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roman Les m arionnettistes Tome 1 Bois de justice Guy Saint-Jean ÉDITEUR A D R É N A L I N E JEAN LOUIS FLEURY Extrait de la publication

JEAN LOUIS FLEURY Les marionnettistes

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r o m a n

Les marionnettistesTome 1

Bois de justice

G u y S a i n t - J e a nÉ D I T E U R

ADRÉNALINE

JEAN LOUIS FLEURY

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Les marionnettistesTome 1

Bois de justice

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DANS LA COLLECTION ADRÉNALINE :

Le parasite, Georges Lafontaine, roman, 2007

Bête noire, Gilles Royal, roman, 2008

Les marionnettistes, tome 1, Bois de justiceJean Louis Fleury, roman, 2010

Visitez notre site : www.saint-jeanediteur.com

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JEAN LOUIS FLEURY

Les marionnettistesTome 1

Bois de justice

roman

G u y S a i n t - J e a nÉ D I T E U R

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales duQuébec et Bibliothèque et Archives Canada

Fleury, Jean LouisLes marionnettistes(Adrénaline)Comprend des réf. bibliogr.Sommaire: t. 1. Bois de justice.ISBN 978-2-89455-351-0 (v. 1)I. Titre. II. Titre: Bois de justice. III. Collection: Adrénaline (Guy Saint-Jean éditeur).PS8561.L484M37 2010 C843’.54 C2010-940904-3PS9561.L484M37 2010

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise duFonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition.Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres —Gestion SODEC

© Guy Saint-Jean Éditeur inc. 2010Conception graphique : Christiane SéguinRévision : Lysanne AudyDépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et ArchivesCanada, 2010ISBN : 978-2-89455-351-0ISBN ePub: 978-2-89455-459-3ISBN PDF: 978-2-89455-460-9

Distribution et diffusionAmérique : PrologueFrance: De Borée/Distribution du Nouveau Monde (pour la littérature)Belgique : La Caravelle S.A.Suisse : Transat S.A.

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Guy Saint-Jean Éditeur inc.3440, boul. Industriel, Laval (Québec) Canada. H7L 4R9. 450 663-1777. Courriel : [email protected] • Web : www.saint-jeanediteur.com

Guy Saint-Jean Éditeur France30-32, rue de Lappe, 75011, Paris, France. (1) 43.38.46.42 Courriel : [email protected]

Imprimé et relié au Canada

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Avertissement aux lecteurs

Toute ressemblance des personnages mis en situation dans cetexte avec des personnages vivant dans le Haut-Richelieu de laMontérégie québécoise n’est pas forcément fortuite.

Il reste que cette histoire est totalement issue de la seule ima-gination de son auteur, que les faits qu’elle narre sont entièrementfictifs et que les jugements qu’à l’occasion elle porte sont haute-ment fantaisistes et dénués de toute intention malveillante.

Avec mes remerciements aux individus qui l’auront inspirée etmes excuses pour l’inconvénient qu’ils pourraient trouver à sevoir parfois caricaturés dans les pages qui suivent.

Jean Louis Fleury

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IDes adieux à jamais

«La mort au désespoir ouvre plus d’une voie»

Racine, Mithridate

Paris, 13 janvier 1915

On frappa à la porte, ce qui l’étonna, car elle n’attendait personne.Sa toilette terminée, elle se regardait dans la glace, penchant la têtepour trouver cet angle où il lui plaisait de contempler le reflet deson visage. Traits volontaires, cheveux courts, des bouclettes our-lées en accroche-cœur autour de l’ovale du visage, pas vraimentjolie, l’air bien trop sérieux pour cela, elle se reconnaissait ducharme, enfin, du caractère. Silhouette élancée comme sa mère,elle serait la même pendant longtemps, à la différence de ces jeunesfilles belles à seize ans et ternies dès leur première maternité. Sa mère, Anne, il faudrait bien lui envoyer un mot, songea-

