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JEAN DE BRUNHOFF, INVENTER BABAR INVENTER L'ESPACE par Isabelle Nières-Chevrel* À partir d'une analyse attentive des albums de Jean de Brunhoff, Isabelle Nières-Chevrel met en évidence l'importance du créateur de Babar dans l'histoire de l'album pour enfants. Elle souligne l'avancée décisive que représente en ce domaine la découverte, qu'il a rendue si féconde, des ressources offertes par l'espace du livre comme espace de rencontre entre le texte et les images. J ean de Brunhoff est né le 9 décembre giani lui consacre dans Les Petits Français 1899. À l'occasion du centenaire de sa illustrés 1 , où elle met en évidence son impor- naissance - à quelques mois près, au moment tance dans l'histoire de l'album, nous trou- où cet article paraît - j'aimerais attirer l'atten- vons peu de références en France, guère plus tion sur ce que furent à mes yeux les avancées à l'étranger 2 . Je m'explique mal ce déficit décisives de Jean de Brunhoff dans le domaine critique - qui contraste avec la popularité et de l'album pour enfants. Les travaux sont le succès commercial (propice d'ailleurs à trop rares sur cette oeuvre essentielle. En toutes les dérives) du personnage de Babar - dehors du chapitre que Claude-Anne Parme- dans la mesure où Jean de Brunhoff me * Isabelle Nières-Chevrel est professeur de littérature générale et comparée à l'Université de Rennes IL Le propos de cet article a fait l'objet d'une communication le 16 octobre 1999, lors d'un symposium sur l'album pour enfants organisé par l'Université de Stockholm. 1. Claude-Anne Parmegiani : Les Petits Français illustrés, 1860-1940, Éditions du Cercle de la Librairie, 1989 (pp. 209-239). 2. Voici quelques références : Edmund Leach : « Babar's civilization analysed » (1962), in Only Connect, Ed. by Sheila Egoff and al., OUP, 1969, pp. 176-182 ; Maurice Sendak : « Jean de Brunhoff » (1981), in Caldecott & Co, Reinhardt Books in association with Viking, London, 1989, pp. 95-105 (une traduction en a été donnée par Jacqueline Michaud, dans La Revue des livres pour enfants, 1981, n°81-82, pp. 22-25 ; cette traduction est accompagnée d'un article d'Annie Pissard : « Vive Babar ! », pp. 26-30) ; Ann M. Hildebrand : « Jean de Brunhoff's advice to youth : the Babar books as books of courtesy », in Children's Literature, 11 (1983), pp. 76-95 ; Nicholas Fox Weber, L'Art de Babar, Nathan Image, 1989, 190 p ; Herbert Kohi : Should we burn Babar ?, 1996, The New Press, 178 p. N°191 FÉVRIER 2000/109

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JEAN DE BRUNHOFF,INVENTER BABAR

INVENTERL'ESPACE

par Isabelle Nières-Chevrel*À partir d'une analyse attentive des albums de Jean de Brunhoff,

Isabelle Nières-Chevrel met en évidence l'importancedu créateur de Babar dans l'histoire de l'album pour enfants.Elle souligne l'avancée décisive que représente en ce domainela découverte, qu'il a rendue si féconde, des ressources offertes

par l'espace du livre comme espace de rencontreentre le texte et les images.

J ean de Brunhoff est né le 9 décembre giani lui consacre dans Les Petits Français

1899. À l'occasion du centenaire de sa illustrés1, où elle met en évidence son impor-naissance - à quelques mois près, au moment tance dans l'histoire de l'album, nous trou-où cet article paraît - j'aimerais attirer l'atten- vons peu de références en France, guère plustion sur ce que furent à mes yeux les avancées à l'étranger2. Je m'explique mal ce déficitdécisives de Jean de Brunhoff dans le domaine critique - qui contraste avec la popularité etde l'album pour enfants. Les travaux sont le succès commercial (propice d'ailleurs àtrop rares sur cette œuvre essentielle. En toutes les dérives) du personnage de Babar -dehors du chapitre que Claude-Anne Parme- dans la mesure où Jean de Brunhoff me* Isabelle Nières-Chevrel est professeur de littérature générale et comparée à l'Université de Rennes ILLe propos de cet article a fait l'objet d'une communication le 16 octobre 1999, lors d'un symposiumsur l'album pour enfants organisé par l'Université de Stockholm.1. Claude-Anne Parmegiani : Les Petits Français illustrés, 1860-1940, Éditions du Cercle de laLibrairie, 1989 (pp. 209-239).2. Voici quelques références : Edmund Leach : « Babar's civilization analysed » (1962), in Only Connect,Ed. by Sheila Egoff and al., OUP, 1969, pp. 176-182 ; Maurice Sendak : « Jean de Brunhoff » (1981),in Caldecott & Co, Reinhardt Books in association with Viking, London, 1989, pp. 95-105 (unetraduction en a été donnée par Jacqueline Michaud, dans La Revue des livres pour enfants, 1981,n°81-82, pp. 22-25 ; cette traduction est accompagnée d'un article d'Annie Pissard : « Vive Babar ! »,pp. 26-30) ; Ann M. Hildebrand : « Jean de Brunhoff's advice to youth : the Babar books as books ofcourtesy », in Children's Literature, 11 (1983), pp. 76-95 ; Nicholas Fox Weber, L'Art de Babar,Nathan Image, 1989, 190 p ; Herbert Kohi : Should we burn Babar ?, 1996, The New Press, 178 p.

