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Jean-Sébastien Bach. Après deux siècles d'études et de

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Jean-Sébastien Bach

DU MÊME AUTEUR (aux Éditions Buchet/Chastel)

Essais. Connaissance de la Musique. Écrivains intelligents du XX siècle. Beethoven, légendes et vérités.

Romans. Un Homme se lève. La Volée. Les Enfants de colère. Les Vies secrètes :

I. Raisons de famille. II. Les faux départs. III. Le grand désordre. IV. La symphonie. V. Le royaume de l'homme.

Edmond Buchet « MUSIQUE »

Collection dirigée par E. Buchet

Jean-Sébastien Bach

Après deux siècles d'études et de témoignages

BUCHET/CHASTEL PARIS

© 1968 by Buchet /Chastel, Paris.

INTRODUCTION

Cet ouvrage voudrait être une initiation plutôt qu'un hommage. Dans les textes cités, j'ai moins cherché la beauté littéraire que la pertinence. En littérature comme en musique, les phrases creuses, ampoulées, redondantes ne sont pas dignes de Bach; il est assez grand pour que la vérité, la vérité toute simple, dans l'exposé de sa vie comme dans l'analyse de ses œuvres, soit exemplaire.

Bien que cherchant à atteindre une audience que les procédés de reproduction mécanique, de plus en plus perfectionnés, rendent de plus en plus vaste, audience qui se compose en grande partie de néophytes, je n'ai pas cru devoir éviter les explications techniques, mais je me suis efforcé de choisir les plus claires et les plus concises. Elles sont en effet indispensables si l'on veut — et c'est un des buts que se propose cet ouvrage — avancer dans la compréhension de l'œuvre et de l'homme. Il est possible, évi- demment, de goûter l'équilibre d'une fugue et même d'y prendre du plaisir en ignorant ses lois, mais il est certain que celui qui connaît ces dernières pénètre la construction tout entière à un degré différent.

« Quelle que soit la précision des analyses techniques, observe André Pirro 1 elles ne rendent point compte de Bach tout entier. Elles nous font connaître les moyens de son art, mais non pas le dessein de son art. Ce n'est pas assez d'admirer les arabesques brodées sur les voiles précieux qu'il a tissés. Il ne suffit point d'en établir le plan, ni de distinguer les lois d'après lesquelles il les a groupées. Il faut encore découvrir d'après quels principes il les inventa. On doit traiter les éléments de sa musique comme les signes d'une langue inconnue, et s'ingénier à les traduire, pour remonter jusqu'à sa pensée. Cette seule méthode nous permettra de savoir s'il a des tendances expressives et s'il reste fidèle à un système pour les manifester. »

1. André Pirro : L'Esthétique de Jean-Sébastien Bach, Éd. Fischbacher, Paris 1907, p. 9.

Les thèses de musicologues ne parviennent pas à définir Bach entièrement. Pour les uns, il est le héros de la musique pure, pour d'autres, il est le musicien poète ou le musicien peintre; les uns le considèrent comme un génie latin, français ou italien, pour d'autres, il est typiquement allemand; pour certains, il paraît un mystique, d'autres réagissent en mettant l'accent sur son côté réaliste. Faut-il s'en étonner? Chacun ne voit qu'un aspect de l'océan et borne son étude à sa rive préférée. Nous montrerons ces différents points de vue, même s'ils paraissent parfois contradictoires; de leur comparaison, de leur addition, résultera une vue plus vaste et, je l'espère, plus juste, de celui qui, tout en étant à la fois professeur et virtuose, trouva le temps d'écrire deux cent quatre-vingt-quinze cantates, quatre ou cinq passions, je ne sais combien de fugues, de celui qui, tout hanté qu'il fût par la mort, eut deux femmes et engendra une vingtaine d'enfants.

Je n'ai pas suivi le même plan que ces musicologues qui, généralement, divisent leurs livres en deux parties, la première consacrée à la biographie, la seconde à l'analyse des œuvres, cette seconde partie étant elle-même divisée en chapitres intitu- lés : les cantates, les oratorios, les œuvres pour orgue, pour clavier, les suites, les concertos, la musique de chambre, etc.

J'ai estimé qu'il serait à la fois plus intéressant et plus vivant de mélanger la vie et l'œuvre et de tenter de suivre l'une et l'autre dans leur évolution, l'une et l'autre contribuant à donner une image de l'homme dans son intégrité ou, si l'on veut, son double aspect d'homme et de créateur.

Pourtant, on ne trouvera pas toujours trace dans la musique de Bach des événements qui l'ont frappé, qui ont même boule- versé sa vie. Ainsi son chagrin, lors de la mort imprévue de sa première femme, Maria-Barbara, chagrin dont témoigne le Nécrologue écrit par son fils Philippe-Emmanuel, ne se révèle guère dans les œuvres qu'il compose à ce moment-là, à Coethen. Les querelles exaspérantes avec le recteur Ernesti, à Leipzig, n'altèrent pas la sérénité de son art. Elles contribuent toutefois à

expliquer un certain retrait de Bach à la fin de sa vie, qui, se repliant sur lui-même, tourne ses regards vers le passé plutôt que vers l'avenir, s'enferme dans des formes de plus en plus strictes, abandonne la musique vocale et même instrumentale pour ce que Schweitzer appelle les œuvres théoriques.