t-elle en enfilant un peignoir sur son corps agréablement dessiné.Un instant, elle imagina la grande dame, seule dans le particulierde pierres tourangeau du boulevard Béranger où s’était dérouléeson enfance, ou peut-être en visite chez son nouveau prétendant,son Hippolyte, une hypothèse qui lui amena un bref sourire.D’autres coups déterminés sur le palier lui firent presser le pas. Elle ouvrit grand la porte, en femme à qui la vie n’a jamais

donné raison de craindre l’inconnu. Un sous-lieutenant de cava-lerie se tenait devant elle, dressé comme un coq sur de courtesjambes arquées, vêtu d’un costume d’apparat du Cadre Noir deSaumur, son « lampion » à la main, cheveux en brosse, fine mous-tache, traits figés. « Tiens, se dit-elle, il y en a donc parmi eux quine sont pas au front ? »

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— Mademoiselle Marcelle Chailloux ?— Certainement.— J’ai ceci à vous remettre. Bien sûr, elle reconnut le bissac de cuir qu’il lui tendait et l’en

débarrassa machinalement. Elle remercia par habitude. Il bre-douilla : « Je suis désolé, mademoiselle », recula d’un pas, claquales talons de ses bottes soigneusement cirées et, main ouverte aufront, lui fit un bref salut militaire, qu’elle jugea saugrenu.Comme à la fin d’une présentation d’armes, le Saumurois virad’un bloc et disparut.Le bruit de ses bottes martela les marches de l’escalier puis les

dalles de la cour intérieure. Le portail du bas de l’immeuble de larue d’Artois claqua. Debout sous le chambranle, Marcelle n’avaitpas bougé. Elle entendit les sabots d’un cheval mis au trot et suivitleurs crépitements métalliques sur le pavé, direction Champs-Élysées. Impulsion, grâce et légèreté sont les marques de l’équita-tion française. Son cavalier à elle disait souvent cela.Étreignant le bissac, elle rentra à pas lents dans l’appartement

et s’assit près d’un guéridon au pied de chêne finement travaillé.Elle posa le bagage sur la tablette de marbre. Imperceptiblement,l’une des deux grosses poches de cuir glissa sans bruit sur la pierreet, d’un coup, pendit devant son genou qui émergeait du peignoirentrouvert. Un instant, sans qu’elle fît un geste pour le retenir, elle craignit

que le sac tombât sur le parquet, mais l’autre sacoche sur la table,plus lourde, maintint le bagage dans sa position précaire. La jeune femme regarda la large bourse fauve osciller jusqu’à

l’immobilisation complète. Le bissac dégageait une odeur de cuir,de graisse et de cheval. C’est un bourrelier de la rue de la Sellerie,à Tours, se souvint-elle, qui avait chamoisé la peau de bœuf ettaillé le sac à double poche que Guillaume préférait voir pendre,plutôt qu’à l’arçon de sa selle, derrière le troussequin, en traversdu dos de sa monture. Il n’aimait pas le contact de fontes à sesjambes. Un cheval se mène aux genoux…Guillaume de Villependieu... Elle l’avait rencontré à Tours, où

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l’École d’instruction des troupes à cheval de Saumur disposaitd’écuries à la caserne du boulevard Thiers. Il était grand pour uncavalier, mais avait, comme les meilleurs d’entre eux, cette rai-deur un peu maniérée des maîtres de carrousel. Élève officierformé à Saint-Cyr, il avait été envoyé au Cadre Noir pour parfairesa pratique de l’équitation. Il y avait démontré de tels talents demonte que l’École militaire l’avait gardé comme écuyer, ce quil’identifiait comme l’un des meilleurs hommes à cheval de laFrance de l’époque. Elle savait que leur couple suscitait de l’envie lorsque, parfois,

