyen-Âge que redoutait Umberto Eco et que ni les journalistes ni les pouvoirs publics ne sont à mon sens en mesure d’arrêter.

Le projet de loi sur les fake news est-il une réponse adaptée ? Il y a une certaine ironie à voir des figures politiques présenter ce texte comme une manière de protéger le travail des médias alors qu’ils sont parfois les premiers à parler de fake news à tort ou à travers ou à en répandre certaines eux-mêmes, quand ils ne cèdent pas à la tenta-tion d’attaquer la presse dès qu’elle ne va pas dans leur sens. Ce qui contribue à entretenir un climat délétère et à saper la crédibilité de notre travail… Au-delà, j’estime avec la plupart des journalistes que ce projet de loi est une réponse au mieux inutile, au pire dangereuse. Au-delà du temps nécessaire pour vérifier qu’une information est fausse, est-ce au pouvoir politique ou judiciaire de décider ce qui peut être diffusé ou non ? Une fois établi son caractère erroné ou mensonger, comment s’y prendre pour l’empêcher de se diffuser de réseau en réseau et de tweet en tweet ? Plus inquiétant encore, que ferait un parti extrémiste de ce texte s’il arrivait au pouvoir ?

Que pensez-vous de l’idée d’un Conseil déontologique des journalistes comme il en existe dans certains pays ? Je n’y suis pas opposé par principe mais l’idée n’est pas neuve et se heurte à un certain nombre d’obstacles qui la rendent à mon sens impossible à mettre en place. En France, est journaliste celui qui vit du journalisme, sans qu’on se pose la question de savoir ce qu’il produit. Créer une instance qui déciderait en pratique qui fait du journa-lisme et qui n’en fait pas reviendrait à alimenter le discours sur les médias officiels, opposés aux sites de “réinforma-tion” plus ou moins politiquement orientés qu’on voit fleu-rir partout sur le web. En Belgique, où ce type de dispositif existe, seuls les grands médias sont membres du Conseil de déontologie des journalistes. Les sites d’informations people ou voués au buzz ont soigneusement évité de s’y inscrire…

Samuel Laurent, Journaliste au Monde et fondateurdes Décodeurs

En savoir plus sur l’expert sur cahiers.parisdescartes.fr

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DÉFI BIOMÉDICAL

PUBLICATIONS SCIENTIFIQUES

L’intégrité comme garante : de la bonne conduite de la science

EN UNE DE SON ÉDITION DU 20 JUILLET 2018, LE MONDE LANÇAIT UNE ALERTE AU “BUSINESS” DE LA FAUSSE SCIENCE. ASSOCIÉ À UNE VINGTAINE DE MÉDIASINTERNATIONAUX, LE QUOTIDIEN FRANÇAIS A EFFECTUÉ UNE ENQUÊTE DE GRANDE AMPLEUR SOULIGNANT DES DÉRIVES INQUIÉTANTES AU SEIN MÊME DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE INTERNATIONALE. QUEL REGARD PORTER SUR CES DÉRIVES ? QUELLES SOLUTIONS SONT À ENVISAGER ? DÉCRYPTAGEDU PHÉNOMÈNE ET ÉLÉMENTS DE RÉPONSES.

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D ans son rapport sur “La position scientifique de la France dans le monde entre 2000 et 2015”, le Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES) donne de précieuses indications quant à la quantité d’articles scientifiques publiés à l’échelle internationale. Multipliée par deux depuis le

début du siècle, la production scientifique interna-tionale atteignait les 1,8 million d’articles publiés en 2015. Durant la même période, le nombre de publications scientifiques émanant d’équipes françaises a augmenté de 40%, tandis que le pays est passé du cinquième au septième rang de plus grand producteur mondial, avec environ 60 000 articles publiés par les chercheurs des universités et des organismes de recherche publics français, soit 3% de la production mondiale (cette baisse quantitative ne marque pas une baisse qualitative). Face à cette immense compéti-tion au sein de l’hexagone et à l’échelle internatio-nale, la tentation d’interférer sur des résultats de recherche ou de les montrer sous leur meilleur jour, est connue de bien des chercheurs.

