Jaures Discours Parl t1

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    1/852

    Jean Jaurs (1904)Dput au Parlement

    DISCOURS

    PARLEMENTAIRESRecueillis et annots par Edmond ClarisTome premier

    Prcd dune introduction de lauteursur

    LE SOCIALISME ET LE RADICALISME EN 1885

    Un document produit en version numrique par Claude Ovtcharenko, bnvole,Journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux

    Courriel:[email protected]

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/mailto:[email protected]
  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    2/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Claude Ovtcharenko, bnvole, journaliste laretraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux.Courriel:[email protected]

    partir de :

    Jean Jaurs (1904)

    DISCOURS PARLEMENTAIRES

    Recueillis et annots par Edmond Claris. Tome premier prcddune introduction de lauteur sur Le socialisme et le radicalisme en1885. Paris: douard Cornly Et Cie, diteurs, 1904.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 20 fvrier 2007 Chicoutimi, Villede Saguenay, province de Qubec, Canada.

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]
  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    3/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 3

    Jean Jaurs

    Discours parlementaires. Tome premier (1904)

    Recueillis et annots par Edmond Claris. Tome premier prcd duneintroduction de lauteur sur le socialisme et le radicalisme en 1885. Paris: douardCornly Et Cie, diteurs, 1904.

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    4/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 4

    Table des matires

    Introduction. Le socialisme et le radicalisme en 1885

    Lenseignement primaire. Le droit des communes en matire denseignementprimaire

    Lcole navale. Cration dans un lyce de Paris dun cours de prparation lcolenavale

    Le protectionnisme. Les droits de douane sur les cralesLes dlgus mineurs

    La loi sur les boissons. Le privilge des bouilleurs de cruRetraites des ouvriers mineurs. Cration de caisses de secours et de retraites pour les

    ouvriers mineursLes accidents du travail. Dtermination de la responsabilitLassurance sous garantie de ltatLimitation du risque professionnel

    Le budget de 1889. Fixation au 1er juillet du point de dpart de lanne financireNomination de la commission du budget au scrutin de listeLa gestion financire de la RpubliqueOrganisation de lenseignement primaireLaffaire de Panama

    Les lections. Rtablissement du scrutin darrondissementInterdiction des candidatures multiplesLes dlgus mineursCaisses de retraites ouvrires. Proposition de loiLaffaire de Panama. Ses consquences sociales

    Le devoir du gouvernement de la RpubliqueLa grve de Rive-de-Gier. La libert syndicale violeLes instituteurs. Classement et traitementLa magistrature dans les luttes lectorales. Respect du suffrage lectoral

    Le 1er mai. Poursuite contre M. Eugne Baudin

    Les lections. Les fonctionnaires candidats

    Le socialisme et la dmocratie rurale. Suppression de limpt foncier sur la propritnon btie

    Rpublique et socialisme. Rponse la dclaration du cabinet DupuyAtteinte au suffrage universel. Llection de M. de Berne-Lagarde Albi

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    5/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 5

    Pour la dmocratie rurale. Dgrvement du principal de limpt sur la proprit nonbtie par le produit de la conversion

    Dgrvement de limpt foncier

    Socialisme agraire. Monopole de limportation des blsLa propagande anarchiste et la ractionLa corruption lectorale. Llection de M. Edmond BlancLes coopratives et les patentes

    La Rpublique et luniversit. Les liberts du personnel enseignantLa grve de GraissessacRformes fiscales. Remplacement des quatre contributions par un impt gnral et

    progressif sur les revenusDgrvement en faveur des petits contribuablesRpression des menes anarchistes. Provocations adresses aux militaires

    Anarchisme et corruption.Socialisme et paysans. A propos de la cration de socits de crdit agricoleDilapidation des fonds publics. Les voitures de M. FavetteDput-soldat. Le cas de M. MirmanLe budget de 1895. Luvre des classes dirigeantes

    Limprimerie nationale.Les scandales des chemins de fer du Sud. A propos de la nouvelle convention

    propose par le gouvernementLe code de justice militaire. Suppression de la peine de mort

    Les Casimir-Perier. Le procs du Chambard

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    6/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 6

    Introduction

    Le socialisme et le radicalismeen 1885

    Retour la table des matires

    Jai cd sans scrupule aux conseils de ceux qui me demandaient derunir en volume mes discours parlementaires. Quon ne voie l ni pch

    dorgueil ni faiblesse de vanit. Lhomme politique qui, ml dincessants combats, sattarderait avec quelque complaisance littraire lexpression oratoire des luttes passes, serait bien frivole. Rien audemeurant ne fait mieux ressortir que ces sortes de publications ladisproportion entre la force des vnements et linfimit de lactionindividuelle. Mais il ne me parat pas inutile de runir quelques lmentsde propagande qui peuvent tre utiliss par les militants socialistes etdaider la dmocratie tout entire se faire une ide plus nette de la

    pense et de laction de notre parti. Il ne me parat pas inutile non plus,en ce qui me concerne, de marquer par des tmoignages authentiques etirrcusables la ligne de dveloppement que jai suivie.

    Certes, je nai pas la prtention purile de navoir jamais chang envingt annes dexprience, dtude et de combat. Ou plutt je ne mecalomnie point assez moi-mme pour dire que la vie ne ma rien appris.Quand je suis entr au Parlement, vingt-six ans, je peux dire que je

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    7/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 7

    sortais du collge. Car dans notre pays, o il ny a rien de comparable cette aristocratie anglaise qui propage la culture politique en tous lesmilieux o ses fils sont appels, lcole normale et lUniversit sont

    presque un prolongement du collge : cest comme un internatintellectuel, anim parfois dune merveilleuse effervescence dides, etdo lesprit se passionne pour le mouvement du monde, mais o il nest

    point averti par le contact immdiat des hommes et des choses. Dans lesesprits ainsi prpars, les informations les plus subtiles parfois et les plus

    profondes se juxtaposent aux plus singulires ignorances. Cest unechambre recueillie et vaste qui na que de mdiocres ouvertures sur ledehors, et do lon peroit mal les objets les plus proches, mais o descombinaisons de miroirs prolongent et compliquent le reflet lointain desaubes et des crpuscules.

    Pour moi, dans mes premires annes dtudes, javais ou pressenti oupntr tout le socialisme, de Fichte Marx, et je ne savais pas quil yavait en France des groupements socialistes, toute une agitation de

    propagande, et de Guesde Malon, une ferveur de rivalit sectaire.Comment des esprits ainsi forms nauraient-ils point apprendre

    beaucoup de la vie quand enfin ils entrent en communication avec elle ?Ils nont pas seulement rectifier et complter leur premire ducationtrop livresque et solitaire ; il faut encore, par un nouvel effort, quils se

    dfendent ou quils ragissent contre limpression trop vive que leur faitla nouveaut des choses. Des hommes que javais trop longtemps ignorsont exerc sur mon esprit, la rencontre, une sduction soudaine etviolente, que je contrle et violente, que je contrle maintenant, maisdont malgr les dissentiments ou mme les ruptures je ne me dprendrai

    jamais tout fait. Ainsi se meut la pense des hommes sincres, quicherchent en un travail profond et souvent inaperu le point dquilibrede leur vie intrieure et de la vie mouvante des choses.

    Je nai donc point mexcuser de mtre efforc sans cesse vers la

    vrit et de my efforcer encore. Mais jai le droit de dire que depuis queje suis dans la vie publique, la direction essentielle de ma pense et demon effort a toujours t la mme. Jai toujours t un rpublicain, ettoujours t un socialiste : cest toujours la Rpublique sociale, laRpublique du travail organis et souverain, qui a t mon idal. Et cest

    pour elle que ds le premier jour, avec mes inexpriences et mesignorances, jai combattu. De cette continuit la srie des discours que

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    8/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 8

    jai prononcs au Parlement tmoigne dune faon dcisive ; la srie desarticles que jai publis en tmoignerait dans un dtail plus prcis encore.

    Je nespre point dtruire la lgende qui fait de moi un ancien centre-gauche pass brusquement au socialisme. Les lgendes cres parlesprit de parti sont indestructibles, et celle-ci a pour elle une sortedapparence ; car si, dans la lgislature de 1885 1889, je ntais inscrit aucun groupe, si je votais souvent avec la gauche avance, si jemanifestais en toute occasion ma tendance toujours plus nette ausocialisme, je sigeais gographiquement au centre ; et cela a suffi, pour

    bien des hommes, me classer. Mais jtais ds lors, profondment etsystmatiquement, un socialiste collectiviste. Et dans toutes les parolesque jai dites, linspiration socialiste est vidente. De mme que mon

    idal est rest le mme en ses grands traits, la mthode est demeureessentiellement la mme.

    Sil est faux que je sois pass de la doctrine et du programme du centregauche la doctrine et au programme du socialisme, il est faux aussi que

    jaie conseill et pratiqu, de 1893 1898, une mthode de rvolutiongrossire et dintransigeante opposition, pour adopter ensuite unrformisme attnu et un rythme tranant dvolution. Certes, dansleffervescence des premiers grands succs socialistes de 1893, jai eu

    parfois lillusion de la victoire entire toute prochaine et vraiment tropfacile de notre idal. Et dans le feu de la lutte contre les gouvernementsde raction systmatique qui nous dfiaient, qui nous menaaient, qui

    prtendaient nous rejeter hors de la Rpublique, nous excommunier dudroit commun de la vie nationale, jai fait appel aux vhmentes nergiesdu proltariat, comme jy ferais appel demain, si les pouvoirs constitus

    prtendaient interdire la libre volution lgale au collectivisme et laclasse ouvrire. Mais dans tous mes discours de cette poque orageuse, etdont je ressens encore avec fiert les pres motions, on retrouvera sans

    peine tous les traits de notre action politique socialiste daujourdhui.

