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Joël Lautier

joue et gagne

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J o ë l Laut ier

joue e t g a g n e

Par Alain Fayard

BERNARD GRASSET PARIS

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@ Editions Grasset-Fasquelle, 1993

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LAUTIER

Bien que Joël Lautier n'ait que vingt ans au moment où j'écris ces lignes, j'ai l'impression de le connaître depuis toujours. Je n'arrive pas à me souvenirde la première fois où je l'ai rencontré. Etait-ce à l'occasion d'un des tournois de blitz du cercle Caïssa à Paris, ou au cours d'un de ces innombrables tournois de parties semi-rapides qui se déroulent lors des week-ends en région parisienne? Peu importe. Il me revient pourtant le souvenir d'un gamin de sept ou huit ans qui, une fois sa partie achevée, jouait aux petits soldats avec les pièces d'Echecs. Il les plaçait sur l'échiquier et d'un mouvement sec du poignet les faisait s'entrechoquer ou tomber. C'était lors du tournoi de Bagneux, il y a une douzaine d'années.

Joël est né le 12 avril 1973, à Toronto au Canada. Sa mère, Takako, est japonaise et son père, Daniel, français. Ce dernier est un bon joueur classé entre 2000 et 2200 Elo. On aurait pu s'attendre, dans ces conditions, à ce que ce soit lui qui initie son fils. Mais curieusement, c'est sa mère, sans doute plus patiente, qui lui apprend à l'âge de trois ans la marche des pièces. Il faudra une année à Joël pour assimiler les règles fondamentales du jeu. Lorsqu'il sera devenu un joueur célèbre et qu'un journaliste l'interrogera sur cette précocité, Joël répondra : « Si vous voulez réussir, vous devez commencer jeune. Je pense que mon père souhaitait que je devienne un bon joueur, parce qu'il pensait que lui même n'y arriverait pas. »

Très vite, arrivent les succès. A neuf ans, Joël remporte son premier titre : champion de France poussin. Il envisage déjàd'être un joueur professionnel. « C'est à l'âge de sept ou huit ans que je me suis dit que j'allais consacrer ma vie aux Echecs. C'était ma principale activité, bien avant l'école! Très jeune, je pensais que je deviendrais très fort. J'ai eu cette conviction quand j'ai commencé la compétition. Les Echecs n'étaient pas une distraction comme une autre. Je savais que cela allait devenir la chose la plus importante de ma vie. Même quand j'avais 1500 Elo, je me demandais : Il quelle différence y a-t-il entre mon jeu et celui des grands-maîtres ? Je ne comprends pas. " Aujourd'hui, je comprends. »

Personne ne s'intéresse encore à lui. Il n'a accompli jusqu'alors aucun résultat extraordinaire. Un an plus tard, en juillet 1983, à dix ans, il réalise son premier exploit dans le fort open de Val Thorens. A la sixième ronde, alors qu'il a marqué cinq points surcinq, il rencontre le grand-maître Cebalo. L'expérience du grand-maître fait la différence. Pourtant, impressionné par le jeu du Français, il remarque : « Confiez-le moi et j'en ferai un grand- maître. » Joël obtiendra le titre sans l'aide de Cebalo. Il est vrai qu'à cette époque la France demeure un te désert échiquéen ». Pas de grand-maître, quelques maîtres internationaux et peu de tournois. Nul ne peut imaginer sérieusement qu'un joueur de dix ans puisse trouver dans ce pays les

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structures lui permettant d'arriver au sommet de la pyramide échiquéenne. Après sa performance, le mensuel Europe Echecs publie pour la première fois une photo de Joël ainsi que deux parties, les plus anciennes de lui dont on dispose.

En septembre 1983, il remporte le championnat de France pupilles à Bagneux, son deuxième titre consécutif. A l'Ecole Active Bilingue, il réapprend très vite l'anglais qu'il parlait à trois ans. Il l'avait oublié à son arrivée en France. Les cours l'intéressent peu. Il voudrait consacrer son temps exclusivement aux Echecs. Il est vrai que les succès échiquéens sont plus valorisants que les succès scolaires. Parfois, avant de partir à l'école, il dispute quelques parties rapides avec son père. C'est à cette époque qu'il le bat pour la première fois. Tous les jours, il effectue un aller-retour entre son domicile de Mandres-Ies-Roses et Paris. Dans le train, à l'étonnement des voyageurs, il se plonge dans la lecture du Monde.

