36

Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

  • Upload
    others

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins
Page 2: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Jean Mab i r e . Né en 1927. N o r m a n d , j ou rna l i s t e . Rappelé en Algér ie d ' o c t o b r e 1958 à o c t o b r e 1959 : l i e u t e n a n t aux chas-

seurs a lp ins e n t r e le B a r r a g e e t la Fron- t i è r e ; chef d 'un c o m m a n d o de chasse.

« Nous sommes deux ou trois millions dans

ce pays à avoir vécu pareille aventure : la fatigue, la bêtise, la trouille. Et aussi cette joie dont nous n'osons pas parler. « Voici les heures et les hommes de nos

années de guerre. Les heures que nous avons vécues et les hommes que nous avons aimés. Les vivants et les morts. J'ai un peu mélangé les souvenirs et les rêveries. Mais faites le

compte. Tout y est. Nos espérances et nos illusions.

« Ne nous renions pas. Nous fûmes frous- sards ou héros au hasard de la guerre. Nous n'étions pas soldats de métier. Nous étions des civils habillés en militaires et nous nous battions contre des militaires habillés en

civils. Ce n'était pas si facile de découvrir les guerriers. On ne les reconnaissait fina- lement qu'à un seul signe : ils ne respectaient pas la règle du jeu. Alors, on les appelait des hors-la-loi .

« Commandos et rebelles finissaient par se ressembler. Ils étaient taciturnes et mépri- sants, les joues creuses, les yeux brûlants. Ils connaissaient, comme nous tous, la soif, la folie et la peur, mais ils savaient que cette terre leur appartenait et que leurs amis morts ne les trahiraient jamais plus. »

Jean M a b i r e

Maquette de couver ture : Claude Godefroy - Documents photos S.C. A.

Page 3: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins
Page 4: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins
Page 5: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

LES HORS-LA-LOI

Page 6: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins
Page 7: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

JEAN MABIRE

LES HORS-LA-LOI

Récit

ROBERT LAFFONT 6, place Saint-Sulpice, 6

PARIS-VI

Page 8: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Éditions Robert LAFFONT, Service « Bulletin » 6, place Saint-Sulpice, Paris, V I Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, se trouvent présentées toutes les nou- veautés — romans français et étrangers, documents et récits d'histoire, récits de voyage, biographies, essais — que vous trouverez chez votre libraire.

© Rober t Laffont, 1968.

Page 9: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

A la fin du printemps 1959, nous étions cinq lieu- tenants, chefs de Commandos de chasse, à opérer sur la frontière algéro-tunisienne, entre le « Bec de canard » de Ghardimaou et la mer. Nous servions à la Première Demi-Brigade de Chasseurs Alpins (12e, 14e et 25e B. C. A. ) et à la Demi-Brigade Parachu- tiste de Choc (D. S. 111).

Trois d'entre nous sont morts à l'ennemi : Le lieutenant Toma, le 21 mai 1959 ; Le lieutenant Campana, le 5 juin 1959 ; Le lieutenant Vernay, le 11 août 1961. A qui dédier ce récit, si ce n'est à leur souvenir et

à notre camaraderie?

Page 10: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

— Toute cette routine. Cette guerre qui ne finit pas. Ces imbéciles au-dessus. — Aussitôt que ce sera fini, nous nous vengerons.

— Trop tard. — Nous ne pouvons pas faire la guerre

et la révolution en même temps. — C'est pourtant ce qu'il faudrait faire.

DRIEU LA ROCHELLE

Page 11: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

L'année 1959 n'était pas encore morte. Mais la guerre était déjà perdue. Moins de trois ans encore. 1960 : la semaine des Barricades. 1961 : la révolte des généraux. 1962 : l'agonie de l'Algérie française. Mais les hommes qui vont vivre et mourir dans ce livre n'en savent rien. Les hommes ne savent jamais rien. Ils marchent et ils attendent.

Page 12: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins
Page 13: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

PREMIÈRE PARTIE

Aussi est-ce un honneur particulier que de servir dans l 'Infanterie, honneur qui revient à l'élite de la Nation.

RÈGLEMENT PROVISOIRE DE MANŒUVRE DE L'INFANTERIE

Édition de 1951 chapitre premier article 1

Page 14: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins
Page 15: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

CHAPITRE PREMIER

Samedi, 7 heures.

Le sous-lieutenant Hague n'aimait pas cette heure ambiguë. Il faisait encore sombre. Mais la chaleur venait avec l'aube.

Depuis six ans, avant chaque lever de soleil, des hommes esca- ladaient d'incertains pitons, titubant sous le poids des sacs et des armes. Les pistes s'accrochaient au flanc des montagnes rapées et à l'ombre des forêts touffues. Menaient-elles vers une victoire ou vers une défaite? Les soldats n'y rencontraient que la souffrance. Les courroies sciant les épaules, les nuits de veille et les jours de marche, les souvenirs. Ronces et cailloux. Toujours des pistes. Pistes perdues, heures perdues, soldats perdus...

Un homme buta sur une pierre. Le fusil-mitrailleur lui cogna sur la nuque. Il bougonna :

— La Quille, bordel! Un caillou roulait interminablement vers le ravin, dans un

bruit de branches cassées. Hague souffla entre ses dents : — Silence ! Ils allaient trop vite en tête. Ils croyaient connaître la piste

par cœur. Méfiance. Un jour, les autres les attendraient. Sale surprise...

Hague accrocha une épaule devant lui : — Halte ! Fais passer. La colonne s'immobilisait peu à peu. Des hommes se laissèrent

tomber à terre, épuisés par la montée rapide. Ils paraissaient mal réveillés, engourdis par le parcours en camions jusqu'au pied du piton.

Vingt-trois hommes. Toute la deuxième Section de la Pre- mière Compagnie d'un Bataillon d'Infanterie. Le patron, c'était le sous-lieutenant de réserve Hague.

Page 16: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Le jour venait doucement, avec des hésitations et des remords. Travaillait-il aussi contre nos soldats, comme les Sorbonnards et les Dominicains? Il tardait à se lever, prolongeant les ténèbres amies des fellouzes. Un demi-million d'hommes attendaient le petit jour algérien qui annoncerait une quinzaine d'heures de souveraineté française.

On n'y voyait vraiment rien, dans cette clarté laiteuse. Quelle heure était-il au juste? L'heure où on ne pouvait pas lire l'heure : impossible de distinguer les aiguilles de la montre-bracelet. Mais il faisait déjà trop clair pour apercevoir les deux petites lueurs phosphorescentes...

Le sous-lieutenant se tourna vers son radio, affalé sur le bord du sentier. La grosse boîte de fer d'une vingtaine de kilos sur le dos lui donnait une allure de bossu essoufflé. On distinguait à peine l'antenne, rabattue vers l'arrière par les branches du sentier.

— Tu as la liaison avec la Compagnie ? — Je vais essayer... Genséric Gris, de Gris 2. Parlez. Hague se rapprocha, s'accroupit à côté du radio. On aurait dit

deux Arabes devant un café maure. Le poste grésilla : — Gris 2, de Gris. Reçu 3 sur 5. Ça pouvait aller. La réception 5/5, c'est bon pour les magasins

et les cours de transmission. La voix de la Compagnie arrivait un peu étouffée. On reconnaissait pourtant l'accent de Panisse, le radio du capitaine. La Section de commandement devait être du côté de la maison forestière. Comme d'habitude. Que d'habitudes! Rien de plus dangereux que les habitudes. Mais l'imagination aurait ajouté à la fatigue. E t puis, comment varier une ouverture de route, la plus routinière des opérations de routine ?