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semble occuper une place fondamentale dansl'histoire de l'album français et sans douteplus largement dans l'histoire de l'albumau XXe siècle. Lorsque Jean de Brunhoffpublie en 1931 VHistoire de Babar, le petitéléphant, son album est novateur à plu-sieurs égards. Jean de Brunhoff crée lepremier héros animal anthropomorphe dela littérature enfantine française. Le for-mat choisi (37 x 30) est exceptionnel pour unlivre destiné à de jeunes enfants3. Cetteampleur graphique, que saluera MauriceSendak, crée une homologie entre le supportet le propos : un grand format pour un groséléphant, tout comme Beatrix Potter avaitimaginé un petit format pour un petit lapin.Enfin cet album est le premier - en Francetout au moins - à manifester que son créa-teur est parvenu à une claire conscience dece que pouvait être l'album : non pas simple-ment la rencontre du texte et de l'image dansla surface de la page, mais la rencontre dutexte et de l'image dans l'espace du livre.Cette conscience de l'espace du livre mesemble définir l'album moderne. Pourapprécier l'apport de Jean de Brunhoff, jene prendrai appui que sur quatre de sesalbums. Jean de Brunhoff publie successive-ment VHistoire de Babar, le petit éléphant(décembre 1931), Le Voyage de Babar(octobre 1932) et Le Roi Babar (décembre1933). Après ce troisième album, il sembleavoir épuisé son personnage. Il se détournede l'aventure civilisatrice de Babar et publieen juillet 1934 le très charmant ABC deBabar, que je laisse de côté parce que lelivre est fondé sur le principe de la liste etqu'il ne pose donc pas de problèmes de nar-ration. Jean de Brunhoff revient deux ansplus tard à la fiction en faisant accéder unpersonnage secondaire au statut de héros. Ilpublie en décembre 1936 Les Vacances de

Zéphir, album dans lequel il me semble êtreparvenu au sommet de son art. La mêmeannée, une commande du Daily Sketch lefait revenir à Babar. Imprimé en noir etblanc, Babar en famille paraîtra enséquences dans ce quotidien, alors queBabar et le Père Noël restera à l'état debrouillon. En effet Jean de Brunhoff estmalade et il meurt de tuberculose le 16octobre 1937, à l'âge de 38 ans. Les deuxderniers albums seront publiés de manièreposthume en avril 1938 pour le premier, endécembre 1941 pour le second. Jean deBrunhoff n'a eu le temps ni de repenser lamise en pages de Babar en famille ni deretravailler le rapport texte-images et lamise en couleurs de l'un et l'autre livres. Ils'agit donc de deux albums qui ne sont pasaboutis, qui ne sont pas totalement de lamain de l'artiste et qu'il serait imprudent deprendre en compte ici.

Quand Jean de Brunhoff entreprend d'écrireVHistoire de Babar, le petit éléphant, à par-tir d'une histoire racontée par sa femme à sesdeux fils, il est engagé dans une carrière depeintre. Quitter la peinture pour l'album,c'est changer de support et de matériauxgraphiques. Jean de Brunhoff passe de lasurface unique de la peinture sur chevaletaux surfaces multiples du livre, et de la pein-ture à l'huile à l'aquarelle. Mais élaborer unalbum, c'est aussi se trouver confronté àdeux problèmes nouveaux : celui de l'imagenarrative, celui des interactions du texte etde l'image. Ce sont quelques-unes desréponses apportées par Jean de Brunhoffque je voudrais présenter.Les réponses de Jean de Brunhoff sontdirectement liées à la brusque consciencequ'il va acquérir que le livre, cet espacenouveau pour lui, lui offre des ressources

3. On trouve des formats similaires à la génération précédente avec les grands albums historiques deJob ou de Hansi. Mais il s'agit plutôt d'albums familiaux que de livres réellement destinés aux seulsenfants.

