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JEAN CAYROL 1 - Numilog

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JEAN CAYROL 1

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J E A N C A Y R O L et son œuvre

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DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

Des lieux inhabitables roman

Une terreur précieuse roman

En préparation : Motus, roman

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Daniel Oster

JEAN CAYROL et son œuvre

Éditions du Seuil 2 7 , r u e J a c o b , P a r i s V I

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© Editions du Seuil, 1967.

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pour Françoise

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Approche de Lazare

Qui recommencera i t la lecture de l 'œuvre de Jean

Cayrol p a r l 'arr ière cons ta tera i t que nulle œuvre n 'es t plus c la i rement engagée dans l 'é tat présent . Si Muriel nous a déjà m o n t r é ce qu 'on pouvai t a t t endre d ' un r e tour d'Algérie, la dernière page de Je l 'entends encore, après bien des t r ibula t ions his tor iques, nous in t rodui t à l'inté- r ieur d 'une mani fes ta t ion p o u r la paix au Vietnam, tandis que De l 'espace huma in nous si tue au cœur peut-être chaud encore, peut-être déjà gelé, de no t re ville. Toutes les guerres, tous les désarrois, tous les désordres sont passés dans cette œuvre, mais aussi toutes les neiges, les der- nières neiges, les sensat ions dans ce qu'elles on t tou jours de plus récent, nos mots dans leur plus neuf réchauffe- ment . Mais parce que la fo rme de ces récits qui nous convient à ê t re davantage con tempora ins de nous-mêmes semble cons t amment tournée vers l 'arrière, on a voulu faire de Cayrol « le romanc ie r de la mémoi re ». Bien d 'aut res approximat ions ont été tentées depuis la paru- tion, en 1947, des t rois romans de Je vivrai l ' amour des autres. La profonde nouveauté de ce romanesque qui coupai t les ponts avec une t radi t ion ra turée p a r l 'Histoire, sans doute t rop gênante p o u r certains humanis tes , fut soigneusement enfouie sous des commenta i res u n peu

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trop catholiques pour être vrais. Parce qu'il revenait des camps, Cayrol fut appelé à la barre des témoins. Parce qu'il n'y retournait pas, il pouvait passer pour contemp- teur d'un certain engagement. Ceux qui entendaient s'ins- taller dans l'univers absurde des victimes et des bour- reaux, ne virent pas qu'ils se trouvaient déjà dans le monde, plus significatif, de la dépossession, de la défigu- ration, de l'indifférence et de la torpeur. Un espace contaminé, une humanité en suspens, capable de ne se fixer que dans le drame, des apparences instables, auto- ritaires ou capricieuses, un temps délirant mais aussi invité à toutes les sorties, voilà ce qu'il restait à décrire. Pour la première fois peut-être on pouvait entrevoir la possibilité d'une littérature en marche, ouverte à toutes ses initiatives, disponible à elle-même, déclenchée de l'intérieur : une littérature de la naissance perpétuelle. La nôtre.

De cette difficulté de situer une œuvre qui s'est naï- vement refusée à poser ses propres définitions, Cayrol a toujours été parfaitement conscient. « Cet oubli de moi-même, a-t-il dit, cette vulnérabilité dans toutes mes actions m'empêchent de préparer une image modèle, publique, de ce que je représente assidûment et qui pourrait, au bon moment, satisfaire les curiosités et apaiser les animosités ; j'aimerais être le badaud de moi- même 1 » Je ne parlerai ici à la première personne que par mimétisme, pour ne pas déranger un regard qui ne fixe et ne se fixe pas, s'offre à tous les dépaysements et ne transperce que ce qui reste vulnérable. J'aurai moins à expliquer ou à prévoir qu'à me faire complice d'une imprévoyance et d'une invention. Je ne me décalerai pas par rapport à cette parole qui « part en entier », qui

1. Tel Quel, pr intemps 1963, n° 13.

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t raverse la vie « sans en rien omet t r e ». J 'essaierai de ne

pas m a n q u e r de parole envers cette œuvre dont nous sommes déjà beaucoup à savoir ce qu'elle nous dit, et don t les thèmes s 'évadent dès ma in t enan t à l 'air libre.

