Jean Alaux

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Ordre et désordre en territoire grec aux VIIIe-IVe siècles avant JC par Jean Alaux

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  • ORDRE ET DSORDRE EN TERRITOIRE GRECVIlle - IVe SICLES AV, }.C.*

    PAR

    JeanALAUX

    Universit de Valenciennes

    1 - KOSMOS : LE MOT, LA CHOSE

    Sur la dialectique de l'ordre et du dsordre, les Grecs n'ont cess eux-mmes de s'interroger depuis l'origine, qu'il s'agisse des mythes cosmogo-niques, des modles normatifs de la cit ou des spculations philosophiques etsavantes. Contraint d'oprer un tri dans une matire vaste, je voudrais toute-fois essayer de montrer qu'elle n'est htrogne qu'en apparence l .

    Notre relation l'Antiquit est faite d'un singulier mlange de familiaritet de distance et, souvent, de distance au cur de la familiarit. Mon point dedpart sera smantique: le mot kosmos qui, pass (tardivement d'ailleurs) enfranais 2 , dsigne la notion d'un univers organis selon certaines lois, ne

    * Je souhaiterais remercier M. Raphal Dra de m'avoir invit rflchir sur ces sujets l'occasion du Sminaire de formation doctorale 1995-1996 organis la Facult de Droit et desSciences Politiques et Sociales de l'Universit de Picardie Jules Verne. Sauf exception signa-le, les textes grecs sont cits dans les ditions et les traductions de la Collection des Universitsde France (Paris).

    1. Il faut ici mentionner - sans pouvoir l'analyser en profondeur -le rcent essai deRichir (M.), La naissance des dieux, Paris, 1995, dans lequel les laborations complexes de lapense mythologique depuis Homre jusqu' Platon (en passant par Hsiode et par lesTragiques) s'articulent l'nigme sans cesse renaissante de la fondation du pouvoir.

    2. 1863 d'aprs le Robert, les composs cosmographie, cosmologie et cosmogonie remon-tant au XVIe sicle; voir aussi Bloch (O.) et von Wartburg (W.), Dictionnaire tymologique dela langue franaise , Paris (1932), rd. 1975, s. v. cosmo-.

  • 18 DSORDRE(S)

    prend que trs progressivement ce sens dans la langue grecque ; il se rfrependant longtemps l'ide d'ordre, d'arrangement adquat (avec des valeursmilitaires et politiques), voire de parure et d'ornement3 C'est au cours du vesicle - de faon rare et ponctuelle (chez un certain nombre dePrsocratiques et dans au moins un passage du Corpus mdical) - que leterme en vient signifier "monde ordonn"4 ; au IVe sicle encore, chez Platonpar exemple, il conserve un sens technique, hrit des spculations philosophi-co-religieuses antrieures5

    Cette volution tardive du mot, et la raret des tmoignages que nous enavons, nous invitent poser la question de savoir pourquoi, ds les premiersmythes dont subsistent des traces crites et donc fondatrices, la notion d'ordredu monde se construit et se pense tout autrement que nous ne le ferionsaujourd'hui d'instinct.

    Les commencements du monde : de la gnalogie la souverainet

    Ouvrons la Thogonie d'Hsiode, ce "matre du plus grand nombre",comme l'appelle Hraclit : le modle, on le sait, est d'abord gnalogique7 ,qu'il s'agisse de naissances ex nihilo, de parthnogense ou, ensuite, d'unionsentre deux lments plus ou moins discrets8

    3. Chantraine (P.), Dictionnaire tymologique de la langue grecque. Histoire des mots,Paris, (1968), rd. 1983, S.v. K60'fLo~ (tymologie obscure: < *K6uO'fLO~ ; cf. latin censeo ?).

    4. Cf. notammeut, le passage du trait hippocratique La nature de l'homme (attribu Polybe et dat des annes 410-400, dition de J. Jouanna, Corpus medicorumgraecorum, l, 1,3, Berliu, 1975), o l'auteur, aprs avoir expos la thorie des quatre humeurs constitutives ducorps humaiu, dont les proportions varient en fonction des diffrentes saisons, se rfre la loiselon laquelle "pas un seul tre dans notre univers (v or'J8E or'J KOO'fL'J) ne pourrait subsister unseul instant sans tous les autres" (c. 7). Voir la mise au'point de Jou~nna (J.), pp. 273-274 (cf.aussi pp. 39-41 et 251). Je remercie M. Paul Demont de ses indications prcieuses sur le sujet.

    5. Le passage du Gorgias o on le rencontre dans ce sens est probablement une allusionaux conceptions pythagoriciennes (cf. Xnophon, Mmorables, 1,1,11) : voir 507e-508 a, d.de E. R. Dodds, Londres, 1959, et le commentaire pp. 338-339 (au cours du y' sicle, la notionde "monde ordonn" se dgage dans les textes philosophiques et mdicaux, puis elle s'largit).Pour la fin du YI' sicle et le y' sicle, voir Hraclite, D.K., B 30, Empdocle, D.K., B 134,Anaxagore, D.K., B 8, Diogne d'Apollonie, D.K., B 2, et, si ces fragments sont authentique-ment du y' sicle, Philolaos, D.K., BI, B 2, B 6 ; on peut se reporter l'dition franaise ta-blie par Dumont (J.-P.) avec la collaboration de Delattre (D.) et Poirier (J.-L.), LesPrsocratiques, Paris, 1988.

