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Mémoire où il est question du nonsense et autres notions environnantes. Vincent Broquaire JE NE PLIE LE GENOU DEVANT RIEN NI PERSONNE,

Je ne plie le genou devant rien ni personne

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J'ai de l'arthrose - Mémoire où il est question du nonsense et autres notions environnantes. Vincent Broquaire 2010.

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Mémoire où il est question du nonsense et autres notions environnantes.

Vincent Broquaire

JE NE PLIE LE GENOU DEVANT RIEN NI PERSONNE,

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JE NE PLIE LE GENOU DEVANT RIEN NI PERSONNE, J'AI DE L'ARThROSE.Mémoire où il est question du nonsense et autres notions environnantes.

Vincent Broquaire

Mémoire réalisé dans le cadre du DNSEP Option communication graphique sous le tutorat de Philippe Delangle.

École supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, 2010.-

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SI VOUS VOULEz PEINDRE UN chIEN EN VERT, IL EST PRéféRAbLE DE cOmmENcER PAR LA qUEUE, PAR cETTE ExTRémITé, IL NE RISqUE PAS DE VOUS mORDRE.Charles Lutwidge Dodgson, « La conférence ».

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LA chOSE LA PLUS DRôLE qUE PUISSE fAIRE UN cOmIqUE, c'EST DE NE PAS LA fAIRE.W.C. Fields, à propos du sketch du golf.

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IL VEND DES PANTALONSSOUS LE mANTEAU.Robert Benayoun

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IL éTAIT héRéDITAIRE DANS SA fAmILLE DE NE PAS AVOIR D'ENfANTS.John Webster

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L'AbSTINENcE EST UNE bONNE chOSE, POURVU qU'ON LA PRATIqUE AVEc mODéRATION.John Webster

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bIEN qUE VIVANT SEUL,IL S'éTAIT fAIT fAIRE UN ROND DE SERVIETTE à SON NOm.Dominique Noguez

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Grincement irritant et stimulant à la fois de l'inutile.Françis Picabia, à propos du nonsense.

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hUmOUR / mot anglais « humor » emprunté au français «humeur»◊ Forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites.

hUmOUR NOIR

◊ Forme d’humour qui exploite les sujets dramatiques et tire ses effets co-miques de la froideur et du cynisme.

AbSURDE / lat. Absurdus > Discordant◊ Qui est manifestement et immédiatement senti comme contraire à la raison au sens commun; parfois quasi synonyme de impossible au sens de « qui ne peut ou devrait pas exister ». - Qui agit, se comporte, juge d’une manière non conforme aux lois ordinaires de la raison. - Déraisonnable, extravagant, inepte, insensé, saugrenu, stupide. - Qui viole les règles de la logique. - Dont l’existence ne parait justifiée par aucune fin derrière.

INcONGRU / lat. incongruus◊ Contraire à ce qui est considéré comme convenable - Déplacé, inconvenant, malséant.

bURLESqUE / it. Burlesco◊ D’un comique extravagant et déroutant - Genre cinématographique caractérisé par l’importance accordée aux gags visuels et à leur succession rapide dans le film. - Bouffon, comique, loufoque, grotesque, parodie, moquerie

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Sommaire

p PARTIE IIntroduction 21Le dessin 22Dessins de marge 24Art et humour 26

y PARTIE IIActeurs et sketchs, mes bases 29Louis de Funès 30Mister Bean 36Jacques Tati 40Les Monty Pythons 44Le nonsense prend sens 48

i PARTIE IIINonsense, les origines 53Rube Goldberg 58Saul Steinberg 62Les Shadoks 66Jacques Carelman 70Erwin Wurm 72Glen Baxter 76Chaval 78

cONcLUSIONConclusion 81Annexes 85

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PARTIE I

IntroductionLe dessinArt et humour

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1 INTRODUcTION

Mise en jambe

Ce mémoire est un état des lieux, un répertoire et une tentative de dé-finition du nonsense. Tout d'abord, il retrace le cheminement et l'évolution de ma pratique du dessin et l'arrivée progressive de l'humour dans celle-ci, qui a apparu sous diverses formes et en devient un élément essentiel.Les sketches, le cinéma, le dessin d'humour, la dérision dans l'art, ont tou-jours suscité mon intérêt et apparaissent pour moi comme une vision du monde et une façon de ne pas se prendre au sérieux. D'une part faisant l'état des lieux de ma pratique du dessin, j'établis également mon répertoire d'artistes qui selon moi font partie du nonsense, et tente de le comprendre et d'en dégager les principaux aspects, les tour-nures récurrentes.

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p LE DESSIN Analyser et comprendre le monde

Comme tous les enfants, le dessin s'est imposé comme mon moyen d'expression de prédilection. Possédant dès le départ une certaine aisance pour celui-ci, cet intérêt a persisté et m'a suivi durant tout mon parcours. Cependant ma manière d'aborder et d'observer le monde environnant a été personnelle et singulière.

Durant mon enfance, le dessin était sans-cesse associé à un centre d'in-térêt passager qui pouvait parfois durer plusieurs semaines. Je ne dessinais pas un objet, une scène, puis une autre, mais me focalisais sur une chose pendant une période afin de la scruter dans les moindres détails. La nature, certains animaux ou oiseaux, modes de transport, avions de chasse, astro-logie ou certains objets retenaient mon attention. Une force me poussait à m'y intéresser, m'en passionner, l'élément déclencheur pouvant être un livre, un documentaire télévisé, un film ou une scène du quotidien. Le dessin était ma façon de m'y confronter, je dessinais et re-dessinais afin d'analyser et de comprendre ces choses, les observer dans les moindres recoins. Ces semaines entières passées à dessiner les mêmes objets ont été ma façon d'assimiler ce qui m'entoure, et m'a permis de prendre de l'inté-rêt pour des choses auxquelles je ne me serais peut-être pas intéressé. En allant plus loin que le dessin d'observation, je mémorisais et ré-inventais et trouvais mes propres formes. Le dessin me permettait là d'assimiler le réel, d'observer et analyser ce qui constitue notre monde.

La pratique du dessin a ensuite subsisté durant mon parcours en école d'art, mais a des fois disparue au profit d'autres techniques comme la pho-tographie ou la peinture. Une pratique quotidienne du dessin dans des lieux fréquentés (gares, rues, grandes surfaces) m'a permis d'analyser et capter un lieu, son ambiance et les mouvements qui s'y produisent. Il est devenu un outil me permettant de noter des sensations et des impressions, un outil pour analyser et reconstruire, retraduire graphiquement par le biais de jeux de lignes et de formes pour recomposer une image. J'accordais plus d'intérêt vers l'architecture et les objets et leur accumulation. Dans beaucoup de mes dessins d'observation, je ne m'attache que peu à la figure

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humaine, les personnages apparaissant eux-mêmes comme des construc-tions et faisant partie intégrante de l'espace environnant. Le dessin alors, restait là encore un moyen d'observation et les carnets de croquis de rues et espaces fréquentés au fil des journées étaient mes sujets de prédilection. Se développait ainsi une multitude de dessins quotidiens rassemblés dans des carnets qui représentaient mes passages au fil des lieux et des ambian-ces. Parallèlement je possédais déjà un goût pour l'illustration, je réalisais des « infographies » en m'attachant beaucoup à l'esthétique de l'image, son aspect. Le dessin m'a alors emmené pendent un temps vers un travail d'il-lustration, ou des objets apparaissaient dessinés et accompagnés de typo-graphie dans un travail essentiellement axé sur la forme.

Dans mon travail de graphisme, le dessin a commencé à trouver sa place dans des sujets et travaux de commandes. Présent à différents niveaux, il me permettait de faire des contrastes avec d'autres registres d'images, la typographie ou encore la photographie.

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p DESSINS DE mARGE Dessins marginaux

Parallèlement à cette pratique d'observation quotidienne est apparue une nouvelle forme de dessin. L'humour, la dérision, et l'absurde sont des éléments qui ont apparu dans un cheminement et qui sont devenus des composants essentiels de mon travail.

L'humour et l'esprit que l'on y trouve maintenant se trouvaient au départ dans de minuscules dessins réalisés sur mes carnets de notes et de cours. Ces humeurs et idées n'avaient aucun rapport avec les notes en elles-mêmes et représentaient des petites scènes absurdes, personnages et objets cocasses. Je les appelle « dessins de marge » car ils venaient ponctuer le bord des pages et étaient périphériques aux notes. La marge devenait là un support à part entière et un terrain de jeux pour les idées les plus inat-tendues. Ces dessins pouvait alors venir perturber la page et contraster avec l'aspect sérieux et ordinaire des notes de cours, ils devenaient alors margi-naux et subversifs tant leur décalage était grand par rapport au reste.

Peu à peu ces dessins on prit de l'autonomie et je leur ai accordé de l'intérêt. J'ai ainsi commencé à les utiliser et les exploiter, les extraire de mes carnets de notes et leur donner de l'importance. Ils ont ainsi pu exister en tant que tel et donner le ton, l'esprit et la trame de certains travaux et passer comme leur élément principal. Mon projet de DNAP, Le pays où la vie est moins chère se moquant de la société de consommation et des jeux d'enfants est parti sur la base d'un seul dessin, où figurait une idée que j'ai poussée et développée, ce qui m'a permis de réaliser une installation en volume, et d'étendre un univers construit de papier et entièrement dessiné, proliférant et se construisant indéfiniment. Ce même dessin m'a permis de décliner les idées, de les multiplier, et ainsi inventer et construire des architectures. La typographie dessinée et l'écriture ont également pris une place importante, car le slogan et la légende me permettaient d'amener l'humour et le décalage. Je me servais alors d'images d'enfants en train de jouer, prélevées sur des emballages de jouets et confrontées à des dessins et slogans manuscrits.

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Le pays ou la vie est moins chère, projet qui est parti d’un

dessin où figure un enfant (celui de l ’emballage Kinder)

fier d’avoir construit son propre supermarché en kit.

Maintenant, le dessin me sert aussi bien de support d'idées et de recherches, mais également d'outil me permettant de réaliser des affiches entièrement faites à la main, des objets de communication et de garder un certain esprit décalé par rapport aux sujets et com-mandes traités. Les recherches peuvent parfois être proches de l'aspect final car généralement les idées sont spontanées et déjà assez précises. Bien que travaillant beaucoup avec le dessin en effectuant les mises en place en amont, les différents éléments d'une affiche peuvent être dessinés séparément et assemblés sur ordinateur. Dans certains travaux, le passage à la retouche du des-sin est alors une étape importante de construction et permet d'assembler de régler la composition et ainsi d'entrer dans des questions de graphisme. La typogra-phie, dessinée à la main peut être manipulée, assemblée et associée à un dessin. La plupart des affiches que je réalise peuvent alors être un assemblage de scènes et textes dessinés séparément. Pour un travail d'anima-tion, je l'aborde d'une façon similaire. Contrairement à des centaines de dessins qui pourraient être faits pour une animation, je travaille plutôt des éléments séparés au préalable pour ensuite les assembler et les animer image par image.

Cela préserve une grande liberté de composition et la possibilité de modifier les images quand je veux, de pouvoir réduire, déplacer un élément, ce qui me donne un plus grand contrôle sur mon travail.

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p ART ET hUmOUR L'humour dans mes références et mon travail

Mes influences et références artistiques sont également très importantes et m'ont permis de découvrir l'humour et l'absurde dans le domaine de l'art. Ces dernières années, ces repères artistiques deviennent plus per-tinents par rapport à ma pratique et sont essentiellement tournés vers l'humour. Dans les œuvres décalées et détournées de l'artiste américain Tom Sachs, les dessins absurdes de David Shrigley, les sculptures d'Erwin Wurm et de Julien Amouroux, j'y vois un état d'esprit et la capacité de l'humour à créer une réelle position, une posture permettant de retourner et jouer avec des éléments réels. Les photographies d'édouard Sautai dans lesquelles il place des voitures miniatures se retrouvant confrontées à l'es-pace de la rue, les images légendées de Joachim Mogarra m'ont introduit à une forme de décalage poétique et d'économie de moyens. Ces position-nements et visions de l'art m'ont interpellé et ces artistes sont devenus pour moi des vraies références et points de repères. J'ai également une attirance pour la performance et l'imposture comme les actions des Yes Men, qui s'introduisent dans des conférences, à la télévision et se faisant interviewer, proposant de fausses actions politiques totalement absurdes et aberrantes.

Depuis cette année je m'intéresse au dessin même, son autonomie, son pouvoir communicatif, et sa capacité à transcrire une idée. Ce qui m'at-tire dans cette pratique du dessin, c'est la capacité à penser analyser pour associer des idées, prendre du recul sur le monde qui nous entoure et la vie quotidienne, de ré-interprêter, et donner une vision nouvelle, décalée, sabotée, transformée. Lorsque je vois un sujet et que je dois le dessiner ou en parler, j'essaie toujours de l'aborder avec un certain état d'esprit et de le rendre absurde, surtout lorsque je parle d'un sujet sérieux. Je m'éloigne toujours, prends du recul ou un certain angle pour y ré-inventer une défi-nition, y mettre un désordre, renverser et y inventer mes propres lois.

