Jean-Marie Vincent - La barbarie des rapports sociaux / Guerre sociale, mouvement social, mouvement sociétal (2005)

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    La barbarie des rapports sociaux

    Jean-Marie Vincent*

    Aprs Auschwitz, Hiroshima, le goulag, on sait que les socits humaines rec-lent en elles beaucoup de tendances la barbarie. Mais cest une imposture tho-rique que de renvoyer cela la nature humaine, car la barbarie est bien produitedans des rapports sociaux et par des individus mutils au sein des rapports sociaux.

    Aujourdhui ce sont des rapports sociaux capitalistes qui produisent et repro-duisent la barbarie lchelle plantaire, dans le cadre dune socit mondialise.Malgr toutes les dclarations et litanies sur les droits de lhomme et la progres-sion de la dmocratie, le monde vit, en effet, en tat de guerre permanente. Lesymbole le plus clatant en est lexpdition coloniale mene par les tats-Unis enIrak et leur intervention en Afghanistan quelque temps auparavant. Tout cela sefait au nom de la lutte contre le terrorisme, notion particulirement lastique quipermet de faire lamalgame entre des combats trs diffrents dans leurs motiva-tions et leurs mthodes (du terrorisme islamiste des luttes de libration natio-

    nale). Lubiquit du terrorisme ainsi dfini permet aux grandes puissances de fairedu monde une arne o elles se donnent le droit dintervenir en toutes circons-tances et en tous lieux, prtendument pour se dfendre. La menace qui viendraitdu terrorisme justifie en outre la restriction des liberts, la mise en uvre de loisdexception utilisables contre toutes les couches juges dangereuses par la classedominante et ses services de police lintrieur de pays qui se prvalent de ladmocratie.

    La chasse aux terroristes et au terrorisme international devient en fait un prtextecommode pour luder les problmes poss par la mondialisation capitaliste, pouressayer de refouler, de retenir, de masquer les ingalits croissantes entre le Nord et

    le Sud et les polarisations croissantes au sein de chaque socit. Une minorit deplus en plus riche, qui se constitue peu peu en classe dominante transnationale,accapare de plus en plus de ressources, de pouvoir, en saccageant lenvironnementnaturel, en semant la destruction et la mort chez les dshrits. Le capital ne se sou-cie pas de dvelopper quitablement les diffrentes parties du monde, son objectifobsessionnel est sa reproduction largie sans gard pour les hommes qui, pour lui,

    * Jean-Marie Vincent, ancien directeur du dpartement de Sciences politiques de luniversitParis VIII Vincennes-Saint Denis et fondateur de Variations, est dcd le 6 avril 2004.

    Dossier

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    sont essentiellement un matriau. Laccumulation du capital, machinerie socialesitue en extriorit par rapport ceux qui en sont les supports, se poursuit aveu-

    glment, sans se laisser arrter par les catastrophes quelle sme un peu partout.Cest l que la barbarie des rapports sociaux trouve son origine.Le fonctionnement du capital travers le mouvement des abstractions relles

    (cristallisations sociales et dispositifs chosifis) que sont le march, largent, les dif-frentes sortes de capitaux, sempare des hommes et de leurs relations. Il faut sevaloriser (ou tre dvaloris) dans le mouvement de la valorisation. Ceux qui nontque leur force de travail pour vivre sont en permanence contraints de garantir leur employabilit au capital qui les confronte sans cesse de nouvelles exigences etperformances. La majorit des salaris sont aussi des chmeurs en puissance, ducapital variable en sursis, un facteur de production prissable et remplaable.

    Les autres, les administrateurs et les fonctionnaires du capital ne peuvent conti-nuer jouir de leur situation privilgie que sils se font les extracteurs zls de laplus-value et arrivent bien se placer dans la concurrence des multiples capitaux.Ils se doivent, entre autres, de participer la reproduction du rapport social deproduction, en favorisant la reproduction de la force de travail, cest--dire deforces de travail multiples et flexibles, mais fragmentes et soumises la concur-rence sur les marchs du travail.

    En effet, les capitalistes et leurs soutiens ne sont pas que des investisseurs et desgestionnaires de lconomie, ils sont ceux qui interviennent avec constance pourmaintenir ou recrer linfriorisation culturelle, cognitive et politique des couches

    dfavorises qui reprsentent le matriau de la force de travail globale. Pour cela,il faut que les ingalits daccs la culture, aux capacits dapprendre, la recon-naissance sociale soient systmatiquement recres, voire amplifies par ces insti-tutions.

