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Revue de synthèse : tome 129, 6 e série, n° 2, 2008, p. 297-319. DOI : 10.1007/s11873-008-0044-5 VARIA LACAN ET LES PROBABILITÉS Jean-Pierre CLÉRO* RÉSUMÉ : L’intérêt que Lacan porte aux probabilités, à la théorie des jeux et à la théorie de la décision, lui permet d’interpréter le calcul des partis et le fameux argu- ment du pari. Partant d’une critique de l’esthétique transcendantale de Kant, que Lacan propose aux philosophes de remplacer par l’espace et le temps logiques de la théorie des jeux, le psychanalyste se tourne vers Pascal pour montrer qu’il est probablement l’ancêtre de la théorie des jeux et de la décision. Nombre d’interprétations de Pascal qui auront cours dans les années 1970, devront, peut-être sans le savoir, à cette inter- prétation lacanienne, des éléments essentiels. MOTS-CLÉS : Pascal, pari, partis, probabilité, esthétique transcendantale. ABSTRACT : Lacan was interested by the treatment of the probabilities, the theory of games and decision, all topics that gave way to an interpretation of Pascal’s calculus of partition and of the famous argument of betting. Starting from a crit- ical examination of Kant’s transcendental aesthetics, that Lacan propounds to the philosophers to replace by logical space and time of the theory of game (as a substitute), the psychoanalyst attempts to prove that Pascal is probably the forefa- ther of the theory of game and decision. A number of interpretations of the « geometer of hazard », which will happen in the years 1970, are in debt, perhaps unconsciously, surely in a secrete way, to the farther lacanian interpretation. KEYWORDS : Pascal, betting, partition, probability, transcendental aesthetics. * Jean-Pierre Cléro, né en 1946, est professeur des Universités, en poste au département de philo- sophie de l’université de Rouen. Il dirige, à Paris X-Nanterre, le centre Bentham et la Revue des études benthamiennes. Ses travaux portent essentiellement sur la critique de la notion de fiction et sur la recherche d’une logique de la fiction. Il a récemment publié La Raison des fictions (Paris, Armand Colin, 2004), Qu’est-ce que l’autorité ? (Paris, Vrin, 2008) et Pascal (Paris, Atlande, 2008). Adresse : Université de Paris X-Nanterre, Centre Bentham, Sophiapol, 200, avenue de la Répu- blique, F-92001 Nanterre cedex. Courrier électronique : [email protected] sprsynt000043_cor4.indd 297 sprsynt000043_cor4.indd 297 5/19/2008 1:18:48 PM 5/19/2008 1:18:48 PM

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Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 2, 2008, p. 297-319. DOI : 10.1007/s11873-008-0044-5

VARIA

LACAN ET LES PROBABILITÉS

Jean-Pierre CLÉRO*

RÉSUMÉ : L’intérêt que Lacan porte aux probabilités, à la théorie des jeux et à la théorie de la décision, lui permet d’interpréter le calcul des partis et le fameux argu-ment du pari. Partant d’une critique de l’esthétique transcendantale de Kant, que Lacan propose aux philosophes de remplacer par l’espace et le temps logiques de la théorie des jeux, le psychanalyste se tourne vers Pascal pour montrer qu’il est probablement l’ancêtre de la théorie des jeux et de la décision. Nombre d’interprétations de Pascal qui auront cours dans les années 1970, devront, peut-être sans le savoir, à cette inter-prétation lacanienne, des éléments essentiels.

MOTS-CLÉS : Pascal, pari, partis, probabilité, esthétique transcendantale.

ABSTRACT : Lacan was interested by the treatment of the probabilities, the theory of games and decision, all topics that gave way to an interpretation of Pascal’s calculus of partition and of the famous argument of betting. Starting from a crit-ical examination of Kant’s transcendental aesthetics, that Lacan propounds to the philosophers to replace by logical space and time of the theory of game (as a substitute), the psychoanalyst attempts to prove that Pascal is probably the forefa-ther of the theory of game and decision. A number of interpretations of the « geometer of hazard », which will happen in the years 1970, are in debt, perhaps unconsciously, surely in a secrete way, to the farther lacanian interpretation.

KEYWORDS : Pascal, betting, partition, probability, transcendental aesthetics.

* Jean-Pierre Cléro, né en 1946, est professeur des Universités, en poste au département de philo-sophie de l’université de Rouen. Il dirige, à Paris X-Nanterre, le centre Bentham et la Revue des études benthamiennes. Ses travaux portent essentiellement sur la critique de la notion de fiction et sur la recherche d’une logique de la fiction. Il a récemment publié La Raison des fictions (Paris, Armand Colin, 2004), Qu’est-ce que l’autorité? (Paris, Vrin, 2008) et Pascal (Paris, Atlande, 2008).

Adresse : Université de Paris X-Nanterre, Centre Bentham, Sophiapol, 200, avenue de la Répu-blique, F-92001 Nanterre cedex.

Courrier électronique : [email protected]

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« Dieu sait que Pascal est notre ami. Et notre ami, si je puis dire,à la façon dont l’est celui qui nous guide dans tous nos pas. »

Jacques Lacan, Le Séminaire, séance du 20 janvier 1965

Il est des auteurs qui, s’ils n’inventent pas ou n’ont pas inventé eux-mêmes de mathé-matiques, n’en manifestent pas moins un esprit mathématique, un « esprit de géomé-

trie » comme dit Pascal dans un fragment célèbre des Pensées. On a un esprit de mathé-matique quand on « comprend » ce qu’on lit en mathématiques, non sans quelque équivoque sur ce terme de « comprendre »1, car on ne signifie pas par là qu’on pourrait produire quelque chose de comparable à ce qu’on lit, ni même qu’on serait capable de le reproduire sans faire des fautes qui empêcheraient d’obtenir le résultat. On veut dire simplement qu’on sait faire « penser » les mathématiques, parfois mieux que ceux qui feraient des démonstrations impeccables, qu’on est intellectuellement capable de trans-former une situation vitale, sociale, existentielle, en un ensemble de paramètres, puis en une configuration d’allure mathématique. L’esprit mathématique attend des mathé-matiques qu’il fréquente qu’elles lui rendent service, par leurs méthodes et par leurs résultats, dans l’écriture de ses réflexions qui concernent, en apparence, des secteurs et des objets très différents de ceux dont semblent s’occuper l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie ou la topologie. Tel est le cas de Lacan qui, parallèlement à son intérêt pour Hegel, mais surtout après avoir cessé de se tourner vers la dialectique hégélienne pour donner forme aux concepts qu’il était en train de forger, comme le désir, l’autre (avec un grand A ou un petit a), cherche dans les mathématiques la possibilité d’une gravure et d’une sélection d’un ensemble d’éléments psychiques. L’inscription symbolique d’un certain nombre d’éléments estimés fondamentaux se fera en termes mathématiques.

Bergson était sans nul doute plus mathématicien que Lacan ; il obtint le premier prix du concours général en mathématiques, mais les mathématiques ne sont qu’un secteur ou qu’un objet de sa philosophie, quand elle daigne en parler. Les mathématiques pénè-trent constamment le propos de Lacan, lui offrant, à chaque instant, les schèmes, les catégories et même les idées dont il a besoin ; comme elles le font chez Pascal, chez Leibniz, qui eux inventent des mathématiques, ou chez Hegel qui, lui, n’en invente pas. Lacan se sert des mathématiques, par quelque aspect que ce soit, démonstrations, résultats, modes d’argumentation, comme le peintre se sert des couleurs ou des formes, comme le musicien se sert ou fabrique des sons. Le jeu est évidemment un peu dange-reux dans le cas de Lacan, car on peut prendre un résultat qu’on ne sait pas démontrer, ou une démonstration que l’on isole de son contexte, en porte-à-faux et on peut se

1. Équivoque contre laquelle Lacan a toujours mis en garde, au moins dans d’autres secteurs, dès le début de son Séminaire (LACAN, 1953-1954, ici 1975, p. 120) : « Ce qui compte, quand on tente d’élaborer une expérience, ce n’est pas tellement ce qu’on comprend que ce qu’on ne comprend pas […]. C’est en quoi la méthode des commentaires se révèle féconde. Commenter un texte, c’est comme faire une analyse. Combien de fois ne l’ai-je pas fait observer à ceux que je contrôle quand ils me disent – J’ai cru comprendre qu’il voulait dire ceci, et cela – ? Une des choses dont nous devons le plus nous garder, c’est de comprendre trop, de comprendre plus que ce qu’il y a dans le discours du sujet. Interpréter et s’imaginer comprendre, ce n’est pas du tout la même chose. C’est exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique. »

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leurrer sur la portée de ce que l’on traite. Il n’est pas sûr que Lacan ait compris ce dont il s’agissait dans le théorème de Gödel, par exemple. L’énoncé qu’il fait du calcul des partis est parfois si embrouillé qu’on peut douter qu’il comprenait, au moment où il le disait, de quoi il parlait2. Mais, la plupart du temps, parlant sous le contrôle délibérément sollicité de mathématiciens qui étaient présents aux séances du Séminaire, Lacan puise dans les mathématiques qu’il lit ou dont il parle des allusions précises, fines, parfaite-ment adaptées au propos, et proprement créatrices, par l’aperçu qu’elles donnent sur le sujet ainsi mis en forme. On peut donc s’autoriser à parler d’ esprit mathématique pour qualifier Lacan, d’autant qu’il utilise lui-même l’expression de façon fort pascalienne (12 janvier 1969).

S’il nous fallait traiter des rapports généraux de Lacan et des mathématiques, le dossier serait beaucoup trop vaste et entraînerait en topologie (qui ne sera ici qu’ef-fleurée), en nodologie (ou théorie des nœuds3), dans le calcul mettant en cause l’in-fini des suites arithmétiques. Nous nous en tiendrons ici à ce que Lacan dit à propos de la notion de probabilité et de son calcul, en étant très larges sur les limites de ce calcul, puisque nous allons accepter d’y insérer ce qu’il dit de la théorie des jeux et de la façon dont il la comprend et l’insère en psychanalyse. Cette enquête sur la probabilité chez Lacan conduit, d’une part, au cœur de sa rupture relative avec le kantisme. Elle découvre, d’autre part, en particulier dans le Séminaire qui a immédiatement et curieu-sement suivi les événements de mai 68, celui des années 1968-1969 et même 1970, un vif intérêt pour Pascal. Lacan se révèle un très fin connaisseur de l’auteur et un pascalien dans le sens même où il se sert de Pascal pour penser ses propres affaires au présent, en leur apportant des solutions inventives et créatrices, en rejetant explicitement l’histoire de la philosophie et ce que les philosophes universitaires pouvaient dire du pari dans les années 1960-1970. Le calcul des partis et l’argument du pari, que Lacan est justifié de solidariser l’un avec l’autre, puisque Pascal le fait lui-même, reçoivent une interpréta-tion originale et accompagnent ce que Lacan estimait être une de ses créations, peut-être la seule par rapport à Freud, celle de l’objet a, qui va accompagner tous les séminaires depuis son émergence dans L’Angoisse, titre du livre X du Séminaire.