Il passe les week-ends à jouer aux Echecs pour rattraper le temps perdu. Souvent, il participe au tournoi de blitz du samedi du cercle Caïssa. Les adultes n'en reviennent pas de voir ce gamin prendre des notes dans un carnet. « J'inscrivais le nom et le Elo de mes adversaires, l'ouverture et le résultat de la partie, ce qui en faisait rire plus d'un. Le lendemain, je notais toutes mes parties de mémoire et je passais en revue mes erreurs. »

Auréolé du charme de la jeunesse, manifestant gentillesse et courtoisie, il est souvent invité aux manifestations de prestige. En 1984, la RATP organise dans le métro une opération exceptionnelle de promotion des Echecs. Joël joue un blitz avec l'ancien champion du monde Mikhaïl TaI. Presque dix ans plus tard, les deux joueurs se retrouveront lors du tournoi de Barcelone en 1992. « C'était la première ronde du tournoi et en fait le dernier tournoi sérieux de Tal avant sa mort. Au début de la partie, il était un peu endormi et il m'a joué un début modeste : 1. d4 tiJf62. tiJf3 e6 3. g3. Et puis j'ai joué avec le feu, ce qui n'est pas recommandé contre un joueur comme lui. Je n'ai pas développé mes pièces, jouant plusieurs coups de Dame successifs et puis, peu à peu, il a eu l'air de plus en plus intéressé par la position. Il s'est pris la tête entre les mains, il s'est mis à calculer, et il a réalisé un superbe sacrifice. Il a joué une partie extraordinaire qui m'a beaucoup plu, en dépit de ma défaite. >>

Les semaines se ressemblent. « J'essaie de travailler les Echecs quatre heures par jour, mais la plupart du temps je n'y arrive pas. Mais lors des week-ends ou des vacances, j'essaie d'en faire plus. Au moins six heures par jour. » En mai 1984, Joël remporte facilement le championnat de Paris, dans la catégorie promotion cercle, avec 9 points sur 11. A onze ans, son niveau est déjà de 2000 points Elo. En juin, il gagne pour la deuxième fois le championnat de France pupilles à Grenoble. Dans ce même tournoi, dans la catégorie poussins, joue Eloi Relange qui deviendra champion de France junior en 1992. Le père de ce dernier, qui assiste pour la première fois à un championnat de France, est impressionné par taconcentration de Joël. Plus tard, il me dira: «Sa volonté de gagner était impressionnante. Il restait des heures devant l'échiquier sans bouger. Jamais, je n'ai revu un enfant du même âge manifester une telle énergie.»

En juillet 1984, Joël arrache une méritoire quatrième place dans l'open de Bagneux réservé aux moins de quinze ans. Joël marque beaucoup de points avec des ouvertures peu utilisées par les jeunes joueurs. "Je joue 1.

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d4. Au départ, c'était un choix purement tactique. Dans les tournois de jeunes, tout le monde commençait par 1. e4. Quand on joue 1. d4 contre un adversaire âgé de six ou sept ans, celui-ci ne sait plus où il habite J'ai gagné énormément de parties comme cela, sans effort. Après, je suis demeuré attaché à ce coup."

Durant l'été 1984, il va maintenir ses bons résultats. Ainsi, lors du match Tunisie-France disputé à Tunis, il marque 4 points sur 6. Puis Joël termine deuxième ex aequo du championnat du monde des moinsde 14 ansdisputé à Buenos Aires. Il garde de ce tournoi un souvenir agréable. «On disposait d'un bus spécial et les motards nous ouvraient la route pour gagner la salle du tournoi. Le jour de repos, nous avons été reçus par Raul Alfonsin, le Président de la République. Imaginez Mitterrand recevant les champions cadets !» Europe Echecs place pour la première fois, en décembre, la photo de Joël en couverture du magazine.

Chantal Chaudé de Silans, présidente du club Caïssa, qui fut l'une des meilleures joueuses mondiales dans les années 1950-1960, croit en Joël. Contre l'avis de nombreux joueurs, elle décide de l'intégrer dans lameilleure équipe de son club pour participer au championnat de France de Nationale 1. A 12 ans, Joël est le plus jeune joueur. Il justifie le choix de la présidente en remportant ses deux premières parties. Cette année, Joël, avec un Elo de 1960, est à la limite de la première catégorie (qui commence à 2000 Elo et culmine à2190). Dans les parties semi-rapides qui se déroulent le week- end, il obtient d'excellents résultats et les très bons joueurs redoutent de plus en plus de l'affronter.