    Les capitalistes cherchent craser symboliquement, disqualifier leurspropres yeux ceux quils oppriment et exploitent. En mme temps, il leur fautvanter leur supriorit, encenser ce quils font et transfigurer les ftiches du capi-tal (des marchandises aux objets sociaux issus de la technologie) pour abolir toutedistance critique par rapport ces dernires et la dynamique gnrale qui lessous-tend. Il ne doit pas y avoir de rflexivit des rapports sociaux par rapport eux-mmes, par rapport leur fonctionnement et leurs effets sur les hommes etsur la nature. Cest l quon peut trouver la matrice de la barbarie quotidienneordinaire et de la barbarie plantaire (ou de la globalisation barbare) qui saccagelavenir de lhumanit et qui, si on ne larrte, conduira sa destruction.

    Une des formes les plus dangereuses de la barbarie actuelle est celle qui essayede persuader le plus grand nombre que la transformation des rapports sociaux estimpossible, alors quelle na jamais t aussi ncessaire.

    Mars 2004

    Jean-Marie Vincent20

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    Guerre sociale, mouvement social,mouvement socital

    Jean-Marie Vincent

    La socit capitaliste est travaille en permanence par un antagonisme fonda-mental, celui qui oppose le capital, ses dispositifs et ses machineries, tous ceuxqui doivent accepter de se transformer en prestataires de travail abstrait pour

    gagner leur subsistance, en alimentant la partie variable du capital. Pour se repro-duire de faon largie, le capital doit sans cesse absorber du travail vivant en leniant en tant que travail vivant, aussi bien dans ses dimensions individuelles quesociales. Le capital nest pas quun ensemble de moyens techniques, il est essen-tiellement un rapport social cristallis dans des choses sociales, du travail mortaccumul, agissant comme un social abstrait passant par-dessus la tte deshommes. Comme le dit Marx, la mort saisit le vifpour le plier ses conditionsde reproduction.

    Tous les hommes ne sont pas logs la mme enseigne (les capitalistes commefonctionnaires du capital bnficient de traitements de faveur), mais dans leur

    grande majorit ils doivent admettre que quelque chose de mort entre dans leurvie. Le mouvement spontan de la production capitaliste ne peut donc tre pai-sible, respectueux de ceux qui le portent. Le capital mne en fait une guerresociale multiforme, jamais interrompue, ouverte ou insidieuse, pour soumettreet faonner le matriau humain dont il a besoin.

    Guerre sociale

    Le capital nest pas intress par la stabilit et, dans sa soif de plus-value, il neconnat ni mesure ni rserve pour sapproprier les fortunes et les patrimoines etpour exproprier ce que certains ont eu beaucoup de mal acqurir. Au-del de

    lexploitation directe du travail vivant, il utilise tous les mcanismes de la finan-ciarisation et du capital fictif pour se comporter en prdateur et redistribuer lescartes (beaucoup de capitalistes peuvent en tre victimes).

    Le capital agit comme une machine dmembrer et remembrer la socit.Pour lui les classes ne sont pas des donnes intangibles, mais au contraire desralits mouvantes quil ne faut pas craindre de d-structurer et de restructurer. Ily a, bien sr, certaines formes de continuit pour les groupes sociaux et les classessociales sur le plan institutionnel (le rapport aux institutions tatiques et poli-tiques) et sur le plan culturel (par exemple diffrentes sortes de cultures ouvrires),

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    mais cela reste prcaire et fragile. Cette ralit est en partie masque par la longvitdu mouvement ouvrier dEurope de lOuest, tel quil sest manifest aux XIXe et

    XX

    e

    sicles. On oublie, toutefois, trop facilement toutes les discontinuits de cettecontinuit : droute de linternationalisme lors de la Premire Guerre mondiale, scis-sions politiques et syndicales, branlement lors de la crise de 1929, catastrophes etmassacres de la Seconde Guerre mondiale.

    Cette histoire tourmente du mouvement ouvrier a t comme efface, ou dumoins relgue dans une sorte de prhistoire, par la priode dite des Trente glo-rieuses . La croissance conomique a t accompagne alors par une extension spec-taculaire de la protection sociale, par des conflits de classe encadrs etinstitutionnaliss. On pouvait mme penser que ltat allait devenir de plus en plussocial et dvelopper une citoyennet sociale ct de la citoyennet politique. Ctait

    se leurrer et succomber des illusions lourdes de rveils pnibles, car les hommes ducapital, choqus par lampleur des mobilisations populaires dans le monde, prpa-raient dj leur contre-offensive, au milieu dun climat deuphorie sociale-dmo-crate. Ils pouvaient prendre appui sur laccumulation de dsquilibres conomiques,sur les dficits des comptes extrieurs des tats suivis du dtachement du dollar parrapport lor, sur linflation deux chiffres dans de nombreux pays, sur la baisse derentabilit du capital, sur le choc ptrolier de 1973 et la grande volatilit des fluxfinanciers. Tout cela mettait la rorganisation du capitalisme lordre du jour, surune trs grande chelle, et partir de mthodes no-librales drastiques.