Il faut donc se garder d'un parallélisme trop systématique. Au temps de Bach, la musique n'est pas encore le reflet de la vie, elle n'est autobiographique que par accident, non par système. La musique est santé, non maladie, elle est jeu et non passion, sérénité et non tourment. Certes, le temps n'est plus où Jérôme de Moravie pouvait écrire que : « Le principal empêchement pour faire de belles notes est la tristesse du cœur. » Monteverdi a conçu les plaintes d'Orphée au chevet de sa femme mourante, mais Beethoven, qui magnifiera dans son art ses souffrances et ses joies, n'est pas encore apparu, et Mozart peut encore écrire : « Comme les passions, qu'elles soient violentes ou non, ne doivent jamais être exprimées jusqu'au dégoût, la musique, même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l'oreille, mais là encore la charmer, et enfin rester toujours la Musique. » N'est-ce pas ce que Bach entend lorsque, après avoir expliqué à ses élèves les règles compliquées de la fugue, il donne cette recommandation essentielle : « Avant tout, il faut que cela sonne bien »?

Nous aurons l'occasion de revenir sur le problème de la musique pure qu'il convient de traiter avec prudence, il n'en reste pas moins que Bach, plus encore que Mozart et surtout si on le compare à Beethoven ou à Wagner, reste par excellence le musicien qui a porté le jeu à sa suprême expression, notamment à la fin de sa vie, au moment de l'Offrande musicale et de l'Art de la Fugue.

Son art, qu'il enferme comme à plaisir dans des formes de plus en plus étroites et de plus en plus rigides, est un perpétuel tour de force, et, s'il a parfois cherché à commenter des textes, — davantage par respect de ceux-ci que par besoin d'y chercher

une inspiration, car il ne semble jamais à court, il compose à longueur de vie, et seul le temps pose une limite à son œuvre inépuisable, — sa tendance à l'abstraction, conséquence inévi- table de l'idéal du jeu, est de plus en plus évidente à mesure qu'il approche de la mort. Il s'intéresse, par exemple, aux canons comme à des charades. Après avoir entièrement construit son Offrande musicale sur un thème — le Thema Regium — qui lui avait été donné par Frédéric le Grand, il conçoit à la suite de ce travail qui, pour d'autres, aurait été ingrat, mais qui l'avait au contraire passionné, le jeu le plus monumental qui ait jamais été imaginé par l'esprit d'un homme, l' Art de la Fugue. Cet ouvrage, qui se compose de quinze fugues et de quatre canons construits sur un sujet principal, occupe les derniers mois de sa vie. Rien n'illustre mieux l'intérêt qu'il portait aux problèmes de technique musicale — les seuls qui semblent avoir existé pour lui. En effet, lorsqu'on lui demandait comment il était arrivé à produire des œuvres si parfaites, il se bornait à répondre : « Je me suis appli- qué »; et il ajoutait simplement : « Quiconque s'appliquera de même, arrivera au même résultat. » Et il s'évertue à compli- quer ces problèmes ! Après avoir porté l'art du contrepoint dans la fugue à un degré, à la fois, de richesse et de rigueur qui n'avait jamais été atteint et qui ne sera probablement jamais dépassé, après avoir écrit, par exercice, les préludes et les fugues admirables du Clavecin bien tempéré, destinés à servir surtout la technique de ses élèves, il resserre encore les données du jeu et, comme en s'amusant, accumule les difficultés. Ainsi, dans la fugue à trois sujets, qui fut d'abord réunie par erreur à l' Art de la Fugue, les quatre premières notes du dernier sujet figurent le nom de BACH. Il paraît d'ailleurs attacher moins d'importance aux thèmes qu'à leur traitement et ne craint pas de s'approprier ceux de Legrenzi, de Corelli, d'Albinoni, de Vivaldi, avec lesquels il joue de sa façon magistrale. Sa technique est d'autant plus étonnante si l'on songe qu'il n'a jamais eu de véritable professeur et ne s'est formé que par les copies de partitions et les visites qu'il ne manquait pas de rendre, chaque fois qu'il le pouvait,

aux compositeurs et organistes de son temps; mais, d'autre part, son caractère très prononcé d'autodidacte explique le dévelop- pement et l'approfondissement continu de sa science musicale.

Il semble d'ailleurs être lui-même l'objet d'un jeu de l'hérédité et de l'histoire. Si jamais sang musical n'a coulé plus abondam- ment dans les veines d'une famille et si Jean-Sébastien résume en lui toutes les qualités de ses parents et de ses ancêtres, il arrive aussi à un moment unique du développement de la musique, alors que cette dernière, en pleine possession de tous ses éléments, a pris dans la polyphonie et le contrepoint des dimen- sions nouvelles qui lui donnent à la fois une vigueur et une fraîcheur sans précédent. Landormy voit en lui une sorte de monstre, alliant les tendances opposées de plusieurs siècles qu'il résume ou qu'il annonce. « Il tient au moyen âge et à la Renais- sance par sa polyphonie et son goût de la description, au XVII siècle italien par ses récits dramatiques et la forme de ses airs, au XVII siècle français par son élégance et sa recherche de l'ornement, et il prépare déjà l'art chargé, un peu lourd, mais si profond et puissant d'un Beethoven vieillissant ou d'un Richard Wagner. »