La lecture que Lacan risque du calcul des partis et du pari chez Pascal fera l’objet de la deuxième partie du présent article. La première consiste à suivre la critique que Lacan fait de l’« Esthétique transcendantale » de Kant qui constitue une section, extrêmement importante pour l’histoire et la philosophie des mathématiques, de la Critique de la raison pure, laquelle est, avec quelques autres livres comme la Phénoménologie de l’Esprit deHegel, un des fondements de la culture philosophique des années 1950, 1960 et 1970. Ce début d’enquête sur la lecture que Lacan a faite de Pascal a été, pour moi, l’occasion

2. Voir l’énoncé qu’il en fait le 22 janvier 1969. Peut-être avons-nous affaire à une mauvaise copie. En tout cas, celle dont nous nous servirons tout au long de cet article, quand il n’existe pas de texte publié par les soins de Jacques-Alain Miller est celle de l’École lacanienne de psychanalyse (EPEL) dont le site se trouve à l’adresse suivante, www.ecole-lacanienne.net. Pour citer le Séminaire,lorsqu’il n’a pas encore de publication au Seuil, nous nous contenterons de donner, entre parenthèses, la date de la séance.

3. La théorie des nœuds est une discipline des mathématiques à laquelle Lacan s’est exercé surtout dans les dernières années du Séminaire, en particulier dans celui qui traite de Joyce, Le Sinthome (voir LACAN, 1975-1976).

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d’une grande surprise ; il est prudent de parler de début, en ce que des centaines de pages restent à déchiffrer : Lacan ne parlait pas toujours une langue transparente et dépourvue d’énigmes, qu’il le fasse volontairement ou involontairement. Il vaut toutefois la peine d’ouvrir ce front. Ma surprise tient à la liaison entre le Séminaire de Lacan, qu’il a inti-tulé De l’Autre à l’autre, et qu’il a dirigé de 1968 à 1969 (car s’il traitait le discours universitaire avec le mépris que l’on sait, il n’en calquait pas moins son Séminaire sur les jours ouvrables et les vacances de l’Université : c’était peut-être sa seule concession à la vénérable institution), et l’ancêtre de l’actuel Séminaire sur les probabilités, abrité depuis 1981-1982 par l’École des hautes études en sciences sociales. Que Lacan fasse explicitement état des travaux de son ami Georges Th. Guilbaud n’est pas fait pour nous étonner (15 janvier 1969) mais indique une source de connaissance des partis et du pari. En revanche, l’article d’Ernest Coumet, en traitant en mai-juin 1970, dans les Annales,la question « La théorie du hasard est-elle née par hasard ? », qui m’apparaissait (à moi-même4), avant d’entreprendre la présente recherche, comme une sorte de point de départ absolu dans les enquêtes concernant la liaison des partis, du pari et d’une conception générale des institutions et de la société, doit être reconsidéré. Non que sa valeur ait changé ; mais sa signification est désormais plutôt celle d’un aboutissement, d’un résultat d’un certain nombre de travaux, puisque certaines des idées centrales du fameux article étaient explicitement énoncées dans le séminaire D’un Autre à l’autre, surtout dans la séance du 15 janvier 1969. En particulier, l’idée selon laquelle le calcul des partis n’est rendu possible que par une montée du libéralisme économique, qui survalorise l’avenir par rapport à un passé tenu pour rien dans l’évaluation d’une entreprise ou d’une place au jeu, est une idée force du Séminaire de Lacan5. L’auteur y indiquait même, avec une très grande finesse, que le rapport au plaisir et à la jouissance devait changer radicalement pour que fussent rendus possibles les calculs pascaliens. Bref l’article de Coumet, qui ne fait aucune allusion à Lacan, n’est lui-même pas né tout à fait par hasard6.

Mais avant de regarder ces points avec quelque commencement de détail, et de montrer l’intérêt de la lecture lacanienne de Pascal, quand bien même elle s’énoncerait dans une langue souvent difficultueuse, je voudrais d’abord expliquer en quoi c’est la pensée de l’objet a qui a exigé la rupture avec Kant, considéré comme philosophe inca-pable d’exprimer l’objet de la psychanalyse (car le traitement de la philosophie de Kant par la psychanalyse lacanienne fournit l’exemple d’une instrumentalisation variée mais

4. Et sans doute aussi aux lecteurs de ma génération. 5. L’idée peut prendre parfois un tour cocasse et assez lapidaire, comme dans la séance du 25 juin

1969 : « Chaque fois qu’il s’agit de pari sur la vie, c’est le maître qui parle. Pascal est un maître et, comme chacun sait, un pionnier du capitalisme. Référence : la machine à calculer, et puis les autobus. » La dernière allusion concerne évidemment les recherches pascaliennes d’itinéraires dans Paris pour des transports collectifs en diligence à des prix modérés et à des horaires réguliers. Pascal se livre à ce genre d’entreprise très peu de temps avant de mourir.

6. J’ignore si Ernest Coumet assistait au Séminaire de Lacan ; je ne sais s’il a eu connaissance de son contenu, directement ou indirectement par Georges Th. Guilbaud dont nul ne peut ignorer qu’il fut l’un des pionniers, avec Coumet et quelques autres chercheurs prestigieux, de l’actuel séminaire sur les probabilités, du Centre d’analyse et de mathématiques sociales, installé depuis plus de 25 ans à l’École des hautes études en sciences sociales. À moins qu’il ne s’agisse d’une de ces coïncidences dont l’histoire de la pensée est coutumière. (Guilbaud est décédé le 23 mars 2008, la revue Mathé-matiques et sciences humaines publiera prochainement un numéro qui lui sera dédié et dont certains éléments prolongeront cet article. NLR.)

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constante de la philosophie7) ; je voudrais expliquer ensuite la surrection de la théorie des jeux et son intérêt dans la façon dont la psychanalyse se réfléchit.

IL FAUT RÉÉCRIRE L’« ESTHÉTIQUE TRANSCENDANTALE »

Le mot d’ordre donné aux philosophes par le séminaire sur l’angoisse est bien celui de réécrire l’analytique transcendantale ; sans que Lacan se fasse d’ailleurs beaucoup d’illusions sur la capacité de travail et d’invention des philosophes dont il fustige implicitement la paresse, fussent-ils présents au Séminaire. Mise à part cette délicate intention à l’encontre des philosophes, on pourrait se demander si Lacan croit beau-coup lui-même à la possibilité d’une telle réécriture. Mais il faut commencer par voir comment le problème s’est posé.

La leçon la plus significative, à cet égard, est celle du 12 juin 1963. Lacan traite de l’angoisse et établit que les repères philosophiques traditionnels pour construire un objet ne fonctionnent pas quand cet objet est un affect comme l’angoisse. Certes les affects se traduisent dans des phénomènes, mais on se tromperait fort en construisant l’objet affectif directement à partir de ces phénomènes comme on peut construire la règle de la chute des corps ou quelque autre mouvement. Le mode de rapport des affects au monde est extrêmement indirect par rapport aux phénomènes ; il est de l’ordre du signe ou du signal et l’on raterait l’affect en l’organisant comme on construirait un objet en physique classique. La Critique de la raison pure, qui est une explication du mode de fonctionnement de la physique classique, qu’il s’agisse de celle de Galilée ou de celle de Newton, est radicalement disqualifiée pour traiter des affects et des objets que les affects saisissent à travers les phénomènes et les situations. Lacan rejette moins la Critique de la raison pure dans sa partie proprement conceptuelle, soit dans sa logique transcendantale, que dans la théorie de l’espace et du temps, en d’autres termes, dans l’« Esthétique transcendantale ». Lacan n’ignorait pas que l’« Esthétique transcendan-tale » avait été mise à mal de toutes sortes de façons, dès le XIXe siècle et l’on oserait dire, avant qu’elle ne fût écrite, dès le XVIIe siècle par l’invention d’espaces à plus de trois dimensions ; quatre chez Pascal, lorsqu’il construit la solution du problème de centres de gravités de volumes liés à la cycloïde. De plus, la microphysique du début du XXe siècle nécessite des espaces qui puissent comporter d’autres types de dimen-sions et qui ne se caractérisent pas par la propriété intuitive de continuité. Les espaces et les temps de la microphysique sont contre-intuitifs ; les phénomènes qui s’y dérou-lent, si l’on ose dire, heurtent le sentiment immédiat que nous nous faisons de l’espace et du temps. Ces espaces et ces temps sont des constructions qui n’ont rien à voir avec l’appréhension immédiate que nous imaginons en avoir.

L’intérêt du travail de Lacan sur la question de l’affectivité est précisément de montrer que les affects et les objets affectifs ne rentrent pas non plus dans les schèmes des espaces à

7. Lacan n’entend pas traiter avec justice d’un auteur pris dans la totalité de son œuvre. Celui-ci n’est considéré que pour avoir soutenu une thèse ou quelques thèses en nombre déterminé. Il peut, à un moment du séminaire, être attaqué pour avoir soutenu une thèse, et repris pour en avoir soutenu une autre, à un autre moment. Lacan n’a pas le souci de « justice » de l’historien de la philosophie ; il ne s’agit pas de le lui reprocher.

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trois dimensions, caractérisés par la continuité et par quelques autres propriétés intuitives. L’idée lacanienne est qu’il faut construire sans préjugé les espaces et les temps affectifs, comme Freud l’avait en quelque sorte préconisé dans les fameuses Konstruktionen in der Analyse, dont on peut considérer que l’œuvre de Lacan est un long commentaire.

