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La vie d'Hoffmann - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782071016180.pdf · LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LILRAIRIE GALLIMARD, 1927. A JEAN GIRAUDOUX . AVERTISSEMENT Ceci n'est pas un livre

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LA VIE D'

HOFFMANN

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DU MÊME AUTEUR

CHATEAUX EN BAVIÈRE, roman. 1925. (Calmann-Lévy), MADAME DE STAËL ET MAURICE O'DONNELL. 1926.

I n 8 ° . ( C a l m a n n - L é v y ) .

E n p r é p a r a t i o n :

A R C - E N - C I E L ( n o u v e l l e s ) .

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H O F F M A N N

D ' A P R È S UN CRAYON DU PEINTRE H E N S E L

1 8 2 1

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V I E S D E S H O M M E S I L L U S T R E S

N° 6

L A V I E D '

HOFFMANN par

JEAN MISTLER

nrf 5e édition

L I B R A I R I E G A L L I M A R D

P A R I S 3 , r u e d e G r e n e l l e 1 9 2 7

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IL A É T É T I R É D E LA P R É S E N T E É D I T I O N T R O I S C E N T

S O I X A N T E - Q U A T R E E X E M P L A I R E S SUR V É L I N P U R

F I L DES P A P E T E R I E S L A F U M A - N A V A R R E , D O N T QUA-

T O R Z E E X E M P L A I R E S H O R S C O M M E R C E M A R Q U É S D E

a A n ET TROIS C E N T C I N Q U A N T E E X E M P L A I R E S

N U M É R O T É S D E 1 A 3 5 0 , V I N G T - S I X E X E M P L A I R E S

SUR J A P O N I M P É R I A L D O N T V I N G T - C I N Q M A R Q U É S

D E A A Z ET U N E X E M P L A I R E HORS COMMERCE

M A R Q U É H. C. A.

TOUS D R O I T S D E R E P R O D U C T I O N , DE T R A D U C T I O N E T

D ' A D A P T A T I O N R É S E R V É S P O U R TOUS LES PAYS Y COMPRIS

LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LILRAIRIE GALLIMARD, 1927.

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A J E A N GIRAUDOUX

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AVERTISSEMENT

Ceci n'est pas un livre de fantaisie, j'en ai puisé les détails aux sources originales : correspondance, journaux intimes et œuvres d'Hoffmann ; lettres et souvenirs de ses amis ; documents contemporains. Certes, il eût été plus court et plus facile d'écrire ce qu'on appelle une « biographie romancée ». Je n'ai pas voulu sacrifier à ce genre bâtard, parodie de l'histoire et du roman.

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C'est un de ces orages du dimanche, en Mai, beau- coup de tonnerre, un peu de pluie, et ensuite un ciel bleu, frais et pâle, où s'attardent encore quelques nuages. Mais comme il est six heures et qu'il pleuvra peut-être encore, les promeneurs n'ont pas osé rentrer à Bamberg : on est si bien à Bug, au bord de la Regnitz, dans le jardin de M. Striegel, qui vient de rouvrir son restaurant d'été ! Quand passe un coup de vent, il pleut encore un peu sous les tonnelles, juste assez pour qu'une jeune fille reçoive une goutte d'eau dans le cou, et rie. M. Striegel se frotte les mains, heureux de voir tant de clients, et dans la grande salle, la blonde Mademoiselle Nanni, assise au buffet, sourit entre deux gros bouquets de roses, campagnardes et fraîches comme elle.

Les cochons de lait, les oies et les dindons rôtissent

à la cuisine ; dans la cour, les garçons ont déjà mis en perce trois tonneaux de bière, mais à la table de M. Hoffmann, directeur de la musique, on ne boit que du champagne et du bourgogne. Il y a là le Docteur Marcus et son neveu Speyer, médecin lui aussi, le gros Kunz, marchand de vins, qui imite si drôlement les acteurs de Berlin et de Vienne, un avocat, enfin

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ce jeune lieutenant, joufflu comme un bébé et frisé au petit fer, qui sollicitait depuis longtemps la faveur de lire à Hoffmann une tragédie de sa composition. Il a profité de l'orage pour se joindre à la com- pagnie.

Hoffmann est gai aujourd'hui, il n'a pesté ni contre le ténor, ni contre la prima donna, et au dessert, lorsque le lieutenant dénoue le ruban bleu de son manuscrit, Hoffmann fait remplir son verre de cham- pagne et prend un air d'attention. Dehors, tombent encore quelques gouttes de pluie, des rires montent des bosquets.