    6. Fr. 57 D.K.7. Les philosophes qui, selon la critique d'Aristote (Mtaphysique, A, 1075 b-l076 a),

    "prennent pour principe le nombre mathmatique" et font ainsi de l'essence de l'univers "unesrie d'pisodes", sont encore imprgns de ce modle. On notera, sur un tout autre plan, quele panthon romain, malgr le jeu bien connu des correspondances entre les noms des dieux,ne comporte pas de "couple anthropomorphe... ni de gnalogie et par consquent pas dethogonie non plus." [Dupont (Fl.), Les Monstres de Snque. Pour une dramaturgie de latragdie romaine, Paris, 1995, p. 47].

    8. Les unions sont d'abord incestueuses, puis progressivement mieux diffrencies. Voir

  • ORDRE ET DSORDRE EN TERRITOIRE GREC 19

    Au commencement, trois entits distinctes "naissent" (ou "furent" : leverbe grec est le mme: gneto) sans origine assigne: d'abord Khaos, quin'est pas le dsordre comme les Stociens, bien plus tard, l'entendront9 , mais,tymologiquement, la "Bance" - l' "Abme" traduit-on souvent, mais il fautalors concevoir un abme non-spatialis, sans bas ni haut, sans fond ni bord,sans direction fixe - ; ensuite Gaa, qui va engendrer la plupart des tresdivins; enfin ros qui n'est pas encore le principe d'attirance entre les sexes(Aphrodite n'est pas apparue), mais l'instinct mme qui pousse l'tre adve-nir et crotre10

    Khaos produit sa propre ligne, en commenant par Erbe et Nuitu : nousreviendrons sur la sinistre cohorte des enfants de la Nuit, si importante dansla pense et dans l'histoire grecques12 ; prcisons pour l'instant qu'entreKhaos et Gaa, entre leurs descendances respectives, il n'y aura pas d'unionsous forme de mariage, mais, coup sr, des interfrences rvlatrices - etinvitables - d'un point de vue structurel et fonctionneP3.

    Du ct de Gaa, la mise en place de l'univers s'effectue en l'espace dequatre gnrations: fconde par Ciel, qu'elle a conu seule en mme tempsque Flotl 4, elle enfante une srie de Titans15 , dont Kronos, le dernier-n, qui

    (suite note 8) l'ouvrage fondamental de Ramnoux (Cl.), Mythologie ou la famille olym-pienne (1959), rd. 1982, Brionne.

    9. Sur le mot lui-mme et les notions qu'il implique, voir Chantraine (P.), op. cit., s. v.Xao xaf-o,> ; cf. xafrro, "s'ouvrir, ber"). Notons au passage que, mme chez un Stocienromain comme Snque, il arrive que les connotations initiales perdurent. Nous songeons iciau vers 1238 de Phdre, o Thse, au comble du dolor, s'exclame: "Dehisce, tellus, recipeme, dirum chaos", "Terre,fends-toi! Il Prends-moi, noir Chaos !" (trad. FI. Dupont,Snque. Thtre complet, Paris, 1991). Ce retour de la bance et de la confusion originelletapies au fondement du monde est d'ailleurs conforme la rgression du hros tragique versun univers primitif, antrieur au "cosmos" harmonieusement organis.

    10. Cet ros initial (v. 120) s'intgrera plus tard au cortge d'Aphrodite ne du spermed'Ouranos (v. 201). Pour une mise au point sur les autres mythes relatifs ros, voir Brisson(L.), "ros", Dictionnaire des mythologies et des religions des socits traditionnelles et dumonde antique, sous la direction de Y. Bonnefoy, Paris, 1981, 1, pp. 351b-359b.

    11. A la grande indignation d'Aristote qui ne conoit pas que puisse tre premier ce quin'est qu'en puissance: d'o l'existence ncessaire d'un "extrme qui meut sans tre m, treternel, substance et acte pur", le fameux "premier motur immobile" ; voir Mtaphysique, A,1071 b 27 (commeut peut-on uatre de la nuit?) et 1072 a 25-26.

    12. Voir Ramnoux (Cl.), La Nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque, rd.,Paris, 1986.

    13. Vernant (J.-P.), "Cosmogonies et mythes de souverainet" in: Vernant (J.-P.) etVidal-Naquet (P.), La Grce ancienne. 1. Du mythe la raison, Paris, 1990, pp. 111-138 (pp.118-121 et 127-129 : Khaos donne naissance Erbe et Nuit, mais Nuit engendre ther etJour; certaines entits se retrouvent dans les deux ligues). Cf. Ramnoux (Cl.), Mythologie ... ,pp. 88-89.

    14. Premire esquisse d'ordre spatialis: Gaa enfante Ciel, les montagnes (et donc les val-lons), Flot (Pontos).

    15. Deuxime esquisse d'ordre spatialis, plus complexe, par les Titans; mais Ouranosbloque la gnration et touffe l'espace.

  • 20 DSORDRE(S)

    s'unit sa sur Rhii. Pendant deux gnrations, une rivalit de pouvoir opposealors un pre et un fils ; Kronos mutile par la ruse son pre Ouranos, qui refusede laisser advenir la lumire, en les repoussant dans le sein de Caa, les enfantsqu'elle a procrs16 ; Kronos, uni sa sur, engendre une srie de divinits, dontZeus, lui aussi le dernier-n. A son tour, il se rebelle contre son pre, qui dvoreses enfants; grce la ruse, il chappe l'avidit paternelle et, aid d'autrespuissances dont certaines ressortissent l'informe et au dsordre (les Cent-Bras),mne contre son pre et les Titans une longue guerre victorieuse17 qui les relgueaux marges de l'univers, dans les trfonds du Tartare18

    Lui-mme engendre, avec sa sur Hra, la deuxime gnration desOlympiens, mais il prend soin de ne point laisser advenir un fils tel qu'il puisselui disputer sa puissance (il avale Mtis enceinte d'Athna pour qu'elle ne pro-cre pas d'autre enfant que cette vierge guerrire)19.