La tentation du chercheur…Dans un chapitre de livre publié dans la revue Éthique biomédicale et normes juridiques intitulé Autour de l’intégrité scientifique, la loyauté et la pro-bité aspects cliniques, éthiques et juridiques, Claude Forest, chercheur en biochimie et biologie molécu-laire (Inserm et Université Paris Descartes) définit ce qu’il qualifie de “tentation du chercheur” et “pré-sente quelques réflexions sur la façon dont le système actuel d’évaluation de la recherche, couplé à la faiblesse de la nature humaine, peut conduire à une altération de l’intégrité scientifique. Même si tous n’y succombent pas, les chercheurs sont sou-mis à la tentation…” prévient-il. Parmi ces causes, la grande difficulté à accéder à des revues scienti-fiques présentant un fort Facteur d’Impact ou FI. Cet indicateur estime indirectement la visibilité d’une revue scientifique. Dans ce contexte perma-nent de compétition internationale et de recherche

de financement et d’avancement de carrière, “la notoriété du journal dans lequel le chercheur publie ses résultats est plus importante que le contenu des articles et la qualité de ces mêmes résultats. (…) L’obtention d’un poste, d’une promotion ou d’un contrat permettant à l’individu de poursuivre son activité dans de bonnes conditions est très forte-ment liée à la renommée des revues (ou FI) dans lesquelles il publie les résultats de ses recherches alors que les organismes de recherche viennent de signer la déclaration de San Francisco.” Cette dernière précise que le FI des journaux scientifiques ne doit plus être utilisé pour évaluer la qualité d’un article, d’un individu ou d’un contrat de recherche mais cette idée n’est toujours pas mise en œuvre dans les commissions scientifiques. À titre d’exemple, un article de très grande qualité pu-blié dans un journal spécialisé, peut ne pas être cité car peu de scientifiques le liront du fait de sa trop grande spécialisation. En conséquence, le FI de la revue sera faible. La prise en compte uniquement de celui-ci crée donc un biais majeur dans la considéra-tion portée à l’article. De plus, bien qu’assignés tous au même FI, il est impossible de prétendre que des articles d’une même revue soient comparables ou de qualité égale. Il existe donc une forte pression pour publier dans les journaux à “fort impact” mais ces derniers ont des exigences élevées en matière de quantité et de qualité des données, qui, par ailleurs, doivent constituer une “histoire” originale, cohérente et “alléchante”. C’est là qu’intervient la tentation.

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“Il existe une forte pression pour publier dans les journaux à “fort impact” mais ces derniers ont des exigences élevées en matière dequantité et de qualité des données.”

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DÉFI BIOMÉDICAL

Appuyée sur son intime conviction !Pour autant, les cas de fraudes réelles, d’une ampleur et d’une tromperie comparables à celle de Wakefield (cf Défi sanitaire - page 8) sont très rares. Il s’agit plus souvent pour les chercheurs de présenter leurs résultats sous leur meilleur jour ou de façon incomplète... “La littérature foisonne de cas de surinterprétation de résultats. Les articles présentant cette particularité sont en règle géné-rale, là encore, le fait de scientifiques qui créent l’opinion, ayant de l’influence et doués en commu-nication. Il s’agit là d’une espèce de sport. “J’ai bien vendu mes résultats non ?” peut-on parfois entendre de la part de collègues, alors que l’ana-lyse objective des données ne permet pas de tirer les conclusions que l’auteur tire des expériences. “Ici de nouveau, tout dépend du processus d’expertise des données effectué par les pairs”, poursuit Claude Forest. Et d’une certaine manière, n’est-il pas légitime de chercher à bien “vendre” ses résultats de recherches quand ils sont le fruit d’années de travail acharné basé sur une intime conviction du chercheur ? “Sans intime conviction, aucune recherche scientifique n’est possible”, rappelle Charbel Massaad, directeur de la faculté des sciences fondamentales et biomédicales de l’Université Paris Descartes. “Pour autant, si cette intime conviction nous guide, elle peut aussi favoriser les biais dans la présentation des résul-tats de recherche”, poursuit-il. La vraie zone grise se situant dans l’omission de résultats qui ne “collent” pas à l’hypothèse de travail. “Plusieurs possibilités existent allant de l’élimination d’une série de résultats, obtenus indépendamment d’autres, et qui ajoutés au reste feraient une his-toire non lissée (…) à la suppression de données dérangeantes, c’est-à-dire faisant passer les résul-tats du côté non statistiquement significatif, ce qui apparaît plus condamnable car les conclusions de l’article peuvent facilement être changées par ce biais”, poursuit Claude Forest.

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Découvrez l’interview de Nicolas Martin, journaliste animateur de l’émission La Méthode Scientifique sur France Culture.