Le seul point sur lequel Lacan pouvait estimer recevoir une aide de l’idée kantienne de critique, c’est par la conception très pratique de la fabrication des concepts. Les concepts ne sont pas vrais dans le sens où ils peuvent être conformes aux phénomènes ou aux choses mêmes : ils sont composés et fabriqués ; ils relèvent d’une pratique, d’une éthique. Lacan est allé jusqu’à dire que l’inconscient lui-même était un concept éthique, signifiant par là qu’il ne fallait pas lui chercher quelque correspondant dans les choses mêmes, c’est-à-dire dans le psychisme8. L’inconscient est une construction fictive qui permet à l’analyste de donner forme de manière pratique à une expérience d’un certain type, qu’il s’agit d’organiser sans préjugé ni idée reçue. C’est ainsi que Lacan parle, même s’il regrettera le mot de transcendantale un peu plus tard9, de « son éthique transcendantale10 » ; mais s’il admet une invention du sujet dans son activité conceptuelle en la qualifiant de transcendantale, il l’oppose à l’esthétique transcendan-tale de Kant ; et il ajoute, s’adressant aux philosophes, non sans reproche :

« Et là, je suis obligé de m’avancer dans un terrain où je suis forcé de ne balayer que les côtés latéraux avec un projecteur, sans pouvoir même insister. Il conviendrait, dirai-je, que les philosophes fissent leur travail et s’aperçoivent par exemple, et osent formuler quelque chose qui nous permettrait de situer vraiment à sa place, cette opération que j’indique en disant que j’extrais la fonction de la cause du champ de l’Esthétique trans-cendantale, de celle de Kant. Il conviendrait que d’autres vous indiquent que ce n’est là qu’une extraction, en quelque sorte toute pédagogique, parce qu’il y a bien des choses, d’autres choses, qu’il convient d’extraire de cette Esthétique transcendantale11. »

Dans une leçon précédente, celle du 9 janvier 1963, il parlait de « reconstituer, pour nous, l’esthétique transcendantale qui nous convient et qui convient à notre expé-rience ». Un an auparavant, dans le séminaire sur L’Identification, lors de la leçon du 28 février 1962, Lacan avait dit :

« Il est tout à fait clair qu’il n’y a pas lieu d’admettre pour tenable l’esthétique transcen-dantale de Kant malgré ce que j’ai appelé le caractère indépassable du service qu’il nous rend dans sa Critique, et j’espère le faire sentir justement de ce que je vais montrer qu’il

8. Voir LACAN, 1964, ici 1992, p. 41 : « Le statut de l’inconscient, que je vous indique si fragile sur le plan ontique, est éthique » ; et, un peu plus loin : « Si je formule ici que le statut de l’inconscient est éthique, non point ontique, c’est précisément parce que Freud, lui, ne met pas cela en avant quand il donne son statut à l’inconscient » (ibid., p. 42).

9. Il récuse explicitement tout rattachement à une telle philosophie. Bernard Baas rapporte que, le 13 mai 1970, Lacan réagissait avec effarement à l’idée qu’on pût parler de son travail comme d’une « psychologie transcendantale » : « Cela me paraît à moi assez accablant. Je ne me croyais pas si trans-cendantal ; mais enfin, on ne sait jamais très bien » (voir BAAS, 1998, p. 26).

10. La leçon la plus significative, à cet égard, est celle du 12 juin 1963. Lacan parle de « son éthique transcendantale » en l’opposant à l’esthétique transcendantale de Kant.

11. LACAN, 1961-1962b, ici 2004, p. 326-327.

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convient de lui substituer. Parce que, justement, s’il convient de lui substituer quelque chose et que ça fonctionne, en conservant quelque chose de la structure qu’il a articulée, c’est cela qui prouve qu’il a au moins entrevu, qu’il a profondément entrevu la dite chose. C’est ainsi que l’esthétique kantienne n’est absolument pas tenable, pour la simple raison qu’elle est, pour lui, fondamentalement appuyée d’une argumentation mathéma-tique qui tient à ce qu’on peut appeler l’époque géométrisante de la mathématique12. »

Il est vrai que l’espace kantien est un espace d’imitation des phénomènes physiques ; Kant l’a toujours différencié d’un ensemble de relations logiques. Or c’est bien la construction logique qui intéresse Lacan, puisqu’il n’accorde aucune valeur théorique et pratique à l’intuition. Ce que nous appelons intuition n’est guère que l’impuissance à déceler le formel, qui se donne à l’envers comme sentiment.

Ici on peut faire une curieuse remarque : Lacan se trouve très proche des positions soutenues par Gaston Bachelard dans Le Nouvel Esprit scientifique, et pour les mêmes raisons que lui. C’est bien la microphysique qui inspire tant Lacan que Bachelard pour préconiser la logicisation de l’espace et du temps. Il faut rompre avec l’idée qu’un espace à trois dimensions et un espace-temps continu rendraient mieux compte des phénomènes du monde ; il ne faut accorder nul primat à ce type d’espace-temps ; la géométrie prétendument imitative doit être absolument rejetée au profit de pures rela-tions logiques et algébriques. Et pourtant Lacan ne préconise pas plus que Bachelard un pur et simple abandon du kantisme. Lacan souhaite une « réécriture » de l’« Es-thétique transcendantale » ; Bachelard complète les antinomies en ajoutant celle du déterminisme et de l’indéterminisme, en soulignant que les lois probabilistes sont plus profondes que les lois non probabilistes du newtonisme et du kantisme et en faisant des lois newtoniennes de simples cas particuliers et locaux de lois beaucoup plus complexes. Il ne se pose pas en contradicteur du kantisme13 alors qu’il n’hésite pas à préconiser délibérément une épistémologie non-cartésienne.

Étrangement, Lacan ne dit pas un mot de Bachelard ; en 25 ans de séminaire, son nom n’est pas évoqué une fois ; ce qui ne peut pas ne pas être volontaire. Il nous semble difficile qu’il n’ait pas eu entre les mains Le Nouvel Esprit scientifique de 1934 et d’autres œuvres tout aussi importantes. Lacan cite volontiers Canguilhem et Koyré ; jamais Bachelard, même sur les points où l’on attendrait le plus son nom. Il est difficile de s’expliquer un tel silence sur un auteur qui a finalement mieux vieilli que les deux autres. Canguilhem aura la même réserve quand il s’agira de citer Bachelard et peut-être même le critique-t-il indirectement pour ses positions sur l’indéterminisme14. Sans doute, les domaines dans lesquels travaillent ces divers auteurs sont-ils différents, mais c’est Lacan lui-même qui se mêle de pointer qu’il n’y a pas si grande différence qu’on veut bien le dire entre l’épistémologie de la microphysique et celle de la psychanalyse ; et c’est Lacan lui-même qui a ouvert à la critique psychanalytique des horizons dignes

12. LACAN, 1961-1962a (voir www.ecole-lacanienne.net, séance du 28 janvier 1962, p. 11).13. Il ne le fait pas car, comme l’a bien noté BARSOTTI, 2002, p. 78, « Bachelard reste inscrit, parfois

à mots couverts, dans un idéalisme du sujet de la science ».14. Il se pourrait que Lacan affiche, pour les mêmes raisons, les mêmes réticences que Canguilhem

à propos de Bachelard. La leçon du 2 février 1966 parle de « la progressive montée d’une pensée qu’on appelle très improprement indéterministe ». Peut-être Bachelard est-il indirectement visé.

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de la philosophie avec des concepts infinis. L’étonnement s’accroît encore si l’on prend en compte qu’il pouvait tirer de Bachelard une critique particulièrement intéressante de la notion de probabilité : l’auteur a écrit une thèse sur la connaissance approchée15. Il est clair que, même si Bachelard, dans les années 1930, ne se démarque pas nettement du kantisme, alors même qu’il est, sur bien des points, à ses antipodes, Lacan aurait pu s’en démarquer dans les années 1960 et 1970, en soulignant la misère très particulière de la réflexion kantienne sur la question des probabilités.

La discussion kantienne des probabilités est en effet des plus pauvres, d’abord parce qu’il n’en comprend pas la logique ; ensuite parce que sa conception des mathémati-ques et de la physique en exclut, sinon la possibilité, du moins la dignité théorique. Sur le premier point, Kant considère la probabilité comme une grandeur qui s’écarte de la « véritable » mesure ; or c’est précisément parce qu’on n’a pas la « véritable » mesure et qu’elle n’est cachée nulle part derrière la probabilité, que la probabilité et son calcul ont toute leur valeur. Kant voit une contradiction entre l’appréciation d’une probabilité et la véritable valeur d’une règle ou d’une loi ; il ne peut, à ses yeux, y avoir de valeur d’une probabilité que si l’on connaît la règle dont elle s’écarte16. La vérité est pour Kant qu’il faut avoir découvert la règle des phénomènes, de l’objet ou de la liaison entre des objets, pour parler de science ; il n’y a pas de science probabiliste, puisque, tant que l’on en reste à la probabilité, fût-ce pour la mesurer, on en est encore à l’opinion. La notion de loi probabiliste est, d’un strict point de vue kantien, une aberration.

Ce point est important et fait bien comprendre que ce ne sont pas les probabilités qui intéressent Lacan ; mais tout autre chose. Ce qui va mieux le révéler et de manière très inattendue, c’est l’accord, d’abord à l’insu de Lacan, des positions qu’il défend à propos de l’ « Esthétique transcendantale » avec celles que le philosophe Jaakko Hintikka préco-nise à propos de la philosophie mathématique de Kant. À sa façon, Hintikka répond à la question de Lacan ; du moins indique-t-il le principe d’une réponse : il faut substituer à l’« Esthétique transcendantale », qui ne convient plus à aucun titre, ni physique ni psychologique, une déduction transcendantale de la sémantique de la théorie des jeux17.Or c’est bien ce que Lacan essayait, depuis le début du Séminaire, de mettre en place.

Dès les tout premiers séminaires, Lacan s’intéresse à une logicisation du temps, qui transformerait en signifiés évanescents les impressions et les intuitions que l’on en a. Il collectionne à loisir les séquences suggestives dans lesquelles l’intuition du

15. BACHELARD, 1928.16. Le dixième paragraphe de l’introduction de la Logique de Kant définit en effet la probabilité

comme « une croyance fondée sur des raisons qui approchent plus ou moins de celles qui produisent la certitude ». Il admet que les mathématiciens puissent mesurer la probabilité : « Il doit y avoir de la probabilité une unité de mesure. Cette unité de mesure est la certitude. » Mais il ajoute cette étrange appréciation qui discrédite le calcul des probabilités et le rend inutile : « Car devant comparer ces prin-cipes suffisants pour la certitude avec ceux qui suffisent, je dois savoir ce qui constitue la certitude » (KANT, 1982, p. 81-82). S’il faut connaître la certitude pour apprécier une probabilité, il est parfaite-ment clair que celle-ci est inutile. On peut apprécier des chances d’avoir raison en appréciant que la probabilité d’un événement se situe entre tel et tel degré.

