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Jean-le-Cric et la rue Montorgueil, dans les Misérables I re Partie (Fantine), Livre II (La chute), Chapitre VII (Le dedans du désespoir) : Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il était d’une force physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue 1 , pour filer un câble 2 , pour virer un cabestan 3 , Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l’occasion 4 cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil , d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget 5 qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Val- jean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver. […]

Jean-le-Cric et la rue Montorgueil dans les Misérables

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Victor Hugo éblouit par l’habileté avec laquelle il jongle avec les mots, les lieux, les dates et les faits ; il est aussi passé maître dans l’art de faire passer des vessies pour des lanternes.On peut avoir envie d’être complice sans être dupe.Voici donc un coup de projecteur sur un tour de cet incroyable illusionniste.

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Jean-le-Cric et la rue Montorgueil,

dans les Misérables Ire Partie (Fantine), Livre II (La chute), Chapitre VII (Le dedans du désespoir) :

Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il était d’une force physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue1, pour filer un câble2, pour virer un cabestan3, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l’occasion4 cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric.

Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget5 qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Val-jean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver. […]

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1 Terme de marine. Se dit du travail des forçats qui sont hors du bagne, employés aux travaux du port. Aller à la fatigue. (Littré) 2 Terme de marine. Filer un cordage, le détendre par degrés quand il est roide et le forcer de céder doucement à l’effort qui le tend et l’entraîne, JAL. Filer du câble, mettre hors du navire une longueur de câble plus grande que celle qui y était déjà. Filer un câble, une chaîne par le bout, laisser aller la chaîne ou le câble tout entier hors du navire, par l’écubier qui lui sert de passage. (Littré) 3 Virer le cabestan, ou, moins exactement, virer au cabestan, faire tourner le cabestan sur son axe à l’aide de ses barres. (Littré) 4 « à l’occasion » 5 Pierre Puget [1620-1694] ; il s’agit du portail des Atlantes (la Force et la Fatigue, 1657) de l’ancien hôtel de ville — détruit, en même temps que le reste du port, en 1944 — remonté sur la façade de la nouvelle mairie d’honneur sur le port.

Les Grecs furent les premiers qui posèrent une architrave, tantôt sur des figures d�hommes qu’on appelle télamons ou atlantes, en mémoire d’Atlas, qui porte le ciel, tantôt sur des figures de fem-mes, que l’on nomme caryatides. Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, 1876, p. 197. [TLFi]

Hugo savait distinguer un atlante (Ἄτλας, apparenté à τλῆναι « supporter », si ce n’est pas une étymologie populaire) d’une caryatide (Καρυᾶτις, femme de la localité de Καρύαι « les noyers », Karyes, en Laconie ; Καρυάτις et Καρυές sont modernes)/cariatide :

Que la cariatide, en sa lente révolte, Se refuse, enfin lasse, à porter l’archivolte Et dise : « C’est assez ! » Les Voix intérieures Soyez payen (sic) et tâchez de vivre tranquille ; impossible ; l’ubiquité divine vous harcèle. Elle accable le philosophe par l’immanence ; elle obsède le payen par l’apparition et la disparition. Elle se masque, se démasque, se remasque ; c’est une perpétuelle poursuite à faire, et rien n’est troublant comme ce va-et-vient imperturbable du surnaturel dans la nature. Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute sa religion est protée. Le payen vit haletant. Qu’est ceci ? c’est une prairie ; non, c’est une napée. Qu’est ceci ? c’est une colline ; non, c’est une oréade. Qu’est ceci ? c’est une pierre ; non, c’est le dieu Lapis qui peut vous changer en tortue ou en crapaud. Qu’est ceci ? c’est un arbre ; non, c’est Priape. Qu’est ceci ? c’est de l’eau ; non, c’est une femme. Prenez garde à l’eau. Elle est perfide comme Vénus. L’océan a la néréide et l’étang a la limniade. Si vous, naviguez, Poséidon vous guette ; méfiez-vous du Brise-Vaisseaux. Égéon est sous l’écume. Redoutez de rencontrer les sept îles Vulcaines ; vous ne sor-tiriez pas de leurs détroits. Vous n’auriez d’autre ressource que de vous couper la main droite pour Mulciber et la main gauche pour Tardipes, qui sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux vous veut manchot. Évitez aussi les îles Echinades ; c’est là que Neptune Ypéus cache les filles qu’il enlève, et il n’aime point les curieux. Vous devinerez la bonne route et, chemin faisant, le sens des présages qu’on rencontre si, par aventure, vous avez dans votre équipage un matelot telmessien, car à Telmesse tout le monde naît devin. Un port s’ouvre, n’y entrez point, la tempête vaut mieux ; il est gardé par le dieu Palémon qui tient une clef dans sa main droite. Attention : je crois que ce paquet d’algues à vau-l’eau est un Glaucus ; les Glaucus sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à Elpis, la déesse Espérance, et aux Muses couronnées des ailes hideuses arrachées aux sirènes ; craignez les érynnides (sic), sœurs aînées des euménides ; et le soir ne vous endormez pas dans votre hamac fait d’une voile sans avoir adoré les sept étoiles, couronne de Clotho, la parque qui file, moins mauvaise que Lachesis qui tourne et qu’Atropos qui coupe. Tremblez d’apercevoir à travers la brume marine le feu de Lyncée sur la tour de Lyrcos et le feu d’Hypermnestre sur la tour de Larissa. Ces phares sont des spectres. Ne touchez pas

