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1 JOHN HENRY NEWMAN L’ANTICHRIST Traduit de l’anglais par Renia Catala et Grégory Solari Traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre- Yves Fux Introduction et notes de Grégory Solari Préface de Louis Bouyer Prends garde à toi, homme : Tu entends les signes de l’Antichrist. Ne sois pas seul à les garder en mémoire, mais donne-les sans retenue en partage à tous. Cyrille de Jérusalem Préface Newman est généralement considéré comme un esprit d’une très particulière distinction, capable de gagner, des incroyants eux-mêmes, une sympathie compréhensive refusée à des apologistes chrétiens d’une culture et d’un style moins raffinés. Mais c’est oublier qu’il n’avait aucune fausse pudeur qui le portât à minimiser les aspects du christianisme les plus troublants pour des huma- nistes amènes. Ces sermons sur l’Antichrist ne manqueront sans doute pas de surprendre, voire de choquer, des apologistes portés peut-être à estomper, dans le christianisme authentique, ce qui risque de dé- concerter les humanistes qui penchent vers la foi, sans toutefois aller jusqu’à se compromettre avec ses aspects les plus rigoureux. Le rêve d’un christianisme tout en rose (le rose d’une fleur sans épines !) n’a jamais été celui de Newman. Il en résulte que, déjà dans sa période anglicane, il ne présente aucune tendance à diminuer les difficultés de la foi traditionnelle... Bien plutôt il les soulignerait, avec une lucidité et une honnêteté qui pourraient déconcerter des croyants eux-mêmes, tentés par une politique de l’apaisement ! Pour lui, l’Évangile est à prendre tel quel, ou à laisser. Il ne s’agit donc pas d’atténuer ce qui pourrait y choquer des âmes de bonne volonté mais d’un optimisme trop facile. On ne s’étonnera pas, dans cet essai, de le voir appeler les choses par leur nom et ne pas craindre, quand il le faut, de mettre les points sur les i ! Le mal (pour nous sauver duquel le Fils de Dieu s’est fait homme) n’est pas un simple mauvais pli superficiel... sans quoi Il n’aurait pas eu à monter la croix ! On lira donc ces pages avec peut-être, au début, quelque plus ou moins pénible surprise... Mais comment l’éviter quand il s’agit de voir en face de quelle perversion l’humanité avait à être sau-

John-Henry Newman, L'Antichrist - Préface

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C'est pendant l'Avent de 1835, pendant qu'il était encore Anglican, que Newman prêcha ce qu'il est convenu d'appeler : Les quatre sermons sur l'Antéchrist... Cette oeuvre, écrite d'abord pour être prêchée, fit rapidement autorité en la matière car elle reposait sur des sources sûres à savoir les écrits de la Bible concernant le règne de l'Antéchrist, l'enseignement des Pères et des Docteurs de l'Église, de même que la Tradition. Chacun des quatre sermons portait sur un thème spécifique : 1. Les Temps de l'Antéchrist ; 2. La Religion de l'Antéchrist ; 3. La Cité de l'Antéchtrist ; 4. La Persécution de l'Antéchrist.

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    JOHN HENRY NEWMAN

    LANTICHRIST Traduit de langlais par Renia Catala et Grgory Solari

    Traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre- Yves Fux

    Introduction et notes de Grgory Solari

    Prface de Louis Bouyer

    Prends garde toi, homme : Tu entends les signes de lAntichrist.

    Ne sois pas seul les garder en mmoire, mais donne-les sans retenue en partage tous.

    Cyrille de Jrusalem

    Prface

    Newman est gnralement considr comme un esprit dune trs particulire distinction, capable de gagner, des incroyants eux-mmes, une sympathie comprhensive refuse des apologistes chrtiens dune culture et dun style moins raffins. Mais cest oublier quil navait aucune fausse pudeur qui le portt minimiser les aspects du christianisme les plus troublants pour des huma-nistes amnes.