pour quelque fête carillonnée, ils marchaient jusqu’à la cathé-drale Saint-Gatien, son bras à peine appuyé sur la manche del’habit à basques noires, rehaussé d’aiguillettes et de broderiesd’or de l’officier. On n’ignorait pas qu’ils n’étaient pas mariés,mais ils venaient de si bons milieux, semblaient si naturellementracés, qu’on les tenait pour promis l’un à l’autre. Hébétée, elle fixait la poche pendante du bissac suspendue à

mi-chemin entre marbre et plancher. Deux pattes de cuir à bouclemétallique la maintenaient fermée. Le soleil matinal pénétrantpar la fenêtre la coupait d’une diagonale quasi parfaite. La jeunefemme se pencha un peu. Là, la diagonale était parfaite. Ne plusbouger… Sa main caressait le cuir. Au beau milieu de la large sangle ras-

semblant les sacoches jumelles, elle reconnut, incrustées dans lapeau de bœuf, ses initiales, G.V. Ses initiales ! Il avait cette maniede les faire figurer brodées, imprimées, gravées, damasquinées,sur tous ses effets, aussi bien civils que militaires. Guillaume deVillependieu : son amant, le premier homme, le seul qu’elle aitconnu.C’est par affaires qu’ils s’étaient rencontrés. Marcelle avait des

pouliches anglo-normandes à vendre dans une propriété familialeà Vernou. Guillaume devait acheter pour Saumur de jeunes che-vaux de relève en vue de l’imminence d’un conflit avecl’Allemagne. L’armée les souhaitait de grande taille, avec desmembres aux articulations marquées, forte charpente, longue

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encolure et robe de préférence alezane ou aubère. Plusieurs desjeunes juments qu’elle lui avait présentées, lorsqu’il était venu larencontrer à Vernou, possédaient ces caractéristiques. Ilsn’avaient parlé que de chevaux cette fois-là et s’étaient viteentendus sur l’achat d’une dizaine de bêtes. Elle connaissait sonaffaire et savait le prix à demander pour des animaux d’une tellequalité. Il n’avait pas discuté l’offre. Le tout avait été convenuentre eux sur un ton strictement professionnel, courtois mais dis-tant. Le marché conclu, au moment de prendre congé, il lui avaitproposé de coucher avec lui, comme il aurait demandé si elleavait d’autres chevaux à vendre. La grande fille sévère — lesavait-il ? — avait pourtant une réputation de banquise. Marcelle l’avait fixé dans les yeux, sans laisser paraître quelque

émotion que ce fût, ce qui, en vérité, lui avait été facile, car ellen’en ressentait étonnamment aucune. Le militaire, dressé de toutesa haute taille, son couvre-chef sous le bras gauche, sérieux papal,n’avait pas sourcillé, soutenant sans émoi ni affectation sonregard. Les traits du bel officier raidi ne reflétaient ni doute niespoir. Il attendait simplement sa réponse. Elle avait fini par arti-culer d’une voix sèche : « Laissez-moi y réfléchir, monsieur deVillependieu » et ils s’étaient quittés sur un salut distant, sans cha-leur ni cérémonie. La jeune femme n’y avait que bien peu réfléchi ;elle savait, la porte à peine refermée sur l’audacieux cavalier,qu’elle accéderait à sa requête. Elle n’éprouvait, en fait, ni hâte niinquiétude, juste une espèce de résignation non dénuée de curio-sité. Le temps était venu pour elle de connaître un amant. Elle passa le dos de sa main sur la poche bombée du bissac

restée sur la table. Ses doigts se portèrent au bas d’une des deuxlanguettes qui la maintenaient fermée, et entamèrent une pressionpour la faire remonter dans l’anneau. Marcelle déstabilisa, ce fai-sant, le fragile équilibre du double bagage. La poche glissa. Lajeune femme arrêta son mouvement, recentra l’objet sur le gué-ridon de marbre et se retint d’ouvrir le sac, sachant trop bien ceque sa présence chez elle signifiait.Deux ans déjà : elle avait 22 ans, Guillaume en avait 38. Il