    L'univers se rpartit alors en trois zones, chacune assigne un frre (lestade est dpass o un conflit entre un pre et un fils mettait en dangerl'ordre mme du monde) : la mer revient Posidon, le ciel Zeus, et lemonde souterrain Hads; la terre, domaine des mortels, demeure en indivi-sion; c'est sur elle que les hommes tabliront, grce au sacrifice20 , les rites du

    16. Du sexe jet la mer nat Aphrodite, mais, des gouttes de sang rpandues surTerre, surgissent les Erinyes, ces desses implacables attaches aux meurtriers de leur propresang. La parent des Erinyes avec la race de Khtios est d'autant plus frappante que le textehsiodique enchane avec la squence concernant les enfants de la Nuit (v. 211 et s.) : voirVernant (J .-P.), "Cosmogonies et mythes de souverainet", p. 128. Par ailleurs, entre en jeudans l'univers le principe d'hubris : sur le sens exact de ce terme (acte violent qui passe lesbornes et lse autrui), voir Garvie (A.), "L'hybris, particulirement chez Ajax", Sophocle, letexte, les personnages, tudes rassembles par Machin (A.) et Perne (L.), Aix-en-Provence,1993, pp. 243-253. L'hubris engendre elle-mme l'infinie rciprocit du talion, cette notionplus grecque qu'hbraque: voir Dra (R.), Le Mythe de la loi du Talion. Une introduction audroit hbraJue, Aix, 1991, pp. 100-102 et 122-123 notamment. Sur le conflit hsiodique entredk" et hubris, voir Nagy (G.), Le Meilleur des Achens. Lafabrique du hros dans la posiegrecque archaJue, trad. J. Carlier et N. Loraux, prface de N. Loraux, Paris, 1994, p. 193.

    17. Thogonie, v. 665-819.18. Le Tartare est une sorte de jarre sans fond situ au-dessous de l'univers "discret" :

    c'est un "abme immense" (khtisma mga: on retrouve l'tymologie de Khtios) o se dresse "lamaison pouvantable" de la Nuit (Thogonie, v. 736-745). Sur les rapports entre Khtios etTartare, voir Moreau (A.-M.), Eschyle, la volence et le chaos, Paris, 1985, pp. 10-12 (Khtiosest "situ" entre la Terre et le Tartare).

    19. Voir Thogonie, v. 886-900. Cf. l'importance secrte, propos de l'Iliade, du filsdestin dtrner son pre que Thtis et d concevoir de Zeus, et dont Achille est le sub-stitut mortel. En un sens, la guerre de Troie est un vitement de la guerre cosmique. VoirNagy (G.), Le Meilleur des Achens, pp. 391-396, et Pindare, Isthmique VIII, v. 27-50 (riva-lit de Zeus et de Posidon auprs de Thtis ; prdictions de Thmis et conseil de marierThtis un mortel).

    20. Voir, l-dessus,Vernant (J.-P.) et Durand (J.-L.), "Sacrifice. Les mythes grecs", in:Dictionnaire des mythologies et les religions traditionnelles et du monde antique, sous la direc-tion de Y. Bonnefoy, Paris, 1981, 2, pp. 408b-414. Sur le rle de Dmter et de sa fillePersphone dans la communication entre les diffrentes zones, voir Ramnoux (Cl.),Mythologie ... , p. 126 sqq. (cf. Thogonie, v. 912-914).

  • ORDRE ET DSORDR~EN TERRITOIRE GREC 21

    partage avec les dieux d'en haut et, grce aux crmonies funraires, la strictesparation entre le monde d'en bas de celui des vivants btisseurs de cits21

    Mais un point essentiel est souligner: lire Hsiode et, avant lui,Homre, on voit clairement que la toute-puissance de Zeus - mme si elle estparfois conteste par les autres dieux, mme si tel ou tel fomente une ruse quiendort l'ternelle vigilance du matre de l'Olympe - n'est jamais rellementmenace ; Zeus est "de beaucoup plus fort" que les autres dieux, fussent-ilstous runis22

    Nous sommes passs d'un schma gnalogique de l'ordre universel unmodle de souverainet23 ; les tensions entre les gnrations divines sont stabi-lises par Zeus, qui rpartit les fonctions et mme les interfrences divines; ledieu majeur n'est plus une pice du jeu d'checs; il est le joueur, mme s'iln'a invent au fond ni les rgles, ni l'chiquier24

    A cet gard le titre de "pre des dieux et des hommes" que lui assignentrgulirement les pomes homriques et hsiodiques ne doit pas tre pris aupied de la lettre, mais mtaphorise (au titre de la parent classificatoire) unerelation de suzerainet; la Thogonie le signifie, de manire parfois plaisante:

    21. C'est cet ordre sacr que mconnat Cron lorsqu'il laisse pourrir sur la terre lecadavre de Polynice, puis lorsqu'il prtend enfermer Antigone, vivante, chez les morts: voirSophocle, Antigone, v. 773-780 (Cron) et 1064-1071 (paroles de Tirsias: Cron brouille ladistinction entre le "haut" et le "bas"), et le commentaire de P. Demont dans son dition(Sophocle, Antigone, traduction de P. Mazon revue par J. Irigoin, introdnction, notes et com-mentaires par P. Demont, Paris, 1991), pp. 85-89. Cron onblie que le monde d'Hads ignorel'troitesse des lois de la cit. D'ailleurs, la modification du chtiment initialement prvu pourAntigone (v. 36 : la lapidation, mais - et cela constitue dj un premier degr d'impit --,au sein mme de la cit), aggrave encore cet gard la folie du roi.