17. HINTIKKA, 1996, p. 168, veut épurer le kantisme d’un préjugé et parvenir « à situer l’élément intuitif et synthétique au sein des arguments déductifs et axiomatiques », ajoutant un peu plus loin : « L’essentiel de notre réaménagement de la pensée kantienne représente littéralement une déduction transcendantale de la sémantique de la théorie des jeux. »

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temps s’évanouit au profit de la pure relation logique. Ainsi, dans le séminaire sur La Lettre volée, on le voit longuement s’intéresser à un petit jeu que relate Edgar Poë, celui du pair et de l’impair, auquel jouent les petits joueurs de billes. Dans ce jeu, il s’agit pour un joueur de deviner si l’autre joueur tient dans sa main, qui reste fermée tant que dure la conjecture, un nombre pair ou impair de billes. Si la main cachait deux billes et qu’il dit pair, il a gagné et il doit recevoir des billes de celui qui a perdu ; si la main en cachait trois et qu’il dit pair il a perdu et c’est lui qui doit donner des billes. La considération qui intéresse Lacan, c’est que, si on laisse de côté la première partie, qui est tout à fait aléatoire, le jeu, dès la deuxième partie, n’est plus qu’en apparence un jeu de hasard et en réalité un jeu d’habileté où gagne celui qui rentre le plus facile-ment dans les raisons de l’autre et qui sait évaluer ses possibilités de dissimulation. Au fond, ce jeu est le ressort exact des fragments de Pascal qui, dans les Pensées, montre des gradations depuis la sottise jusqu’à la parfaite habileté18. En réalité, l’ultime degré de perfection est rejeté à l’infini. La véritable psychologie est une logique, ici d’une sorte de suite indéfinie, mais dont l’ordre des termes est maîtrisable. La psychanalyse n’est pas une science des profondeurs du psychisme ; elle est la détection et le repé-rage précis de l’ordre des actes psychiques, dans leur inscription symbolique, qui peut échapper à l’imaginaire du signifié. L’intuition n’est qu’une apparence, qui a toutes les chances d’être fausse ou mensongère, d’un jeu que l’on peut déployer symboliquement et logiquement. Ce que l’on prend pour de la finesse intuitive est le plus souvent un calcul bien et rapidement fait. Loin d’être opposée à l’esprit de logique, la finesse est un calcul précis. À supposer qu’il n’y ait pas de quantité possible des phénomènes psychiques, ceux-ci n’échapperaient pas pour autant à toute logique et à toute mathé-matique, car ils ont une forme et un ordre dont il est possible de rendre raison.

Le deuxième exemple, qui a valeur de paradigme chez Lacan, qui le reprend souvent (y compris dans les Écrits), c’est le cas des prisonniers à qui l’on tient un discours commun et dont l’un d’entre eux sera libéré s’il est le premier à déduire la couleur du disque qu’on lui a mis dans le dos et qui peut être blanche ou noire, ses compagnons étant soumis au même traitement, à condition qu’il explique correctement sa déduction. Voici le problème :

« Le directeur de la prison fait comparaître trois détenus de choix et leur commu-nique l’avis suivant : “Pour des raisons que je n’ai pas à vous rapporter maintenant, messieurs, je dois libérer un d’entre vous. Pour décider lequel, j’en remets le sort à une épreuve que vous allez courir s’il vous agrée. Vous êtes trois ici présents, voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur couleur : trois sont blancs et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c’est-à-dire hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la vue étant également exclue par l’absence

18. Le cas le plus typique est celui du fragment Br. 337, Sel. 124 des Pensées intitulé « Raison des effets » : « Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les hono-rent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière » (PASCAL, 2004, p. 883).

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ici d’aucun moyen de se mirer. Dès lors tout loisir vous sera laissé de considérer vos compagnons et les disques dont chacun d’eux se montrera porteur, sans qu’il vous soit permis bien entendu de communiquer l’un à l’autre le résultat de votre inspection. Ce qu’au reste votre intérêt seul vous interdirait. Car c’est le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure libératoire dont nous dispo-sons. Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. À cet effet, il est convenu que, dès que l’un d’entre vous sera prêt à en formuler une telle, il franchira cette porte afin que, pris à part, il soit jugé sur sa réponse”. Ce propos accepté, on pare nos trois sujets chacun d’un disque blanc, sans utiliser les noirs, dont on ne disposait, rappelons-le qu’au nombre de deux19. »

Le point intéressant ici est que nul ne peut trancher avant qu’il n’ait constaté qu’aucun des deux autres prisonniers ne se précipitait vers la sortie pour expliquer sa déduction. En effet, s’il avait eu un disque noir dans le dos, chacun des deux autres, après avoir marqué un nécessaire temps d’hésitation (qui n’aurait pas eu lieu si l’un d’entre eux avait pu avoir sous les yeux deux disques noirs), aurait pu se dire qu’il avait un disque blanc dans le dos puisque l’autre n’était pas sorti. N’ayant vu personne sortir, chacun peut être sûr, à condition qu’il ait affaire à des partenaires rationnels, qu’il a un disque blanc dans le dos. Ils doivent tous sortir en même temps. L’intérêt, là encore, de ce dilemme des prisonniers, est de nous situer dans la logique de la théorie des jeux. Je ne fais mon jeu et ne puis faire mon jeu qu’à partir de l’attitude de l’autre et du jeu de l’autre ; pas seulement de l’autre empirique, en chair et en os, encore que cela puisse se faire, mais de l’Autre symbolique. Mes décisions ne sont prises que dans un système qui les rend absolument solidaires de l’attitude d’autrui. Ce qu’on appelle psychologieest en réalité une logique : ici, une logique du temps. Les affects qui, dans une telle situation, se déclenchent et qui paraissent si intuitifs à ceux qui les ressentent, sont réellement produits par un ordre du temps. Dans le cas présent, la situation est dans une épure caricaturale ; mais dès qu’elle se complique, l’affect paraît être sa « compréhen-sion » alors même qu’il n’est que l’expression d’une logique plus ou moins nettement aperçue. L’affect s’écrit symboliquement, encore qu’il le fasse le plus souvent de façon inaperçue, dissimulée derrière l’impression imaginaire que l’on sent.

Lacan et Hintikka s’entendent pour substituer à l’espace et au temps de l’« Esthé-tique transcendantale », saisis comme des formes de l’intuition, des relations logiques de l’ordre de celles dont nous venons de montrer deux échantillons. L’espace et le temps entrent essentiellement à leurs yeux dans une logique qui est celle de la prise de décision en un système où nul n’est seul et où la figure de l’Autre est radicalement constitutive de celle de la conscience et de la conscience de soi ; entendons de l’Autre, avec un A majuscule, en ce sens que, même si l’Autre ne voulait pas jouer ce rôle, il y serait contraint par des relations plus profondes que celles de sa propre décision. Il est clair que la Critique de la raison pure n’a jamais été réécrite par personne en ce sens ; mais cette façon d’envisager de la compléter, si irréaliste fût-elle (appareille-t-on un ouvrage avec une prothèse de cette ampleur sans le changer de fond en comble ?), a poussé Lacan à relire Pascal dans un sens original sur lequel nous voulons nous arrêter.

19. LACAN, 1999, p. 195-196.

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THÉORIE DES JEUX, GRAVURE SIGNIFIANTE ET TYCHÉ ( )

Lacan privilégie dans son travail la théorie des jeux et ne développe pas une théorie des probabilités, encore qu’il n’y ait guère d’incompatibilité entre les deux, qui ont donné lieu à des travaux complémentaires et synthétiques, comme on a pu les voir récemment coexister chez John C. Harsanyi20. On peut comprendre les raisons de ce privilège.

Lacan est à la recherche d’une théorie du psychisme qui ne tiendrait pas l’affect pour une réalité fondamentale et ultime, mais pour le signifié d’un jeu de signifiants dont il convient de saisir le fonctionnement. Lorsque, à la fin du livre I du Séminaire,Serge Leclaire lui demande comment il convient de traiter les affects, il répond sans ambages qu’il faut rayer ce mot des travaux psychanalytiques21. Si l’ affect n’existe pas, il convient de traduire ce que nous imaginions être sa réalité par une trace symbolique, dont l’imaginaire est le voile. Il arrive souvent à Lacan, pour se faire comprendre, de citer le mot de La Rochefoucauld selon lequel nous ne serions jamais amoureux si nous n’avions entendu parler d’amour22. Ce qui est vécu sous la forme subjective de quel-qu’un qui croit éprouver un affect pour un autre est en réalité un jeu qui met en scène l’Autre de façon beaucoup plus complexe et inaperçue qu’on imagine. Lacan a eu le sentiment que la théorie des jeux allait pouvoir rendre compte du jeu affectif ; peut-être se faisait-il quelques illusions, mais des travaux comme ceux de John F. Nash23,par exemple, ont pu récemment donner forme à cette idée pour ce qui est de quelques affects au moins ; on est toutefois encore loin de pouvoir remplacer toute psychologie par la théorie des jeux, comme l’ont rêvé certains de ses promoteurs, non sans quel-ques avantages sur les psychologies qui ignorent ce type de recherches.

Dans la théorie des jeux, les protagonistes ne sympathisent pas entre eux ; ils ne se mettent à la place les uns des autres que pour « savoir » comment ils s’y conduiraient. Il n’y a pas de transcendance qui me permettrait de sentir comment l’autre sent et de traverser ou d’ignorer la distance qui me sépare d’autrui. Les calculs ne me mettent que fictivement à la place d’autrui. Les affects sont illusoires tant que ceux qui les ressen-tent imaginent cette transcendance. C’est une production de signes qui fait office de transcendance, laquelle n’est nullement honorée par l’incertitude des signifiés. Pascal le disait déjà remarquablement dans un de ses fragments où, curieusement, il liait la compréhension du langage au probable :

« Nous supposons que tous les [hommes] conçoivent [les choses] de même sorte. Mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant, l’un et l’autre, qu’il s’est mû. Et de cette conformité d’application, on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée. Mais cela n’est

20. HARSANYI, 1982 et 1989 ; HARSANYI et SELTEN, 1988.21. LACAN, 1953-1954, ici 1975, p. 419.22. LACAN, 1964, « Tyché et automaton », ici 1992, p. 59 ; LACAN, 1961-1962b, ici 2004, p. 210.23. NASH, 1996.