Le jeu est encore évident dans son goût du symbolisme. Bach n'invente pas ce dernier, qui avait été commun à tous les arts du moyen âge, mais le remet en honneur en lui attachant une impor- tance toute particulière. Ainsi, on s'est demandé pendant long- temps pourquoi, dans le grand recueil de Chorals de 1739, chacun était traité en deux versions, une grande et une petite, la première étant tout à fait abstraite, la seconde simple et natu- relle. Schweitzer me paraît en avoir trouvé la juste explication dans la volonté de Bach de représenter en musique non le dogme général, mais le dogme luthérien. Or, Luther a écrit deux caté- chismes, un grand en latin pour les pasteurs et un petit, en alle- mand, pour les enfants; Bach composera donc, chaque fois, deux chorals. Mais il pousse beaucoup plus loin le jeu du symbo- lisme. Il s'est forgé, comme l'a démontré André Pirro, un langage musical extrêmement développé et précis, avec ses racines et ses

dérivations et, pour exprimer la même idée, emploie toujours la même formule fondamentale — ainsi les thèmes de la lassitude, de la quiétude, de Satan, de la sérénité, de la souffrance, de la démarche et la grande catégorie de ceux de la joie. Tous ses motifs rentrent dans quinze ou vingt de ces thèmes élémentaires, diversifiés selon les différentes nuances de l'idée qu'il s'agit de traduire en musique. Or, ce qu'il y a d'extraordinaire, — mais pourquoi nous étonner alors que toute l'œuvre de Bach est un miracle, — c'est que ce vocabulaire n'est pas le fruit de l'expé- rience. En effet, les différents motifs de la douleur se trouvent déjà dans le Lamento du Capriccio qu'il a composé entre dix-huit et vingt ans, et tous ses motifs expressifs sont fixés — autrement dit son vocabulaire est définitivement établi — lorsqu'il compose à Weimar, âgé d'environ trente ans, l'Orgelbüchlein, qu'on peut considérer comme le véritable dictionnaire de sa musique.

Si l'étude de ce dernier est d'un très grand intérêt pour celui qui veut aborder l'œuvre de Bach en se rendant compte des intentions du compositeur, en saisissant un certain mécanisme de sa création, elle n'est cependant nullement indispensable pour goûter la splendeur et la plénitude de cette musique. Boris de Schloezer remarque très justement que l'idée qu'un artiste se fait de son art n'a, le plus souvent, aucun rapport avec la signification de cet art et que le sens musical d'une œuvre est quelque chose d'entièrement différent des images, des idées, des émotions même qui guidaient le compositeur dans son travail. Or, ce qui, chez Bach, ne lassera jamais mon étonnement et mon admiration, c'est précisément ce sens musical si dense, à la fois si concis et si inépuisable, dont toutes ses œuvres, sans exception, sont chargées. Plus il traite ses compositions comme des problèmes, plus il se plaît à les compliquer, plus elles semblent ressortir du domaine des mathématiques, plus il les comble de génie musical. Alors que Beethoven et surtout Wagner sentiront le besoin de se libérer pour étaler leur génie, Bach ne cherche qu'à l'emprisonner dans des formes de plus en plus strictes; mais, le miracle, c'est que les obstacles et les exigences l'inspirent précisément. Le fond et la

forme se confondent chez lui à tel point qu'il est impossible en réalité de les distinguer. La puissance de l'expression rend la forme compréhensible et, d'autre part, la forme réellement comprise ouvre à l'expression de nouveaux horizons et lui four- nit de nouveaux procédés au moyen desquels cette dernière ne cesse de s'élever et de s'affirmer. Or, s'il y a trois bonnes choses dans l'art : la noblesse, la logique et la beauté, comme l'observe Nietzsche en constatant qu'elles ont manqué à Wagner, « pour ne point parler d'une chose meilleure encore : le grand style », il faut bien reconnaître que l'art de Bach possède non seulement ces trois choses au suprême degré, mais que la confusion même du fond et de la forme, l'équilibre merveilleux de l'inspiration la plus mystique et de la raison la plus logique, font qu'il présente l'exemple le meilleur de grand style que nous puissions trouver dans toute la musique. C'est à son égard que Nietzsche aurait pu se demander : « Ne serait-ce pas vraiment l'un des mérites des anciens que, chez eux, le plus haut pathétique n'ait été en même temps qu'un jeu esthétique, alors que, pour nous, la vérité natu- relle doit intervenir afin de produire un semblable résultat? »

Toujours préoccupé par son souci de pureté et de perfection technique, Bach ne cesse de retoucher ses œuvres. Son dernier travail sera la révision du choral Seigneur, me voici devant Ton trône, qu'il avait traité, dans sa jeunesse, à la façon de Pachel- bel. Aveugle et moribond, couché dans une chambre noire, il dicte la nouvelle version à son gendre Altnikol. Le manuscrit a gardé les traces d'une lutte émouvante. L'écriture en est presque illisible parce que tracée dans l'obscurité; l'encre devient de plus en plus pâle et l'on peut marquer les places où la dictée reprend après le repos que le malade était obligé de s'accorder. Pourtant, l'art de la fugue y est poussé au plus haut point. Bach se plaît, s'amuse encore peut-être à se servir du sujet renversé comme contre-sujet. Mais il faut analyser l'œuvre pour s'apercevoir de ce jeu technique; l'auditeur ne perçoit que la lumière mystérieuse et quasi divine qui illumine doucement ce choral paisible et serein.

En créant un monde magnifiquement ordonné, suprêmement « noble, logique et beau », totalement indépendant du monde au milieu duquel nous nous agitons, Bach joue le jeu d'un dieu, son œuvre, toujours égale à elle-même, sans vides, sans com- mencement et sans fin, paraît se continuer au-delà de toute limite et nous donne une extraordinaire impression d'éternité. Musique astronomique, disait Gide à Charles Du Bos qui note plus loin dans son Journal : « Un Bach a tellement peu besoin de nous — je veux dire de l'attention que nous pourrions lui prêter — que ses œuvres nous donnent la sensation, lorsque nous les entendons, de s'être jouées indéfiniment durant tout l'intervalle qui s'est écoulé depuis que nous les avons entendues, et de continuer toujours indéfiniment à se jouer. »