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graphiques spécifiques. Je commence doncpar quelques rappels concernant cet objetqui nous est si familier que nous en oublie-rions sa complexité.

Le livre comme espaceLe livre est un objet qui a été conçu - et par-faitement conçu - pour porter du texte. Dansla culture romaine, le codex supplante pro-gressivement le volumen parce que cesfeuillets cousus ensemble constituent unesolution astucieuse et économique. Ils per-mettent d'écrire sur les deux faces du par-chemin, donc de recevoir deux fois plus detexte que le volumen. Ils sont faciles àconsulter, à manier, à transporter, à ranger.C'est la forme du codex qui sera adoptée parles premiers imprimeurs. Avec l'imprimerienaîtra le h'vre, cet objet si bien adapté à safonction qu'il n'a guère changé dans sonprincipe depuis cinq siècles.C'est un objet simple et singulier. Il est faitd'une série de feuillets, généralement décou-pés en rectangles verticaux. Le texte se trouveainsi segmenté et réparti sur une série de sur-faces successives dont il n'occupe jamais toutl'espace. La tradition et les nécessités de lareliure ménagent des marges extérieures etintérieures, qui constituent comme un enca-drement de l'espace typographique. Lesfeuillets sont imprimés sur un papier opaqueafin que l'on ne puisse voir par transparencele texte imprimé au revers. De ce fait, la pagede droite cache toujours les deux pages sui-vantes. Enfin dans la culture occidentale, lestextes se lisent de gauche à droite. Cela induitdu même coup un privilège de la page dedroite sur la page de gauche. Un texte impri-mé démarre toujours sur la page de droite.Les typographes appellent « la belle page »cette page de droite sur laquelle tombe leregard quand nous ouvrons un livre. Mais si lelivre est un objet qui a été conçu pour porterdu texte, l'image a su bien vite y ménager sa

•• . . v . - -

"

Histoire de Babar, le petit éléphant (1931).

Étude pour la mort de la mère de Babar. Crayon, 33x26 cm

in VArt de Babar, de Nicholas Fox Weber, Nathan

place. Il est aisé de détourner une partie dessurfaces destinées au texte pour en faire dessurfaces destinées aux images. Qu'il s'agissede manuscrits ou de livres imprimés, lesartistes ont de longue date introduit desimages dans les marges, entre les feuilletsimprimés, et bien sûr au cœur même de lapage.Les caractéristiques matérielles de l'objet-livre ont de multiples conséquences surl'insertion d'images en son sein. Je n'en men-tionne que deux, qui intéressent directementle travail de Jean de Brunhoff. L'abondancedes surfaces disponibles est tout d'abord uneinvite à ne pas travailler sur l'unité, mais surla multiplicité. Qu'il s'agisse d'illustrer unroman ou de construire un album, l'artiste vaconcevoir une série d'images. L'artiste peutélaborer des images toutes de même format etqui se répartiront de manière régulière aulong du livre. Mais il peut aussi faire varier lesformats et la disposition de ses images.D'autre part, tout livre ouvert donne à voir

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deux pages à la fois. Lorsqu'il s'agit de lire,nous lisons d'abord la page de gauche, puis lapage de droite. Mais lorsqu'il s'agit de voir,notre oeil anticipe et se précipite vers la pagede droite si une image y figure ; il a une vueglobale et il regarde simultanément page degauche et page de droite si deux images s'ytrouvent disposées en regard. C'est cettedécouverte essentielle que va faire Jean deBrunhoff lors de l'élaboration de son premieralbum, YHistoire de Babar, le petit éléphant.

La découverte de l'espace-livreDeux dessins préparatoires reproduits parNicolas Fox Weber dans L'Art de Babarnous permettent de cerner la découverte queJean de Brunhoff fait des pouvoirs du livre.Une première esquisse pour la mort de lamère (p. 26) nous montre que l'épisode estinitialement mis en place sur une seule pagequ'il faut lire du haut vers le bas. Le chas-seur occupe une position médiane et le textecoordonne l'acte et sa conséquence « Levilain chasseur tire et tue maman Elé-phant ». Une étude beaucoup plus élaborée(p. 25) reprend l'organisation générale del'esquisse, mais reconstruit la scène selon unaxe de symétrie central qui vaut pour letexte comme pour l'image. Ce désir de symé-trie graphique conduit Jean de Brunhoff àcréer un encadrement décoratif. On passed'un à deux groupes de palmiers, un singe sebalance et fait pendant au chasseur, unoiseau et un scorpion encadrent la mèremorte. Mais l'on constate également que ledécoratif s'augmente d'une dimension sym-bolique. L'oiseau qui s'envole, le scorpion etle serpent viennent signifier l'intrusion de laviolence dans ce paradis de l'enfance.Ce mode de composition avec deux scènessuccessives regroupées dans une même page,où le texte est central et l'illustration « enve-loppante », n'est pas rare dans les albums del'époque. Je ne sais ni quand ni comment

