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JEAN GIRAUDOUX par PIERRE DE BOISDEFFRE .. T es petites villes ne sont point des miroirs défor- ** L^i mants. Les vertus, les mots de l'univers ne se reflétaient dans Bellac qu'ordonnés, et si visibles qu'ils étaient inoffensifs. Janvier y était toujours froid, août toujours torride, chaque voisin n'avait à la fois qu'une qualité et qu'un vice... Pas de dièse, pas de bémol. Pas de gourmand-avare, de vaniteux- modeste... » C'est ainsi que Giraudoux parle de sa ville natale, avec ce mélange de vérités paradoxales et de préciosité qui n'appartient qu'à lui. Il y a eu cent ans, le 29 octobre dernier, que l'auteur d'Ondine est né (le 29 octobre 1882) à Bellac, chef-lieu d'arron- dissement de la Haute-Vienne. Bellac, ce n'est pas encore le Massif central, mais ce n'est plus le Berry. L a montagne s'an- nonce avec quelques collines et un beau château au-dessus d'une rivière : c'est une petite ville française où l'on vit encore à la mesure humaine. « Ma ville natale est Bellac, Haute-Vienne. Je ne m'excu- serai pas d'y être né. Je ne m'excuserai pas davantage de n'avoir connu de grande ville qu'à ma majorité et de n'avoir passé ma jeunesse que dans cinq villes dont aucune ne dépassait cinq mille habitants. Les profits de ce stage ont été incalculables. » Dans ce bourg de cinq mille habitants où son père était conducteur des Ponts et Chaussées, le petit Giraudoux apprit à connaître la France réelle, à bavarder avec le garde champêtre, l'instituteur, le curé, le percepteur et l'inspecteur d'Académie qui constituaient alors la vie locale. Provincial et fier de l'être, il ne reniera jamais Bellac qui deviendra, pour ses lecteurs les plus lointains, une sorte de Bayreuth.

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JEAN GIRAUDOUX

par PIERRE DE BOISDEFFRE

.. T es petites villes ne sont point des miroirs défor-** L^i mants. Les vertus, les mots de l'univers ne se

reflétaient dans Bellac qu'ordonnés, et si visibles qu'ils étaient inoffensifs. Janvier y était toujours froid, août toujours torride, chaque voisin n'avait à la fois qu'une qualité et qu'un vice... Pas de dièse, pas de bémol. Pas de gourmand-avare, de vaniteux-modeste... »

C'est ainsi que Giraudoux parle de sa ville natale, avec ce mélange de vérités paradoxales et de préciosité qui n'appartient qu'à lui. Il y a eu cent ans, le 29 octobre dernier, que l'auteur d'Ondine est né (le 29 octobre 1882) à Bellac, chef-lieu d'arron­dissement de la Haute-Vienne. Bellac, ce n'est pas encore le Massif central, mais ce n'est plus le Berry. La montagne s'an­nonce avec quelques collines et un beau château au-dessus d'une rivière : c'est une petite ville française où l'on vit encore à la mesure humaine.

« Ma ville natale est Bellac, Haute-Vienne. Je ne m'excu­serai pas d'y être né. Je ne m'excuserai pas davantage de n'avoir connu de grande ville qu'à ma majorité et de n'avoir passé ma jeunesse que dans cinq villes dont aucune ne dépassait cinq mille habitants. Les profits de ce stage ont été incalculables. »

Dans ce bourg de cinq mille habitants où son père était conducteur des Ponts et Chaussées, le petit Giraudoux apprit à connaître la France réelle, à bavarder avec le garde champêtre, l'instituteur, le curé, le percepteur et l'inspecteur d'Académie qui constituaient alors la vie locale. Provincial et fier de l'être, il ne reniera jamais Bellac qui deviendra, pour ses lecteurs les plus lointains, une sorte de Bayreuth.

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Après l'enfance à Bellac, i l y aura le lycée de Châteauroux qui porte aujourd'hui son nom — « Châteauroux, la ville la plus laide de France, et toi, cher passant, le plus laid aussi » —, plus tard, Paris et l'Ecole normale supérieure.

Après Bellac, Paris sera le grand amour de sa vie. On connaît la Prière sur la tour Eiffel, que tous les enfants, à l'école primaire, devraient apprendre par cœur (beau sujet d'explication de texte !).

« Ainsi, j'ai sous les yeux les cinq mille hectares du monde où il a été le plus pensé, le plus parlé, le plus écrit. Le carre­four de la planète qui a été le plus libre, le plus élégant, le moins hypocrite. Cet air léger, ce vide au-dessous de moi, ce sont les stratifications, combien accumulées, de l'esprit, du raisonnement, du goût. [...] Tous les accidents du travail sont ici des accidents de la pensée. Il y a plus de chances qu'ailleurs pour que les dos courbés, les rides de ces bourgeois aient été gagnés à la lecture, à l'impression, à la reliure, de Descartes et de Pascal. Pour que ces lorgnons sur ce nez aient été rendus nécessaires par Commi-nes et par Froissart. Pour que cette faiblesse des paupières ait été gagnée à la copie d'un manuel héraldique, ou, dans un atelier, parce que des gens n'ont pas voulu transiger avec certain chrome ou certain écarlate... Voilà l'hectare où la contemplation de Watteau a causé le plus de pattes-d'oie. Voilà l'hectare où les courses pour porter à la poste Corneille, Racine et Hugo ont donné le plus de varices. Voilà la maison où habite l'ouvrier qui se cassa la jambe en réparant la plaque de Danton. Voilà, au coin du quai Voltaire, le centiare où il fut gagné le plus de gravelle à combattre le despotisme. Voilà le décimètre carré où, le jour de sa mort, coula le sang de Molière... »

Fils d'un petit fonctionnaire, Giraudoux est un « boursier ». Rien ne lui a été donné au départ. Comment ne pas croire qu'il ait lui-même entendu le discours qu'un père imaginaire tient à Simon le pathétique ? Discours qui justifie cette méritocratie qu'a longtemps été (disons jusqu'à M a i 1968) notre République.