    Cest le mme souci fondamental de rattacher le socialisme laRpublique, de complter la dmocratie politique par la dmocratiesociale. Cest le mme appel la force de la lgalit rpublicaine, siseulement cette lgalit nest pas violente par laudace des partisrtrogrades ou dforme par leur perfidie. Cest la mme passion pour lahaute culture humaine en mme temps que pour lorganisation croissante

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    9/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 9

    et la libration conomique du proltariat. Cest la mme proccupationincessante de clore la priode de pure critique et de faire apparatre endes projets de loi positifs le caractre organique du socialisme. Cest le

    mme optimisme utiliser, au profit du parti socialiste et du mouvementouvrier, tous les dissentiments de la bourgeoisie, toutes les forces delibert ou toutes les chances de moindre oppression que nous a lgues latradition dmocratique et rvolutionnaire de la France. Cet la mmevolont daboutir ces rformes immdiates qui prparent ou mme quicommencent la dcisive transformation sociale. Cest la mme flexibilitde tactique, qui entre lopposition violente aux ministres Dupuy etPerier et lopposition violente au ministre Mline, a insr, sous leministre de M. Bourgeois, le ministrialisme socialiste le plus dlibr,le plus constant, je dirais presque le plus intransigeant. Ainsi je peux

    parcourir de nouveau en pense la ligne que jai suivie depuis vingt anssans my heurter mes propres contradictions. Elle est accidente commele terrain lui-mme, tantt escarpe et directe comme pour un assaut,tantt ctoyant labme, tantt sinueuse et dapparence aise ; maistoujours elle va vers le mme but : elle est oriente vers la mme lumiredu socialisme grandissant.

    Aprs les lections gnrales de 1885, quand jentrai la Chambre,ltat de la Rpublique tait critique. Les conservateurs, monarchistes et

    clricaux avaient enlev plus dun tiers des siges, et sils nen avaientpas conquis davantage, sils ntaient pas en majorit, cest seulementparce que les deux fractions rpublicaines, la radicale et lopportuniste,aprs stre dchires et comme dvores au premier tour de scrutin,avaient conclu en hte, pour le second tour, un accord qui ntait d qulextrmit du pril et qui pouvait disparatre avec limpression de ce

    pril mme. De l, pour lopposition conservatrice, un grand lan et unegrande esprance. Aprs tout, la Rpublique navait derrire elle quequinze annes dexistence, elle ntait pas protge par cette longuedure qui en moussant le souvenir des rgimes antrieurs, semble

    effacer jusqu la possibilit de leur retour. Elle touchait ce quon aappel lge critique des gouvernements depuis que la Rvolution avaitouvert en France lre de linstabilit. Elle avait pu, au lendemain de laguerre, en exploitant les dsastres sous lesquels lEmpire avait succombavec la patrie et en se glissant entre les lgitimistes et les orlanistesdiviss, proclamer une drisoire formule de Rpublique conservatrice.Elle avait mme pu triompher, au Seize-Mai, du retour offensif des

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    10/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 10

    conservateurs, parce quez ceux-ci, empitant sur lavenir et sur la leonincomplte encore des vnements, avaient dnonc au pays le prilsocial contenu dans la Rpublique avant que ce pril social se ft

    manifest aux plus confiants ou aux plus aveugles par des faits. Maismaintenant, disaient les racteurs, comme lexprience tait dcisive !

    La victoire mme de la Rpublique, en la librant de la bienfaisantetutelle de ses adversaires, lavait perdue. En 1881, par leffet mme de latentative avorte du Seize-Mai, elle lavait emport presque partout,mme dans les rgions de lOuest si rfractaires jusque-l son principe.Elle avait rduit presque rien, soixante ou soixante-dix mandats,lopposition dcourage. Ctait donc lessence mme de la Rpubliquequi allait maintenant se rvler : cest son gnie mme qui allait

    saffirmer sans obstacle et sans mlange. Or, quavait-on vu ? Unepolitique de vexation religieuse sans audace et sans grandeur, une gestionfinancire imprvoyante qui avait converti en dficit les excdentsrsultant de la merveilleuse activit de la France, une politiquedexpansion coloniale incohrente, disperse, impuissante et que lesdivisions du parti rpublicain rduisaient de misrables expdients.Aussi le pays lass avait-il soudain demand secours aux vieilles forcesconservatrices et traditionnelles, averties et rconcilies par lpreuve. LaRpublique avait en quelques annes gaspill son capital de confiance et

    puis son crdit historique. Encore un effort, et lunion conservatriceallait remettre la main sur la France dsabuse. Elle navait plus compter avec les comptitions dynastiques. Lhritier des Napolon taitmort, le reprsentant de la lgitimit intransigeante tait mort, et le chefdes dOrlans se prterait toutes les combinaisons, toutes lestransactions qui permettraient la France de passer des garanties

    provisoires dun gouvernement conservateur aux garanties dfinitivesdun gouvernement monarchique.

    Que fallait-il la droite unie pour assurer sa victoire ? Deux choses.

    Elle devait continuer luvre de dfense sociale, religieuse, financirequelle avait assume. Et aussi elle devait reprendre en sens inverse latactique des rpublicains de 1871 1875. Ceux-ci avaient utilis lesdivisions des monarchistes pour installer la Rpublique. Auxconservateurs maintenant dutiliser les divisions des rpublicains pourinstaller la monarchie. Ces divisions, peine suspendues par la courtetrve du pril lectoral, taient irrmdiables, comme furent implacables

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    11/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 11

    les divisions et les haines des Montagnards et des Girondins. LaRvolution, gnie de rvolte et de discorde, se dchire aprs avoir dchirle pays, et il nest que de guetter lheure prochaine des suprmes

    convulsions. Mais la solution sera moins brutale et plus aise que sous laRvolution. Quand Girondins et Montagnards se heurtaient dans laConvention, ils loccupaient tout entire. Ils avaient proscrit et limin dela vie publique toutes les forces de conservation et de rparation, et seulela longue dictature dun soldat couvert du masque rvolutionnaire avait

    pu prparer le difficile retour de la monarchie exile. Maintenant laFrance conservatrice, la France honnte tait prsente par deux centsreprsentants dans lAssemble souveraine ! Elle assistait de tout prs la lutte des deux fractions rvolutionnaires, et elle pouvait mme symler pour aggraver les coups et pour empoisonner les blessures. Elle

    disposait la fois de lclat de la tribune et des ressources dintrigue descouloirs. En manuvrant bien, elle tenait lennemi. Toujours, dans leuraveugle combat, opportunistes et radicaux chercheraient, consciemmentou inconsciemment, un point dappui droite. Les deux fractionsennemies de la majorit rpublicaine, tant peu prs dgale forcenumrique, ne pouvaient rien lune contre lautre sans lappoint des voixde droite. Aussi, quoique minorit, la droite serait dirigeante.

    Et alors, de deux choses lune : ou bien une des deux fractions

    rpublicaines, la plus modre, fatigue de cet tat danarchie etexaspre contre les radicaux, offrirait la droite non une coalitionaccidentelle et ngative, mais un pacte durable dalliance vraimentconservatrice, d e dfense sociale et daction gouvernementale. Et dansce cas, les opportunistes repentis, devenus une sorte dannexe de lunionconservatrice, ne faisaient plus obstacle, si seulement la droite savaitmnager les apparences et les transitions, aux vastes combinaisonsdavenir. Ou bien par peur de se compromettre, et par incurable espritrvolutionnaire, les modrs restaient lcart, incapables de reformer le

    bloc rpublicain en se soumettant la direction de lextrme gauche, que

    de former le bloc conservateur en se soumettant la direction de ladroite. Et alors lanarchie parlementaire et rpublicaine prolongecrerait dans le pays une telle lassitude et un tel dgot quil demanderait la dictature dun soldat de rtablir une sorte de gouvernement. Mais cesoldat, ce Csarion daventure, il trouverait en face de lui, non pascomme soldat de Brumaire un nant derrire un chaos, mais derrire lechaos rpublicain la force organise des conservateurs monarchistes avec

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    12/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 12

    lesquels il devrait compter. Ainsi serait abrge pour ceux-ci la priodede transition. Mais en toute hypothse lavenir prochain tait eux. Voillesprance qui, louverture de la Chambre de 1885, animait la droite.

    Voil le plan plus ou moins net qulaboraient en secret ses conseillers, etqui se manifestera en ses deux alternatives : combinaison semi-conservatrice avec le ministre Rouvier ; conspiration monarchico-csarienne avec le boulangisme. Il ny a que la victoire finale qui amanqu.

    Ce qui aggravait le pril des rpublicains, cest que non seulement ilstaient diviss, mais leurs divisions depuis quelques annes taient detelle sorte, quelles permettaient la raction les plus quivoquesmanuvres. Si opportunistes et radicaux navaient t diviss que sur le

    mode ou sur le rythme dapplication du vieux programmerpublicain , sils navaient diffr que sur lopportunit ou mme la

    possibilit de sparer lglise de ltat, de raliser limpt gnral sur lerevenu dclar, et de dmocratiser la Constitution de 1875 par lasuppression ou la transformation du Snat, la droite, quelque intrtquelle et brouiller les choses et comprendre tour tour tous les

    partis de la Rpublique, naurait pu intervenir que dans un sens, toujoursle mme, et au profit des modrs. Elle naurait pu, sans se perdre danslopinion et sans dserter ses intrts essentiels de classe ou ce caste,

    appuyer la sparation de lglise et de ltat, ou limpt gnral etprogressif sur le revenu dclar. Elle aurait donc agi comme une force deconservation ou de raction, mais non comme une force de confusion etdanarchie. Elle aurait toujours vot avec les modrs et les opportunistescontre les radicaux. Et alors, ou bien les opportunistes, pour chapper ce concours permanent et compromettant, auraient cherch avec lesradicaux un programme de conciliation et daction commune ; ou bien,sils avaient accept ce concours de la raction, une majoritconservatrice se formait, hors de laquelle les radicaux, purs de toutecompromission avec la droite, indemnes mme de toute rencontre

    accidentelle et involontaire avec elle, reprsentaient la logique de liderpublicaine et la force intacte de la dmocratie. En tout cas, lquivoquefuneste et lobscurit lamentable qui allaient susciter, avec tout ledsarroi de lanarchie toutes les tentations de dictature, ne pouvaient passe produire.

    Par malheur, il y avait trois questions ambigus, toujours mal poses,

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    13/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 13

    o lopposition de droite et le parti radical avaient pris, dans la lgislaturede 1881 1885, lhabitude de se rencontrer et de confondre des votesdont le sens tait contradictoire, mais dont leffet immdiat tait

    identique. Conservateurs et radicaux avaient reproch au ministre deJules Ferry ses procds de gouvernement, quand ils nallaient pas aufond jusqu lui reprocher dtre un gouvernement. La part defavoritisme administratif et darbitraire gouvernemental quil est dudevoir dune dmocratie rgle et probe de rduire au minimum, maisquil sera malais dliminer tout fait tant quil y aura des partis, cest--dire des classes, donnait lieu aux plus vhmentes attaques de droite etdextrme gauche. Ceux-ci protestaient au nom de la pure ide dedmocratie et de Rpublique. Ceux-l voulaient briser aux mains de leursadversaires des ressorts de gouvernement queux-mmes ne pouvaient

    plus manier. Et les deux minorits, de leurs deux points de vue opposs, protestaient ensemble, ayant ceci de commun quelles taient desminorits. De l limportance politique vraiment disproportionne etdconcertante que prenaient alors des questions insignifiantes, commecelle des sous-prfets ou des fonds secrets.