    Le premier champ dexpriences russi a t le Chili de Pinochet! Lcrasement

    du gouvernement de lUnit Populaire a permis aux Chicago Boys duvrer audmantlement de ltat social sans obstacles particuliers et sans rsistance populairenotable. Pour la premire fois, les privatisations du secteur public ont t pratiquesmassivement, compltes par des attaques brutales contre le niveau de vie descouches populaires. Le modle chilien a t trs vite export vers dautres paysdAmrique latine, mais il a surtout t repris et modifi par Margaret Thatcher enGrande-Bretagne et Ronald Reagan aux tats-Unis, qui en ont fait un modle uni-versel dans les annes quatre-vingts, une invite gnralise la drgulation et ladrglementation en faveur du capital.

    Aussi bien en Grande-Bretagne quaux tats-Unis, une vritable guerre sociale at mene contre les syndicats et les acquis sociaux, dans presque tous les domaines.Ds les annes quatre-vingts, les reprsentants du capitalisme ont abandonn lidequil fallait obtenir la paix sociale par des compromis, ils ont au contraire tout faitpour imposer dans leurs propres rangs la conception que la paix sociale devait treobtenue en infligeant dfaite sur dfaite au mouvement de masse, en le dmorali-sant et en le dsorientant, en lui enlevant la conviction mme quil pourrait tre unacteur collectif.

    Le travail, rapport social faisant jouer de multiples relations entre les hommes,doit, dans cette perspective, tre inlassablement individualis, cest--dire coup de

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    son enracinement dans la socit et des connexions qui en font une ralit supra-individuelle. Le travailleur collectif est ainsi appel disparatre de lhorizon du plus

    grand nombre. sa place, se prsente un monde du travail morcel, fragment parles divisions entre sexes, entre indignes et immigrs, entre travailleurs lgaux et clan-destins, entre jeunes et travailleurs gs. La dispersion, les lignes de fracture qui semultiplient depuis les annes quatre-vingt-dix du sicle pass sont autant dobstaclessur la voie de lunification des salaris.

    En fonction de lantagonisme fondamental, comme la montr Marx deMisrede la philosophieau Livre I du Capital 1, la rsistance ouvrire (et celle des salaris ensituation dexploitation et doppression) est invitable. Toutefois, lintensit et lespoints dapplication de cette rsistance ne sont jamais donns lavance et on nepeut dcrter a priori quelles directions elle va prendre et si elle est susceptible de

    modifier les situations o elle prend son point de dpart.Beaucoup sont enclins penser que les travailleurs dfendent naturellement leursintrts, cest--dire leurs intrts conomiques de classe. Mais en fait il ny a pasquelque chose comme un pur intrt conomique individuel et collectif. Lintrt,qui sinscrit dans une situation spcifique, est toujours au carrefour de multiplesdterminations, il ne concerne pas simplement le niveau de rmunration, maisaussi des histoires et des rapports de force antrieurs, ainsi que la symbolique pr-sente dans les rapports sociaux.

    Mouvement social

    Contrairement ce quavancent certains thoriciens de laction collective, le cal-cul des avantages et des dsavantages de la participation des mouvements revendi-catifs ou des mouvements de contestation nest pas dcisif, ce qui importe le plus,cest la cristallisation, dans une conjoncture donne, du sentiment que ladversairecapitaliste en a fait trop et quil faut donner un coup darrt son arrogance et soncynisme faisant fi des besoins et de la dignit des travailleurs. Pour peu que cette cris-tallisation soit prsente dans de nombreuses ttes, elle peut, partir de refus ou derevendications limits, susciter des mouvements de grande ampleur faisant preuvede beaucoup de dynamisme. On peut tre tent den conclure quil suffit dat-tendre le mouvement qui aura assez de force pour dstabiliser lordre social

    jusque dans ses trfonds, afin douvrir les voies dun autre avenir.En fait, il faut se garder de se bercer dune telle illusion. Les mouvements

    sociaux les plus forts, les plus tenaces, sont toujours retombs, non seulement enfonction des contre-offensives de ladversaire, mais aussi en raison de faiblessespropres, de tendances la fragmentation et la division interne. Les difficultssaccumulent, les orientations stratgiques apparaissent floues et peu claires, unefois franchies les tapes les plus immdiates.

    Les mouvements sociaux ne peuvent en effet rester immobiles, ils doiventprogresser ou rgresser. Ils peuvent rsister la rpression et marquer des paliers

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    ou des tapes partir de rapports de force relativement favorables, mais forc-ment instables et rversibles. Les mobilisations collectives qui hsitent et piti-

    nent peuvent trs vite cder la dmobilisation, voire se transformer endbandade. Cest dautant plus vrai que tout mouvement social porte en lui-mme ses propres ennemis : les squelles provoques par la guerre sociale etcelles qui sont induites par la concurrence dans lconomie psychique collec-tive et individuelle des exploits et des opprims.