« Inutile, Simon, de t'encourager au travail. Ou tu travail­leras ou tu te passeras de pain. S'il te plaît de mourir au pied d'une borne kilométrique, couvert de haillons, libre à toi... Regarde-moi, Simon, laisse ces noix.

Je regardai.

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— Tu entres dans la lutte avec une chance incroyable. Je t'envie ! Pas de charge : je suis toute ta famille. Pas de tare : ton grand-père était paysan ; il n'y a eu entre lui et toi ni comp­tables, ni perruquiers, ni maquignons. Ton nom, tu peux en faire ce que bon te semble ; il est neuf ; il n'a jamais figuré sur une enseigne, ni sur le papier où sont enveloppées les côtelettes. Féli­cite-toi de tous ces privilèges et pose cette pomme.

Je posai la pomme. — Voici donc mes derniers conseils : ne t'imagine pas,

parce que tu es boursier, devoir rien à personne. Tu es l'égal de tous ; fais-le sentir aux camarades riches, en les dédaignant. Obéis à tes maîtres, révère-les, admire-les ; mais le jour où tu les sentiras injustes à ton égard, le jour où ils favoriseront un moins digne que toi, un cancre, un fort en thème — réclailw ! Réclame, et pose cette pêche. Avant tout, Simon, sois digne. Quand tes professeurs te prieront de bourrer le poète, d'ouvrir la fenêtre, d'essuyer le tableau, refuse sèchement ; ils n'y revien­dront pas. Tu ne vas pas au lycée pour doubler le concierge. Tu le sais pourquoi tu vas au lycée ?

Je le savais. Pour faire des études parfaites. Pour devenir préfet, ministre.

— Tu vas au lycée pour ne pas perdre tout à fait ton temps. Chaque soir, dans ton lit, répète-toi que tu peux devenir président de la République. Le moyen en est simple, il suffit que tu sois le premier partout ; et tu l'as bien été jusqu'ici » (Simon le pathétique).

Ayant délivré son message, le père s'efface : on n'en enten­dra plus parler ! Mais le fils appliquera ses principes et s'élèvera tout seul dans l'échelle sociale : de l'école publique de Pelle-voisin (1889) au collège de Cérilly, puis au lycée de Château-roux avec une bourse obtenue en 1893. Giraudoux aura le prix d'excellence. Mais il ne connaîtra jamais le mélange d'arrogance et d'humilité du fort en thème. Lycéen, Jean Giraudoux est déjà un homme libre, qui peut se permettre d'aider ses professeurs parce qu'il n'a jamais été leur esclave, ni leur dupe :

« Chers professeurs qui [...] m'avez sauvé quatre fois [du] conseil de discipline [...] // faut que toute classe ait son premier, comme elle a son dernier, et son menteur, et celui aux jambes maigres qu'on appelle tombé du nid. Mais [...] j'étais respec­tueux sans humilité, zélé sans zèle. J'avais une écriture haute.

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nette, des cahiers à double marge, de sorte que la correction n'y devenait pas une tâche infamante [...] Je ne demandais jamais à répondre, mais interrogé, je me levais et tout droit, et je ne feignais pas de m'asseoir sur l'encrier de la table voisine. Libé­raux, ces hommes avaient de la reconnaissance envers cet enfant libéral. Ils ne me tinrent pas rigueur de ne jamais m'attarder à leur chaire, la récréation sonnée ; de ne jamais accepter leurs invitations pour le dimanche, comme si j'étais le perpétuel invité de mes camarades... Ils m'estimaient. »

Giraudoux sort premier de Normale supérieure en 1905, passe une licence d'allemand et va enseigner le français dans une famille princière de l'Allemagne impériale, celle des Saxe-Meinin-gen. Là encore, il aurait pu se sentir emprunté, mal à l'aise. Point du tout ! 11 se fait des amis de tous.

Après quoi, il va faire son tour d'Europe ; cela ne lui suffit pas, il passe un an en Amérique, à l'université Harvard. Rete­nons ce trait fondamental. L'un des plus enracinés parmi les écrivains français est aussi, volontairement, l'un des plus cosmo­polites. Cet enfant du Berry et du Limousin sera un citoyen du monde. Un joli livre — Arnica America — recueillera son expé­rience américaine.

L e voici de retour en France. En 1909, un jeune éditeur, Bernard Grasset, publie son premier livre :

Provinciales. Il a vingt-sept ans ; l'année suivante, il entre au Quai d'Orsay : premier du « petit concours ». Il n'a pas le « pro­fil » du Quai. Ni particule, ni grande fortune. (Il y a encore des « attachés autorisés », qui débutent sans traitement... ni concours.) Heureusement pour lui, il rencontre Philippe Berthelot. Berthe-lot, fils d'un chimiste célèbre — Marcelin Berthelot, ministre des Affaires étrangères et sénateur inamovible, un des « pères fonda­teurs » de la III'' République —, a ses entrées partout. Il est aussi familier avec le président du Conseil qu'avec Mallarmé.

Contrairement à la légende, les écrivains ne sont pas « les enfants chéris du Quai». Lamartine a dû quitter la carrière, Stendhal a végété comme consul, Gobineau, qu'appréciaient le shah de Perse et l'empereur du Brésil, a été mis prématurément à la retraite. Romain Gary n'a jamais pu obtenir les « plumes blanches». Mais, c'est vrai, les «écrivains» ont été, tant qu'il

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a «.régné», les favoris de Philippe Berthelot. C'est lui qui a protégé Claudel — sans Berthelot, l'auteur de Tête d'or, coupa­ble d'avoir enlevé une femme mariée, l'Ysé de Partage de midi, aurait dû donner sa démission à Fou-tcheou —, Alexis Léger (Saint-John Perse), Paul Morand, Giraudoux.

Giraudoux passe pour avoir fait la conquête de Berthelot grâce à la première phrase d'une de ses nouvelles : «Un cheval passa ; les poules suivirent, remplies d'espoir. » Lui-même avait tout pour être «un diplomate accompli». Il parlait parfaite­ment l'anglais et l'allemand. Mais il avait un handicap : il s'était promis de ne jamais quitter Paris, de n'accepter jamais fût-ce « une ambassade à Versailles ». Grâce à Berthelot, ce vœu put se réaliser : Giraudoux est resté trente ans au Quai d'Orsay.