Mes dessins sont alors devenus plus précis et abordent certains thèmes récurrents. Ma pratique quotidienne du dessin me permet de le question-ner, et de jouer ainsi sur des mises en abîme, le dessin se dessinant lui-même, ou encore sur des trompes l'œil et des jeux de cadrage, champ,

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Joachim Mogarra, le camping de la plage, photographie, 1982.

Picture drawn by a dying man, dessin de David Shrigley, 2004.

hors champ. Souvent au noir et blanc, ils jouent égale-ment sur cette ambivalence, le noir pouvant représenter de l'encre, de la peinture, ou du goudron et pouvant se propager sur la page. Le blanc est l'espace vide de la feuille, qui me permet de suggérer un décor ou une surface par seulement quelques traits. J'amène alors l'humour en plaçant des petits personnages exécutant des actions invraisemblables et absurdes, ou encore des animaux se prenant pour des humains. Le blanc de la page et le dessin au trait me permettent alors de sug-gérer, de raconter quelque chose avec le moins possible. Les objets sont aussi prétextes à divers jeux et amuse-ments, ils deviennent hybrides, inutiles ou détournés. Le dessin s'accompagne souvent d'écriture, des messa-ges et légendes qui appuient la scène déjà déroutante. Dans une de mes séries de dessins, je viens ajouter à des scènes banales et aux personnages une légende écrite venant perturber la scène par un jeu de mots. Ici, la légende n'appuie pas le côté absurde d'une scène, mais vient la décaler, la bousculer. Un boulanger se retrouve alors « pétrifié de peur », ou « un maraîcher savoure le fruit de sa réussite ».

Ce qui m'intéresse alors dans le dessin est de pertur-ber les situations quotidiennes, d'inventer des fausses théories, comme par exemple imaginer qu'un ballon baudruche possède une structure sous sa peau ou en-core amener de la poésie en alliant l'esthétique d'un dessin et une scène cocasse jouant sur les différences d'échelles comme par exemple des personnages infini-ment petits, organisant un chantier pour construire un énorme édifice absurde. Le dessin est alors mon outil d'humour, qui permet de le révéler.

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PARTIE II

Acteurs et sketches, mes bases

Cette partie présente mes bases, les acteurs et comédiens qui font partie de ma culture du comique et qui m'ont introduit à l'humour depuis des années. Ces bases ont marqué ma relation à l'humour et ont contribué à ma façon de voir la création artistique et l'esprit de mon travail. Des sketches, des scènes, des détails qui ont retenu mon attention et que j'ai parfois longtemps assimilé pour mieux en comprendre les subtilités et pourquoi cela est drôle.

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y LOUIS DE fUNèS Crises de colère et folies incontrôlables

Cet acteur comique populaire suscite chez moi un vif intérêt et une fascination. Ce qui me captive chez Louis de Funès est le contraste entre l'image d'un homme et ses réactions disproportionnées, un homme to-talement dépassé par les événements et entrant dans des crises de colère, de folie incontrôlable et de pitrerie. Sa gestuelle, expressions amplifiées et grimaces donnent un effet burlesque et provoquent un décalage sur les scènes, son environnement et les personnages qui l'entourent. Chaque événement inattendu dans une scène peut devenir la source d'une crise de panique, d'incompréhension et de colère grimaçante.

y Le génie du mime et de la grimace Une scène pour moi très évocatrice de son génie du mime se trouve dans le film Oscar d'édouard Molinaro réalisé en 1967. Louis de Funès interprète le père, qui prit dans un énorme quiproquo, à recours à la folie et enchaîne une série de mimes devant ses collègues effarés, mimant un nez élastique qu'il étire, s'en servant pour jouer du violon. Son visage et sa capacité de mime rendent visible son nez, il peut ainsi étendre une partie de son visage et en jouer, l'étirer, le passer sous sa jambe ou le coincer sous son pied.

Une autre scène de mime se trouve dans le film La grande vadrouille réalisé par Gérard Oury sorti en 1966. Louis de Funès qui est alors chef d'orchestre, pose sa perruque sur un mannequin et lorsqu'il y plante une aiguille pour l'immobiliser, il ressent une vive douleur et sursaute en se touchant la tête. Il recommence le geste plusieurs fois afin de s'assurer qu'il ne rêve pas et reste sans voix devant ce qui lui arrive. Cette scène ne dure que quelques secondes mais là le comique réside dans le mime et l'intru-sion du surréalisme, de l'invraisemblable et du délire. Après ce bref instant d'incompréhension, de Funès reprend son activité et repart comme s’il ne s'était rien passé. Son mime peut lui servir alors à jouer une scène étrange et muette, surréaliste.

Un autre exemple du même type se trouve dans Les aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury, 1973, où une scène curieuse et silencieuse inter-

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vient. Louis de Funès et son compère, alors poursuivis par des malfai-teurs, se sont déguisés en assommant deux rabbins dans les toilettes afin de prendre leurs habits et leur apparence. Le malfaiteur entre soudain dans les toilettes, tombant devant deux rabbins en train de faire leur toilette. Louis de Funès exécute là une série de gestes improbables, où, face au lavabo il semble découvrir pour la première fois de l'eau. Il trempe sa main vivement, l'air farouche et méfiant et se saisit d'un gobelet pour tenter d'en capturer, et finit par vider le lavabo en regardant l'eau couler. Le malfaiteur l'air confus et interloqué hausse des épaules et repart. Louis de Funès joue ici un mime silencieux et délirant, donnant une scène cocasse et étrange, qui ne dure qu'un court instant.

Une autre scène de mimique, un détail très subtile et intéressant se trouve dans le premier volet de Fantomas, réalisé par André Hunebelle en 1964. Il s'agit de la scène du portrait-robot organisée dans le film par Louis de Funès, qui incarne le Commissaire Juve, où des témoins oculaires sont invités à reconstituer le visage de Fantomas. Celui-ci s'étant masqué et ayant pris le visage de Funès lors d'un attentat, la scène va prendre une drôle de tournure. La séance commence normalement, et de Funès, assis au fond près de ses hommes, qui assiste à la reconstitution. Au fur et à mesure, un visage apparaît, un front dégarni, puis le nez. Déjà, le portrait lui ressemble étrangement, il se regarde le nez avec sa main, puis se re-concentre sur la projection. Puis apparaît la bouche, également ressem-blante, appuyée par un des témoins, « C'est ça! Une bouche cruelle! ». Il commence à trouver ça bizarre et se frotte les lèvres l'air sceptique, comme pour observer, sentir sa bouche afin de voir si elle ressemble au portrait. Puis arrivent les yeux et les sourcils, où là le portrait de Louis devient clairement reconnaissable, le public approuve, et Louis adopte alors une mimique particulière pour « regarder ses yeux », sans miroir. Il hausse la tête en ouvrant grand les yeux comme pour se les regarder intérieurement et contrôler si les siens ressemblent bien au portrait. Ainsi, Louis de Funès apporte des petits détails mimiques subtils qui parsèment alors ses films.

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À ces mimiques peuvent également s'ajouter des anecdotes qu'il est parfois obligé d'inventer dans une situation embarrassante.

Dans le film Hibernatus (édouard Molinaro, 1969), Louis de Funès doit faire croire à l'hiberné qu'il est le nouvel ami de sa mère. Il est censé être veuf, et quand l'hiberné lui demande sèchement de quoi est morte sa femme, ils se retrouve pris de court et invente un prétexte, une histoire invraisemblable pour se sortir de ce dialogue. Il explique alors en mimant comment est morte sa femme, en disant qu'un matin elle se comportait bizarrement, puis qu'elle s'est mise à gonfler et a explosé comme un cra-paud, il ajoute à cette lamentable description : « Elle n'a pas souffert… du tout, du tout… »

Louis de Funès exploite alors le mime et la gestuelle comme potentiel comique durant toute sa carrière à plusieurs niveaux, l'énervement, l'agi-tation et la folie atteignant leur apogée dans Oscar. Dans d'autres films il adopte à la fois un comportement colérique et de folie en y ajoutant de pe-tits détails presque insaisissables. À la fin de sa carrière dans les années 70, lorsque sa condition physique ne lui permet plus de s'agiter et de s'énerver, il met alors l'accent sur les mimiques, détails et expressions du visage, en-trant dans un jeu plus subtil, mais toujours aussi inventif.

y Situations burlesquesLes scènes d'acrobaties et d'enchaînement de péripéties sont innom-

brables dans les films de Louis de Funès, dont une qui a retenu mon at-tention.

Au début du film Les aventures de Rabbi Jacob, il se retrouve pris dans un enchaînement de péripéties et d'acrobaties. Louis de Funès cherchant de l'aide, se retrouve dans une usine de chewing-gum avec un groupe de bandits tenant en otage un homme. En entendant celui-ci crier, il prend peur, se met à courir, glisse et tombe dans une grande cuve de chewing-gum. Ainsi, éclatements de bulles, bruitages divers, glissades et chutes s'enchaînent ensuite lors d'une poursuite avec les malfaiteurs. Ses chaus-

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sures se mettent à claquer et faire d'énormes bulles, le pistolet aussi. Il se retrouve poursuivi par les malfaiteurs et leur tend divers pièges en lançant un bidon rempli de chlorophylle et en déclenchant un distributeur de billes de chewing-gum, ce qui entraîne les bandits et les plonge dans la cuve principale. Plus tard dans la scène, Louis de Funès, couvert de chewing-gum vert et gluant, rentre dans un bureau où tout lui colle à la main (poignée de porte, papier, touches de téléphone). Ces scènes montrent alors que Louis de Funès est dans le comique de répétition, par l'abondance et l'importance et la répétition des gags et chutes qui ponctuent son jeu d'acteur.

y Jeux de langage et non-sens verbauxUn autre composant important du comique de

louis de Funès est le jeu sur le langage, les dialogues de sourd et quiproquos.

Dans Faites sauter la banque de Jean Girault de 1963, il se renseigne auprès d'un ouvrier pour pouvoir creuser un souterrain permettant de cambrioler une banque. Ne parvenant pas à demander tout de suite ce qu'il veut et ayant peur de se faire remarquer, il de-mande à l'ouvrier de lui faire une « tranchée couverte », l'ouvrier étonné lui demande d'avantage de précisions et celui-ci lui répond qu'il veut faire « un puits comme ça » en faisant un geste horizontal avec sa main.

Il tente alors d'expliquer une chose simple de ma-nière détournée provoquant la confusion de son inter-locuteur.

La scène de début du film « Les aventures de Rabbi Jacob »,

dans l ’usine de chewing-gum.

Louis de Funès mimant l ’explosion de sa femme dans le film

« Hibernatus ».

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Dans le film Le Corniaud de Gérard Oury, 1964, lors d'une scène dans un garage où il se cache de Bourvil, Louis de Funès, caché sous la voiture éternue soudainement. Bourvil se retourne et demande s'il y a quelqu'un, Louis de Funès répond naturellement « Non y a personne! ». Bourvil, en lui répondant « Ah, bon… » retourne à ses affaires sans se rendre compte de la réponse. Par ces dialogues, Louis de Funès crée ainsi crée des non-sens et raisonnements illogiques de la parole.

Un autre dialogue de sourd s'installe, cette fois-ci, entre Louis de Fu-nès et un général allemand dans La grande vadrouille. Louis de Funès qui cachait un anglais dans sa chambre de répétition se fait surprendre par le général et celui-ci lui demande des explications sur un ton très énervé. Louis de Funès, totalement débordé et paniqué, marmonne des choses incompréhensibles en reprenant plusieurs fois. Le général excédé, lui dit que cette explication ne lui suffit pas, de Funès, de manière innocente lui rétorque que c'est pourtant clair provoquant la colère du général. Ainsi cet autre aspect de son comique entre en jeu en s'ajoutant aux mimes et autres gags, ce qui fait de lui un comique de toutes les situations.

y L'arroseur arroséSon obsession pour la hiérarchie et les rapports de pouvoir sont omni-

présents. Il se moque volontiers de l'homme et sa lâcheté dans les rapports de pouvoir et d'argent, joue sans cesse l'arroseur arrosé, l'antihéros. En se retrouvant dans des situations critiques, il parvient toujours à s'en sortir par tous les moyens. Souvent fautif, il rejette cette faute sur ses inférieurs et les traite de tous les noms en leur faisant porter une lourde responsabilité. Dans ses films il est souvent en position d'entre deux, se faisant engueuler par ses supérieurs, il engueule à son tour et avec plaisir ses employés ou ceux qu'il commande. Lâche, il se soumet pour mieux se faire aimer par ses supérieurs, puis lance sa colère sur les faibles, comme pour se rassurer qu'il possède quand même du pouvoir. S’il se regarde parfois dans le miroir en se disant qu'il est lâche (Le grand restaurant, 1966), c'est pour mieux encore se défouler sur ses boucs émissaires.

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Se servant de l'improvisation et de la spontanéité pour son humour, Louis de Funès est un acteur très attaché au théâtre. Beaucoup de ses films et les meilleurs sont tirés de pièces de théâtre, où l'accent est mis sur ses crises, mimes et gestes amplifiés.

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y mISTER bEAN La naïveté et l'invention de solutions.

