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1 Jean-Claude Monod, ancien élève de l’ENS (Paris), agrégé de philosophie, docteur en philosophie, Directeur de recherches au CNRS (UMR 8547, Archives Husserl). Enseigne à l'Ecole Normale Supérieure (Paris) et à Sciences Po (Paris). Son livre Penser l'ennemi, affronter l'exception. Réflexions critiques sur l'actualité de Carl Schmitt, La Découverte, 2007, vient d'être réédité en Poche/Découverte avec une nouvelle préface. Suite à la rencontre sur le thème « Radicalisation, théorie du complot, violence sans fin, l’école à l’épreuve des valeurs républicaines », organisée et animée par le Cercle de la Licra et l’Ecole normale supérieure – 18 mai 2016

Jean-Claude Monod, ancien élève de l’ENS (Paris), agrégé ...€¦ · questionnements « radicaux » sur les failles du monde moderne, des formes « radicales » de critique

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    Jean-Claude Monod, ancien élève de l’ENS (Paris), agrégé de philosophie, docteur en philosophie, Directeur de recherches au CNRS (UMR 8547, Archives Husserl). Enseigne à l'Ecole Normale Supérieure (Paris) et à Sciences Po (Paris). Son livre Penser l'ennemi, affronter l'exception. Réflexions critiques sur l'actualité de Carl Schmitt, La Découverte, 2007, vient d'être réédité en Poche/Découverte avec une nouvelle préface. Suite à la rencontre sur le thème « Radicalisation, théorie du complot, violence sans fin, l’école à l’épreuve des valeurs républicaines », organisée et animée par le Cercle de la Licra et l’Ecole normale supérieure – 18 mai 2016

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    Radicalisationougreffereligieusesurdesitinérairesdeviolence?La «radicalisation» semble être une de ces catégories à la fois insatisfaisantes etincontournables, utilisées aussi bien dans les médias que dans les sciences sociales etdésormaisdans l’actionpublique.LeMinistèrede l’Intérieuret leMinistèrede l’EducationNationalemettentainsiàdispositiondeschefsd’établissementetdeséquipespédagogiquesun«livret»destinéàdétecteretàluttercontrelesprocessusderadicalisation.Uncertainnombredecritèresoudesignesontétérépertoriés:lerejetexplicitedecertainsprincipesrépublicains–lalaïcité,l’égalitéappliquéeauxrelationshommes/femmes…,l’approbationd’actes terroristes, l’énoncé d’une vision antisémite du monde, etc. Le terme deradicalisation peut susciter un certain nombre de résistances, en particulier chez lesphilosophes: ilconnotenégativement la«radicalité»,orcelle-cin’estpasnécessairementnégative, si l’on songe à son étymologie – revenir à la racine des choses, d’un problème.Deuxmotsfameuxrésonnentainsiauxoreillesdesphilosophes:celuidu jeuneMarxpourqui «être radical, c’est prendre les choses à la racine. Or la racine, pour l’homme, c’estl’homme lui-même»,ouvrant la voie àun«humanisme réel»et àunemiseen causedetoutes les conditions où l’homme est méprisé, écrasé, exploité… Et celui de Husserldéfinissantlaphilosophieengénéraletlaphénoménologieenparticuliercommela«sciencedes commencements radicaux, des ‘racines de toutes choses’». Il peut y avoir desquestionnements«radicaux»surlesfaillesdumondemoderne,desformes«radicales»decritiquedel’étatactueldelaplanète,dudésastreécologique,desinégalités,ducapitalisme,etc.,quinesontpasforcémentillégitimes.Maisdispose-t-ond’unmeilleurtermepourappréhenderceprocessusquipeutaboutiraupassageà l’acteviolent, terroriste,ouà l’engagementau seindeDaech?Puisquece sontassurément ces événements qui ont donné à la notion de radicalisation sa force virale.Pourquoi,outrelaréservephilosophiquequ’onadite,cetermepeut-ilêtrejugéinadéquat?Une des discussions qui me semblent importantes parmi les «spécialistes» en sciencessocialesdecesquestionsestdesavoirsi,aveccettenotion,onnerisquepasd’amalgamerdeux choses différentes– qui entretiennent des liens, mais pas forcément des liensmécaniques et nécessaires: d’un côté, la «radicalisation» religieuse, et de l’autre lebasculementvers laviolenceterroriste.Lapolémiques’estconcentréesur l’imamdeBrest(RachidAbouHoudeyfa)dontuncertainnombredevoixavaientdemandél’expulsion:d’uncôté,cejeuneimamacondamnépubliquementettrèsnettementlesattentatsdejanvieretdenovembre,et lesenquêtesde journalistesetdesociologuessur samosquéesuggèrentqu’il aurait retenudes jeunes tentésdepartir«faire ledjihad»enSyrie;maisd’unautrecôté, cet imam a tenu des propos (filmés et visibles sur le Net) dignes de la rhétoriqueislamiste laplusobscurantiste,endéclarantqueceuxquiécoutentde lamusiquesontdessingesetdesporcs,proposantérieursaumassacreduBataclanmaisquiontévidemmentrevêtu,après,unreliefparticulier.Quoiqu’ilensoit, ilsemblequ’onait làunefigured’unislamenunsens«radical»maisnon-terroriste,etmêmeopposéàsesformesviolentesetterroristes. Certes, protéger le salafisme comme rempart contre le terrorisme islamisteseraitassezparadoxal!Maisexpulseraunomduterrorismeunimamfrançaisquicondamneleterrorismenesemblepaspluspertinent.