L'année suivante, il participe pour lapremière fois à l'open de Lugano, une ville suisse fort agréable, réputée pour abriter la collection de peintures du Baron Thyessen-Bornemisza. Le tournoi A est très relevé. Il réunit en effet une cinquantaine de grands-maîtres de premier plan et est réservé aux joueurs ayant un classement d'au moins 2200 points Elo. Joël bénificie d'une dérogation pour pouvoir s'inscrire, eu égard à son jeune âge. Il la légitime en se classant à la 89e place, avec 4,5 points sur 9. C'est un excellent résultat : n'oublions pas qu'il n'a que douze ans et qu'il affronte des adultes pour la plupart titrés et beaucoup plus expérimentés que lui.

Il joue son tournoi suivant avec des jeunes. N'ayant plus grand-chose à prouver dans les petites catégories, Joël va se mesurer aux cadets qui ont souvent quatre ans de plus que lui. L'International cadets se déroule à Jurançon. Il est remporté ex aequo par Jean-Marc Degraeve et Jean-René Koch. La route de ces deux joueurs croisera souvent celle de Joël. Plus tard, Manuel Apicella se joindra au groupe et les quatre joueurs seront surnom- més cc les quatre mousquetaires". Durant presque dix ans, ils vont participer à pratiquement toutes les compétitions de jeunes, où ils prendront les places d'honneur.

Lorsque l'on suit la carrière de Lautier, on remarque qu'il participe souvent aux mêmes tournois. Jusqu'à son titre de champion du monde junior, il participera aux championnats de France des jeunes ainsi qu'aux différents championnats de France seniors (Accession ligue, Accession classique...). Il jouera tous les tournois de Lugano jusqu'à la disparition du célèbre open et Biennede 1990 à 1993. En fait, si le niveau est élevé, Joël vient volontiers. Les conditions financières, sans qu'il les néglige totalement, passent au second plan dans ses critères de choix. (eL 'argent n'est pas quelque chose

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d'essentiel pour moi. Mais bien sûr il faut en avoir assez pour ne pas être obligé de s'en préoccuper sans arrêt.»

En mai 1985, comme chaque année, Joël et son père participent au championnat de Paris. Les deux Lautier sont qualifiés pour le Principal qui regroupe les meilleurs joueurs de la capitale. Le tournoi commence mal pour la famille Lautier. Après trois rondes, Joël est dernier avec zéro point et Daniel avant-dernier avec un demi-point. L'appariement force la confronta- tion. Les joueurs présents dans la salle du tournoi s'attendent à une nulle rapide. Daniel la propose d'ailleurs autour du dixième coup. Joël refuse et il finit par l'emporter après une longue et difficile partie. Les amateurs d'explications psychologiques ont, s'ils le veulent, dans cette anecdote, l'illustration échiquéenne du meurtre du père. Dans le cas de Joël, l'expli- cation est sans doute plus prosaïque. Il veut gagner quel que soit son adversaire: qu'il ait en face de lui son père ou le champion du monde, seule la victoire compte.

En août, il prend une méritoire sixième place au championnat de France interligues. Les joueurs sont classés entre 2000 et 2200 Elo. En septembre, le nouvel Elo français de Joël, 2220, confirme les progrès accomplis. Il entre dans la catégorie excellence et déjà, à seulement 13 ans, il se classe parmi les cinquante meilleurs joueurs nationaux. Sa progression sera ensuite constante. En juillet 1986, il obtient son premier Elo international: 2255. Un an plus tard, il passe à 2290 pour parvenir à 2365 en juillet 1988. En janvier 1989, à 15 ans, Joël occupe laquatrième place du classement national avec un Elo de 2450. Son ascension va se poursuivre : un an après, il atteint les 2500. Il dépassera largement cet Elo six mois plus tard en juillet 1990 avec 2570. Par lasuite, laprogression de Joël va marquer le pas, son classement évoluant tout de même dans la fourchette 2550-2600. C'est en janvier 1993 que son Elo va connaître une ascension fulgurante, en passant à 2645, propulsant Joël à la quatorzième place mondiale. Pourtant Joël stigmatise la «dictature» du classement Elo: «A l'heure actuelle, beaucoup de choses dépendent du classement Elo. Les invitations dans les tournois de grands- maîtres par exemple, ce qui est absurde. Il faut faire avec. Il n'y a plus que les catégories qui comptent pour les organisateurs. Ce qui fait que l'on se retrouve avec des joueurs qui ont des super-Elo mais qui ne font que des nulles pour les préserver.»