— Reçu également 3 sur 5. On mettrait la grande antenne en arrivant sur le piton. La con-

versation s'étouffa dans un chuchotement de confessional. Le radio murmura pour conclure :

— Simple prise de contact. Progression normale. Terminé. — Reçu. Pas la peine de trop se presser. On y arriverait bien, à ce maudit

piton. Autant y voir clair. Hague commanda : — Dix minutes de pause. Faites passer. Le radio décrocha la gourde de sa ceinture. Il but longuement,

avec cette avidité qui marquait tout le monde, ici. — Vous en voulez, mon lieutenant? — C'est quoi ? — Du vin blanc.

Page 17: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

— Riche idée. Hague colla l'orifice métallique à sa bouche. C'était froid, mais

bon. Il aurait au moins retrouvé la saveur des choses simples dans cette guerre. Il partageait tout avec son radio qui le suivait toujours à trois pas, le bigophone glissé dans l'échancrure du treillis, à même la peau. L'appareil était toujours moite de sueur, quand Hague le collait à son oreille.

Il était bon ce vin blanc. Un coup de vin blanc à sept heures du matin ! Cela lui aurait paru incroyable dans le civil. Dommage pour les Musulmans de ne pas connaître ce bonheur simple. Mais ils s'y mettaient.

— Tu veux du chrab Messaoud? — Ça va, mon lieutenant. Le harki Messaoud était sans doute un bon Musulman. Mais il

savait qu'Allah pardonne bien des choses aux guerriers. Même le vin. E t puis, il partageait tout avec le lieutenant et le radio : la boîte de ration comme la toile de tente. Lui, il était agent de liai- son. E t aussi un peu tout dans la Section : garde du corps et homme de confiance. Le lieutenant lui faisait confiance. Messaoud était heureux. Mais il ne savait pas boire ; deux filets de vin dégou- linaient de chaque côté de ses lèvres, ruisselant sur son treillis.

La gourde passait de bouche en bouche. Rien n'était à personne. Tout était à tout le monde. On vivait en parfaits communistes dans le djebel. Pas vrai, Messaoud?

Messaoud sourit. Il reposait contre une grosse pierre, entre le lieutenant et le radio. Il portait entre ses bras repliés, comme on berce un poupon, un fusil à lunette de tireur d'élite. Un bon tireur, Messaoud. Il n'aurait pas loupé son frère Belaïd, qui se battait de l'autre côté. C'était la guerre. Inch'Allah! Lui, il était harki. 26 000 francs par mois. Ça allait. Ce matin-là, Mes- saoud avait envie de parler philosophie :

— Dis, mon lieutenant? — Quoi ? — Quoi? — Les femmes... Un silence. Il y avait de quoi penser avec un mot. — Oui, les femmes, demanda Hague? Qu'est-ce qu'elles ont

les femmes?

— Les femmes, mon lieutenant, c'est bien... et puis, c'est pas bien.

Il avait assez parlé pour la journée. Sacré Messaoud. Ce n'était pas si idiot ce qu'il disait.

Page 18: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Mais les femmes, c'était loin, très loin. Hague se redressa : — En route.

Les hommes se levèrent, d'un air résigné qui inquiétait un peu leur chef. Il préférait les entendre gueuler : la Quille! que de les voir accomplir tous ces gestes las. Ils traînaient toujours un peu les pieds. C'était lourd à tirer, une Section.

Et pourtant, le sous-lieutenant Hague semblait content d'être là. Lui n'avait pas envie de crier : la Quille 1 Comment le cacher ? Il aimait marcher sur cette piste sans fin, avec ses vingt-deux hommes, dont il tenait le sort entre ses mains. Dans cette aube douteuse, c'était lui qui décidait : il choisissait le moment de faire halte et celui de reprendre la marche. Et comment aborder le sommet du piton. Comment se garder. Comment survivre.

A longs pas, Hague remonta sa Section qui progressait en file indienne sur la piste. Un dispositif bien classique. Une équipe de voltigeurs en tête, le groupe de commandement, les deux fusils-mitrailleurs, une équipe qui fermait la marche. Launay, le sous-officier adjoint, progressait en serre-file, le pistolet-mitrail- leur en travers de la poitrine. Vingt-trois hommes, dans la nuit qui agonisait.

Mais ils étaient trop serrés. A chaque aube, des petits sous- lieutenants grognaient le même commandement :

— Des distances! Si les Hors-La-Loi avaient tendu une embuscade il fallait éviter

de tomber tous en paquet dans la nasse. En s'étirant, la Section pouvait tenter la manœuvre. Mais comment le faire comprendre à ces gosses ereintés de fatigue, engourdis de sommeil et qui, instinctivement, cherchaient l'épaule du camarade?

— Des distances! C'était le cri de cette guerre. Il fallait prendre ses distances sur

le terrain. Il fallait aussi prendre ses distances face à tous ceux qui ignoraient ou haïssaient cette expédition lointaine, cette marche éperdue, ce combat inlassable.

Ils étaient des milliers qui piétinaient par ce matin de septem- bre 1959, loin des popotes de Bataillon, loin des salles de brieffing, loin des antichambres et loin des sacristies, loin des bureaux où les journalistes bâillaient autour des télescripteurs, en atten- dant les nouvelles de cette guerre qui n'avait pas de nom.

Le sous-lieutenant Hague marchait en silence. Il avait rejoint

Page 19: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

l'éclaireur de pointe, un Kabyle au sourire étrange, qui se penchait parfois sur la piste, à la recherche des indices.

— Regarde, mon lieutenant ! On distinguait à peine des traces de pas sur la boue séchée.

Eux ou nous? Inlassables, les rebelles et les réguliers laissaient leurs empreintes dans cette terre d'Algérie. Des pas, de la sueur, du sang. Cette terre appartiendrait-elle un jour à tous ceux qui avaient souffert pour elle? Cette terre, qui n'était encore à personne, ce royaume qui changeait de maître au caprice du soleil ? A eux, la nuit; à nous, le jour. Le partage était fait. C'était la grande par- tition. Mais personne ne pouvait la lire sur une carte. On ne plan- tait pas de petits drapeaux dans cette guerre. Terre à personne et terre à tout le monde. Terre à qui voulait la prendre et s'avan- çait, à pas prudents, la culasse du pistolet-mitrailleur en arrière, le chargeur coincé entre deux doigts, prêt à basculer pour laisser l'arme cracher sa rafale, seul titre de propriété que voulait bien reconnaître le monde aveugle.

Eux ou nous, ces traces ? — Halte! Les hommes étaient habitués à ces à-coups. Ils s'accroupissaient

nonchalamment, le long du versant abrupt, hérissé de caillasses. Instinctivement, les tireurs de fusil-mitrailleur avaient repéré le creux de rocher d'où ils pourraient cracher la mort en hoque- tant.

Hague et le Kabyle étaient penchés sur ces marques de pa- taugas, incrustées dans la terre d'Algérie.

— C'est frais ? — Oui, mon lieutenant. Cette nuit. Il savait cela, le Kabyle. Toute une Section suspendue à l'avis

du soldat de 1 classe Adjematine. Sans parole et sans discours, la seule intégration possible s'était faite dans cette confiance hasardeuse des guerriers. Hague sourit. Il pensait à ce camarade progressiste, qu'il avait connu à l'École des Hautes Études Com- merciales et qu'il avait retrouvé aux dernières vacances à Fécamp, lors d'une si brève permission. « Mais enfin, comment peux-tu leur faire confiance? » répétait-il. C'était cela le plus incompré- hensible pour tous ces étudiants sursitaires et pacifistes : les sous-lieutenants faisaient confiance aux Musulmans...