Jean de Brunhoff a compris qu'il lui fallaitfaire autre chose, dédoubler la scène et utili-ser la structure duelle que lui offrait l'espacedu livre ouvert. L'acte et sa conséquence(tirer/tuer) ne sont plus noués par une coor-dination. Les deux temps sont juxtaposés etle regard du lecteur est pris dans uneconfrontation dramatique : à gauche le tempsdu paradis fusionnel avec la mère ; à droite,le désarroi, la douleur et la mort. Le paysagen'a pas bougé et le temps qui sépare les deuximages n'est que l'instant d'un coup de feu.La courte marge intérieure qui assure lapliure du livre est cet éclair du temps, cettedéchirure dans le tissu de la vie qui sépare àjamais le bonheur et le malheur. De figuresdécoratives, le singe et les oiseaux devien-nent des protagonistes qui participent à ladramatisation de la scène. Il n'est jusqu'auxcollines qm ne prennent le deuil en passantdu rosé au gris.

C'est la mise en scène d'une situation dra-matique - ici poussée à son paroxysme - qui afait découvrir à Jean de Brunhoff ce que lastructure du livre ouvert lui offrait : un moded'enchaînement des images qui allie successi-vité et confrontation, une unité séquentielledu récit (chaque double page est titrable),une narration iconographique d'une grandelisibilité - et qui suscite, de surcroît, unedémarche active de la part du lecteur.Cette utilisation de l'espace-livre va fonderle système narratif de Jean de Brunhoff. Onretrouve dans tous ses albums des images quivont par couple, disposées en regard sur lapage de gauche et la page de droite. On peutdonner l'exemple du pique-nique ou de labaleine étourdie dans Le Voyage de Babar.Dans Les Vacances de Zéphir, Jean de Brun-hoff utilise des enchaînements avec champ etcontre-champ : dans un mouvement horizon-tal pour la scène nocturne, avec une diago-nale ascendante pour Zéphir conteur d'his-toires drôles. On passe parfois de deux àquatre images comme dans la scène d'huma-

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. I :

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Histoire de Babar, le petit éléphant (1931). Étude pour la mort de la mère. Encre et aquarelle 37 x 27 cm

in L'Art de Babar de Nicholas Fox Weber, Nathan

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nisation d'Arthur et Céleste. On retrouve iciencore un enchaînement champ et contre-champ sur la page de droite. Dans toutes cesimages, on reste dans le même espace et lelaps temporel qui les sépare est très court.Chez Jean de Brunhoff - et chez d'autressans doute - les images en regard sont le lieudes ellipses temporelles courtes.Jean de Brunhoff va en revanche utiliser letournage des pages - le passage d'une imagede droite à la page de gauche suivante - pourles ellipses narratives longues, celles quis'accompagnent d'un changement de heu. Lemeilleur exemple que l'on puisse donner estl'ouverture de VHistoire de Babar. Sur lapremière page, Babar est un bébé dans sonhamac. Il suffit de tourner la page pour quetrois ans s'écoulent : le voici au jardind'enfants ! On remarque que ces ellipses tem-porelles fortes sont toujours soulignées par letexte. Jean de Brunhoff précise ici « Babar agrandi ». Le temps est une des données dusecond album, Le Voyage de Babar. C'estpourquoi on trouve dans cet album deuxellipses temporelles successives. Babar etCéleste ont été oubliés par la baleine« " Qu'allons-nous devenir ? " dit Céleste enpleurant ». On tourne la page. L'imagemontre qu'un bateau est en vue, mais le texteprend tout son temps et, sur une page entière,il dramatise l'attente. Les voici enfin repérés,puis recueillis. L'enfant tourne à nouveau lapage. Le temps est cette fois mesurable etmesuré « Une semaine plus tard, le grosbateau entre lentement dans un grand port ».En revanche, dans Les Vacances de Zéphir,le temps est celui du conte et les enchaîne-ments glissent, rapides, du désir à l'actualisa-tion. Zéphir s'interroge sur le paquet qui vientd'arriver pour lui. On tourne la page « Lelendemain matin Zéphir court à la gare.Quelle bonne surprise ! C'est un vrai bateauque le roi Babar lui a envoyé ».Je n'ai trouvé qu'un seul « contre-exemple »à cette utilisation du tournage des pages