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à cette outre ; elle contient peut-être un géant. Une outre crevée donne passage à un ouragan. Surtout ne confondez pas Téthys avec Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas avec l’aurore, mère des Vents. Tâchez d’être en bons termes avec Busiris, dieu des pirates et roi d’Espagne. Il est utile aussi quelquefois d’invoquer Eudemonia, la déesse de Lucullus. Si Démogorgon, le vieillard du centre de la terre, est pris d’un accès de toux, cela fera sauter les flots et vous pourrez bien naufrager. Brûlez de la rognure d’ongles en l’honneur des deux sœurs farouches Pephredo et Enyo qui vinrent au monde avec des cheveux blancs. L’une est la lame, l’autre est la houle. Je ne parle pas des syrtes, des acrocé-raunes, des écueils, des dogues aboyant sous l’onde. Autant de vagues, autant de gueules. Chantez un hymne à Bonus Eventus, le mari de l’Eau, et à Rubigus, le mari de Flore. Bonus Eventus obtiendra peut-être de l’Eau qu’elle vous lâche et Rubigus obtiendra de Flore qu’elle vous reçoive. Flore c’est la terre. Si la terre est de bonne humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé sa torche sur la tête, si vous lui faites une libation avec une pleine jarre de ces bons vins du mont Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre navire une statue de Jupiter et une statue d’Esculape, toutes deux en or et en ivoire, et celle d’Esculape plus petite de moitié que celle de Jupiter, si vous êtes dévot à la Gorgone et prêt à baiser son bras de chair pour éviter sa main d’airain, si toute votre vie vous avez timidement salué, en passant, les autels dédiés aux dieux d’en haut et les fosses dédiées aux dieux d’en bas, si enfin vous n’avez jamais insulté les junons des femmes, vous avez chance de débarquer. Vous êtes à terre. Bon. Une question : avez-vous, en abordant le rivage, pensé aux six couples des dieux Consentes ? Non ? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe vous aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse. Elle ameutera les Atlantes contre vous. Attendez-vous à des malheurs. Vous allez entendre bourdon-ner à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C’est fait. Elle vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est mort. Bubona, la déesse bouvière, vous donnera quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera de vous ramener chez vous ; le dieu Jugatinus vous fera cocu. Tirez-vous d’affaire comme vous pour-rez, saluez à haute voix Ops, Idea, Berecynthia, Dindymène, Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus, battez du tambour en l’honneur des dix Dacty-les ; vous pouvez être un peu rassuré maintenant. Prenez terre. […] Promontorium Somnii, Partie II, Guy Robert et René Journet (1961), 603, p. 37 [Rien ne relie Déméter — Cérès, si l’on y tient — à Atlas ou aux Atlantes, mais peu importe.]

Le poète se serait-il laissé influencer par les Toulonnais, qui n�ont jamais appelé les statues autrement que caryatides ? Ou bien a-t-il jugé préférable que Jean Valjean soutienne une femme qui tombe ?

Il importe au narrateur que le lecteur ait pris bonne note du rapport entre le cric et le forçat, car c’est un ressort dramatique à double détente. ● Dans la Ire Partie encore, Livre V (La descente), Chapitre VI (Le père Fauchelevent), l’acci-dent survenu au vieux charretier (« il était impossible de le dégager autrement qu’en soule-vant la voiture par-dessous ») met en scène la force et le courage de M. Madeleine, nommé maire de Montreuil-sur-mer par Louis XVIII.

— Écoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la voiture pour qu’un homme s’y glisse et la soulève avec son dos. Rien qu’une demi-minute, et l’on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait

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des reins et du cœur ? Cinq louis d’or à gagner ! Personne ne bougea dans le groupe. — Dix louis, dit Madeleine. Les assistants baissaient les yeux. Un d’eux murmura : — Il faudrait être diablement fort. Et puis, on risque de se faire écraser ! — Allons ! recommença Madeleine, vingt louis ! Même silence. — Ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix. M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l’avait pas aperçu en arrivant. Javert continua : — C’est la force. Il faudrait être un terrible homme pour faire la chose de lever une voiture comme cela sur son dos. Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur chacun des mots qu’il pronon-çait : — Monsieur Madeleine, je n’ai jamais connu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandez là. Madeleine tressaillit. Javert ajouta avec un air d’indifférence, mais sans quitter des yeux Madeleine : — C’était un forçat. — Ah ! dit Madeleine. — Du bagne de Toulon. Madeleine devint pâle. Cependant la charrette continuait à s’enfoncer lentement. Le père Fauchelevent râlait et hurlait : — J’étouffe ! Ça me brise les côtes ! Un cric ! quelque chose ! Ah ! Madeleine regarda autour de lui : — Il n’y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie à ce pauvre vieux ? Aucun des assistants ne remua. Javert reprit : — Je n’ai jamais connu qu’un homme qui pût remplacer un cric. C’était ce forçat.

Écho : là où le narrateur expliquait que Jean Valjean « remplaçait dans l’occasion cet instru-ment qu’on appelle cric », Javert parle du seul homme capable de « remplacer un cric ». ● Toujours dans la Ire Partie, Livre VII (L’affaire Champmathieu), Chapitre X (Le système de

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dénégations), au procès d’assises où comparaît le père Champmathieu, sosie du héros et voleur de pommes à cidre, audition du dernier des trois anciens bagnards, compagnons de chaîne de Jean Valjean, rappelés à la barre pour une ultime identification du prévenu :

L’huissier amena Cochepaille. Cet autre condamné à perpétuité, venu du bagne et vêtu de rouge comme Chenildieu, était un paysan de Lourdes et un demi-ours des Pyrénées. Il avait gardé des troupeaux dans la montagne, et de pâtre il avait glissé brigand. Cochepaille n’était pas moins sau-vage et paraissait plus stupide encore que l’accusé. C’était un de ces malheureux hommes que la nature à ébauchés en bêtes fauves et que la société termine en galériens. Le président essaya de le remuer par quelques paroles pathétiques et graves et lui demanda, comme aux deux autres, s’il persistait, sans hésitation et sans trouble, à reconnaître l’homme debout devant lui. — C’est Jean Valjean, dit Cochepaille. Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant il était fort.

S’il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir à quels motifs répond l’introduction du cric dans le récit, on peine à comprendre — si l’on prend le texte au sérieux — la perti-nence de la digression gratuite (ne faisant avancer ni l’action ni l’analyse) qui vient se greffer sur la narration mais lui reste étrangère : le cric « qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris » — double affirmation dont il faut d’abord vérifier la validité. ● « orgueil » n’est ni l’ancien ni un ancien nom du cric

Vitruve [Marcus Vitruuius Pollio], Architecture, ou Art de bien bastir, trad. par Jean Martin. Paris, Jacques Gazeau 1547 : Hipomoclion c’est vn billot que les ouuriers mettent deuant quelque grosse pierre ou autre chose qu’ilz veulent mouuoir de lieu en autre, puis assieent dessus le dos de leurs pinses ou piedz de cheures, & mettent leurs bizeaux soubz le faix. Cela faict ilz foulent tant qu’ilz peuuent sur les queues ou boutz d’iceulx outilz, & par ce moyen soubzleuent ce qu’ilz veulent, mais à raison que ce petit billot est cause de faire des-placer vne chose sans comparaison plus pesante qu’il n’est, les susdictz ouuriers luy ont donné le nom d’orgueil. (d’après Russon Wooldridge, University of Toronto)

[ὑπομόχλιον « point d’appui d’un levier, fulcrum »] Un orgueil, c’est un billot que les ouvriers mettent devant quelque grosse pierre, ou autre chose qu’ils veulent mouvoir de lieu en autre avec des leviers, Hypomochlion. Pource que ce petit billot est cause de faire desplacer une chose sans comparaison plus pesante qu’il n’est, on luy a donné le nom d’orgueil. (Nicot, 1606)

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Terme de construction. Cale de bois, de pierre, ou de toute autre matière dure, qui fait dresser la tête d’un levier employé à soulever un corps quelconque et en soutient l’effort. On peut trouver aussi que l’Académie, en prodiguant les proverbes, a trop épargné certains termes usités des artisans, et qui font des images ou peuvent en fournir.... Furetière avait raison de regretter le nom énergique d’orgueil, employé par les ouvriers pour désigner l’appui qui fait dresser la tête du levier, et que les savants appelaient du beau mot d’hypo-mochlion, VILLEMAIN, Préface du Dict. de l’Académie, 1835. (Littré)