Mais Hague connaissait le jeu. Il se fichait bien de l'Algérie Française, la politique l'assommait. Mais faire confiance à Adje- matine, ce n'était pas de la politique. C'était son métier. Entre le chef et le soldat, régnait le pacte muet de la fidélité. Pas de poli-

Page 20: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

tique. Mais les mêmes pas sur une piste. Deux corps qui se pen- chaient sur une trace.

— Cette nuit, tu es sûr? — Je suis sûr, mon lieutenant. Adjematine était sûr. Il savait reconnaître les empreintes de

ses frères. Ces empreintes si semblables aux siennes. Encore une chose que personne n'aurait pu comprendre, au delà de la mer.

Ils ne connaissaient que cela de l'ennemi invisible : des pas à peine marqués sur le sol. Une trace solitaire indiquait un agent de liaison ou peut-être un collecteur de fonds... Ah ! Ils en rêvaient tous de tomber sur le percepteur rebelle en fin de tournée avec sa gibecière bourrée de billets extorqués à ses frères. Quelle nouba ! Les collecteurs voyageaient solitaires et méfiants. Toujours en civil. Personne n'en avait jamais vu et tout le monde en parlait. Existaient-ils ces fameux collecteurs de fonds ? Ou bien n'étaient- ils encore qu'un mirage, dernière tromperie des mille et une nuits d'embuscade ?

— Combien d'hommes, Adjematine? — Je ne sais pas. Deux ou trois. Pas plus. Bon, c'étaient des choufs, des guetteurs. Ils avaient dû lente-

ment remonter vers le sommet, en sachant que la Section allait, comme tous ces matins, deux fois par semaine, occuper le piton pour « ouvrir la route » au convoi. Ces Hors-La-Loi ne tireraient pas, à moins d'être surpris. L'essentiel restait de ne pas leur tomber dessus. Pour une fois, on jouait le même jeu, de part et d'autre. Étrange pacte dans la nuit. Personne ne cherchait l'ac- crochage par ces aubes interminables. Les rebelles et les réguliers étaient complices, sous la lueur de la dernière étoile.

A moins que... A moins qu'Amar l'Indochine, chef de Katiba fellouze, n'eût décidé de tendre une embuscade à cette Section qui venait le narguer dans son domaine de la nuit. Cela devrait bien finir par arriver. Un jour, sans doute, les ennemis insaisis- sables accrocheraient la Section Hague dans leur étau de fer et de feu. Les pinces sanglantes retourneraient les corps meurtris sur la piste sans fin. Mais Amar ne jouerait que pour gagner. Son jeu était de tuer. Celui de Hague était de grimper sur le piton, d'où il surveillerait la vallée où serpentait la route du convoi. L'ingrate mission des troupes de quadrillage n'était pas la recher- che du résultat. C'était le maintien d'une apparente sécurité, le prolongement sans fin d'une situation stationnaire. R. A. S. Rien A Signaler. Telle était leur devise. S'il ne se passait rien, ce matin-là, ce serait encore une victoire. Mais tant de petites vic-

Page 21: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

toires sur tant de pitons inconnus ne donneraient jamais la vic- toire. La victoire du défilé sous les arcs de triomphe. Alors, on se fatiguait et on grognait.

On veillait aussi. Derrière un rocher, Duchesne, équipier depuis quinze mois d'Adjematine, s'était accroupi, les yeux fixés sur le détour de la piste, le pistolet-mitrailleur bien calé au creux de l'épaule. Il avait tiré la crosse repliable et il tenait son arme braquée sur ce tournant qui était, peut-être, pour vingt-trois hommes, le tournant de la guerre, le tournant au delà duquel on ne reverrait jamais le pays de sa jeunesse, le grand tournant où la mort diffère inlassablement ses rendez-vous incertains.

Prudence, prudence, pensait Hague. Il n'était pas là pour faire tuer ses hommes. Il n'était même pas là pour tuer les rebelles. Il était là pour ouvrir la route. Il était là, parce que c'était son bou- lot d'être là. Ni enthousiaste, ni indifférent. Un petit sous-lieu- tenant dans le jour qui se levait.

La Section avait pris de l'avance. Autant quitter la piste et attaquer le piton par la broussaille. Ils auraient un peu plus de fatigue mais un peu moins de risque.

A voix basse, Hague expliqua la manœuvre à Adjematine et à Duchesne. Les autres suivraient. Ils suivaient toujours.

— En avant. Les hommes se remirent en marche. Le règlement le prévoyait :

La discipline faisant la force principale des armées... Le manuel commençait ainsi. Il n'était pas si con, ce manuel... Il importe que les ordres soient exécutés sans hésitation ni murmure.

Sans hésitation ni murmure, les deux équipes et les deux pièces quittant le sentier, facile et traître, commençaient à grimper, dans un épuisant décor de rocailles et de ronces.

La cote 675 était un sale piton boisé. Pas moyen d'y mettre le feu. On avait bien essayé. Après les grands incendies, allumés au napalm par des aviateurs nonchalants et efficaces, la végétation avait repoussé plus dense encore. Les branches brûlées dessi- naient des bariolages noirâtres sur les treillis. Les mains griffées, noircies se portaient au visage trempé de sueur, y plaquant un barbouillage de misère. Les vingt-trois charbonniers du djebel, haletant, s'accrochaient à la montagne. Sale pays, où les pierres se dérobaient sous les pieds, où les branches vous restaient dans la main, où dix millions d'âmes se rétractaient aux rudes caresses

Page 22: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

des soldats. Terre éternellement fuyante, peuple jamais soumis. On ne trouvait rien de solide en Algérie. Seule, la fatigue était solide. Et le poids des souvenirs, durs comme ces rochers déchi- quetés qui écorchaient les pieds, à travers la toile des pataugas.

Il restait au moins dix minutes d'escalade, avant d'arriver au sommet de 675, sommet sans cesse à reconquérir, sommet sans cesse gagné et reperdu, escalade interminable, fatigue, sommeil.

C'est le radio qui soufflait le plus, avec ses vingt kilos sur le dos. La Section réglait sa marche sur l'allure de son chef ; le chef obéissait au pas de son radio. Ce n'était pas réglementaire. Au diable, le règlement. Ici, il n'y avait que la camaraderie. E t le souffle rauque de ces hommes qui grimpaient, les mains crispées sur leurs armes, où la sueur dégouttait le long des canons d'acier noirci.

Étranges alpinistes d'une étrange ascension. Guerriers d'une guerre qui n'était pas une guerre, pacificateurs d'une paix qui n'était pas une paix. Prisonniers de tâches minuscules et déme- surées : cette route qu'il fallait ouvrir au petit matin et sur la- quelle, le soir même, les Hors-La-Loi tireraient silencieusement les verrous de la nuit.

Page 23: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

CHAPITRE II

Samedi, 8 heures.

Le terrain devenait de plus en plus difficile. Un hallier à san- gliers, hérissé de gros rochers gris. Toute une Katiba fellouze aurait pu s'y cacher à l'aise. On serait passé à cinq mètres de leurs guetteurs sans les voir.

Le sous-lieutenant Hague imagina le désordre d'un accrochage dans le petit jour. Sa Section lui fondrait dans la main. Ce ré- flexe idiot de se foutre dans un trou en attendant que ça se passe, pendant que les balles ricochent sur les troncs des chênes-liège, boursouflés par l'incendie. Des hurlements. Le bordel, quoi !

La progression continuait, toujours haletante. Un seul avantage: pas moyen de se tromper. Tant que ça montait, c'était la bonne route.

— Encore un effort, siffla Hague entre ses dents. Encore un. Parmi tant d'autres. Cette guerre n'intéressait

personne, en France. Elle intéressait à peine les soldats qui la menaient, mécaniquement, sans révolte et sans espoir.