C'est une tragédie romaine, pleine de ces héroïques sentiments que les poètes pêchent si facilement dans leur encrier. Après chaque tirade à effet, le lieutenant jette un coup d'œil à Hoffmann qui hoche la tête d'un air d'approbation. Les autres auditeurs bâillent à la dérobée, le gros Kunz réchauffe entre ses mains épaisses un verre de Pommard, l'avocat a pris dans le carton d'Hoffmann des feuilles de papier à musique, et s'amuse à y découper des silhouettes. Le premier acte est fini. Le lieutenant n'en a pas écrit davantage, Dieu soit loué ! Kunz respire et applaudit discrè- tement ; le jeune auteur prend un air modeste et demande :

— Comment trouvez-vous ma tragédie, Monsieur le Directeur de la musique ?

— Admirable ! Oui, admirable en vérité. Il y a dans vos vers de sublimes beautés ; la preuve, c'est que les plus grands poètes : Shakespeare, Calderon, ou notre

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Schiller, ont eu les mêmes idées et ne les ont pas mieux exprimées.

— Vous me comblez, Monsieur le Dire teur ! s'écrie

le petit lieutenant, éperdu. Je lirai ce soir mon œuvre à une société de dames, l'une d'elles, je puis bien vous l'avouer, occupe toutes mes pensées : elle est brune, elle parle espagnol...

— Lisez lui sans crainte ce premier acte, fait Hoffmann, et dépêchez-vous d'écrire les quatre autres, nous pourrions peut-être jouer votre tragédie sur notre théâtre.

Le jeune homme, transporté de joie, prend congé, léger et sautillant comme un maître à danser. Il est parti. Tout le monde pouffe de rire.

— Quelle bonté, mon cher Hoffmann, quelle patience ! s'étonne le Docteur Speyer. Quand cet importun a commencé de lire ses fadaises, j'ai bien cru que vous alliez faire un éclat, — il ne vous en faut pas tant d'habitude — mais au contraire, vous l'avez couvert de compliments dont il n'a pas senti la douce ironie. Maintenant vous subirez la lecture des

quatre actes. Mais Hoffmann pose son verre vide sur la table : — Mes chers amis, si vous croyez que j'écoutais

les vers du lieutenant, vous vous trompez bien. L'orage avait cessé, les plantes du jardin relevaient la tête et de grosses gouttes brillantes tombaient du pommier en fleurs. J'écoutais au loin, dans les mon- tagnes, s'éteindre la voix mourante du tonnerre, et je regardais le ciel. Et les souvenirs de mon enfance me

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revenaient en foule : je me retrouvais à dix ans, dans le jardin de mon oncle, vêtu de la plus belle robe de chambre à fleurs qu'or ait jamais vue, et je respirais le parfum de notre grand pommier fleuri. Mais la voix de mon oncle m'ordonnait de rentrer à la maison

pour ne pas gâter la belle robe de chambre. Ah ! comme j'étais loin de ce pauvre poète tragique ! Et voyez, notre ami l'avocat ne s'est pas ennuyé, lui non plus, il m'a gâché trois feuilles de papier à musique à découper des bonshommes, mais il a échappé au lieutenant.

L'avocat s'amusait à faire des ombres chinoises

sur le mur avec les silhouettes qu'il venait de décou- per. Il sourit :

— C'était donc, cher ami, un souvenir de jadis qui vous rendait si patient ? Vous ne parlez jamais de votre enfance, pourtant, ne vous plairait-il pas, ce soir, de nous raconter vos prem ières années

Hoffmann le regarde d'un air étonné, comme quelqu'un qui se réveille en sursaut et voit devant lui une figure étrangère. Puis, très gravement, il dit :

— Le jour de la Saint Jean Chrysostome, en dix sept cent et quelques, vint au monde un enfant pareil à tous les enfants : des pieds, des mains, une figure. A ce moment là, le père mangeait justement sa soupe, de joie il s'en renversa une cuillerée sur la barbe. L'accouchée se mit à rire si fort que le joueur de luth qui était auprès d'elle vit toutes les cordes de son instrument se casser à la fois, et il jura que le

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petit Ernest ne serait qu'un croquenotes toute sa vie...