Outre la difficulté qu�il y aurait à concilier le sémantisme de cric (qui est un mécanisme) et celui du vieux mot orgueil (élément d’un dispositif), la chronologie ne vient pas à l’ap-pui du rapprochement : alors que cric [d’arbalète] est attesté depuis 1447, dans les Comptes du roi René d’Anjou (« Pour faire mectre un nou [une noix où va venir se bloquer la corde quand l’arbalète est bandée] à l’arbelestre neufve, V solz ; pour une corde à ladite arbelestre, II solz VI deniers ; … pour une fausse corde d’arbaleste [qui est plus longue et sert à armer l’arbalète, ‘stringer’], XX deniers ; pour radouber [réparer, nettoyer, remettre en état] le cric, II solz VI deniers »), orgueil dans son acception technique apparaît dans le Livre du roy Modus et de la royne Racio (Chambéry, Anthoine Neyret, 1486), écrit entre 1354 et 1376 (par Henri de Ferrières ?), le plus ancien livre de chasse français :

[Modus décrit la construction et la mise en place d’un piège à oiseaux comportant un système de déploiement d’un filet (ray, c’est-à-dire rets)]

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● la rue Montorgueil ne doit pas son nom à « orgueil » pris dans un sens technique Comme bien d’autres auteurs qui ont écrit sur Paris, Jacques Antoine Dulaure (Histoire physique, civile et morale…, 1823) fait remarquer

« l’usage, fort ancien, d’entasser sur différents points les immondices et les gravois de cette ville. Ces amas qui, d’abord placés à l’extérieur des murs, se trouvèrent ensuite dans l’intérieur lorsque ces murs furent portés plus loin, étaient à Paris nommés buttes, voiries, monceaux, mottes. La plu-part, très-élevés, présentaient l’image de petites montagnes. Dans la partie septentrionale on signa-lait le Monceau-Saint-Gervais, la Butte de Bonnes-Nouvelles ou de Villeneuve-de-Gravois, la Butte-Saint-Roch, etc. Ces buttes ou monticules ont été aplanis dans la suite […]. »

La rue Montorgueil est appelée dans un acte du XIIIe siècle uicus Montis Superbi (rue du Mont-Orgueilleux) : « elle conduisait à un monticule ou butte dont la rue Beauregard occupe au-jourd’hui le sommet » (Félix Lazare, 1844), Villeneuve-sur-Gravois, puis Butte-aux-Gravois, ensuite Butte-aux-Moulins, et enfin Butte Bonne-Nouvelle.

tiré de Lutetia Parisiorum (Amsterdam, 1657), par Johannes Janssonius [Jan Jansz., 1588-1664]

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Mont Orgueil se retrouve ailleurs, par exemple dans l’Ariège (voir les vestiges de la tour de Montorgueil/Montarguel, située sur la commune de Bédeilhac-Aynat, en limite avec la commune de Saurat, dépendant jadis du comte de Foix, mentionnée pour la première fois en 1213, selon l’historienne et archéologue Florence Guillot, http://latourdemontorgueil.e-monsite.com/rubrique,historique,32620.html) et — Victor Hugo n’en ignorait rien — sur l’île de Jersey, à l’extrémité sud-est, le château de ce nom construit à partir de 1204 en surplomb du port de Gouray (Gorey Harbour), assiégé par Du Guesclin en juillet 1373. Cette dénomination indique en général une construction offrant un point de vue exception-nel ; dans le cas d’une rue conduisant à un immense tas de détritus, on ne peut pas exclure un soupçon d’ironie.

Aspect ludique : le lecteur de fiction participe à un jeu dont il découvre au fur et à mesure les règles explicites et implicites fixées par l�écrivain (mais qui peuvent être fluctuantes) ; le rapport au réel est du nombre. Fantasme de démiurge : la réalité (telle qu’elle apparaît dans ma création/fiction) est sou-mise à mon bon plaisir de créateur ; mais — paradoxe — je multiplie les assurances, les garan-ties, les serments, les protestations pour dissiper le doute qui pourrait naître dans l’esprit du lecteur quant à la vérité du monde où je l’entraîne et l’invite à me suivre. D’un côté, Hugo invente des étymologies (Eugène Rigal (Victor Hugo, poète épique, 1900) a parlé d’« érudition fantaisiste » à propos de l’écrivain) ; de l’autre, il se porte garant de leur véracité. Il procède avec le langage, qui est la pâte même de son œuvre, comme avec n’importe quelle autre matière : plasticien, il déplace un quartier de Paris, un épisode histo-rique, et — au mépris de l’évidence — jure la main sur le cœur que tout est comme il le prétend ; il n’agit pas autrement quand il affirme qu�antan (attesté depuis 1160 environ) est un terme argotique et que décar(r)ade (attesté depuis 1821) est une création de Villon : est vérité ce qui arrange le démiurge ; or certains lecteurs doivent prendre ce qu’il écrit pour argent comptant.