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Un code de conduite européen Un code de conduite européen pour l’intégrité en recherche a été édité par les académies euro-péennes. Il édicte les quatre principes fondamen-taux d’une recherche intègre qui sont “la fiabilité et l’honnêteté dans la conduite de la recherche, le respect et la responsabilité vis-à-vis des parte-naires et de la société.” Ce même code rappelle par ailleurs que la responsabilité de la mise en œuvre de ces principes revient autant aux cher-cheurs qu’aux opérateurs de recherche qui les emploient et les financent. Aussi, suite au rapport Corvol, chaque opérateur, dont les universités et les organismes de recherche, a désigné un “référent à l’intégrité scientifique”. Ceux-ci sont en charge du traitement des signalements de man-quement à l’intégrité scientifique et, à l’image des chercheurs, travaillent en collaboration les uns avec les autres dans les différents établissements dont ils dépendent. “Quand nous sommes alertés sur des manquements à l’intégrité scientifique de certains collègues, nous menons une enquête en étudiant notamment la méthodologie suivie par le chercheur concerné, ainsi que ses résultats, explique Catherine Labbé-Jullié, référente intégrité scientifique de l’Université Paris Descartes. Dans une immense majorité des cas, les affaires ne prêtent pas à conséquence car ne relèvent pas d’une véritable fraude mais plutôt d’une insuffi-sance de rigueur dans la collecte, le traitement ou la présentation des données, l’oubli ou l’ajout d’auteur dans une publication. Les cas graves (plagiat, malversation avérée, conflit d’intérêts) sont rarissimes.” Un guide de traitement des signalements relatifs à l’intégrité scientifique est en voie de finalisation et doit permettre à l’ensemble des référents “intégrité scientifique” au sein des établissements d’enseignement supé-rieur et des organismes de recherche, de suivre une même procédure lors du signalement d’une méconduite scientifique.

Questions à un expert Décrié par certains, encensé par d’autres, PubPeer est au centre de l’attention des chercheurs. Nous avons rencontré Brandon Stell, le fondateur de ce site qui a accepté de répondre à nos questions.

Quand et pourquoi avez-vous créé ce site internet ?Nous avons lancé PubPeer en 2012 avec pour idée d’offrir à la communauté un site internet via lequel il est possible d’échanger autour des publications scientifiques. Il s’agit d’un “journal-club” en ligne. Je trouvais intéressant que tout chercheur puisse partager immédiatement et mondialement son avis d’expert et ainsi contribuer à la clarification et à l’avancée rapide des idées.

Quelle croissance a connu PubPeer depuis son lancement ? Confidentiel au moment de sa sortie, le site a beaucoup évolué et a connu une forte croissance de sa fréquentation. À l’heure actuelle, plus de 112 000 commentaires ont été postés sur plus de 65 000 publications. Le site est consulté en moyenne 300 000 fois par mois par environ 25 000 visiteurs uniques. Au fil du temps, les “preprint” sont de plus en plus disponibles sur la plateforme et de plus en plus consultés et discutés.

L’un des principaux reproches effectués à PubPeer est l’anonymat des commentaires. Y voyez-vous unelimite à son fonctionnement ?C’est une question centrale autour de ce site. Quand nous avons lancé PubPeer, les utilisateurs devaient s’inscrire mais pouvaient commenter sous des pseudonymes, ce qui les aurait exposés dans le cas où le site serait piraté ou en cas de poursuites judiciaires. Nous avons ensuite permis l’anonymat contrôlé par l’utilisateur parce que nous avons com-pris que, sans cette protection, beaucoup d’entre eux n’osaient pas discuter des problèmes les plus sévères. En garde-fou, nous imposons que tous les commentaires restent factuels, scientifiques, polis et soient de nature vérifiable ou falsifiable par autrui - l’ouï-dire est donc formellement interdit. Les auteurs des articles sont encouragés à répondre directement sur le site. Malgré des failles théoriques dans ce dispositif fait de compromis, dans la pratique la précision des commentaires reste excellente.

Brandon Stell, Fondateur du site internet PubPeer

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n quoi l’intelligence artificielle (IA) est-elle si impliquée dans le phéno-mène des fake news ?Avant de parler de fake news, il faut parler d’informations. Or la masse d’informations qui circule sur Inter-net est colossale. Rien que sur les réseaux sociaux on estime que, chaque minute dans le monde, plus de 100 000 messages sont publiés

sur Twitter, 500 000 commentaires et 130 000 photos sont envoyés sur Facebook et 400 heures de vidéos postées sur YouTube. De telles quan-tités d’informations ne peuvent être traitées par l’homme. En cela, l’informatique nous apporte une

ET DEMAIN ?