pour marquer les ellipses temporelleslongues. Il s'agit de deux pages en regarddans VHistoire de Babar. Sur la page degauche, Babar est saisi par la nostalgie : ilest tourné vers la gauche et la fenêtre estcomme une ouverture vers le passé. A cetteimage statique s'oppose un mouvementdynamique sur la page de droite. Babar aretrouvé son costume vert et le texte nous dit« Deux années ont passé ». C'est bien sûrcette nostalgie de « la grande forêt » sur lapage de gauche qui sert à légitimer l'arrivéed'Arthur et Céleste sur la page de droite,Mais l'agencement de l'espace-livre met ici letexte et l'image en quasi-contradiction : lacourte marge intérieure ne peut traduirevisuellement ces deux années de mélancolie.Je pense qu'il s'agit ici d'une « erreur dejeunesse ». Nous ne retrouverons plus eneffet dans aucun des albums suivantsd'ellipses longues entre deux pages enregard. On peut conclure que dès la réalisa-tion de VHistoire de Babar, Jean de Brun-hoff a compris l'essentiel du parti qu'il pou-vait tirer de F objet-Uvre.

L'architecture des albumsLe livre offre donc à Jean de Brunhoff lesressources de sa structure duelle et la multi-plicité de ses surfaces. Mais tous les pro-blèmes que pose l'élaboration d'un albumne sont pas résolus pour autant. Si le livreinvite à travailler sur une pluralitéd'images, encore faut-il résoudre ensuite lesenchaînements sémantiques et graphiquesde manière intelligente et savoir pourquoion choisit de varier ou de ne pas varier leformat des images.Les enchaînements graphiques entre deuximages en regard sont généralement limpideschez Jean de Brunhoff. Ils se font par laconservation du cadre spatial et la reprisedes protagonistes. Je n'ajoute que deuxexemples à ceux que j'ai évoqués précédem-

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ment. Je les emprunte au Roi Babar. Sur lapage de gauche, les enfants s'apprêtent àentrer dans la salle de classe ; sur la page dedroite, les voici installés à leurs petitestables. L'enchaînement causal de l'extérieurvers l'intérieur est parfaitement lisible pourun jeune lecteur. L'enchaînement est parfoisnon pas réaliste, mais analogique. Sur lapage de gauche, la vieille dame console Cor-nélius comme on console un enfant, en luioffrant un tour de manège : au premier plan,un enfant traîne un petit cheval sur rou-lettes. Sur la page de droite, comme un jouetqui aurait grandi ou comme un cheval debois qui se serait échappé du manège, sedéploie dans toute sa splendeur le chevald'apparat du roi Babar ! La royauté du roiBabar rappelle par des échos malicieux celledu roi Louis XIV (cf. la soirée au théâtre).Mais ici point de solennité ; nous sommesdans un royaume enfantin et joueur.

K:.Hi~:

Les Vacances de Zéphir, ill. Jean de Brunlioff,

L'Ecole des loisirs (p.9)

Les Vacances de Zéphir, Hl. Jean de Bnmhoff.

L'Ecole des loisirs (p.10)

Lorsqu'il n'y a pas d'ellipse temporelle forteavec changement de heu, les enchaînementsd'une page de droite sur la suivante peuventse faire eux aussi par conservation du lieu etreprise des protagonistes. Tel est le cas dansLe Voyage de Babar, lorsque Babar laisseéclater sa colère d'être traité comme un ani-mal (!) avant que le commandant n'arriveavec le dompteur du cirque. Cet enchaîne-ment horizontal est si simple qu'il n'y a pasheu de s'y attarder. Mais je me dois d'attirerl'attention sur la merveilleuse invention dansLes Vacances de Zéphir d'un enchaînementvertical. Zéphir grimpe à l'échelle de cordepour se hisser jusqu'à la maison familiale ;nous parvenons à la maison en prolongeant cemouvement ascendant. Ce mouvement estsouligné par la place que Jean de Brunhoffdonne au père dans l'une puis dans l'autreimage. Le changement de lieu n'est souventsignifié que par le seul texte. Mais dans LesVacances de Zéphir, Jean de Brunhoffs'attache à figurer les multiples déplacements