    22. Ce trait se mesure clairement dans l'Iliade o la suprmatie incontestable de Zeuscontraste avec la relativit foncire du pouvoir d'Agamemnon: chef de l'expdition, imposanttyranniquement des volonts qui manquent de conduire l'arme grecque la catastrophe,l'Atride le cde en valeur - et il le sait - au "meilleur des Achens", Achille. Sur l'invitabledistance entre le dien et le roi qui tire de lui sa lgitimit, voir l'analyse du mythe de Priphaspar Richir (M.), La Naissance des dieux, pp. 38-41.

    23. Voir les remarques de Vernant (J.-P.), Religions, histoires, raisons, Paris, 1979, pp.17-18.

    24. Voir l'Iliade, o Zeus veille l'excution d'un destin dont il ne peut, s'agissant desmortels, modifier le terme: lorsque son propre fils Sarpdon s'apprte prir sous les coupsde Patrocle, il s'entend rappeler par Hra qu'il ne saurait soustraire au trpas un simple mor-tel (XVI, v. 431 sqq.) ; Zeus pse aussi dans sa balance d'or deux destins respectifs, qu'ils'agisse des deux armes (VIII, 69-77) ou de deux guerriers (voir le chant XXII, 168-213, propos d'Hector, dont la fm imminente l'afflige). D'ailleurs, les mots qui dsiguent l'ide dedestin (Mora, asa) renvoient souvent la "part" de vie et donc la mort invitable assigues chaque homme. Les rapports de Zeus et des destins sont donc, mutatis mutandis, ceux du roiavec la justice qu'il dispense: bonne mise au point dans Omero, Iliade, a cura di M. G. Ciani,commento di E. Avezz, Venise, 1990, pp. 1072-1073 et 1084-1086 (notamment ceci: "Zeusdiviene allora l'esecutore ultimo di un ordine al quale soggiace egli stesso, pur non essendosoggetto, come dio, a quello che Ira i destini umani caratteristico e universale : la morte,porzione per eccellenza dell'uomo. ").

  • 22 DSORDRE(S)

    Rhii (... ) engendra [tke] (.,,) Zeus plein de mtis, le pre des dieux et des hommes(453-457).

    Vers l'isonomie cosmique et politique

    Quand peut-on discerner une volution dans ce modle d'univers certesschmatique du point de vue des reprsentations spatiales, mais trs complexedans la multiplicit et la complmentarit des forces qu'il met en jeu? Sansaucun doute - Jean-Pierre Vernant a crit l-dessus des pages dcisives25 -au moment o s'informe l'univers mental, indissociablement politique et reli-gieux, de la cit-tat26

    Entre le VIle et le Ve sicles, nat la conception d'un espace radicalementnouveau o le pouvoir - encore ingalement rparti, mais peu nous importeici - cesse d'tre la proprit d'un seul (individu ou famille), et s'tablit aucentre mme de la communaut, sur l'agoni, ce mson o se ressemblent descitoyens nomms h6moioi ou isoi ; c'est aussi l'poque o apparaissent les pre-mires lois crites et publiques27

    Deux repres historiques nous guideront ici: d'abord, l'archontat deSolon (594 ?) qui, la faveur d'une crise agraire et sociale, tablit la responsa-bilit collective du citoyen par rapport la loi et se dresse comme une "borne"entre les riches et les pauvres en proie la guerre civile (stasis?8. Les rformesde Solon n'instaurent certes pas encore la dmocratie, mais reposent sur l'ided'eunomie29 , c'est--dire d'une juste rpartition des biens et des droits. Solonse prsente comme un arbitre qui impose ses concitoyens des lois "rdigesde la mme manire pour tous "30. L'archontat de Solon est donc un moment

    25. Voir Les Origines de la pense grecque (1962), rd. Paris, 1981, pp. 79-130 ; Mytheet pense chez les Grecs (1965), rd. Paris, 1990, pp. 202-260.

    26. Ajoutons que, ds le milieu du VIlle sicle, commence le grand mouvement de coloni-sation qui va durer jusqu'au milieu du VI', et contraindre les Grecs penser l'organisation del'espace civique dans le geste mme de la fondation (ou du ramnagement) des cits: voir, l-dessus, Bertrand (J.-M.), Cits et royaumes du monde grec: espace et politique, Paris, 1992,pp. 9-64, ainsi que les textes rassembls et comments par Ltoublon (Fr.), Fonder une cit,Grenoble, 1987.

    27. Voir, Athnes, le rle de Dracon (621) : Hansen (M.-H.), La Dmocratie athnienne l'poque de Dmosthne. Structure, principes et idologie (1991), tr. fr. de S. Bardet et Ph.Gauthier, Paris, 1993, p. 53.

    28. Voir Loraux (N.), "~olon au milieu de la lice", in : Aux origines de l'hellnisme. LaGrce et la Crte. Hommage H. Van Effenterre, Paris, 1984, pp. 199-214 ( propos, notam-ment, du fr. 37 W.). Pour les fragments de Solon, voir West (M.-L.), Iambi et elegigraeci, 2,Oxford, rd., 1992.

