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  Les tenants de l'histoire classique veulent résolument que l'existence historique de Jésus

soit un acquis qu'il serait aujourd'hui déraisonnable de mettre en question, bien qu'ils n'aient

d'autre argument définitif qu'un consensus qui - même s'il était général, ce qui n'est pas le cas -

ne serait pas lui-même définitif puisque, scientifiquement, un consensus n'est pas une preuve

et que, par le passé, certains qui semblaient indestructibles ne s'en sont pas moins effondré.

La simple évocation d'une possible remise en cause est immédiatement écartée,

comme la preuve d'un attachement idéologique à un rationalisme désuet, étriqué, réducteur,

voire à un anticléricalisme attardé et immédiatement assimilé à une théorie réactionnaire qui

voudrait que, a contrario, l'inexistence historique de Jésus soit certaine.

Les tenants de l'histoire classique ne veulent pas que l'existence historique de Jésus soit

considérée comme une hypothèse à laquelle il serait possible de répondre autrement qu'en

termes binaires : Jésus a existé ou Jésus n'a pas existé. Que Jésus ait existé autrement que sous

les traits sous lesquels il nous est parvenu n'est pas, pour ces personnes, une possibilité

envisageable. Une telle hypothèse n'est pas fondamentalement différente de celle - exclue de la

même façon - consistant à envisager que le christianisme ait pu débuter autrement qu'à

travers les récits que l'on trouve dans le Nouveau Testament. Qu'ils soient intervenus

tardivement, alors que la dynamique messianiste avait depuis déjà longtemps créé une

disjonction ostensible dans le judaïsme à partir du problème de son universalisme ou de sa

spécificité, n'est pas une hypothèse bénéficiant du droit de cité, malgré le nombre,

l'importance et la longue durée des pères de l'Eglise (apostoliques puis apologètes) qui

s'affirment chrétiens et témoignent, cependant, d'une très grande discrétion par rapport aux

quatre évangiles, forme autant que contenu.

Bref. Que Jésus ait été un mélange de réalité et de fiction, la combinaison d'un ou

plusieurs personnages réels et de traits mythiques, légendaires ou simplement imaginés ne

semble pas être une hypothèse concevable, malgré tous les arguments qui plaideraient en sa

faveur. Le jour où elle le serait - peut-être faut-il écrire le jour où elle le sera - la question de

savoir si l'on peut évaluer les proportions respectives de la réalité et de la fiction se poserait et

le défi serait grand pour les historiens. On voit mal, a priori, les critères, ce jour-là, qu'ils

pourront mettre en œuvre.

Il le serait moins pour les philosophes qui s'aventureraient dans cette affaire. Un

important philosophe du XXème siècle, Gilles Deleuze, avait fait sensation dans le monde des

sciences humaines en définissant la philosophie comme l'activité consistant à créer des

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concepts. 1 Dans l'ouvrage de référence, Gilles Deleuze définit la nature créative du concept

en l'accompagnant d'un certain nombre d'éléments concomitants dont l'un des principaux est

le personnage conceptuels : " Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui

contribuent à leur définition".2 Il donne, au fil des pages, plusieurs exemples de personnages

conceptuels : Socrate, Dom Juan, Zarathoustra, Le Christ (p. 64), (ce dernier en le rapportant

aux positions de Nietzsche). La notion de personnage conceptuel est, en fait, très liée à la

notion de concept elle-même qui, selon cet auteur, est très complexe et ne doit surtout pas se

prendre au sens courant. Le concept deleuzien est, en réalité, très proche de ce que Michel

Foucault appelle, pour sa part, un système de pensée.3

Mais ce qui nous intéresse particulièrement à propos du personnage conceptuel est son

rapport à l'historicité, qui peut être très lâche voir inexistant : "Les personnages conceptuels (...) ne

sont pas des personnifications mythiques, pas plus que des personnes historiques, pas plus que des héros

littéraires ou romantiques."4

La vérité - ou la réalité - du personnage conceptuel, c'est l'effet qu'il engendre. Dès lors,

peu importe la forme d'existence qu'il a pu avoir à l'origine de son histoire. Le personnage

conceptuel peut avoir une histoire réelle. Il peut ne pas en avoir, si ce n'est celle qui consiste

en sa formation en tant que personnage conceptuel qui, de toutes façons, est au-dela de sa vie

réelle si celle-ci a été effective. La force du personnage conceptuel, c'est que son histoire

continue. Le personnage conceptuel existe en ce qu'il est vivant et plus vivant que beaucoup

de vivants.

En fait, le personnage conceptuel se développe en même temps que le concept lui-

même : l'un et l'autre s'alimentent mutuellement. Dès lors, peu importe que le personnage qui

est à l'origine du personnage conceptuel soit un personnage historique, un être mythique, une

création littéraire ou un mélange de ces divers modes d'être, c'est la rencontre du personnage

(qu'il soit d'une nature ou d'une autre) avec le concept qui crée le personnage conceptuel.Ce

qui fait le personnage conceptuel, c'est qu'il jouit d'une vie propre : on pourrait ajouter qu'il

communique sa vie : " Le personnage conceptuel n'a rien à voir avec une personnification abstraite, un

symbole ou une allégorie car il vit, il insiste (...) Il a des traits relationnels (...) Il a des traits dynamiques (...)

Il a des traits juridiques (...) Il a des traits existentiels (...)" 5

                                                                                                               1Deleuze  Gilles,  Guattari  Félix  :  Qu'est-­‐ce  que  la  philosophiue  ?  Paris  Editions  de  Minuit,  1991.  2  op.  cit.  p  8  3  Voir  en  annexe  quelques  citations  de  Gilles  Deleuze  sur  le  sujet.  4  op.cit.  p  63  5  op.cit  :  pp  62,  69,  70  

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Si l'on s'engage dans la perspective ouverte par une telle définition en la rapportant à

Jésus-Christ, la question de l'existence historique ne se pose plus. En revanche, il ne serait pas

du tout indifférent de dire que Jésus-Christ ne fonde pas le christianisme, comme nous venons

de voir que tant d'historiens aujourd'hui le font. Jésus-Christ, considéré comme un personnage

conceptuel et le christianisme, considéré comme un concept, se fondent concomitamment. On

ne peut donc pas dire que Jésus-Christ ne fonde pas le christianisme, mais seulement qu'il ne

le fonde pas seul. Le christianisme se fonde à travers Jésus-Christ.

Toutefois, si l'approche philosophique permet, dans le cas d'une contestation de

l'existence historique de Jésus, de résoudre le problème sur le plan religieux, elle est inefficace

pour résoudre le problème sur le plan historique. Tel n'est pas non plus son but.