    Ces sermons sur lAntichrist ne manqueront sans doute pas de surprendre, voire de choquer, des apologistes ports peut-tre estomper, dans le christianisme authentique, ce qui risque de d-concerter les humanistes qui penchent vers la foi, sans toutefois aller jusqu se compromettre avec ses aspects les plus rigoureux. Le rve dun christianisme tout en rose (le rose dune fleur sans pines !) na jamais t celui de Newman. Il en rsulte que, dj dans sa priode anglicane, il ne prsente aucune tendance diminuer les difficults de la foi traditionnelle...

    Bien plutt il les soulignerait, avec une lucidit et une honntet qui pourraient dconcerter des croyants eux-mmes, tents par une politique de lapaisement !

    Pour lui, lvangile est prendre tel quel, ou laisser. Il ne sagit donc pas dattnuer ce qui pourrait y choquer des mes de bonne volont mais dun optimisme trop facile.

    On ne stonnera pas, dans cet essai, de le voir appeler les choses par leur nom et ne pas craindre, quand il le faut, de mettre les points sur les i ! Le mal (pour nous sauver duquel le Fils de Dieu sest fait homme) nest pas un simple mauvais pli superficiel... sans quoi Il naurait pas eu monter la croix !

    On lira donc ces pages avec peut-tre, au dbut, quelque plus ou moins pnible surprise... Mais comment lviter quand il sagit de voir en face de quelle perversion lhumanit avait tre sau-

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    ve pour que son salut ft plus quun beau rve dont on senchante premire vue, mais qui vous laisse aprs cela aussi dmuni quauparavant !

    Louis Bouyer, de lOratoire

    Introduction

    Les preuves venir seront telles que mme saint Athanase, saint Grgoire le Grand ou saint Gr-goire VII seraient pouvants, en perdre pied. Aussi sombre que ft la perspective de leur temps, la ntre est dun noir de tnbres, diffrente de tout ce qui la prcde. Mes, frres, vous entrez dans un monde que les chrtiens nont encore jamais connue (1)

    Ces paroles, John Henry Newman les pronona le 2 octobre 1873, devant les lves du nouveau sminaire catholique dOlton, ddi saint Bernard. On peut imaginer quelles durent marquer profondment les futurs prtres, tout comme les paroissiens anglicans qui pendant lAvent 1835, alors que Newman tait encore vicaire de la paroisse universitaire dOxford, lavaient entendu prcher ses quatre sermons sur lAntichrist.

    Quarante ans staient couls entre ces deux dates, durant lesquels il stait progressivement dtach de langlicanisme pour rejoindre, le 9 octobre 1845, lglise catholique, mais son combat restait le mme : dmasquer lapostasie qui, sous couvert de libralisme religieux et douverture au monde, dcimait les rangs des glises issues de la Rforme avant dinvestir ceux de lglise. De son premier livre, The Arians of the Forth Century, jusqu celui quil considrait comme son testament intellectuel, The Grammar of Assent, en passant par ses sermons et sa correspon-dance, toute luvre de Newman est tisse de la volont de dmasquer les usurpations de la raison (2). Dans la dialectique des nouvelles idologies il reconnaissait une intelligence luvre, la mme qui, depuis lorigine, tente de sparer lhomme de son Crateur en substituant lautonomie apparente de la raison lobissance de la foi. Doctisme aux premiers temps, aria-nisme hier, rationalisme aujourdhui, pour Newman ctait toujours le mme esprit de rvolte, ou-verte ou camoufle, qui dcoupait dans les territoires de lintelligence les isthmes illusoires et mortifres de demain.

    Cest dans cette perspective quil faut aborder son uvre, et en particulier les quatre sermons sur lAntichrist, publis ici pour la premire fois en franais, et qui sinscrivent dans une priode charnire de sa vie et de celle de lglise dAngleterre. Deux ans avant leur prdication, John Ke-ble, le matre de Newman, avait fustig la dmission des dignitaires anglicans devant lannexion de lglise par ltat, labolition des credos et, dune manire gnrale, leffacement du sacr de-vant lordre sculier. De son sermon sur lApostasie nationale tait n le Mouvement dOxford, dont Newman allait prendre la tte et largir le combat aux dimensions du mal quil voyait souter-rainement travailler toute lEurope :