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vivait dans un pied-à-terre de la rue Mirabeau, à mi-chemin entreles écoles et la Loire. Lorsqu’elle lui avait déclaré qu’elle acceptaitde le revoir, il était venu la chercher devant l’immeuble de sa mèrepar un bel après-midi d’automne et ils s’étaient rendus chez lui,directement mais sans précipitation. Il lui avait offert son bras surlequel elle avait posé sa main gantée. Au long des boulevards,Béranger puis Heurteloup, ils avaient traversé la place du Palais,puis la place de la Gare, en direction du canal du Duc de Berryjoignant le Cher au fleuve. Ils avaient échangé quelques banalitéspendant les vingt minutes du trajet sans que l’homme jugeât bonde lui exposer ce qu’il avait en tête ni qu’elle sentît le besoin de lequestionner à ce sujet. Elle avait accepté sa proposition en femmelibre : que les choses désormais suivent leur cours. De lourdes tentures de velours, à la fenêtre de la chambre où

Guillaume l’avait conduite, obstruaient toute vision de l’extérieuret étouffaient les bruits de la rue. Un grand lit de bois à baldaquinoccupait l’essentiel de la pièce. Guillaume en avait replié soi-gneusement la riche cretonne imprimée de motifs orientaux,découvrant des draps de percaline blanche, finement ourlés,arborant les lettres G.V. brodées au milieu du rabat. Il s’étaitdéshabillé sans avertissement, gêne ni hâte particuliers, prenantun soin méthodique à plier ses vêtements. Après un court tempsde réflexion, Marcelle s’était décidée à l’imiter, portant la mêmeattention au rangement de ses effets. Arrivé au dernier sous-vêtement, Guillaume ôta son caleçon des deux mains tout en s’as-seyant, de telle sorte qu’on ne le pût voir les fesses nues. Il basculasur le lit, ouvrant le drap de la main gauche, la droite sur la cuissetentant de dissimuler une érection d’une vitalité, pour l’heure,embarrassante. De son côté, nue mais pudique, elle s’était assisede son bord du lit, avec un mélange de gêne et de détermination,l’avant-bras sur la poitrine, tournant un instant le dos à l’étalon.Elle frissonna quand elle sentit sa main lui caresser doucementl’épaule et pivota pour se coucher jambes serrées à son flanc. Unecloche sonna deux coups à l’église Saint-Pierre voisine. Monsieurde Villependieu ne lui avait rien demandé ni promis d’autre que

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de coucher ensemble. Affaire conclue, ils étaient à pied d’œuvre. En parfait contrôle de son grand corps, avec une efficacité

preuve d’une solide expérience, Guillaume avait su l’amener audegré d’abandon qu’il souhaitait lui voir atteindre. Alors, maisalors seulement, il la posséda avec une brutalité de hussard,«couilles au pommeau », comme on galope. La vierge en criad’incrédulité puis bientôt de volupté. La novice perdit dès les pre-mières caresses tout ce qu’elle croyait avoir de réserve et jouitcomme elle ignorait bien que l’on pût jouir. Monté comme unâne, bandant comme un daguet, son officier forniquait de façonremarquable, sans affectation ni tendresse : il baisait, s’assuraitqu’elle ait pris son plaisir et rebaisait. Ces premiers ébats terminés, il l’avait raccompagnée fort civile-

ment jusque chez sa mère, cette fois par les quais. Ils devaient viteprendre cette habitude de venir par les boulevards et de re par tirpar les rives de la Loire. Maintien altier, regard méprisant pour lereste du monde, le faune en rut redevenait alors Guillaume deVillependieu, écuyer-lieutenant de la cavalerie française, promisau plus brillant avenir militaire. Presque aussi grande que lui, mar-chant d’un pas tout aussi fier, la haletante courtisane de tantôt semuait de son côté en grande bourgeoise, fille d’un député vénérélocalement et gestionnaire de la fortune paternelle. Les deux amants s’étaient rencontrés, durant les mois qui