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pas absolument convaincant de la dernière conviction, quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des supposi-tions différentes24. »

Lacan est à la recherche d’un système pour parler du psychisme qui soit strictement immanentiste. Non pas immanent au sujet, puisque le sujet est aussi imaginaire que l’objet. Ce que nous envisageons comme un jeu du sujet et de l’objet relève d’une logique plus profonde. On ne peut pas dire la vérité de ce qui se passe dans une situa-tion psychologique ; on peut certes créer des concepts pour essayer de la dire et de la graver par des signifiants résistants, mais la gravure symbolique n’a rien d’ultime. Sans doute cette gravure peut-elle se donner comme un discours vrai, voire comme un discours de la vérité ; mais cette vérité n’est pas un dépassement, elle n’est pas la vérité d’une sorte de métalangue qui dépasserait toutes les autres expressions linguistiques. Lacan l’a constamment répété de toutes les façons : il n’y a pas de métalangue, parce qu’il n’y a pas de point de vue qui nous permettrait de dépasser l’immanence de nos relations avec les autres, sinon par une espèce d’illusion25.

Sans doute n’y avait-il pas chez Kant l’idée d’une transcendance de l’espace et du temps, puisqu’elles sont traitées comme des formes transcendantales. Mais l’unifica-tion kantienne des espaces selon un seul espace et des temps selon un seul temps, dans une subjectivité conçue comme unifiante, a sensiblement le même effet qu’une position transcendante. En réalité, c’est le dialogue qui est premier et non pas ce monologue intuitif ; c’est l’impossibilité de ramener à l’unité par des moyens autres que ceux de la construction qui doit être tenue pour fondamentale. L’intuition feint de résoudre d’un coup de baguette magique ce qui demande les plus gros efforts pour être unifié et les plus détournés. Une des caractéristiques des théories du probable ou des théories des jeux est précisément de n’offrir aucun point de vue transcendant ni de laisser aucune place à l’intuition, sinon le plus souvent pour la déconcerter et la circonvenir.

24. Pascal, Pensées, fragment Br. 392, Sel. 141, ici voir PASCAL, 2004, p. 889-890.25. Le 22 novembre 1957, Lacan s’exprime en ces termes : « Il n’y a pas de métalangage, il y a des

formalisations, soit au niveau de la logique, soit au niveau de cette structure signifiante dont j’essaie de vous dégager le niveau autonome. Il n’y a pas de métalangage au sens où il voudrait dire par exemple mathématisation complète du phénomène du langage, et ceci précisément parce qu’il n’y a pas moyen ici de formaliser au-delà de ce qui est donné comme structure primitive du langage. Néanmoins cette formalisation n’est pas seulement exigible, elle est nécessaire ». Le 31 mai 1961, il dit sensiblement la même chose : « Il peut y avoir un métalangage au tableau noir, quand j’écris ces petits signes, a, b, x, kappa, ça court, ça va et ça fonctionne, c’est les mathématiques. Mais concernant ce qui s’appelle la parole, à savoir qu’un sujet s’engage dans le langage, on peut parler de la parole sans doute, et vous voyez que je suis en train de le faire, mais ce faisant sont engagés tous les effets de la parole, et c’est pour ça qu’on vous dit qu’au niveau de la parole, il n’y a pas de métalangage ou, si vous voulez, qu’il n’y a pas de métadiscours. » Le 9 décembre 1964, critiquant le point de vue de Russell, il écrit : « Toute espèce d’abord, jusques et y compris l’abord structuraliste, est lui-même inclus, est lui-même dépen-dant, est lui-même secondaire, est lui-même en perte par rapport à l’usage premier et pur du langage. Tout développement logique, quel qu’il soit, suppose le langage à l’origine, dont il est détaché. Si nous ne tenons pas ferme à ce point de vue, tout ce que nous nous posons comme question, ici toute la topologie que nous essayons de développer, est parfaitement vain et futile, et n’importe qui, M. Russell, M. Piaget, tous ont raison ; le seul ennui est qu’ils n’arrivent pas, un seul d’entre eux, à s’entendre avec aucun des autres. » Voulant construire une métalangue, ils construisent une langue de plus !

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Il est une autre caractéristique encore sur laquelle il faut nous attarder et qui est la marque de cette fixation plus profonde que toute affectivité et que toute opposition du sujet et de l’objet. C’est celle qu’il a désignée du mot grec (tyché), qui signifie rencontre de hasard ou qui s’effectue apparemment par hasard. On remarque ici que, chez Lacan, la gravure s’effectue indifféremment par la symbolique des mots grecs ou par celle des mathématiques. On trouverait chez Pierre Kaufman la même façon de procéder qu’il hérite vraisemblablement de sa fréquentation du Séminaire. Son Expérience émotionnelle de l’espace est une manière de marquer les affects par le grec tandis que, dans un autre ouvrage sur Kurt Lewin, il s’efforce de montrer par quelle symbolique mathématique on pourrait en rendre compte26. Qu’est-ce que la tyché ?

Dans le livre XI du séminaire intitulé Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan explique ce qu’il entend par ce terme. La tyché est un événement ; l’événement de la rencontre, apparemment effectuée par hasard, mais exprimant toute-fois une réalité qui échappe à celui qui la fait. Rien ni nul ne se rencontre par hasard ; le hasard, dans cette affaire, est l’apparence que revêt une nécessité que l’on ne sait pas voir ou que l’on ne veut pas voir. Ce qui fait que toute rencontre nous leurre : on croit rencontrer le tout autre alors qu’on ne rencontre qu’une version de soi, simplement vue à l’envers ou à la renverse. Toute rencontre est une fausse rencontre, une rencontre manquée : on ne rencontre jamais ce qu’on croyait rencontrer, mais en même temps ce qu’on imagine rencontrer comme une sorte de tout autre ne jouit pas de l’altérité qu’on imagine ; du moins l’altérité n’est jamais là où on l’attendait. Cette rencontre néces-sairement ratée, qui n’est elle-même et ne produit ses effets que lorsqu’elle rate, dont nous parle Lacan, est la meilleure introduction possible au problème des partis, car ce problème est très exactement la récupération ou la gestion d’un ratage.

LA VERSION LACANIENNE DU PROBLÈME PASCALIEN DES PARTIS

Il est temps d’expliquer l’interprétation que Lacan donne du problème des partis. D’abord, il voit immédiatement que ce n’est pas un problème de probabilité27 mais un problème de théorie des jeux (29 janvier 1969). Cette remarque, pour être brutale et sans prudence chronologique, est profonde et elle nous conduit tout de suite à l’ essentiel. Que l’on compare un instant la solution que donne Fermat au problème des partis à celle que lui apporte Pascal. On voit aussitôt que Fermat compte des combinaisons d’événe-ments comme il compterait des tables et des chaises dans une salle. Les combinaisons de hasard sont, pour lui, comme si elles étaient des choses, des étants ; le fait qu’elles soient à venir et que chacune d’entre elles ne soit qu’une possibilité parmi d’autres n’est pris en compte que dans le rapport que permet la cartographie de tous les cas répertoriés qui pourraient arriver. La solution se donne, chez le Toulousain, d’un point de vue tout à fait étrange, quand on y pense : il suffit qu’un cas soit possible pour qu’il soit pris en compte comme de Sirius, d’un point de vue transcendant. Ce qui rend mal à l’aise dans

26. KAUFMAN, 1968 et 1977.27. Le 2 février 1966, Lacan prévient : « Faisons très attention d’éviter l’ambiguïté qui consisterait

à insérer le pari de Pascal dans les termes de la moderne théorie non encore née à cette époque de la probabilité. »

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cette solution trop claire qui donne néanmoins le résultat, c’est que le hasard y est extrê-mement mal traité : il n’y est pas du tout traité comme un hasard. Les registres de hasard sont des catalogues de comptabilité, avec des entrées et des sorties, aussi bien dominés par le calculateur que s’il se fût agi d’événements ou de cas réels. L’immanence liée à la notion de hasard, car il n’y aurait pas de hasard pour nous si nous pouvions nous élever au point de vue de la totalité, est absolument liée au profit d’une transcendance tranquille gérée comme un banquier ou un bon père de famille le ferait28.

Tel n’est pas du tout le point de vue de Pascal, qui nous fait revenir au point de vue de la tyché, de la rencontre ratée. L’événement de ratage est précisément ce qui intéresse le calcul pascalien des partis. Autant la tyché est absolument éventée et évanouie dans le calcul de Fermat, autant elle est respectée par la version pascalienne du calcul. C’est la rupture de ce qui aurait normalement dû se passer qui est prise en compte. Il y a un signe qui ne trompe pas celui qui observe la rhétorique des démonstrations et des argumenta-tions en mathématiques. Le calcul des partis est présenté (au moins dans certains textes) sous la forme d’un dialogue par Pascal ; le gagnant, ou plutôt celui qui est en train de gagner (mais qui ne peut être entièrement sûr qu’il aurait gagné), parle à celui qui est en train de perdre, aussitôt après la rupture du jeu. Le gagnant explique au perdant ce que celui-ci lui doit, sur le ton et avec les arguments de quelqu’un qui ne croit pas au hasard de la rupture, à la simple rencontre de hasard, mais qui soupçonne, de la part du perdant une volonté délibérée d’avoir arrêté le jeu avant qu’il ne soit trop tard et que la perte ne soit totale. Il faut rendre la perte cruelle à tout moment du jeu et faire mordre la poussière d’une seule partie de retard. Le gagnant chante et calcule sa victoire de peur de se la faire voler par un arrêt prématuré qui permettrait au perdant de « sauver les meubles » ou de se « refaire », si l’on ose dire. Le monologue du gagnant – et presque la prosopopée de la victoire, sinon volée du moins en risque de l’être, puisque c’est le gagnant qui dit le vrai du calcul des partis au perdant, lequel demeure coi et acquiesce sans rien dire ou dont la répartie restera constamment retenue – est en réalité la mise en scène de la perte humiliante et cruelle29.

La tyché tient en ceci que le hasard n’est pris en compte comme hasard par aucun des deux protagonistes, non pas (comme chez Fermat) parce qu’ils jouissent d’un point de vue transcendant sur le jeu, mais parce qu’ils sont en rapport de dialogue et soup-çonnent que le hasard n’en est jamais un. Même celui qui perd laisse dire l’autre alors qu’il pourrait invoquer que le jeu n’est pas fini, qu’il aurait pu « se refaire », qu’il y a une surestimation de la partie qui suit. Mais quand on y pense, ce sont des arguments

28. Dans sa leçon du 2 février 1966, Lacan voit très bien que l’entreprise de Fermat doit être versée du côté de la théorie des probabilités : « [Pascal] dialogue longuement avec Fermat, esprit sans doute éminent mais que sa position dans la magistrature de Toulouse, sans doute, disons, distrayait de la stricte fermeté nécessaire aux spéculations mathématiques. Car ils ne sont point d’accord sur ce qu’on appellera la valeur des partis ; c’est que, justement, trop prématurément, Fermat entend les traiter au nom de la probabilité, c’est-à-dire de la série des coups arrangés selon la suite des résultats combi-natoires. » Il est dommage qu’il assortisse son propos de réserves injustes. De Pascal à Fermat, il y a simplement une différence de méthodes ; Fermat n’est pas moindre mathématicien que Pascal. Simple-ment ils n’approchent pas le problème de la même façon et peut-être même ne résolvent-ils qu’en apparence le même problème. Il vaudrait la peine de regarder de près, de ce point de vue, le désaccord qui apparaît quand le problème des partis engage trois joueurs plutôt que deux.