    En ces derniers temps, en dehors de lglise catholique, tout semble tendre vers lathisme sous une forme ou une autre. Quel spectacle, quelle perspective offre aujourdhui lEurope entire ! Et non seule-ment lEurope, niais tous les gouvernements, toutes les civilisations qui, dans le monde, subissent linfluence de lesprit europen ! (3)

    Aux temps qui avaient suivi leffondrement de lEmpire romain, ctait lAngleterre et lIrlande qui avaient recueilli et gard le dpt de la foi ; maintenant lAngleterre tait la premire labandonner. Les hommes du Mouvement dOxford, et Newman tout le premier, en taient conscients. Pour revivifier lglise anglicane et lui donner les moyens de lutter contre lapostasie montante, ils ne voyaient pas de meilleur moyen que de revenir aux fondements de sa tradition spirituelle, ceux-l mmes que langlicanisme partageait avec lglise dont il stait spar. Y parvenir demandait au pralable de justifier lorthodoxie de lglise romaine sans affaiblir les bases de lglise dAngleterre.

    1 The Infidelity of the Future , Catholic Sermons of Cardinal Newman, Birmingham Oratory Ed., Burns & Oates, Londres 1957. 2 The Usurpations of Reason , University Sermons, n 4, Longmans, Londres 1892. 3 Apologia Pro Vita Sua, Rivingtons, Londres 1864.

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    Ce sera tout le sens de laction du Mouvement dOxford, son ambigut aussi, et finalement sa perte, puisque la plupart de ses membres suivrons Newman lorsque celui-ci rejoindra lglise de Rome. Mais justifier cette glise exigeait de Newman quil parvint dmontrer ses coreligion-naires, autant qu lui-mme, que lidentification de cette glise lAntichrist tait peut-tre le plus habile subterfuge de lEnnemi :

    Si des perspectives terribles attendent lglise, si elles ont t annonces de telle manire que les chrtiens puissent sy prparer, rien nest plus dsastreux que la conviction que ces prophties ont dj t accomplies et quil ny a ds lors plus rien guetter ni redouter. Aucun artifice de Satan nest plus subtil que de nous faire croire que ces prophties sont rsolue, quelles se sont dj ralises, et de plus, lont t dans une branche de lglise elle-mme, cette glise que son Auteur divin na pas destine vivre dans les dissensions, les accusations mutuelles, les querelles intestines et la haine, mais tre toujours une, prsente sur toute la terre, en paix lintrieur. (4)

    Cest pourquoi ces sermons sur lAntichrist ne sont pas quatre sermons parmi dautres mais bien la charte de son combat intellectuel et spirituel. En choisissant de les publier dans la srie des Tracts thologiques du Mouvement dOxford plutt que dans la collection des huit volumes de ses Parochial and Plain Sermons, Newman a lui-mme signifi place particulire quil voulait les voir occuper dans lensemble de son uvre.

    Ils prennent place au moment dcisif o lhostilit de Newman envers Rome se mue en une d-fiante admiration, o commence de seffacer la figure de lAntichrist devant celle de la gardienne de la foi, dont Cathedra Sempiterna, quon trouvera ici en appendice, donnera limage acheve.

    Bien que leur publication, en 1838, concide avec lmergence de la pense ractionnaire sur le continent, la personnalit de leur auteur ne permet cependant pas de confondre leurs perspec-tives. Newman ressentait trop profondment le caractre phmre des constructions humaines, et a fortiori de toute socit, pour faire sienne une pense qui ne distinguait pas assez la Tradi-tion des multiples alliages culturels et contingents quelle avait revtus au cours des sicles. En philosophie, comme en thologie, sa rfrence ntait pas la chrtient mdivale mais lglise des Pres, et plus particulirement celle des Pres du IIIe Sicle, dont la pense lavait si profon-dment imprgn qutienne Gilson a pu crire, dans son introduction ldition amricaine de la Grammaire de lassentiment : Newman ncrivait pas comme un disciple des matres scolas-tiques du XIIIe sicle ; un simple regard sur les titres de ses premires uvres montre suffisam-ment combien sa formation thologique doit aux Pres de lglise. Si lglise seule a autorit pour dcider quelle place Newman occupera plus tard dans la mmoire des fidles, il nest cependant pas prmatur daffirmer qu travers lui les accents grandioses de la thologie des Pres ont re-tenti nouveau au XIXe sicle. (5)