Cependant, s'il n'est pas possible de faire coïncider parfai- tement les événements et les créations musicales, l'évolution du caractère et celle de l'art, la confrontation de ces deux évolutions ne manque pas d'être instructive. Ainsi que l'observe Boris de Schloezer : « Conjointement à la vie réelle de J.-S. Bach se déroule ainsi une autre vie, fictive...; à la biographie de l'homme vient se superposer celle de l'artiste, qui elle aussi a sa forme bien définie, son moi mythique, et dont les différentes œuvres, les moi mythiques particuliers, marquent les étapes successives. »

Nous suivrons donc Jean-Sébastien Bach au cours de ces étapes dans sa vie et dans son œuvre et ce seront ces étapes mêmes qui constitueront les divisions de cet ouvrage : 1685 à 1708, l'enfance, la jeunesse, les premières œuvres, Eisenach, Arnstadt, Mühlhausen; 1708 à 1717, le grand organiste de Wei- mar; 1717 à 1723, Coethen et la musique instrumentale; 1723 à 1750, le cantor de Saint-Thomas à Leipzig, les cantates, les passions, l'Art de la Fugue, la mort. Ces quatre parties seront précédées d'un chapitre sur les origines de Bach, ses ancêtres, son hérédité, le complexe historique dans lequel il est apparu, et suivies de deux autres chapitres traitant de ses descendants et du destin de son œuvre.

Certes, ces divisions sont arbitraires, comme toutes divisions. Il peut apparaître conventionnel de les déterminer principale- ment par les différents domiciles de Bach, et il serait tout à fait justifié de distinguer plusieurs périodes à Leipzig même. Cepen- dant, comme le remarque Schweitzer, les œuvres de Bach sont éminemment, et au sens le plus profond du mot, des œuvres de circonstance. Ainsi s'explique la grande production de musique instrumentale de Coethen, comme le retour à la musique reli- gieuse, l'abondance des cantates de Leipzig.

On ne peut distinguer aussi nettement chez Bach les trois phases que Schindler et Lenz ont rendues classiques à propos de Beethoven : la période d'imitation, celle de maturation et celle de création personnelle révolutionnaire. Très vite, Bach sera en possession de son langage musical, d'autre part, il ne cessera d'imiter quantité de musiciens, notamment italiens, il ne cessera pas non plus de retravailler ses propres œuvres qu'il considérait rarement comme définitives. Aucune cloison étanche ne doit donc séparer les diverses périodes qui forment les cha- pitres de cet ouvrage. Les œuvres les dominent et c'est en réalité la même musique qui les remplit et les fait pour ainsi dire débor- der de l'une dans l'autre. Gardons-nous donc de tout didac- tisme et tentons d'approcher la personnalité si diverse de Jean- Sébastien Bach et son œuvre prodigieuse sans idées préconçues.

I. — Bach phénomène ou miracle

On ne peut expliquer Bach et son œuvre sans remonter à ses origines, sans s'occuper de ses ancêtres, sans examiner son héré- dité, les influences qu'il a subies, le contexte historique qui l'a précédé et qui l'entoura.

Ainsi que le dit Schweitzer1 : « nous le pressentons, nous le comprenons avant de le connaître. Nous prévoyons que l'idée et les aspirations qui se manifestent dans cette famille ne sau- raient s'arrêter là, mais qu'elles se réaliseront nécessairement quelque jour, sous une forme parfaite et définitive, dans un Bach unique en qui réapparaîtront et survivront les personnalités différentes de cette grande famille. Jean-Sébastien Bach, pour parler le langage de Kant, s'impose à nous comme une sorte de postulat historique ».

Lui-même attachait de l'importance à son hérédité, puisqu'il entreprit une histoire de sa famille sous le nom d' Origine de la famille de musiciens Bach. Cette histoire commence ainsi : « Veit Bach, un boulanger qui habitait la Hongrie, fut obligé de quitter ce pays pour sauvegarder sa foi luthérienne. Après avoir, dans la mesure du possible, converti son bien en espèces son- nantes, il se rendit en Allemagne et, trouvant en Thuringe toute liberté pour exercer sa religion, il s'établit à Wechmar près de Gotha où il reprit son métier. Il aimait se servir d'une petite cithare qu'il emportait au moulin pour jouer tandis que la meule était en mouvement. Admirable concert! Mais il apprit ainsi à garder ferme la mesure. Tel a été apparemment le com- mencement de la musique dans la famille. »

Ce Veit était peut-être le fils d'un Hans Bach qui fut gardien de la ville de Wechmar. Cependant, certains musicologues se demandent si Veit ne serait pas né en Hongrie et si nous ne pourrions pas déceler quelque sang hongrois mêlé au sang alle- mand parmi les ancêtres de Jean-Sébastien. L'hypothèse est séduisante, mais ce n'est qu'une hypothèse. Toujours est-il que Veit se fixa en Thuringe, où, à la même époque, on retrouve

1. Albert Schweitzer : J.-S. Bach, le musicien-poète, Breitkopf et Härtel, Leipzig, p. 2.

les traces de deux Bach, Hans et Gaspard, qui étaient peut-être ses frères.

Hans, d'abord charpentier, devint ménétrier et jongleur à la cour de la duchesse de Würtemberg, à Nürtingen. Déjà, il com- posait. Nous avons conservé un portrait de lui qui le représente un violon à la main. Sa musique ne devait pourtant pas être très sérieuse si l'on en croit ce quatrain inscrit au-dessus de sa tête :

Hans Bach le violoniste a un genre qu'on ne peut entendre sans rire; c'est d'un effet unique et magique en harmonie avec la barbe de Hans Bach.