— Je vous en prie, ne plaisantez pas ainsi, dit Speyer. Notre curiosité ne vient que de notre amitié pour vous. Votre vie passée doit être pleine d'étranges évènements.

— Oh non, répond Hoffmann en soupirant, ma jeunesse n'est qu'une lande desséchée, où n'a poussé aucune verdure, aucune fleur.

— Il y a pourtant bien dans ce désert un pommier dont le parfum a rempli votre enfance, et dont le souvenir occupe votre âme aujourd'hui.

— N'écoutez pas trop Hoffmann, dit Marcus, quand il vous parle de ses premières années. Il pré- tend avoir observé le cœur humain à l'âge où les bébés ordinaires disent à peine papa et maman, et veulent attraper le soleil avec leurs menottes !

— Vous auriez tort de me le reprocher, répond Hoffmann avec un mélancolique sourire. Je suis sûr que chacun de vous a aperçu en son âme des lueurs extraordinaires, dans cet âge que l'on prétend incons- cient, et chaque impression reçue alors laisse en nous une trace ineffaçable. Pardonnez-moi un peu d'enfan- tillage sentimental, mais il faut que je vous parle de ce joueur de luth.

— Encore le joueur de luth ! proteste Kunz. — Oui, il s'appelait Tourterelle, il portait un

manteau rouge et une perruque blanche, et il avait été le maître de musique de ma tante. C'était la plus eune sœur de ma mère, elle jouait à ravir du luth,

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instrument si oublié aujourd'hui. Je crois encore me voir sur ses genoux, quand j'avais trois ans, — riez si vous voulez. Ses regards très doux m'allaient jusqu'au cœur, et sa voix... Un jour, elle ne descendit pas de toute la journée, je la réclamai à grands cris, Une servante me porta dans sa chambre. Elle était couchée, un grand vieillard qui était à son chevet se leva brusquement et nous défendit avec colère d'entrer. Alors, on m'enveloppa dans un châle et on m'emporta dans une autre maison. Là, on me dit que la tante était malade, très malade. Quand on me ramena chez nous, quelques jours plus tard, je la demandai en pleurant, mais ma mère, tout en larmes, me dit : « Tu ne la verras plus, elle est morte ».

L'avocat a repris ses ciseaux, et, machinalement, découpe de nouvelles silhouettes.

— Vingt ans plus tard, reprend Hoffmann, dans une autre ville, j'étais allé entendre la messe à la chapelle du couvent des Clarisses, et quand les chants commencèrent, la douleur de ma troisième année se réveilla soudain, accablante et délicieuse. J'étais

sûr que derrière le rideau du chœur ma tante était là, parmi les nonnes musiciennes. Ah ! pourquoi ne m'a-t-on pas laissé entrer dans le chœur, j'aurais revu ma tante avec sa robe verte à nœuds roses...

Soudain il se dresse. Son ami a projeté sur le mur l'ombre d'une religieuse.

— Regardez ! C'est elle, la voici ! Elle est assise sur un tabouret, elle joue de la harpe. Je la reconnais, il me semble l'entendre comme autrefois.

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L'avocat remet sur la table la feuille de papier mais Hoffmann, les yeux toujours fixés sur la muraille, continue...

— Tous mes oncles et toutes mes tantes faisaient

aussi de la musique, et je crois rêver quand je me rappelle les bizarres concerts auxquels j'ai assisté. Instruments, musiciens, tout a disparu. Je ne sais pas, mon cher Marcus, si vous pouvez retenir vos larmes quand vous entendez la viole d'amour, mais moi, je sanglotais chaque fois que mon oncle le Con- seiller en jouait, et quand je pleurais trop fort, on me mettait à la porte. C'étaient d'étranges concerts, oui Marcus. Mais le voici, mon onc le, là, sur le mur ! Ah ! je t'en prie, Conseiller, fais disparaître l'ombre grotesque du petit homme ! Je ne voudrais pas me moquer de lui, il est seul, il est vieux, il est peut-être en train de mourir ! Je ne veux pas me rappeler ses ridicules, malgré les trois soufflets qu'il me donna.

— Trois soufflets ? demande Marcus.

— Oui, trois, je me souviens surtout du second. J'avais pris dans sa bibliothèque les Confessions de Rousseau. J'avais douze ans, et je fus frappé comme par un éclair en lisant que Jean-Jacques, sans savoir un mot d'harmonie ou de contre-point, avait composé un opéra. Je me mis au lit, rideaux tirés, et j'attendis l'inspiration, il ne me vint qu'une misérable mélodie, sur des paroles misérables aussi :

Je n'aime qu'Ismène, Elle n'aime que moi...