A l'inverse d'autres diplomates qui s'abritèrent dans les bureaux du Quai pendant la Grande Guerre, le sous-lieutenant Giraudoux fit une belle guerre et fut blessé aux Dardanelles. Mais à l'inverse de Montherlant et de Drieu, aucune exaltation guerrière. Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, il mettra dans la bouche d'Hector un discours désabusé :

« O voils qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège. Nous sommes les vain­queurs. Cela vous est bien égal, n'est-ce pas ? Vous aussi vous l'êtes. Mais, nous, nous sommes les vainqueurs vivants. C'est ici que commence la différence. C'est ici que j'ai honte. Je ne sais si dans la joule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde. Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde. Ce sont leurs yeux [... J Nous voyons le soleil. [...] Nous mangeons. Nous buvons. Et dans le clair de lune nous couchons avec nos femmes... Avec les vôtres aussi...

[...] Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de peureux que chez nous qui avons sur­vécu et vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d'une céré­monie, les morts que j'admire avec les morts que je n'admire pas. Mais ce que j'ai à vous dire aujourd'hui, c'est que la guerre me semble la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains et que je n'admets pas plus la mort comme châti­ment ou comme expiation au lâche que comme récompense aux vivants. »

Après la guerre, Giraudoux eut à supporter les rigueurs de Raymond Poincaré qui n'admettait pas qu'un diplomate pût se

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contenter de passer deux heures par jour à son bureau et qui, pour le punir, l'envoya à Berlin. Giraudoux revint au bout de quarante jours. Un portrait célèbre de Poincaré dans Bella sol­dera leur querelle.

« C'était Rebendart qui inaugurait le monument. Reben-dart, avocat, ancien ministre des Travaux publics, hier président de la Chambre, depuis un mois ministre de la Justice. [...] Je souffrais, dès que j'avais à penser à Rebendart. Je l'entendais si souvent dans ses discours répéter qu'il personnifiait la France, je lisais dans tant de journaux que Rebendart était le symbole des Français que des doutes m'avaient pris sur mon pays. Mon pays était donc cette nation où il n'était d'échos que pour la voix des avocats ! Les avocats de mon pays étaient donc ces hommes au visage toujours tourné vers le passé, plus couverts de pellicules que Loth après qu'il eut étreint sa femme changée en sel gemme, et qui déplaçaient la nuit, du côté du Rhin et même dans les âmes des Français, les bornes mitoyennes. Le champ de l'hypo­crisie, de la mauvaise humeur croissait grâce à Rebendart, dans tous les corps constitués français, dans les conseils généraux, dans les maisons de passe, dans les cœurs d'enfants à l'école. Tous les dimanches, au-dessous d'un de ces soldats en fonte plus malléable que lui-même, inaugurant son monument hebdoma­daire aux morts, feignant de croire que les tués s'étaient simple­ment retirés à l'écart pour délibérer sur les sommes dues par l'Allemagne, il exerçait son chantage sur ce jury silencieux dont il invoquait le silence. Les morts de mon pays étaient donc ras­semblés par communes, pour une conscription d'huissiers, et se chicanaient aux Enfers avec les tués allemands.

[...] // faisait l'éloge de la clarté, de notre système numé­raire, du latin, dans une langue faussement précise, adipeuse, acariâtre, qui laissait regretter le langage radical-socialiste dont les termes les plus simples sont le mot sublime et le mot éperdu. [...] La mort de tous ces Français était pour Rebendart ce qu'avait été pour lui, en dépit de toute sa souffrance, la mort de son père et la mort de son fils : une querelle d'héritage.

[...] Même dans la paix, même dans ses discours de jeu­nesse, le ton était déjà aigre, et quand il inaugurait alors des expositions, des monuments à nos grands hommes, on percevait déjà dans sa harangue un soupçon de réclamation vis-à-vis de l'Europe, comme si l'Europe nous devait des réparations parce

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que nous avions produit Pasteur, le pont Alexandre, ou Jeanne d'Arc » (Bella).

Entre les deux guerres, le plus « détaché des attachés » — comme l'appelait Edouard Herriot — fut inspecteur des postes diplomatiques, ce qui lui permit de compléter son tour du monde. Il devint, au moment de la « drôle de guerre », commissaire à l'information, poste pour lequel il n'était pas du tout fait.

Oublions ses discours de l'époque, irréels et vains, pour ne nous souvenir que de l'examen de conscience qu'il proposait à ses compatriotes à la veille du désastre. L a règle était simple : il fallait que chaque Français prît en charge la France. Car une nation ne joue vraiment son jeu que lorsque son nom et celui de ses concitoyens coïncident absolument.

« En ce qui nous concerne il serait vain de nous cacher que l'angle entre les deux mots s'est quelque peu élargi. Prenons, au hasard, quelques exemples.

Le mot France évoque la courtoisie, les relations parfaites entre les individus ; la France est la maîtresse de cérémonies du monde. Le mot Français évoque un peu trop souvent, au contraire, l'individu grincheux, les disputes dans les rues, le voya­geur impoli, les conducteurs d'autobus mal élevés. Le mot France évoque l'idée de justice, d'union ; le mot Français évoque le népotisme, les tiraillements, la désunion. Le mot France évo­que l'idée d'une notion politique constante, d'une stabilité inat­taquable ; le mot Français, l'idée d'une variation et d'une incer­titude. Le mot France évoque l'idée de la conscience dans le travail, du fini dans l'œuvre ; le mot Français évoque l'idée de l'improvisation et de la mesure provisoire. Le mot France évoque l'idée d'une figure que les mesquineries n'atteignent pas ; le mot Français évoque l'idée de celui qui n'est jamais sans complicité avec le scandale. »

La lumière qui émane encore de la France est-elle sa lumière actuelle ? se demandait tristement Giraudoux. Car « les pays sont comme les astres : ils peuvent étinceler et éclairer des siècles après leur extinction » (Pleins Pouvoirs).