Un deuxième portrait est encadré par l'inscription suivante : « Hans Bach, fameux et amusant jongleur de cour, ménétrier comique, est un homme diligent, honnête et religieux. »

Quant à Gaspard Bach, il servait à Gotha en qualité de fifre. On sait qu'il prit soin d'un fils de Veit, nommé Johannes, musi- cien en même temps que fabricant de tapis et peut-être succes- seur de son père au moulin.

Johannes devait mourir de la peste en 1626, laissant trois fils : Jean, Christophe et Henri, qui furent tous trois musiciens et pères de musiciens.

Jean vécut à Erfurt où, malgré la guerre de Trente Ans, il demeura jusqu'à sa mort en 1673. Il était organiste. Trois œuvres de lui figurent dans les archives de la famille Bach, cons- tituées par Ambroise et son fils Jean-Sébastien : un aria pour quatre voix, un motet à huit voix et un motet avec choral. Ce dernier est, selon Geiringer, une composition dramatique qui présente une réelle grandeur. Notons en passant que Jean épousa en secondes noces sa cousine Hedwige Lämmerhirt, dont la demi-sœur Élisabeth devait épouser Ambroise Bach et devenir la mère du grand Jean-Sébastien. Cette famille Lämmerhirt avait une tendance marquée pour le mysticisme et c'est sans

doute à elle que Jean-Sébastien dut son caractère profondément religieux.

Du deuxième fils de Johannes, Christophe, son petit-fils Jean-Sébastien nous apprend qu'il ne s'intéressait qu'à la musique instrumentale, mais aucune composition ne nous est parvenue. Il travaillait avec son frère Jean à Erfurt. Ayant épousé la fille d'un fermier saxon, Marie-Madeleine Graber, il en eut six enfants.

Le troisième fils de Johannes, Henri, paraît avoir été le plus doué. Après avoir fait ses études musicales avec son père et son frère, il devint organiste à Arnstadt. Il présente certaines similitudes avec son petit-neveu. Comme lui, il se trouvait pro- fondément religieux et vivait en familiarité constante avec la mort; comme lui, il était un organiste remarquable, maître dans l'art d'improviser; comme lui enfin, vers la fin de sa vie, il devint aveugle.

On sait par l'oraison funèbre du pasteur Olearius qu'Henri fut un compositeur fertile. Malheureusement, une seule de ses œuvres est parvenue jusqu'à nous, une cantate intitulée Ich danke dir, Gott. D'après Geiringer, son « exceptionnelle habileté technique, mais plus encore la ferveur et la confiance inébran- lable en Dieu qu'il exprime dans cette composition, en font une des œuvres les plus importantes des anciennes générations des Bach ».

S'il ne nous reste presque rien d'Henri, ses deux fils, Jean- Christophe, qui prit sa succession aux orgues d'Arnstadt, et Jean-Michel, organiste à Gehren, qui sera le père de la première femme de Jean-Sébastien, Maria-Barbara, ont laissé un nom dans l'histoire de la musique. « Tous deux aussi bien jettent les bases de l'oratorio haendelien et annoncent leur illustre neveu, remarque Robert Pitrou Ils ont déjà sa solide car- rure, son habileté aux jeux contrapuntiques, ses hardis change- ments de ton. Comme lui, ils combinent ingénieusement le

1. Robert Pitrou : Jean-Sébastien Bach, Éd. Albin Michel, Paris 1941.

système diatonique du chant grégorien avec la répartition moderne en majeur et en mineur. Comme lui, ils ont la han- tise de la mort, la mort aimée comme le définitif refuge. Leurs motets, leurs chorals pour orgue ont peut-être « déteint » sur Pachelbel, de Nuremberg, lequel à son tour a si gravement agi sur Bach. Nous surprendrons celui-ci en train de copier un des motets de l'oncle Christophe, où se manifeste le jeu entre sujet et contre-sujet qui fera bientôt l'essentiel de la sonate. Les deux oncles déjà ont su assouplir la technique du clavecin (cem- balo), s'apercevoir que l'instrument offre d'autres ressources que l'orgue, mérite d'être traité différemment. En quoi encore ils fraient la voie à leur neveu. »

Geiringer estime que Jean-Christophe, qui demeura trente- huit ans à Eisenach, bien que son talent n'y fut guère reconnu, doit être considéré comme « le plus grand des Bach avant Jean-Sébastien », avec lequel il présente quelques similitudes de caractère : esprit combatif, obstination, manque de sou- plesse.

De Jean-Christophe, nous possédons un assez grand nombre de compositions vocales et instrumentales dont certaines, comme les deux motets à cinq voix Furschte dich nicht et Der Gerechte, qui devait être utilisé plus tard par Philippe-Emmanuel Bach dans une cantate, le motet pour deux chœurs Unseres Herzens Freude, dont Spitta disait : « Par la variété, l'énergie, la ferveur suppliante de l'expression, par le développement sonore, hardi et frappant des images, par la grande perfection formelle de l'ensemble de l'œuvre, on ne peut trouver son équivalent que parmi les meilleurs exemples du genre », la cantate Wie bist du denn, o Gott, im Zorn auf mich entbrannt, la cantate de mariage Meine Freudin, du bist schön, et surtout la cantate Es erhub sich ein Streit, sont des chefs-d'œuvre.

Quant aux œuvres d'orgue, si Spitta ne les tient pas en grande estime, Geiringer se montre moins sévère, notamment pour un Prélude et fugue en mi bémol majeur assez parfait pour avoir

pendant longtemps été attribué à Jean-Sébastien. Il n'est d'autre part pas impossible que ce dernier, en composant les Variations Goldberg, se soit souvenu des Douze Variations sur un air de sarabande de son parent.

Du frère de Jean-Christophe, Jean-Michel, nous connaissons onze motets et cinq cantates découvertes récemment. Ces compo- sitions sont moins abouties que celles de Jean-Christophe. Gei- ringer les estime de talent inégal, bien qu'habiles et expressives.