    29. La loi crite se dit encore thesmos (ce qui est "pos", "institu") ; nomos gardejusqu'au Ve sicle le sens de "coutume", de "norme commune": Blaise (F.), "Solon. Fragment36 W. Pratique et fondation des normes politiques", Revue des tudes grecques, tome 108,199511, pp. 24-37, p. 28.

    30. Lvque (P.) et Vidal-Naquet (P.), Clisthne l'Athnien. Sur la reprsentation del'espace et du temps en Grce de lafin du VI' sicle la mort de Platon (1964), rd., Paris,

  • ORDRE ET DSORDRE EN TERRITOIRE GREC 23

    charnire: le lgislateur s'arroge encore les attributs traditionnels de Zeus, lajustice et la force par laquelle il impose les lois3! ; mais, aussi bien, l'avne-ment d'un concept de justice sociale est en voie de dveloppement: en "lib-rant" la terre, Solon inscrit l'eunoma dans la ralit concrte32

    A l'extrme fin du VIe sicle (508/507), la rforme de Clisthne marque unetape nouvelle et capitale. L'idal d'isonomie33 devient vritablement politiqueet s'incarne dans le fonctionnement institutionnel34 Clisthne rorganisel'espace civique en fonction d'une gomtrie complexe qui groupe dans chaquetribu des citoyens d'origine sociale et gographique diffrente, vous exercerensemble et pendant un dixime de l'anne la prytanie au sein de l'Assemble:la dmocratie est ne, mme si le mot n'existe pas encore35

    (suite note 30) 1983, p. 31 (fr. 36 W., 18-19). Contrairement l'image que s'en faitAristote, thoricien du mson, Solon n'est pas un conciliateur modr, mais un hros dress aucentre de la lice et occupant prcisment la place de cet espace "neutre" eucore inexistant:Voir Loraux (N.), "Solon... ", pp. 199-201.

    31. Fr. 36 W., 15b-17. Voir Blaise (F.), "Solon...", pp. 28-31 et Vernant (J.-P.), Les ori-gines ... , p. 83. Nous n'entrerons pas dans dbat de savoir si l'eunomie solonienne conserveune profonde imprgnation religieuse [Lvque (P.) et Vidal-Naquet (P.), Clisthne ... , p. 31]ou si le vocabulaire religieux est dtourn au profit de la conception d'un ordre civique "auto-produit" [Blaise (F.), "Solon ...", pp. 31,36].

    32. Il faut videmment nuancer tout cela: voir, pour une brve et prcise mise au point,Ostwald (M.), "La Dmocratie athnienne. Ralit ou illusion ?", Mtis, VII, 1-2, 1992, pp. 7-24, pp. 9-11 ; Canfora (L.), Histoire de la littrature grecque d'Homre Aristote (1989), tr.fr. D. Fourgous, Paris, 1994, pp. 100-108, et Moss (Cl.), Politique et socit en Grce ancien-ne. Le "modle" athnien, Paris, 1995, pp. 71-82. Claude Moss souligne toutefois que le refusmme de Solon de "procder un partage galitaire du sol" atteste que "l'ide d'un droit galpour tous la terre civique tait djforme": cf. dans l'Iliade (XV, 185 sqq.), les plaintes dePosidon contre Zeus (entre frres, doit rgner l'galit de partage; le vrai rapport de subor-dination concerne le pre et les enfants).

    33. Le terme, cette fois, ne signifierait pas "galit devant la loi", mais "gale distribution"du pouvoir [Will (E.), Le Monde grec et l'orient. J, le V' sicle (1972), rd., Paris, 1980, p. 73et p. 104]. Voir cependant Moss (Cl.), Politique et socit... , pp. 84-85 (au milieu du V'sicle,isonomie veut dire: galit "devant", "selon", "par" la loi) et Brul (P.), "Les cits", dans:Briant (P.), Lvque (P.), Le Monde grec aux temps classiques. J: le V' sicle, Paris, 1994, pp.152-153 (qui parle, propos de la rforme clisthnienne d"'isonomie hirarchique").

    34. Pour un expos de la rforme, voir Lvque (P.) et Vidal-Naquet (P.), Clisthne ... ;Will (E.), Le Monde grec ... , pp. 63-76; Hansen (M.-H.), La Dmocratie ... , pp. 70-74;Bertrand (J.-M.), Cits et royaumes ... , pp. 42-48.

    35. Le mcanisme est complexe: l'Attique est rpartie en trois rgions qui ne correspon-dent pas, d'ailleurs, trois "rgions" naturelles. Chaque rgion est divise en dix trittyesincluant elles-mmes un certain nombre de dmes (le dme est l'lment de base du systme etle lieu o s'inscrit la citoyennet) ; ensuite dix tribus sont institues, chacune compose de troistrittyes, une de la ville, une de la cte, une de l'intrieur. 50 citoyens sont tirs au sort danschaque tribu pour exercer ensemble les fonctions au Conseil pendant un dixime de l'anne.Voir aussi, sur l'importance, aprs Clisthne, du rle et des rformes d'phialte, Ostwald(M.), "La Dmocratie...", et Hansen (M.-H.), La Dmocratie ... , pp. 61-62.