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de son héros. Comme Zéphir, le lecteur aper-çoit l'île de Crustadèle posée sur l'horizon. Iltourne la page et se retrouve lui aussi à l'inté-rieur de la caverne. Sur les deux pages sui-vantes, il remarque un amoncellement depierres au sommet de la colline, d'abord loin-tain, puis plus proche. Il tourne la page et seretrouve au-delà du mur cyclopéen : entre lespierres, il aperçoit la petite tête de Zéphir.Jean de Brunhoff utilise avec modération ladramatisation contrastive que permet letournage des pages. Je me contente de rap-peler l'ouverture de Le Voyage de Babar. Ala contemplation paisible d'une mer étalesuccède la double figuration d'une merdéchaînée : opposition des couleurs, de lapleine page et de la segmentation, du calmeet du mouvement, d'un bord de meraccueillant et d'un rivage hostile.Ce dernier exemple m'amène à évoquerl'usage des pleines pages que Jean de Brun-hoff, à l'évidence, affectionne. On a souventévoqué ces grandes scènes qui envahissentl'espace du livre ouvert mais sans s'interrogersur l'usage que l'artiste en fait. Il y a deuxchoses importantes à dire. La première pagedes Vacances de Zéphir raconte le départ deZéphir et figure les marques de la séparation.On tourne la page et le lecteur se retrouvedans l'abondance séduisante et pleine dedétails du pays des singes. Comment com-prendre que Jean de Brunhoff prenne ainsi lerisque que le jeune lecteur ne « décroche » durécit alors que l'histoire n'en est qu'à ses pré-mices ? Or nous rencontrons le même procédéd'ouverture dans les quatre albums. Il mesemble que l'explication pourrait être la sui-vante. Jean de Brunhoff invite effectivementl'enfant « à décrocher » - mais du réel et nonpas de la fiction. La grande image initialepleine de détails est un « sas » pour convier lelecteur à quitter le monde du quotidien et àentrer dans celui du livre et du rêve. Si l'onconsidère maintenant non pas cette seulegrande image initiale, mais l'ensemble des

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pleines pages qui ponctuent l'album, ons'aperçoit que celles-ci rythment le livre et luidonnent son architecture. Voici le relevé quel'on peut faire à partir de VHistoire deBabar : page de titre intérieur, puis image ini-tiale nécessairement unique sur la page dedroite. Vient ensuite la grande pleine pagedont je viens de parler. Quatre doubles pagesfont suite avec images en regard ; puis à nou-veau une pleine page - celle où Babars'habille ; deux doubles pages, et à nouveauune pleine page - celle de la promenade envoiture. À partir de là, le rythme de l'albumrepose jusqu'à la fin sur une alternance detrois doubles page et d'une pleine page.

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page de titre intérieur

naissanceenfance

mort de la mèrela fuite hors de la junglela rencontre des humains

le grand magasinBabar s'habille

chez le photographechez la vieille dame

la promenade en voiturel'éducation de Babar

les liens du passéArthur et Céleste

les appels dans la jungle

les mèresles adieux

la mort du roile retour

Babar est choisi comme roiles préparatifs

mariage et couronnementle balla nuita suivre

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Si l'on entreprend d'examiner les troisalbums suivants, on constate qu'il sont fon-dés sur une alternance cette fois régulière detrois doubles pages et d'une page pleine.Tout se passe comme si Jean de Brunhoffavait constaté la présence partielle de cerythme dans son premier album et l'avaitrepris de manière consciente dans les livressuivants : Le Voyage de Babar, Le RoiBabar et - à deux exceptions près - dans LesVacances de Zéphir. (Voir tableau ci-dessous).On pourrait a contrario voir une confirma-tion du caractère non abouti de Babar enfamille dans l'absence justement de ce rythmeà quatre temps.

Des livres lentsRaconter en quarante-huit pages la vie d'unpersonnage de sa naissance à son mariagecomme le fait VHistoire de Babar, quellegageure ! Et pourtant on peut dire que lesalbums de Jean de Brunhoff sont des livreslents et des livres qu'il faut regarder lente-ment. Ce sont des deux aspects que j'aime-rais évoquer pour finir.La figuration de l'espace n'est pas un pro-blème dans les livres pour enfants parce quel'image se déploie sur de la surface. Elle estelle-même espace et nous savons que lesalbums pour enfants abondent en déploie-ments d'images où l'oeil peut se perdre,

Le Voyage de Babar

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page de titre intérieurdépartla merla tempêtele pique-niqueles sauvagesla bataillela baleineperdussauvesle porthumains/animauxle dompteurla bêtise d'Arthurle cirque

la fuitela vieille damele départles sports d'hiverle retour au paysles blesséspréparatifs de guerrela bataillela victoireà suivre

Le Roi Babar

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page de titre intérieurla vieille damela riveles matériauxbâtir Célestevilleles animaux inquietsCélestevillehumanisationl'hymne nationaldans la cuisinela fêteà l'écoleles métiersles loisirsau théâtre

Arthur et Zéphirla fête des prixle manègele défiléle serpentl'incendieBabar s'endortle cauchemarguérisonle bonheur