    La seconde quivoque qui pesait sur la politique rpublicaine depuisdes annes, ctait lquivoque de la rvision. La Constitution de 1875tait attaque de deux cts la fois. Les radicaux voulaient la

    dmocratiser et la mettre en harmonie parfaite avec la souverainet dusuffrage universel. Les ractionnaires voulaient la renverser ou lbranler parce quelle tait la forme lgale de la Rpublique. Et comme ilparaissait lextrme gauche quelle ne pouvait accepter, sans mutiler lasouverainet du Congrs et le droit de la nation, quune demande dervision constitutionnelle ft dtermine des points prcis par un accord

    pralable et constat de la Chambre et du Snat, cest toujours unervision indtermine et illimite qui tait propose au Parlement. Dslors une coalition tait toujours et mme, tant que la question tait poseen ces termes, invitable entre tous ceux qui voulaient la rvision,

    radicaux ou racteurs.

    Mme ambigut, mme pril de coalitions confuses propos de lapolitique coloniale inaugure par Jules Ferry. Cette politique dexpansioncoloniale, les radicaux la combattaient fond, au nom de lidaldmocratique. Ils y voyaient une diversion calcule aux revendications

    populaires, aux rformes intrieures, politiques, fiscales, sociales, un

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    14/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 14

    moyen de driver vers des buts lointains les nergies de la Francerpublicaine. Ils la dnonaient en outre comme contraire aux principesmmes de la Rvolution qui condamnait toute guerre dannexion et de

    conqute, la Dclaration des Droits de lhomme qui ne reconnaissaitpoint des races suprieures et des races infrieures, et qui ne permettait aucun peuple dattenter dans un intrt prtendu de civilisation au droituniversel de la commune humanit. Je ne discute pas en ce momenttoutes ces thses, et je me garde bien de trancher en quelques mots un

    problme qui me parat beaucoup plus complexe quil ne semblait alors la plupart des radicaux, et quil ne semble aujourdhui encore beaucoupde socialistes. Je tche seulement de dgager, en liminant les moyens

    passagers de polmique, les raisons essentielles et philosophiques par oles radicaux justifiaient leur vhmente opposition la politique

    coloniale. A ces raisons les conservateurs ne pouvaient pas sassocier. Ouplutt ce qui est le motif dopposition pour les radicaux, aurait d tre pour les racteurs motif dadhsion. Sil tait vrai que la politiquecoloniale dissipe en entreprises lointaines les nergies dmocratiques etsuspend ou refoule leffort intrieur du peuple vers lgalit politique etsociale, qui aurait plus dintrt que les privilgis seconder cettediversion ? Sil tait vrai que cette politique est le reniement mondial dudroit rvolutionnaire, la drision et la ngation des principes dgalitabstraite et dhumanit chimrique dont les dmocraties se rclament, qui

    aurait plus dintrt que les contre-rvolutionnaires humilier laconscience de la Rvolution par la contradiction scandaleuse de sesmaximes intrieures et de sa politique universelle ?

    Mais quand la politique coloniale de la France commena saffirmer,de 1881 1885, le seul souci des conservateurs tait de prendre unerevanche prochaine de leur dfaite, et contre la Rpublique ils faisaientarme de tout, mme des entreprises qui pouvaient la longue servir la

    politique conservatrice. Ainsi ils exploitrent contre le parti rpublicain etcontre la Rpublique elle-mme toutes les difficults de laction

    coloniale, toutes les dpenses dargent et dhommes quelle imposait,tout le malaise que des expditions lointaines, petitement et obliquementengages et coupes de revers invitables, propageaient dans le paysnerv, et en qui le moindre insuccs rveillait de plus profondes

    blessures.

    Le grand malheur des radicaux, en ces temps difficiles, fut que leur

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    15/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 15

    opposition, inspire des principes de la pure dmocratie, se grossit detoutes les haines, de toutes les perfidies de la raction. Dans les premiers

    jours de la Chambre de 1885, jai entendu M. de Lamarzelle, dput

    monarchiste, dire assez pesamment M. Clemenceau : Ah ! monsieurClemenceau, quelle reconnaissance nous vous avons ! Dans nos runionslectorales, il nous suffisait pour tre acclams de lire vos discours sur leTonkin ! Peut-tre, rpondit M. Clemenceau, mais vous ne lisiez pasla conclusion !

    Ctait en effet une politique de dmocratie intgrale que concluaitM. Clemenceau, et cest pour achever la lacisation de ltat franais,cest pour rformer dans lintrt des ouvriers et des paysans le rgimefiscal, cest pour organiser contre toutes les oligarchies politiques, contre

    toutes les survivances du rgime censitaire et de lesprit troitementbourgeois la souverainet effective de la nation, quil mettait le pays engarde contre la tentation des aventures et la dispersion coloniale. Mais ladroite faussait, en sy mlant, les effets de lopposition radicale. Elleavait ainsi son service un double jeu, une double combinaison. Elle

    pouvait tour tour ou mme la fois se porter vers chacune des deuxfractions rpublicaines en lutte. Elle pouvait dans la question religieuse etfiscale, dans tout ce qui touchait au fond mme des intrtsconservateurs, incliner la politique plus conservatrice en effet de

    lopportunisme. Elle pouvait dans la lutte contre les pratiquesadministratives et gouvernementales, contre la Constitution de 1875 etcontre la politique coloniale, se coaliser avec lextrme gauche radicale.Elle pouvait ainsi troubler et brouiller fond la politique rpublicaine, etcrer une sorte de dsordre chronique et dinstabilit fondamentalefuneste la Rpublique. De plus, par ses rencontres frquentes en desquestions ambigus avec lextrme gauche dmocratique, elle crait untat desprit dmagogique ; elle habituait le pays ces confusionsdplorables o les partis les plus contraires semblent groups sous lesmmes formules, et qui prparent les peuples la confusion suprme, la

    suprme tricherie du csarisme dmagogue et racteur.

    Voil les prils ou immdiats ou prochains qui menaaient laRpublique et la loyaut rpublicaine au lendemain des lectionsgnrales doctobre 1885. Contre ces prils, il ny avait quunesauvegarde : refaire lunion complte, profonde des rpublicains. Maiseurent-ils dabord un sentiment assez vif et assez net du danger ? Je ne

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    16/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 16

    voudrais pas quil y et la moindre mprise sur ma pense. Quand jecherche ici dmler pour notre commun enseignement les fautescommises par les uns et par les autres, quand jessaye de noter par quelles

    erreurs, par quelles imprudences le parti rpublicain fut conduit de chuteministrielle en chute ministrielle, jusqu cette crise danarchie,dimpuissance et de discrdit do le boulangisme se dveloppa, je ne memets point en dehors des erreurs et des fautes. Si ma responsabilit y esttrs faible, cest parce que mon rle y tait infime. Dans la critiqueexerce sur les autres, il ny a pas la moindre tentative secrte dapologie

    personnelle. Sur ceux qui comme M. Jules Ferry, M. Clemenceau taientalors les chefs des deux grandes fractions rpublicaines, pesaient desdifficults terribles, peut-tre dinexorables fatalits. Il serait tropcommode, aprs coup et sous la lumire de lexprience, de porter un

    jugement sur une des priodes les plus compliques, les plustourmentes, les plus incertaines de notre vie publique. Je reconnais trsvolontiers, en ce qui me concerne, que je nai point senti alors toute lagravit du problme. Je morientais pniblement travers les obscurits,et javoue que je nai pas mme tent, dans les premiers temps de lalgislature, lutile et ncessaire effort qui aurait d tre fait par les plusmodestes dentre nous.

    La seule pense daborder la tribune me causait un effroi presque

    insurmontable, et qui littralement me ravageait. Je ny aurais pointdailleurs apport cette ide nette du pril rpublicain qui seule peut-treet exerc quelque action. Je passais dune sorte de malaise inexprim un optimisme frivole, et la joie dune curiosit juvnile veille unspectacle tout nouveau et toujours passionnant, me cachait parfois latristesse des jours de dcadence o nous tions entrs. Ou quand jtaissaisi par lvidence du danger, elle tait si brutale et si accablante que jesongeais presque plus la possibilit dun effort immdiat. Dans le chocdes passions et des haines, dans cette division des rpublicains qui faisaitde la droite larbitre de la Rpublique ; dans la bouderie obstine et

    calculatrice de lopportunisme, qui considrait comme une sorte devacance de la Rpublique et du pouvoir la priode o il ntait pas le seulmatre ; dans lalternative poignante o tait rduite lextrme gaucheradicale ou dajourner nettement une partie de ses revendications les plusvhmentes et darmer ainsi contre elle les dfiances de sa clientlesurexcite, ou bien de subir la perptuelle coalition automatique de sonintransigeance avec lintrigue ractionnaire ; dans le misrable

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    17/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 17

    formalisme qui faisait dpendre la vie dun ministre du maintien ou dela suppression des sous-prfets ; dans la contradiction la fois tragique etridicule de lopportunisme gouvernemental concourant par ses rancunes

    dvelopper lanarchie, et du ftichisme radical concourant par desformules dvelopper la raction, en tout ce dsarroi qui frappaitdimpuissance les volonts les plus fermes et les plus claires, une sorte dencessit mapparaissait, une force si invincible daveuglement et demdiocrit quelle en devenait presque auguste, comme la fatalitantique. Je lai voque plus dune fois en ce chaos qui lentement nousengloutissait, et jcoutais venir du fond des couloirs agits et vains le

    pas dune trange Nmsis. Orgueilleuse et dbile rverie dun esprit quina pas pris encore racine dans les vnements ! Et quel titre aurions-nous donc tre svres pour ceux qui portrent le poids de ces obscures

    et lourdes journes ?

    Les rpublicains, au lieu de se rapprocher et de sentendre,commencrent rejeter les uns sur les autres la responsabilit des checssubis. Si la raction a retrouv des forces, si la droite compte plus duntiers de lAssemble, cest la faute du radicalisme qui a lass ou effrayle pays par ses programmes ambitieux et son agitation dsordonne, etqui a rendu presque impossible par ses surenchres et ses coalitions toutgouvernement rgulier. Non, cest la faute de lopportunisme qui a

    proclam la faillite de lidal rpublicain, qui na su dsarmer lapuissance clricale par la sparation de lglise et de ltat, ni concilier la Rpublique le peuple et la petite bourgeoisie par une rforme fiscalehardie, et qui a inflig la nation due lpreuve dexpditionsonreuses, sanglantes et mal conduites.