  • 24 DSORDRE(S)

    A cette mutation sociale et politique qui, d'ailleurs, donne progressivement la cit des humains son autonomie par rapport au domaine divin, c~rrespond une innovation radicale dans la conception de l'univers, pense ds lapremire moiti du VIe sicle. Les philosophes Milsiens en sont les tmoins36et, parmi eux, le plus original sur ce point, Anaximandre: le premier, il imagi-ne un univers sphrique au centre duquel la terre se tient, non pas parcequ'elle reposerait sur un autre lment, mais parce qu'elle est quidistante desdivers points de la sphre, dans un champ de forces quilibres o aucune nel'emporterait sur l'autre37 La terre est au cur d'un monde rgi lui aussi parl'isonomia, le principe mme qui prside la rforme clisthnienne et l'ins-tauration de la dmocratie.

    Il - LES GRECS: ENFANTS DE L'ORDREOU ENFANTS DU DSORDRE?

    Ce bel quilibre, cet effort pour penser d'un mme mouvement, auxaurores de la dmocratie, l'ordre cosmique et l'ordre politique, va pourtantdemeurer un idal, et mme un idal marginal.

    ris dans la cit

    On assiste en effet, ds le ve sicle, un divorce progressif entre la spcula-tion philosophico-religieuse et la sphre du politique : les explications avan-ces du phnomne sont nombreuses et complexes38

    Un aspect saute en tout cas aux yeux lorsque l'on confronte au modlecivique athnien les constructions platoniciennes des derniers dialogues : lemouvement est renvers par lequel les mutations sociales et politiques de lacit informaient la reprsentation de ce "cosmos" avant la lettre; la citterrestre devient - ou devrait devenir - le reflet, la projection rigoureused'un univers cleste diffrenci et hirarchis.

    36. Rappelons qn'avec Hcate, c'est aussi l'histoire qui nat Milet vers la fin du VIesicle.

    37. A l'image d'un disque plat entour par Ocan, surmont par le ciel "d'airain", maisent sur un abme sans nom o s'agitent les forces primitives et chaotiques, succde celle d'unecolonne tronque, stabilise au centre gomtrique exact du cosmos, o ancune force nel'emporte sur l'autre et o aucune direction n'a de valeur absolue [Vernant (J.-P.), Mythe etpense... , pp. 205-207].

    38. Pour les uns, l'volution des modles politiques vers une complexit normative crois-sante fonde sur le concept d'galit gomtrique s'oppose en tous points la volont d'indif-frenciation de la rforme clisthnienne ; pour d'autres, les vieilles reprsentations diffren-cies et hirachises du corps social coexistent, depuis Clisthne, avec la volont de partage dupouvoir et des responsabilits politiques [songeons la permanence et l'importance desclasses censitaires: claire mise au point historique in: Hansen (M.-H.), La Dmocratie... , pp.67-70]. Sur le dbat en question voir, d'un ct, Lvque (P.), Vidal-Naquet (P.), Clisthne... ,pp. 123-146, de l'autre, plus nuanc, Vernant (J.-P.), Mythe et pense... , pp. 251-260.

  • ORDRE ET DSORDRE EN TERRITOIRE GREC 25

    En effet, la volont des thoriciens politiques et des urbanistes,d'Hippodamos de Milet Platon, est dsormais d'unifier un espace menac enpermanence par la division et le dsordre qui, au Ve comme au IVe sicles,s'tablissent de manire endmique sur les plans conomique, social et poli-tique39 : l'histoire d'Athnes la priode classique est traverse, rappelons-le,par la rivalit qui oppose aux dmocrates les tenants de l'oligarchie, et la guer-re extrieure contre Sparte exacerbe l'chelle du monde grec cet affronte-ment. Tout se passe comme si l'ordre divin et cosmique ne concidait plus aveccelui de la cit terrestro.

    Ne nous y trompons pas nanmoins: le mal vient de plus loin, et l'histoirene fait que confirmer ce qui, ds le dpart, tait inscrit dans l'ordre de lagense universelle - et nous voici, aprs ce long survol historique, ramens Hsiode.

    Nous avons remarqu qu'entre la ligne de Khaos et celle de Terre, il n'yavait pas de mariage possible, mais de relles interfrences. ris, la querelle,est un principe opratoire permanent dans la pense des Grecs41 et, quoique,ds l'origine, Hsiode lui-mme tente de la convertir en force originellementpositiv2 , elle nourrit et engendre la sdition, cette stasis contre laquelleSolon se dressait.

    39. Ainsi, plusieurs indices, dans le texte platonicien du Critias, prsentent la guerre ori-ginelle entre Athnes et l'Atlantide comme une stasis coupant en deux une cit originelle; parailleurs, le livre 1 des Lois (notamment 626 c-628 b) ne voit dans la guerre (p6lemos, puis sta-sis) le mode normal de relation entre cits, entre entits plus petites et mme de soi soi, quepour mieux ensuite poser l'exigence d'un nouveau rgne des lois promis effacer l'chec san-glant qu'a t, selon Platon, l'histoire athnienne du ve sicle. Je remercie Pascal Payen dem'avoir autoris citer ici, trop htivement, quelques points de son tude paratre: "LaCit en conflit: Platon, lecteur d'Hrodote ?", communication prsente au colloque inter-disciplinaire: Ecriture, philosophie et thologie de l'Histoire, de l'Antiquit au XVIIe sicle,Chantilly, Centre culturel des Fontaines, 2-3-4 octobre 1995. Sur les chos entre Athnes etles cits imagines par Platon, voir aussi Lvque (P.) et Vidal-Naquet (P.), Clisthne ... , pp.133-146.