avaient suivi, une fois par semaine, le mercredi après-midi, dansces périodes où elle se savait inféconde. Le soir, revenue chezAnne, loin du gaillard, Marcelle se sentait bien un peu étourdie,mais, surtout, apaisée et sereine. La mère regardait, pensive, sonenfant d’hier si manifestement devenue femme. « T’aime-t-il ? »lui demanderait-elle une seule fois, sans attendre une réponse.Elle-même, la mère, fréquentait à l’époque un nommé Hippolyte,instituteur de Bourgueil, un socialiste, avec qui elle envisageaitune union plus étroite. Rien n’était consommé dans cette relation,mais Anne sentait venir l’heure où elle renaîtrait aux plaisirs desamours charnelles et ne voyait aucun inconvénient à ce queMarcelle s’y initiât.

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Guillaume, son cavalier d’amant, l’aimait-il ? La jeune femmese le demandait parfois. Y avait-il place aux sentiments dans leursaccouplements de cervidés ? Certes, il arrivait qu’ils se vissent end’autres occasions que celles des rendez-vous de la rue Mirabeau.Ils se comportaient alors de la façon la plus bourgeoise qui se pûtconcevoir, se vouvoyant, égrenant banalité sur banalité, sansdémonstration aucune de sentiments ou de complicité, commedeux chastes cousins se retrouvant à l’occasion de quelque acti-vité familiale ennuyeuse et convenue.Marcelle choisit d’ouvrir d’abord la poche pendante du bissac.

Sa main y trouva, juste sous le rabat, une petite enveloppeblanche. Elle la posa, sans l’ouvrir, sur le guéridon. L’accom pa -gnaient deux chemises de soie marquées à la pointe du col auxinitiales de Guillaume, des chaussettes, des mouchoirs, bien évi-demment brodés G.V., des caleçons blancs de coton confortableque, sans y prêter attention, elle tritura entre ses longs doigtsbagués. Le linge lui apparut soigneusement repassé et plié, impec-cable. La jeune femme reconnut bien là la minutie que son amantapportait à l’entretien de son corps et des effets qui le touchaient.Au commerce de son bel officier, Marcelle s’était initiée avec un

sérieux de notaire à tous les us de la fornication. Forte d’unevolonté inépuisable de répondre à ce que son amant attendaitd’elle, l’ingénue témoignait d’une application de première declasse. La grande fille réfléchie se montrait moins douée qu’at-tentive, moins lascive que déterminée. Aux moments les plusintenses de leurs jeux, elle éprouvait une impression de plénitude,la sensation de contrôler son cavalier, de l’emprisonner, la certi-tude de le retenir, à tout le moins, de le faire revenir s’il devait laquitter. Car elle savait que Guillaume partirait pour cette guerredont toute la ville de Tours et la France entière parlaient. Il fau-drait bien que, le temps venu, il fît son métier de guerrier.Quand le rude écuyer lui avait annoncé sa mobilisation pour la

frontière belge où l’appelait son régiment, il y avait dix-huit moisque, de coït en coït, les amants se fréquentaient. Pensif, en sortantde ce qui serait leur dernière séance de la rue Mirabeau, il avait

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dit, avec un détachement affecté : « Souhaitons que je vousrevienne, Marcelle. » Elle lui avait répondu du même air pénétré :« Je l’espère et je vous attendrai, Guillaume. » Pour recommencerà s’accoupler comme des condamnés ou pour envisager une viecommune ? C’est une question qu’elle se poserait sa longue exis-tence durant. L’autre poche, celle posée sur le guéridon, semblait pleine à cra-

quer. On y avait introduit en forçant le dernier objet, ce qui avaitdû compliquer la fermeture du bissac au cuir déformé par la ten-sion. Un coffret à bijoux apparut à l’ouverture du rabat. Guillaume ne lui avait jamais écrit au long de leurs six mois de