Qui est cet h o m m e ? A cette quest ion légendaire on p r end ra garde d ' appor te r des réponses anecdotiques. La lecture d 'un seul des livres de Cayrol apprendra i t que cet h o m m e est secret. Pour tan t , il ne cesse de parler . C'est qu'il a mis au point, comme tac t iquement , quelques récits derr ière lesquels il peu t se l ivrer à u n récit plus vaste et plus accordé à not re p ropre goût, qui vient tou t jus te s ' intégrer dans ce que nous nous racontions, u n récit où nous avons no t re place. Qu'il soit bordelais n ' impl ique pas qu'il soit bavard, mais qu'il soit bavard explique qu'il soit bordelais. A Bordeaux, il y a les dunes, la mer, les docks. Mais aucun de ses personnages n 'est bordelais et quand ils ont des « souvenirs d 'enfance », ce sont des souvenirs de terriens. Ils ne r e tournen t pas vers la mer, ils y vont. De même pour la parole : Cayrol n 'en vient pas, il va vers elle.

Je ne voudrais pas en dire trop. Mais persuadé que Cayrol n ' au ra jamais l ' inconséquence d 'écrire ses mé- moires, je donnerai ici quelques points de repère qui seront peut-être aussi vrais que fallacieux. Par exemple je ne sais pas l 'année de sa naissance. J 'ai p u constater , en consul tant les revues où il a accepté de dire quelque chose de lui-même, qu'il éludait tou jours la quest ion de son âge. Il se contente de dire : « Je suis né dans la ville de Bordeaux, aux cerises, une année où il n 'y avait pas de bon vin, paraît-il. » Cette méfiance à l 'égard du temps,

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nous la retrouverons. Elle me permet seulement d'indi- quer qu'aujourd'hui Cayrol doit avoir « dans les cin- quante-cinq ans ».

Un grand-père aventurier qui s'embarque clandestine- ment pour l'Amérique en 1865 sur un trois-mâts appar- tenant à son oncle, le commandant du bord. Le mousse avait seize ans. « Il participe trois fois à la ruée vers l'or. Il amasse des pépites et des milliers d'hectares de terres dans le Far West, fait la guerre de Sécession dans les trou- pes nordistes, connaît les naufrages, l 'amour indien, les embuscades, puis, tailladé de blessures et de souvenirs, se retire à Bordeaux, dans la demeure familiale qui sen- tait l'ouate. » La famille Cayrol (Cayrol est un nom du centre de la France qui signifierait Rocher) fabrique de la grosse corderie pour bateaux. Une bonne affaire, paraît- il. On se transmet les récits des ancêtres : « Charles X vint à Bordeaux. Alors ton arrière-arrière-grand-oncle a mis sa belle culotte de satin noir et il a reçu le roi dans sa corderie. » Cayrol enfant lit Jules Verne et les Enfants de la mer de Charles Kingsley. L'été, la famille s'installe au bord de l'étang de Lacanau. Les chaînes ont remplacé les cordages. Son père, le docteur Cayrol, est un stoma- tologiste connu. Une enfance heureuse, bourgeoise et aventureuse 1

Cayrol dit : « J'ai été surréaliste à onze ans. J'ai écrit mon premier poème quand j'étais encore petit garçon. Je me vois à Pontaillac à plat ventre en haut d'une falaise, cherchant d'abord des rimes qui me plaisaient, puis essayant de bâtir mon sonnet à partir d'elles. Mais j'ai tellement regardé la mer que je me suis endormi sur un sonnet qui n'a jamais été écrit. Mon second poème s'inti- tulait la Mort de Spongia, mort d'une dame romaine.

1. Voir p. 163, Documents.

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Ma grand-mère fut particulièrement choquée par un vers qui disait : Tandis qu'elle étendait les bras vers son amant. J'eus beau lui dire qu'amant était pris dans le sens honnête qu'il avait au XVII siècle, cela ne la rassura qu'à demi sur mon innocence. » Cayrol a seize ans lors- qu'il fonde sa première revue littéraire : Abeilles et Pensées, où collaborent, entre autres, Maurice Fombeure et André Salmon. Après quatorze numéros, la revue disparaît. Entre-temps, Cayrol a eu l'occasion de ren- contrer M a u r i a c En 1934, nouvelle revue littéraire, fon- dée avec Jacques Dalléas : les Cahiers du Fleuve, où paraissent Ulysse, dialogue théâtral en cinq tableaux écrit en collaboration avec Dalléas, et Ce n'est pas la mer, le premier livre de poèmes de Cayrol. Max Jacob et Daniel- Rops envoient des textes. Parallèlement à une activité poétique qui se confond avec une vie en liberté, Cayrol étudie le droit à la faculté de Bordeaux. « Un jour arriva où je reçus ma première cliente. Elle m'expliqua son affaire en hurlant de telle façon que mon père sortit de son cabinet de consultation et la chassa. Cet incident burlesque mit fin assez vite à ma carrière d'avocat. » En 1937, Cayrol est nommé bibliothécaire de la Chambre de commerce. « Le matin, dans mon royaume désert où tout était esprit, je faisais ma gymnastique entre les rayons. » La mer, le vent, la nuit se mettent à remplir cette œuvre qui commence: le Hollandais volant (1936) et les Phénomènes célestes (1939) lui permettent d'en- granger tant d'images admirables qui renaîtront, quinze ans après, enfin dégelées.