    40. A quoi s'ajoute que les conflits entre pauvres et riches vont s'exacerber Athnes aucours du IVe sicle: Moss (Cl.), Politique et socit... , pp. 101-108.

    41. Voir, l-dessus, Nagy (G.), Le Meilleur des Achens... , pp. 255-264 : l'issue du conflitde ruses entre Zeus et Promthe (cf. Thogonie, v. 512-616 et Les Travaux et les Jours, v. 47-106), le sacrifice, comme partage distance, est la sanction d'une rupture entre les dieux et leshommes privs de la commensalit originelle; la guerre de Troie est, elle aussi, suscite parris et la querelle qu'elle provoque entre les desses.

    42. Ibid., pp. 357-364: la question est ici celle des deux ris dans Les Travaux et les jours(v. ll-26). L'tranget vient du fait, que selon Hsiode la bonne ris, celle qui favorisel'mulation et la comptition civilisatrice, est bien l'ris originelle de la Thogonie, celle en qui"lefils de Kronos" "a plac les racines mmes de la Terre" : dngation, euphmisation de lapart de qui, sachant la primaut du conflit, le scinde en deux forces homonymes, la premirepositive, la seconde nfaste? Selon G. Nagy, l'ris invitable doit tre formalise et socialise, travers, notamment, la posie de "blme". Pour une autre interprtation de la double risdes Travaux en termes de survivance indo-europenne, voir Mezzadri (B.), "La Donble risinitiale", Mtis, IV, l, 1989, pp. 51-60 (mais, selon l'auteur, les deux ris hsiodiques sont de

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    Le terme stasis drive lui-mme du verbe histemi qui dsigne la stationdebout immobile et, en particulier, la position assigne l'hoplite tenant fermesa place; d'un mot qui dsigne l'immobilit stable, on passe une notion quiimplique dsordre et confusion43 : la cit se divise, s'affronte elle-mme et,trs vite, comme dans la mle homrique devenue furieuse, on ne sait plus quel camp appartiennent les ennemis44 La guerre du Ploponnse fut l'occa-sion de ces terribles retours de la confusion originelle, Athnes mme, dontl'histoire fut parfois tragiqu5

    Cit duelle ou cit ternaire ?

    Songeant alors Hraclite, pour qui la "guerre" est le "pre" et le "roi" detoute chos6 , on peut se demander si, vritablement, le mson, ce milieu tantvant par les modrs athniens qui en font le lieu d'une classe "moyenne"prise de paix et de rconciliation, n'est pas un "beau mensonge"47. Car un

    (suite note 42) la mme ligne; c'est au moment o le rgne de Zeus advient que la bonneris des Travaux est assigne sa place originelle, aux antipodes du rgne des Olympiens [v.18-19], la Thogonie relevant d'une "temporalit" diffrente; l'tude insiste fortement sur lefait que la double ris n'est pas une simple polarit, nne "double postulation", mais s'incarneen deux tres distincts [p. 54]j. Nous suivrons pour notre part G. Nagy, qui crit: "This pointis, just as an undivided negative Eris can split into a primary positive and secondary negati-ve pair... "[Greek Mythology and Poetics (1990) Ithaca and London, 1992, p. 76].

    43. Finley (M.-L), L'invention de la politique (1983), tr. fr. J. Carlier, Paris, 1985, pp.156-157.

    44. La stasis correspond ce bellum plus quam civile romain, qui n'est pas l'affrontementorganis d'armes rivales, mais la guerre acharne o le proche tue le proche dans la plus sau-vage indistinction : voir Jal (P.), La guerre civile Rome. tude littraire et morale, Paris,1963, et Botteri (P.), "Stasis, le mot grec, la chose romaine", Mtis, IV, l, 1989, pp. 87-100.Sur l'galisation propre la stasis, voir Loraux (N.), "Thucydide et la sdition dans les mots",Quaderni di Storia, 23,1986, pp. 95-134.

    45. Avant mme la guerre du Ploponnse, mais un monde que le trouble n'pargne pas,la pense grecque tmoigne de l'aspiration et de la difficult mles apprivoiser les forceschaotiques de la nuit: c'est tout l'effort de l'Athna des Eumnides (458) ponr intgrer dans lacit les vieilles rinyes; mais on sait que la vision d'Eschyle n'est pas dpourvue d'angoisse etde scepticisme. Voir, par exemple, Moreau (A.), Eschyle ... , pp. 267-289 et 329-333 (l'ide d'un"optimisme" d'Eschyle est nuance).

    46. Hraclite, fr. 53, D.K.47. C'est l'avis de Finley propos d'Aristote (L'invention ... , pp. 32-33 et, notamment, n.

    4). Sur l'image aristotlicienne de Solon comme homme du "milieu", voir Loraux (N.),"Solon...", pp. 199-201 notamment. Voir aussi Thucydide propos de la destruction, dans lastasis de Corcyre (427) et dans les guerres civiles en gnral, des "lments intermdiaires"[ td msa... diephtheronto] (III, 82, 8). La qnestion, trs dbattue, est videmment de savoir sicette notion de "parti modr" a eu on non, la fin du ve et au dbut dn IVe sicle une "basesociale" (P. Demont) ou s'il s'agit d'un pur concept idologique; certains plaident pour la pre-mire hypothse: voir Romilly (J. de), Problmes de la dmocratie grecque, Paris, 1975,notamment pp. 177-178; Hansen (M.-H.), La Dmocratie ... , dj cit supra pp. 145-147notamment (tripartition militaire du corps civique), et Demont (P.) (discutant notammentles thses de J. Ober), "A propos de la dmocratie athnienne et de la cit grecque", Revuedes tudes grecques, tome 108, 199511, pp. 202-203. Sur les tensions sociales dans l'Athnes