Mister Bean en est une autre expérience, mais qui me marque tout autant, par le génie de l'acteur Rowan Atkinson, ses gestes, sa naïveté et sa capacité à créer un vrai personnage, des attitudes, une idiotie

Tout dialogue étant presque inexistant, ici, tout comme avec Louis de Funès, c'est l'humour du geste domine et le comique de répétition, l'ac-tion est alors mise en évidence par 'enchaînement de gags et absurdités et devient un vrai élément comique, puissant et communicatif. La manière dont Mister Bean exécute tous les gestes simples de la vie quotidienne et ce qu'il invente pour parfois faire quelque chose de très simple retiennent particulièrement mon attention.

Le nom de Mister Bean est déjà quelque chose en soi puisqu'il veut dire littéralement « Monsieur Haricot », un nom qui n'est pas banal et qui suscite l'interrogation de certains personnages dans ces sketches (hôtesse d'accueil interloquée et étonnée par son nom lorsqu'il se présente à l'hô-pital).Dans le générique de début, « Monsieur Haricot » tombe alors du ciel en pleine nuit et débarque dans la rue, semblant venir d'un pays très lointain et laissant prétendre qu'il s'agit d'un extraterrestre.

La particularité du personnage de Mister Bean est qu'il apparaît com-me un enfant pris dans le corps d'un adulte, il est tantôt un génie, tantôt abruti. Habillé d'un vieux costume et coiffé au Pento, il semble déambuler dans les espaces de façon aléatoire. Rappelant Peter Sellers dans le film La party (1968), personnage naïf à la cravate surréaliste débarquant dans une fête mondaine et la sabotant totalement, Bean lui aussi apparaît com-me un intrus arrivé dans notre monde. Lorsqu'un événement inattendu survient, Mister Bean semble totalement dépassé par les événements, la naïveté prenant le dessus. Il tente alors d'inventer des idées improbables et totalement incongrues afin de se sortir de certaines situations embar-rassantes.

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y Même pour réaliser une action simple, Mr. Bean la complexifie, la déforme, la réinvente. Pour citer une scène mettant en valeur le côté naïf du personnage, dans le sketch du shopping (The return of Mister Bean, 1990), il se rend au supermarché. Il désire acheter une poêle, et pour savoir s'il fait le bon choix, il extirpe normalement un poisson frais de la poche inté-rieure de sa veste de costume et le place dans la poêle. Après quelques essais de manipulation il range son poisson et choisit la bonne poêle. Le tout en exécutant ces gestes de manière stoïque et sérieuse ce qui rend tout le comique de la scène.

Un autre exemple de scène est le sketch du sand-wich sur le banc du parc, qui provient de l'épisode The curse of Mister Bean diffusé en 1990. Bean vient s'as-seoir à côté d'un autre homme qui a déjà acheté son sandwich et qui le sort normalement pour le déguster. Mister. Bean lui, « fabrique » et « élabore » son propre casse-croûte avec ses propres moyens. Il coupe tout d'abord son pain à l'aide d'une grande paire de ciseaux et étale son beurre avec sa carte bancaire. Pour finir, il essore sa salade dans une de ses chaussettes qu'il fait tourner, moud du poivre à l'aide d'un mouchoir et de sa chaussure, et prépare son thé dans une bouillotte, qu'il tient sous le bras. Tous les objets sortent de l'intérieur de sa veste et viennent ponctuer la scène de façon im-prévisible à la manière d'un Harpo Marx1.

Ces objets et idées toutes plus farfelues les unes que les autres défilent jusqu'à arriver au point final où il éternue, ce qui lui fait détruire tout ce qu'il a mis tant de temps à préparer. Son voisin exaspéré et étonné de

Mister Bean au restaurant, en train de dissimuler des morceaux

de viande dans un vase.

Mister Bean dans le sketch du déjeuner.

1Dans le film « La pêche au trésor » des Marx Brothers, Harpo agit comme un enfant et possède un grand manteau gris rempli d'objets insolites, on y trouve une jambe de mannequin, un chien, des boîtes de sardine, des casseroles, une enseigne de coiffeur...

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tout ce qu'il vient de voir, finit par lui offrir son deuxième sandwich d'un air méprisant. Le contraste est ici mis en évidence par un homme tout à fait normal et banal mangeant son sandwich et ce perturbateur faisant tout à l'envers.

Dans un autre sketch, celui du restaurant également tiré de The return of Mister Bean, il commande un steak tartare apparemment sans savoir ce que c'est. Après une tentative de le manger et une grimace de dégoût total, il se rend compte qu'il déteste ça. Sous l'effet de la panique, il va alors inventer diverses solutions toutes plus incongrues les unes que les autres pour se débarrasser de son repas. Il commence tout d'abord par mettre des bouts de viande dans un petit pot de fleurs artificielles, et vide la salière pour en dissimuler d'autres, le tout en regardant s'il ne se fait pas remar-quer. Il trouve ainsi des idées invraisemblables pour dissimuler ces bouts de viande. Il en cache en les écrasant sous une assiette, dans une miche de pain, dans le sac d'une dame assise à la table voisine, et en recrache des morceaux dans le pantalon d'un violoniste. Au bout de cette série d'acro-baties et d'ingéniosités, un serveur passe près de lui, trébuche et renverse un plat. Lorsque le supérieur arrive, Mister Bean se lamente et montre tout ce qu'il a dissimulé en accusant le serveur d'en avoir mis partout en tombant. Le supérieur, embarrassé et s'excusant plusieurs fois, décide de le remettre à une autre table. Mister Bean, content qu'on s'occupe de lui oublie qu'ils vont lui resservir le même repas, le cauchemar recommence alors. La scène se termine alors losqu'il se retrouve effaré devant le plat qu'on vient de lui resservir et qu'il avait oublié.

La drôlerie dans ce sketch, relève du côté enfantin de Bean et qu'il agit comme un enfant. Refusant de manger son steak qu'il a pourtant choisi, il préfère cacher, dissimuler et camoufler sans se faire voir la nourriture qu'il n'aime pas.

Il pousse alors les logiques jusqu'à leur extrême en allant jusqu'au bout d'une idée, ce qui produit l'absurde. Au début d'un sketch, Mister Bean accompagne le spectateur avec lui dans son embarras, il lui arrive des cho-

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ses banales qui arrivent à tout le monde. Mais ce qui provoque le rire est sans doute qu'il va très loin, le spectateur devine et attend ce qui va arriver, mais il est tout le temps surpris par la détermination de Mister Bean qui va là où on ne l'attend plus.

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y JAcqUES TATI Scènes cocasses et jeux visuels permanents

Ce réalisateur et acteur français suscite également chez moi un grand intérêt, de la même manière que Louis de Funès ou encore Mister Bean. Acteur dans ses films et incarnant le célèbre Monsieur Hulot, Jacques Tati livre là un personnage atypique, exécutant un humour du geste et de l'at-titude, qui a largement inspiré Rowan Atkinson pour son personnage de Mister Bean.

y Le personnage de Monsieur HulotHulot, un homme grand, arborant un imperméable et un chapeau

marron, le pantalon trop court et chaussettes rayées, élégant, hésitant et touche-à-tout, il tâtonne le monde à la manière d'un enfant et semble le découvrir et l'explorer de façon naïve et incertaine.

Dans le film Playtime réalisé à la fin de la carrière de Tati en 1967, véri-table analyse et satire du monde moderne et de la vie quotidienne urbaine, ce monsieur Hulot que l'on retrouve dans tous ses films semble désorienté et perdu dans la modernité d'une ville en mouvement. Avec une certaine nonchalance, il erre et voyage tranquillement, se retrouvant égaré dans des couloirs de bureaux, dans une exposition de nouveautés, dans l'apparte-ment ultramoderne d'un ami, ou encore à l'inauguration d'un prestigieux restaurant.

De nature curieuse il parvient alors à se retrouver dans certaines si-tuations embarrassantes, où il rate ses rendez-vous, se retrouve happé et entraîné dans des ascenseurs avec d'autres gens, se fait engueuler à la place d'un autre ou encore fait l'entrée du restaurant en mimant une porte qu'il a malencontreusement brisé.

y Les objets comme potentiel visuelLes scènes de rues, d'aéroport et de trafic routier sont alors pour Jacques Tati un potentiel d'idées et de trouvailles cinématographiques. Il aborde le cinéma comme un spectacle visuel et sonore, le dialogue apparaissant au même titre que les bruits ambiants. Des plans séquence réglés au millimè-tre, et qui permettent de laisser place à une orchestration des mouvements, une synchronisation des gestes provoquant les effets visuels les plus inven-tifs. Les scènes de quiproquo, les cabrioles, les sons stridents, la modernité

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qui « déconne » , les jeux de miroirs et les juxtapositions de plans et certains objets en mouvement en font pour moi une œuvre à tendance « nonsensique ».

Jacques Tati, fortement influencé par le cinéma burlesque, utilise les objets afin d'en tirer leur potentiel visuel. Dans une scène d'un de ses derniers films Trafic, sorti en 1971, une véritable chorégraphie accidentelle se met en œuvre.

Un policier faisant la circulation, se fait soudain surprendre par une voiture passant très vite en le rasant de près, il se retrouve alors sonné, étourdi, il tourne sur lui-même en perdant le contrôle de la circulation.

Suite à cette désorientation, une succession d'ac-cidents survient. Comme une réaction en chaîne, les véhicules s'entrechoquent et rebondissent, les pièces de métal jaillissent, les capots se lèvent, les roues se détachent et s'enfuient, dans une sorte de « ballet rou-tier » infernal et surréaliste. Une fois que les véhicules sont immobilisés, une autre chorégraphie s'organise, celle des conducteurs et des passagers, qui en sortant en même temps de leur véhicule, se mettent à exécuter des gestes pour s'étirer. Là où l'on s'attendrait à ce que les personnages se disputent, il se passe là une scène de danse ralentie totalement invraisemblable et silen-cieuse où aucun dialogue n'intervient.

Jouant ainsi avec ces objets, Jacques Tati, leur donne vie et leur accorde autant d'importance que des person-nages. Attentif aux sons, il fait dialoguer les objets et les place au premier plan. Le burlesque et le comique de Jacques Tati se trouvent alors dans la répétition de gags visuels et le jeu sur les objets qui viennent perturber le jeu des acteurs.

Monsieur Hulot dans la scène de la cuisine, dans le film « Mon oncle ».

Scène de l'accident dans le film « Trafic »,1971.

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y L'obsession pour la modernitéL'intérêt de Jacques Tati pour la modernité prend alors une place impor-tante dans son œuvre où elle est exploitée et rendue absurde dans plusieurs de ses films, notamment à la fin de sa carrière. Cet intérêt se fait déjà lar-gement sentir dans Mon oncle, sorti en 1958, où lors d'un repas, Monsieur Hulot découvre une cuisine moderne et automatique qu'il observe et ana-lyse par des gestes maladroits et incertains, mettant en action des systèmes qui viennent le surprendre et le faire sursauter. Il appuie sur un bouton qui fait sonner une alarme, qui ensuite ouvre brusquement un placard, de celui-ci, il ôte un objet rond, qu'il fait ensuite rebondir sur le sol. Il se saisit d'un verre pour le faire rebondir et s'aperçoit qu'il se casse. Il cache alors la misère avec son pied et remet l'objet rond en place. Dans cette scène on retrouve le côté naïf et désorienté du personnage de Monsieur Hulot et sa confrontation à la modernité qui s'avère toute particulière.

Jacques Tati porte également un intérêt pour les machines et systèmes électroniques, qui se retrouve largement dans le film Playtime.

Dans une scène au début du film, Monsieur Hulot se déplace à un ren-dez-vous important. Un vieil homme l'accueille et se sert d'une machine improbable pour appeler un interlocuteur qui a donné rendez-vous à Hu-lot. Il fait alors fonctionner cette machine, sorte de tableau à boutons, sons et lumières clignotants dont le vieil homme peine à se servir. Dans une autre scène du film, celle du restaurant, ou l'inauguration se transforme en un véritable cirque ou tout se détraque et se dérègle, un homme soulève la trappe d'un pilier et y règle un tableau de boutons, scène dont on peut faire le lien avec le film Brazil de Terry Guilliam ou des mécanismes complexes se cachent dans les murs d'une ville ultramoderne et oppressante.

y Ingéniosité et similitudesDans son film Trafic, Jacques Tati procède avec une manière cinémato-

graphique pour arriver à suggérer visuellement le tempérament de certains personnages. Dans une scène d'embouteillage, il parvient à décrire des personnages se situant dans leur voiture par le rythme et le battement des

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essuie-glaces. Pour un grand homme au chapeau imposant, les essuie-gla-ces battent lentement et avec une certaine assurance. Pour deux femmes bavardant et gesticulant, les essuie-glaces font des mouvements rapides et désordonnées, et enfin pour un vieillard, un seul essuie-glace bouge par saccades et peine à fonctionner.

Dans cette scène particulière, j'y ai découvert et trouvé des similitudes avec l'œuvre de Saul Steinberg. Dans certains de ses dessins, une préoccu-pation lui revient dans le fait de révéler la personnalité des protagonistes d'une scène, par les couleurs, le motif, ou l'épaisseur du trait. Ainsi, dans un même dessin, les personnages sont représentés différemment, certains sont cubiques, d'autres sont abstraits ou faits de points. Une préoccupation similaire à celle de Jacques Tati qui décrit visuellement et par les moyens du cinéma le tempérament ou la particularité des personnages. Jacques Tati se nourrit alors du quotidien pour le rendre absurde et burlesque, en décalant et en exagérant certains détails, comme les sonorités des objets, les postures et mouvements des personnages créant des chorégraphies, et également les jeux de cadrages et de trompe-l'œil.