    Si des groupes et des individus se haussent souvent au-dessus deux-mmes, travers la lutte, de puissants facteurs dhtronomie restent attachs leursbasques. Beaucoup de travailleurs tranent avec eux de forts sentiments de cul-pabilit et dinfriorit, suite des checs rencontrs, des relations socialesdcevantes et porteuses de frustration. Ils sont en mme temps pleins de res-

    sentiments lgard de ceux qui nont pas t mis en chec de la mme faonqueux ou semblent vivre dans des situations protges. la limite, ils peuventmme nourrir beaucoup dagressivit pour les plus dmunis (les immigrs, leschmeurs, les femmes) qui ils peuvent faire les reproches les plus contradic-toires, par exemple dtre des assists, de prendre le travail des autres, ou delaisser entrevoir des abmes sociaux dans lesquels on ne veut pas tomber.

    Quand la solidarit flchit, en raison de laffaiblissement du mouvementsocial, tous ces lments dhtronomie et dauto-flagellation des masses pren-nent de plus en plus de force et refoulent les nouvelles perspectives socialesouvertes par le mouvement. Il se passe comme une sorte de psychanalyse

    rebours, de rgression psychique et cognitive o lon se laisse prendre renierce que lon avait recherch. Des participants trs actifs la lutte nhsitent pas se comporter de faon ultra-ractionnaire, de se venger des coups quils ontreus sur des plus faibles queux, utiliss comme des boucs missaires.

    La pulsion de vie fait place la pulsion de mort, au saccage de ce qui avaitpu faire sens un moment donn. Aprs stre battu pour donner vie uneautre socit, on peut trs bien apporter ses suffrages un parti dextrme-droite, particulirement lorsquil pratique lagression contre les faibles tout enla compltant par des attaques cibles contre une partie de lestablishment(leshommes politiques) en laissant, bien entendu, de ct lessentiel de ce quiconstitue le monde du capital.

    Ces syndromes de destruction et dautodestruction quon voit apparatre defaon rcurrente dans la socit capitaliste (et qui ont trouv leur forme la plusextrme dans le nazisme) ne peuvent tre saisis que sur la toile de fond desmouvements de totalisation du social mis en branle par le capital et ses dispo-sitifs. Cette totalisation est dj luvre dans les mouvements conjoncturelsde la valorisation et de laccumulation, les successions de phases de prospritet de crise, assimiles des donnes naturelles auxquelles il faudrait se sou-mettre, parce quelles ont des effets palpables et identifiables (hausse de la

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    consommation et du niveau de vie, faillites, licenciements, chmage, pau-vret etc.). Le sensible-suprasensible du monde marchand 2, la rutilance des

    objets sociaux produits par le capital, la fantasmagorie des sons et des imagesqui accompagne ces derniers, polarisent lattention sur ce qui se donne commeune seconde nature, apparemment plus vraie que la premire, relgue, elle, larrire-plan. La bonne et la mauvaise conjoncture seraient comme la pluie etle beau temps, on devrait sy faire, au lieu de se rebeller en essayant de dmon-ter les mcanismes sociaux qui sont les moteurs de ce qui se passe. Le rle deplus en plus important de la science et de ses applications dans la production,loin dinfirmer cette naturalit des conjonctures capitalistes, vient aucontraire la confirmer dans la mesure o la science est perue comme matressede la premire nature, et comme source de vitalit pour la seconde. La dyna-

    mique scientifique ne semble relever que delle-mme (et non des rapportssociaux), ce qui permet une vritable superstition scientiste de sinstiller dansla vie sociale.

    Marchandisation et administration du monde

    Cette d-socialisation et cette technicisation de la science donnent la possi-bilit au progrs scientifique et technique de sattribuer des capacits de rso-lution supra-sociales des conflits et des problmes sociaux les plus graves : lesbiotechnologies vont faire disparatre la faim et les pnuries dans dautresdomaines (habillement, matriaux de construction divers, etc.), linformatisa-

    tion des procs de production sera lorigine de vritables bonds en avant dela production de richesses. Cette foi dans le progrs et ses vertus est dautantplus tenace quelle peut se nourrir de projections sur lavenir et sur les dcou-vertes que lon peut attendre dans un futur plus ou moins proche. Si les chosesne vont pas trs bien dans le prsent, il y aura forcment des amliorationsdemain ou aprs-demain. Le pass comme le prsent ne sont plus, de cettefaon, que des tapes prparatoires lpanouissement du plus grand nombredans la profusion des objets et des processus techniques. Au niveau du quoti-dien, cette croyance donne lieu un vritable culte technologiste o lengoue-ment pour les produits du numrique (tlphones portables, appareilsphotographiques, etc.) se conjugue avec lide quils promettent le bonheur, unenvironnement gratifiant. On peut mme avancer quune grande partie desrelations libidinales passent par lintermdiaire de ces objets sociaux, maquillsen objets techniques. Les techniques et les technologies servent ainsi r-affir-mer lisolement des individus les uns par rapport aux autres en faisant du technologisme un lment essentiel de la soumission la valorisation capi-taliste et sa dynamique totalisante.