29. Lacan fait ressortir que l’enjeu n’est à personne, qu’il est « comme perdu » (22 janvier 1969).

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qu’il ne peut employer car ce serait autant d’aveux que ce qu’il souhaitait, c’était une interruption du jeu. Ce qui apparaît comme une prosopopée du gagnant est en réalité une expression de la perte ; perte de celui qui perd réellement et crainte de perdre de celui qui gagne et se voit contraint de protéger sa victoire précaire. La perte se dit sur le mode masochiste du discours du maître.

Notre insistance sur l’inégalité du dialogue et sa disparité se justifie parce que, curieusement, dans la leçon du 2 février 1966, Lacan met plutôt en avant un consen-tement des partenaires, alors même qu’il finit son propos sur une superbe remarque, qui paraît plutôt cautionner l’interprétation qui vient d’être donnée : « Ce qui n’est pas mis en valeur c’est que si c’était moi le gagnant qui interrompait, mon adversaire serait tout à fait en droit de dire : pardon, vous n’avez pas gagné et donc vous n’avez rien à demander sur ma mise. » Mais précisément il faudrait savoir qui ne met pas en valeur ce point. N’est-ce pas Lacan lui-même, qui paraît se raviser, vivement certes, mais sur le mode d’un petit appendice, plutôt que Pascal, qui a l’habileté de mettre en scène le silence du perdant ? Certes, il n’eût pas été logiquement impossible que le perdant fasse le même discours que le gagnant, mais ce comble de l’humiliation ne nous paraît pas humainement possible, surtout pour de grandes sommes : c’est le gagnant qui est dans son rôle en le tenant. Il n’en demeure pas moins qu’il est curieux qu’il n’effleure pas l’esprit de Pascal que le gagnant pourrait profiter de son avantage pour arrêter le jeu ; ce n’est pas le pli qu’il lui donne. La dynamique psychique du jeu fait que le gagnant est en position de gagner plus qu’il ne peut tirer d’un arrêt de jeu ; et que c’est le perdant qui a le plus d’intérêt à l’arrêt du jeu, puisqu’il est plus cruel de perdre une somme qu’il n’est heureux de la gagner.

Les affects ne sont pas ici superfétatoires comme ils le seraient si, par un jeu étrange, presque impossible et, en tout cas nullement favorisé par son auteur, on voulait les projeter sur les inventaires de Fermat. La crainte, la menace, l’espoir et le désespoir, sont presque aussi palpables ici que dans un calcul de Nash. Les affects sont absolument constitutifs de la solution pascalienne. Ou, plus exactement, puisque leur gravure par le calcul est plus importante que le ressenti même, l’étrange dialogue du maître, du victorieux, de celui qui sait et en tout cas qui parle, avec celui qu’il écrase et qui se tait, est constitutif de la solution. Le gagnant, pour fabriquer la solution qui ramènera une sorte d’équilibre, a besoin de soupçonner le perdant de vouloir profiter de la situation. Il travaille avec les affects supposés de l’autre, avec les affects auxquels il est en droit de supposer que l’autre va s’identifier. Dès lors, on voit que chacun joue son rôle et que ce ne sont pas les autres empiriques qui sont en cause dans ce calcul, mais l’Autre, avec un grand A qui domine le débat ou plutôt le monologue. On ne comprend rien au calcul de Pascal si on ne lui rend pas sa structure de dialogue, de débat ; on ne comprend rien au calcul de Fermat si on ne le conduit pas du point de vue d’un calculateur désaffecté, désengagé, de combinaisons. Pascal travaille avec des acteurs fictifs qui eux-mêmes travaillent avec les idées de l’autre ou des autres, et même de l’Autre, avec un grand A ; ce qui permet le moment de l’universalité de l’argumentation, de l’objectivation. C’est avec une tension d’intérêts que les intéressés défendent eux-mêmes que Pascal travaille. L’argument du pari semble, aux yeux de Lacan, soulever la même question que celle qu’il cherche : celle du désir comme désir du grand Autre (20 janvier 1965). Il n’y a plus aucune tension chez Fermat dont la solution est absolument détendue, énervée.

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La catastrophe de l’interruption du jeu est traitée à travers les images que les joueurs s’en font et les passions qu’ils ne manquent pas d’y rattacher. D’où les allures de « plan B », de plan de rattrapage, que prend la solution pascalienne. Sous le plan A, qui est celui de la solution normale du jeu qui va à son terme et permet de désigner régulièrement le vainqueur, court, à chaque instant du jeu, un plan B, qui peut appa-raître au moindre incident, qui n’est autre que l’équilibre de tensions entre les joueurs lesquels, en train de gagner et en train de perdre, peuvent sortir et entrer dans le jeu à tout moment (car c’est un problème aussi de savoir combien doit payer celui qui entre à quelque phase du jeu, par exemple en rachetant la place d’un autre joueur). Les mathématiques des partis sont des mathématiques d’une catastrophe : elles sont là pour réparer un incident qui met en cause des questions de justice et d’équité. Derrière une règle qui peut s’arrêter à chaque instant, il y en a une autre, beaucoup plus stable quoiqu’elle apparaisse de remplacement : c’est pourtant elle qui sous-tend l’autre à chaque instant. Lacan rappelle opportunément que le symbole, en grec, est cet objet que les gens qui allaient se quitter cassaient, au moment de partir, pour qu’ils puissent se reconnaître quand, de retour, le vieillissement les aurait changés. D’une certaine façon, l’interruption mise en scène par le calcul des partis est une forme de symbole entre les joueurs ; les mathématiques interviennent parce qu’ils veulent se donner aussitôt un équivalent monétaire de ce symbole et substituer au premier symbole un second. Ce qui est d’une valeur psychologique profonde puisque, de fait, ce qui est cassé ne peut plus jamais revenir et ne revient qu’à d’autres conditions. D’une certaine façon, le calcul des partis exprime cette substitution de symboles. Ce qui est inté-ressant ici, c’est cette série de symboles qui sont autant de masques les uns pour les autres. Le calcul des partis, c’est l’histoire traitée par des tables ou des arbres, d’une perte, d’une interminable perte.

Avant d’aborder notre dernier point constitué par les aspects que souligne Lacan dans le fragment Infini – rien, pièce des Pensées que la postérité a retenue sous le vocable d’argument du pari, je voudrais souligner combien sont éclairantes les précédentes remarques pour comprendre les démarches philosophiques, qui ne se distinguent guère, chez Pascal, des démarches mathématiques. Que la vérité soit historique ne fait pas peur à Pascal et se trouve admis explicitement, y compris dans ce que la vérité peut avoir de plus sacré, puisque « l’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité30 ». On notera toutefois que le fait que la vérité soit gagnée par un fingere, par un fabriquer, par une activité fictionnelle, n’entrave pas sa stabilité relative ; elle l’en-trave paradoxalement moins que des problèmes que l’on imaginerait refléter une stabi-lité naturelle. Que le cœur sente, au XVIIe siècle, que l’espace ait trois dimensions n’a pas empêché celui-ci d’en compter davantage ou moins quelques décennies plus tard, en mathématiques comme en physique ; curieusement, le problème des partis traité par Pascal, résultant de la tension de partenaires intéressés qui cherchent l’équité, a beau être solidaire d’une façon chronologiquement déterminée d’envisager le plaisir, les rapports du travail au plaisir, etc., il n’en reste pas moins que sa solution fait encore autorité entre les probabilistes, quelles que soient leurs options économiques ou politiques. Personne ne croit à la stabilité des États et des systèmes politiques ou économiques, quand bien

30. Pascal, Pensées, fragment Br. 858, L. 776, Sel. 641 ; ici voir PASCAL, 2004, p. 1170.

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même on en feindrait l’éternité ; on croit plus facilement à l’éternité de la nature, et c’est pourtant là une grande illusion.

La très grande affinité de démarche entre les mathématiques et la philosophie chez Pascal tient à un point voisin du précédent mais différent : Pascal obtient ses effets de vérité par le moyen du dialogue et il faut toujours être attentif à qui parle et l’écouter pour savoir ce qu’il en est d’une vérité chez l’auteur des Pensées. Un très grand nombre de fragments tournent spontanément au dialogue entre interlocuteurs imaginaires et instables. Je crois aussi qu’on s’est beaucoup trompé sur le sens du texte, fort négligé par les philosophes, des Provinciales en ne remarquant pas suffisamment qu’on devait se garder d’identifier trop facilement l’épistolier imaginaire qui écrit des lettres imagi-naires, quoique bien datées, situées à Paris et adressées à un « Provincial » imaginaire, à Pascal lui-même en dépit des tentations de lecteur que nous pouvons avoir. La vérité ne s’obtient que dans des rapports de dialogues chez Pascal, l’interlocuteur fût-il absent ou silencieux.

Enfin sur la question de la mise en scène de la perte, car le fameux objet a de Lacan est une figuration de la perte, le calcul des partis permet une scénographie particulière-ment intéressante. La perte n’est pas ce qui échappe à ce qui est structuré, loin de là ; la perte est aussi structurée que ce qui est gagné. Lacan voit dans l’organisation des sub-structures de la règle du jeu les schèmes de la perte, de la perte indéfinie. Car on n’en finit pas de perdre, mais on ne perd pas n’importe comment quoiqu’on ne le sache pas. Loin de sortir de la structure, les pertes sont peut-être ce qu’il y a de plus structurant. Il nous reste à considérer le pari, que Lacan, très légitimement (car en parfait accord avec les textes de Pascal), situe dans le sillage du calcul des partis.

LE PARI DANS LE SILLAGE DES PARTIS

Certes, il ne s’agit pas de commenter le pari sous tous ses aspects ; ni même seule-ment sous les divers aspects, pourtant partiels, que Lacan a sélectionnés par sa recherche innovante. Je n’en retiendrai, pour ma part, que trois, tous solidaires de la précédente réflexion sur le calcul des partis.