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et sans pouvoir aller plus loin que ces deux vers, je finis par m'endormir. Des cris assourdissants me réveillèrent. A travers une épaisse fumée, je vis mon oncle qui arrachait du baldaquin les rideaux enflammés et les jetait par la fenêtre, on lança un seau d'eau et l'oncle me demanda comment le feu

avait pris. Je lui répondis que je m'étais mis au lit pour composer un opéra seria, comme Rousseau dans sa jeunesse, et que je ne m'étais aperçu de rien. « Imbécile, s'écria-t-il, opéra seria ! Rousseau dans sa jeunesse ! » et il m'appliqua le soufflet dont je vous ai parlé.

— Pardonnez-moi, interrompt Speyer, peut-être vais-je vous faire de la peine, mais vous ne dites pas un mot de votre père ni de votre mère.

— Ah ! taisez-vous, supplie Hoffmann d'une voix changée, taisez-vous, par pitié ! J 'ai eu tort de rappeler ces souvenirs qu'évoqua l'orage, et je n'aurais pas dû respirer le parfum de ce pommier.

Il se lève et va à la fenêtre ; il est tard, le jardin est désert. Les arbres achèvent de s'égoutter, Nanni, toute pensive, regarde Hoffmann de ses yeux bleus où l'on dirait qu'il vient de pleuvoir aussi.

— Dix heures, observe Kunz, il est temps de rentrer à la ville.

Maintenant Hoffmann est dans son bureau, cham - bre étroite, mansardée, où quelques livres traînent en désordre. La fenêtre est ouverte sur la place déserte ; à l'étage au-dessous, le propriétaire, M. War-

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muth, joue de la trompette. Les chiens aboient à la musique et à la lune ; sur le toit de l'Hôtel à la Rose, près du théâtre, les chats miaulent d'ét ranges duos. Hoffmann débouche une bouteille de bourgogne que sa femme a placée sur le piano-forte, ses doigts cherchent quelques accords sur le clavier, puis il s'assied devant sa table de travail. Assez de musique pour aujourd'hui ! Assez de tracas avec ce théâtre en faillite, avec ce maudit orchestre de savetiers,

avec les élèves stupides et leurs parents plus sots encore !

Pourquoi a-t-il raconté tout à l'heure ces histoires à ses amis ? Pourquoi joue-t-il ce personnage fan- tasque ? Ah ! que de romans on pourrait faire avec toutes les folies qui traversent son esprit comme des coups de vent dans les couloirs d'un château ruiné ! Mais sait-on ce qui est vérité et ce qui est rêve ? Sait-on même qui est vivant et qui est mort ? Tout ce passé de sa lointaine enfance n'est-il pas plus réel que les années grises qui ont suivi ? Souvent déjà il lui a semblé se voir dédoublé comme à travers un

prisme. Hallucination dans le présent, vérité peut- être dans le passé ou dans l'avenir.

Les bougies se consument lentement ; l'un après l'autre tous les bruits familiers s'éteignent. Dans la chambre voisine, sa femme doit reposer, fatiguée de l'attendre. La tête entre ses mains, Hoffmann rêve à sa vie écoulée, si différente de ses vies imaginaires : tristesse des espoirs et des désillusions ; mornes soirées de Kœnigsberg et de Plock ; fastidieuses

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besognes de Posen et de Varsovie, angoisse et misère de Berlin; jeunesse déjà finie, sombre avenir. Peut- être cependant s'il écrivait un livre, ou un grand opéra,...

Déjà l'aube blanchit derrière la montagne Saint- Michel, la bouteille est vide sur la table. Il a noirci

quelques feuilles de papier au hasard de sa rêverie — cela ne doit rien valoir. Les bougies grésillent en s'éteignant, les Angelus sonnent, les femmes tra- versent la rue et montent à l'église Notre-Dame pour la messe du matin. Hoffmann entre dans la chambre où dort Michaëlina, un baiser sur le front la

réveille un instant, elle ouvre ses yeux et demande s'il est tard. Mais lui, sans répondre, caresse dis- traitement les boucles de la noire chevelure : elle s'est rendormie d'un sommeil d'enfant.

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P R E M I È R E P A R T I E

KŒNIGSBERG

Je suis pareil à ces enfants nés le Dimanche, qui voient des choses invisibles aux autres hommes.