    On pourrait penser, si lon est incurablement optimiste, que les phno-mnes dintelligence collective (ce que Marx appelle le general intellect) sont

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    susceptibles dopposer de la rsistance la totalisation du capital. Mais pourque la multiplicit des intelligences puisse constituer des intelligences collec-

    tives, l o il y a conjonction et convergence des intelligences individuelles, ilfaut runir toute une srie de conditions qui ne sont pas facilement runies. Ily a, certes, ce que certains appellent des communauts scientifiques regrou-pes dans des laboratoires, des centres de recherche, dans des universits, maisces communauts ne sont pas indpendantes de la commande sociale, desmodes de financement et de la mercantilisation des connaissances. Le travailen commun nest commun que jusqu un certain point, il nexclut en aucuncas la concurrence dans les luttes de classement (pour des fonds, des rtribu-tions matrielles et symboliques, etc.) et des affrontements particularistes.

    La situation nest pas vraiment diffrente dans les sciences sociales et en ce

    qui concerne les rflexions un tant soit peu gnrales sur la socit et sur le sortdu monde. Il ny a pas vraiment de communaut scientifique au sein de cechamp intellectuel, mais plutt des foires dempoigne entre des groupes, desrseaux et des individus qui se concurrencent pour atteindre des positionssolides, voire dominantes dans les institutions et les mdias. Dans ce domaineon peut trouver beaucoup de discours gnraux qui prtendent dire ce que sontles rapports sociaux, mais ce sont des discours de lphmre, sans vritablemmoire. Ils prchent des constructions thorico-pragmatiques successives etvariables, sans porte critique, ni profondeur. On est en face de totalisationsmonadiques, particularistes, qui se mettent lombre, si ce nest au service, de

    la totalisation du capital.Dune certaine faon, la guerre sociale se module en guerre contre lintelli-

    gence, en guerre pour refouler lintelligence collective, pour lmietter et la nierdans ses immenses virtualits. Larme par excellence dans cette guerre, cest lasubordination de la production des connaissances lconomie et aux valua-tions de type conomique, mises au point dans les entreprises prives. Lalogique de la dcouverte scientifique doit se soumettre la logique du marchet la rflexion critique doit tre cantonne dans des espces de rserve pour illu-mins. La culture et la cration artistique elles-mmes ne sont pas pargnespar cet conomisme qui veut tout envahir, parce que, mme si elles ne pro-duisent pas de connaissances, elles peuvent contribuer lintelligence dumonde, la faon de le vivre et de le percevoir. Il ne faut donc pas que la cul-ture vhicule des interrogations, des ouvertures sur ce qui pourrait tre uneautre vie. Il ne faut pas que lart fasse ressortir quel point les hommes nevivent pas vraiment et nhabitent pas le monde humainement.

    Tout doit tre emport par le vent de la marchandisation et de mdiatisa-tion. On consomme des marchandises culturelles en sacrifiant une vritableesthtique de la marchandise, selon laquelle les artistes doivent produire pourle march de lart et satisfaire une demande solvable. Lart du pass lui-mme

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    devient un art de catalogues et de collections o lon vient chercher des per-formances et des russites analogues aux performances et aux russites dau-

    jourdhui. La culture et lart comme rbellion ne peuvent videmment pas treradiqus compltement, mais ils ne peuvent survivre quen combattant laforme valeur, la forme marchandise de la culture et de lart et en luttant contrela non-intelligence du monde.

    Malgr ses formes dmocratiques (lections) et ses apparences pacifies, lapolitique entre parfaitement dans ce cadre de guerre sociale. Elle est mme lelieu o slaborent les stratgies pour affaiblir ou briser les rsistances lamarche du capital, o elles sont mises en application. Il sagit dans et par lapolitique de faire accepter aux exploits et aux opprims le joug de la valorisa-tion du capital. Comme la trs bien vu Gramsci 3, cette recherche du consen-

    sus (et de la servitude volontaire) nexclut pas du tout la coercition, cest--direla rpression mene par les organes rgaliens de ltat. Mais cette dernire nepeut jamais se donner comme pure dfense du capital, sauf dans des situationsde crises trs aigus. Elle doit tre enrobe de considrations politiques expli-catives, faisant rfrence des analyses en trompe lil, mais plausibles sur lescontraintes quil faudrait affronter.