Il raillait aussi le goût des Français pour la sécurité. « Nous voulions des siècles de sécurité, aller vers la fin du monde et le Jugement dernier dans la sécurité. Nous avons exigé de l'ancienne Europe ce traité, avec ses paragraphes et ses codicilles, non

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comme une charte ordonnante et créante, mais comme un testa­ment. Et, en effet, le testament nous donnait la sécurité pour toujours. Il suffisait qu'on n'y touchât pas, qu'aucun des héritiers ne s'estimât lésé, qu'une immobilité absolue gagnât le monde » (Pleins Pouvoirs).

L e « Service des œuvres » (futures Relations culturel­les), le Service de presse, l'Inspection des postes

diplomatiques, plus tard le Commissariat à l'information ont été, pour Giraudoux, les succédanés d'une Carrière dont il n'avait pas voulu.

Sa position avait le mérite d'être claire : i l voulait bien faire le tour du monde (et le fit comme inspecteur des postes), non subir les rigueurs de l'exil. Il consentait à venir « une heure par jour au bureau », à siéger dans une commission fantôme (pour « évaluer les dommages alliés en Turquie »), non à assumer les responsabilités d'un chef. A u lieu d'annoter des télégrammes, il jetait sur le papier « sans fatigue, sans reprises, sans ratures » les dialogues de Siegfried et les métaphores brillantes d'Ondine.

Devenir ambassadeur ou ministre n'était pas sa principale ambition. A l'inverse de Paul Morand, sollicitant en pleine guerre de Pierre Laval l'ambassade de France à Bucarest, puis celle de Berne, pour sauver les biens de sa femme, Giraudoux eut assez de caractère pour refuser ce qui, en d'autres temps, l'aurait comblé : le poste de ministre de France à Athènes. Il est vrai qu'en 1942 la vraie Grèce n'était plus à Athènes, elle avait pris le maquis.

La fin de sa vie fut triste. Sa femme Suzanne — en qui l'on a cru reconnaître, à tort, l'héroïne de Suzanne et le Pacifique — était susceptible, insatisfaite. Giraudoux fuyait un foyer morose, un appartement devenu solitaire et glacial. Il habitait à l'hôtel avec cette excuse : « Suzanne ne peut pas admettre que je ne supporte pas le froid. » Cet homme à qui tout semblait avoir réussi, qui, si souvent, avait célébré le bonheur, n'était pas heureux.

Son fils avait gagné la France libre ; i l souffrait d'en être séparé. L'ami Jouvet, parti avec Madeleine Ozeray, jouait Ondine, la Guerre de Troie, Amphitryon 38 en Amérique latine et créait l'Apollon de Bellac à Rio.

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Giraudoux, après le demi-échec au théâtre de Sodome et Gomorrhe (1943), se tournait vers le cinéma (la Duchesse de Langeais ; les Anges du péché, avec Robert Bresson). Le 31 jan­vier 1944, i l mourait à Paris, quelques mois avant la Libération, dans des circonstances restées mystérieuses. Frappé par la grippe, il revint se faire soigner chez lui. Trois jours plus tard, i l était mort. A-t - i l murmuré les derniers mots qu'il prêtait à Siegried ? :

« Je sais maintenant ce qu'est la vie, Geneviève. — Un poids effroyable. — Erreur, un souffle. — Un casque de plomb. — Un bandeau ailé. — Une iniquité... — L'aube... (1) »

Q ui ne l'envierait ? A cet homme, sinon complet — aucun homme ne l'est — du moins presque com­

plet —, mince, élégant, sportif, voyageur, tout le contraire du Français à binocle, brioche et barbiche, de l'époque — tout semblait avoir réussi.

Ce provincial a l'air d'un prince. Les femmes raffolent de lui. Il est passé au travers d'une guerre horrible, et i l en est sorti vainqueur. Il ne fait pas état de ses diplômes. Il reste à l'écart du monde moderne, celui des dictateurs, des capitaines d'indus­trie, des partisans. A u milieu de ces hommes dévorés par leur métier, leur parti, leur carrière — ou par l'argent —, il fait figure d'amateur.

Lorsqu'on veut définir son art, le mot de facilité vient aux lèvres, comme pour Racine. Mais cette facilité était le produit d'un long travail. Sans doute prétendait-il qu'il « était vis-à-vis des dons du monde civilisé ce que sont les sauvages vis-à-vis de la nature. L'intelligence, l'émotion, la paresse lui étaient données, non par des succédanés mais directement, comme l'arbre à pain, l'arbre à viande, l'arbre à vin donnent pain, viande et vin aux sauvages ».

Mais c'était là coquetterie d'un écrivain qui, écrivant une langue précieuse et rare, se voulait tout le contraire d'un pédant.

(1) Fin de Siegfried.

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C'est vrai, l'auteur d'Ondine donne le sentiment de se trou­ver à l'aise dans la création, d'y entrer de plain-pied, comme si tout lui appartenait, des îles du Pacifique au quartier Latin, de Broadway aux déserts d'Afrique. Même la guerre, sous sa plume, devient un jeu. La démobilisation venue, il doit rendre son revolver et ses jumelles, et se sent désarmé devant « les arbres, les passants et les tramways pleins de malice ». « Voici que mon plus grand ennemi au monde, le seul que j'aurai désormais à épier le soir dans les forêts, à surprendre à l'aube près des promontoires, celui que dès maintenant je surveille dans ce miroir de poche comme au périscope, c'est ce Français, c'est moi-même... Guerre, tu es finie ! »

Dans ce monde, il a décidé de jouer son rôle comme il l'avait joué au lycée, « respectueux sans humilité, zélé sans zèle ».

Quand on songe à sa réserve, à sa courtoisie — forme supé­rieure de la distance — le bluff, l'exhibitionnisme de tant de charlatans d'aujourd'hui (Jean-Edern Hallier) font sourire.

Le Quai fut sans doute pour Giraudoux une école de civili­sation et la Carrière, un lieu de dialogue.