Les Vacances de Zéphir

1Is

S

3456789101112131415161718192021

page de titre intérieurdépartla villela voitureà la maisonvisite nocturnele bateaula pêche à la sirènelibérer la sirèneIsabelle a été enlevéela quête des soldatsla quête de ZéphirCrustadèlela colline aux pierresles Gogottes

raconter des histoiresfaire le clowns'enfuirle retourfins publique & privéefin mythique

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Histoire de Babar, le petit éléphant, ill. Jean de Brunhoff, L'École des loisirs

depuis les petits formats de Beatrix Potter(cf. la file des radeaux sur le lac dansNoisy-Noisette) jusqu'aux grands formatsde Claude Ponti (Ma vallée). Mais le goûtde Jean de Brunhoff pour les grandes imagesdéployées est tel qu'il pourrait venir mettreen péril la dynamique de sa narration. Deuxde ses caractéristiques graphiques vontd'ailleurs dans ce sens.Jean de Brunhoff n'est pas à l'aise dans lafiguration du mouvement. Il trouve une heu-reuse solution dans un jeu entre échelonne-ment des plans et croissance de l'éléphan-teau lorsque Babar fuit la jungle pour venirà la ville. S'il représente volontiers desfoules statiques, on ne peut que constater samaladresse à représenter les invités qui dan-sent au mariage de Babar. Quant à ses deuxtentatives du côté de la bande dessinée (dansLe Roi Babar), il faut reconnaître qu'ellessont peu convaincantes. Jean de Brunhoffparaît gêné par le cloisonnement des

vignettes : ses images ont besoin de respirerdans la surface de la page. On ne peut qu'enadmirer davantage l'arabesque de Zéphirdans son costume de clown. Jean de Brun-hoff a d'autre part un goût immodéré pourla symétrie. Ce goût est perceptible dans ladisposition de ses textes et dans les nom-breuses images en doublets. Il est ostensibledans les illustrations en pleine page - que cesoit celle de Babar s'achetant des vêtements,celle des deux éléphants exhibés sur la pisted'un cirque ou celle de la ville des singes.Cette organisation de l'espace est dominantedans Le Roi Babar, dans cet album où ladescription menace constamment une tropfrêle narration. Elle est présente dans ledéploiement de Célesteville sur la rive dufleuve, lors de la fête dans les jardins dupalais, dans la soirée au théâtre et jusquedans le petit concert familial. Il y a là ungoût de l'ordre qui s'oppose à la tensionnécessaire à toute narration. Il faut recréer

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du déséquilibre (il faut que Zéphir mette sonbateau à la mer) pour que l'histoire seremette en mouvement. Il y a peut-êtrequelque malicieuse ironie de Jean de Brun-hoff à son propre égard lorsqu'il fait dire àZéphir « En route ! Grande vitesse ! » etqu'il place un escargot devant les roues de lavoiture.

Un temps pour lire, un tempspour regarderL'album crée un nouveau type de narration,fondé conjointement sur le texte et surl'image. Il crée donc du même coup un nou-veau type de lecture. Comment Jean deBrunhoff a-t-il résolu un des problèmes aux-quels se trouvent confrontés tous les créa-teurs d'albums pour enfants : concilier letemps pour lire le texte (un temps souventtrès court) et le temps pour regarder lesimages (un temps beaucoup plus long) ?L'ordre du texte semble parfois induirel'ordre de lecture de l'image. Dans la pre-mière page de YHistoire de Babar, le texteinvite à parcourir l'image d'un mouvementenveloppant pour guider l'œil ensuite vers lepoint central, Babar dans son hamac. Toutesles informations suivantes convergent verslui. Bel exemple iconotextuel du désir égo-centrique de l'enfant ! Lorsque Zéphir fuitles Gogottes avec Isabelle, les trois plans del'image correspondent aux trois temps durécit comme si la ligne d'horizon était ce pliqui permettrait de superposer le texte etl'image.

Enfin, fatigués, ils se couchent en tas,et se mettent à ronfler paisiblement.Zéphir se change et se prépare à fuir.

« C'est le moment ! »souffle-t-il à Isabelle,

et, de toutes leurs forces,ils courent vers la mer.

De loin Eléonore leur fait signe.