    Pour justifier les pratiques scuritaires et linstauration de droits dexception,la politique des dominants dans les institutions tatiques jette en permanencedes leurres, procde des effets dannonce sans suite, dfigure et dforme desdonnes en les sortant de leurs contextes. La politique dans son ensemble est

    contamine par ces faux-fuyants, par ces dtournements de situation et elleprend un tour irrel pour de nombreuses couches de la socit. Elle sloigne deleurs proccupations les plus immdiates pour transposer et fondre ces derniresdans des proccupations construites ou dans des inquitudes imprcises ouencore cibles sur des dangers concrets, mais largement imaginaires. Pour lescouches populaires en particulier, la politique finit par se situer grande dis-tance et ne plus reprsenter un lment de socialisation, parce quelle nest plusvraiment le lieu dchanges politiques. La politique, en ce sens, participe auxprocessus de dispersion, de d-totalisation des expriences et des savoirs popu-laires, qui sont aussi mis en uvre par les dispositifs du capital.

    Vers un mouvement socital de la contre-valorisation

    Face la totalisation capitaliste, qui est en mme temps mouvement de d-totalisation des opprims et des exploits, il est donc ncessaire que saffirmeune contre-totalisation venant de celles et ceux qui sont domins. Mais il nefaut pas se mprendre, il ne sagit pas de prendre simplement le contre-pied dela totalisation du capital, ou de contredire les communications et les discoursprofrs par les capitalistes et leurs agents. Ce dont il est question, cest de ren-verser les perspectives selon lesquelles la socit sorganise, cest de dconstruire

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    les abstractions relles, ces machineries sociales telles que le march, largent,les mtamorphoses des capitaux, la fantasmagorie des marchandises qui dictent

    leur loi aux rapports sociaux.Pour cela, il faut dpouiller toute lobjectivit sociale de son caractre pr-tendument naturel. Les hirarchies sociales nont en effet rien de naturel, ellessont le rsultat de rapports diffrentiels, asymtriques la dynamique de lavalorisation et non le rsultat de dispositions donnes, de dons ou de mritesnaturels. Ce ne sont pas les hommes qui se classent les uns par rapport auxautres par leurs actions, ce sont les mouvements de la valorisation qui distri-buent les individus dans des positions, dans des rles, et qui les rpartissentdans des groupes sociaux sans discontinuer. La mobilit sociale ascendante etdescendante masque largement cette ralit, mais il ne manque pas dtudes ou

    denqutes pour montrer que les ingalits la naissance se reproduisent danstous les domaines de la vie sociale (par exemple au niveau de lducation et dela sant).

    Si le tout du capital, qui ne peut tre le tout des socits humaines, est,comme le dit Adorno le non-vrai 4 ou, comme le dit Marx, un monde sensdessus-dessous , la contre-totalisation doit produire une prise de consciencequi fait remonter ce qui est refoul. Ce refoul comporte des expriences affec-tives, des souffrances endures mais ignores, et des vues plus ou moins intui-tives sur le social, ddaignes et mprises, ainsi que laspiration des rapportssociaux dbarrasss de la concurrence et des affrontements lis la valorisation.

    Il lui faut faire apparatre que derrire la faade, que derrire la danse des indi-vidus avec les objets sociaux ftichiss et avec les marchandises phmres, il ya un monde sensible qui veut saffirmer contre le sensible supra-sensible et quiveut vivre pleinement.

    Ce monde est, certes, corset, pntr par la seconde nature sociale, maiscette dernire ne peut jamais lassimiler compltement, car le monde de lamatrialit et de la sensibilit est un prsuppos fondamental de sa propre exis-tence. Cest dire quil y a toujours la possibilit de jeter un autre regard sur laralit massive de lobjectivit sociale ftichise et de mettre en branle des pro-cessus de rupture progressive avec les procs qui mettent les hommes au servicede fonctionnements naturaliss et automatiques.

    Le premier objectif atteindre dans ces processus de contre-totalisation estde transformer les rapports sociaux de connaissance, en mettant fin la frag-mentation des points de vue, en remontant la logique de fonctionnement ducapital, en faisant passer au crible de la discussion collective des expriencesdisperses et obscures en apparence.

    Le deuxime objectif est dtablir des relations nouvelles de sociabilit encombattant les facteurs de sparation, en r-orientant les relations affectivespour montrer quune autre vie est possible solidairement.

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    Il peut tre intressant de r-examiner le mouvement social de mai-juin 2003 en ayant lesprit ces dveloppements. Les thses gouvernementales

    sur les retraites nont gure eu de prise sur lopinion populaire et ont t vive-ment rejetes par les grvistes au cours de cette priode. Largument dmogra-phique employ par les experts gouvernementaux a t rfut par lesconomistes du mouvement, qui ont montr quune augmentation mesuredes cotisations sociales suffirait rgler le problme. En mme temps, ils ontpoint du doigt un phnomne majeur des annes quatre-vingts et quatre-vingt-dix : le fort recul de la part des revenus salariaux dans la valeur ajoute.Lallongement de la dure des cotisations pour la retraite a pu ainsi tre replacdans son vritable contexte, celui des offensives du capital pour accrotre saprofitabilit au dtriment de couches populaires de plus en plus prcarises.