  • ORDRE ET DSORDRE EN TERRITOIRE GREC 27

    autre modle - cher Nicole Loraux - concurrence celui d'une cit harmo-nieusement unifie en son centre; c'est celui de la cit divise, dchire, maisqui, du fait mme de cette division se recre plus aisment dans l'unit d'unsumbolon originel. Mettre un terme la division, cela peut se dire en grec sousla forme d'une double ngation (dfaire la division, dlier la dliaison) commesi, pour tout dire, la division tait premire et l'unit second8

    Le modle duel de l'ordre social, celui d'une scission sans cesse dfairepour construire l'ordre s'opposerait alors au modle ternaire d'un mson,cimentant des factions rivales. Cette reprsentation ne date pas seulement del'poque classique. A cet gard, la loi tonnante attribue Solon par Aristoteest rvlatrice:

    Celui qui, dans uue stasis, ne prendra pas les armes avec une des parties, sera frappd'atimie et n'aura plus de droits politiques49

    On peut videmment interprter cette loi comme un instrument imprieuxd'affirmation de la responsabilit collective du citoyen. On peut soulignerqu'en un temps de conflits sociaux aigus, elle assimile stasis, la guerre civile, p6lemos, la guerre trangre, et laisse peu de place une pense de la concilia-tionso On peut y voir aussi le signe d'une ambigut fondamentale, peut-trefondatrice. Le lgislateur pense la primaut, l'invitabilit du conflit, maisgalement le stade, second, o il faudra que la cit se reforme pour continuer exister: comment mieux ressouder un objet qu'en le scindant en deux par-ties symtriques, en deux moitis sans reste? Puisque le dsordre nous dpas-se, tchons d'en tre les empiriques organisateurs.

    *

    (suite note 47) du V, sicle, voir les analyses de Moss (Cl.), Politique et socit... , notam-ment pp. 86-120. Sur la tendance des Modernes valoriser le mson en refaisant le geste del'utopie grecque, voir Loraux (N.), "Repolitiser la cit", L'Homme, nO 97-98, Anthropologie :tat des lieux, Paris, 1986, pp. 263-283, not. pp. 270-279.

    48. L-dessus, voir Loraux (N.), "Le lien de la division", Le Cahier du Collge interna-tional de philosophie, 4, 1987, pp. 101-124, "Reflections of the Greek City on Unity andDivision" in : City States in Classical Antiquity and Medieval Italy, edited by A. Molho, K.Raaflaub, J. Emlen, Stuttgart, 1991, pp. 33-51, pp. 44-45, et "La Cit grecque pense l'Un et leDeux", Mlanges Pierre Lvque, dits par M. M. Mactoux et E. Geny, 8, Besanon-Paris,1994, pp. 275-291, pp. 284-287.

    49. Aristote, Constitution d'Athnes, 8, 5, et Plutarque, Vie de Solon, 20, l.50. Voir Loraux (N.), "Solon... ", pp. 203-204.

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    Ainsi, l'ide d'un monde spatialement organis selon certaines lois nes'impose pas d'emble la pense grecque: l'univers apparat plutt commeun champ de forces, de tensions tantt complmentaires, tantt divergentes,sans que jamais cesse d'uvrer la division qui forme comme le revers de l'treet mme, pour certains, son principeS l .

    Dans la notion de dsordre, les Grecs n'ont pas seulement entendu l'absen-ce d'ordre, l'tat initial antrieur la fondation de l'ordre; ils y ont aussi etpeut-tre surtout peru la force cosmique originelle qui vise dfaire ce quiest, toujours perturber l'harmonie construite, dans les cieux comme dans lacit, par les hommes: pulsion de mort et de vie la fois52

    L'ordre grec - dont nous nous formons trop souvent une image marmo-renne - est donc une conqute toujours recommence et parfois violente,dans le lent travail civilisateur de la pense philosophique et normative53 :c'est pourquoi Zeus surveille, d'un il ternellement anxieux, la race, elleaussi ternelle, des enfants de Khaos.

    51. Rappelons quel point le sacrifice, et donc la condition humaine, sont fonds sur uneris originelle: voir supra n. 41.

    52. Les deux premires lignes de la Thogonie, nous l'avons vu, n'ignorent pas les inter-frences ; la premire nomme incarne la division mme, et c'est avec elle ( partir d'elle, sug-greront Les Travaux et les Jours en parlant de la bonne ris ou du bon usage d'ris) quel'univers des hommes et les hommes dans l'univers doivent se construire.

    53. Lorsque, dans le rcit de la Thogonie, tout semble apais pour le rgne de Zeus, voicique Gaa elle-mme enfante, comme aprs coup et de l'treinte mme du Tartare o semblaient jamais relgus les Titans rebelles, une nouvelle incarnation du dsordre, Typhe, le predes vents dments, contre lequel Zeus va entreprendre une nouvelle gnerre cosmique (v. 820-880). Typhe, prcise Hsiode "sur les mortels comme sur les immortels, ft devenu matre etseigneur, n'tait l'esprit perant du pre des hommes et des dieux qui l'aperut" (v. 837-838 ;traduction de A. Bonnaf : Hsiode, Thogonie. La naissance des dieux, traduit du grec parA. Bonnaf, prcd d'un essai de J.-P. Vernant, Paris, 1993).