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y ThE mONTy PyThONS La parodie et l'exagération

Cette troupe d'humoristes anglais composée de 6 membres ( John Cleese, Graham Chapman, Terry Jones, Terry Gilliam, Eric Idle, et Mi-chael Palin) m'a également très vite attiré notamment par leur célèbre film Sacré Graal (Monthy Pythons and the holy grail), sorti en 1975.

Mais la particularité de ce groupe est qu'il réalise en 1960 une émis-sion intitulée The Monty Python's Flying Circus, composée de 45 feuilletons de 30 minutes.

Ils sont diffusés sur la BBC jusqu'en 1974 et dans ces feuilletons, une multitude de reportages et séquences absurdes, parodies d'émissions télé-visées. Grâce à ces sketches, ils seront reconnus comme une valeur sûre et incontournable de l'humour anglais, ce qui va également contribuer à leur popularité, non pas seulement en Angleterre, mais aussi à l'étranger.

y L'art de marcher de façon idioteUn sketch a retenu mon attention plus que d'autres, il s'agit de

Ministry of silly walks, diffusé pour la première fois en 1970, d'une durée de 4 minutes et provenant de l'épisode 14 s'intitulant Face the press.

En vedette de ce sketch, John Cleese, incarnant un fonctionnaire an-glais arborant un costume sobre et un chapeau melon. Jusqu'ici, tout va bien. La scène débute dans un bureau de tabac où il demande le journal, le Times. Puis il remercie et salue le vendeur en levant la jambe très haut, sous l'étonnement des autres personnages et s'en va.

Il sort du bureau de tabac et repart en exécutant une démarche tota-lement aléatoire et semblant ne répondre à aucune logique. Il exécute des petits pas suivis de très grands en levant la jambe très haut droit devant lui, puis s'arrête brusquement en faisant des petits pas sur le côté. À cette allure improbable et inattendue, s'ajoute le sérieux de John Cleese, totale-ment stoïque et impassible dans la droiture de son costume.

Après cette succession d'acrobaties, il passe alors devant un écriteau qui va donner tout le sens à la précédente scène où l'on peut lire Ministry of silly walks (Le ministère des démarches idiotes1). Il entre alors dans les locaux de ce ministère tout en marchant aléatoirement et croise alors d'autres membres du ministère, munis de dossiers, et qui eux aussi sont

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pris de spasmes et autres levers de jambes invraisem-blables. Il arrive ensuite dans un bureau ou un homme l'attend sagement et s'excuse de son retard en pré-textant que sa marche devient de plus en plus idiote. L'homme patientant vient lui proposer une nouvelle démarche idiote afin qu'il puisse obtenir des aides du ministère pour financer son développement. Il lui fait une démonstration et ils entrent alors dans un débat sur la démarche idiote, Cleese argumentant qu'elle n'est pas si idiote en citant les Japonais qui arrivent à passer leur jambe au-dessus de leur tête à chaque pas. La servante passe pendant ce temps-là pour apporter du thé, en renversant tout à cause de sa démarche, elle aussi ridicule et maladroite.

La fin du sketch vient alors quand John Cleese montre à l'homme intéressé un film ancien sur l'his-toire des démarches idiotes, où là, les membres de la troupe s'exécutent à des chorégraphies et mouvements ridicules en noir et blanc et accélérées.

Inspiré par le comédien anglais Max Wall et son personnage du professeur Walowski, effectuant sur scène des pas de danse effrénés et démarches exagérées ac-compagnées de grimaces, ce sketch des Monty Pythons surprend le spectateur par son côté étonnant.

Au départ on suit John Cleese qui déjà surprend par sa drôle de démarche, mais le potentiel de l'idée est exploité, on voit apparaître l'écriteau indiquant la fonction invraisemblable et les gens du ministère. Tout comme Mister Bean, les Monty Pythons emportent très loin le spectateur dans un délire surréaliste et ab-surde ou l'état aide à financer le développement des démarches idiotes.

John Cleese dans le sketch « Ministry of silly walks » et en dessous dans le

sketch « The cheese shop ».

1Un débat est lancé sur la traduction française de ce titre, certains défendent la démarche futile, d'autres la démarche débile, ou encore la démarche idiote,qui me semble la plus pertinente.

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y L'autodestructionDans le sketch The cheese shop qui apparaît dans l'épisode 33 intitulé

Salad Days, John Cleese, passant dans la rue, entre dans une crémerie et désire normalement acheter du fromage.

Il est accueilli par Michael Palin, vendeur de cette crémerie. Il com-mence alors à demander des fromages typiques comme le Red Leicester, le vendeur lui répondant qu'il n'en a jamais le lundi ou qu'il n'en a plus en stock. Commençant à s'interroger, John Cleese cite alors des noms de fromages les uns après les autres, le vendeur lu rétorquant systéma-tiquement « noooo… » John Cleese lui demande alors du camembert, le vendeur hésite, regarde sous son comptoir et lui fait savoir que le chat l'a mangé, John Cleese continue alors de citer des noms fromages même invraisemblables « du fromage de brebis tchèque ? de castor vénézuélien ? ». Visiblement énervé John Cleese, finit par lui demander s'il possède vrai-ment du fromage dans cette crémerie, le vendeur lui répondant non, John Cleese lui tire alors une balle dans la tête en disant, « Quel gaspillage de la vie humaine… »

Ici, ce qui entre en jeu est l'annulation totale du sketch, qui s'autodé-truit, ce qui devient un élément dans plusieurs de leurs scènes.

En débutant par une situation ordinaire du quotidien, les Monty Pythons déforment cette situation et la rendent de plus ne plus absurde, jusqu'à l'éclatement de la chute, ou la scène est stoppée par un événement inattendu. Des scénarios similaires se produisent dans le sketch Kiliman-djaro expedition, figurant dans l'épisode The Ant, an introduction où un alpiniste entre dans la pièce, monte sur le bureau de John Cleese, et vient casser et renverser tous les objets de la pièce. Ce schéma se produit égale-ment dans le sketch du restaurant (The dirty fork, episode 3, en 1969) où le client fait signaler que sa fourchette est sale. La situation au début est bénigne, mais devient de plus en plus grave au fur et à mesure du sketch, ce petit problème de fourchette sale se transforme alors en une véritable tragédie, provoquant le suicide du directeur, celui-ci hurlant « It's the end!

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The end of the line! » L'humour des Monty Pythons semble alors se ser-vir du quotidien, de l'ordinaire pour le déformer et l'exagérer jusqu'à en créer une situation surréaliste et invraisemblable, qui finit par s'autodé-truire ou s'annuler, se retourner par une chute surprenante. Par ces aspects totalement absurdes et exagérés, les Monty Pythons sont alors considérés comme les propagateurs du nonsense, les représentant de l'humour typi-quement anglais en le rendant accessible au grand public sous la forme de courts sketches s'inspirant de scènes de la vie quotidienne.

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y LE NONSENSE PREND SENS Interrogations face à cette notion

Suite à l'analyse de mon propre travail et à ces présentations de sket-ches et de références de base, une notion s'est dégagée, le nonsense.

Né en Angleterre, il est considéré comme une forme d'humour très pure, voisine de l'humour noir et du burlesque.

La traduction française « non-sens », qui désigne un raisonnement dé-pourvu de sens et d'aptitude n'est pas tout à fait juste, la notion anglaise étant plus vaste, nuancée et plus complexe dans sa langue d'origine. Le nonsense ne possède alors pas de traduction exacte et fidèle en français, mais, né en Angleterre, ce terme désigne une forme d'humour liée à l'ex-centricité, la fantaisie, l'absurde.

L'autre particularité du mot anglais « nonsense » est qu'il semble dési-gner et nommer un courant, une tendance et un type d'humour particulier, il apparaît alors comme une mouvance à part entière et est quelque chose de référencé, qui possède une histoire, des acteurs et représentants.

Dans son Anthologie du Nonsense, Robert Benayoun identifie tout de suite le nonsense comme une capacité à penser à l'envers.

➳ Le nonsense en effet, par la complexité même de son désordre rend à son tour le monde insane et enfantin.

Le nonsense serait alors selon lui le résultat d'une posture, une position, et apparaît comme une fenêtre permettant de voir le monde retourné, in-versé. Robert Benayoun établit alors un parallèle avec l'enfance et parle des enfants et leur sens inné de l'incongru.

➳ Devant leur spontanéité naturelle, la pression du monde extérieur se re-trouve régulièrement mise en échec.

En faisant ce parallèle, il rapproche alors la notion de nonsense et de jeu, une manière ludique et spontanée de jouer avec le monde et les élé-ments du réel. Il explique également que jusqu'à l'âge approximatif de onze ans, le monde réel se superpose avec des éléments imaginaires sans le moindre effort, sans qu'intervienne le besoin de prouver ni de vérifier. Les enfants seraient alors disposés à un raisonnement « nonsensique » et

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il«logique. Avec ces dispositions, l'enfant expérimente son contrôle du vo-cabulaire, les rapports inexistants, les fausse théories, mais aussi les essais de rythme, de rime.

Il existe également dans le nonsense un esprit de la contradiction et du retournement.

Dans un article sur le nonsense1, Nicolas Cremona explique que dans le nonsense, il réside pour certains une forme de paradoxe et de contradiction. Il cite alors Gérard Genette et son article Morts de rire, où il parle du non-sense et utilise des exemples pour l'examiner. Il emploie le terme « nonsense burlesque » pour des formes tournées vers le langage et le mot d'esprit, et le définit comme le « négatif d'un dialogue parfaitement sensé , le renver-sement absurde d'un énoncé clair ».Ici, le comique repose sur l'inversion du haut et du bas, et d'une contradic-tion dans une même phrase, la présence de deux propositions incompati-bles. Il cite également, Oscar Wilde, qui, spécialiste en la matière dit :

➳ Mes goûts sont simples, je me contente du meilleur.

Mais ici c'est un art de la conversation plus que du nonsense, car il s'agit simplement d'une recherche d'effet. Mais ce qui peut le rapprocher du nonsense est sans doute son intention de surprendre. Ces mots d'esprits et contradictions de langages sont alors liés au nonsense, car il présente un monde à l'envers mais sans le renverser.

y Comment définir le nonsense ?Gilbert Keith Chesterton écrivain, poète et journaliste anglais impor-

tant du début du XXe siècle, en possède une conception philosophique dans un article intitulé L'humour paru dans The Spice of Life.

Pour lui, le nonsense, c'est « de l'humour qui a pour l'instant renoncé tout lien avec l'intelligence » et « qui abandonne toute tentative de jus-tification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l'incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l'extrait et l'apprécie pour plaisir, c'est la folie pour la folie »

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Le nonsense serait alors une forme d'humour s'appuyant sur la gaieté, le plaisir, la gratuité. Mais cet aspect n'est pas seulement valable pour le nonsense car toute forme d'humour ne demande pas à être justifiée et ex-pliquée. La spontanéité, étant un ingrédient majeur de l'humour, laisser les choses en suspend est un atout pour provoquer la surprise et le plaisir du spectateur. L'exubérance ou encore l'extravagance, l'excentricité seraient les termes plus précis et proches pour décrire les particularités du non-sense.

Dans son article, sur le nonsense, Nicolas Cremona parle de Chester-ton et d'un autre article intitulé Defense du nonsense tiré de The Defendant. Dans cet article, Chesterton établit alors une comparaison entre Edward Lear et Lewis Carroll, deux pionniers du genre, Edward Lear auquel on attribue l'origine du terme nonsense et Lewis Carroll pour Les aventu-res d'Alice au pays des merveilles, considéré comme une pièce maîtresse du nonsense. Selon lui, Lear est supérieur à Carroll dans le sens ou il renonce totalement à l'intelligence. Carroll serait selon lui trop mathématicien, trop intellectuel et rattaché à une forme de logique, de vérité. Lear à sa différence, introduit des éléments imaginaires et absurdes dans un monde poétique. Pourtant il apparaît que Lewis Carroll va plus loin et se détache d'avantage du monde réel en comparaison à Edward lear. Cette absence de référence au monde réel ferait de lui le véritable maître du nonsense, car il est du côté merveilleux, contrairement à Edward Lear.

Nicolas Cremona explique alors qu'en comparaison, dans l'article de Chesterton, ce serait plutôt Carroll qui « vaincrait » Lear, car ce dernier demeure beaucoup trop attaché au réel que son contemporain. Pour moi, aucun d'eux n'est supérieur à l'autre et ont chacun leur appartenance au nonsense, mais à des niveaux différents, Edward Lear, ayant lui-même uti-lisé le terme, encore inconnu à l'époque, pour nommer son ouvrage majeur, A book of nonsense.

Le nonsense que décrit Robert Benayoun comme une position permet-tant de voir le monde retourné et déformé, met alors en avant l'idée que le nonsense reste attaché à une part de réalité pour mieux en jouer.