Le premier tient à un véritable renversement par Lacan de la perspective ordinaire sur le pari pascalien. Fidèle à son analyse de la tyché, fidèle aussi à son triptyque (symbolique/imaginaire/réel) qui, bien qu’il ait changé de sens au cours du séminaire,n’en est pas moins une de ses grandes constantes, Lacan pose que le réel est saisi à travers l’alternative exprimée par l’antinomie : Dieu est, Dieu n’est pas. Le Dieu de Pascal n’est décidément pas le Dieu des philosophes (5 février 1969). De Dieu, nous ne savons rien, ni ce qu’il est (s’il est), ni s’il est, ni s’il n’est pas. Et pourtant le réel est ce qui exige de nous que nous parions s’il est ou s’il n’est pas. Le réel n’est pas dans le fait de nous tenir d’un côté de l’existence, du mauvais côté pour savoir ce qui se passe par-delà la mort31. Présenter les choses ainsi revient, comme c’est le cas chez Hume ou

31. Il serait déloyal de cacher que quelques fragments vont tout de même dans ce sens, comme le fragment Br. 213 ; Sel. 185 : « Entre nous et l’enfer ou le ciel il n’y a que la vie entre-deux, qui est la chose du monde la plus fragile » (PASCAL, 2004, p. 926). On peut interpréter la « distance infinie » du fragment Infini – rien comme celle qui sépare la vie de la mort.

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chez d’autres penseurs, à rendre fictive et pour ainsi dire illusoire l’alternative Dieu est – Dieu n’est pas. D’ailleurs pourquoi le jeu ne continuerait-il pas au-delà de la mort32 ? Or la force de l’interprétation lacanienne est de dire que le réel est dans cette approche probabiliste et contradictoire33. Le « vous êtes embarqué » enregistre le fait qu’on ne peut pas sortir de cette alternative et qu’elle est notre réel ; que nous ne vivons, n’agis-sons et ne pensons que dans cette alternative qui est notre réel. On voit, une fois de plus (car on pourrait en donner beaucoup d’autres exemples34), que la théologie a en quelque sorte préfiguré ce qui allait se passer en physique, quelques décennies plus tard, lors-qu’il est devenu parfaitement clair que les lois probabilistes étaient plus fondamentales que les autres et que les épures idéales de style newtonien n’étaient que des cas limites des premières. Le mode d’existence des affects est également mieux enserré par un jeu antinomique de contradictions que par la construction illusoire de phénomènes. Le réel résonne et raisonne mieux dans le discours probabiliste que dans tout autre discours.

Le deuxième point remarquable est lié à la structure de dialogue de l’argument du pari. Certes deux personnages, à l’identité parfaitement déterminée quoique variable presque à chaque répartie, devisent sur l’avantage de miser sur l’existence de Dieu plutôt que sur son inexistence ; mais outre cette caractéristique, le dialogue en présente d’autres plus étranges. D’abord, le discours qui domine tout le long du fragment est, à l’inverse de ce qui se passe dans le calcul des partis, un discours de perdant (d’une personne qui a plus de chances de perdre que de gagner) plutôt qu’un discours de gagnant (d’une personne qui a plus de chances de gagner que de perdre), car les chances pour que Dieu existe sont plus réduites, peut-être considérablement plus réduites, que les chances qu’il n’existe pas. Pour le coup, c’est le perdant qui tient le verbe haut et fait la leçon à celui qui a beau-coup plus de chances de gagner en misant que Dieu n’est pas. Mais s’il tient la place du discours du maître, il n’est pas en position de faire plier l’autre ; il n’en a ni la force ni la volonté et il ne peut, tout au plus, que l’y disposer. La seconde caractéristique, tout aussi étrange, c’est que Dieu est dans ce calcul des jeux comme un partenaire muet, invisible. Le jeu engagé dans le pari implique une singulière hétérogénéité des acteurs. Le parte-naire du pari apparaît aux joueurs sous la forme d’un être masqué, dont on ne sait même

32. Le 9 février 1966, Lacan s’exprimait ainsi : « Cette supposition, qu’après la mort nous en aurons le fin mot, à savoir que la vérité sera patente si oui ou non il y aura là pour la tenir le Dieu de la promesse, qu’est-ce qui ne peut pas voir que cette supposition implicite à toute l’affaire, c’est elle qui la met véritablement en suspend. Pourquoi, après la mort, si quelque chose y perdure, n’errerions-nous pas encore dans la même perplexité ? » L’imagination, qui se conduit comme s’il y avait une espèce de vie après la mort, n’envisage que difficilement une pluralité de ces vies après la mort. Or, il n’y a pas plus de vraisemblance qu’il n’y en ait qu’une plutôt que plusieurs.

33. Lors de la séance du 12 février 1969, Lacan affirmait : « Ce dont il s’agit [dans le pari], ce dont il pourrait s’agir, c’est de cette formulation radicale qui est celle du réel en tant que nous pouvons le concevoir et comme aussi bien nous le touchons à l’occasion du doigt, qu’il n’est pas concevable d’imaginer d’autre limite du savoir que ce point de butée où on n’a affaire qu’à ceci : à quelque chose d’indicible et qui ou bien est, ou bien n’est pas. Autrement dit, quelque chose qui relève du pile ou face ». Le 22 janvier 1969, il revient sur le thème dans les mêmes termes : « […] le réel absolu, sur ce petit papier, est ce qui s’énonce comme “croix” ou “pile”. »

34. Ainsi, si l’utilitarisme est le plus souvent un athéisme, il ne l’a pas toujours été ; on peut même considérer que le point de vue général de l’utilité entendue comme le plus grand bonheur a commencé par être un point de vue théologique, parfaitement visible dans la théologie d’un Thomas Bayes. Voir BAYES, 1731 et 1988.

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pas s’il existe quoi que ce soit derrière le masque. Le deus absconditus conduit à cette structure très particulière du pari, qui ne va pas sans rappeler la scène des masques et la dernière scène de Don Juan, qu’il s’agisse de celui de Molière ou de celui de Mozart.

Enfin, et c’est l’un des points où l’on rejoint le plus clairement l’interprétation de Coumet, Lacan veut lire un pluriel dans la fameuse proposition : « Il y a une infinité de vie(s) infiniment heureuse(s) à gagner. » Le manuscrit semble indiquer qu’il n’y en a pas ; mais Lacan insiste pour qu’il y en ait un, puisque l’infinité de vies (au pluriel) lui semble dans la logique de la deuxième vie, des trois vies, etc., qui seraient à gagner en mettant en jeu celle qui est présentement la nôtre35. J’avoue avoir toujours lu cette suite de vies au pluriel comme le lancement par analogie d’un argument qui ne ferait que nous disposer à agir pour obtenir une infinité de vie infiniment heureuse (au singulier). La lecture de Lacan est très différente et l’argument pascalien lui semble solidaire d’une façon d’envisager la vie, qui permette de la sommer et de la ramasser en une sorte d’unité totale36. Il faut être entré dans une logique économique et juridique, scandée par le plaisir et le travail, qui fait que je puisse et que l’autre puisse envisager ma vie comme une espèce de somme susceptible d’entrer dans d’autres sommes, de la même façon quel on peut, dans l’utilitarisme classique ajouter et retrancher des plaisirs et des déplaisirs.

L’avantage de l’interprétation lacanienne, c’est qu’elle permet de faire un sort au fameux rien que pèserait la vie dans la balance du pari et qu’il faut interpréter autrement que comme un zéro. Ne rien peser n’équivaut pas à peser zéro ; compter pour rien n’est pas compter pour zéro37. Ceux qui reçoivent une humiliation ou qui essuient un mépris le savent bien. L’art de Lacan, qui est l’art de la psychanalyse, consiste à donner une positivité à ce qu’on serait tenté de négliger théoriquement sous prétexte qu’il ne paraît pas insister dans l’existence. Tenir pour important ce qui peut se donner à la conscience, d’un certain point de vue, comme insignifiant : tel est bien le premier pas que l’on fait en analyse quand on réalise les déplacements de l’inconscient. Ici il s’agit de savoir combien pèse le je ; là encore, il s’agit d’un renversement : le renversement du cogito. Le véritable enjeu (dans tous les sens du terme) du pari de Pascal, ce n’est pas la promesse d’une vie

35. Le 29 janvier 1969, Lacan s’exprimait en ces termes : « Vous ne pouvez savoir pas plus que sur le petit bout de papier qui est tachygraphique si cette infinité de vies est au singulier ou au pluriel. Néanmoins, il est clair, par toute la suite du discours de Pascal que nous devons la prendre dans le sens d’une multiplication plurielle, puisque aussi bien il commence à arguer s’il vaudrait la peine de parier seulement pour avoir une deuxième vie, voire trois et ainsi de suite. Il s’agit donc bien d’une infinité numérique. » Lacan avait déjà posé le problème quinze jours auparavant, lors de la séance du 15 janvier 1969 ; et, trois ans auparavant, le 9 février 1966, il soulignait déjà le point : « N’avez-vous remarqué que, dans ce pari concernant l’au-delà, Pascal ne nous parle pas, jamais personne n’a vu ça, de la vie éternelle. Il parle d’une infinité de vies infiniment heureuses. » Il insistait, dans la même page : « Qu’est-ce qui se passe effectivement et cela ne vaudrait-il pas la peine d’engager un pari seule-ment avec quelques chances quant à cette vie entre la naissance et la mort, cette vie qui est la nôtre, d’en avoir peut-être une seconde ? […] Car il faut que ces deux vies soient, chacune, entre la naissance et la mort, mais il faut aussi que ce soit le même sujet. Tout ce qu’on aura joué précisément dans la première, nous savons que nous le pourrons jouer autrement dans la seconde. Mais nous ne saurons pas toujours pour autant quel est l’enjeu. »

36. Dans la leçon du 13 novembre 1968, Lacan met en relation la « renonciation à la jouissance » avec « cet élément du Pari où la vie, dans sa totalité elle-même, se réduit à un élément de valeur ».