A partir de 1939 commence la partie la plus légendaire et la plus clandestine de sa vie. On n'en connaît que les extrémités, les hauts et les bas. Cayrol a fait son service

1. Voir p. 167, Documents.

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militaire « dans la marine » à Brest, en 1934. Après la défaite, il veut s'embarquer pour l'Angleterre; il est marin mais fait office de lieutenant. A la dernière minute, on l'empêche de partir. Il décide alors de se rendre à Londres à pied. Il part vers le nord avec un sac et un bâton. Sur la route il rencontre son frère, Pierre Cayrol, qui l'invite à revenir à Bordeaux où la Résistance les attend. Extrêmes comiques, ces croix de Lorraine en carton jetées devant la Kommandantur de Bordeaux et qu'on va voir balayer, ces files de jeunes gens qui mar- chent d'un pas grotesque juste à côté des défilés alle- mands. Mais Cayrol appartient aussi au réseau Notre- Dame du colonel Rémy, qui émet vers Londres et l'Algérie. Arrêté une première fois en mars 1942, il est libéré faute de preuves, mais repris deux mois plus tard. « J'ai été dénoncé par un agent de liaison qui portait chez nous le nom de Capri. C'était un étudiant en médecine. Le 10 juin 1942, à quatre heures du matin, la Gestapo a frappé à notre porte. Elle nous a emmenés, Pierre et moi. On nous a très vite séparés. Nous nous sommes dit au revoir, et c'était un adieu. Nous avons été emmenés à Paris, rue des Saussaies. Là j'ai retrouvé Capri, c'est lui qui m'a interrogé. Il était d'autant plus dur qu'il devait être encore capable d'éprouver de la honte. L'un des inspecteurs allemands auxquels j'avais affaire s'appe- lait Krams. Il connaissait mes poèmes. Il m'en parlait entre deux séances. Jusqu'en mars 1943 je suis resté à Fresnes... Ma fiancée du moment avait averti immédiate- ment Jean Paulhan, qui se démena tant qu'il put. Aragon, Pierre Emmanuel, Albert Béguin intervinrent aussi de toutes leurs forces. Drieu La Rochelle écrivit au repré- sentant des Allemands à Paris, Otto Abetz, une lettre assez belle qu'il termina par cette formule : « Tristement vôtre. » Le directeur de l 'Institut allemand de Paris,

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Heller, fit également des démarches. » Au mois de mars 1943, Cayrol est déporté à Mauthausen, sous le régime Nacht und Nebel. Pendant sa détention, Albert Béguin fait paraître Miroir de la rédemption aux Cahiers du Rhône. En 1945, à son retour, Cayrol publie les Poèmes de la nuit et du brouillard, écrits en déportation, et des Acta Sanctorum, chants funèbres à la mémoire de son frère et de ses amis morts dans les camps.

De retour à Bordeaux, il écrit On vous parle en vingt et un jours. Ce livre du retour est aussi le livre de la pré- monition. Les docks sont occupés par des individus où Cayrol reconnaît, après coup, ses personnages. Il ren- contre, par exemple, un clochard de vingt-quatre ans qui lui déclare qu'il attend son chauffeur, qu'il va retourner au palais de Birmingham où il a sa chambre. Un soir la reine d'Angleterre est entrée dans cette pièce pour déposer sur la table de nuit un billet de mille francs. C'est l'apprentissage de la fable et du fabuleux dans un univers déserté. Cayrol dit : « J'étais quelqu'un d'exceptionnel, et je voulais qu'on le sache, parce que j'étais revenu. » Mais il rappelle aussi qu'à Mauthausen un prêtre lui a dit : « Ne vous occupez pas de votre âme, mangez », et qu'à son retour des amis communistes lui déclarent : « Vous avez vécu cela, c'est fini, maintenant il faut vivre. »

En 1947, On vous parle et les Premiers Jours obtiennent le prix Théophraste-Renaudot. A partir de ce moment son œuvre s'organise comme une reprise de possession du monde. Poèmes, romans, essais imposent Jean Cayrol comme un des écrivains les plus importants de la géné- ration post-existentialiste. Admiré par Albert Béguin ou Pierre Emmanuel, accaparé par certains catholiques qui ne veulent interpréter ses premiers livres que sous l'an- gle qui leur est le plus favorable, il suscite pourtant très tôt les commentaires admiratifs de ceux (Roland Barthes,

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Bernard Pingaud) qui voient en lui un écrivain totalement moderne, capable de mettre tout naturellement en ques- tion les formes acquises, prenant les risques d'un style pleinement varié, ouvert à la fois aux dimensions quoti- diennes et mythiques, qui écrit (selon la formule de Francis Ponge) « non pour exprimer le silence » mais « pour couvrir les autres voix surprenantes du hasard ».