OUTIL

L’intelligence artificielle nous sauvera-t-elle des fake news ?L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE PEUT-ELLE ÊTRE UN REMPART FACE À LA MULTIPLICITÉ DES FAKE NEWS SUR INTERNET ET LES RÉSEAUX SOCIAUX ? L’INFOR-MATIQUE AYANT CONQUIS TOUS LES ASPECTS DE NOS VIES QUOTIDIENNES, CET OUTIL PEUT-IL NOUS SERVIR À DÉNOUER LE VRAI DU FAUX, À REPÉRER LES FAUSSES INFORMATIONS GÉNÉRÉES PAR DES PROGRAMMES ? ÉLÉMENTS DE RÉPONSE, RECUEILLIS PAR SOHANENGUYEN-DUC, DANA PEETERS ET SÉGOLÈNE PROUSTDE LA GIRONIÈRE, ÉTUDIANTES EN DEUXIÈME ANNÉED’INFOCOM À L’IUT DE PARIS DESCARTES, AUPRÈS DE DAVID JANISZEK, MAÎTRE DE CONFÉRENCESÀ L’UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES, SPÉCIALISTEDE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE.

aide précieuse. Le problème est que parmi toutes ces informations, certaines sont des "fake" c’est-à-dire de la désinformation.

L’informatique peut-elle aider à identifier ces fake ? La technologie fait des progrès considérables aussi bien dans la création de fake que dans leur identification. Mais le tri reste compliqué à réali-ser et n’est jamais parfait, parce que même les humains n’en sont pas capables. Le problème est que pour que la désinformation passe, il faut

E

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L’intelligence artificielle nous sauvera-t-elle des fake news ?

des informations vraies dans le message. La par-tie fausse est incorporée de façon subtile dans la désinformation, c’est ce qui induit les machines en erreur mais aussi les individus.Du point de vue de l’informatique, on est sur un problème de classification entre les messages correspondant à une information vérifiée et ceux relevant de la désinformation. La plupart des al-gorithmes d’apprentissage et de classification se basent sur des modèles limités et, à ce jour, aucun d’entre eux n’est capable de comprendre le sens d’un texte. La vérité est dans la nuance. Mais faire

la différence entre une fausse information relevant d’une erreur ou une désinformation intentionnelle n’est, pour l’instant, pas à la portée de l’IA.

Pourquoi ?Que l’intelligence artificielle fasse des progrès est indéniable, mais le mythe selon lequel les ordina-teurs pourraient bientôt prendre le contrôle et agir de façon intentionnelle et préméditée relève de la science-fiction. Aucun ordinateur n’a, à l’heure ac-tuelle, conscience de lui-même. D’autre part, toute intelligence artificielle relève d’une programmation humaine. Ce qui veut dire que la machine n’est ca-pable de prévoir que ce qui est dans le cadre défini par son programmeur. Mais pas l’imprévisible. Or, l’une des caractéristiques premières de l’intelli-gence humaine est son adaptabilité face à l’impré-vu et à l’imprévisible. Ce qui, pour le moment, est totalement impossible en informatique pour des tâches courantes. Et demain ? Un projet international intitulé "Fake News Challenge" a été lancé et ouvert aux chercheurs du monde entier. Son but est d’affiner les techniques actuelles pour rendre l’intelligence artificielle fiable à 100% face à la désinformation. Le projet est ambitieux mais, pour l’heure, l’intervention hu-maine reste nécessaire. Les fake news agissent sur des ressorts émotionnels très importants pour les êtres humains mais sont impossible à inter-préter pour un ordinateur. La peur, la croyance, les sentiments en général… autant de choses profon-dément ancrées en l’homme et totalement imper-méables à une machine, aussi puissante soit-elle. C’est ce qui fait la limite et la différence principale entre l’intelligence humaine et l’intelligence artifi-cielle. Le jour où les ordinateurs seront capables de tomber amoureux, nous en reparlerons…

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David Janiszek, Maître de conférences à l’Université Paris Descartes, spécialiste de l’intelligence artificielle.

“Les fake news agissent avant tout grâce à l’émotion qu’elles suscitent.”

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ET AILLEURS ?

DÉCRYPTAGE

Les fake news : miroir de notre crédulité ? GÉRALD BRONNER, SOCIOLOGUE ET PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT, SE CONSACRE DEPUIS DES ANNÉES AU DÉCRYPTAGE DES RUMEURS, FAUSSES INFORMATIONS ET COMPLOTS OMNIPRÉSENTS DANS NOTRE SOCIÉTÉ. SE DIFFUSANT À LA VITESSE D’INTERNET ET DES RÉSEAUX SOCIAUX, ILS RÉPONDENT TOUS À UN BESOIN ANCRÉ DANS NOTRE NATURE PROFONDE : CELUI DE CROIRE !