Hague pensa à Terraz, l'autre sous-lieutenant de réserve de la Première Compagnie, qui montait en ce moment vers le piton 642, à trois kilomètres de là, de l'autre côté du ravin encaissé où gargouillait un oued jaunâtre. Terraz, arrivé en même temps que lui au Bataillon, était un Savoyard athlétique et silencieux, guide à la belle saison moniteur de ski l'hiver, trousseur de jupons tout au long de l'année. Il menait sa section à un rythme puissant. La guerre pour lui, restait encore du sport. L'aventure semblait assez neuve pour ne jamais lui ôter son sourire de joli garçon bien bronzé.

Hague se tourna vers son radio. Quelle saloperie, ce 300 à traî- ner dans cette escalade. On attendait toujours les nouveaux

Page 24: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

postes, deux fois plus légers et plus puissants, qui devaient s 'en- tasser dans les magasins de Bône, sous la garde des vieux adju- dants amibiens du Service des Transmissions.

— Ça va ? — Ça va, mon lieutenant. On se reposera là-haut. — Essaie d'avoir Gris 3. — Ça m'étonnerait... Genséric Gris 3, de Gris 2, parlez...

Gris 3, de Gris 2, parlez... Les branches, enfermant la Section comme dans une grotte,

étouffaient les liaisons. Mais la radio avait parfois des caprices. Si Terraz attaquait son piton par la pente nord, ça marcherait peut-être.

— Gris 2, de Gris 3, reçu. — Je les ai, mon lieutenant. Hague tendit la main vers le combiné. L'officier et le radio

s'arrêtèrent un instant. D'un coup d'œil, Hague surveilla la progression de sa Section, dont on commençait à distinguer les treillis verdâtres parmi les rochers et les buissons. Le bigophone collé aux lèvres, il souffla :

— Autorité pour Autorité. — Un instant. Terraz devait marcher devant le radio, de son grand pas élas-

tique, la carabine sur l'épaule, le canon entre deux doigts. Il se retournait et, sans s'arrêter, prenait le combiné :

— Gris 3 Autorité, écoute. Cela faisait plaisir d'entendre cette voix calme, un peu étouf-

fée dans le poste. Hague entama le bref dialogue, impersonnel : — Gris 2 progresse normalement. Avez-vous quelque chose

pour nous ? — Négatif. Progression normale pour Gris 3. — Nous avons quitté la piste. Si vous voyez des gus, ce ne sont

pas mes enfants. Compris ? — Bien compris. J 'ai aussi un œil sur le ravin. — Reçu. Prévenez, une fois votre objectif atteint. — Affirmatif. Terminé. C'était toujours la même chose. On s'épaulait comme on pou-

vait. Mais les Hors-La-Loi ne seraient quand même pas assez fous pour emprunter la piste, alors que le jour était levé. Les choufs repérés par Adjematine devaient maintenant se planquer dans ce merdier.

Sale merdier, mais beau paysage. Toutes ces collines boisées cahotaient à perte de vue. Mais qu'avaient-ils à en foutre de l'Al-

Page 25: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

gérie touristique, les cinq cent mille campeurs ahuris de fatigue, les enfants perdus de vingt-sept mois d'interminables vacances?

Le ciel parut soudain très clair, très bleu. Un vrombissement de moteur. C'était Belote, le T 6 d'accompagnement.

L'avion amorça un virage et plongea dans le ravin. Le pilote avait envie de se distraire, ce matin-là. Il était drôlement gonflé. On voyait les ailes briller dans le soleil, plus bas que les pitons.

Les deux sous-lieutenants accrochèrent le T 6 par radio et, tout de suite, l'aviateur interrogea :

— Avez-vous du monde dans le ravin ? Chacun répondit à son tour : — Négatif. L'avion demanda aussitôt l'autorisation de straffing. Hague et Terraz haussèrent les épaules. Si l'Armée de l'Air

avait des munitions à dépenser... — Belote, de Gris 2. Accordé. — Belote, de Gris 3. Accordé. L'avion piqua encore davantage. On vit d'abord la fumée qui

s'échappait derrière ses ailes ; puis grelottait le rire des mitrail- leuses, labourant consciencieusement le fond du ravin, par lon- gues rafales.

Hague reprit le combiné : — Belote, de Gris 2. Pouvez-vous jeter un coup d'œil sur

Pétunia ? Chaque piton était baptisé d'un nom de fleur. 675 était Pétu-

nia et 642 Nénuphar. L'avion fit un tour au-dessus du sommet, où un gros amas ro-

cheux crevait l'herbe rapée, au-dessus d'un arbre mort aux allu- res de supplicité.

— Gris 3, je ne vois rien de suspect. — Reçu. — Pouvez-vous me donner votre position? Le pilote essayait de repérer la Section du sous-lieutenant

Hague. — Je suis à vos trois heures. L'avion vira sur l'aile. — Deux heures... Une heure... Midi... Vous y êtes. Je vous

donne le top. L'avion piquait droit sur Hague. C'était toujours un peu im-

Page 26: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

pressionnant. Messaoud leva les yeux vers le ciel, d'un air inquiet. — Il ne va pas tirer, ce con-là ? — Mais non, ce n'est pas encore un Chinois. Messaoud avait horreur des avions. Ces mécaniques hurlantes

choquaient ses conceptions de la guerre, une affaire d'hommes, avec si possible un peu de pillage au bout de l'aventure.

— Top! Mais déjà le sous-lieutenant Terraz réclamait l'avion qui piqua

vers le sud à son appel : — Belote, de Gris 3. Pouvez-vous reconnaître Nénuphar? Dans toute l'Algérie, au petit matin calme, des T 6 d'accom-

pagnement allaient humer ces pitons aux noms de fleurs, fleurs artificielles et dangereuses. Ils tournaient en vrombissant sur des roses mystérieuses et des lilas flétris.

Parfois une rafale de mitrailleuse rebelle claquait. L'avion retournait vers sa base, en battant des ailes. L'essence ruisselait le long de la carlingue où le pilote devinait le sang coulant le long de son bras déchiqueté. Fleurs vénéneuses, pitons pourris. Déjà, les Hors-La-Loi décrochaient vers un autre piton, auquel un colo- nel d'état-major donnerait un nouveau nom de fleur. Fleurs ja- mais fanées d'une guerre jamais finie. Fleurs d'Algérie écloses sous une rosée de sueur, fleurs perlées de sang.

— Allez! Allez! Hague sifflait ce commandement sec entre ses dents. Il ne fal-

lait pas trop traîner. On y arriverait, à ce piton. Encore dix mi- nutes.

Au village de Aïn Halloufa le convoi des véhicules devait être rassemblé, attendant l'ordre de départ. Dans l'auto-mitrail- leuse de tête des gendarmes aux accents rocailleux mangeaient d'énormes sandwichs au saucisson et buvaient du vin rouge à plein quart. La Section d'escorte somnolait dans les camions. Des civils, entassés dans des D. S. maculées de poussière, fumaient des cigarettes en râlant contre l'armée.

— Alors, qu'est c'est ? Ils peuvent pas les tuer une bonne fois, les fellaghas ? Que nous sommes là à perdre notre temps !

Un Arabe remontait la colonne, les pieds écartés de chaque côté de son âne, tapant du talon les flancs maigres de la bête.

Tout le monde attendait l'ouverture de la route.

— Allez! Allez! Hague accélérait la cadence de sa Section. Les dernières minu-

Page 27: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

tes de l'ascension approchaient. Bien entendu des gars crapahu- taient encore en paquets.