    Cest dans leur lumire que baignent ces sermons, et sur leur vision de lhistoire quils reposent. Si Newman mentionne saint Irne, saint Hippolyte et saint Cyrille de Jrusalem, qui tous trois ont trait de lAntichrist, il ne sappuie pas moins sur Clment dAlexandrie et Origne, dont il avait dfendu la mthode exgtique dans son premier livre consacr lhrsie arienne. Rcu-sant la conception moderne selon laquelle lhistoire humaine, et mme lhistoire sainte, serait un droulement purement linaire, Newman dveloppe sa dmonstration du caractre sacramentel de lhistoire, dont les phnomnes sont la fois les signes dune ralit invisible et les figures dune ralit venir.

    () le monde extrieur, physique et historique, ntait que la manifestation de ralits plus grandes que lui : la nature tait une parabole, lcriture une allgorie (...). Quand les temps avaient t accomplis, le Judasme et le Paganisme avaient disparu. Le cadre extrieur qui cachait et cependant suggrait la V-rit vivante, navait jamais t destin durer et se dissolvait sous les rayons du Soleil de Justice qui brillait derrire lui et le traversait. (6)

    4 The Protestant Idea of Antichriste , Essays Clitical and Historical, vol. II, Longmans, Londres 1871. 5 An Essay in Aid of a Grammar of Assent, Doubleday, New York 1955. 6 Apolcigia Pro Vita Sua

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    Au centre de lhistoire se tient le Christ, rpandant sa lumire sur chaque gnration, et donnant cohsion et unit la multiplicit des ges. De mme que la nuit savance vers laube, et que celle-ci est suivie de la pleine lumire puis de son dclin jusquau crpuscule, ainsi Newman voit lhistoire dabord converger vers lIncarnation, puis se dployer dans le temps de lglise, avant de progressivement refluer vers le second avnement du Christ. Et parce que le Christ est au centre de lhistoire, comme son ombre, comme le serpent enroul autour de lArbre de Vie, lAntichrist sy tient aussi et rpand ses tnbres sur chaque gnration. Au ct des figures du Christ qui ont jalonn lhistoire de lAncien Testament jusqu lIncarnation, Newman voit se dta-cher, toujours plus prcises mesure que lobscurit tombe sur le monde, celles de lAntichrist :

    (...) de mme que les figures du Christ ont annonc le Christ, les ombres de lAntichrist prcdent ce-lui-ci. Chaque vnement dans ce monde est une figure de ceux qui le suivent, lhistoire se dveloppant comme une spirale qui va toujours slargissant. (7)

    Telle est pour Newman limage du mouvement que le Fils ternel de Dieu, en faisant irruption dans le temps, a imprim lhistoire : une courbe unique se droulant en de multiples rvolu-tions, dont la structure permet de concevoir dune part la continuit des moments de lhistoire, qui malgr leur apparent loignement de lIncarnation lui demeurent relis dans une mystrieuse contemporanit, dautre part lide de permanence dans le changement, dont Newman fera la base de sa thorie du dveloppement du dogme. Dans la Rvlation comme dans lhistoire qui lui sert de cadre, cest--dire, selon le vocabulaire des Pres, dans la thologie comme dans lconomie, il voit lempreinte dun mme mouvement, quil exposera huit ans plus tard dans son dernier Sermon Universitaire : dveloppement dun dessein toujours le mme et qui ne res-semble aucun autre, ses lments les plus loigns se reliant toujours entre eux et tmoignant dune origine commune. (8) Origine commune, mais fin commune aussi, car le Christ, lorigine de lhistoire et des dogmes, en est aussi le terme, le Mystre qui, en runissant sans les con-fondre la perspective divine et la perspective humaine, permet lhomme de connaitre lhistoire la lumire de lternit,

    le ton auquel tous les accents de la musique de ce monde seront finalement accords. () Dans le Mystre du Christ toutes choses se rejoignent, toutes mnent lui, toutes dpendent de lui. Il est leur centre et leur interprtation. (9)

    Si le Christ est lalpha et lomega, si ses deux avnements se rpondent lorigine et au terme de lhistoire, les vnements qui prcderont son retour reflteront ncessairement ceux des pre-miers temps de lglise, les reflteront mais en les inversant, car contre le Christ, depuis lorigine et jusqu la fin, se dresse lAntichrist.