Par rapport à l'humour noir et le burlesque, le nonsense apparaît alors

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comme une forme d'humour difficile à définir, tant il prend en compte des paramètres différents comme le retournement du réel, la surprise, la gratuité, ou encore l'exubérance.

Dominique Noguez, romancier, chercheur et philosophe ayant écrit sur l'humour, établit une classification des différents humours dans son livre L'arc-en-ciel de l'humour.

Ainsi un spectre coloré d'humours se développe selon leurs propres ca-ractéristiques, jusqu'à l'humour « caméléon ». Il distingue alors un humour jaune se situant du côté de « l'auto-dénigration », à la limite de la mélan-colie. Il passe alors ensuite par l'humour noir macabre et scandaleux, violet à tendance religieuse, humour gris qui parle de la "grisaille quotidienne", rouge à tendance satanique, rose jouant sur l'atténuation sentimentale, vert du côté de la « fausse naïveté », bleu qui jouerait de la fantaisie et du rêve, voire de l'absurde. Il distingue également un humour "caméléon" qui se-rait de l'ordre de la parodie et de l'imitation. Le nonsense dans ce spectre, se situerait selon moi du côté des bleus.

En rappelant Edward lear qui joue sur l'absurde et la fantaisie, et Lewis Carroll se situant dans le merveilleux et le rêve, ces deux semblent alors tout à fait correspondre à une forme d'humour correspondant à bleu dans le spectre de Dominique Noguez.

Le nonsense pourrait alors être une forme d'humour à la fois exubé-rante et surprenante, mais jouant aussi sur le paradoxale et la contradic-tion. Il pourrait alors se situer proche de l'humour noir, dans lequel il puise des éléments, mais également proche de l'humour caméléon, usant de la caricature, les Monty Pythons montrant l'exemple avec leurs sketches pa-rodiques.

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PARTIE III

Nonsense, les origines / Mon répertoire d'artistes

Dans cette partie, je présente les origines du nonsense et ses deux prin-cipaux acteurs. Sans m'attarder sur la partie historique qui est extrêmement vaste et indélimitée, je mets l'accent sur les artistes qui selon moi font partie de cette notion dans un répertoire, afin de me rapprocher de ma propre définition du nonsense.

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i NONSENSE Les origines

i Edward LearEn 1846, Thomas McLean, éditeur britannique publie la première ver-

sion du livre d'Edward Lear, écrivain et ornithologue britannique. Ce livre pour enfants intitulé A book of Nonsense rassemble 72 poèmes

humoristiques illustrés. Edward Lear reprend là une forme de poèmes qui sont appelés Limericks et qui est une forme déjà fortement ancrée dans la culture populaire britannique, ressemblant au Haïku japonais.

Le Limerick, est un poème court, un couplet caractéristique possédant cinq vers rimés (rime : aabba). Son rythme est soutenu et les premiers vers préparent la chute appelée la « pique », qui est souvent surréaliste et paradoxale. Les Limericks jouent beaucoup sur la sonorité des mots et leur juxtaposition improbable laisse place à la fantaisie et l'absurde.

Un exemple de Limerick d'Edward Lear, qui est accompagné d'une illustration traduit par Christine Olley :

There was an Old Man with a beardWho said, « It is just as I feared !Two Owls and a Hen, Four Larks and a Wren,Have all built their nests in my beard ! »

Il y avait un Vieil Homme avec une barbeQui disait « Tout à fait ce que je craignais !Deux Chouettes et une poule, quatre Alouettes et une Linotte,Elles ont toutes fait leur nid dans ma barbe ! »

La traduction en français de ce poème a tendance à l'appauvrir car il joue sur la sonorité et le sens des mots anglais. Dans son livre, Edward Lear ne les appelle pas Limericks, mais Nonsense verses. Il invente là alors ce terme qui va donner le titre de son ouvrage et qui va définir cette nouvelle forme d'humour.

À toutes les pages figurent une illustration, le poème apparaissant en dessous, à la manière d'une légende. Il représente alors des scènes liées ré-

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pondant au Limerick et des personnages apparaissent alors dans des scènes, étranges, inattendues et incongrues. Ces personnages semblent joyeux, in-souciants, naïfs et exubérants.

En illustrant ses Limericks, Edward Lear apporte leur apporte une ab-surdité nouvelle. Il réinterprète là une forme populaire et traditionnelle qu'est ce poème et le plie à son inspiration. Ses dessins sont directs, sim-ples et dépourvus de fioritures et encombrements inutiles. Grâce à cette épuration et efficacité du dessin, il préserve un côté spontané, la pensée et l'association des d'idées en y apportant une fraîcheur et un relâchement total. Edward Lear grâce au titre de son livre serait donc à l'origine du terme nonsense car il met en avant cette notion par le biais de ce livre, il opère une vraie prise de conscience en le mettant en avant en tant que valeur absolue, c'est le nonsense pour le nonsense, le plaisir, la gratuité.

La nouveauté qu'apporte Edward Lear est qu'il apporte l'esprit de la caricature, associée à ces poèmes traditionnels qui ne sont pas drôles, mais simplement irréels, surréalistes et nous plongeant dans un univers où les relations entre les personnages et les circonstances construisent un monde inconnu.

i Lewis CarrollParallèlement à Edward Lear, Lewis Carroll, de son vrai nom Charles

Lutwidge Dodgson, qui est considéré comme son contemporain, va égale-ment contribuer à la popularisation du nonsense.

Ce n'est qu'une vingtaine d'années plus tard après A Book of Nonsense, en 1864, que Lewis Carroll à la suite d'une promenade, accompagné d'un collègue et de leurs filles, que l'une d'entre elles, Alice Liddell l'inspire. Il écrit tout d'abord Alice's adventures underground (Les aventures d'Alice sous terre) qu'il illustre lui-même. Puis il écrit par la suite une deuxième version intitulée Les aventures d'Alice au pays des merveilles, qui sera publiée pour la première fois en en 1865 et illustrée par John Tenniel. Dans cet ouvrage, Lewis Carroll s'inscrit tout comme Edward Lear dans une tradition, mais se la ré-approprie. Le récit est ainsi parsemé de jeux de mots, devinettes et chansons.

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Alice fait au début la rencontre d'un étrange lapin portant une veste, regardant sa montre en se disant qu'il est en retard, il se met alors à courir. Alice intriguée se met à le suivre dans son terrier et finit par entrer dans une sorte de monde parallèle où elle va rencontrer de nombreux personna-ges étranges, dans un monde surréaliste et absurde, parfois inquiétant où les objets se transforment sans-cesse.

Lewis Carroll développe alors un compte merveilleux et fantastique ou les personnages et l'environnement ne semblent répondre à aucune lo-gique. A la différence d'Eward Lear qui est beaucoup plus attaché au réel, Lewis Caroll se situe dans un récit onirique, de l'ordre du rêve. Il se trouve alors avec Edward Lear qu'ils sont tous les deux considérés comme les inventeurs et les maîtres du nonsense.

i Alphonse AllaisUn peu plus tard en France, Paul Bilhaud signe en 1882 un mono-

chrome noir avec en dessous une légende : Combat de Nègres dans une cave. Alphonse Allais, journaliste, écrivain et humoriste français né en 1854 et mort en 1905, réalise pour le salon des incohérents dans les années 1880, une série de sept peintures monochromes s'inspirant de son ami Paul Bilhaud, accompagnées de légendes. Un monochrome rouge figure, accompagné de la légende Récolte de la tomate sur le bord de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques ou encore sur un monochrome bleu Stupeur de jeunes recrues apercevant pour la première fois ton azur, ô méditérannée.

Ainsi, à ces monochromes, Alphonse Allais leur ajoute une indication absurde utilisant la couleur comme prétexte aux jeux de mot et répéti-tions. Il va être surtout connu pour cette série de peintures et être consi-déré comme un spécialiste de la théorie de l'absurde, proposant également Marche Funèbre composée pour les Funérailles d'un grand homme sourd, une composition musicale minimaliste où la page est complètement vierge.

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i RUbE GOLDbERGInventions folles et machines impossibles.

Un acteur et représentant du nonsense selon moi est Rube Goldberg. Ce dessinateur, scénariste, producteur et acteur américain né en 1883 a eu beaucoup de succès et beaucoup d'influence encore à l'heure actuelle et retient mon attention par ses dessins.

Il commence après ses études d'ingénieur à l'université Berkeley en Californie, à dessiner pour le journal de San Francisco et ensuite se dé-place à New York pour travailler pour le Evening mail où il dessine quo-tidiennement.

i Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?Parmi ses dessins les plus connus, un personnage, le Professeur Butts

utilisant une machine incroyable et complexe The self-operating napkin, permettant de s'essuyer la bouche automatiquement en déjeunant. Le mouvement donné avec la cuiller permet de faire sauter une tartine qui est attrapée au vol par un oiseau, qui ensuite permet d'allumer une fusée qui au démarrage coupe un fil et libère une baguette au bout de la quelle se trouve une serviette qui vient essuyer la bouche du professeur.

Des lettres de « A » jusqu'à « M » permettent de guider le lecteur du dessin et de comprendre le cheminement des objets et le fonctionnement de la machine qui est très complexe, fonctionnant à la manière d'une chute de dominos.

Dans un autre dessin intitulé Keep you from forgetting to mail your wife's letter, Rube Goldberg invente une machine permettant de ne pas oublier de poster une lettre. On y voit un personnage marchant dans la rue équipé d'une machine improbable et faite d'innombrables objets. Ici, la machine heurte une enseigne de magasin en forme de chaussure, qui tape dans un ballon, celui-ci atterrissant dans un filet et soulevant un arrosoir, asper-geant la veste de l'utilisateur. Celle-ci en s'affaissant, permet d'ouvrir une cage par laquelle un oiseau sort et attrape un ver, ce qui fait dérouler un message devant les yeux de l'utilisateur. Là encore les lettres guident le regard et permettent de comprendre le fonctionnement. À la manière d'un mode d'emploi, un texte accompagne le dessin, et en reprenant les lettres, il explique ce qui doit se passer à chaque étape de la machine.

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Rube Goldberg invente alors des machines totalement folles, farfelues et inutiles, des systèmes délicats et complexes afin de réaliser des choses très simples et très banales. Divers objets inattendus s'actionnent alors et entrent en jeu et provoquent des chutes et des mouvements afin de réaliser l'action de façon automatique. Goldberg reprend le principe de la réaction en chaîne, de la chute de dominos et l'associe à des faits et gestes quoti-diens. Il réinvente des situations qui sont alors vues d'un angle absurde et déréglé. Il introduit la notion de narration et de regard, ce qui provoque la surprise et un temps de compréhension chez le spectateur, qui décou-vre progressivement les mécanismes. En guidant l'oeil à laide des lettres d'étapes, il capte alors le lecteur et l'emmène dans sa machine, jusqu'à le surprendre par les mécanismes inattendus.

i La Rube Goldberg attitudeIl influence bon nombre d'artistes, comme Fishli � Weiss et leur

film The way things go, basé sur le principe de la réaction en chaîne. Des concours sont également organisés et des machines complexes portent systématiquement le nom de Rube Goldberg Machine. Il est alors considéré comme le maître de ce procédé, l'inventeur de ces machines folles.

La différence est que Goldberg ne les a jamais réalisées et elles sont restées des dessins, où la place à l'imagination est libre. Le dessin lui per-met d'imaginer des mécanismes audacieux, de capter son spectateur et de faire travailler son imagination. Le dessin reste là comme un outil « utopi-que », qui permet de projeter des objets, de les imaginer.

Cette question de réaliser un objet que j'ai imaginé au préalable, re-vient régulièrement dans mon travail. Certains dessins que je réalise jouent parfois sur des objets et leur détournement, et posent la question de leur éventuelle réalisation en volume. Certains passages en volume m'ont per-mis de développer des projets, mais parfois, le fait de dessiner,

permet de rester dans une pensée, une idée mise à plat et de rester dans l'imagination, le rêve de quelque chose qui pourrait

exister.L'œuvre dessinée de Rube Goldberg et ses mécanismes permettant

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de réaliser des choses simples, se rapproche des sketches de Mister Bean sous certains aspects. Bean, tout comme Goldberg, invente des solutions improbables pour exécuter une action banale de la vie quotidienne.

Lorsqu'il se prépare un sandwich en faisant défiler un bon nombre d'objets inattendus qu'il sort de ses poches, on pourrait imaginer que ceux-ci puissent entrer en action dans un mécanisme, une machine absurde et complexe. Bean, tout comme Goldberg, utilise un objet ou fait une action qui va forcément induire sur celle d'après, opérant ainsi une réaction en chaîne, une suite d'événements et de péripéties. Le poivre que Bean écrase à l'aide de son talon de chaussure, le fait éternuer quelques minutes plus tard, et puisqu'il tient la bouillotte sous son bras, cet éternuement lui fait alors se contracter, l'eau jaillissant de la bouillotte et le sandwich finissant également dans les airs, en miettes. Une machine pourrait alors être inven-tée The self-making sandwich machine, résultat d'un croisement entre Mis-ter Bean et Rube Goldberg et mettant en action un morceau de pain, une paire de ciseaux, une carte bancaire et du beurre, une chaussure écrasant du poivre, et une chaussette rotative en guise d'essoreuse à salade.