Le premier modèle de Lautier sera Botvinnik. Mais très vite, il sera déçu par l'ancien champion du monde. «Lorsque je débutais, j'ai été influencé par lui. Plus tard, j'ai découvert le côté artificiel de son travail, notamment sa tendance à trouver des explications après coup. Par la suite, j'ai apprécié les parties de Capablanca. Il n'expliquait rien mais il jouait naturellement des coups simples et bons. Après, c'est Fischer qui m'a attiré. Quand j'ai découvert son livre, «Mes soixante meilleures parties», je devais avoir dix ans. J'ai regardé toutes ses parties à fond, en consacrant quatre à cinq jours en moyenne par partie. Ce qui me plaît beaucoup chez Fischer, c'est qu'il n'y a pas de verbiage. C'est direct, simple et percutant. Les commentaires techniques se limitent aux variantes. C'est sec et dense.»

Lautier est en quatrième. Il y apprend le russe. Il fournit une explication: «C'est évidemment lié aux Echecs. J'étais abonné à des revues russes auxquelles je ne comprenais rien. Je lisais les parties mais je voulais aussi saisir le sens des commentaires. J'ai donc commencé le russe au collège,

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puis je me suis perfectionné seul, surtout à l'occasion des tournois. J'aime beaucoup cette langue.»

Curieusement, en 1986, Joël passe d'une catégorie jeunes à une autre. Après sa bonne quatrième place dans l'international cadets, l'année précé- dente, on s'étonne qu'il joue dans lacatégorie inférieure chez les benjamins. Il y remporte facilement un nouveau titre de champion de France. En avril, il participe au championnat de France junior qui se déroule à Charleville- Mézières. Joël termine à une honorable 4-68 place. Il est vrai qu'il était attendu. A Lugano, Joël est déjà une vedette. A la première ronde, il rencontre un adversaire nettement plus âgé que lui, le maître international Italien, Roberto Messa, Elo 2410. Lors du zeitnot, des dizaines de specta- teurs se bousculent pour regarder les protagonistes. J'étais présent à Lugano et cette scène me rappelait les photos de Capablanca ou Reshevsky lorsqu'ils n'avaient pas encore dix ans et qu'ils affrontaient des adultes fascinés. Autour de la table de Joël, les connaisseurs se poussent pour apercevoir le jeune prodige qui vole la vedette aux g rands-maîtres. Le tournoi est un peu moins bon que le précédent puisqu'il ne termine qu'à la 1898 place avec 3,5 points sur 9.

En mai, Joël se classe deuxième du championnat de Paris. C'est une excellente performance. En outre, il bat les quatre joueurs classés FIDE qu'il rencontre.

A cette époque, Joël s'entraîne avec le maître international Didier Sellos. Les deux joueurs se rencontrent à Créteil chez Sellos. Dans la cuisine, ils analysent et jouent de nombreux blitz. Joël ne se décourage jamais, même quand il perd. Les 2450 Elo et l'expérience du maître international ne lui font pas peur. Chaque fois, Joël est convaincu qu'il va l'emporter. Sellos a de plus en plus de difficulté à résister à Lautier qui progresse à vue d'oeil. L'entraîneur met en exergue deux qualités particulières de Lautier: une volonté exceptionnelle et une remarquable faculté de récupération. Une nuit de sommeil est suffisante pour éliminer toute trace de fatigue à la suite d'une partie difficile.

En juillet 1986, les Lautier prennent l'avion pour Porto-Rico où a lieu le championnat du monde des moins de quatorze ans. Pour la première fois, le chemin de Joël croise celui de la famille Polgar. Il y rencontre Judit et sa soeur Sofia. Joël remporte le titre au grand dam de papa Polgar. Son premier titre de champion du monde lui donne droit au titre de maître FIDE.