— Des distances! Ce n'était pas une promenade champêtre. Il faisait pourtant

très doux. Le soleil brillait déjà haut, au-dessus des pitons som- bres, là-bas vers l'Est, les pitons de Tunisie où les rebelles orga- nisaient leurs bases arrières et leurs P. C. de Katibas, les pitons où nous n'irions jamais, respectant le petit pointillé dérisoire des cartes et des traités, au delà duquel on ne rendait plus les coups reçus. Comment faire comprendre à ces hommes qui souffraient sur les pistes qu'il existait une frontière invisible au delà de la- quelle on n'avait plus le droit de venger ses morts?

Cette fiction juridique, ce respect abusif d'un territoire soi- disant neutre, où les Hors-La-Loi entassaient leurs armes et leurs hommes, empoisonnait lentement la vie du Bataillon, qui se bat- tait entre le Barrage électrifié et cette Frontière intouchable. Ici, on grenouillait dans le no man's land. Mais un no man's land de pacotille où restaient encore des villages de regroupement, et même des mechtas isolées. Terre incertaine et dangereuse. Terre lépreuse et misérable. Forêts bleues et sombres, où l'Algérie et la Tunisie s'observaient de sommets en sommets, avec ces guer- riers invisibles qui rôdaient sous les ronces et se cachaient dans les grottes, si semblables avec leurs visages rongés de fatigue. Au petit matin, les guetteurs essuyaient leurs jumelles avec un coin de chèche crasseux.

Les voilà installés, les guetteurs du sous-lieutenant Hague. Adjematine avait posé son pistolet-mitrailleur contre un rocher que chauffait déjà le soleil. Accoudé contre le tronc de l'arbre mort, il surveillait un piton à cinq cents mètres vers l'Est, où de- vaient se terrer les choufs fellouzes. Adjematine était un loup maigre, avec des joues creusées, un nez en bec d'aigle, des lèvres minces. Duchesne, assis à côté de lui, ouvrait une boîte de conserve. Sur tous les pitons, à cette heure-là, on mangeait des sar- dines visqueuses et du gros pain qui s'effritait sous les doigts. Aucune colombe ne venait picorer les miettes ; les chacals préfé- raient les cadavres.

Hague avait placé ses deux fusils-mitrailleurs en batterie, derrière des murettes formées de quelques cailloux branlants. Les voltigeurs s'éparpillaient par groupes de deux ou trois, tout autour du piton. 675, Petunia, était à nous. Bien à nous. L'at- tente commençait. Les tours de garde étaient distribués. On mangeait. On dormait. On bavardait.

Page 28: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Le radio posa son poste à terre et se frotta longuement les épaules. La sueur avait trempé le dos de son treillis. Tout à l'heure, il resterait des cernes blanchâtres, gorgés de crasse et de sel.

A genoux près du poste, Hague envoya lui-même le message de mise en place :

— Genséric Gris, de Gris 2. Objectif atteint. C'était un peu comme cette carte postale que l'on adressait

aux parents, sitôt débarqué du train dans un village de vacances, en prenant un café noir et deux croissants, sur les petites tables de marbre de l'Hôtel des Voyageurs : « Bien arrivé. Beau soleil. Bons baisers. »

— Gris 2, de Gris. Passez en Q. R. X. (1). Vacation toutes les heures. Q. A. P. (2). sur coup de feu.

— Reçu.

Hague ferma le poste. Il s'allongea dans un coin d'ombre pour fumer lentement une cigarette, retenant longuement la fumée entre ses joues. Une branche cassée lui meurtrissait les reins. La sueur collait son treillis sur ses cuisses.

C'était le grand calme. Il ferma les yeux. On pouvait presque le croire en vacances. Avec Éliane ou avec Christine. Ne pas ou- vrir les yeux. Rêver. Chacun se jouait son petit cinéma. Films toujours pareils. Filles toujours semblables. Blondes, brunes, quelques rousses. Avec leurs robes d'été. Ou sans robes du tout. Qu'elles étaient belles, les cinq cent mille filles auxquelles rêvaient à cette époque cinq cent mille gars !

La chaleur de la cigarette commençait à brûler ses lèvres. Il n'avait même pas envie de faire un geste pour la jeter. Ne plus bouger. Etre parfaitement allongé, comme un mort heureux.

Mais ça brûlait. Hague tourna un peu la tête, cracha son mé- got. Il sentit une brindille sous sa joue. Le soleil caressait l'autre joue. Ah, non, il n'était pas mort. Il était vivant, terriblement vivant.

Soudain, le sous-lieutenant ne sentit plus la chaleur du soleil. Un nuage? Non, c'était Messaoud qui se penchait sur lui.

— Mon lieutenant, tu as faim ? — C'est quoi? — Des sardines.

( Écoute temporaire ( Écoute permanente

Page 29: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

H a g u e se r e d r e s s a , s ' a p p u y a s u r u n c o u d e . — P a s s e t o u j o u r s . L e h a r k i M e s s a o u d lu i t e n d i t u n e t r a n c h e d e p a i n o ù il p l a q u a i t

u n e s a r d i n e , d ' u n p o u c e é n e r g i q u e e t d é g o u l i n a n t d ' h u i l e . O n n ' é t a i t p a s p r è s d ' e n a c h e t e r d a n s le c iv i l , d e s s a r d i n e s à l ' h u i l e ! N i d u p â t é d e fo ie d e p o r c . P a s u n é p i c i e r n ' a r r i v e r a i t à e n v e n - d r e , d e c e t t e s a l o p e r i e .

H a g u e m a s t i q u a i t l e n t e m e n t . P u i s il e s s u y a ses m a i n s s u r les g e n o u x d e son p a n t a l o n d e t re i l l i s . Il s o r t i t l a c a r t e d e s o n é t u i e n m a t i è r e p l a s t i q u e . Il l ' é t a l a s u r l ' h e r b e , l ' o r i e n t a n t v a g u e m e n t e t l a f a i s a n t t e n i r a v e c t r o i s c a i l l o u x . L e s e r g e n t L a u n a y , son

a d j o i n t , s ' é t a i t a p p r o c h é . A q u a t r e p a t t e s . I l n e s ' a g i s s a i t p a s d e se p r o m e n e r s u r l e p i t o n e n p r o p o s a n t d e s c ib l e s a u x g a r s d ' e n face .

Vo ic i l e u r d o m a i n e . I ls é t a i e n t s u r 675 . L e s o u s - l i e u t e n a n t

T e r r a z , p l u s a u S u d , o c c u p a i t 642 . A l ' E s t , t o u t d e su i t e , l a T u n i - sie. A l ' O u e s t , la r o u t e s e r p e n t a i t d a n s u n e v a l l é e e n c a i s s é e . L e P . C. d e la C o m p a g n i e , a v e c le c a p i t a i n e L e f r a n ç o i s — Gr i s A u - t o r i t é — se t r o u v a i t à la m a i s o n f o r e s t i è r e d u F e d j Z e n a t i d o n t o n a p e r c e v a i t les r u i n e s b l a n c h â t r e s d a n s u n t o u r n a n t . L a p r e - m i è r e S e c t i o n , Gr i s 1, p a t r o u i l l a i t s u r l a r o u t e . L e s o u s - l i e u t e n a n t C h e v a l i e r a v a i t l a i s sé le c o m m a n d e m e n t à s o n a d j o i n t , le ser - g e n t - c h e f P a o l i . Il a v a i t a f f a i r e a u B a t a i l l o n .

H a g u e m o n t r a à L a u n a y t o u s les r a v i n s , les c h a b e t s , q u i d é - g r i n g o l a i e n t d e s p i t o n s t u n i s i e n s e t p a r o ù p o u v a i e n t a r r i v e r les H o r s - L a - L o i p o u r t e n d r e d e s e m b u s c a d e s a u c o n v o i .