Passons rapidement sur les Bach d'Iéna et de Mühlhausen, autrement dit les deux fils de Jean-Christophe : Jean-Nicolas et Jean-Frédéric, tous deux cousins de Jean-Sébastien. Si l'on sait peu de choses sur la musique du second, nous avons conservé du premier un Kyrie et un Gloria vigoureux et émouvants, de même qu'une cantate burlesque, Der Jenaisch Wein und Bier- rufer, qui reflète l'esprit du nouvel opéra comique.

Parmi les descendants de Jean, mentionnons deux fils, Jean- Christophe et Jean-Bernard. Ils étaient parents de Jean-Sébastien à la fois par leurs pères et par leurs mères, puisque la mère de ce dernier était la demi-sœur de leur grand-mère, Hedwige Lämmerhirt. Mentionnons également les Bach de Meiningen, issus probablement du deuxième fils de Veit, Lips. Son fils Wendel paraît avoir été un simple paysan, mais son petit-fils Jacob, qui se maria quatre fois et engendra de nombreux enfants, fut un musicien brillamment doué. Parmi ses fils, citons Jean- Louis et Nicolas-Éphraïm. Le premier fut « cantor et maître des pages » à Meiningen. Jean-Sébastien le tenait en si grande estime qu'il recopia nombre de ses partitions, très marquées, surtout en ce qui concerne les cantates et les motets, par l'in- fluence italienne. Malheureusement, une seule œuvre instru- mentale nous est parvenue, une suite de danses précédée d'une ouverture pour cordes, hautbois et continuo. « Cette œuvre, écrit Geiringer, nous fait regretter amèrement de ne pas connaître d'autres compositions instrumentales de ce maître qui apparem- ment était aussi habile dans le traitement des instruments à cordes qu'il était incomparable dans ses œuvres vocales. »

Le second fils, Nicolas-Éphraïm, après avoir été l'élève de son frère, devait devenir mucicien de cour, organiste, conservateur des collections, professeur de peinture, maître des caves et vérificateur des comptes de l'abbesse de Gandersheim. Nous ne connaissons malheureusement aucune de ses compositions.

Revenons maintenant à l'ascendance directe de Jean-Sébastien; son grand-père, Christophe Bach avait eu six enfants, quatre fils, et deux filles, dont l'une était « d'esprit imbécile et de corps difforme », comme le dit une requête rédigée par ses frères.

On verra que Jean-Sébastien lui-même eut un fils, Gottlieb, atteint d'idiotie, et il serait intéressant de faire une étude sur la consanguinité des Bach et ses conséquences bénéfiques ou maléfiques, mais celle-ci dépasserait les limites de cet ouvrage.

Le fils aîné de Christophe, après avoir été cantor à Themar puis à Schweinfurt, fut le fondateur d'une longue lignée de Bach franconiens.

Ses deux frères, Jean-Christophe et Jean-Ambroise, étaient jumeaux, comme nous le révèle le petit-fils de ce dernier, Philippe-Emmanuel : « Ces jumeaux sont, je crois, les seuls du genre connus (dans notre famille). Ils s'aimaient tendrement et se ressemblaient tellement que même leurs propres femmes ne pouvaient les distinguer. Ils étaient un sujet d'étonnement pour tous ceux, nobles et pauvres, qui les voyaient. Leur façon de parler, de penser, tout était pareil. Comme musi- ciens également, on ne peut pas en parler séparément : ils jouaient d'une manière semblable et concevaient leurs exécutions de la même façon. »

Quant à Jean-Ambroise, nous en avons heureusement un portrait. Sur celui-ci, il nous apparaît sans cérémonie; il ne porte pas de perruque, son col est ouvert. On ne peut dire qu'il est beau, mais c'est assurément un homme vigoureux, un sanguin comme le sera son fils. Le regard est à la fois pénétrant, lourd, obstiné; le menton un peu empâté, le cou massif, le nez impor- tant. La physionomie ressemble à celle de Jean-Sébastien tout

en étant plus grossière. Nommé à l'orchestre d'Erfurt en rempla- cement d'un cousin, il épousa à l'âge de vingt-quatre ans Éli- sabeth Lämmerhirt qui se trouvait être la demi-sœur de la femme de son oncle, Jean Bach.

Lorsque son cousin revint prendre sa place à l'orchestre, Jean- Ambroise sollicita et obtint le poste de musicien de la ville d'Eisenach. Le Conseil l'avait recommandé au prince en ces termes : « Le nouveau hausmann (musicien de la ville) ne se conduit pas seulement d'une manière chrétienne et paisible, agréable à chacun, mais il montre en outre dans sa profession un talent tel qu'il peut à la fois faire exécuter un concert voca- liter et instrumentaliter à l'église dans les assemblées honorables d'une manière dont nous ne pouvons nous rappeler avoir été témoins jusqu'ici. »

Il semble en effet que Jean-Ambroise ait été un virtuose de nombreux instruments à cordes et à vent, sans compter, bien entendu, de l'orgue. Cependant, aucune œuvre de lui ne nous est parvenue. A-t-il composé? En ce cas, ses œuvres ne devaient pas être très valables puisqu'aucun de ses descendants ne les mentionne, que son fils Jean-Sébastien n'en a jamais copié, et que lui-même, qui entreprit de collectionner les œuvres de la famille Bach, garde le silence à son propre endroit.