    Ainsi se croisaient, lheure mme o tous les rpublicains auraient dse concerter pour agir, les rcriminations. De part et dautre, ctaitsottise. Car la vrit est que dans notre pays, la raction a une forcenormale et traditionnelle quil ne dpend daucune fraction du parti

    rpublicain dabolir en un jour, ni par la politique de prudence, ni par lapolitique daudace. Si en 1881 le parti de la contre-rvolution tait tomb presque rien, cest parce quil tait encore sous le coup dudcouragement et du dsarroi qui suivirent le dsastre du Seize-Mai. Lefurieux assaut livr la Rpublique venait dtre repouss, et leslections de 1881 taient en quelque sorte le foss o avaient roul lesassaillants prcipits du rempart et secous de lchelle. Simaginer quils

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    18/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 18

    ne se relveraient point et que cette chute profonde marquait leur niveaudfinitif, tait un enfantillage. Et se faire un grief rciproque derpublicains rpublicains de navoir pas jamais maintenu lennemi au

    plus creux de la dfaite, tait une mutuelle et funeste injustice.Nul na le droit doublier que ce pays a t condamn il y a un sicle

    une rvolution extrme de libert et de dmocratie, sans avoir t prparpar une lente ducation et par des institutions progressives la plnitudede la souverainet et la continuit de laction lgale. Do lincessante

    possibilit de rechutes dplorables, do le frquent rveil etlintermittente matrise des forces hostiles que la France nouvelle na pasau le temps dassimiler ou dliminer tout fait. Cest malgr elle que laRvolution a arrach de son sein lantique monarchie ; cest seulement

    dans les effroyables convulsions de la guerre extrieure provoque par uncoup de dsespoir, quelle a pu sen dbarrasser, et sil mest permis dereprendre en le transformant un peu le mot de Danton, cest par un effortviolent et presque artificiel quaprs avoir enfant le monde nouveau, ellea pu rejeter larrire-faix de royaut quelle portait encore en elle.Ainsi la Rpublique, quoiquelle ft la consquence logique des principesrvolutionnaires, a ressembl dabord un accident. Et cest presque paraccident aussi que la Rvolution a tourn un moment lentiredmocratie. La bourgeoisie rvolutionnaire, tout en proclamant ces Droits

    de lhomme qui taient son titre contre le vieux monde, en limita leseffets par une restriction censitaire du droit de suffrage : elle ravala troismillions de proltaires et de pauvres ltat de citoyens passifs, et elle nese rsigna largir la cit que lorsquelle eut besoin pour abattre laroyaut factieuse de la force physique du peuple soulev. Enfin, jusquedans la lutte implacable contre lglise, complice du roi et des migrs,elle fut oblige de mnager sans cesse les habitudes et les croyancessculaires de limmense majorit des Franais. A tous ceux qui par intrtou par orgueil dfendaient lancien rgime et servaient la contre-rvolution, se sont ajouts de gnration en gnration tous ceux qui

    veulent limiter la Rvolution elle-mme et larrter au point mme oleur gosme sest fix, tous ceux qui stant constitu des intrts dans lasocit nouvelle voudraient les consolider ne limmobilisant. LaRvolution ayant abouti un vaste dplacement de proprit, ilscraignent quen se dveloppant elle nbranle les proprits nouvelles,comme elle a dracin une part des proprits anciennes. Et comme dansla Rvolution le mouvement politique et le mouvement social furent lis,

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    19/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 19

    ils se tournent contre la dmocratie politique pour en prvenir lesconsquences sociales. De l la dfiance instinctive dune partie de la

    bourgeoisie et des paysans lgard de la souverainet populaire et du

    proltariat ouvrier. De l ce prodigieux paradoxe que pendant prs dunsicle, et jusqu lvnement de la troisime Rpublique, la Rvolution,pourtant victorieuse, navait pur apparatre sous sa forme explicite etvraie quen quelques annes clairsemes et fuyantes. Cest lorage de1792 et 1793 ; ce sont les clairs de fvrier . Mais sauf ces brusquesrvlations o tout le gnie rvolutionnaire sexprime pour un jour, levaste champ tourment du sicle est couvert ou par la monarchie de droitdivin restaure, ou par le csarisme pseudo-dmocratique, ou parloligarchie censitaire et bourgeoise. Maintenant, cest bien fini, et laRvolution est assure en sa forme logique et normale, qui est la

    Rpublique. Mais quoi si dans cette Rpublique mme toutes les forcesdancien rgime, toutes les forces de monarchie et dempire,daristocratie et dglise, de csarisme militaire et de csarisme religieux,grossies de toutes les couches de raction dposes au cours du sicle,font obstacle au parti rpublicain ? Toutes ces forces du pass accrues desoligarchies modernes sont impuissantes dsormais fonder un rgimedurable de contre-rvolution, mme partielle. Mais, en se coalisant, elle

    peuvent sans cesse agiter et menacer le rgime rpublicain, jusquau jouro celui-ci aura suscit enfin des formes sociales qui lui correspondent et

    qui assurent jamais la Rpublique en la ralisant dans la vie.Il tait donc puril aux opportunistes et aux radicaux de 1885 de

    saccuser rciproquement de la puissance rveille de la raction. Ils nendevaient accuser que notre histoire mme, et aussi la violence dchanede leurs divisions de 1881 1885. Cest par un vote de divisions et dequerelle, par le vote si disput sur les crdits du Tonkin, que souvrit lalgislature ; et lpre dbat qui mit aux prises demble, sous le regard dela droite arbitre, les deux fractions rpublicaines, marqua dun signefuneste et comme dun sceau bris toutes les annes qui allaient suivre. Je

    considre comme un des plus grands malheurs qui soient arrivs laRpublique que ce prlude de division et de querelle nait pas t pargn la lgislature de 1885, et sil ny avait pas toujours quelque tmrit

    parler de faute propos du gouvernement si difficile et si compliqu deschoses humaines, je dirais que lerreur capitale de la vie de Clemenceaufut de ne pas empcher ce conflit. Je me souviens quau moment o allaitsengager la bataille, M. Brisson, alors prsident du conseil, le pressait de

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    20/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 20

    tenir compte du rsultat des lections rcentes, et de la leon de concordequelles signifiaient imprieusement au parti rpublicain. Je ne regarde

    jamais derrire moi, rpondit-il ; toujours devant moi.

    Mais regarder derrire soi, cest ce quon appelle lexprience.Dailleurs, cest surtout regarder devant soi que la ncessit dun effortimmdiat dunion rpublicaine apparaissait. Et quelle raison vital avaientalors les radicaux dengager sur ce point le combat ? La priode militairede lexpdition tonkinoise tait peu prs close, le trait avec la Chinetait sign, et les millions demands par le gouvernement taient destins assurer loccupation et lorganisation de la colonie. Les refuser, ctaitrendre lvacuation invitable et en donner le signal. Si les radicauxavaient vraiment voulu cela, sils avaient cru quil y avait pour la France

    ncessit vitale dabandonner le Tonkin et que le droit de lhumanitnous en faisait une loi comme lintrt de la patrie, alors, oui, ctait leurdevoir de refuser les crdits ; ctait leur devoir de prolonger devant lanouvelle Chambre, au prix du dbat le plus dangereux et au risque dundchirement dfinitif, la rsistance quils opposaient depuis des annes toute action coloniale. Et tous les arguments de tribune du parti radical,en ce dbat, tendaient en effet labandon du Tonkin. Que deviendrait laFrance lheure dune difficult europenne, si elle tait oblige de

    porter en Extrme-Orient une part de son effort ? Et M. Gladstone ne

    stait-il pas honor en abandonnant, mme aprs lhumiliation dunedfaite, le Transvaal ?

    Mais au fond, aucun des radicaux ne voulait vraiment en octobre 1885labandon du Tonkin. Aucun gouvernement radical nen aurait pris laresponsabilit. Je me trompe : lesprit inflexible et lintrpide logique deGeorges Prin neussent pas dfailli cette rsolution redoutable. Mais iltait seul. Jai assist, quelques mois aprs le vote, un curieux dialogueentre Georges Prin et Clemenceau. Clemenceau lui demanda

    brusquement : Si nous avions pris le pouvoir, auriez-vous vacu le

    Tonkin ? Oui, tout de suite, avec le seul dlai de quelques moisncessaire pour ngocier la scurit de ceux qui staient l-bascompromis pour nous. Moi, non, rpliqua vivement Clemenceau :cest impossible ! Ainsi, au fond de leur esprit, les chefs radicauxacceptaient ds 1885 le fait accompli. Curieuse destine des partis !Aujourdhui, cest le radical socialiste Doumergue qui, comme ministredes colonies, administre (fort intelligemment dailleurs) le vaste domaine

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    21/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 21

    colonial de la France. Ce sont deux radicaux, MM. de Lanessan etDoumer, qui ont le plus longtemps gouvern lIndo-Chine. Cest le

    brillant collaborateur et ami de Clemenceau, M. Pichon, qui est rsident

    gnral Tunis, et nul na plus de zle que Pelletan assurer la Tunisiecontre toute surprise par le dveloppement du magnifique port militairede Bizerte. Cest un radical socialiste, M. Dubief, qui dans un substantielet remarquable rapport tudie les moyens de consolider linfluence de laFrance dans ses colonies par une politique avise, gnreuse et humaine.Si donc en 1885 le parti radical stait recueilli un moment, sil avaitinterrog de bonne foi son esprit et sa conscience, sil avait fait sur lui-mme et sur le pays un effort de sincrit, il aurait pargn la majoritrpublicaine lpreuve de ce premier dbat, dautant plus redoutable quiltait factice, et que les radicaux taient rsigns davance, peut-tre leur

    insu, la solution mme quils combattaient. Leur devoir tait de dire auparti rpublicain tout entier :