— O n f in i r a p a r a v o i r u n p é p i n . L e s o u s - l i e u t e n a n t H a g u e a v a i t u n v i s a g e s a n s c o u l e u r — il

n e r o u g i r a i t q u e v e r s l a q u a r a n t a i n e s a n s d o u t e , c o m m e t o u s les

s i ens — o ù r i e n n ' a c c r o c h a i t , h o r m i s les y e u x , b l e u s c o m m e les f l e u r e t t e s d e s p o r c e l a i n e s d e R o u e n . L e s sourc i l s , si b l o n d s q u ' i l s

é t a i e n t p r e s q u e i nv i s ib l e s , lu i d o n n a i e n t u n a i r p e r p é t u e l l e m e n t é t o n n é , s o u s u n f r o n t i m m e n s e o ù d é j à la c a l v i t i e d i s p e r s a i t u n e a u r é o l e m o u s s u e d e m è c h e s c la i res , d e s c e n d a n t t r è s b a s s u r les

joues , a v e c d e s « p a t t e s » e s q u i s s é e s s u r l a p e a u c la i re . C ' é t a i t u n e f ace d e p o u p o n , a h u r i m a i s v o l o n t a i r e , o ù p e r ç a i t d é j à le m a s q u e n a r q u o i s e t f l e g m a t i q u e d u « c a d r e s u p é r i e u r ». I l t a n g e a n t a i t les q u a t r e - v i n g t - d i x k i los , a v e c p l u s d e m u s c l e q u e d e g ra i s se , m a l g r é le d o u b l e m e n t o n q u i l u i g o n f l a i t les j o u e s , lui a r r o n d i s - s a n t l a face , c o m m e u n a n g e l o t d u X V I I I s iècle.

L e s o u s - l i e u t e n a n t H a g u e p a r l a i t p e u , b u t a n t p a r f o i s s u r u n m o t , s i f f l o t a n t d o u c e m e n t a v a n t d e c o n s e n t i r à l â c h e r u n e p h r a s e .

Page 30: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Il v i v a i t s o l i t a i r e e t s i l enc ieux , r é p u g n a n t m ê m e à d o n n e r d e s o r d r e s , l a i s s a n t a g i r le s e r g e n t L a u n a y , se c o n t e n t a n t d ' ê t r e p o u r ses h o m m e s u n e m a s s i v e e t r a s s u r a n t e p r é s e n c e . Il m a n g e a i t b e a u c o u p , b u v a i t le m o i n s p o s s i b l e e t s o u f f r a i t d i s c r è t e m e n t d e n e p a s b a i s e r s o u v e n t . Il d e v a i t a i m e r l ' a m o u r c o m m e il a i m a i t

l a g u e r r e , en y s a u v e g a r d a n t u n égo ï sme , h y p o c r i t e s ' i l n ' e u t é t é a v a n t t o u t s i l enc i eux .

S a l e n t e u r e x a s p é r a i t ses s u p é r i e u r s , s o n m u t i s m e d é r o u t a i t ses s u b o r d o n n é s . Il o b s e r v a i t d ' u n œ i l f r o id le d é s o r d r e d u B a t a i l -

lon, m a i s p e r s o n n e n e s a v a i t s u r q u e l l e t a b l e d e v a l e u r s r e p o - s a i t son i ron ie t r a n q u i l l e , son m é p r i s a i m a b l e p o u r c e t t e g u e r r e s a n s a t t r a i t e t p o u r t o u s c e u x q u i s ' y a g i t a i e n t .

D u c h e s n e a v a i t r e m p l a c é A d j e m a t i n e à la vei l le . — V o u s a v e z v o s j u m e l l e s , m o n l i e u t e n a n t ?

Il n ' a v a i t p a s les y e u x d u K a b y l e . E n c o r e u n t r u c q u ' o n a v a i t p e r d u . Ce s e r a i t m e r v e i l l e u x , u n p e u p l e q u i a u r a i t à l a fois la S é c u r i t é Soc ia le e t u n e b o n n e v u e . M a i s la c i v i l i s a t i o n , ça se

p a y e . Il f a u t c h o i s i r : les g r o s s e s v o i t u r e s o u les b o n n e s j a m b e s . . . T o u t en r e g a r d a n t les p i t o n s v o i s i n s d a n s les j u m e l l e s d e l ' o f -

f icier , D u c h e s n e d i t à A d j e m a t i n e : — J e t ' a i l a i ssé d e s s a r d i n e s .

— T o u j o u r s d e s s a r d i n e s . L a Qui l l e ! Ce n 'é ta i t p a s u n e r é v o l t e , c ' é t a i t u n e l o c u t i o n . Ils a v a i e n t

t o u s l e u r v o c a b u l a i r e . A u B a t a i l l o n , o n d i s a i t « E n v o i t u r e , Si-

m o n e », a p r è s c h a q u e o r d r e . C ' é t a i t m o i n s g l o r i e u x q u e « D e b o u t , les m o r t s ». M a i s o n n e m o u r a i t p a s t e l l e m e n t d a n s c e t t e g u e r r e .

H a g u e r ep l i a s a c a r t e e t s ' a l l o n g e a à n o u v e a u s u r le dos . Il s en - t a i t t o u j o u r s c e t t e b r a n c h e sous les re ins . Il en é t a i t à C h r i s t i n e .

L e s a m o u r s d e s d e r n i è r e s v a c a n c e s a v a n t l ' i n c o r p o r a t i o n p r e - n a i e n t u n e s a v e u r é t r a n g e , u n p e u a m è r e . O n l e u r a c c o r d a i t t r o p d ' i m p o r t a n c e . I ls se t r o u v a i e n t s u r l a p l a g e d e s P e t i t e s D a l l e s .

O n n 'y é t a i t p a s t e l l e m e n t m i e u x qu ' i c i , a v e c ces g a l e t s q u i v o u s r â c l a i e n t les re ins . Ils f r i s s o n n a i e n t u n p e u , m a l g r é le soleil . I ls

é t a i e n t a l longés , u n e s e r v i e t t e d e b a i n s u r les y e u x . H a g u e a v a n - ç a i t s a m a i n , d e g a l e t en g a l e t , à la r e c h e r c h e d e la m a i n d e Chr i s -

t ine . . . Il s e n t i t u n e t ê t e s u r s o n é p a u l e . C ' é t a i t le r a d i o q u i s ' é t a i t r e t o u r n é en d o r m a n t . I l a v a i t l a b o u c h e u n p e u o u v e r t e , d é c o u - v r a n t d e p e t i t e s d e n t s é c a r t é e s . O n v o y a i t u n e c h a î n e t t e q u i a l l a i t se p e r d r e sous le t r i c o t d e corps . B e a u c o u p d ' h o m m e s p o r -

Page 31: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

t a i e n t d e s c r o i x dorées . Ce la f a i s a i t p a r t i e d u fo lk lo re d e l ' a p p e l é m o y e n , c o m m e la p h o t o d e B r i g i t t e B a r d o t a u - d e s s u s d u l i t , d a n s la v ie i l l e g r a n g e q u i s e r v a i t de c a n t o n n e m e n t à l a S e c t i o n .

H a g u e i n s t a l l a u n e t o i l e d e t e n t e r o u l é e s o u s la t ê t e d u r a d i o q u i p l i s s a i t les y e u x , s a n s t r o p se r é v e i l l e r .

Il a l l a i t e n c o r e f a i r e c h a u d ce j o u r - l à . O n n e v o y a i t p a s u n n u a g e d a n s le ciel, d ' u n b l e u u n i f o r m é m e n t b ê t e , v i d e e t p l a t . A i l l eu r s , le w e e k - e n d c o m m e n ç a i t .