Tout, chez Giraudoux, est dialogue. Dialogue entre la France et l'Allemagne dans Siegfried — entre une France idéalisée et une Allemagne (romantique et pastorale) qui n'existait déjà plus. Dialogue entre la propriété et la nature dans le Supplément au voyage de Cook. Dialogue entre les vivants et les morts dans la Guerre de Troie. Dialogue entre la paix et le destin dans la même pièce :

« ANDROMAQUE. — Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l'effroyable ?

CASSAINDRE. — Je ne vois rien, Andromaque. Je ne prévois rien. Je tiens seulement compte de deux bêtises, celle des hom­mes et celle des éléments [...].

ANDROMAQUE. — Je ne sais pas ce qu'est le destin. CASSANDRE. — Je vais te le dire. C'est simplement la forme

accélérée du temps. C'est épouvantable. » Des critiques ont dit qu'il y avait deux styles chez Girau­

doux, un style nocturne et un style diurne : le rêve, et puis la réalité. Les dieux et les hommes. Les jeunes filles et les adultes. Opposition un peu artificielle, mais, c'est vrai, l'œuvre est un perpétuel dialogue entre la vie rêvée et la vie vécue. Entre ces

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deux mondes, Giraudoux ne choisit pas. Il n'apporte pas de réponses. Il se contente de poser les questions : « Ma fille, dit Priam à Andromaque, qui plaide pour une paix de capitulation, la première lâcheté est la première ride d'un peuple. »

« Où est la pire lâcheté ? rétorque la jeune femme. Paraî­tre lâche vis-à-vis des autres et assurer la paix ? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre ? »

Lorsqu'il écrit la Guerre de Troie, Hitler a commencé à envahir le Mittel-Europa. Giraudoux ne nous dit pas s'il est décidé à la résistance ou si, comme la plupart de ses compa­triotes, il s'est déjà résigné à l'inévitable, c'est-à-dire à la capitu­lation de Munich.

Giraudoux est un auteur inégal. Il laisse des œuvres exquises, mais toutes ne sont pas des réussites. Il a rapporté de la guerre des livres superbes : Lectures pour une ombre ; Adorable Clio. Trois ou quatre de ses pièces sont des chefs-d'œuvre : Amphi­tryon 38, La guerre de Troie n'aura pas lieu, Ondine. Mais ses romans — dans lesquels je ne suis jamais vraiment entré — ont vieilli. Siegfried et le Limousin, histoire d'un amnésique qui découvre l'Allemagne, roman pétri de bonnes intentions sur le couple France-Allemagne, est artificiel et faux. Bella, Eglantine, Jérôme Bardini abondent en pages exquises, mais peut-on dire que leurs héros s'imposent à notre imagination à la manière de ceux de Balzac ? Non, n'est-ce pas ! Ce ne sont pas des êtres de chair, ce sont des créations de l'esprit. Suzanne elle-même est une fée, une épitaphe, une ombre exquise, comme son île, l'île Suzanne où « les démons de Polynésie, les terreurs, l'égoïsme furent vaincus par une jeune fille de Bellac ».

Peut-être Giraudoux était-il plus un vrai poète qu'un véri­table romancier.

Marie-Jeanne Durry nous le rappelle, en insistant sur cette mythologie où le Créateur s'appelle l'Ensemblier, le dieu malin Arthur, le tentateur Abalstitiel ; où le prosateur invente constam­ment de nouveaux vocables : Glaia pour « le sentiment qu'on éprouve quand les feuilles rouges du manguier sont retournées par le vent et deviennent blanches», Youl i pour la faim et le sommeil, Aziel pour la caresse des ailes d'oiseau et pour l'amour. Dans les récits de Giraudoux, les sources abondent, mais c'est à peine si la pluie mouille. L a lune est toujours au zénith. Les marcheurs ont le pas de Mercure, les chevaux, des éclats d'or

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au poitrail, et les femmes, des paillettes dans les yeux. « Elles ressemblent à la Victoire de Samothrace avec sa tête, à la Vénus de Milo avec ses bras. »

Tout cela, c'est la part du rêve. Ecrire, c'est exorciser la peur. A ce monde des années 1930, ce monde des marchands de canons et des dictateurs, Giraudoux, chantre du bonheur, oppose ses mythes et ses intercesseurs. C'est le rôle de la litté­rature : entre le destin et les pauvres hommes, elle jette un pont.

Surtout en France, où cette littérature remplit une fonction sociale. Le peuple français — du moins le peuple, tel que Girau­doux l'imagine — parle d'instinct une langue parfaite et pure. Hélas ! soupire Giraudoux, ce langage a été confisqué par les «lettrés». En France, depuis bientôt trois siècles, la littérature s'est éloignée du peuple, c'est-à-dire de la vie.

« Tout se passe en France comme si les auteurs français étaient les guides de ceux qui ne sont pas destinés à les lire. Nulle part l'irradiation de la pensée, la primauté de l'écriture n'ont produit leurs effets balsamiques ou corrosifs plus complè­tement que dans ce pays où le culte qu'on leur rend est bour­geois et factice. Toutes les classes populaires sont chez nous d'accord, par leurs gestes et par leur vie, avec les Français auteurs. Tous ceux qui travaillent, du paysan à l'artisan, suivent ponctuellement un décalogue dont l'écrivain nous présente les règles, et l'image de notre nation dans ses petits métiers et ses petites servitudes est la même que celle de ses inspirations et de ses libertés. Bref l'esprit de notre peuple est son esprit tout court, et il est celui où la simplicité primitive est le plus près de la suprême culture. Ce qui est le plus loin de Montaigne, de Mari­vaux, c'est le Français lettré, mais ce qui est le plus près c'est le vigneron gascon ou la modiste parisienne » (Littérature).