    7 Les Temps de lAntichrist, p. 33. 8 The Theory of Developments in Keligious Doctrine , University Semons, n15, Longmans, Londres 1892. Cest non seulement une image, mais un dynamisme similaire qui anime le droulement de lhistoire et le dveloppement des dogmes. De mme que les moments du temps sloignent en apparence de lincarnation tout en convergeant vers le second avnement du Christ, qui est leur centre, de mme, ainsi que le fait remarquer Maurice Ndoncelle : Newman distingue deux sries bien diffrentes de dveloppements : les uns forment une srie centrifuge de dductions, les autres, une srie convergente dexpressions qui, toutes ensemble, font voir le mme objet central. (Textes Newmaniens, vol. I, note 198.) Si les ides fondamentales de ce sermon universitaire conduiront Newman crire, deux ans plus tard, son Essai sur le dveloppement de la doctrine chrtienne, au terme duquel il rejoindra lglise catholique, il reste conscient que ce dveloppement, tout en saccompagnant de prcisions explicites, najoute rien la Rvlation, et tmoigne aussi, linstar du temps dans lequel il sinscrit, dun loignement de lorigine, provoqu par celui qui, de lden lglise, ne cesse dinsuffler le doute dans le cur de lhomme : Celui qui avait vu le Seigneur jsus avec un cur pur (), celui qui avait t confie la Vierge-Mre et qui avait entendu delle ce quelle seule pouvait dire du Mystre auquel elle avait particip ; puis ceux qui tenaient ces choses de la bouche de lAptre, et ceux qu leur tour ces derniers enseignrent ; les premires gnrations de lglise enfin, navaient besoin daucunes dclarations explicites touchant la Personne Sacre de notre Seigneur. La vue et loue remplaaient la multitude des mots ; la foi rendait superflus les longs credos. Le silence rgnait. Mais lorsque la lumire de son avnement se fut teinte et lamour refroidi, alors se firent jour les objections et les discussions, et il fallut rpondre. Les erreurs durent tre expliques, les doutes aplanis, les questions satis-faites, les innovateurs rduits au silence. Les chrtiens furent obligs de parler contre leur gr, de crainte que les hrtiques ne parlent en leur lieu. Telle est la diffrence qui nous spare de lglise primitive. (Parochial and Plain Sermons, vol. II, n 3, Ri-vington, Londres 1843.) 9 The Cross of Christ the Measure of the World , Parochial and Plain Sermons, vol. VI, n 7, Rivington, Londres 1841.

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    Aux temps christiques sopposeront les temps antichristiques ; au dvoilement progressif de la lumire jusqu lIncarnation, partir de laquelle lglise va grandir et couvrir toute la terre, succdera lobscurcissement progressif jusquau second avnement du Christ, la lente rcession de la foi que Lui-mme a voque : le Fils de lhomme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? (10) Et de mme que lexpansion de la foi a suivi la rsurrection du Christ, de mme lexpansion de lapostasie prcdera son retour glorieux, et la mesure de lapostasie sera son comble quand, singeant lIncarnation du Verbe, elle sincarnera en un individu : IAntichrist. (11)

    Ces mouvements, en apparence successifs dans le temps, Newman les voyait se manifester, depuis le commencement, dans une simultanit o il reconnaissait tout le paradoxe de lconomie divine exprim par les paroles de saint Jean : Petits enfants, cest la dernire heure, et de mme que vous avez entendu quun Antichrist venait, maintenant aussi sont apparus de nom-breux Antichrists ; de l nous connaissons que cest la dernire heure. (12)

    Ainsi lAntichrist avait paru et navait pas paru ; ctait et ce ntait pas la dernire heure. Dans le sens ou les jours de lAptre taient le dernier temps du monde, ils taient aussi le temps de lAntichrist. (13)

    Cest par rapport ces deux mouvements quil faut juger tous les vnements de lhistoire, dans ce flux ou ce reflux de la foi quils reoivent leur signification. Cest pourquoi, si lapostasie tait lun des signes de la venue de lAntichrist donns par lcriture, et si ctait un devoir pour un prtre dy rsister, cette rsistance impliquait un discernement. vouloir retenir un certain ordre temporel, on faisait peut-tre, son insu, le jeu de lennemi. Newman lavait compris et en cela aussi il se dmarquait des mouvements politiques et religieux du continent.