U n r o n r o n n e m e n t s ' a m p l i f i a . L e c o n v o i s e r p e n t a i t s u r l a r o u t e , e n c a d r é p a r les a u t o - m i t r a i l l e u s e s d e la G e n d a r m e r i e Mob i l e , d o n t les a n t e n n e s r a d i o se b a l a n ç a i e n t c o m m e d e g r a n d s r o s e a u x f r i l e u x .

Page 32: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

C H A P I T R E I I I

S a m e d i , 9 heures .

A la j u m e l l e , o n d i s t i n g u a i t le c a p i t a i n e L e f r a n ç o i s , d e v a n t l a m a i s o n fo re s t i è r e . I l s a l u a d e la m a i n la d e r n i è r e a u t o - m i t r a i l -

l e u s e q u i s ' i m p a t i e n t a i t à l a q u e u e d u c o n v o i , f a i s a n t r o n f l e r son m o t e u r .

L e c a p i t a i n e — Gr i s A u t o r i t é — se t o u r n a v e r s sa j e e p o ù les d e u x r a d i o s m a n g e a i e n t d e s œ u f s d u r s , e n r e g a r d a n t d e s i l l u s t r é s

p o r n o g r a p h i q u e s . — C o h e n !

L ' o p é r a t e u r g r a p h i e s ' a r r a c h a p é n i b l e m e n t à u n s t r i p - t e a s e q u i se p o u r s u i v a i t s u r p l u s i e u r s p a g e s .

— M o n c a p i t a i n e ? — M e s s a g e p o u r le B a t a i l l o n : C o n v o i p a s s é à P . K . 7 —

R . A. S.

P . K . , c ' é t a i t le P o i n t K i l o m é t r i q u e ; R . A . S., c ' é t a i t le r e f r a i n d ' u n e g u e r r e q u i p e r d a i t s a poés ie . R i e n A S i g n a l e r . Ce la s o n n a i t a s sez b i e n , en a p p e l l a t i o n c o n v e n t i o n n e l l e : R o m é o A l p h a S i e r r a . O n i m a g i n a i t les p r é n o m s d ' u n j e u n e p r e m i e r d u c i n é m a d e la be l l e é p o q u e d u c i n é m a m u e t , a v e c d e s c h e v e u x c a l a m i s t r é s e t d e s r e g a r d s c h a v i r a n t s .

O n c o n s o m m a i t b e a u c o u p d ' i n i t i a l e s e n A lgé r i e . T o u t le B a t a i l - l o n se s o u v e n a i t d ' u n m e s s a g e d u C o m m a n d o q u i se t e r m i n a i t l a c o n i q u e m e n t p a r M i k e A l p h a C h a r l i e : M. A . C.

Cela p o u v a i t p a s s e r p o u r la s i g n a t u r e d u Che f d u C o m m a n d o q u i é t a i t e f f e c t i v e m e n t u n « m a c » (le q u a l i f i c a t i f d e « m a q u e r e a u é t a i t a s sez f l a t t e u r d a n s l ' A r m é e ) . M a i s M. A. C. n ' é t a i t p a s u n e s i g n a t u r e . Ce n ' é t a i t q u e le c r i v e n g e u r d e s l i e u t e n a n t s e t d e s c a p i t a i n e s : M o r t A u x C o n s ! Ce à q u o i il c o n v e n a i t t o u j o u r s d ' a j o u t e r , e n s o u r i a n t i r o n i q u e m e n t : V a s t e p r o g r a m m e . . .

Page 33: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

M a c o u c o n ? O ù p l a c e r le c a p i t a i n e L e f r a n ç o i s , c o m m a n d a n t l a P r e m i è r e C o m p a g n i e d u B a t a i l l o n ? P a s à l a t ê t e d ' u n e C o m - p a g n i e e n t o u s cas , r é p o n d r a i e n t ses t r o i s s o u s - l i e u t e n a n t s , H a g u e , T e r r a z e t C h e v a l i e r .

M a c o u c o n ? L e c a p i t a i n e L e f r a n ç o i s p a s s a i t p o u r u n e f i g u r e d u B a t a i l l o n . C ' é t a i t u n p e t i t b o n h o m m e r o n d o u i l l a r d , a v e c d e s v e i n u l e s r o u g e s q u i lu i d e s s i n a i e n t u n e t o i l e d ' a r a i g n é e s u r les j o u e s . I l p o r t a i t son c h a p e a u d e b r o u s s e t o u t e n h a u t e u r , a v e c q u a t r e p l i s c r e u x ; il e n t i r a i t u n a i r d e b r i g a n d c a l a b r a i s , a c c e n - t u é p a r l a t o i l e d e t e n t e d o n t il s ' e n v e l o p p a i t c o m m e d ' u n e c a p e . Tragediente ! Comediente ! Ce B e r r i c h o n s a n g u i n n ' a u r a i t j a m a i s s a n s d o u t e d é p a s s é le g r a d e d ' a d j u d a n t , s a n s la g u e r r e d e 3 9 - 4 5 q u ' i l a v a i t f a i t e b r i l l a m m e n t . C a p o r a l e n s e p t e m b r e , a u d é b u t d e la d r ô l e d e g u e r r e , il n ' a v a i t p a s m a n q u é u n c o u p d u r d e s o n B a t a i l l o n d e C h a s s e u r s à p i e d : l a f o r ê t d e la W a r n t a v e c u n C o r p s F r a n c , p u i s le C a n a l d e l ' A i l e t t e o ù il a r r ê t a , a i m a i t - i l à r a c o n t e r , t o u t e u n e C o m p a g n i e d e la W e h r m a c h t , t o u t s e u l d a n s u n t r o u , a v e c u n v i e u x fus i l M a s 3 6 e t d e s cou i l l e s a u cul .

B l e s sé , p r i s o n n i e r , é v a d é , L e f r a n ç o i s a v a i t r e t r o u v é les co r s d e c h a s s e d e l ' A r m é e d ' a r m i s t i c e q u i s o n n a i e n t p o u r lu i l a f a n f a r e d e la R e v a n c h e . P r o m u s e r g e n t , il a v a i t p l a n q u é u n n o m b r e c o n s i - d é r a b l e d ' a r m e s d a n s d e s f e r m e s i so lées e t c o n s t i t u é , d è s la f in

d e 1942, l ' e m b r y o n d ' u n p r e m i e r m a q u i s a v e c q u e l q u e s g a r s déc i - dés . I l t r o u v a s a v r a i e v i e d a n s le m a s s i f d u V e r c o r s , e n t r a n s f o r -

m a n t u n e b a n d e d ' E s p a g n o l s r o u g e s e t d e c o l l é g i e n s g a u l l i s t e s e n u n e t r o u p e c o h é r e n t e e t d i s c i p l i n é e . Ses g a r s a v a i e n t p i l l é les b u r e a u x d e t a b a c c o m m e t o u t l e m o n d e . M a i s L e f r a n ç o i s , d e v e - n u l i e u t e n a n t p o u r la c i r c o n s t a n c e , a v a i t d é s o r g a n i s é s é r i e u s e m e n t les c o n v o i s a l l e m a n d s e t é v i t é q u e ses h o m m e s se l a i s s e n t t r o p e m p o r t e r p a r l a g r i s e r i e d e s e x é c u t i o n s s o m m a i r e s .