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    Plusgénéralement,ilestclairquelepassageàl’acteviolentn’estpasseulementlerésultatd’unprocessusreligieux,d’uneradicalisationreligieuse.Sil’onexaminelesbiographiesdelagrandemajoritédesauteursdesattentatsrécents,onpourraitplutôtparlerd’itinérairesdeviolence. Ainsi Mohammed Merah, Amedy Coulibaly et Mehdi Nemmouche (l’auteur del’attentat duMusée juif de Bruxelles) ont-ils en commun d’avoir été incarcérés à 19 ans,pourdesfaitsdedélinquanceviolente.Lamêmechosevaudraitdansunemoindremesurepourlesassassinsdu11janvieretpourla«bandedeMolenbeeck»;elleseretrouve,sanspassageparladélinquance,dansl’itinérairetourmentéd’OmarMateen,auteurdelatueried’Orlando,dont ledivorced’avec sa femmeauboutdedeuxansdemariageaétécausé,selonsonépouse,paruneviolencequi s’estaussi traduitepar legoûtaffiché–maisc’estloin d’être une singularité aux Etats-Unis – pour les armes à feu. La fascination pour laviolence et pour la figure héroïsée de «l'ennemi public n°1» est palpable chez unMohammedMerah,quilisaitlabiographiedeMesrinequelquessemainesavantsescrimesdeToulouse;elleseconfirmeencorechezLarossiAbballa,assassinducoupledepoliciers,connudelapolicepour«faisdevols,violencesetrecel»avantsonarrestationpouractivitéderecrutementenvuedudjihadarmé;lepeud'intérêtoriginelpourlareligions'esttraduitdefaçonpresquecomiqueparlefaitquecertainsdjihadistesbritanniques,YusufSarwaretMohammed Ahmed, avaient commandé sur Internet L'Islam pour les nuls1, ou que des«radicalisés» interrogés par le juge Trévidic ne connaissaient pas les «cinq piliers del'islam».Onadoncvisiblementaffaireàunegreffedjihadistequia«pris»,enFrance,enBelgique,sur des jeunes délinquants souvent issus des quartiers de relégation de l’immigrationmaghrébine, et non un itinéraire qui, comme le mot de «radicalisation» pourrait lesuggérer,seraitceluid’unepratiquereligieusedeplusenplusintense,quidéboucheraitaubout de sa dynamique sur la «guerre sainte». La chose vaudrait plus encore pour lesnombreux«convertis» issusdes classesmoyennes«blanches»: ceux-cine semblentpasêtrepassésparunephasedepratiquetranquilledel’islam,pasdavantagepardesépisodesde délinquance dans ce dernier cas... Parler de «radicalisation» même accéléréesupposerait qu'il y a d'abord eu une pratique «non-radicale», or ici le ralliement sembled'emblées'êtreportéversuneformeoffensive,militaire,djihadiste.C'estencepointquelacontroverseamplementmédiatiséeopposantOlivierRoyetGillesKepel,lepremierparlantd'«islamisationdelaradicalité»etlesecondde«radicalisationdel'islamisme»,renvoieàdesprocessusquinesemblentpasincompatiblesetquiontpusecombiner:legoûtpourlaviolenceetl'héroïsationdesoi,parfois,danslecasdesjeunesfillesenparticulier,l'aspirationà une pureté et à un engagement «de toute la vie», se trouvent une «cause» qui est,aujourd'hui, massivement fournie par un islamisme radical et violent. Notre conceptd'«itinéraires de violence» ne s'applique qu'aux premiers cas, parcours chaotiques quitrouventà la foisune réorientationenprison,un sensnouveauà la violenceetun«sautqualitatif»,sil'onpeutdire,dansledjihadisme,-untelprojetalaséductiondelaradicalitéthéologico-politique et de l'embrigadement dans un collectif «fraternel» soudé par uneformedeguerrerévolutionnairemondialeàquois'ajoutentdes«promessesdesalut»etdesanctificationparlemartyre.