    Nous avons fait effort pour empcher la politique coloniale, qui nousa paru deux fois dangereuse. Elle lest parce quelle disperse les forces etles ressources de la France. Elle lest aussi parce quelle disperse sa

    pense et quelle cre au profit des oligarchies politiques et sociales unediversion trop efficace. Il ne dpend plus de nous darracher du Tonkin,de Madagascar, de la Tunisie leffort de la France, et nous ne nous

    opposons point ce que les crdits ncessaires pour organiser cescolonies ou ces protectorats soient vots. Nous ne voulons pas quunequestion qui nest plus entire, et qui appartient en quelque faon au

    pass, pse encore sur lavenir en mettant aux prises les rpublicains.Nous ne demandons la majorit quune chose : cest de prendre enverselle-mme et envers la nation lengagement solennel de ne pas amorcerdentreprise nouvelle, de ne pas driver aux aventures de conqutes lesnergies ncessaires la transformation intrieure. Et comme gage decette volont pacifique, de ce ferme retour lidal de dmocratie,constituons tous ensemble une majorit de progrs et un gouvernement

    de rforme. Les problmes abondent : la lacisation complte delenseignement, une loi sur les associations qui prpare la sparation delglise et de ltat, la rforme fiscale par limpt gnral et progressifsur le revenu, lgalit devant la loi militaire et le service de trois ans, laloi sur les accidents et linstitution des retraites pour les vieuxtravailleurs. Et si vous ne voulez pas tous aller demble jusquau bout deces rformes, du moins dirigez-vous nettement vers elles par des tapes

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    22/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 22

    marques et dont nous conviendrons ensemble. La croissance subite du parti radical vous montre que le pays na pas peur des hardiessesdmocratiques. Il y a ici cent quatre-vingts radicaux qui sont prts

    soutenir un gouvernement de bonne foi, dcid raliser un programmelimit, mais prcis ; nous ne le taquinerons pas, nous ne lui tendons pasde piges, nous ne le harclerons pas de motions incidentes etincohrentes, nous ne lui demanderons pas de dpasser les termes ducontrat intervenu entre la majorit et lui : nous voulons quil dure pouragir. Nous rappellerons seulement la majorit et au pays que les

    premires rformes auxquelles nous limitons dabord notre effort valentsurtout parce quelles en prparent dautres, plus tendues et plus

    profondes. Nous savons que la rforme suscite la rforme et quil y a uneforce immanente dvolution dans les principes de la dmocratie.

    A ceux des rpublicains qui ont combattu la politique radicale, ceux qui sont des opportunistes, nous navons que ceci dire : Ilsassurent que leur programme est rest le programme est rest le

    programme intgral du parti rpublicain : scularisation complte deltat, justice fiscale, intervention de la communaut au profit des faibles,et quils ne diffrent de nous que par la mthode. Nous leur offrons unecollaboration loyale pour la ralisation progressive de ce qui est le

    programme commun tous les rpublicains, la seule condition quils

    reconnaissent en effet ce programme commun comme lidal ncessaireet quils travaillent avec nous y rallier les esprits rests hsitants.

    Pourquoi Clemenceau et ses amis nadoptrent-ils point demble cette politique et ce langage ? Pourquoi laissrent-ils se produire au seuilmme de la lgislature une strile et irritante controverse, qui ranimaitentre les deux fractions rpublicaines toutes les dfiances et toutes lesrancunes et qui ne pouvait avoir aucune sanction srieuse ? Craignaient-ils de ntre pas compris par les esprits ardents quune polmiquevhmente avait surexcits ? et ne voulurent-ils point sexposer tre

    accuss leur tour dtre devenus opportunistes par leffet dunepremire victoire partielle ? Oui, mais le pis tait de se tromper soi-mmeet de tromper le pays en livrant un combat qui ne pouvait tre quunsimulacre et de fomenter ainsi cet esprit de dmagogie qui ne vit que desapparences. Le pis tant de laisser senvenimer par une disputeexasprante et vaine des blessures quil et fallu gurir. Les radicauxeurent-ils peur, en se rsignant dlibrment au fait accompli, de donner

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    23/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 23

    M. Jules Ferry et ses amis une occasion de triomphe et de leurmnager une sorte de revanche ? Mais il ntait pas de lintrt de laRpublique de prononcer contre M. Jules Ferry une sorte dostracisme et

    de bannissement perptuel. Et dailleurs le pays, lass du grand effort depolitique coloniale, dsireux de revenir une politique intrieure dedmocratie, ne se serait point ht de ramener au pouvoir lhomme quidepuis trois ans avait brusquement dplac vers les pays lointains lecentre de gravit de la France.

    Lesprit de large concorde et de conciliante sagesse du parti radicalaurait t interprt par la nation non comme un acte de faiblesse etcomme un dsaveu de soi-mme, mais au contraire comme le signe de la

    pleine maturit politique, comme la promesse dune action mthodique et

    efficace. M. Clemenceau dsespra-t-il dentraner le groupeopportuniste, que dominait de plus en plus lesprit de coterie, une large

    politique daction commune ? Mais mme dans ce groupe, la plupart desrpublicains aurait rpudi lesprit de clan et dsert lorgueil solitaire oules rancunes des chefs si une voie nette et sre stait ouverte devant eux.M. Clemenceau simagine-t-il que la subite croissance du parti radicalmarquait le dbut dun mouvement qui irait sacclrant encore, etquainsi soutenu par le pays, il pourrait rduire limpuissance dans leParlement non seulement tout effort de raction, mais toute politique

    intermdiaire, et acculer llyse comme la Chambre, aprs quelquescrises significatives, aller tout droit la politique dextrme gauche ?Mais lpreuve venait dtre faite aux lections gnrales que seule laconcentration des forces rpublicaines pouvait sauver la Rpublique, et leseul moyen de forcer la rsistance bourgeoise, ttue et sournoise dellyse, ctait pour le radicalisme extrme non pas douvrir des crisesde hasard et de coalition que le prsident de la Rpublique pouvaittoujours interprter son gr, mais de contribuer videmment laformation dune majorit agissante, et den tre toujours davantage, par lanettet du programme et la sagesse de la conduite, la force motrice et

    inspiratrice.

    En face du parti radical qui commettait au dbut mme de la lgislaturecette faute dcisive, et se livrait, lui et la Rpublique, au hasard des chocsaveugles et des combinaisons incertaines, le parti opportuniste seresserrait et se recroquevillait en une sorte dattente un peu sournoise. Luinon plus, il noffrait pas publiquement tous les rpublicains un pacte

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    24/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 24

    dunion et daction. Habitu la forte majorit gouvernementale que M.Jules Ferry avait disciplin pendant deux ans et qui navait succombqu la panique de Lang-Son, il regardait avec une sorte de ddain et

    daigreur une majorit disparate et quil ne dominait pas. Que M. JulesFerry, fatigu dun long labeur, pliant sous une impopularit redoutable,et entour dailleurs de haines ou violentes ou calcules qui luiinterdisaient presque la tribune, se soit condamn au silence, il ny a

    point sen tonner. Mais quelle grandeur si cet homme, secouant lesoutrages et les tristesses, avait propos la majorit nouvelle la disciplineimpersonnelle dun programme largi ! Il resta dans les couloirs et dansla coulisse, attentif plaire aux nouveaux venus et mnager lelendemain, cherchant insinuer dans les gouvernements bigarrs etinstables qui se formaient des influences occultes, et dans ses propos tour

    tour onctueux et brusques rsumant son exprience dhomme dtatvaincu, grand dailleurs par la concentration continue de la volont et dela pense, et portant le lourd poids des haines avec le courage qui et t

    plus mouvant sil navait guett la dcomposition prvue des popularitset des forces qui sopposaient son retour. Devant la Chambre, il setaisait. Et M. Waldeck-Rousseau, par une absence dlibre, sexilait

    presque du Parlement. Les anciens ministres spciaux ne prenaient laparole quen avocats du pass, pour dfendre en tel ou tel point leuradministration. Toute lattitude des chefs opportunistes signifiait : Que

    faire de ce chaos ? Et comment ngocier, comment tenter mme un effortde conciliation avec les brouillons arrogants et vaniteux qui ont unmoment usurp la faveur publique et linfluence au Parlement ?

    Ainsi saggravaient les malentendus, et le poison du silence achevait dans le secret des curs aigris ce que la violence des parolesavait commenc. Au demeurant, de Gambetta Ferry, lopportunismeavait subi une dnaturation qui rendait bien difficile en 1885 lerapprochement loyal avec les radicaux. Gambetta ne rpudiait pas le

    programme traditionnel de la dmocratie rpublicaine ; il en sriait

    les applications. Ferry, force de dire : Lheure nest pas venue, disaitpresque : Lheure ne viendra pas. Lessentiel ses yeux ntait pas derformer : ctait de gouverner. Et il ne voulait gure dautre horizon auxgouvernements que leur propre dure.

    Ce nest pas que cet homme remarquable manqut de philosophie et devues gnrales. Mais il se refusait de parti pris aux perspectives

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    25/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 25

    lointaines, et lide quil se faisait du rle dominant de la bourgeoisiebrisait presque tout essor. Je le pressais un jour sur les fins dernires desa politique : Quel est donc votre idal ? Vers quel terme croyez-vous

    quvolue la socit humaine, et o prtendez-vous la conduire ? Laissez ces choses, me dit-il ; un gouvernement nest pas la trompette delavenir. Mais enfin, vous ntes pas un empirique : vous avez uneconception gnrale du monde et de lhistoire. Quel est votre but ? Ilrflchit un instant, comme pour trouver la formule la plus dcisive de sa

    pense : Mon but, cest dorganiser lhumanit sans dieu et sans roi. Sil et ajout et sans patron , cet t la formule complte dusocialisme qui veut abolir thocratie, monarchie, capitalisme, etsubstituer la libre coopration des esprits et des forces lautorit dudogme, la tyrannie du monarque, au despotisme de la proprit. Mais il

    sarrtait au seuil du problme social. Croyait-il donc que la vie humaineest fige jamais dans les formes conomiques prsentes ? Non, il avaitle sens de lvolution et de lhistoire. Contre M. de Mun, contre lutopiertrograde de la corporation et du petit mtier, il avait dfendu la grandeindustrie moderne, le machinisme brutal et librateur, avec une ampleurde pense o semblait tenir la possibilit de transformations nouvelles.Les corporations aussi avaient t utiles, jadis ; mais leur rle tait fini, et les institutions successives seffeuillent sur la route du temps .