    On peut dire de mme que la majorit des enseignants en grve na pasaccept de rduire les difficults de lcole des questions dautorit et de main-tien de lordre. Les enseignants ont incrimin la dcentralisation voulue par lePremier ministre Raffarin et ont accus la dispersion conscutive des quipespdagogiques, la baisse des crdits affects au primaire et au secondaire.

    Pour autant, un certain nombre de faiblesses ont marqu ce grand mouve-ment. Dabord on a pu constater que beaucoup des participants ne reliaientpas les problmes des retraites et de lcole la stratgie de refondationsociale du Medef et de lUMP ainsi quau remodelage politique mis en uvredepuis les lections prsidentielles du 21 avril 2002 (politique scuritaire, droit

    dexception, atteintes la dmocratie par de nouvelles lois lectorales). Celarenvoyait aussi au retard pris dans lanalyse de la dynamique du capitalismeactuel dans ses dimensions mondiales et nationales, dynamique de la privatisa-tion outrance, du dmantlement de la protection sociale dans la perspectivedimposer un rapport social de production flexible.

    Si lon se tourne vers la forme la plus avance de la lutte enseignante, celledes jeunes enseignants du secondaire, on saperoit quelle a produit des cri-tiques trs acres de la misre scolaire, misre de beaucoup dlves placs dansdes situations dimpasse sociale et de ghetto culturel, dsarroi denseignantssomms de rsoudre des problmes qui ont leur origine hors de lcole. Maisces analyses percutantes nont pas emport la conviction de tous les enseignants(beaucoup en sont rests des revendications matrielles) et dune bonne par-tie de parents dlves, parce quelles nont pu tre relies une lutte plus gn-rale contre la flexibilisation des rapports sociaux, leur soumission renforceaux mouvements dsordonns du capital. Cela pose, bien sr, la question tout fait essentielle des objectifs qui ont t dominants dans le mouvement prisdans son ensemble. La CGT a rclam le retrait du projet Fillon sur lesretraites, en montrant tous ses aspects rtrogrades et trompeurs, mais sa reven-dication principale tait la r-ouverture des ngociations, ce qui tait oublier

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    que laffaire des retraites ntait quun aspect particulier dune attaque gnra-lise contre la protection sociale. Le gouvernement navait absolument pas lin-

    tention de ngocier un plan plus quilibr, afin de ne pas mettre en dangertoute sa politique de remodelage de la protection sociale. ce niveau, ontouche du doigt lirralisme du syndicalisme de proposition dont parle souventla CGT. Le dialogue social brandi par le gouvernement et le Medef na dautreobjectif que de faire pression sur les syndicats, en jouant de leurs divisions,pour leur faire accepter des mesures de rgression sociale de grande ampleur.

    Le gouvernement naurait retir son projet que sil y avait t contraint parune extension rapide du mouvement au-del du secteur public conduisant une trs grave crise politique et sociale. Cest pourquoi FO et la LCR ontappel la grve gnrale plusieurs reprises 5. Cependant, on est forc de

    constater que ces deux organisations nont pas indiqu comment il tait pos-sible de gnraliser les luttes, et comment il tait possible de lever les obstacles la mobilisation du secteur priv, particulirement malmen par les licencie-ments, le chmage et la prcarit, mais aussi par les horaires flexibles, par lescontraintes intriorises la performance, au flux tendu.

    Il ny a, videmment, pas de formule magique pour rpondre ces ques-tions, mais il est certain que la mise en lumire et la dnonciation du rapportsocial de production flexible avec toutes ses implications tait indispensable. Lerapport social de production flexible pntre tous les pores de la socit etentretient une dstabilisation permanente de la vie sociale et du rapport indi-

    viduel la vie. Beaucoup croient pouvoir trouver un refuge pour chapper latourmente de la flexibilisation, mais, la plupart du temps, les salaris se fontrattraper par des bouleversements inattendus. En ralit, il faut arriver mon-trer que laccidentel, le fortuit, le contingent qui frappent durement les indivi-dus tel ou tel moment, sont le fruit de cette abstraction en mouvement questle capital.