HOFFMANN.

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CHAPITRE I

LES PREMIÈRES ANNÉES

Le 29 octobre 1767, Christophe-Louis Hoffmann, avocat, épousa sa cousine Louise-Albertine Dœrffer, il avait trente et un ans, elle dix-neuf. Leurs deux familles, déjà unies par alliance, appartenaient à la vieille bourgeoisie de Kœnigsberg : de père en fils, les Hoffmann étaient pasteurs ou hommes de loi, les Dœrffer, magistrats ou fonctionnaires.

M. Hoffmann était intelligent et spirituel à une époque où ces qualités plaisaient encore aux femmes. A vrai dire, il passait pour un peu fantasque et bohême, et cela plaisait moins à la famille Dœrffer où le ton était assez cérémonieux. Aux soirées des

Dœrffer, M. Hoffmann jouait du violoncelle avec sentiment, mais pas toujours en mesure, il déclarait ennuyeuses les sages compositions de Philippe- Emmanuel Bach, qui était alors un bien plus grand homme que Jean-Sébastien. Il existe dans toutes les

familles des cousins que des parents regardent comme

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des mauvais sujets et voudraient voir au diable ou au jardin, quand il y a des invités au salon. C'est tou- jours de ceux-là que s'amourachent les cousines. Pourquoi les Dœrffer donnèrent-ils leur fille au cousin Hoffmann ? Sans doute espérait-on qu'une fois marié il se rangerait ; mais Louise était trop nerveuse pour exercer une telle influence sur un mari, trop faible et maladive pour lui imposer une discipline. Après onze ans de mariage, ils dûrent se séparer.

Trois enfants, des garçons, leur étaient nés. Le premier, Charles-Louis, mourut en bas âge. Le second, Charles-Guillaume, vécut obscurément et semble avoir mal tourné, le troisième fut Hoffmann.

Il naquit le 24 janvier 1776, dans une maison de la rue des Français. Au baptême il reçut les noms d'Ernest-Théodore-Guillaume. On n'eut pas de peine à lui trouver marraines et parrains parmi ses oncles et ses tantes, car sa mère était la sixième de huit enfants. Plus tard, Hoffmann aimait évoquer toutes ces ombres entrevues autour de son berceau. La maison Dœrffer était à quelques pas de celle de M. Hoffmann : la rue des Nobles et la rue des Français se font suite, le long du vieux château royal de Kœnigsberg. Chaque jour, la tante Sophie et sa jeune sœur, qu'Hoffmann appelait Tante Fusschen, venaient voir le petit garçon : tante Fusschen jouait de la harpe et chantait, il avait trois ou quatre ans lorsqu'elle mourut, mais l'image de la tante musi- cienne était restée au seuil de sa mémoire avec ces

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couleurs de rêve qui parent les souvenirs de notre première enfance, ces souvenirs qui ont grandi avec nous et sont le meilleur de nous-mêmes, et nous reviennent chaque fois que nous sommes plus heu- reux ou plus malheureux, plus forts ou plus faibles : à chaque visite que nous fait l'amour.

En 1778, lorsque leurs parents divorcèrent, Charles- Guillaume resta avec son père, et Ernest fut confié à sa mère qui rentra à la maison Dœrffer. Peu après, lors de la grande réforme de la justice prussienne, Christophe-Louis Hoffmann fut nommé juge des affaires criminelles à la Cour d'Insterbourg, c'était alors une misérable bourgade à vingt lieues de Kœnigsberg, toute proche de la Russie. L'enfant ne vit presque plus l'homme bizarre qui avait été son père et sa mort ne lui causa pas un chagrin profond, mais il ne l'oublia jamais, et quarante ans plus tard, écrivant à son frère, il évoquait avec émotion de menus souvenirs :

« Je me souviens qu'un jour, Papa jouait de la viole de Gambe, j'avais trois ou quatre ans, je fondis en larmes. Rien ne pouvait me calmer, il fallut me donner un gros pavé de pain d'épice. Mais papa ne jouait pas en mesure, et de méchantes langues prétendaient même qu'une fois il avait dansé un menuet sur l'air d'une polonaise que l'astucieux conseiller de justice jouait au piano, le piano laqué de rouge que je me rappelle bien. »

La maison Dœrffer était présidée par la vieille M Dœrffer, née Voeteri, grande et grosse femme,