À l’occasion de la publication de Quatre-vingt-treize (graphie hugolienne : Quatrevingt-treize), Louis Havet [1849-1925], latiniste, professeur au Collège de France, fit paraître dans l’heb-domadaire Revue critique d’histoire et de littérature (8e année, livraison no14 datée du 4 avril 1874, pp. 218-223, dans la rubrique « Variétés ») un article qui a le mérite de montrer l’avis d’une sommité qui a un beau brin de plume sur certains procédés du grand écrivain. J’ai cru bon de verser ce document au dossier. Le voici in extenso.

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Victor HUGO. Quatrevingt-treize. Premier récit — la guerre civile. Paris 1874. Michel Lévy. 3 vol. 8. 313-287-313 p. — Prix : 18 fr.

Les œuvres de Victor Hugo sont du ressort de la philologie en tant qu’on peut vouloir déter-miner soit l’étendue, soit les sources, de l’immense vocabulaire dont dispose le maître. Ce qu’on va lire est un article de philologie et n’a pas pour objet l’esthétique littéraire. Rabelais excepté, je ne crois pas qu’aucun auteur français emploie plus de mots différents que Victor Hugo. Artillerie et cuisine, botanique et bibliographie, il n’est pas une science ou un art dont il ne fasse prononcer par un de ses personnages tous les termes techniques. Il y a dans Quatrevingt-treize plus de termes de marine qu’il ne suffisait sans doute pour donner du fil à retordre au traducteur tchèque ou au traducteur hongrois. Aussi l’ouvrage n’est-il pas écrit pour des gens obligés de se rendre compte de tout. Il est écrit pour la foule des liseurs. Chacun glisse sur les mots qui lui sont inconnus : il en admire la profusion sans qu’elle l’incommode ; et, s’il est bienveillant pour l’auteur ou enthousias-mé par ses inventions, rien ne l’empêche de jouir de son ignorance même et de savourer la douceur de l’étonnement. Pour peu qu’il s’y sente disposé, il ne tient qu’à lui de se griser du plaisir de lire sans comprendre, comme on continue de boire quand on n’a plus soif et qu’on ne discerne plus le goût du vin. Quant à l’illustre écrivain, il ne demande qu’à favoriser, et à partager à sa manière, cette ivresse enfantine ; il se divertit visiblement à verser tantôt du rouge et tantôt du blanc, et à changer l’un pour l’autre, au gré de sa fantaisie, les mille robi-nets par où son érudition s’épanche. Au risque de paraître indiscret, je vais essayer de faire voir au lecteur — par un tout petit coin — ce qu’il y a à l’intérieur de la bouteille inépuisable. Au premier chapitre du roman, des soldats fouillent un bois, le doigt sur la détente du fusil, tout prêts à mettre à mort le premier paysan qui se trouvera sur leur passage. Le bois est plein d’horreur et de mystère. « La Saudraie était un de ces halliers où jadis, dans les temps paisibles, on avait fait la Houiche-ba, qui est la chasse aux oiseaux pendant la nuit ; maintenant on y faisait la chasse aux hommes. » Dans ce lieu tragique la nature est souriante. Nous apprenons les noms des plantes en floraison : « le glaïeul, la flambe des marais, le narcisse des prés, la gênotte, cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier. » Il y en a cinq, comme on voit ; cette extrême précision a déjà été remarquée ailleurs. Un autre aurait dit (à supposer qu’il eût parlé de fleurs) : Le bois était plein de fleurs, mais les Bleus ne les regardaient guère. M. Victor Hugo ne se croit pas dispensé de rapporter scrupuleusement tous les détails dont il a connaissance. Il a parfois la fidélité libérale d�un appareil photographique, à qui on deman-de l’image d’un personnage et qui donne par-dessus le marché le portrait de son parapluie ; ainsi, dans l’instant le plus dramatique, à la minute précise où un coup de canon annonce l’assaut que vont donner cinq mille républicains à dix-neuf chouans enfermés dans la Tour-gue, pendant que le farouche Gouge-le-Bruant prépare l’incendie où doivent périr les trois petits enfants qui doivent servir d’otages aux assiégés, le narrateur s’interrompt pour dres-ser une liste de comestibles. « Au fond de la salle basse, sur un long tréteau, il y avait à manger, comme dans une caverne homérique [ ? ] ; de grands plats de riz, du fur [ sic ], qui est une bouillie de blé noir, de la godnivelle, qui est un hachis de veau, des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de