    1 http://www.atlantico.fr/decryptage/ces-djihadistes-qui-achetent-islam-pour-nuls-voies-etranges-radicalisation-islamiste-francois-bernard-huyghe-1720466.html

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    Sur ce point, où la «guerre civile mondiale» doit accoucher d'un monde radicalementnouveau, ledjihadismecontemporainn'estpassansrappelerdesphénomènesquiontétéapprochésautitrede«religionspolitiques»oude«religionsséculières»auXXesiècle(voirà ce sujet mon livre La Querelle de la sécularisation, Vrin, 3e éd. 2016). Le philosopheautrichienErichVoegelinavaitutilisélapremièreexpressionpourapprocherces«doctrinesde salut» collectif organisé autour d'un parti et d'un chef, dans un livre paru en 1938 etaussitôtsaisietbrûlépar lesnazis,LesReligionspolitiques.Voegelindégagecertainstraitsformels qui vaudraient en partie pour le djihadisme actuel: selon Voegelin, les religionspolitiques nazies et soviétiques constituaient 1°) des mythes manichéens ou gnostiques,selonlesquelslemondeactuelseraitdominépardesforcesmauvaises,desfauxdieux,desidoles servis par des groupes, classes ou races qui domineraient le monde et dontl'éradicationpermettrait2°)l'avènementd'unnouveau«règne»-le«Reichdemilleans»,lasociétésansclasses,unélémenteschatologiqueouutopiquepermettantuneprojectionvers la communautépure, ici l'instaurationde la communautéachevéedes croyants, sans«dehors», sans «mécréants». 3°) Ces constructions idéologiques passent par laconstructiond'un«ennemiabsolu»(commelenoteArondanssonanalysedes«religionsséculières»), une classeparasitaire ouune«contre-race» (Voegelin) dans le cas nazi: laracejuive,contre-modèledelaracearyenne,chargéedetouteslespropriétésnégativesparrapport aux qualités dont la race aryenne est censée être porteuse. (Les «juifs» et«croisés» de la rhétorique djihadiste contemporaine sont également des forcesantagonistes qu'il faut éradiquer ou dont il faut renverser la domination sur le mondemusulmanetsurlemondeentier).La diabolisation de l'ennemi (dont j'ai tenté d'analyser diverses formes historiques dansPenser l'ennemi, affronter l'exception, La Découverte, 2007, rééd. Poche 2016) «justifie»des violences à son encontre qui ne distingueront pas entre combattants et non-combattants,hommes,femmes,vieillards,enfants...Ajoutonsunpointquenementionnaitpas Voegelin: ces constructions prennent appui sur des expériences d'humiliationhistoriques, passées et présentes, ou des expériences d'injustice et d'exploitation qu'ils'agirait de «réparer» et de résoudre définitivement par élimination d'un ennemi: c'estl'humiliation de l'Allemagne avec le Traité de Versailles, l'exploitation du prolétariat à laracinede l'idéologiecommuniste.Bienentendu,cesexpériences«n'excusent»enrien lescrimesdemassecommisaunomdecette«réparation»: ils'agitseulementdenoterquedans leur dimension de mobilisation, ces idéologies peuvent mobiliser des expériences«victimaires»quidonnentunealluredejustificationàdesactionsdeviolenceextrême.Quelles expériences, peut ainsi invoquer Daech pour attiser le ressentiment contrel'Occidentprésentécommecorrupteuretcorrompu?Ellessontmultiples, incluanthélas lasituation israélo-palestinienne comme ferment d'une «nouvelle judéophobie» qui sévitdans lemonde arabe, le thème d'une oppression des sunnites par les Etats gérés par lespartisbaassistes (IraketSyrie),maisonpeutciteraussi, sansdoutepour lesdirigeantsdel'Etatislamiquelesplusinscritsdanslarégionetlesplusaufaitdesonhistoire,commeson«califeautoproclamé»AbouBakrAl-Baghdadi,ladénonciationdudémembrementcolonial-impérialdel'Empireottoman,actéparl'accord(secret)Sykes-Picotde1916,paroùlaFranceetl'Angleterres'étaientpartagéscertainsterritoiresaujourd'huisituésenSyrieetenIrak.

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    LorsqueDaechaconquiscesterritoires,certainsdesesmembresontfêtél'événementavecle hashtag: #SykesPicotOver et une vidéo du groupe intitulé «La fin de Sykes-Picot» acirculésurleNet2.Les«radicalisations»jouentsurdemultiples«micro-récits»d'assujettissementhistoriquedepeuplesmusulmans,demêmequ'ellesprennenteffetsurdesexpériencesderelégation,dediscrimination,dedélinquance...Au-delà des nécessaires actions militaires internationales contre Daech, pour agir à longtermesur le terreaudeces ressentiments,onvoitaussi l'impérieusenécessitéd'ouvriruntoutautrecyclederelationsentrel'Occidentetcesrégionsravagéesparplusd'unsiècledepillage,deviolencescolonialesetimpérialistes.

    Jean-ClaudeMonod

    ___________________________________________________________________________LescontenusdesnotesetdesentretiensduCercledelaLicranereprésententnilespositionsduCercledelaLicranicellesdelaLicramaisnourrissentnosréflexionscommunes.Ilspeuventenrevanchefairel’objetdepropositionsaprèsdiscussionauseinduBureauExécutifdelaLicraetd’unvoteauConseilFédéraldelaLicra.

    2 http://www.mondorient.com/2016/05/16/sykes-picot-le-suspect-ideal-des-tourments-du-

    moyen-orient/