37. Le 22 janvier 1969, Lacan expliquait : « Aussi bien, quand Pascal écrit “rien”, n’est-ce pas au hasard ; lui-même soupçonne bien que ce rien, ça n’est pas rien, que c’est quelque chose qui peut être mis en balance, et tout spécialement au niveau où nous avons à le mettre dans le pari. »

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infiniment bienheureuse, c’est de savoir si le je existe. « Il faut savoir si je existe. Je pense pouvoir vous faire sentir que c’est autour de cette incertitude – est-ce que j’existe ? – que se joue le pari de Pascal » (8 janvier 1969). Le cogito occupe une place insignifiante, alors qu’il paraissait occuper une place régnante. Le pari est, en ce sens aussi, une perte ; Lacan fait explicitement la liaison entre le pari et l’objet a (15 janvier 1969). Il s’agit d’accepter de perdre sa vie, de renoncer à la jouissance de sa vie pour un incertain supplément de jouissance (un « plus-de-jouir »). C’est ce réinvestissement du plaisir qui caractérise la « morale moderne », comme l’appelle Lacan, qui ajoute ceci dans la même séance :

« Pascal nous dit que [la vie] n’est rien, mais qu’est-ce à dire ? Non pas zéro, car il n’y aurait pas de jeu ; il n’y aurait pas de jeu parce qu’il n’y aurait pas de mise ; il dit qu’elle est un rien, ce qui est une tout autre affaire, car c’est très précisément de cela dont il s’agit quand il s’agit du plus-de-jouir [il faut bien entendre que celui qui, par-delà son plaisir, pousse encore la jouissance, tient sa vie pour rien : la foi est comparée à ce “plus-de-jouir”] ; et d’ailleurs s’il y a quelque chose qui porte au plus vif, au plus radical de notre passion de ce discours, c’est bien parce que c’est de cela qu’il s’agit. L’opposition sans doute tient toujours. [Lacan parle de celle du personnage qui se défend contre celui qui lui conseille fortement de parier en faveur de Dieu]. Est-ce qu’à miser dans un tel jeu, je ne gage point trop ? Et c’est bien pour cela que Pascal le laisse inscrit dans l’argumentation de son supposé contradicteur, contra-dicteur qui n’est pas ailleurs qu’en lui-même puisqu’il est le seul à connaître le contenu de ce petit bout de papier38. Mais il lui répond : “Vous ne pouvez pas ne pas parier parce que vous êtes engagé”. Et en quoi ? Vous n’êtes pas engagé du tout sauf si domine ceci que vous avez à prendre une décision, c’est-à-dire ce qui, dans le jeu, dans la théorie du jeu comme on dit de nos jours, qui n’est que la suite absolument directe de ce que Pascal inaugure dans la règle des partis où la décision est une structure, et c’est parce qu’elle est réduite à une structure que nous pouvons la manipuler d’une façon entièrement scientifique. »

La dernière phrase citée est incorrecte : la langue de Lacan est essentiellement parlée et rend le texte, qui n’est d’ailleurs qu’une retranscription, aussi pénible qu’incertain. Il faudra que la main de Jacques-Alain Miller passe par là pour donner à ce texte sa lisi-bilité et, pour ainsi dire, son classicisme. J’ai reproduit ce texte, un peu chaotique dans sa structure, pour faire retentir les thèmes précédents à un degré d’articulation logique (sinon syntaxique) élevé.

Je voudrais tirer des conclusions très éclatées et, pour quelques-unes d’entre elles, plus programmatiques qu’indicatrices de résultats. D’abord, en parlant des probabilités,de la théorie des jeux et de la théorie de la décision, je suis loin d’avoir traité in extensode « Lacan et des mathématiques ». Il faudrait pour commencer à y voir clair sur le sujet, regarder beaucoup d’autres secteurs. L’intérêt qu’il prend à la topologie, par exemple, devient tellement immense et envahissant dans les divers livres du séminaire qu’il n’est pas impossible que Lacan ait envisagé le problème des partis comme un problème de topologie. Car il s’agit de la projection d’une cassure de jeu (du point de vue de la règle)

38. Il s’agit ici d’une allusion au caractère fictif du contradicteur, qui n’est qu’un personnage créé dans un dialogue.

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sur un plan qui veut conserver (par équité) l’inégalité d’un score et lui donner une trans-cription monétaire qui mette les partenaires d’accord, encore que cet accord ne soit pas prononcé par le perdant mais seulement énoncé par le gagnant. L’invention par Pascal de la solution du calcul des partis n’est pas sans relation avec son travail sur les coniques.

Ensuite, je suis loin d’avoir épuisé le sujet, pourtant beaucoup plus restreint, de « Lacan et les probabilités ». Je n’ai fait que tracer quelques pistes, déjà bien repérées par les travaux du séminaire du Centre d’analyse et de mathématiques sociales39. Mais j’ai conscience d’avoir laissé dans l’ombre énormément d’aspects qui mériteraient d’être pris en compte par un dépouillement radical du séminaire, lequel, n’est encore que très partiellement publié, alors qu’on peut légitimement le tenir pour un monument de la culture du troisième quart du XXe siècle. Le séminaire a été une caisse de résonance pour l’époque ; il traduit une considérable puissance de réactivité et une invention qui fait encore le plaisir du lecteur. Car il a aussi facilement inventé ses partisans et ses adversaires que ses notions. On a certes pu ridiculiser la Chose (das Ding), l’objet a, et tant d’autres fictions ou mystifications. Le style du personnage de Lacan a parfois tendu à quelque chose qui ressemblait à une bouffonnerie rabelaisienne. Certes, il n’était pas homme à se refuser un calembour ou un bon mot. Mais il ne faut pas que l’arbre de la facétie nous cache la forêt de la réalité du fingere, du fabriquer. Chaque séance du Sémi-naire apporte son faire ; et la vérité n’est évidemment pas autre chose qu’une invention.

Je ne sais si la chose a été faite ou tentée, puisque je citais, en commençant, les noms de Georges Th. Guilbaud et d’Ernest Coumet ; mais ne conviendrait-il pas de reprendre, d’ouvrir ou de rouvrir un front qui, sous quelque nom qu’on voudra, pourrait porter sur le type de lecture que la psychanalyse permet du calcul des probabilités et de la théorie des jeux ? L’intérêt est évidemment à double sens. Les inventeurs de la théorie des jeux ont pu croire qu’ils allaient remplacer la psychologie et ils l’ont dit. Je suis loin de tenir l’appréciation pour naïve et mon expérience, pourtant légère et modeste, me fait croire qu’elle est même bien fondée. Le spectacle de la réflexion sur ce qu’on appelle désor-mais, en droit et dans les milieux juridiques, la médiation, est assez consternant et paraît témoigner que la théorisation des négociations était moins connue au début du XXIe

siècle par quelques personnes qui prétendaient enseigner ce qu’était la médiation que par Pascal. Le fonctionnement des négociations, pourtant réellement menées par des gens probablement compétents dans leur activité, est néanmoins perçu par les acteurs eux-mêmes à travers une épaisse brume psychologique, qu’il ne serait pas inintéressant de percer. On se consolera avec l’argument que les avocats ne sont pas des profes-sionnels de la psychologie ; on s’attristera davantage en pensant que des professionnels de la psychologie n’ont pas conscience de la structure logique du temps, de l’espace des rapports avec autrui à laquelle nous avons fait allusion. Voilà pour le premier sensde l’intérêt : Lacan a parfaitement entendu l’appel de John Von Neumann et d’OskarMorgenstern40 ; il en est un second.

39. Cet article est issu d’un exposé de l’auteur lors d’une reunion de ce séminaire à l’EHESS le 21 décembre 2007 (NLR).

40. Von NEUMANN et MORGENSTERN, 1980, p. 3 : « The arguments often heard that, because of the human element, of the psychological factors, etc., or because there is – allegedly – no measurement of important factors, mathematics will find no application, can all be dismissed as utterly mistaken. »

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Je crois qu’il peut être utile aux mathématiques de comprendre, à l’inverse, que ce dont elles parlent, ce qu’elles mettent en scène est aussi un nœud affectif, un nœud rhétorique ; que même quand les mathématiques paraissent parler très loin du monde, dans une langue symbolique, elles sont néanmoins bruissantes de dialogues, d’argu-mentations, qu’elles ne sont pas contraintes par leur écriture de présenter. Lacan fait penser les mathématiques ; le faisant, il ne dit pas forcément des choses vraies et peut-être ne contribue-t-il qu’à créer une idéologie des mathématiques dont on aime seule-ment à penser que quelques-uns, philosophes ou mathématiciens, trouvent en elle le moteur de leur création. En tout cas, on peut, en s’intéressant à l’affectivité et à la rhétorique, tenter une approche qui n’est pas sans intérêt pour la conduite d’une argu-mentation voire d’une démonstration en mathématiques.

Enfin, je termine par un point un peu étrange que les moins enclins à s’intéresser à la psychanalyse me pardonneront peut-être. Il arrive à Lacan d’être énigmatique ; cela arrive à Platon aussi : je n’ai jamais complètement compris pourquoi l’auteur du Cratyle disait du langage qu’il était Pan chevrier. De façon tout aussi sibylline, Lacan définit comme sororal l’amour de la vérité. Sans doute aime-t-on, dans le savoir, la place du Je transcendantal comme on aime la place du père. Mais c’est d’un amour indirect, d’un amour dérivé, qu’on aime la vérité. « Ce n’est pas vainement ni par hasard, que je désigne de sororale la position de la vérité au regard de la jouissance41. » On comprendra que la jouissance et la vérité ne dépendent pas l’une de l’autre par quelque engendrement paternel et maternel ; qu’elles ne dépendent l’une de l’autre que latéralement. Il se pourrait que l’une et l’autre fussent engendrées par le savoir ; mais la jouissance engendrée par le savoir ne se confond pas avec la vérité ; quant à la vérité que peut engendrer le savoir, elle ne lui donne pas toute sa jouissance, qui en reste séparée comme une sœur d’une autre sœur. Malheureusement, Lacan ne développe pas suffisamment cette idée. Or, dans ses réflexions sur Pascal, Lacan ne manque pas de noter l’importance de sa sœur Jacqueline dans sa vie tout court et dans sa vie intel-lectuelle en particulier42. C’est même le seul élément biographique qu’il retient dans la séance du 20 janvier 1965 où la question de la névrose de Pascal est abordée43. Mais là non plus, il ne va pas beaucoup plus loin. C’est sur cette énigme du rapport de la vérité à la fonction sororale que je décide de clore ce chapitre.

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41. LACAN, 1969-1970, ici 1991, p. 76 (21 janvier 1970).42. Lacan a, sur la sœur, cette notation très pascalienne qu’elle se trouve dans « la meilleure condi-

tion pour qu’on puisse donner crédit à son témoignage : elle ne comprend absolument rien de ce qu’elle dit » (20 janvier 1965). Pascal souligne aussi dans les Pensées que le témoignage de la Bible s’était le mieux conservé grâce à ceux qui le comprenaient le moins.

43. D’ailleurs avec beaucoup de prudence car, ajoute Lacan, « ce n’est pas dans la note de la psychopathologisation du génie que nous donnons » (20 janvier 1965).

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