    Un historien ou un philosophe pourrait peut-tre situer le moment o a commenc le reflux, le moment o lesprit de foi a commenc de sroder sous laction corrosive de lAntichrist. Mais que ce soit au milieu ou la fin du Moyen ge, ou plus tardivement encore, on comprend que Newman, tmoin de linversion de lesprit dans la socit de son temps, du passage de lexpansion de la lumire son obscurcissement progressif, ne pouvait pas prendre appui sur la thologie des matres scolastiques du XIIIe sicle, mais bien sur celle des Pres de lglise. Ceux-ci, la diffrence des Docteurs mdivaux, taient contemporains dune socit o la foi ntait pas encore la ralit objective commune ; Newman ltait dun monde o elle ne le serait bientt plus et cette rcession exigeait dsormais une attitude autre que celle des temps de la Chrtien-t, une attitude dont seuls les Pres donnaient lexemple.

    Avec leur exprience, les Pres transmettaient la culture de lEmpire dont ils avaient t les con-temporains ; ce cadre politique et philosophique qui les avait forms, Newman en voyait subsis-ter lesprit dans les nations dOccident, tel un principe vital qui naurait toujours pas quitt un corps lagonie. Dans cet ordo romain et cette culture assume puis transmise par des gnra-tions de chrtiens, il reconnaissait, la suite des Pres, lobstacle lAntichrist, que saint Paul, dans sa seconde ptre aux Thessaloniciens, dsigne mystrieusement par le terme de , ce qui retient , et que Newman, de son temps mme, voyait rsister

    au principe acharn et anarchique partout luvre, un esprit de rbellion contre Dieu et contre lhomme, quavec leurs plus grands efforts, les puissances gouvernantes, les pays romains, au sens de la prophtie, parviennent peine contenir . (14)

    10 Lc 18, 8. Ces paroles rsonnaient peut-tre en Matthew Arnold, le pote anglais sans doute le plus influenc par les crits et la personnalit de Newman, dont il tait le contemporain, lorsqu'il composa son pome Dover Beach : L'ocan de la foi, jadis dans sa plnitude, telle une charpe chamarre, embrassait en ses pans les rives de la terre, maintenant, je n'entends plus que son long rugissement s'teindre dans une plainte, abandonnant les vastes grves et les rivages dserts de ce monde au souffle de h nuit. 11 Incarner n'est pas prendre dans son sens thologique, puisque seule la deuxime Personne de la Trinit peut rellement revtir la nature humaine. Newman ne prcise pas quelle sera la nature ni l'origine de l'Antichrist, sinon que son esprit sera prcisment la ngation de la ralit de l'Incarnation, c'est--dire la ngation de la ralit de la nature humaine du Christ. C'est le doctisme, combattu par saint Jean aux premiers temps, dont l'Antichrist sera peut-tre la personnification : une pure appa-rence dont toute la ralit ne sera que virtuelle... 12 1 Jn 2, 18. 13 Les Temps de lAntichrist, p. 34.

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    Mais sil considrait lEmpire romain comme lobstacle lAntichrist, Newman noubliait pas que ce mme Empire, tout en permettant lexpansion de la foi, avait perscut les chrtiens. Cest pourquoi son cur ne battait pas seulement pour lglise des grands docteurs de Lyon, de Rome ou dAlexandrie, mais pour lglise antrieure ldit de Milan, trangre a tout alliage politique, national et culturel, dont les membres taient poursuivis et la foi interdite. Devant lhostilit du monde, encore sourde, mais que Newman voyait nattendre quun prtexte pour clater ouver-tement, ce ntait mme plus lglise de lEmpire quil fallait recourir, mais aux frres des pre-mires perscutions, aux martyrs des premires gnrations, dont le tmoignage avait dchir le voile de lhistoire et manifest la gloire de leur Matre ressuscit.