Nous remarquons que vingt-sept Bach sur les trente-trois qui s'échelonnent de Veit à Sébastien furent musiciens de pro- fession. Toutefois, si des compositeurs de talent, sinon de génie, se révélèrent à plusieurs reprises, l'ascendance proche de Jean- Sébastien ne brilla pas dans ce domaine. Non seulement son père, mais son grand-père, bons exécutants, ont été moins doués que leurs frères, leurs oncles, leurs cousins, en ce qui concerne la création musicale. Ici encore, on pourrait entreprendre une étude génétique du génie. Il semble que la sève de la création se soit réservée dans cette ascendance directe pendant plusieurs générations, pour éclater enfin avec plus de puissance et de splendeur.

Quel était l'état de l'Allemagne, au moment de la naissance de Jean-Sébastien?

La guerre de Trente Ans avait ruiné et morcelé le pays. Envi- ron trois cents princes indépendants se partageaient le terri- toire, régnant en despotes sur des cours plus ou moins luxueuses, imposant leur bon plaisir. Des musiciens leur étaient attachés et dépendaient d'eux, de leur fortune, de leur générosité et de leur goût. Il n'existait pratiquement plus de gouvernement central. Une même anarchie régnait au sein de l'église chrétienne. Dans le camp des Réformés, luthériens et calvinistes se combattaient. Les luthériens eux-mêmes se divisaient en orthodoxes qui restaient attachés à la lettre, et en piétistes qui croyaient à la nécessité d'une foi personnelle. On verra comment Jean- Sébastien fut engagé dans cette querelle.

II. — L'enfance et la jeunesse 1685-1708

Le 21 mars 1685, à Eisenach, la femme de Jean-Ambroise Bach, Élisabeth, mit au monde un huitième enfant, de sexe masculin, qui fut baptisé le surlendemain, à l'église Saint- Georges.

Cette même église avait vu Élisabeth épouser Louis IV, landgrave de Thuringe, qui avait réuni à la Wartburg toute proche — cette Wartburg que l'on aperçoit par la fenêtre, au fond du portrait d'Ambroise — un tournoi de chanteurs. Un peu plus tard, en 1521, Luther, de retour de Worms, y avait prêché la Réforme.

Astrologiquement, Jean-Sébastien est donc né sous le signe des Poissons. André Barbault y voit la raison du « sens du cos- mique », de la « vision des mondes supérieurs », du « mysti- cisme », de Jean-Sébastien. « L'élargissement de la durée » serait aussi une caractéristique des Poissons. Cependant, selon le même auteur, Bach serait loin d'être un Poisson pur, sa per- sonnalité complexe serait aussi marquée par le Bélier auquel il devrait sa vitalité et sa jovialité, et probablement par le Capri- corne, qui expliquerait son aptitude à calculer et son goût d'économiser.

Son enfance nous est peu connue, mais le peu que nous savons nous est précieux. Il put s'initier à l'orgue avec son oncle Jean- Christophe Bach, son père Jean-Ambroise lui transmettant sa connaissance des instruments à cordes. A l'âge de huit ans, il entra à l'école d'Eisenach où il apprit principalement le latin. On sait qu'il fut remarqué par ses professeurs et qu'il rattrapa facilement son frère Jacob, qui avait pourtant trois ans de plus que lui. Il faisait, bien entendu, partie du chœur de l'école, y brillait particulièrement, et l'intérêt qu'il prenait à la musique explique peut-être le nombre d'heures assez considérables (cent trois en 1695) de ses absences de classe. Bref, à l'école, comme dans le chœur, il paraît se révéler comme un jeune garçon parti- culièrement brillant.

Sans doute, Jean-Sébastien assista-t-il aussi dans son enfance

à ces réunions de famille pleines de bonne humeur et de fan- taisie, où frères, pères, fils, oncles et cousins se mettaient au clavecin, au violon, à la viole de gambe, et chantaient, impro- visaient en commun. Selon Forkel, on commençait d'une façon très luthérienne par un choral, puis on passait à des chansons profanes parfois assez lestes. La tradition de ces réunions vou- lait que l'on improvisât des canons sur des paroles différentes où l'art du contrepoint des Bach se développait de façon spon- tanée et burlesque. On appelait ces plaisanteries musicales des « quodlibet », et Bach devait s'en souvenir en composant plus tard les Variations Goldberg.

Cependant, la mort, qui ne cessa d'accompagner Jean- Sébastien pendant toute son existence, ne tarda pas à frapper cette famille si unie. En août 1693, Ambroise perdit son frère jumeau Jean-Christophe. Quelques mois plus tard, sa femme Élisabeth mourut subitement. Six mois après — il fallait une femme pour tenir le ménage, élever les enfants — il se remariait avec la veuve de son cousin Jean Günther. Hélas, deux mois après ce mariage, en janvier 1695, il mourut à son tour. La famille dut se disperser et Jean-Sébastien qui avait dix ans fut confié à son frère aîné Jean-Christophe qui s'était installé organiste à Ohrdruf, après avoir été formé par l'illustre Pachelbel. Par son intermédiaire, l'enseignement de ce dernier fut transmis au jeune garçon qui manifestait pour l'étude un appétit vorace.