    Linstitution de la proprit capitaliste et oligarchique ne tombera-t-elle point son tour ? Peut-tre, mais ctaient l ses yeux desspculations vaines. Lide dun ordre social vraiment nouveau ntait

    point pour lui une force capable dagir sur le prsent, ou mme dedterminer un avenir prochain. Au demeurant, il navait point sur la

    proprit de prjug mtaphysique et dogmatique. Il ny voyait pas lexpression et le prolongement de la personnalit humaine . Jaiassist, entre M. Allain-Targ et lui, une brve controverse. La

    proprit est une institution sociale , disait M. Allain-Targ, et ilsignifiait par l quelle ntait possible que par la socit, que la socit

    avait donc le droit de rgler, de discipliner par des lois une force quiprocdait de la socit mme. Cest avant tout, rpondait M. JulesFerry, une institution politique , cest--dire un moyen de prvenir entreles hommes les comptitions qui natraient de lindtermination de la vieconomique, et aussi de constituer une classe dirigeante, capable decommuniquer la vie publique la stabilit des intrts consolids. La

    bourgeoisie rpublicaine apparaissait ce positiviste comme la synthse

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    26/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 26

    historique des deux grandes forces de progrs et dordre qui sont, selonAuguste Comte, les composantes de lhistoire. Il livra toute sa penselorsque dans une de ces allocutions mdites et brves o il excellait, il

    parla de cette grande bourgeoisie sans le concours de laquelle rien dedurable ne peut se fonder .

    Sil y a quelque vrit en cette parole, cest une vrit bien incomplteet provisoire. Oui, il est vrai (et je crois en avoir multipli les preuvesdans lHistoire socialiste) que si la Rvolution a t possible, cest parceque la bourgeoisie tait parvenue une grande puissance intellectuelle.Oui, il est vrai que Robespierre mme, quand il voulait mettre laRvolution en garde contre les prils de la politique belliqueuse et lesillusions de la propagande universelle, lavertissait de ne pas compter sur

    le soulvement des peuples opprims, le peuple de France ntant entrdans le mouvement quencourag par la bourgeoisie, qui en Europe taitcontre-rvolutionnaire. Et si la grande bourgeoisie a eu, lorigine, cettematrise sur le mouvement rvolutionnaire, si cest de son impulsion

    premire et de sa force que procde la Rvolution, comment naurait-ellepoint gard une influence trs grande sur la socit ne de la Rvolution ?En ce point la pense de Ferry concide avec linterprtation ultra-marxiste qui rduit la Rvolution tre la Rvolution bourgeoise . Etcertes, il est invitable que dans un systme social fond sur la proprit

    prive, la classe qui dtient les grands moyens de production exerce surles affaires publiques et sur la destine des gouvernements une influenceprofonde ou mme dcisive. Aujourdhui encore, malgr les progrs de ladmocratie et du proltariat, la dmocratie et la Rpublique subiraientune terrible crise si toute la grande bourgeoisie en toutes ses varits,

    bourgeoisie de finance, bourgeoisie industrielle, bourgeoisie de ngoce,bourgeoisie rentire, bourgeoisie terrienne, se coalisait contre le rgimerpublicain, et engageait contre lui non pas une lutte partielle,incohrente, passagre, mais une lutte totale, systmatique, continue.Grande difficult coup sr et grand problme pour ceux qui comme

    nous veulent conduire la dmocratie politique lgalement la Rpubliquesemi-dmocratique et semi-bourgeoise en Rpublique populaire etsocialiste.

    Mais Jules Ferry oubliait deux choses essentielles. Il oubliait dabordque peu peu, par leffet combin de la grande industrie et de ladmocratie, la classe ouvrire grandit en puissance, en nombre, en

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    27/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 27

    lumire, en organisation, quelle se prpare peu peu dans lesassembles reprsentatives de tout ordre qui grent tant dintrts, dansles syndicats, dans les coopratives, lexercice du pouvoir politique et

    ladministration du pouvoir conomique, et quelle offre dj ladmocratie contre les rsistance ou les entreprises de loligarchie bourgeoise un point dappui srieux, en attendant dtre la baseinbranlable dun ordre nouveau. Ce quil y a donc de vrai dans lasuperbe affirmation bourgeoise de Jules Ferry va sattnuant, et ce nest

    pas un obstacle infranchissable qui coupe le chemin. Aussi bien, il y adans la pense de Jules Ferry une singulire quivoque. Car ce concoursncessaire de la grande bourgeoisie, quel est-il ? Est-ce un concoursspontan, ou un concours forc ? Jules Ferry veut-il dire quil ny a pasde possibles dans notre socit que les institutions politiques et

    conomiques que la bourgeoisie reconnat comme siennes, quelle adopteet soutient dlibrment ? Ou bien veut-il dire simplement que desinstitutions nouvelles ne sont vraiment fondes et inbranlables quelorsque la bourgeoisie sy est rsigne et a renonc les combattre ? Ladistinction est capitale, car lhistoire du progrs de la dmocratie estlhistoire dinstitutions dabord combattues par la bourgeoisie, mais quela force des choses, la logique de lide dmocratique, lactionrvolutionnaire ou lgale du peuple, la puissance lente et irrsistible delhabitude et des murs lont oblige enfin daccepter.

    Le suffrage universel a t cart dabord dans la constitution de 1791par la bourgeoisie rvolutionnaire ; il a t bafou sous la monarchie deJuillet par la bourgeoisie troitement censitaire. Et si depuis trente ans ilest vraiment accept de tous, si aucun parti, si aucune classe ne se risqueou mme ne songe le mutiler, ce nest pas seulement parce que la

    bourgeoisie a compris quelle pouvait gouverner avec lui et en obtenirlongtemps encore la ratification de son privilge de proprit, cest parcequil est entr si avant dans la conscience commune de la dmocratie,quil serait infiniment plus dangereux aujourdhui loligarchie

    possdante den essayer la suppression que den tolrer les hardiesses. Ilvient une heure o les institutions longtemps disputes entre les classesapparaissent comme une transaction accepte de toutes les classes. Lesuffrage universel est aujourdhui pour la bourgeoisie une garantie contreles surprises de la violence et contre les formes anarchiques de larvolution sociale, et il est pour le proltariat, si celui-ci en sait fairefortement usage, linstrument dcisif dune transformation libratrice de

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    28/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 28

    la proprit. Mais si lon disait, faisant application au suffrage universelde la formule de Jules Ferry, quil nest une institution durable que par leconcours de la grande bourgeoisie, on attribuait celle-ci un rle

    dinitiative qui na pas t le sien.De mme, malgr toutes les tentatives ou violentes ou sournoises pour

    paralyser le droit de coalition et le droit syndical, nul aujourdhui, mmedans la bourgeoisie industrielle et capitaliste, nose contester aux ouvriersle droit de faire grve et le droit de se syndiquer. La coalition et lesyndicat sont dfinitivement entrs, quoique avec des garanties encoreincompltes, dans le droit public, dans le droit social de la dmocratiefranaise. Ou sils en disparaissaient, ce ne serait pas par un effet deraction, mais pour faire place des institutions suprieures, donnant au

    proltariat non plus seulement des garanties extrieures, mais uneparticipation directe la puissance conomique, une force organiqueintrieure la proprit mme.

    Comment ces institutions, dabord repousses par toutes leslgislations et par toutes les bourgeoisies europennes, se sont-elles enfinimposes presque partout ? Comment sont-elles maintenant peu prshors de dbat ? Ce serait simplifier outre mesure cette histoire que de nyvoir que la lutte de toute la classe dpossde contre toute la classe

    possdante, bloc contre bloc. Il y a eu entre les diverses catgories depossdants des divisions qui ont permis au proltariat de passer. Ce seraitaussi appauvrir les faits que de ne pas tenir compte des progrs de lalumire et de lide de justice dans une dmocratie qui nest pasdirectement engage tout entire dans le conflit des ouvriers et des matres , et qui contribue crer dans le sens des droits du travail uneopinion dont la force dsintresse fait flchir lgoste rsistance du

    privilge, et finit mme par la dcourager. Mais surtout ce serait faussertous ces vnements que de faire de la grande bourgeoisie, au sens oFerry lentendait, la dispensatrice ou la rgulatrice de progrs auquel elle

    sest rsigne comme linvitable, et la caution ncessaire dinstitutionsque le plus souvent elle a subies. Jusquo ira cette force dassimilationde la dmocratie ? Il est clair qu mesure quelle entrera plus avant, souslaction croissante du proltariat, dans le fond mme du problme social,la rsistance de la bourgeoisie possdante se fera plus vive, pluscohrente, plus systmatique. Ou du moins cela est infiniment probable.

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    29/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 29

    Quand dans la Rpublique et par elle les problmes dordre politiqueseront rsolus, quand la pleine souverainet du suffrage universel seraassure ou par la rvision dmocratique de la Constitution, ou par la

    transformation dcisive de ltat desprit du Snat et que toute la nationrecevra le mme enseignement rationnel et laque ; quand cette premiresrie de rformes fiscales et sociales qui est parfaitement compatible avecla production capitaliste et la proprit bourgeoise, comme limptgnral et progressif sur le revenu, sera ralise, alors la question sociale,la question de proprit apparatra dcouvert et au premier plan. Alorsla dmocratie sera appele dcider si elle entend consolider le privilgede la proprit bourgeoise, laisser cette grande bourgeoisie, laisser cette grande bourgeoisie, qui est selon Jules Ferry le fondementncessaire de toute institution durable, tous ses moyens de pouvoir et tous

    ses moyens de jouissance, la direction du travail et la perception dunelarge part de ses fruits ; ou si elle entend, par la ralisation graduelle etvarie dune proprit collective aux modalits multiples, transfrer lacommunaut nationale et aux travailleurs groups la puissance directriceet les profits du capital. Elle dira si elle entend confirmer jamais larente, le loyer, le fermage, le dividende, le bnfice, ou les rsorber peu

    peu dans la vaste cooprative sociale du travail organis.

    Certes la question, pour qui sait voir, est ds maintenant pose, non

    seulement dans les thories et les affirmations doctrinales des socialistes,mais dans leffort prsent des proltaires et dans le travail lgislatifmme. Mais elle est pose, si je puis dire, de faon fragmentaire,pisodique et disperse, et de toutes ces lignes de pntration, courtesencore et hsitantes, que trace le proltariat par laction syndicale etcooprative, par les lois de protection ouvrire, par un commencementdassurance sociale, par des bauches ou les projets de rgie municipale,la convergence socialiste et rvolutionnaire napparat pas. Elle chappeet une partie de la bourgeoisie, et une partie du proltariat lui-mme,qui ne voit quune compromission gouvernementale et bourgeoise et une

    dviation rformiste en ce qui est la reprsentation et lamorce dun ordrenouveau. Mais le jour approche o aux yeux de tous la questionapparatra en toute son ampleur systmatique, o la rsultante socialistedu multiple effort bauch se dgagera. Et il sagira de savoir sil fautarrter cette ligne, ou la continuer au contraire, mais dlibrment,consciemment et en pleine lumire.