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fruits cuits à l’eau, de la badrée, des pots de cidre. Buvait et mangeait qui voulait. » Tous les lecteurs seront unanimes pour s’émerveiller d’une si profonde connaissance des choses locales, et feront des conjectures sur les longues études par lesquelles M. Victor Hugo a dû l’acquérir. Sans doute, dira l’un, il a été lui-même dans le pays breton ; il y a cueilli du narcisse, du safran printanier, du glaïeul, des flambes, des gênottes ; il y a mangé de la badrée et de la houichepote en rondeaux, du fur, puisque fur il y a, avec du riz et de la godnivelle ; la nuit, il y a vu chasser les oiseaux à la houiche-ba. — Victor Hugo, dira l’autre, ne se serait pas hasardé à donner comme vrai en 1793 ce qu’il n’aurait vérifié en Bretagne en 1873. Qui sait s’il n’a pas puisé dans des documents bretons du temps ? Il a dû fondre habilement des détails fournis par l’observation directe et des détails fournis par l’érudition archéologique. Ces hypothèses seraient vaines. Ce n’est ni en Bretagne, ni dans des textes anciens relatifs à la Bretagne, que le romancier a trouvé ses informations ; il n’a pas eu non plus à coordonner des renseignements d’origine diverse. Tous ceux dont il s’est servi sont pris dans un même livre, et ce livre traite du patois français de l’île de Guernesey et des usages qui existent au-jourd’hui à Guernesey ; c’est un dictionnaire guernesiais 1. Pour fleurir son bois de la Saudraie il a simplement fait le dépouillement de trois articles relatifs à des fleurs et compris dans les pages 253 à 271 : « Gênotte : petite plante … dont la fleur annonce l�arrivée du printemps. C’était l’Ixia bulbicodium de Linné et le safran printanier… — Gllajeur : iris des marais, flambe. Bien que gllajeur, fr. glaïeul, mot populaire, ne soit point le glaïeul des herboristes… etc. — G’zette : petit narcisse des prés. » C’est là qu’il a trouvé « Houiche-ba, s. m. 2 : chasse aux oiseaux pendant la nuit. » Et il a composé son menu des chouans avec deux articles de ce même dictionnaire : « Godnivelles : hachis de chair de veau. — Houichepote : rondeau de pâte farcie de fruit et cuite à l’eau. C’est aussi le nom du riz et de la badrée 3 cuits au four… Observons que la houichepote est le far 4 de nos voisins les Bretons… » Il n’est aucun lecteur de Quatrevingt-treize qui ne se rappelle le personnage épisodique qui recueille après son débarquement le marquis de Lantenac. « Je m’appelle Tellmarch, dit-il, et l’on m’appelle le Caimand. — Je sais. Caimand est un mot du pays. — Qui veut dire mendiant… » Cet homme vit dans une tanière au pied d’un arbre. « Cette espèce de logis sous terre, moins rare en Bretagne qu’on ne croit, s’appelle en langue paysanne carnichot. Ce nom s’applique aussi à des cachet-tes pratiquées dans l’intérieur des murs. C’est meublé de quelques pots, d’un grabat de paille ou de goëmon lavé et séché, d’une grosse couverture de créseau, et de quelques mèches de suif avec un briquet et des tiges creuses de brane-ursine [ sic ] pour allumettes. » — Oh ! pour le coup, s’écriera-

(Les notes infrapaginales sont de Louis Havet) 1 Dictionnaire franco-normand ou recueil des mots particuliers au dialecte de Guernesey, fai-sant voir leurs relations romanes, celtiques et tudesques, par Georges Métivier. London-Edin-burgh, Williams and Norgate, 1870. viij-499 p. 8. 2 Substantif masculin. Il faut donc dire le houiche-ba et non la houiche-ba. 3 J’ignore ce que c’est que la badrée, mais ce doit être un mets fort connu, puisque M. Victor Hugo n’a pas pris (non plus que le dictionnaire) la peine de le définir. 4 Les Bretons disent bien far (Souvestre) ou fars (Le Gonidec) et non fur.