Sans doute Jean Cayrol n'a-t-il pas facilité sa propre mise en place. Je dirai plus loin pour quelles raisons il peut être considéré comme un des précurseurs du roman nouveau. Mais cinq courts métrages (dont quatre écrits et tournés en collaboration avec Claude Durand) et deux longs métrages (Muriel, d'Alain Resnais, dont il a écrit le scénario et les dialogues, et le Coup de grâce réalisé par lui et Durand) ont fait de Cayrol l'un des cinéastes les plus authentiques de ces dernières années. Cinéma difficile à imposer il est vrai, car on aime bien que le romancier ne se mêle pas de tirer sur l'écran les consé- quences de ses découvertes. Il n'empêche que le cinéma est pour Cayrol une entreprise de vérification du monde avec lequel il a renoué. « L'art, dit-il, de prendre au sérieux l'initiative et l'invention d'un regard. »

Le goût de Cayrol pour la littérature de groupe, pour la littérature de génération se manifeste à nouveau en 1956 lorsqu'il fonde aux Editions du Seuil la collection Ecrire. Il s'agit pour lui de prendre la littérature comme elle vient, en dehors de ses aspects définitif et proverbial. Il faudrait citer en entier l'introduction à cette collection qui paraît dans Ecrire I sous le titre familier de : le Coin de la table, et qui a donné le point de départ à une nou- velle manière d'être de la littérature. Cayrol propose qu'on s'intéresse à l'enfance de l'art plutôt qu'à sa célé- bration. Ce qu'il veut accueillir, c'est cette « prélittéra- ture, littérature en formation, littérature verte, encore

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désordonnée, avec ses scories, ce timide gravier qui grince entre les phrases, des reliefs de lecture, d'effusion, dans laquelle l'écrivain-né fait son or, son magot, sa magie près d'un feu qui n'attend pas ». Cette position en retrait de la véritable littérature demande que l'écrivain, que l'on ne salue plus dans la rue, soit à la fois plus exigeant et plus aventureux. « Le jeune auteur est seul, en transit dans une effervescence mondiale à laquelle il rattache plus ou moins difficilement sa révolte et ses rancunes. » Cayrol a voulu briser cette solitude en don- nant au lecteur ce rôle primordial dont il s'obstine à ne pas vouloir. C'est lui, le lecteur, « qui fait vivre un texte, le prend en tutelle... Un lecteur qui répond à un texte, répond d'un texte, répond sur un texte... C'est lui qui doit mettre fin à l'incertitude de l'écrivain, développer ce miraculeux échange entre ses convictions souvent obs- cures ou mal connues, et celles d'un écrivain qui a toute sa vie, qui engage toute sa vie pour leur donner forme et écho ». Une fois soulignés le rôle de l'insécurité dans l'écriture et celui de la reconnaissance dans la lecture, Cayrol définissait ainsi ce que représentait pour lui l'acte d'écrire :

« Ecrire ce n'est pas seulement conspirer avec soi- même afin d'atteindre les autres brutalement et sans rémission, c'est aussi inspirer autrui, le pousser vers sa ressemblance, vers sa préférence, l'unir à cette terre natale à laquelle il songe depuis sa naissance et qu'il laisse en friche, lotit, piétine au fur et à mesure qu'il avance en âge.

Ecrire c'est également prendre des vessies pour des lanternes, une cabane à lapins pour une cabane à lutins ; c'est renverser les rôles, les destins, la tartine du côté du beurre ; c'est rester en état de disponibilité ; c'est penser que la vie n'a que nous pour survivre.

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Ecrire c'est une façon pour ne pas se perdre, pour voir le jour se lever dans les ténèbres ; c'est apprendre lentement à se taire.

Ecrire ce n'est aussi qu'écrire, c'est-à-dire œuvrer avec les mots, ajuster son vocabulaire, « tenir un outil dont le manche est brûlant ». Chaque chose a son mot à dire. C'est remettre tout en état, le discontinu, l'étrange, l'inu- tile, le suprenant, l'aigu et l'ambigu dans le même élan, sur la même route.