D e c e t t e g u e r r e , q u ' i l n o m m a i t l u i - m ê m e « u n e g u e r r e d e m a q u e - r e a u x » il a v a i t g a r d é d e s e x p r e s s i o n s a u s s i v u l g a i r e s q u e p r é c i s e s :

— P a s d e m i l i e u : o u o n e n c u l e , o u o n se f a i t e n c u l e r .

E t il a v a i t u n g e s t e i g n o b l e e t f a m i l i e r . L a m a i n r e t o u r n é e , u n d o i g t à m o i t i é r ep l i é . S o n r i r e é t a i t v u l g a i r e m a i s c o m m u n i c a t i f .

E n t r a î n e u r d ' h o m m e s , i l p l a i s a i t p a r s o n g o û t d e l a b o n n e c h è r e e t d e s h i s t o i r e s sa lées .

L ' I n d o c h i n e lu i a v a i t f a i t r e t r o u v e r la g u e r r e d e m a q u i s . M a i s d e l ' a u t r e cô t é . . . I l a v a i t m a g n i f i q u e m e n t p i g é la g u e r r e r é v o l u -

Page 34: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

t i o n n a i r e : « U n e g u e r r e d e m a q u e r e a u x . E t j e su i s u n m a q u e - r e a u . »

L e f r a n ç o i s a v a i t le v e r b e h a u t d ' u n p o l i t i c i e n r a d i c a l - s o c i a l i s t e , u n a m o u r i m m o d é r é d e la c o m b i n e , le g o û t d u p a n a c h e . I l f a l l a i t

le v o i r dé f i l e r à l a t ê t e d e sa C o m p a g n i e , c o m m e u n p e t i t c o q e n co lère , le v i s a g e é c a r l a t e , t o u t e s d é c o r a t i o n s p e n d a n t e s , le ce in- t u r o n c a c h é p a r l ' e s t o m a c .

C ' é t a i t u n h o m m e d ' a m i t i é s , o u p l u t ô t d e r e l a t i o n s . I l r e s t a i t a u m i e u x a v e c d e s c a m a r a d e s d e R é s i s t a n c e , d e v e n u s e n t r e p r e - n e u r s d e t r a v a u x p u b l i c s , s e c r é t a i r e s d e s o u s - p r é f e c t u r e s o u co lone l s s p é c i a l i s t e s e n a c t i o n p s y c h o l o g i q u e . I l m é l a n g e a i t c u - r i e u s e m e n t d e s h a b i t u d e s d ' a d j u d a n t d e q u a r t i e r e t d e s m é t h o d e s d e p a r t i s a n p o l i t i q u e . Il c o n c e v a i t l ' A r m é e c o m m e u n e s o r t e d e g a n g m a i s é t a i t f i n a l e m e n t t r è s s e u l e t s o u f f r a i t d e s a s o l i t u d e . A u f o n d , c ' é t a i t u n s ens ib l e . A lo r s , il p a r t a i t e n o p é r a t i o n a v e c son fus i l d e c h a s s e e t u n l i t r e d e B e a u j o l a i s q u ' i l p a r t a g e a i t a v e c S t a m p o n a , l ' a d j u d a n t d e c o m p a g n i e .

L a g u e r r e d ' A l g é r i e a p p a r a i s s a i t , p o u r e u x , c o m m e la b i e n p â l e i m i t a t i o n d e la g u e r r e d ' I n d o c h i n e . I ls s ' e n n u y a i e n t f o r t .

— C ' e s t u n p a y s p o u r r i . O n f e r a l ' i n t é g r a t i o n s e u l e m e n t q u a n d les f e m m e s c o m m e n c e r o n t à e n l e v e r d e v a n t n o s s o l d a t s n o n p a s l e u r vo i le , ce q u i n ' e s t r i en , m a i s l e u r c u l o t t e .

— P o u r ce q u ' e l l e s e n p o r t e n t , m o n c a p i t a i n e , i n t e r v i n t l ' a d j u d a n t S t a m p o n a , q u i se p r é t e n d a i t u n h o m m e d ' e x p é r i e n c e , a v e c sa f ine m o u s t a c h e e t ses c h e v e u x h u i l e u x .

L a j e e p é t a i t a r r ê t é e d e v a n t l a m a i s o n f o r e s t i è r e d u F e d j Z e n a t i , d o n t les m u r s en r u i n e s é t a i e n t c o u v e r t s d e s l o g a n s b a r - bou i l l é s a u c h a r b o n o u m i n u t i e u s e m e n t g r a v é s à l a p o i n t e d ' u n c o u t e a u .

D e s f e l louzes d e p a s s a g e y a v a i e n t d e s s i n é u n c r o i s s a n t e t u n e

é to i l e q u e l ' o n r e s p e c t a i t c o m m e u n g ra f f i t i h i s t o r i q u e s u r l ' e n - d u i t d ' u n e r u i n e r o m a i n e . L e s m i l i t a i r e s d u c o n t i n g e n t , m o i n s p a t r i o t e s s a n s d o u t e , a v a i e n t e x p r i m é d e s s o u h a i t s p l u s s i m p l e s . O u d é c h i f f r a i t s a n s p e i n e ces d e u x s l o g a n s , r é p é t é s i n l a s s a - b l e m e n t d e p u i s 1954 : L A Q U I L L E ! e t A U C U L ! B i e n e n t e n d u ,

u n a r t i s t e a v a i t é v o q u é u n c o u p l e e n a c t i o n d a n s u n g r a p h i s m e n a ï f e t o p t i m i s t e .

A c c r o u p i s d a n s u n a n g l e , l es d e u x r a d i o s d e la C o m p a g n i e , P a n i s s e e t C o h e n , s u r v e i l l a i e n t u n e g a m e l l e p o s é e e n é q u i l i b r e

Page 35: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Chez le même éditeur

Guy Sajer

LE SOLDAT OUBLIÉ

Prix des Deux-Magots 1968 4 5 mi l le

H . - H . K i r s t

LES LOUPS DE MAULEN 1933-1945. Un village de Prusse-Orientale

sous le nazisme

Jacques Peuchmaurd

LA NUIT ALLEMANDE 1940-1945. Ni héros ni salaud :

le drame d'une génération

D i e t e r N o l l

LES A V E N T U R E S DE W E R N E R H O L T

1943-1945. Les illusions, les déboires et les souffrances d'un jeune Allemand

Steven Linakis

LE PRINTEMPS DES DÉSERTEURS 1945. Avec les G.I.'s déserteurs

en Belgique et en France

Page 36: Jean Mabire. Né en 1927. Normand, - NumilogJean Mabire. Né en 1927. Normand, journaliste. Rappelé en Algérie d'octobre 1958 à octobre 1959 : lieutenant aux chas- seurs alpins

Algérie, automne 1959. Entre le barrage électrifié et la frontière tuni- sienne, un bataillon d 'infanterie. Des officiers de carrière mal remis de l'Indochine, qui somnolent ou qui rêvent ; des petits sous-lieu- :enants, cyrards ou rappelés, d'accord ou pas, qui font le travail avec es gars du contingent. Le travail : marcher, veiller, boucler, ratisser, attendre attendre, surtout. Le P. C. du bataillon, des postes, une compagnie opérationnelle et un commando de chasse. Et à la tête du :ommando, un lieutenant, un Breton nommé Kerlann qui n'a qu'une dée en tête : capturer Amar l'Indochine, chef de katiba rebelle. L Jécor est posé, les personnages sont en place : en quarante-huit heures, e drame va se jouer... Voici le roman vrai de la guerre d'Algérie, :elle des djebels. Tous ceux qui ont fait cette guerre-là la reconnaîtront, :elle qu 'elle était, dans sa nudité. Les autres la découvriront et ipprendront que ceux que Jean Mabire appelle les hors-la-loi, ce

n'étaient pas seulement les rebelles.