    Cela veut dire que, si les luttes ont forcment des points de dpart limits,elles ne peuvent en rester l et doivent sans cesse largir leur horizon contre latotalisation barbare du capital et sa faon dabsorber le matriel humain. Ellesdoivent toujours tre globales et totalisantes dans leurs vises sans se laisserenfermer dans les cadres cloisonns du capital qui d-totalisent les exploits etles opprims, en les empchant de saisir la socit o ils vivent. Elles doiventen consquence aller au-del de la lutte de classe administre et routinire quia largement caractris les conflits sociaux aprs la Seconde Guerre mon-diale. Lencadrement institutionnel de ceux-ci tendait, en effet, les cantonnerdans le domaine conomique (revendications propos de la rmunration etde lorganisation du travail) en les fermant aux mouvements sociaux tels que lemouvement des femmes, le mouvement tudiant, les mouvements cologistes.Cest pourquoi le mouvement social, sil veut progresser, se doit dintgrer ses

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    proccupations les rapports sociaux de sexe, les problmes de la ville et du ter-ritoire, les problmes de limmigration, comme faisant partie de la lutte anti-

    capitaliste et de la lutte contre la totalisation du capital.Dans la conjoncture prsente, il doit, en outre, semparer de nouveaux ter-rains, la recherche et luniversit. Depuis plusieurs dcennies, le capital sef-force de plier la production des connaissances ses impratifs en mettant lamain sur la totalit de la recherche. Pour cela, il ne cherche pas forcment privatiser cette dernire, mais il entend la mettre en symbiose avec le secteurpriv et orienter la recherche fondamentale vers ce qui peut avoir des retom-bes pour les entreprises. De mme, lUniversit doit tre restructure de faon fournir les formations utilisables par le capital, avec une division entre plesdexcellence (rservs une lite) et formations parcellaires orientes vers la

    technologie et la gestion.Lenjeu des luttes autour de la production des connaissances est donc consi-drable. Il dpasse, et de trs loin, la question des crdits allous la rechercheet luniversit et le nombre de postes crer (et sur quel statut). Il concerneen particulier le mode de fonctionnement et dorganisation de la communautscientifique, les programmes de recherche et les orientations technologiques,les contenus des enseignements, le mode de recrutement et lvaluation desenseignants, le rle que les universits pourraient jouer dans le dveloppementde lintelligence collective. lheure actuelle, le capital est en effet confrontau danger de voir tomber beaucoup de connaissances dans le domaine public

    ou de les voir utilises en dehors de la sphre marchande. Contre cela, les capi-talistes font feu de tout bois en utilisant les brevets, une nouvelle rglementa-tion de la proprit intellectuelle et de nouvelles formes de management dansles entreprises, afin de fragmenter et de cloisonner la coopration intellectuelle.Selon eux, le travail intellectuel combin, soubassement dune grande partie dela valorisation, cest--dire de la production de valeur, ne doit pas se manifes-ter comme activit collective, mais comme la juxtaposition de tches intellec-tuelles, certes indpendantes, mais domines et divises par le fonctionnementhirarchis de la production. Les technologies elles-mmes, de par leur modedutilisation et par les destinations que leur donne le management, doiventconcourir la soumission de la force de travail collective. La soumission relledes travailleurs 6 sous le commandement du capital doit stendre de lentre-prise toutes les organisations et organismes qui, de prs ou de loin, partici-pent la production des connaissances.

    Le capital se fait ainsi de plus en plus totalitaire et aveugle. Il veut que dansla socit rien ne lui chappe ou ne lui soit tranger. Cette utopie ractionnairedune marchandisation sans limites, qui saisit les esprits et les corps dans leursmultiples dimensions, donne naissance de nouvelles formes de guerre socialederrire les apparences ou flonflons de la socit du spectacle et de la

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    communication. Cette guerre cherche faire oublier aux individus quils nepeuvent exister que socialement, qu travers des connexions varies, elle veut

    les tourner contre eux-mmes et contre les autres.Le mouvement social, en ce sens, ne peut tre quun mouvement de fondpour la conqute des individus par eux-mmes et pour la construction deconnexions qui seraient dbarrasses de lunilatralisme de la valorisation. Ildoit devenir mouvement socital, capable de mettre en crise les abstractions ducapital.

    Notes1 (Les notes sont de la rdaction.) Karl Marx,Misre de la philosophie, Editions Sociales, 1974et Le Capital, I, in : Karl Marx, crits conomiques, Pliade, 1965.2 Pour la notion du sensible supra-sensible , voir Jean-Marie Vincent, Critique du tra-vail, 1987.3 Sur le concept dhgmonie, voir Antonio Gramsci, uvres choisies, Editions Sociales, 1959,p. 242-243. Voir aussi plus loin lentretien avec Gilbert Achcar, pp. 61-65.4 Theodor Adorno, La dialectique ngative, Payot, 1992.5 Auxquels il faut ajouter lunion syndicale Groupe des 10 (syndicats autonomes et SUD,Solidaires Unitaires et Dmocratiques).6 Voir Karl Marx, Soumission formelle et relle in : Un chapitre indit du Capital,

    10/18, 1971.

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