Ecrire c'est déambuler avec une besace vide, un cœur insatisfait ; c'est enfin veiller, à ses risques et périls.

Sentinelle, où en est la nuit ? »

Les textes publiés depuis dix ans dans Ecrire n'ont pas manqué à cette forme-là d'engagement. Ils sont là, ils nous attendent. Le premier numéro présentait des œuvres qui s'appelaient : les Sauterelles, Louise, le Vent. Le numéro 15, récemment, nous offrait : Images de l'obs- curcissement, Le Havre la nuit. Des titres cayroliens, si l'on veut, mais surtout des écrits sans parti pris, riches de leurs pleins et de leurs déliés, qui ont tous en commun d'être à la fois ouverts et clos — ouverts et clos sur nous, ouverts et clos sur eux-mêmes. Les trois ou quatre mille lettres à un jeune poète que Cayrol a écrites, il suffira que ceux qui les ont reçues le disent, ne seront pas tombées dans l'oreille d'un monde sourd.

Marcher avec Jean Cayrol, pour nous qui allons dans nos trente ans, c'est côtoyer notre légende. « Une légende dont le mutisme m'oblige sans fin à écrire. » Il y a trente ans commençait notre préhistoire.

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« Il n'y avait plus de ciel il n'y avait plus de terre il n'y avait qu'un homme qui glissait le long d'un tronc seulement cela avec des gestes d'amant un homme qui ne voulait pas tomber un homme qui aimait bien les arbres et dont l'ombre aujourd'hui avait le poids de sa tombe \ »

Nous avons derrière nous une longue parenthèse où, à notre insu, notre vie a été portée avec notre mort, dans le même ventre, dans la même parole. Entre le ciel et l'abîme s'est noué un drame, se sont célébrées des noces. Nous sommes les fruits de cette épreuve. Depuis ce temps les vivants et les morts sont dans la même maison. Nous avons à connaître cette promiscuité. Nous avons à explorer cette demeure étrange, pleine d'inversions, ces murs, ces rues, ce langage qui sont la poésie d'un perpétuel retour d'âge. Nous avons surtout à passer à travers la mort.

Je marchais avec Jean Cayrol, tout entouré de réfé- rences. C'était le quartier Latin (quelle histoire) tout de suite après le déjeuner. Il n'y avait pas beaucoup d'hom- mes ou de femmes seuls. Les bâtiments et les masures rénovés (poutres apparentes, mini-kitchenette ultra-mo- derne, tout sous la main, mais de fausses traces de moisissure sur les murs, lézardes à prix d'or, il paraît qu'on a des chances d'être classés) avaient l'air de se poser des questions sur leur avenir. Toutes ces maisons s'avançaient masquées. Nous avons croisé un groupe de

1. Passe-temps de l 'homme et des oiseaux.

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jeunes gens décorés d'admirables rouflaquettes et ornés de merveilleuses martingales, de boutons dorés. Ils fai- saient le pied de grue devant leur vie. « A Mauthausen, l'essentiel était d'être bien vêtu. Nous étions quelques- uns à l'avoir remarqué ; ils ne frappaient pas ceux qui savaient les provoquer par un vestiaire qui n'était pas de mise... » Comme à Mauthausen ? Dans quel monde vivons-nous ?

Le plus grave, pour nous, c'est ce langage par lequel nous avons à resurgir. Ce langage de résurrection où il nous faut nous loger, et toutes nos dimensions, pour cesser enfin d'être anonyme. J'en parlais avec mon fils, né sous de Gaulle. Je lui demandais de quoi étaient faites leurs conversations d'écoliers. Cela vous arrive de parler des grèves ? Non. De la guerre, de ce que vous allez faire plus tard ? Non. Mais de quoi parlez-vous ? — Nous ne parlons pas.

Il paraît que l'autre jour la cour de récréation s'était transformée en un champ de bataille où se jouaient, par petits groupes, des parties d'osselets qu'on aurait voulu éternelles. Osselets en matière plastique, inusables, gad- gets d'une mort ancienne, faux résidus de fouilles, étalés sur le bitume où les inscriptions à la craie sont prohibées.

Nous ne valons guère mieux. Je connais des profes- seurs de « lettres » qui se signalent par leur mutisme. La vie les a délogés de leurs leçons apprises. On parle de Mon- taigne et de son humanisme (bordelais), faute de mieux.

« Je connais un ruissellement fabuleux dont les méandres nous mènent aux salles ouvertes sur le Verbe. Mais qui peut parler de cette rencontre quand tout n'est plus que vide sous les herbes 1 »

1. Pour tous les temps, p. 44.