L'œuvre de Rube Goldberg, par sa manière absurde de réinventer des actions quotidiennes et de les rendre complexes, est un artiste du non-sense.

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i SAUL STEINbERGLa réinvention se situations quotidiennes

Ce dessinateur et illustrateur américain d'origine roumaine, né en 1914, publie en 1940 ses premiers dessins satiriques et présente déjà son esprit incisif et un certain intérêt pour l'humour. C'est à New York qu'il commence à se faire connaître du grand public en dessinant pour la presse et notamment pour le magazine The New Yorker dès 1941 ainsi que pour la revue Life. Son importante collaboration avec The New Yorker va durer près de soixante ans, et il va réaliser ainsi quelque 90 couvertures de la revue. Là son dessin s'enrichit et Saul Steinberg va devenir une référence, son dessin se décline alors au travers différentes techniques et écritures et va se diversifier.

i Le déguisement et la diversité d'écritureUn thème devient récurrent dans l'œuvre de Saul Steinberg, celui du

déguisement et le masque. Il apparaît alors sous différentes formes. Dans certains de ses dessins il utilise la couleur et le trait, la technique graphi-que pour déguiser ses personnages, les rendre uniques. Dans un même dessin, il va alors allier habilement noir et blanc et couleur, et représenter des personnages de manières différentes dans une même scène. Dans une série de dessins intitulée « Couples » datant de 1953, un homme cubique au trait synthétique se tient près d'une femme aquarellée, au trait libre et abondant. Dans un autre dessin, une femme crayonnée au trait fin et lâché se tient près d'un homme aux traits de pinceau et habillé d'un costume en lavis d'encre de chine. Par ses changements de traits et de technique, il peut ainsi « habiller » ses personnages et faire ressortir des aspects de leur personnalité.

Comme cité précédemment Jacques Tati permet de rendre visible par les moyens du cinéma un tempérament, l'humeur d'un personnage. Stein-berg, dans d'autres dessins pousse cette idée de déguisement et permet également de jouer sur les humeurs des personnages, leur particularité. Dans un dessin intitulé Cocktail datant également de 1953, Steinberg met en scène une multitude de personnages tous différents dans leur traite-ment graphique. Certaines sont en couleur, d'autres en noir et blanc, cer-

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taines sont détaillés, d'autres plus simples. On a alors tout de suite une impression de diversité, de facettes, le bruit visuel formé par toutes ces techniques et vibrations de traits donnent ainsi l'impression de la diversité des discussions de cette scène.

i La mise en abîme du dessin, l'empreinte, le collageUn autre aspect de son travail qui est également très important et qui

est l'intérêt de Saul Steinberg pour le collage et le tampon.En 1950 il dessine Paysage d'empreinte digitale. À l’aide de ses doigts,

il marque la feuille de ses propres empreintes, le foisonnement de celles-ci formant un ciel sombre et orageux, puis il ajoute à cette scène des per-sonnages au dessin à la plume. Dans un autoportrait sans titre (1954), la tête du portrait est remplacée par l'empreinte du dessinateur, ainsi que le costume et la cravate, constitués de superpositions de marques de doigts. De cette utilisation de l'empreinte dans son dessin, il va passer au tampon et au collage, qui vont alors devenir très présents dans son œuvre. Les tampons qu'il récupère comportent alors diverses formes et lui apportent une richesse, une écriture supplémentaire qui se superpose et joue avec son dessin. Dans une page de carnet de croquis, datant de 1954 il dessine trois chats à l'aide de tampons en se servant de leur forme pour dessiner la tête ou le corps. Lorsque Steinberg utilise le tampon ou le collage, c'est l'ajout du dessin à la main, à la plume ou au crayon qui va donner l'intérêt et la raison de cette forme déposée ou collée. En ajoutant le dessin à une forme collée ou tamponnée, il s'en sert de prétexte pour dessiner autour une scène ou un personnage, en exploitant sa forme. Le collage lui apporte la même relation avec le dessin, mais encore amplifiée. Le tampon se trou-vant plus proche du dessin, les éléments collés qui sont alors amenés d'un autre contexte, forment un contraste encore plus fort.

Dans un dessin intitulé Architecture de papier millimétré, le collage d'un rectangle de papier quadrillé lui permet de dessiner autour une rue, des voitures, une ville, des personnages, un paysage urbain en mouvement fait d'un trait libéré et lâché. Ainsi ce rectangle collé prend instantanément le statut d'un immeuble, statique immobile et solide, le collage amène

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alors le trompe l'œil et le contraste dessin à la plume et le quadrillage. Le même système se développe sur plusieurs dessins, toujours avec un jeu sur la forme et le statut propre de l'élément collé. Dans un dessin sans titre de 1964, là Steinberg exploite ce rapport collage dessin de façon amplifiée où un étonnant personnage arrose un jardin fait d'ornements sur lesquels viennent se poser oiseaux et insectes dessinés. Les ornements ici sont éga-lement des éléments collés qui permettent de créer la scène avec le dessin qui se développe autour. Une sorte de dialogue se crée alors entre le dessin et l'objet collé grâce aux idées et trouvailles visuelles.

Ces systèmes, jeux trompe-l’œil, effets visuels produisent alors un cer-tain effet comique et burlesque dans l'œuvre de Saul Steinberg. Dans ses dessins, il réussit à allier l'esthétique, la virtuosité du trait, l'humour, la drôlerie, l'incongruité, le burlesque mais aussi un aspect poétique. Tou-jours rattaché à des événements de la vie quotidienne, il les exploite et y introduit une part d'imaginaire en se servant du dessin. Celui-ci, parfois objet de déguisement, d'autres fois objet de transformation de la réalité, ce dessin se développe alors selon les idées et devient un filtre par lequel le monde devient tout d'un coup absurde et retranscrit de manière poétique ou absurde, détournée.

Ayant déjà cité Jacques Tati pour le rejoindre avec Saul Steinberg, ils scrutent le monde urbain, la ville, ses mouvements. Il y fait ressortir le côté absurde de certaines situations, leur inutilité, ou encore leur beauté visuelle. Tout comme Tati, Saul Steinberg orchestre ses scènes et parvient à manier humour, poésie, jeux visuels et esthétiques maîtrisée, délicate et harmonieuse. Le nonsense de Saul Steinberg est donc un humour visuel non basé sur un texte ou dialogue, c'est un humour silencieux, captant l'at-tention du spectateur et sollicitant sa vision, ses émotions, sa sensibilité. Ici l'incongruité d'une scène se mélange avec poésie et esthétique du dessin.

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i LES ShADOkSUne philosophie de l'absurde

Crée par Jacques Rouxel, cette série de feuilletons animés diffusée à la télévision française s'est fait connaître à la fin des années 1960 et début des années 1970.

Venant d'entrer à l'ORTF dirigée à l'époque par Pierre Schaeffer, Jac-ques Rouxel commence à travailler sur projet et expérimente sur le proto-type d'une nouvelle machine à dessin animé, l'Animographe, une machine très particulière et disposant d'une très petite table à dessin, qui va alors largement contribuer au style simple et efficace des Shadoks.

Dessinée par Jacques Rouxel et accompagnés par la voix de Claude Piéplu, ces petits dessins animés de deux minutes trente mettent en scène des personnages décalés, excentriques, bruyants et remplis d'idiotie.

Au dessin très simplifié, anguleux et fin, entre Tomi Ungerer et Saul Steinberg, les Shadoks, sont des oiseaux géométriques aux yeux écarquillés, avec de longues pattes et ayant l'air idiots, leur cerveau est limité et pos-sède quatre compartiments leur permettant de ne prononcer que quatre syllabes : GA-BU-ZO et MEU. Face aux Shadoks, leurs ennemis les Gibis, sortes de haricots sur pattes arborant un chapeau melon, cultivés et malins, et qui se moquent des inventions des Shadoks. S'ajoutent à ces protagonis-tes déroutants, la voix inimitable de Piéplu, et le travail sonore réalisé par Robert Cohen-Solal, se rapprochant nettement de la musique concrète et électro-acoustique, parsemée de bruitages stridents.

Sorte d'ovni télévisuel, le Shadok débarque alors à la télévision, et dès les premiers épisodes en 1968, l'esprit et la logique Shadok sont annoncés et le décor est planté, sous une pluie de lettres de protestations de téléspec-tateurs scandalisés par cette nouvelle émission.

Le synopsis de départ est très simple, Les Shadoks présente un monde qui ressemblerait au nôtre. Les Gibis vivent sur une planète plate, qui à tendance à basculer si trop de Gibis se trouvent d'un côté et certains tom-bent, pour les Shadoks, leur planète se déforme quand ils se déplacent, faisant également tomber certains d'entre eux. Vivant sur deux planètes fonctionnant mal, ils désirent donc conquérir la terre, sur laquelle il n'y a rien. Face à tous ces problèmes et afin de pouvoir venir sur terre, ils em-

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ploient alors des moyens absurdes pour y parvenir. Au fur et à mesure des épisodes, les Shadoks inventent des théories biologiques et scientifiques loufoques, parodiant la science et les règles physiques.

i Une logique de l'absurdeLes Shadoks, vivant sur le dessus de leur planète la stabilisent, et ceux

se trouvant en dessous, la supportent avec leurs pattes, évidemment ! Ici la loi de gravité terrestre est tordue et parodiée par cette logique du bon sens poussée à l'extrême, et quand la planète se déforme, certains Shadoks tombent dans le cosmos, comme si celui-ci possédait une attraction, une gravité propre à lui-même. Les Shadoks, hormis le fonctionnement étrange de leur planète, pondent des œufs en fer, imaginent des passoires qui lais-sent passer les nouilles et pas l'eau, et inventent une machine à pomper le cosmos pour rejoindre la terre. Dans ce mouvement absurde de pompage, les Shadoks ne sont plus connus que pour ça, ils pompent, « et les Shadoks pompaient ! pompaient ! », le tout sur fond de proverbes et devises idiots « plus ça rate, plus on a de chances que ça marche » ou encore « pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ? »

La série dynamite les conventions et introduit un surréalisme encore jamais vu à l'époque sur les écrans de télévision. La France se retrouve alors divisée en deux parties, ceux qui adorent les Shadoks et ceux qui les détestent. Quand certains trouvent cela intelligent et ingénieux, d'autres trouvent cela déplorable, complètement débile et laid. Ce nouveau pro-gramme ayant débarqué en plein mai 1968, Jacques Rouxel s'est vu pointé du doigt, déchaînant les avis politiques, mais il s'en défend, il n'y a aucune dimension politique dans ses dessins animés. Les Shadoks dans ce climat de tensions et de courriers brûlants prennent alors fin au douzième épisode, le 20 mai, mais vont revenir plus tard en septembre la même année, et ne provoqueront plus de scandales, dans une ambiance plus apaisée.

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i Une logique de l'absurdeSous ses airs d'idiot et d'inculte, le Shadok est en fait cultivé et possède des références multiples et est en réalité bien plus intelligent qu'ils ne paraît, il est intelligemment bête.Jacques Rouxel, en créant ces personnages loufoques, a été fortement in-fluencé par Saul Steiberg, dans la simplicité du trait et le style anguleux des personnages qui évoluent dans des espaces en deux dimensions, mais aussi par le nonsense anglais d'Edward Lear. Les Shadoks se situeraient alors plutôt dans un nonsense qui joue sur l'exubérance des personnages et le sentiment de gaieté et de folie qui les emportent. La voix off de Claude Piéplu, par son rythme soutenu, pouvant rappeler le Limerick.

L'autre aspect de ce dessin animé est qu'il parodie les lois physiques et scientifiques en inventant de fausses théories sou l'influence d'Alfred Jarry et son courant de pensée, la pataphysique, « science des exceptions et des solutions imaginaires », initiée par Alfred Jarry, qui une philosophie qui parodie les méthodes de la science moderne. Des problèmes et réalités scientifiques peuvent alors être détournés et résolus grâce à des systèmes imaginaires. Cette influence est très présente lorsque les Shadoks inventent cette machine à pomper le cosmos, chose qui serait impossible car le cos-mos est vide, de même pour les lois de gravité et de planètes, qui sont ici complètement réinventées.

Les Shadoks inventent également des objets proches de ceux de G. de Pawlowski, comme une passoire permettant de laisser passer les nouilles et pas l'eau, un objet farfelu et presque impossible à matérialiser. Ils se situent alors à la fois dans une invention de mécanismes et théories scientifiques parodiées mais aussi dans une logique de bon sens, qui poussé à l'extrême produit de l'absurde, ce qui rejoint les idées évoquées dans les sketches de Mister Bean où il part d'un raisonnement logique, qu'il exagère jusqu'à le rendre ridicule pour remédier à un problème.

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i JAcqUES cARELmANObjets étranges et inattendus

Né à Marseille en 1929, Jacques Carelman était illustrateur, et peintre de décors de théâtre. Il a réalisé plusieurs ouvrages plus ou moins connus, comme le Catalogue d'objets introuvables (1969) ou encore le Catalogue de timbres-poste introuvables, publié en 1972.

i Des objets répondant à tous les besoinsSon livre majeur et le plus connu reste son Catalogue d'objets introu-

vables, qui est un incontournable du genre. Un livre imitant le graphisme et la mise en page certains catalogues de manufacture de l'époque, aux illustrations à la plume parfaitement réalisées, nous présentant des objets soit disant existants.