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    30/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 30

    A mon sens, et quelles que puissent tre les rsistances, la rponsenest pas douteuse. Cest la priode de prparation socialiste, claire,voulue, explicite qui souvrira. Le seul doute est de savoir si la grande

    bourgeoisie , organise aussi pour la rsistance explicite etsystmatique, troublera la juste volution ncessaire par des manuvresdsespres. Quelle puisse retarder le mouvement, et parfois lesuspendre, quelle puisse interrompre par des intervalles dinertiecalcule ou mme de raction partielle luvre vaste de ralisationsocialiste, quelle rallie parfois et ramne elle une partie mme dessalaris dus un moment par les premiers effets de transformationsncessairement incompltes et dont tout le bienfait napparatra que dansla suite mme de lvolution, il faut sy attendre. Et qui donc peutimaginer le passage ais et rectiligne dun systme social un autre ? qui

    donc peut se reprsenter comme un vaste fleuve la pente constante et la surface unie le cours prodigieux et tourment dune dmocratie o seheurtent tant de courants et tant de forces ?

    Mais il ne sagit point de cela : il sagit de savoir si ces rsistances prvues pourront aller jusqu rompre lvolution lgale de laRpublique ; si la grande bourgeoisie, avec les formidables moyens dontelle dispose encore, tentera ou un coup dtat politique, ou tout au moinsun coup dtat conomique ; si elle essayera par de dcisives atteintes au

    crdit public, par des lock-outs, par une sorte de grve capitalistesournoise, par des crises de chmage et de misre, de jeter sur les timidesprludes de lordre nouveau une ombre de souffrance et de dsespoir ; ousi au contraire laction mthodique et forte de la dmocratie inspire parle socialisme obligera la bourgeoisie se rsigner la transformationgraduelle mais systmatique de la proprit, comme elle sest rsigne ausuffrage universel, au droit de coalition, au droit de syndicat, lalimitation lgale de la journe de travail, comme elle sest rsigne enfin lentire galit des charges militaires, comme elle se rsigne peu peumaintenant lassurance obligatoire, cest--dire la reconnaissance

    lgale du droit au travail et du droit la vie, comme elle se rsignera sansdoute bientt la transformation en service public de lindustrie destransports et des essais de socialisme municipal. Voil le grand problme

    pos tous les citoyens ; voil le grand problme quil dpend, je crois,du socialisme de rsoudre dans le sens de lvolution lgale, et par deuxmoyens. Dabord en mnageant de parti pris les transitions pourmousser la rvolte des habitudes, et aussi en enveloppant loligarchie

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    31/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 31

    possdante dune telle affirmation continue de lidal nouveau, dunetelle puissance de propagande socialiste et dorganisation ouvrire, dunevigueur si constante de revendication lgale, quelle-mme reconnaisse

    peu peu linvitable dans la transformation socialiste, et que sa pense,au lieu de se concentrer tout entire dans la rsistance, se divise et serompe tantt essayer cette rsistance, mais partielle et intermittente,tantt rechercher quelles garanties de bien-tre et dactivit pourrait endes transactions prudentes lui rserver lordre nouveau.

    Mais si jamais, quand Jules Ferry mditait sur le rle respectif desclasses dans la socit rpublicaine, ces horizons staient ouverts sonesprit, il les et brusquement et volontairement referms. Pour lui (etlexprience de ces dix dernires annes prouve combien ces esprits

    ralistes et positifs sont chimriques), ces problmes taient commeinexistants. Il enfermait vraiment toute lvolution sociale (aussi loin quela vue pouvait stendre) dans le cercle des ides de la grande bourgeoisierpublicaine. Avec elle, il croyait avoir puis le devoir des classesdirigeantes en donnant au peuple lenseignement lmentaire, et enencourageant par quelques subventions dtat la mutualit libre,lassurance volontaire et la prvoyance individuelle. Il croyait avoir aboliainsi tout ce qui restait de privilge de classe dans la socit de larvolution. Au-del de ce cercle dans la dmocratie bourgeoise, il ne

    voyait que deux chimres : ctait la chimre innocente et purile descooprateurs, qui simaginaient en rapprochant et combinant des nantsde force ouvrire, crer lquivalent de la grande force capitaliste et sesubstituer elle. Il a la tribune mme dnonc ce quil appelait un rve.Et un jour, layant rencontr avec lconomiste Cernuschi, il invita celui-ci, complaisamment. De pauvres gens, habitant les mansardes dun vasteimmeuble distribu autour dune cour, saperurent que le logement dechacun deux tait bien troit et misrable, et ils se dirent les uns auxautres : Si nous nous mettions ensemble pour avoir plus despace !Descendons tous pour nous entendre. Ils descendirent en effet, et tous

    ensemble ils se trouvrent dans la cour, la pluie et au froid. Ainsilconomiste Cernuschi donnait le choix au proltaire entre la mansardede limmeuble capitaliste et le plein air de la coopration grelottante etcrotte. Je ne juge point cet apologue : je ne sais sil est dcisif contre lacoopration ; mais il est terrible, linsu du conteur, pour le rgimecapitaliste. Jules Ferry, en sa haine de toute utopie , faisait bon accueil des pauvrets. Et lautre chimre, selon lui, grossire et tyrannique

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    32/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 32

    celle-l, cest le socialisme, cest le collectivisme : conception simonstrueuse, si contraire tous les instincts profonds de la naturehumaine, quelle nest mme point un pril ; elle ne le devient en certains

    jours de trouble que par la complaisance des brouillons du radicalisme toute agitation ; la seule force organique dun gouvernement rguliersuffit rduire cette dmagogie inconsistance. Voil quelle tait la

    pense sociale de Jules Ferry.

    Quelle conception sociale pouvait en 1885 lui opposer M.Clemenceau ? Son tat desprit tait tout autre. Il nentendait pas, sous

    prtexte dorganiser le pouvoir, immobilier la Rvolution dans la victoirede la bourgeoisie. La Rvolution tait pour lui une force admirable eteffervescente qui avait suscit des nergies et des esprances sans

    nombre, et qui dvelopperait son ardeur jusqu ce que toute forcehumaine se ft dilate la mesure de son droit. Tandis que Ferry larefroidissait et la figeait, lui, il voulait quelle gardt sa fluidit deflamme. Quelle formes successives prendrait la socit humaine soumiseainsi au feu continu de la Rvolution ? Nul ne le pouvait direexactement, et il ny avait point de moule prform. Mais ce qui taitcertain, cest que la dmocratie rvolutionnaire ntait point parvenueencore sa forme normale et son plein dveloppement ; cest que desoligarchies anciennes et nouvelles sopposaient ou par des dbris

    rsistants du pass, ou par de dures formations rcentes dgosmesprivilgis, au libre mouvement des intelligences et des nergies ; cestquune glise dtat opprimait de son dogme subventionn et de sahirarchie gouvernementale lessor des esprits et la hardiesse desrevendications ; cest que les timidits du suffrage restreint contrariaientla volont du suffrage universel ; cest que le suffrage universel lui-mme, alourdi par la misre, lignorance et la dpendance conomiquedune grande partie des salaris, sattardait aux paresseuses routines, ouse contentait de satisfactions illusoires ; cest quune partie de la

    bourgeoisie, pre dfendre son privilge de richesse, acceptait contre

    linforme et vague rclamation du peuple le concours de laristocratiedancien rgime et de la puissance clricale. Que ces entraves soient donc

    brises ; que lnergie pensante et la force politique du peuple soientlibres et exerces ; quil soit protg par les lois contre lexcs delopposition et de lexploitation conomique, dans la mesure o cette

    protection est ncessaire pour dlivrer les individualits captives, pour permettre tous une instruction efficace, lexercice rel du droit

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    33/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 33

    dassociation, la vigoureuse dfense du salaire, laccession au crdit.Alors le peuple, vraiment matre de lui-mme, saura bien choisir sa routeet faire son destin.

    Oui, mais voici que ds le lendemain du Seize-Mai, et surtout depuis1882, Clemenceau rencontrait sur son chemin le socialisme renouvel,les combattants de la Commune ramens par lamnistie, lesrvolutionnaires vaincus en qute dune revanche sociale, les thoriciensdu marxisme rcemment acclimat : blanquistes, guesdistes, possibilistes.Des sectes encore, semblait-il, divises, agites, fanfaronnes, maisvivantes, ardentes, et qui savaient malgr tout, travers leurs querelles,faire apparatre les grands traits de leur commun idal collectiviste oucommuniste. De ces forces et de ces ides, Clemenceau politiquement

    navait pas peur. Ces hommes pouvaient tre des utopistes, ou mme desviolents ; mais ils taient leur manire des excitateurs dnergierformatrice ; ils secouaient la socit endormie, et qui avait besoin

    parfois mme dtre menace pour chapper son gosme et satorpeur.

    Clemenceau tait pntr dailleurs de lardente traditionrvolutionnaire et rpublicaine qui avait souvent rapproch, pour lemme combat ou pour la mme conspiration de libert et de justice, les

    dmocrates bourgeois les plus hardis et les communistes. Robespierreavait propos de la proprit une dfinition restrictive dont stait emparBabuf, et celui-ci se rclamait de la Constitution de 1793. Robespierre,crivait-il, nest pas une secte. Robespierre est la dmocratie : soyons sescontinuateurs ! montagnards et babouvistes staient rencontrs dans lamme conjuration, dans la mme tentative suprme pour arracher laRvolution dclinante aux modrs et aux racteurs. Ce grand souveniravait domin, sous la monarchie censitaire et bourgeoise, les effortssecrets des rvolutionnaires rpublicains. Pourquoi donc seffrayermaintenant de ce tumulte maintenant de ce tumulte socialiste davant-

    garde ? Ainsi Clemenceau, de 1882 aux approches de 1885, essayait degarder le contact avec le socialisme rvolutionnaire. Notre but est lemme , lui disait-il en mai 1884, au cirque Fernando.