Giraudoux, menant cette charge, ignorait-il qu'il était lui-même plus près du « Français lettré » que du « vigneron gas­con » ? Autocritique ? Peut-être. En fait, cet auteur qui passe pour léger, précieux et superficiel — ce sont les trois épithètes dont on l'accable — a toujours essayé cYéduquer ses compatrio­tes. Notre langue lui paraissait l'instrument idéal de cette éducation. Il aurait voulu la voir célébrer à l'école, à la place de l'histoire :

« Le destin français tel que ses poètes, ses écrivains, ses philosophes l'ont formé est le recours le plus ingénieux que

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l'humanité ait trouvé contre son destin général. C'est ce destin qui est sa patrie beaucoup plus que son sol. Il est décevant de voir ce que nous appelons l'histoire de France sue et rebattue dans tous ses détails, avec la moindre guerre, le moindre traité, le moindre général, alors qu'elle n'est qu'une histoire de bornes coûteusement, inutilement placées et déplacées, tandis que le Français a tout le loisir d'ignorer notre vraie histoire, celle de notre esprit et de notre langue, celle dont tout survit. »

(Aujourd'hui, Giraudoux serait servi ! Mais notre langue n'a nullement bénéficié de l'effacement de l'histoire « événemen­tielle », celle des rois et des guerres.)

G rand admirateur de La Fontaine, avec lequel il n'était pas sans ressemblance, Giraudoux lui a

attribué cinq « tentations » qui sans doute étaient aussi les sien­nes : la tentation de la vie bourgeoise ; la tentation des femmes ; la tentation du monde ; la tentation littéraire ; la double tenta­tion, enfin, de la religion et du scepticisme. Tentations banales, évidentes ! Le monde bourgeois est un oreiller : dès qu'il a une situation, dès qu'il est « arrivé », l'homme le meilleur risque de s'endormir. Les femmes — les jeunes filles surtout — ont fait de la vie de Giraudoux un labyrinthe. Mais avec quelle jubilation Giraudoux parle d'elles !

« Egales aux fleurs en été, égales en hiver à la pensée qu'on a des fleurs (2) », Juliette, Suzanne, Isabelle, et toutes les autres, lisses, vernies, « incroyablement exemptes de péché », de toute aventure, elles sortent intactes. A côté de ces filles-fleurs, les pauvres hommes paraissent lourds, empruntés, un peu godiches.

Impossible de situer leurs chaussettes dans Sirius, leurs mous­taches dans l'étoile du matin. Même quand ils sont chevaliers errants ils restent un peu lents, un peu niais, ils ne sont pas faits pour les aventures. Au sein de l'île où Suzanne se donne des lits de plumes dans des cavernes de corail blanc, ils s'entêtent aux besognes pauvres, coupent des madriers, bâtissent une hutte, et tout environnés de la solitude et de la bonté gravent en latin : « Méfie-toi de toi-même (3). »

(2) Marie-Jeanne Durry, l'Univers de Giraudoux, Mercure de France. (3) L'Univers de Giraudoux, op. cit.

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Les héroïnes de Giraudoux sont des fées. « Les bijoux ont l'air de jaillir de leurs personnes. » Quand elles font naufrage, elles se poncent les jambes et les frottent d'une poudre de nacre qui les rend d'argent. Quand elles sont nues, elles coiffent un grand chapeau qui les rend semblables aux Eves de Cranach. Toutes pourraient dire : « J'ai quinze ans. Et je suis née depuis des siècles, et je ne mourrai jamais. »

Leurs hommes, en revanche, manquent de poésie, de mys­tère. Les plus véridiques mentent. Les plus courageux s'enfuient. Mais elles ne leur en veulent pas. Elles les acceptent, comme elles acceptent l'humanité, ce milieu où l'on oublie, où l'on pardonne. Elles vont jusqu'à proclamer que « le seul homme digne d'être aimé est celui qui ressemble le plus à tous les hom­mes, qui a la parole, les traits de tous les hommes, qu'on ne distingue des autres que par des défauts ou des maladresses en plus ». Tel est le miracle de l'amour !

Entre ces adultes appliqués, consciencieux, épris de logique, et ces femmes-fées, irréelles, envoûtantes, imprévisibles, un cou­rant passe, qui aplanit tous les obstacles.

Mais i l y a deux sortes d'amour. Il y a d'abord le désir, l'amour physique, celui des vaudevilles, avec ses agréments passa­gers et ses malentendus, la vieille convoitise qui pousse Jupiter vers Alcmène.

« JUPITER. — Tu ne connais rien à l'amour terrestre, Mer­cure !

MERCURE. — Vous m'obligez trop souvent à prendre figure d'homme pour l'ignorer. A votre suite, parfois j'aime une femme. Mais, pour l'aborder, il faut lui plaire, puis la déshabiller, la rhabiller ; puis, pour obtenir de la quitter, lui déplaire... C'est tout un métier...

JUPITER. — J'ai peur que tu n'ignores les rites de l'amour humain. Ils sont rigoureux ; de leur observation seule naît le plaisir.

M E R C U R E . — Je connais ces rites. JUPITER. — Tu la suis d'abord, la mortelle, d'un pas étoffé

et égal aux siens, de façon que tes jambes se déplacent du même écart, d'où naissent dans la base du corps le même appel et le même rythme ?

M E R C U R E . — Forcément, c'est la première règle.

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JUPITER. — Puis, bondissant, de la main gauche tu presses sa gorge, où siègent à la fois les vertus et la défaillance, de la main droite tu caches ses yeux, afin que les paupières, parcelle la plus sensible de la peau féminine, devinent à la chaleur et aux lignes de la paume ton désir d'abord, puis ton destin et ta future et douloureuse mort, — car il faut un peu de pitié pour achever la femme.

M E R C U R E . — Deuxième prescription ; je la sais par cœur. JUPITER. — Enfin, ainsi conquise, tu délies sa ceinture, tu

l'étends, avec ou sans coussin sous la tête, suivant la teneur plus ou moins riche de son sang ?

M E R C U R E . — Je n'ai pas le choix ; c'est la troisième et der­nière règle.

JUPITER. — Et ensuite, que fais-tu ? Qu'éprouves-tu ? M E R C U R E . — Ensuite ? Ce que j'éprouve ? Vraiment rien de

particulier, tout à fait comme avec Vénus ! JUPITER. — Alors pourquoi viens-tu sur la terre ? (4) »

Mais à côté de l'amour des vaudevilles, il y a l'amour vrai, l'amour conjugal, celui qui exige présence et fidélité. C'est en son nom qu'Alcmène fuit Jupiter et rêve de vieillir avec Amphi­tryon :

« AMPHITRYON. — Je te joindrai, je resterai près de toi : la présence est la seule race des amants.