Jacques Carelman nous présente ici une multitude d'objets du quoti-dien, classés par catégories, tous déformés, étranges, incongrus, et détour-nés. Le nom de l'objet, parfois invraisemblable, ainsi qu'une petite légende explicative accompagne chaque « produit » et indique sa fonction, à quel besoin il répond et dans quel contexte il peut être utilisé.

Parmi ces objets, une série de bicyclettes, objet que Jacques Carelman semble apprécier, comportant la Bicyclette monte-escalier, fonctionnant grâce à ses roues en forme de croix, un vélo laboureur pour retourner la terre. Pour les mélomanes, une Bicyclette-harmonium qui produit de la mu-sique grâce au mouvement, ou encore la bicyclette rouleau compresseur. D'autres exemples d'inventions fort utiles et ingénieuses, comme la Cra-vate-slip alliant le pratique et le confortable, le Fauteuil-radiateur pour les frileux ainsi que le Rocking-chair latéral qui selon sa légende « évoque aux amoureux de la mer, le doux mouvement d'une embarcation ».

Pour les ustensiles ménagers et de cuisine, Carelman exploite là encore un large potentiel d'idées et d'objets en imaginant un Fil à couper le beurre électrique, une fourchette en spirale pour manger les spaghettis, ou encore la Bouilloire féline qui ronronne au lieu de siffler.

i Objets hybrides et contradictoires

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Certains objets qu'il invente ne se présentent pas comme un détour-nement ou une juxtaposition de deux fonctions ou deux idées, mais com-me un non-sens, une annulation ou contradiction dans un même objet. Il conçoit alors un protège-parapluie pour ne pas mouiller celui-ci, un entonnoir cylindrique, une ampoule avec une bougie à l'intérieur ou en-core un parasol transparent qui nous permet de contempler le paysage environnant.

Jacques Carelman est un inventeur. Il imagine ces objets en détour-nant leurs fonctions, il les réinvente et les rend ainsi inattendus, incongrus et comiques. Par une juxtaposition d'idées ou de fonctions, il se moque de l'objet, de la nouveauté et de la notion du deux en un, du tout intégré. Avec l'abondance d'objets envahissant le quotidien et qui sont de plus en plus spécifiques à une fonction précise, il s'empare alors de ces catalogues de manufacture d'armes et de cycles et les parodie, nous faisant croire que ces objets existent. Le livre devient alors une sorte de grande collection, comportant des objets pour tous les besoins possibles et imaginables.

Jacques Carelman, va ensuite aller plus loin et donner corps à certains de ces objets qui seront ensuite exposés plus tard dans de nombreux pays. Ainsi l'imaginaire devient projeté dans la réalité et se concrétise.

Le nonsense que produit Jacques Carelman est alors proche du quoti-dien et des objets, en parodiant une forme déjà établie d'un catalogue, il se moque alors des outils et ustensiles et s'amuse à les tordre, les détour-ner, les reconstruire et en inventer de nouveaux pour produire une œuvre particulière et proche des textes de Gaston de Pawlowski, Inventions nou-velles et dernières nouveautés. Jacques Carelman, à la différence de G. de Pawlowski, est qu'il travaille directement avec la fonction de l'objet, son assemblage, sa forme, son hybridation, G. de Pawlowski se trouvant plus dans une description littéraire sous la forme d'une annonce, en inven-tant des objets parfois impossibles à imaginer, à percevoir et à matérialiser tant ils vont loin dans leur fonction et leurs détails subtils. L'humour de Jacques Carelman se rapproche également d'Erwin Wurm, qui utilise les objets pour perturber le réel et surprendre le spectateur.

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i ERwIN wURmGonflements et distorsions du réel

Artiste contemporain, photographe et sculpteur né en 1954 à Bruck an der Mur en Autriche, Erwin Wurm vit et travaille à Vienne.

Ayant eu une formation de sculpture influencée par le minimalisme, ses premières œuvres sont donc influencées et issues de cette mouvance. Dans les années 1990, Erwin Wurm réalise plusieurs œuvres en s'intéres-sant à l'objet du vêtement. Dans une vidéo intitulée 13 pull-overs, un ac-teur enfile des pulls les uns sur les autres, jusqu'à la limite de l'étouffement. L'artiste évoque déjà des tensions, des postures presque chorégraphiques, des déséquilibres et commence à y introduire de l'absurde et de l'étrangeté. C'est ainsi que son travail sculptural va évoluer et devenir plus direct, mais aussi plus subversif et parfois cynique.

Plus tard, à partir de 1996, il confirme ce tournant et réalise alors un travail pour lequel il est célèbre intitulé One minute sculptures et suivant un protocole simple. Il s'agit de mini-performances participatives, de sculp-tures instantanées, dont le résultat est une photographie, où une personne doit rester le plus longtemps possible dans une position particulière, tou-jours accompagnée d'un ou plusieurs objets. Le jeu de se tenir allongé le plus longtemps possible sur des oranges au sol, faire tenir un sceau sur sa tête, ou encore rester le plus longtemps possible en tenant des objets contre un mur à l'aide de son corps en sont des exemples. Les actions hu-maines sont modifiées, décalées, il se sert alors des objets de tous les jours pour créer une posture inhabituelle et une situation improbable en jouant avec le corps humain comme matériau sculptural.

i Comment être politiquement incorrectEntre 2002 et 2003, Erwin Wurm réalise Instructions to be politically

incorrect, une série de photographies nous montrant comment cracher dans la soupe de son voisin à table, uriner sur le tapis du salon lors d'un cocktail mondain, ou encore plonger sa tête dans le décolleté d'une incon-nue dans un restaurant. Toutes ces scènes sont présentées par la photogra-phie, comme un temps arrêté, les personnages figés dans un acte théâtral. Par le sérieux et la droiture des acteurs, ces scènes apparaissent à la fois

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drôles, incongrues, mais aussi étranges et perturbantes. Erwin Wurm se sert ici encore de postures éphémères pour produire une photographie, des images directes et frappantes, un instant de folie.

i Des objets ayant des symptômes d'humainsAu début des années 2000, Erwin Wurm commence à travailler les

objets et leur possible déformation. Il s'intéresse et s'amuse avec « l'énor-me », le gonflement du réel et sa distorsion. Il réalise L'artiste qui a avalé le monde, sculpture représentant un homme énorme, de forme ronde, mais aussi sa réponse, L'artiste qui a avalé la terre quand on croyait qu'elle était plate, présentant cette fois-ci un homme bizarrement gros, possédant une malformation de forme elliptique et plate. À partir de 2003 l'artiste tra-vaille une série d'objets gros, en surpoids. Il présente Fat house, une mai-son à échelle 1 et littéralement obèse, et gonflée, à la manière d'un corps humain et commence alors à transposer des spécificités humaines sur des objets, en créant ainsi des œuvres absurdes et burlesques. Il continue en appliquant cette particularité en s'attaquant aux voitures avec la série des Fat cars, ou comment la « grosse voiture » devient littéralement grosse.

Après s'être attaqué à la grosseur et l'obésité des objets, il y explore leur posture, leur hybridation possible et leur distorsion, toujours en travaillant leur forme propre. Pour le parcours-exposition en extérieur Estuaire à St Nazaire et ayant lieu tous les deux ans, il réalise en 2007, Miconceivable (Méconcevable), en plaçant un voilier sur le bord d'un quai. La poupe du bateau reste sur le quai, mai toute la partie avant et la poupe, tombent vers l'eau en contrebas. Tordu et voûté ce voilier prend vie et semble irrésisti-blement avoir envie de plonger dans l'eau. En 2005, Erwin Wurm pré-sente un camion de chantier avec la benne tordue à 90 degrés vers le haut, et les roues arrière contre le mur de la galerie, donnant l'impression que le camion descend du mur, et lorsqu'il doit exposer au Mumok (Musée d'art moderne de Vienne) il s'en prend encore à la maison, en la retournant et la plaçant à l'envers sur une des arêtes du toit du musée à une dizaine de mètres de hauteur.

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Erwin Wurm en opérant ainsi tous ses déplacements et distorsions, exécute un art du nonsense. Se servant d'éléments matériels et concrets comme le corps et les objets, il joue et s'amuse ainsi avec, déplace les contextes et leurs spécificités et arrive à cette œuvre parfois étrange, bur-lesque mais toujours sur fond d'humour et de subversion. Ses dernières œuvres pourraient également être situées dans le courant Fluxus, par la grande liberté artistique qui s'en dégage, l'humour, la volonté de briser les barrières entre l'art et la vie, et la liberté d'associer les idées de façon spontanée. Il fait partie du nonsense, propre à sa manière, en exécutant ces renversements du monde, et en le distordant, touchant au passage la question de la société de consommation et de notre relation aux objets. Il opère un art de l'absurde, associant avec plaisir les idées, et provoquant de l'inattendu, en puisant ses sources dans la vie de tous les jours et la société contemporaine.

L'œuvre du jeune artiste Julien Amouroux (Le gentil garçon), se rap-proche de l'œuvre d'Erwin Wurm par le côté accessible et direct, qui sur-prend. Travaillant également sur les objets, leur hybridation et leur asso-ciation, il mélange théories scientifiques parodiées, objets du quotidien et moyens simples pour entrer dans un délire sculptural, amusant et parfois pinçant. Leur définition du nonsense serait alors autour de la déforma-tion d'objets, leur glissement dans un autre contexte (objets prenant vie et possédant des particularités humaines), et l'assemblage d'idées spontanées afin de créer une œuvre surprenante dans un double tranchant, pince-sans-rire, à la fois gai et enjoué, sur fond de cynisme.

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i GLEN bAxTERVieux romans surréalistes

Né à Leeds en 1944, dessinateur britannique de bande dessinée ayant travaillé notamment pour The New Yorker et Vanity Fair, constitue tout comme les autres un véritable univers lui appartenant, Glen Baxter est une véritable marque de fabrique, un dessin reconnaissable parmi tant d'autres, tant il est particulier par sa touche loufoque et surréaliste.

i La parodieDepuis une période indéfinie, il travaille selon un protocole bien ancré,

mais fonctionnant à merveille. Il dessine, détourne et parodie des illus-trations de romans pour adolescents des années 1940, en imite le trait, le style, les couleurs et détourne alors des scènes.

Il nous présente alors des situations inattendues, décalées, absurdes et complètement anachroniques, dans lesquelles se rencontre une panoplie de personnages. Des cow-boys, chevaliers et gangsters se croisent alors avec des scientifiques, buveurs de thé, scouts, écrivains ou artistes peintres. Ces personnages se rencontrent dans des scènes étranges, extravagantes, et surréalistes où surviennent des glissements de contexte.

i La légende comme décalageCe qui fait l'une des plus grandes particularités de Glen Baxter est sans

doute son utilisation de la légende, du commentaire. Déjà étranges, les images qu'il produit soutenues par des légendes anachroniques, anecdoti-ques, absurdes et surréalistes. Ces légendes produisent un effet instantané entre l'image et son commentaire. Le ton employé est particulier, on y ressent un vécu, comme si la scène avait eu lieu et nous est racontée, à la manière d'un comte.

Dans son livre Tempête sur le tweed paru en 2003, il s'agit d'une histoire non linéaire, une série d'illustrations, parfois en couleurs, parfois en noir et blanc, racontant des événements n'ayant aucun rapport entre eux et avec à chaque fois de nouveaux personnages. Ce sont des illustrations autonomes où une scène nous est à chaque fois présentée, comme si celles-ci avaient été extraites d'un plus grand ouvrage. Dans toutes ces images se trouve une

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anomalie, soit un élément anachronique, ou un élément perturbateur, qui n'aurait normalement rien à faire dans la scène.

Dans un dessin du livre, page 59, une illustration en couleur représente une scène tranquille où un homme pêche avec un enfant. Au bout de la ligne se trouve pendu des bâtons de dynamite, allumés et prêts à exploser. La légende en dessous nous dit « Avec oncle Bob, la pêche à la truite était la simplicité même ». La légende concorde alors et réponds, en justifiant l'élément perturbateur et incongru de la scène.

Un travail du collectif Taroop � Glabel se rapproche également de l'œuvre dessinée de Glen Baxter. Leur livre Aucune photo ne peut rendre la beauté de ce décor, présente des photos de journaux, simplement découpés et prélevées avec leur légende et rééditées. Une fois dé-contextualisées et présentées dans cet ouvrage, les photos semblent complètement désuètes, et leurs légendes hors propos, paraissant totalement inutiles et décalées, énigmatiques.

Le nonsense de Glen Baxter se rapproche de l'idée de Gilbert Keith Chesterton, qui est selon lui de l'humour abandonnant toute tentative de justification intellectuelle. Chez Glen Baxter, ce qui compte, c'est la juxta-position d'éléments textuels et picturaux provoquant un effet, un décalage fonctionnant à chaque fois de la même manière. La non-justification des éléments et des phrases présentés laissent alors un certain surréalisme en suspend, les choses sont là comme par nature, comme par évidence. Glen Baxter nous présente des scènes invraisemblables et impossibles de façon évidente, comme si cela avait vraiment eu lieu, ce qui apporte une certaine ironie à ses images.