    Mais le socialisme rvolutionnaire se faisait plus pressant tous lesjours, plus exigeant, plus agressif. Oui, nous voulons dtruire avec vousles oligarchies politiques ; mais quimporte si subsiste loligarchie

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    34/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 34

    sociale, loligarchie du capital et de la proprit ? Or, cette oligarchie,vous la taquinez peut-tre, mais vous ne linvestissez pas. Vous ne posezmme pas le problme de la proprit. Et tant que le privilge de

    proprit subsistera, tant quune minorit dhommes dtenant le sol et lesous-sol, les grands domaines, les usines, les mines, les chantiers, tout leterrain des cits et les casernes loyer o sentasse la misre ouvrire,fera peiner son service et sous sa loi des millions de proltaires ouvrierset paysans, lgalit ne sera quun mot. Ou si lgalit politique a un senset une valeur, ce ne peut tre que comme un moyen de prparer lgalitsociale. Cette galit sociale ne sera possible que par le droit gal de tous la proprit, au moins la proprit des moyens de production. Et seulela forme sociale collective, commune peut mettre au service de tous la

    proprit. Collectiviste et communiste, ou bourgeois : il ny a pas de

    milieu. Vous ntes pas collectiviste et communiste : vous ne touchez pasau principe de la proprit bourgeoise ; vous tes donc, comme lesopportunistes dnoncs par vous, le reprsentant de la classe bourgeoise,du privilge capitaliste et bourgeois. Quand vous aurez renvers etremplac ceux qui sont vos rivaux sans tre vos ennemis, vouscontinuerez avec quelques changements de surface le mme systme defond, la mme exploitation sociale de tous par quelques-uns. Il ne suffit

    pas que vous nous parliez dmancipation du travail. Laquelle ? etcomment voulez-vous la raliser ?

    Ainsi en ces premires rencontres du radicalisme extrme et dusocialisme rvolutionnaire se posait tout le problme social. Le gros du

    pays ne sintressait pas encore ces premires polmiques et cespremiers conflits ; il ny voyait gure quune vague bagarre de runionparisienne, la corve dun radical de Montmartre qui ne veut pas rompreavec des lments tumultueux et indisciplins de son avant-garde. Ctaiten ralit la controverse la plus fconde, la plus grosse davenir. En cesannes de 1882 1885, dans ces premires explications et ces premierschocs de lextrme radicalisme et du socialisme rvolutionnaire se nouait

    tout le drame politique et social de la troisime Rpublique et se prparaitpeut-tre la solution lointaine.

    Serr de prs, Clemenceau se dfendait de deux manires : enattaquant son tour, et aussi en essayant hors du collectivismesystmatique un effort presque hroque et dsespr de solution sociale.En plus dun point, il avait prise sur ladversaire. Dabord, quand il

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    35/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 35

    reprochait aux socialistes dalors dattendre la transformation surtout ouseulement de la force, quand il dnonait la strilit et les dangers de laviolence en un rgime o il suffirait vraiment au proltariat de vouloir

    pour smanciper selon la loi, quand il faisait appel cette nergie rgleet continue plus difficile toujours et maintenant plus efficace que lessoulvements dun jour, cest lui qui, mme au point de vue socialiste,avait raison. Cest lui qui tait le novateur. Les socialistes de lmeute, dela barricade et du fusil taient des traditionalistes qui prolongeaientroutinirement dans les temps nouveaux les procds caducs des luttesanciennes. Certes, si les socialistes rvolutionnaires avaient

    profondment mdit Blanqui, et si Blanqui lui-mme avait os dgagerles conclusions de ses prmisses, le socialisme aurait t orient ds lorsvers des mthodes nouvelles.

    Blanqui avait lesprit merveilleusement souple et libre, toujoursattentif aux phnomnes changeants, et dli sans doute lexcs de touteutopie, de tout a priori de construction sociale. Il tait communiste fond, et il voyait dans le communisme laboutissement suprme de toutelhistoire humaine. Mais il se refusait prvoir, pour un lendemain dervolution victorieuse, les modes selon lesquels le communismesaccomplirait. Il rpudiait toute ide dune ralisation communistesoudaine et totale. Rien nest funeste comme les systmatiques, qui

    prtendent imposer un plan tout fait aux vnements et aux hommes. Ilcrivait en 1869 et 1870, cest--dire lheure o le pressentiment de lachute prochaine de lEmpire obligeait tous les hommes de pense etdaction se demander quelle serait leur tactique et leur rgle lelendemain : Larme, la magistrature, le christianisme, lorganisation

    politique, simple haies. Lignorance, bastion formidable. Un jour pour lahaie ; pour le bastion, vingt ans. La haie gnerait le sige ; rase. Il nesera encore que trop long, et comme la communaut ne peut stablir quesur lemplacement du bastion dtruit, il ny faut pas compter pour lelendemain. Un voyage la lune serait une chimre moins dangereuse.

    Cest pourtant le rve de bien des impatiences, hlas ! trop lgitimes, rveirralisable avant la transformation des esprits. La volont mme de laFrance entire serait impuissante devancer lheure, et la tentativenaboutirait qu un chec, signal de furieuses ractions. Il y a desconditions dexistence pour tous les organismes. En dehors de cesconditions, ils ne sont pas viables. La communaut ne peut simproviser

    parce quelle sera une consquence de linstruction, qui ne simprovise

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    36/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 36

    pas davantage Nest-ce point folie dailleurs de simaginer que par unesimple culbute, la socit va retomber sur ses pieds, reconstruire neuf ?

    Non ! les choses ne se passent pas ainsi, ni chez les hommes ni dans la

    nature. La communaut savancera pas pas, paralllement linstruction, sa compagne et son guide, jamais en avant, jamais enarrire, toujours de front. Elle sera complte le jour o grce luniversalit des lumires, pas un homme ne pourra tre la dupe dunautre.

    Et quelle prudence ! quel souci de lacclimatation lente des ides !

    Il importe au salut de la Rvolution quelle sache unir la prudence lnergie ; Sattaquer au principe de la proprit serait inutile autant que

    dangereux. Loin de simposer par dcret, le communisme doit attendreson avnement des libres rsolutions du pays, et ces rsolutions ne

    peuvent sortir que de la diffusion gnrale des lumires.

    Les tnbres ne se dissipent pas en vingt-quatre heures. De tous nosennemis, cest le plus tenace. Vingt annes ne suffiront peut-tre pas faire le jour complet. Les ouvriers clairs savent dj que le principal,on peut mme dire le seul obstacle au dveloppement des associations,est lignorance

    Nanmoins, les bienfaits manifestes de lassociation ne tarderont pas clater aux yeux de tout le proltariat de lindustrie, ds que le pouvoirtravaillera pour la lumire, et le ralliement peut saccomplir avec uneextrme rapidit.

    Autrement grave est la difficult dans les campagnes. Dabordlignorance et le soupon hantent beaucoup plus encore la chaumire quelatelier. Puis il nexiste pas daussi puissants motifs de ncessit etdintrt qui entranent le paysan vers lassociation. Son instrument de

    travail est solide et fixe. Lindustrie, cration artificielle du capital, est unnavire battu par les flots et menac chaque instant de naufrage.Lagriculture a sous ses pieds le plancher des vaches qui ne sombre

    jamais.

    Le paysan connat son terrain, sy cantonne, sy retranche et neredoute que lempitement.Le naufrage pour lui serait lengloutissement

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    37/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 37

    de sa parcelle dans cet ocan de terres dont il ignore les limites. Aussipartage et communaut sont-ils des mots qui sonnent le tocsin sesoreilles. Ils ont contribu pour une bonne part aux malheurs de la

    Rpublique en 1848, et servent derechef contre elle depuis la nouvellecoalition des trois monarchies.

    Ce nest pas une raison pour rayer le mot communisme dudictionnaire politique. Loin de l, il faut habituer les campagnards lentendre non comme une menace, mais comme une esprance. Il suffitde bien tablir, mais comme une esprance. Il suffit de bien tablir que lacommunaut est simplement lassociation intgrale de tout le pays,forme peu peu dassociations partielles, grossies par des fdrationssuccessives. Lassociation politique du territoire franais existe dj ;

    pourquoi lassociation conomique nen deviendrait-elle pas lecomplment naturel, par le progrs des ides ?

    Mais il faut dclarer nettement que nul ne pourra jamais tre forcde sadjoindre avec son champ une association quelconque, et que sil

    y entre, ce sera toujours de sa pleine et libre volont. Les rptitions surles biens des ennemis de la Rpublique seront exerces, titre damende,

    par arrt de commissions judiciaires, ce qui nimplique en rien le principede proprit.

    Il est galement indispensable dannoncer que ces arrts respecterontles petits et moyens propritaires, attendu que leur hostilit, sansimportance quand elle existe, ne mrite pas nos reprsailles. Ce quil faut

    balayer du sol sans hsitation, sans scrupule, ce sont les aristocrates et leclerg. A la frontire, marche !

    Jamais il ny eut plus dhabilet insinuer doucement lide socialistechez les paysans. Jamais limpossibilit de toute entreprise systmatiqueou dictatoriale sur les hommes et sur les choses navait t plus fortement

    marque, au-del mme, je crois, de la juste mesure.

    Dj en 1866, il avait, au nom de la Rvolution, protest contre lesprtentions tyranniques des sectes, contre les fantaisies arbitraires desfaiseurs de systmes, et il insistait sur la difficult des grandestransformations conomiques :

  • 8/3/2019 Jaures Discours Parl t1

    38/852

    Jean Jaurs, Discours parlementaires. Tome premier (19040 38

    Vient ensuite le capital, question infiniment plus complexe et plusdifficile. En principe, daprs les lois de la morale, cest aussi unequestion juge. En pratique, cest un abme inconnu, o lon ne peut

    marcher que la sonde la main. Est-il possible de btir dores et dj undifice do le capital soit proscrit ? Avons-nous le plan, les matriaux,tous les lments de cette maison prcieuse ? Les sectaires disent oui, lesrvolutionnaires disent non, et il ny a de vrais socialistes que lesrvolutionnaires, car ils sauvegardent bien mieux lavenir qui appartientau socialisme Lorganisme social ne peut tre luvre ni dun seul, nide quelques-uns, ni de la bonne foi, ni du dvouement, ni mme du gnie.

    Il est luvre de tous, par le temps, les ttonnements, lexprienceprogressive, par un courant inconnu, spontan. Ainsi le fleuve se formepeu peu par laffluent de mille sources, de milliards de gouttes deau.

    abaissez les obstacles, crez-lui une pente, mais nayez pas la prtentionde crer le fleuve.

    En 1870, la veille des crises pressenties, mme avertissement, mmeleon de vivante libert intellectuelle, de patience active et de prudencervolutionnaire :

    Dans quels dlais le communisme pourra-t-il sinstaller en France ?Question difficile. A juger par la disposition prsente des esprits, il ne

    frapperait pas prcisment aux portes. Mais rien de si trompeur quunesituation, parce que rien nest si mobile. La grande barrire, on ne leredira jamais trop, cest lignorance. L-dessus, Paris se fait illusion.Cest tout simple. Dun milieu lumineux on naperoit pas la rgio