Une anecdote significative racontée par Spitta 1 prouve combien Jean-Sébastien, très jeune, avait déjà un vif désir de s'instruire. Ce que son frère lui donnait à étudier était aussitôt dévoré, son esprit aspirant continuellement à de plus hautes spéculations. Mais Jean-Christophe, sans doute par fierté vis-à-vis de son brillant cadet lui cachait une certaine partition

1. Philippe Spitta : J.-S. Bach, Gekürzte Aufgaba, Breitkopf und Härtel, Leipzig, p. 9.

que Jean-Sébastien apercevait seulement à travers la grille de la bibliothèque. « Une nuit, ne pouvant plus résister, l'enfant s'approcha de l'objet de ses ardents désirs, passa la main sous la grille et enleva le précieux rouleau. Ne disposant pas de lumière, il copia le texte à la clarté de la lune. Six mois après, ce travail, inspiré par une ardente passion pour la musique, était achevé. Mais, hélas, Jean-Christophe surprenant son jeune frère avec la copie eut la dureté de la lui confisquer. »

Jean-Sébastien suivit les cours du collège. « Cependant, d'après l'âge qu'il avait en quittant la maison de son frère, il ne peut pas avoir dépassé la seconde au collège d'Ohrdruf, et encore ce qu'il y avait appris était plutôt insuffisant, aussi bien en théo- logie, qu'en latin et en grec, cette dernière langue presque exclu- sivement d'après le Nouveau Testament. Ajoutons à cela un peu de rhétorique et d'arithmétique. »

La musique y était également enseignée et les élèves formaient un chœur, chantant aux mariages et aux enterrements. Jean- Sébastien s'y distingua. « Peut-être fut-il employé comme soliste et nous savons qu'il se vit attribuer une bourse spéciale et un plus gros pourcentage que les autres choristes à la répartition des bénéfices. »

Cependant, la famille de Jean-Christophe augmentant, Jean- Sébastien ne put rester chez son frère. Au début de mars 1700, il se mit en route, à pied, avec un camarade nommé George Erdmann, pour Lünebourg où il avait pu se faire recommander à l'école Saint-Michel. Par chance, il quitta Ohrdruf juste à temps pour éviter l'épidémie de peste qui devait ravager la ville.

Selon Spitta 1 « la maîtrise de Saint-Michel avait fort à faire avec les offices religieux. En dehors des dix-huit fêtes régulières

1. Philippe Spitta, op. cit., pp. 13-14.

du calendrier ecclésiastique où l'on chantait avec accompagne- ment d'instruments, nombre d'autres manifestations étaient édic- tées. L'administration du couvent n'épargnait rien pour l'en- tretien d'une maîtrise de premier ordre et l'exécution d'une belle et noble musique sacrée. Pour les années 1702 et 1703 cela lui coûta la somme, alors considérable, de cinq cent sept écus. Une précieuse collection d'œuvres et de littérature musicales garnissait les rayons de la bibliothèque du chœur. A côté de recueils manuscrits d'anciennes compositions, voisinaient les œuvres, déjà éditées, des plus éminents maîtres allemands du XVI siècle : Schütz, Scheidt, Hammerschmidt, J. R. Ahle, Briegel, Rosemüller, Michael, Schop, Jeep, Crüger, Selle, J. Krieger et bien d'autres.

C'était plus qu'il n'en fallait à Jean-Sébastien Bach pour connaître et approfondir le domaine de la musique vocale sacrée. Mais il est clairement démontré que toute son évolution et ses efforts avaient pour origine et finalité la musique instru- mentale, tandis que la forme vocale n'était, à côté, qu'un acces- soire. Alors que pour chaque prodige un maître est nécessaire, afin de modérer d'une main paisible et sûre l'ardeur des forces jaillissantes et aveugles de la prime jeunesse jusqu'à ce qu'elles trouvent leurs voies par elles-mêmes, chez Jean-Sébastien, ce frein, cette direction étaient superflus; l'essence, le génie de sa race y suppléait. Ils jouaient le même rôle que l'esprit discipliné de Léopold Mozart auprès de son fils, génie comparable à celui de Jean-Sébastien. Comme l'arbrisseau, croissant de préférence aux endroits où il peut s'étendre de la façon la plus aisée, et la plante qui se tourne instinctivement vers le soleil, Jean-Sébastien s'orientait là où il sentait que pouvaient lui venir le progrès et la lumière. Nous savons, par les meilleures sources que nous pos- sédons sur la vie de Bach, pour autant qu'elles soient exactes, ce qui n'est pas certain, qu'il apprenait la composition presque uni- quement par l'analyse des œuvres des maîtres les plus célèbres et les plus profonds de son époque. Jointe aux méditations qu'il en tirait, cette méthode influençait également la qualité de ses exé-

Jean-Sébastien BACH par Edmond BUCHET

Collection " Musique " dirigée par E. BUCHET

Le premier chapitre de ce livre est intitulé : « Bach phénomène ou miracle. » Il faudrait dire plutôt : phéno- mène et miracle. Le phénomène est préparé par des géné- rations de musiciens et par l'évolution même de la musique et de la civilisation. Bach naît au bon moment et au bon endroit. D'autres naissent, il est vrai, en même temps que lui, d'autres qui seront illustres aussi, comme Rameau, comme Haendel. Mais Bach les surpasse incontestable- ment par la puissance et la profondeur de son génie. Et c'est le miracle, le plus beau, le plus grand miracle de toute l'histoire de la musique...

Et cependant, à sa mort, en 1750, Bach est beaucoup moins célèbre que Hændel. Il ne laisse aucun bien, sa veuve doit vivre d'aumônes, très peu de ses œuvres sont publiées et ses fils même le trahissent. Il faut attendre l'exécution de la Passion selon saint Matthieu, dirigée par Mendelssohn en 1829, et surtout la fondation de la Bach- gesellschaft, en 1851, pour que l'œuvre revive et s'impose d'année en année plus complète et plus essentielle. Mais l'homme, le créateur, quel est-il? Quels sont les traits de son caractère, de son visage? Quelle a été sa vie? Com- ment a-t-il pu produire une œuvre prodigieuse? Quel a été, quel sera le destin de cette œuvre? Si ce livre, qui fait appel aux témoignages et aux critiques les plus perti- nents, aide à répondre à ces questions, il aura rempli son but.

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