Par cet aspect parodique et anachronique, on peut rejoindre les œuvres de Glen Baxter et des Monty Pythons, ceux-ci ayant également utilisé la parodie. Leur film Sacré Graal, mettant en scène les chevaliers de la table ronde à la quête du Graal, présente une certaine similitude avec les scènes de Glen Baxter. Ces chevaliers se retrouvent dans des situations improba-bles et saugrenues, leurs dialogues appuyant encore d'avantage cet aspect surréaliste.

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i chAVAL (yVAN LE LOUARN)Poésie visuelle et mélancolisme

Dessinateur français de son vrai nom Yvan le Louarn et né en 1915, d'une famille bourgeoise et conformiste de Bordeaux, il commence à ac-quérir une certaine notoriété seulement dans les années 1950.

Influencé par son oncle peintre et décorateur de théâtre qui aura une place importante, il est introduit à l'humour de Mark Twain ou encore Alphonse Allais.

i La bêtise de l'hommeGraveur sur cuivre, il commence à publier ses dessins dans de nom-

breux journaux à grand tirage (Sud-Ouest, Le Figaro, Paris-Match ou encore le Nouvel Observateur). Réalisé d'un trait épuré et simple au noir et blanc, son dessin est satirique, burlesque, parfois poétique, parsemé d'humour noir et s'accompagnant souvent d'une légende, qui constitue parfois l'es-sentiel de la scène. Les jeux de mots, jeux de sens et calembours s'enchaî-nent, mettant en scène des personnages ridicules et dérisoires. Il dessine alors « un chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel », « un gendarme écrivant une lettre d'amour », ou encore « un homme de génie achetant un paquet de lessive ». Chaval se moque de l'homme, ses bêtises, ses côtés pathétiques, ses failles. Et quand il s'en prend aux animaux dans un recueil intitulé L'animalier, on y découvre « un prêtre qui refuse la com-munion à une autruche catholique » ou encore un « gorille qui demande la main de la femme d'un explorateur».

i Qu'ils sont con les oiseauxL'œuvre majeure dans laquelle Chaval se moque des animaux est sans

doute cette suite de dessin légendés ayant pour titre Les oiseaux sont des cons. Chaval en a fait un court-métrage en 1964, où les dessins présentés simplement, mais rythmés et appuyés par la voix-off :

➳ Qu'ils sont cons les oiseaux, les pauvres petits. Les oiseaux seront-ils tou-jours des cons? Oui les oiseaux seront toujours des cons. Eternellement? Oui, éternellement".

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Les dessins, renouant avec l'aspect caricatural, nous présentent alors un oiseau-curé, un oiseau-militaire, ou encore un oiseau-cuistre. Au tra-vers des oiseaux et en se moquant d'eux, Chaval pointe du doigt toute la société de l'homme, son absurdité, son pathétique, ces animaux servant de prétexte à cette moquerie. Même à travers les animaux, Chaval se moque encore une fois de l'homme sous ses différents aspects, sa société, la hié-rarchie, le pouvoir. Chaval dénonce l'absurdité, avec cynisme et froideur.

Son contemporain, Jean-Maurice Bosc se situe dans le même esprit moqueur et satirique, souvent dans un comique de répétition. Ses his-toires, fréquemment basées sur la répétition de dessins, une séquence se concluent par une scène absurde, une chute qui vient retourner le micros-cénario de début. Mettant en scène des personnages idiots ou désabusés, le tout teinté de mélancolie, Bosc se situe alors proche de Chaval. Dans un dessin parfois poétique, et parfois noir et cynique.

Dans un de ses dessins, il y représente un homme pendu, mais qui parle bout de son doigt, tient un ballon d'hélium qui le fait s'élever dans les airs. Ses dessins, aussi bien que ceux de Chaval ne peuvent pas se raconter, tant ils sont instantanés et fonctionnent sur le visuel.

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cONcLUSION

Suite à ces analyses d'œuvres d'artistes utilisant l'humour et ces exem-ples, une question pourrait être posée, quels éléments prédominent ou se retrouvent fréquemment dans le nonsense ?

Chez les dessinateurs comme Saul Steinberg, on y voit, une forme de poésie, associée à l'absurde de situations quotidiennes. Dans l'œuvre de Jacques Carelman, c'est la moquerie des objets et l'invention de nouvelles fonctions absurdes, chez Erwin Wurm, c'est une préoccupation autour des objets et leur déformation, qui donnent à leur tour une vision distordue de la réalité, étant proche également, Rube Goldberg, qui invente des machi-nes et objets complexes pour réinventer une action anodine. Du côté des Shadoks, c'est la folie et la parodie de lois physiques et scientifiques et la logique poussée à l'absurde, et chez Glen Baxter, le surréalisme, l'anachro-nisme, la gratuité et les effets de décalage entre texte et image.

Bien que le nonsense présente des situations absurdes ou incongrues et qu'il défie les lois de la logique, il ne ressort pas d'éléments récurrents, chaque artiste ayant sa propre définition du nonsense. En se raccrochant à Lewis Carroll ou Edward Lear, tous deux précurseurs de la mouvance, ils ont également leur manière propre de raconter leurs histoires et donnent deux définitions, deux chemins différents. Le nonsense d'Edward Lear est du côté poétique et d'avantage raccroché à la réalité. Il introduit dans dans un monde poétique des personnages exubérants, en jouant avec le texte du Limerick. Le nonsense de Lewis Carroll, se trouvant du côté merveilleux et féerique, et fantastique, sans référence au réel, ils possèdent alors tous les deux leur propre conception du nonsense.

Mais une autre notion et tendance ressortent, notamment dans l'esprit de l'œuvre de Chaval et son contemporain Bosc, et que l'on peut retrouver sous certains aspects chez les autres artistes précédemment cités comme Erwin Wurm ou encore Saul Steinberg. Les dessins de Chaval associant les jeux visuels et la poésie dans un style minimaliste, présentent une cer-taine forme de mélancolie et de cynisme, étant parfois proche de l'humour noir.

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Dans son Arc-en-ciel des humours, Dominique Noguez le définit com-me un humour qui serait du côté du macabre, du scandale et de la mort. Patrick Moran et Bernard Gendrel1, qualifient l'humour noir comme une forme « pure », voisine du nonsense, mais naviguant parfois dans le mauvais goût, le scandale et l'indécence. Sans aller jusque-là, Chaval aborde parfois le sujet de la mort, Bosc également, où dans un de ses dessins, il représente un homme pendu, mais qui tient au bout de son doigt, une ficelle et un ballon d'hélium, qui le fait alors s'élever dans l'air. Ici, Bosc aborde le sujet de la mort avec une certaine distance, de façon absurde et poétique, ce qui le fait basculer dans le nonsense, en gardant cette touche de cynisme.

Il se dégage alors dans certains dessins de Bosc et Chaval, un senti-ment de mélancolie, et de pessimisme, Chaval va jusqu'à écrire un texte intitulé Vive la mort. L'humour noir étant voisin du nonsense, il pourrait alors l'influencer sous certains aspects.

Nicolas Cremona, dans son article Nonsense, explique que le nonsense présente des situations absurdes ou incongrues et cite la définition de l'ab-surde par Samuel Beckett. Selon lui, l'absurde serait une vision du monde inspirée par une philosophie pessimiste. L'absurdité du monde soumis à la vieillesse et à la mort. Le nonsense pourrait alors être lié à une forme de pessimisme, celui-ci étant un mot-clé pour définir l'absurde. Dans sa série de dessins et dans son court-métrage Les oiseaux sont des cons, Chaval se pose une question et propose une réponse sans espoir :

➳ Les oiseaux seront-ils toujours des cons ? Oui les oiseaux seront toujours des cons. Éternellement ? Oui, éternellement.

Chaval se moquant de l'homme à travers ces oiseaux caricaturaux, il ne croit pas en son avenir, c'est un rire désolant, plein de désespoir. S'étant tous les deux suicidés, Chaval et Bosc sont les cas extrêmes de nonsense pessimiste, et pourraient se trouver à la frontière, entre humour noir et nonsense. Un des aspects du nonsense étant de retourner ou modifier le réel, le distordre, cette volonté, ce désir de réinventer le monde peut également venir d'une vue pessimiste sur le monde.

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L'humour, comme sa définition l'indique, se sert de la réalité pour en dégager les aspect insolites. Le fait de se sentir incapable de modifier et améliorer les choses dans la vie de tous les jours, pourrait alors provoquer une certaine envie de modifier cette réalité par la voie de l'humour et d'une forme artistique comme le dessin ou l'écriture. Dans les dessins animé des Shadoks réside une forme de pessimisme, car quoi qu'ils fassent, il seront toujours idiots et continueront à « pomper », cela peut donc correspondre à la définition du pessimisme qui « nie le progrès de la civilisation et de la nature humaine » Bien que Jacques Rouxel l'ai démenti en mai 1968, on pourrait deviner à travers les Shadoks, un parallèle à notre société du labeur, où il toujours travailler et produire plus, à la manière de Chaval se moquant de la société de l'homme à travers les oiseaux.

Une forme mélancolie réside également dans les œuvres de Chaval et Bosc, qui pourrait être un aspect, se croisant avec le pessimisme. La mélan-colie étant un sentiment plutôt contraire à l'humour, le nonsense pourrait alors être une forme d'humour paradoxale, à double tranchant, présentant une face enjouée et amusante, sur un revers mélancolique et pathétique.

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1L'humour, tentative de définition, séminaire de Patrick Moran et Bernard Gendrel, sur fabula.org.

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ANNExES

Iconographie, repères, références, légendes

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Edward LearA Book of Nonsense, 1845

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Rube GoldbergDessins à l'encre1-Proffessor Butts and the self operating napkin2-Keep you from forgetting to mail your wife's letter3-An automatic back-scratcher (détail)

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Saul SteinbergDessins à l'encre, collages et aquarelles1-Sans titre (Cocktail ), 19642-Sans tire, date inconnue3-Couples 1953-19544-Architecture de papier millimétré, 1954

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Jacques CarelmanDessins extraits de son « Catalogue d'objets introuvables », 1969.1-Couverture du catalogue2-La bicyclette-harmonium3-La bicyclette monte-escalier 4-Le rocking-chair latéral5-La cravate-slip

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6-La bicyclette rouleau-compresseur7-La chaise de marche8-Le fusil à kangourou9-La calculatrice à un seul chiffre10-La machine à coudre sans fil

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Les ShadoksDe Jacques Rouxel, premier épisode, 1968

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Erwin WurmSculptures1-Fat car, 20012-Fat house, 20033-Truck, 2006

4-House, installation au Mumok, 20065-The man who swallowed the world, 1999

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Glen BaxterDessins extraits de son ouvrage « Tempête sur le tweed », Hoëbeke, 2003

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Chaval (yvan le Louarn)Dessins à l'encre

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Jean-Maurice BoscSans titre, dessin à l'encre, 1952

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Bibliographie

– Robert Benayoun - Anthologie du Nonsense, J.J Pauvert, 1957

– Laura Laufer - Jacques Tati ou le temps des loisir, Les éditions de l'If, 2002

– G. de Pawlowski - Inventions nouvelles et dernières nouveautés, Finitude 2009

– Stéphane Bonnotte - De funès, jusqu'au bout du rire, Michel Lafon, 2002

– Edward Lear - A book of Nonsense, Routledge, 2007

– Glen Baxter - Tempête sur le Tweed, 1999, Hoebeke

– Saul Steinberg , Delpire, 2008

– Chaval Inconnu, Le cherche midi, 1995

– Anthony Huberman The Blind Man in the dark room looking for the black cat that isn't there - Contemporary art museum St Louis, 2009

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Sitographie

Centre national de ressources textuelles et lexicaleshttp://www.cnrtl.fr/

Site dédié à la littérature du nonsensehttp://www.nonsenselit.org/

Site de recherche en littératurehttp://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense

Encyclopédie Universalishttp://www.universalis.fr/encyclopedie/T301481/Nonsense.htm

Wikipédia, encyclopédie participativehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Lear

Site de traductionhttp://www.wordreference.com/

Biographie de Chaval, centre international de recherche sur l'anarchismehttp://cira.marseille.free.fr/includes/textes/bios.php?ordre=3

Biographie et vidéos d'Erwin Wurmhttp://www.punctum-qc.com/video_erwin_wurm.html

Site dédié au dessin de caricaturehttp://www.caricaturesetcaricature.com

Evene, site d'actualités de la culture, article sur les Shadokshttp://www.evene.fr/celebre/actualite/shadoks-gibis-rouxel-pieplu-ortf-2035.php

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Je tiens à remercier Philippe Delangle tuteur de ce mémoire et coordinateur de la section communication graphique pour sa connaissance du sujet, mais aussi Isabelle le Maout et Julia Coffre pour leur aide. -

Citations du début provenant du livre Anthologie du Nonsense de Robert Benayoun, du Catalogue d'objets introuvables de Jacques Carelman, et de l'article Nonsense de Nicolas Cremona. Citation du titre de Louis Scutenaire.

Texte composé en Bell gothic, (titrages), et Adobe Caslon Pro (texte courant).

Vincent broquaire

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Communication Graphique / ESADS / 2010

J'AI DE L'ARThROSE.