La lecture se fait aussi par un relais entre laverbalisation du texte et la contemplation del'image. Lorsque Babar arrive à la ville, lamise en pages laisse à l'enfant tout le tempsde regarder comme le fait le petit éléphant,après que l'adulte lui a lu le texte et avantqu'il ne tourne la page. Un peu plus loin, letexte nous dit que Babar va chez le photo-graphe. Mais l'image nous le montre déjàinstallé et prenant la pose. La page de droitenous laisse tout à loisir admirer la photo quia été prise. Il y a un véritable entrelacs delecture entre le texte et l'image, entre letemps verbalisé et le temps silencieux.Il arrive que les temps respectifs de lectures'inversent et que celui du texte l'emporte surcelui de l'image. Dans YHistoire de Babar, lasolennité de la déclaration de Cornélius justi-fie qu'une page entière soit dévolue au texte,alors que l'image se contente de figurer lascène : quelle volupté pour l'enfantd'entendre dire le triomphe de son héros.C'est par contre l'intensité dramatique del'information donnée par Crustadèle quiexplique que Jean de Brunhoff reprenne cettecomposition dans Les Vacances de Zéphir.Cette fois encore, l'attention de l'enfant esttoute entière concentrée sur ce que dit letexte. Par contre l'image des métiers dans LeRoi Babar est d'une tout autre nature.L'image est construite selon une organisationtabulaire : l'enfant ht le texte et repère au furet à mesure les personnages et leurs échangessur la planche illustrée.A l'opposé de toutes ces pages qui combinentdiversement texte et images, nous trouvonsune unique et admirable absence de texte.Elle se trouve dans Les Vacances de Zéphir,lorsque Zéphir pêche la sirène. Le tempsd'arrêt n'est pas seulement un temps pourregarder et rêver sur les images, il est aussiun temps pour lire l'absence de texte.L'image nous fait ici entendre le silence.Les albums de Jean de Brunhoff se regardentlentement parce qu'ils sont pleins de détails

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et qu'il y a beaucoup à regarder. Mais il fautajouter que les images multiplient les invitesà prendre le temps de regarder. C'est Babaret ses jumelles, puis l'artiste qui fait des cro-quis au cirque dans Le Voyage de Babar,c'est la spectatrice avec son face-à-main dansLe Roi Babar et le singe qui regarde la villeen fumant sa pipe dans Les Vacances deZéphir. Jean de Brunhoff nous conduit éga-lement à voir selon les yeux de ses héros.Babar, Céleste et la vieille dame sont figésdans la désolation devant le spectacle dupays des éléphants dévasté. Ils nous tour-nent le dos. Nous regardons avec eux et nouspartageons leur détresse. Mais tourner ledos, ce peut être aussi ne plus rien regarder.Lorsque Zéphir a relâché la petite sirène, illaisse flotter ses rames. Il reste là immobile.Il nous tourne le dos parce qu'« il n'est làpour personne » ; il est tout à lui-même.Ce dernier exemple nous montre commentpeuvent affleurer des images subjectives,des images qui traduisent les émotions despersonnages. L'intensité des émotions deZéphir efface les détails du monde extérieur- comme dans cet admirable doublet de la« colline des pierres ». Plus de fleurs ni depapillons pour distraire l'attention du lec-teur. Du réel n'existe plus que l'essentiel :une sirène, une colline, des pierres inquié-tantes. On comprend à partir de ces deuximages pourquoi il y a chez Jean de Brun-hoff, à côté des images pleines de détails,d'autres images totalement dépouillées.

Jean de Brunhoff est l'artiste qui a introduitdans l'album français - mais la leçon a peut-être valu au-delà des frontières - l'espace-

livre comme un espace de sens. D'autresartistes après lui exploreront plus avant lespossibilités qu'offre cet espace complexe etils proposeront des inventions parfois d'unegrande ingéniosité. Si Jean de Brunhoff estun artiste parfois malicieux, il n'est jamais« malin ». Nulle sophistication intellectuellechez lui, mais quelque chose qui est del'ordre de la candeur et de la confiance. Jelaisse une autre voix conclure pour moi :

« [...] Jean de Brunhoff's picture books hâveafreedom and charm, a freshness of vision,that captivâtes and takes the breath away.Like a virtuoso poetic form, the interplaybetween few words and many pictures com-monly called the picture book makes aesthe-tic demands that few hâve mastered. [...]Jean de Brunhoff was a master ofthisform.Between 1931 and 1937 he completed a bodyofwork that forever changed the face oftheillustrated book .»4

Vous avez reconnu cette voix, c'est celle deMaurice Sendak.

nfamlk,ill. J. de Bninliotf

4. Maurice Sendak : « Jean de Brunhoff », in Caldecott & Co, Reinhardt Books in association withViking, London, 1988, pp. 95-96. « [.. .], les albums de Jean de Brunhoff ont une liberté et un charme,une fraîcheur de vision qui captive et coupe le souffle. Tel un poème étonnant, le jeu de quelquesphrases et de nombreuses illustrations, que l'on appelle couramment livre d'images [implique des exi-gences esthétiques que peu ont maîtrisées].[...]Jean de Brunhoff était passé maître dans cette forme d'art . Entre 1931 et 1937 il a produit une œuvrequi a définitivement changé la face du livre illustré » (traduction de Jacqueline Michaud).

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