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t-on, voilà des détails qu’on trouve pas dans des livres et qui ont sûrement été recueillis sur place. L’auteur a visité un carnichot breton, il a vu dans le carnichot un caimand couché sur du créseau, et le caimand lui a montré comment on fait des allumettes de brane-ursine. Si l’on veut bien se reporter au dictionnaire guernesiais, l’ouvrir aux mots qui commencent par Ca, et parcourir des yeux onze pages (de 104 à 114), on trouvera dans ce court espace les quatre articles suivants : « Caîmànd ou quêmànd : mendiant. » « Caisses ou quesses : branc-ursine… On séchait autrefois les tiges creuses de notre branc-ursine pour faire des allumettes de ses éclats. » « Carisé : creseau 1, étoffe de laine. » « Carnichot : chambrette ménagée dans un mur. » On sera ainsi suffisamment instruit sur le procédé par lequel le Caimand a monté son ménage. Ce n’est pas tout : on rencontrera, en parcourant ces onze pages, deux autres arti-cles intéressants : « Carabìn : le nom d’un oiseau de rivage… C’est le nom du grolle, le freux… » « Cardrounette : chardonneret. » Et on comprendra où M. Victor Hugo a vu les oiseaux inconnus dont il parle dans le pre-mier volume, p. 185 les cardrounettes, p. 147 les carabins mêlés aux grolles et aux freux. À la p. 133 du roman Lantenac dit à Halmalo, sans lui donner d’explication et comme pour narguer son ignorance : « Jette ton chapeau de marin qui te trahirait. Tu trouveras bien quelque part une carapousse. » — Halmalo ne se laisse pas démonter ; et, avec un abandon superbe, il répond dans le même style : « Oh ! un tapabor, cela se trouve partout. Le premier pêcheur venu me prêtera le sien. » Le lecteur ingénu trouve que ce marquis et ce paysan sont trop forts pour lui ; il se deman-de : Carapousse ! tapabor ! tapabor ? carapousse ? Et, comme l’abonné du journal qui donne un rébus, il voudrait qu’il vînt un « prochain numéro ». — Il peut être tranquille : il y a une clé de l’énigme, et cette clé est donnée par l’éternel dictionnaire guernesiais, et elle se ren-contre précisément dans ces mêmes onze pages où il y a tant de choses : « Carapousse : tapabor, vieux chapeau 2. » M. Victor Hugo excelle au choix des noms propres : il les veut sonores, expressifs, sans vulga-rité, et il craindrait moins de prêter à ses héros un fade discours qu’un nom fade. Il prend plai- 1 M. Victor Hugo a rétabli l’accent aigu omis dans le dictionnaire guernesiais. 2 Tapabor est un mot français ; il a été employé par Corneille. — Les commentateurs et interprètes futurs de Quatrevingt-treize auront fort à faire pour tout éclaircir. Je leur signale dès aujourd’hui deux autres mots guernesiais dont M. Victor Hugo a su tirer bon parti, grigo et hure (3 p. 68 et 1 p. 86). Le mot hulotte (2 p. 221) est mentionné dans le dictionnaire guer-nesiais au mot cahouan, tout près des fameuses onze pages.

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plaisir à énumérer les dix-neuf défenseurs de la Tourgue avec leurs noms et surnoms, et il obtient ainsi un effet prodigieux de réalisme : on croirait lire une vraie liste de vrais person-nages, comme la liste du jury, la liste des décès de la semaine. Il se complaît à accumuler sur un même homme des sobriquets baroques ou sinistres. Le plus féroce de ses chouans s’ap-pelle tout à la fois Gouge-le-Bruant, Brise-bleu, l’Imânus. « Ce Gouge-le-Bruant a laissé une vague trace dans l’histoire. Il avait deux surnoms, Brise-bleu, à cause de ses carnages de patriotes, et l’Imânus, parce qu’il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimable-ment horrible… Les vieillards du Bocage ne savent plus aujourd’hui ce que c’est que Gouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-bleu, mais ils connaissent confusément l’Imânus. L’Imânus est mêlé aux super-stitions locales. On parle encore de l’Imânus, à Trémorel et à Plumaugat, deux villages où Gouge-le-Bruant aliassé la marque de son pied sinistre. » Il est sûr que le mot d’Imânus a quelque chose de particulièrement frappant ; il se grave dans l’imagination, et le romancier a pris soin de l’y enfoncer davantage : « Imânus, dérivé de immanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine et quasi divine dans l’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre. Un ancien manuscrit dit : d’mes daeux iers j’vis l’Imânus. » M. Victor Hugo n’ignore pas combien le passé a de prestige. Ce vieux manuscrit, qui date probablement des siècles de sombre superstition ; cette vieille langue, contemporaine sans doute des premiers ans du Parnasse françois ; l’insigni-fiance même de cette vieille ligne mystérieuse, où rien n’est dit et où peut-être tout est sous-entendu : voilà de quoi rendre ineffaçable le souvenir du nom de l�Imânus. Par malheur l’impression fantastique d’antiquité s’évanouit si on ouvre le dictionnaire guer-nesiais à la p. 297. On voit là que imânus signifie en patois local un « homme d’une laideur extrême » ; on trouve déjà là l’étymologie suspecte qui rattache imânus au latin immanis 1 ; c’est là enfin, et non ailleurs, que le romancier a eu connaissance de l’« ancien manuscrit ». M. Métivier, auteur du dictionnaire guernesiais, a composé dans son dialecte natal des poésies fort joliment tournées. Les unes ont été publiées il y a longtemps en un volume in-8. sous le titre de Rimes guernesiaises ; les autres sont enocre inédites. Dans le diction-naire, M. Métivier joint à chaque mot important un exemple tiré de ses poésies : quand le morceau est tiré des Rimes il indique la page, quand il est pris d’une pièce inédite il ajoute simplement : MSS. (manuscrits). C’est le second cas qui s’est présenté pour l’ar-ticle imânus : l’exemple donné est un quatrain inédit accompagné de la mention MSS., et qui commence par le vers