séparation. Marcelle avait vécu l’essentiel de ce temps dans l’ap-partement de la rue d’Artois que son père avait coutume d’oc-cuper lorsqu’il traitait ses affaires parisiennes et lors deslégislatures où il siégeait. Sans vouloir se l’avouer, elle avait espéréune permission de son amant. La jeune femme n’ignorait pas quela guerre s’enlisait. Elle ne priait pas. Son père, un rouge, l’avaittenue à l’écart des bénitiers. Elle n’était jamais entrée dans uneéglise qu’avec Guillaume, à quelques rares occasions, pour l’ho-norer de sa présence et, peut-être, pour insuffler un peu de sacrédans leur union de primates en rut. Elle se montrait dans les saintslieux d’une curiosité de concierge, s’appliquant pour comprendrele latin du curé, s’intéressant aux paroles des chants religieuxmassacrés en chœur par l’assistance, s’étonnant des coutumes despratiquants, ces alternances d’agenouillements, de stationsassises ou debout en réponse aux ordres ésotériques de l’officiant,scrutant, comme une fillette indiscrète, le visage des commu-niants de retour vers leur banc.Guillaume suivait tous ces rites avec une docilité et une bondieu -

serie qui ne cessaient d’étonner sa maîtresse. Dans un mélanged’admiration et de perplexité, la mécréante n’en revenait pas de levoir s’agenouiller devant l’autel et tendre sa langue de virtuosesexuel à l’hostie du curé. L’officier au faciès impénétrable prenait,face au prêtre, ce même air recueilli et sérieux qu’il manifestait, faceà elle, à l’heure de leurs ébats les plus lubriques. Après la commu-

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nion, profitant du profond recueillement où son bigot d’amant, àgenoux, semblait plongé, Marcelle continuait de le scruter. Ilpriait et priait encore, yeux fermés, sourcils froncés, coudes auprie-Dieu, moustache et narines appuyées sur ses deux poings,lèvres en constant mouvement. Dotée d’un esprit cartésien n’ex-cluant ni l’humour ni l’autodérision, Marcelle s’expliquait mal lacoexistence des deux dévotions de son calotin paillard, au cul lemercredi, et au Bon Dieu le dimanche. Aussi mince que fût saconnaissance des choses du culte, la fille du député de gauchen’ignorait pas que, pour pouvoir communier avec son sévère sei-gneur, Guillaume devait confesser le détail de ses rapports intimesavec elle, autant de péchés pas si véniels que ça. Il fallait bien queson cavalier s’acquittât de ce devoir et confiât ses turpitudes lascives à l’homme de Dieu. Direct et dénué d’artifices comme ellele connaissait, son amant ne pouvait être que d’une verdeur qu’elle imaginait consternante pour son confesseur. Comment parvenait-il à mettre en mots le contenu de leurs ébats ? Jusqu’àquel degré de précision mathématique et anatomique le prêtre exigeait-il qu’il se rendît ? À l’issue de la confession, que savaitdonc au juste l’homme d’Église des caresses et des assautsgaillards que l’écuyer lui prodiguait avec tant de constance,d’imagination et de talent ? Elle regardait l’officiant distribuantl’hostie avec l’étonnement pensif de l’apprenti face au grandmaître. « Mon Dieu, songeait-elle, que cet homme-là doit enconnaître sur la débauche et le vice de ceux qui s’agenouillentbouche béante devant lui ! »Sous le coffret, un livre de messe, des gants, ses éperons, son

ceinturon lové autour d’une volumineuse boucle de laiton. Neresta plus dans le sac qu’une écharpe roulée en boudin avec, au-dessus des brins de laine de l’extrémité visible, deux initiales brodées : R.V. Elle se rappela que le père de Guillaume se pré-nommait Raoul. Sur-le-champ, la jeune femme décida qu’elleferait suivre au plus tôt l’ensemble des affaires du soldat au vieilhomme qu’elle ne connaissait pas. Ne restait plus que la lettre àlire. Elle retourna l’enveloppe sans hâte, comme à regret déjà. Son