A L C M È N E . — Ma présence ? Peut-être ma présence sera-t-elle bientôt pour toi la pire peine ? Peut-être allons-nous à l'aube, nous retrouver face à face, dans ces mêmes corps, le tien intact, le mien privé de cette virginité que doit garder une femme sous tous les baisers du mari. Envisages-tu la vie avec cette épouse qui n'aura plus de respect d'elle-même, déshonorée, fût-ce par trop d'honneur, et flétrie par l'immortalité ? Envisages-tu que toujours un tiers nom soit sur nos lèvres, indicible, donnant un goût de fiel à nos repas, à nos baisers ? Moi pas. Quel regard auras-tu pour moi quand le tonnerre grondera, quand le monde s'emplira par des éclairs d'allusions à celui qui m'a souillée ? Jusqu'à la beauté des choses créées, créées par lui, sera pour nous un rappel à la honte. Ah ! plutôt ce changement en êtres primai­res mais purs. Il y a en toi tant de loyauté, tant de bon vouloir

(4) Amphitryon 38, acte I, scène 1.

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à jouer ton rôle d'homme, que je te reconnaîtrais sûrement parmi les poissons ou les arbres, à ta façon consciencieuse de recevoir le vent, de manger ta proie ou de conduire ta nage.

AMPHITRYON. — Le Capricorne s'est dressé, Alcmène. Il approche.

ALCMÈNE. — Adieu, Amphitryon. J'aurais pourtant bien aimé voir avec toi l'âge venir, voir ton dos se voûter, vérifier s'il est vrai que les vieux époux prennent le même visage, connaî­tre avec toi les plaisirs de l'âtre, du souvenir, mourir presque semblable à toi. Si tu le veux, Amphitryon, goûtons ensemble une minute de cette vieillesse. Imagine que nous avons derrière nous, non pas ces douze mois de mariage, mais de très longues années. Tu m'as aimée, mon vieil époux ?

AMPHITRYON. — Toute ma vie ! A C L M È N E . — Tu n'as pas, vers nos noces d'argent, trouvé

plus jeune que moi une vierge de seize ans, à la fois timide et hardie, que ta vue et tes exploits tourmentaient, légère et ravis­sante, un monstre, quoi ?

AMPHITRYON. — Toujours tu as été plus jeune que la jeu­nesse (5). »

Au-dessus des amants, au-dessus de l'amour lui-même, plus durable, honorable, resplendissant, se tient le couple ; le couple humain : une seule chair et un seul esprit, qui magnifie tout ce qu'il touche, fût-ce dans l'aridité du désert :

« [...] de là-haut, dit l'ange à Lia, nous voyons surtout le désert, qui tient les trois quarts du monde, et il reste le désert si c'est un homme seul ou une femme seule qui s'y risque. Mais le couple qui y chemine le change en oasis et en campagne. Et le couple peut être égaré à vingt lieues du douar, chaque grain de sable par sa présence devient peuplé, chaque rocher moussu, chaque mirage réel. La solitude pullule, s'il est là, de mains entre­croisées, de fronts éclatants, de visages accolés. Et il peut n'avoir qu'un chameau ou une chèvre, c'est le chameau du couple, et il l'emporte sur toutes les caravanes qui ramènent les trésors et les épices sous la conduite des chameliers solitaires, c'est la chèvre du couple, et elle l'emporte sur tous les troupeaux gardés par les bergers. Et l'époux avec l'épouse peut ne trouver au point d'eau qu'une vase, c'est l'eau du couple, et de là-haut, fontaines

(5) Amphitryon 38.

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et cascades à côté de cette lie paraissent troubles. Et si tous deux meurent de soif, leurs ossements ne sont pas des objets de mauvais os et de mauvaise chaux, ce sont les ossements du couple, les côtes en sont d'ivoire même. Et, enfin, le jour où Dieu a eu son seul accès de joie, il a voulu se donner à soi-même une louange, il a créé la liberté et a délégué au couple humain le pouvoir de fonder en ce bas monde les deux récompenses, les deux prix de Dieu, la constance et l'intimité humaines. »

On le voit, le théâtre, selon Giraudoux, ne saurait être une école d'indifférence. A u contraire, i l « est la seule forme d'édu­cation morale ou artistique d'une nation. Il est le seul cours du soir valable pour adultes et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus humble et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et ses saints, des sentiments et des passions. Il y a des peuples qui rêvent mais pour ceux qui ne rêvent pas, il reste le théâtre ».

(J'ai senti cela, un soir à Chypre, un dimanche d'hiver, en assistant à une représentation à'Œdipe roi : i l n'y avait là que des paysans et des pêcheurs, mais ce vieux trésor était leur bien, ils connaissaient les répliques par cœur, ils auraient pu monter sur la scène et prendre la place du chœur.)

r p roisième tentation : celle du monde, de la Carrière.

mie l'aurait sans doute accueilli dès 1944, s'il avait survécu. Maurice Druon a même évoqué son entrée quai Conti :

« Vous descendez de voiture dans la cour de l'Institut, cet ancien collège des Quatre-N'allons où vous allez très symbolique­ment représenter les quatre nations qui vous composent : la Grèce antique, la France éternelle, l'Allemagne des illusions et le Limousin.

Des gardes républicains vous présentent les armes [...] Ils sont coiffés du même casque à crinière qu'arboraient Hector et Amphitryon.

Vous serrez la main de vos chers amis, les frères Dubar-deau, qui sont tous de l'Institut, et qui ont endossé leur costume pour vous accueillir. Et même Rebendart est là, qui bien sûr n'a pas voté pour vous ; il vous garde rancune de l'avoir ridiculisé.

défendu. L'Acadé-

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[...] Vous rencontrez le regard de Bella. Vous vous inclinez et vous souriez. Vous souriez parce qu'il y a quelque chose certes de doux et de charmant dans l'émotion de ceux qui nous voient gravir les marches définitives ; mais vous souriez aussi pour montrer que vous n'êtes pas complètement dupe, que vous ne le serez jamais et que vous n'oublierez jamais de contrôler à l'inté­rieur de vous-même vos mesures et vos poids (6). » \

Une fois élu quai Conti, y aurait-on vu Giraudoux ? Ce n'est pas sûr. Il n'aimait guère les uniformes et les déjeuners de plus de six personnes l'ennuyaient.