D’mes daeux iers j’vis l’imânus, c’est-à-dire : de mes deux yeux je vis l’imânus. L’« ancien manuscrit » ne peut être qu’un autographe du vénérable M. Métivier, écrit dans le dialecte guernesiais le plus vivant et le plus pur. Les quelques observations qui précèdent se résument en peu de mots. M. Victor Hugo fait de la couleur locale bretonne avec des mots guernesiais. Il fait montre de science, et d’une 1 Notons en passant que l’auteur du dictionnaire fait rimer le mot en u, et que jadis il l’écrivait imânu. Le peuple de Guernesey dit certainement imânu sans s.

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science en apparence très-scrupuleuse, avec des renseignements pris au hasard dans un livre qu’il ne se donne pas toujours la peine de comprendre. Les lecteurs de cette revue d’érudition sont accoutumés à n’y lire que des discussions d’un caractère sévère. Néanmoins elle ne sort pas de son cadre naturel en cherchant à montrer comment un homme d’imagination illustre joue à l’érudition.

Louis HAVET.

Compléments d’information. ● Georges (ou bien George, selon la langue dans laquelle on écrit) Carey Métivier [1790-1881], surnommé le Burns guernesiais. « Que l’lingo seit bouan ou mauvais / J’pâlron coum’ nou pâlait autefais. » ● Durant les premiers ans du Parnasse françois

Le caprice tout seul faisoit toutes les lois. Boileau, L’Art poétique ● Corneille, La Veuve (1634), III, 9, v.1137 (Alcidon) :

Il est temps d’avancer ; baissons le tapabord ; Moins nous ferons de bruit, moins il faudra d’effort.

« Coiffure dont on peut rabattre les bords sur les épaules pour se garantir du vent et de la pluie, utilisée d’abord à la campagne et ensuite en mer par les marins et les pêcheurs » (TLFi) ● La badrée (le terme est enregistré dans le Supplément du Littré) désigne, en berri-chon par exemple, n’importe quel liquide épais : lie, boue, fromage blanc, compote… ; en picard, le mot évoque au choix crème, flan, compote, marmelade, bouillie épaisse ; en normand, c’est un fond de tarte garni avec de la crème ; etc. Une des premières attestations du mot se trouve dans Le Livre de la deablerie, d’Eloy d’Amerval, dans le passage montrant Comment Sathan se mocque des banquets des mignonnes du temps present (édition critique par Robert Deschaux et Bernard Charrier, Droz, 1991, p. 330, v. 7866) :

L’aultre trenche a sa mye Marthe D’une aultre maniere de tarte, Et a sa compaigne Nicolle, Plaine de beurre et toute molle, Et aussi a sa seur Andree, Qui s’appelle en piquart badree* * tarte au lait et à la farine Et se fait de beau lait bouilly […].

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● L’adjectif latin immānis avait pour sens initial « méchant, cruel » : préfixe négatif in- + mānis « bon » (cf. les Mânes, dont le nom est un euphémisme) ; par extension, « effroyable », en particulier « effroyable par la taille, gigantesque, énorme » (voir Ernout-Meillet). Le rapport — à supposer qu’il y en ait un — avec le guernesiais imânus reste à démontrer. Les spécialistes se contentent pour la plupart d’indiquer cette étymologie (« suspecte », écrit Louis Havet) d’imânus sur la seule foi de l’affirmation de Victor Hugo (dont on sait ce qu’elle vaut dans ce domaine), l’écrivain relayant l’opinion d’un (excellent) lexicogra-phe parce qu’elle entrait dans ses vues de romancier.