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nom, Mademoiselle Marcelle Chailloux, était écrit sur le rectangleblanc à l’encre noire. En haut à gauche, l’adresse militaire d’uncapitaine et ses prénoms et nom qui ne lui dirent rien. Elle ouvritle pli. Pas une larme sur son visage d’un coup blanchi et pourtant, à

cette minute précise, la jeune femme sentit quelque chose se briseren elle. Ses épaules s’affaissèrent. Elle resserra le peignoir sur soncorps soudain transi. La lettre lui apprenait la mort glorieuse deGuillaume de Villependieu, lors d’une contre-attaque victorieusedu général de cavalerie Blaque-Bélair, quelque part dans un vil-lage des Ardennes. Celui qui la signait se présentait comme ungrand ami de Guillaume et disait agir à la demande de son défuntcompagnon. Son cavalier avait bravé la mort en héros. Il ne seraitpas venu à l’idée de la jeune femme d’en douter. Anéantie, elleallait replier la missive quand elle s’avisa de la présence d’un post-scriptum. Quelques lignes au bas du feuillet précisaient : « Voustrouverez dans les effets de Monsieur de Villependieu sonrevolver d’ordonnance. L’arme appartenant personnellement àGuillaume ne sera pas remise en arsenal. Veuillez noter qu’envertu du règlement militaire, nous en avons retiré les balles. »Son revolver ? Marcelle ne l’avait pas vu. Elle retourna le

bissac, vide, puis s’avisa de dérouler l’écharpe. Celle-ci s’ouvritsur le fourreau de cuir qu’elle connaissait bien pour l’avoir sou-vent vu — jamais ouvert — parmi les effets de Guillaume, sur lefauteuil de la rue Mirabeau. D’une main décidée, elle ouvrit l’étuià large rabat et saisit l’arme par sa poignée, un revolver à sixcoups, bel objet à la forme élancée et élégante. Marcelle leregarda longuement, serrant et desserrant les doigts sur la crosse.Il lui sembla dur et froid. Canon, pontet et barillet rutilaient dulustre d’un métal bleui. Gâchette, porte et chien avaient le brillantd’un acier neuf. La poignée était recouverte de deux plaquettesd’un bois sombre finement ciselé qui lui parut être du noyer.L’anneau de calotte pivotant sur son axe à la base de la crosse l’in-trigua un instant. À quoi pouvait bien servir la petite baguemétallique le prolongeant? Sur la plaque droite de la carcasse, on

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pouvait lire, gravés en arabesques italiques, les mots «Mred’Armes St Étienne ». L’arme sentait l’huile de qualité. Elle tenaitbien en main. La scrutant de plus près, Marcelle découvrit deuxinscriptions sur le dessus du canon: « Mle 1892 » et, juste en des-sous, « S 1893 ». Elle ne fut pas surprise de découvrir, gravéesdans l’acier du feuillet postérieur du pontet, les initiales G.V.La jeune femme porta le revolver à sa tempe, exerça du pouce

une pression sur la crête crénelée du chien qui, en se relevant, fitlentement tourner le barillet sur son axe jusqu’à ce qu’il se fige,prêt à tirer. Elle pressa plusieurs fois la détente, provoquantautant de claquements sonores du percuteur frappant dans levide les orifices du barillet. À regret, elle remit l’arme dans sonétui.La lumière du soleil se reflétant sur le comblanchien du gué-

ridon l’aveugla un instant. Marcelle replaça les vêtements dusoldat dans le bissac. Elle dut appuyer des deux mains pour yréintroduire le revolver, mais, malgré ses efforts, ne parvint pas àinsérer le bout des languettes dans les boucles. De guerre lasse,elle ressortit l’arme de son fourreau et la posa sur le guéridon.Remis dans le sac, l’étui vide s’aplatit quelque peu et ne fit plusobstacle à la fermeture de la poche. Elle posterait le bissac dès lelendemain à l’École de cavalerie de Saumur qui saurait bien lefaire suivre au père du lieutenant. La grande fille se leva, l’arme à la main, bras ballants, indécise.