La religion et le scepticisme sont, selon notre auteur, deux autres tentations, jumelles celles-là. Giraudoux n'était pas reli­gieux (peut-être était-il franc-maçon), mais il savait que le monde était habité.

« Athée, pas le moins du monde. L'existence est une terrible déchéance... Appliquer à Dieu cette notion d'existence est un acte aussi impie et faux que d'imaginer Dieu à notre image. Existence de Dieu et barbe blanche de Dieu sont du même magasin d'accessoires.

Avec Dieu, ceux qui gardent l'âme fraîche sont ceux qui ne Lui posent aucune question. »

Agnostique donc, et non pas athée, il avait sa foi et s'y tenait. Répétons donc avec lui : « Je déteste ce qui est laid, j'adore ce qui est beau... Je déteste les méchants, j'adore la bonté... Je déteste le soir, j'adore le matin... Je déteste le diable, j'adore Dieu... J'adore la liberté, je déteste l'esclavage... »

Mais ce n'est pas la seule profession de foi. Il y en a une autre, qui concerne la France et qui nous

touche particulièrement. La destinée de la France, selon Girau­doux, est d'être l'embêteuse du monde. «Elle a été créée [...] pour déjouer dans le monde le complot des rôles établis, des systèmes éternels. Elle est la justice, mais dans la mesure où la justice consiste à empêcher d'avoir raison ceux qui ont raison trop longtemps. Elle est le bon sens, mais au jour où le bon sens est le dénonciateur, le redresseur de torts, le vengeur. Tant qu'il y aura une France digne de ce nom, la partie de l'univers ne

(6) Texte extrait du 41' fauteuil, Librairie académique Perrin, Paris, 1969.

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sera pas jouée, les nations parvenues ne seront pas tranquilles, qu'elles aient conquis leur rang par le travail, la force ou le chantage. [...] Dans l'application de la justice intégrale elle vient immédiatement après Dieu, et chronologiquement avant lui. Son rôle n'est pas de choisir prudemment entre le mal et le bien, entre le possible et l'impossible. [...] Son originalité n'est pas dans la balance, qui est la justice, mais dans les poids dont elle se sert pour arriver à l'équité et qui peuvent être l'injustice [...] (7) .»

Ailleurs, Giraudoux précise : « La France a une civilisation qui n'est pas sa propriété particulière. Elle en a la responsabi­lité vis-à-vis de l'univers. Si elle [...] n'en est plus capable [...] elle perd à la fois ce qui est sa raison d'être et ce qui est sa situation parmi les autres. »

Certes, il y aurait encore beaucoup à dire sur Girau­doux, mais tâchons d'être moins prolixe que lui...

«Un très bon élève qui ajoute à cette sagesse le prestige mystérieux du cancre », disait Cocteau. Et Aragon : « Giraudoux m'a longtemps irrité et puis un jour je me suis mis à l'aimer. Qu'on me pardonne, c'est, je crois la France que je m'étais mis à aimer. »

Evoquons donc le portrait du Français qui clôt — inoublia-blement — Suzanne et le Pacifique :

« Voici donc ce Français, qui rend inutile Varbre-étreinte ! Un de ces Français célèbres dans le monde entier pour traverser sans accident les voies populeuses et la vie ! Je le vois. Je le vois comme vous ne savez pas voir, car je n'ai pas l'habitude de séparer dans mes pensées ce que je vois de physique et ce que je vois de moral. Il a deux grandes moustaches avec un dévoue­ment sans bornes. Il a une pomme d'Adam qui palpite avec un grand besoin de confidences. Il a une épingle de cravate en doublé avec une douce obstination... Il ne bondit pas sur l'arbre, il ne court pas dans l'eau. Il tient à la terre comme un vase léger dans lequel on a mis du sable pour en faire une lampe stable. Ses pieds quittent à peine le sol, éventé par sa jaquette, et son visage éclaire à la même hauteur buissons et animaux.

(7) L'Impromptu de Paris.

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Voici le Français, qui remplace pour l'humanité l'arbre-lampe. Il va passer sans me découvrir. Je tousse... Il se retourne. Il me voit sortir de mon arbre. Fils des Latins, des Gaulois, il a encore ces réflexes des gens qui voient une dryade. Il se décou­vre et lisse sa moustache. Il approche peu à peu. Il a deux beaux yeux gris avec l'amour des collections de timbres. Il retire un gant de la poche de sa jaquette. Il me dit :

— Je suis le contrôleur des poids et mesures, Mademoi­selle... Pourquoi pleurer ? »

PIERRE DE BOISDEFFRE

P.-S. A l'occasion du centenaire de Jean Giraudoux, notre ami Philippe Sénart a déjà signalé la reprise de Sodome et Gomorrhe par Simone Valère et Jean Desailly au Théâtre de la Madeleine (tandis que la Comédie-Française reprend Intermezzo). Je recommanderai l'ex­cellent numéro du centenaire publié par les Cahiers Jean Giraudoux (avec des contributions de Jacques de Bour­bon Busset, Maurice Druon, Alfred Grosser, des souve­nirs de James de Coquet, Jean Desailly, Jean-Jacques Gautier, Jacques Laurent, Jean Mercure, Maurice Toesca...). On en retiendra le précieux témoignage du docteur Albeaux-Fernet, qui donne un cruel et poignant éclairage sur le foyer de Jean Giraudoux. (Cahiers Jean Giraudoux, numéro 11, dossier réuni et présenté par Guy Tessier.)

Dans la bibliographie abondante sur Giraudoux, l'un des meilleurs essais reste celui de Chris Marker (Girau­doux par lui-même, éditions du Seuil). On rappellera aussi les ouvrages de Marie-Jeanne Durry (L'Univers de Giraudoux, Mercure de France) et de Marianne Mercier Campiche (Le Théâtre de Giraudoux et la condition humaine, Domat).

P. B.