P eut-on prouver que quelque chose n’existe pas ? La réponse est non. C’est là, le point d’entrée de l’œuvre La Démocratie des crédules* de Gérald Bronner. En revisitant ce qui semble être une évidence, le socio-logue met le doigt sur la logique de tout conspirationnisme, complotisme et autres fake en tous genres. “Si je peux prouver qu’il existe des chevaux, je ne peux pas prouver qu’il n’existe

pas de licornes”, résume de façon absurde et pertinente Gérald Bronner. Or, cela s’applique exactement de la même manière à l’ensemble des théories du complot. Du 11 septembre à la franc-maçonnerie, jusqu’aux défenseurs de l’idée d’une Terre plate (platistes), elles inondent la toile et y remportent une immense adhésion. “Ces mythes sont fondés sur un effet de dévoilement très satisfaisant pour l’esprit, un sentiment proche de ce que nous ressentons lorsque nous découvrons

la solution d’une énigme (...) celui qui fait sien le mythe du complot a le sentiment d‘en savoir davantage que le quidam et d’être donc moins naïf que lui”, poursuit-il.

Rationalité objectivecontre rationalité subjective Cette adhésion à la croyance et surtout l’impossi-bilité de faire changer d’avis une personne convain-cue, le sociologue l’a expliqué en opérant une dis-tinction entre la rationalité objective et la rationalité subjective. La rationalité objective relève de la dé-marche scientifique et se base sur la construction du savoir par la preuve. La rationalité subjective est du ressort de la croyance. Les croyances ont leur logique propre qu’il convient de décrypter et d’analyser mais ne relèvent aucunement d’une démarche irrationnelle. “Chaque individu a ses raisons de croire. De ces dernières, s’échafaude un système de croyance qui pose l’individu dans une situation souvent valorisante et réconfortante pour

*La Démocratie des crédules, Presses universitaires de France, 2013

Gérald Bronner,Sociologue et Professeur de sociologie à l’Université Paris Diderot

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Les fake news : miroir de notre crédulité ?

lui-même”, développe Gérald Bronner. Cela explique la méfiance qui s’installe à l’égard de la science notamment. Malgré les progrès indéniables dans toutes les disciplines et l’amélioration considérable qu’elle apporte concernant nos conditions de vie, la méfiance et la défiance s’installent. Il est toujours plus facile de croire que d’acquérir un savoir basé sur des preuves. En cela, les fausses informations (notamment en matière de santé) marquent bien souvent l’opinion de façon très profonde.

Vers une régulation nécessaire du marché de l’info ?Ne rien faire contre les fake news, c’est laisser la porte grande ouverte au marché totalement déré-gulé de l’information “où règne la loi du plus fort”, poursuit le sociologue. Les plus forts étant ceux qui font “le plus de bruit” à faire valoir leurs points de vue, en particulier sur Internet. Que faire ? “Ouvrir un chapitre sur la régulation du marché de l’information, en concertation avec les pouvoirs politiques et les

grands acteurs du net. Cela consiste à s’intéresser à la question de la visibilité des contenus” analyse-t-il. Est-il normal que certains mots-clefs renvoient prioritairement à des sites contraires à l’orthodoxie scientifique ? Les GAFA** en concertation avec les politiques ont assurément un rôle à jouer à ce sujet. “L’autre aspect, au moins aussi important, est l’édu-cation. Il faut se saisir de cette révolution du marché de l’information pour opérer une révolution pédago-gique et offrir aux apprenants toutes les occasions pour qu’ils puissent comprendre non seulement le contenu - de la connaissance - mais aussi les raisons pour lesquelles ce contenu leur résiste”, conclut-il. L’urgence est réelle !

Pssss... !

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Découvrez l’interview de Nicolas Martin, journaliste animateur de l’émission La Méthode Scientifique sur France Culture.

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Dérives sectairesComment réagir ?

Qui contacter ?

Renseignements et contact sur le site de la Miviludes

www.derives-sectes.gouv.fr

Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires

SÉDUCTIONSolution miracle

Bien-êtreSanté

GuérisonRéussite

RévélationÉlévation

RUPTURESRupture avec les prochesTransformation radicale

Perte de repères Isolement

DéstabilisationDésocialisation

PRÉJUDICESPerte de libertéPerte d’identité

Abus � nancierDégradation physiqueSoumission

MIV ILUDES