Elle marcha lentement jusqu’à la cuisine où elle prit un torchondont elle entoura le revolver afin que l’huile enduisant le méca-nisme ne fît aucun dégât. Hésitante, elle finit par glisser le petitpaquet sous une pile de ses chandails sur l’étagère du haut de l’ar-moire tourangelle du salon. L’instant d’après, elle se ravisait et lemettait plutôt sous des papiers, dans le tiroir du secrétaire où elles’assit pour écrire à sa mère. Alors seulement, tandis qu’elle calligraphiait « Ma chère

Maman », quelques larmes coulèrent sur ses joues. L’instantd’après, il en coulait tant qu’elle dut bientôt fléchir le cou pouréloigner ses yeux de la feuille.

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Marcelle Chailloux ne se marierait jamais. Pas plus n’allait-elleprendre d’amant ou d’amante durant le reste de sa vie. Il en seraitmême pour douter que de ce jour elle se touchât l’entrecuisseautrement que pour sa toilette.Une page de sa vie de femme était définitivement tournée. Elle

entra dans le deuil de son étonnant couillard mort pour la Francecomme on entre en religion. Elle n’en sortirait plus de sa vie.

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9 782894 553510

ISBN 978-2-89455-351-0

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«À continuer de réfléchir seul dans la nuit, le motard Charles-AndréCouture dit La Menace acquit bientôt la certitude que c’était par l’eau et dans son dos que l’on avait pu rejoindre son chef. Pour quelle raisonl’approcher sans être vu, sinon pour l’attaquer ? Et le boss qui ne paraissaitpas… Le raisonnement menait à une évidence : Steak était mort.»

Dans Bois de justice, cette première aventure de la toute nouvelle trilogieLes marionnettistes, un justicier règle les comptes des résidants de sonvillage et élimine un à un quatre personnages au passé crapuleux. Lajeune stagiaire Aglaé Boisjoli est sollicitée comme psychologue pour aider les enquêteurs à découvrir le fameux meurtrier. Cette débutantegagnera-t-elle vraiment son duel avec ce meurtrier atypique ?

Suivez les aventures d’Aglaé Boisjoli dans Les marionnettistes. Dans des endroits reculés du Québec, territoires de chasse austères, despersonnages cohabitent, se tolèrent, s’aiment ou s’affrontent. Parmi ceux-ci, des criminels vont provoquer la société pour la défier. Sur leurstraces, une panoplie de policiers se succède avec à leur tête une jeunepsychologue, Aglaé Boisjoli. Celle-ci apprendra le métier d’enquêtrice et développera une fascination grandissante pour les meurtriers qu’ellepourchasse. Jusqu’où la conduira l’empathie qu’elle éprouve pour lesmarionnettistes, ces seigneurs qui manipulent les fils des pantins autourd’eux et éliminent les importuns ?

Jean Louis Fleury a toujours écrit. Il fut rédacteur, cadreen communication et historien chez Hydro-Québec,collaborateur pour plusieurs maisons d’édition,chroniqueur occasionnel pour Québec Chasse et Pêcheet auteur dramatique pour Radio-Canada. Historien de formation et diplômé du Centre de Formation deJournalistes de Paris, il est envoyé comme coopérant au Québec à la fin de ses études et choisit d’y rester.Retraité depuis 2000, il produit aujourd’hui du sirop

d’érable et des asperges, cueille des champignons sauvages et chasse un peu partout au Québec.

Photo de la page couverture : Christiane Séguin

29,95 $

Les marionnettistesTome 1

Bois de justice

Extrait de la publication