    Nous nous trouvons dans la position des premiers chrtiens, avec la mme foi, le mme ministre, les mmes sacrements et les mmes devoirs ; nous sommes des tmoins, le mpris et la souffrance sont notre lot, et nous ne devrions pas tre surpris quils fondent sur nous, mais tonns au contraire quils nous soient gracieusement pargns. Nous devons garder nos curs en veil comme sils avaient con-templ le Christ et ses aptres et vu leurs miracles, en veil dans lespoir et lattente de son second av-nement ; le guettant bien plus, dsirant ardemment en voir les signes . (15)

    Ctait la perspective des premiers temps de lglise et, pour Newman, celle qui souvrait aux dernires gnrations de chrtiens. (16) Cest pour eux, pour les alerter, quil a prononc ses ser-mons sur lAntichrist, comme le cri dun veilleur qui a peru la rumeur de lennemi dans le lointain. Si leur sobrit et leur radicalit, commandes aussi bien par le sujet que par lurgence des temps, les distinguent des Sermons Paroissiaux qui ont fait sa rputation, on peut croire que ce seront les vnements dont Newman pressentait la proximit qui rendront leurs pages incandes-centes :

    Les perspectives davenir pour lglise ? Mes apprhensions datent de plus de cinquante ans. Pendant tout ce temps jai pens voir venir une poque dinfidlit gnrale, et de fait, durant toutes ces annes, comme un dluge, les eaux nont pas cess de monter, je prvois le moment, aprs moi, o lon ne ver-ra plus que le sommet des montagnes, comme des lots solitaires sur ltendue des eaux. Je parle ici surtout du monde protestant. Mais les dirigeants catholiques devront russir de grandes choses, et il leur faudra den-haut une grande sagesse, ainsi que du courage, si la Sainte glise doit chapper la terrible calamit. Lpreuve quelle aura subir ne sera que pour un temps ; mais tant quelle durera, elle risque dtre extrmement violente. (17)

    Aprs plus dun sicle, alors que parait cette premire traduction franaise, ces temps sont peut-tre venus.

    Genve, le 9 octobre 1995, 150e anniversaire de la conversion de Newman

    14 Ibid., p. 37. Obstacle culturel aussi, reprsent par les humanits, dont l'abandon au profit des sciences exprimentales n'tait pour Newman que le prlude au rejet total de la Rvlation : La grce accumule Jrusalem et les dons qui rayonnent d'Athnes ont t transfrs et concentrs en Rome. Ce n'est rien moins qu'une vrit historique. Rome a hrit aussi bien du savoir sacr que du savoir profane ; elle a perptu et propag les traditions de Mose et de David, dans l'ordre du surnaturel, comme celles d'Homre et d'Aristote, dans l'ordre naturel. Sparer ces deux enseignements distincts, l'humain et le divin, qui se rejoignent en Rome, serait rgresser ; cela reviendrait reconstruire le Temple juif et reboiser le jardin de l'Acadmie. ( Christianity and Letters , The Idea of a University, Longmans, Londres 1852.) 15 La Religion de l'Antichrist, p, 72. 16 Pressentiment qu'a prolong le philosophe qubcois Jean Renaud qui, dans un esprit proche de celui de Newman, a crit en 1989 : Dans le monde moderne, un chrtien sera de plus en plus repouss l'tat de paria. Incapable de s'adapter une socit qui aura accept l'inacceptable, il descendra dans l'chelle du monde jusqu'au niveau des chiens. Faut-il penser que l'Holocauste fut la prfiguration monstrueuse, envers la vritable fille ane de l'glise, de l'ignominieux futur du chrtien dans le monde ? L'insignifiance grandissante de l'lment spirituel dans la civilisation moderne noircit bien des perspectives, mais illumine l'essen-tiel de la vocation chrtienne : le martyre. (En attendant le dsastre, ditions du Beffroi, Qubec 1990,) 17 Lettre W. Maskell, 6.1.1877, Letters & Diaries, vol. XXVIII, p. 156.