Joël voyage beaucoup. Au cours de ces années, il n'hésite jamais à se rendre à l'autre bout de la planète. Il est vrai que les voyages ne lui coûtent pas cher. Sa mère travaille dans un service informatique à Air Inter et comme tous les employés des compagnies aériennes et leur famille directe, les Lautier n'acquittent que 10 pour 100 du prix du billet d'avion. En août 1986, Joël participe à Epinal au national 2. Un tournoi difficile où il rencontre des joueurs chevronnés comme Kappler, Abravanel, Benoît, Roland Weill ou Dubois, qui sont classés entre 2200 et 2300 Elo mais qui ont surtout beaucoup plus d'expérience que lui. Dans ce tournoi, jouent également les trois autres umousquetaires»: Apicella, Koch et Degraeve. Contre ses trois concurrents directs Joël marque 1,5 point. Il bat Degraeve, fait nulle contre Apicella et perd face à Koch. Jean-René gagne à cette occasion, grâce au gambit Benkô, une superbe partie.

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« J'ai été plongé très tôt dans un monde d'adultes. Dans un sens c'est une bonne chose parce que cela permet de devenir très vite mature. D'un autre côté, il est également vrai que j'ai envie d'aller ttm'éclater», et me livrer à des activités de mon âge. Mais je ne regrette rien. J'ai la chance de vivre quelque chose de très excitant, de faire vraiment ce que je voulais faire." Joël sait où il veut parvenir et il s'en donne les moyens.

En octobre 1986, Joël joue son premier tournoi fermé à Hambourg dans le cadre des matchs France-Allemagne. Un tournoi de catégorie 4 qui réunit douze joueurs. Comme prévu, les Allemands dominent la sélection trico- lore. Joël, 13 ans, résiste fort bien pourson premier grand tournoi. Après un départ moyen (1 sur 4), le Français, au lieu de se décourager, s'accroche. Il termine avec 3,5 points sur 11. Même s'il lui reste encore un long parcours à accomplir pour la norme de maître international (dans ce tournoi, elle était à 7,5 points) son résultat est très encourageant.

En janvier 1987, Joël participe à un match Suisse-France en juniors. Il bat deux fois son adversaire. En février, dans le cadre du festival des jeux de Cannes, Joël est invité à se mesurer à l'ordinateur Hitech. La machine gagne les deux parties. «Après avoir perdu, j'ai été un peu choqué. Je ne m'attendais pas à ce qu'il joue aussi bien. Mais j'en ai pris mon parti, Hitech est très fort, mais on se retrouvera peut-être dans l'avenir." Conscient des progrès futurs des machines, Joël ajoute: ttll me paraît inévitable que les ordinateurs surpassent un jour les meilleurs joueurs. Cela ne me gêne pas, la course à pied n'a pas été tuée par l'automobile. On peut même penser que cela rendra le jeu plus intéressant. On fera des parties assistées par ordinateur. Comme le pilote a sa Formule 1, chaque joueur aura son ordinateur qui calculera les variantes bestiales, tandis que lui pourra se consacrer à la stratégie de la partie.» Quelques années plus tard, alors que les Echecs semi-rapides se seront développés grâce entre autres au Trophée Immopar, Joël ajoutera: «Ce que les gens aimentdans les Echecs, ce n'est plus tellement le côté artistique, ou le côté scientifique. Ce qu'ils veulent voir, c'est deux joueurs qui s'affrontent. Ils veulent du sport, du spectacle. Et si les machines sont meilleures, on verra le jeu d'une autre façon mais au bout du compte, ça n'aura pas d'influence sur la compétition. »

En mars 1987, Joël obtient un nouveau résultat intéressant en marquant 5 points sur 9 à Lugano et en prenant la 64e place. La même année, il réalise son meilleur résultat en obtenant une excellente troisième place lors du National de Rouen. Joël inscrit 8,5 points sur 13 et termine à un demi-point des deux premiers ex aequo, Christophe Bernard et Gilles Andruet. Il bat même le champion de France, Bernard. Dans ce tournoi, Joël perdra les trois parties jouées contre les trois maîtres internationaux. Haïk, Louis Roos et Andruet sont encore un peu trop forts pour lui. Lautier occupe souvent la tête du tournoi. Après neuf rondes, il partage la première place avec Bernard et Andruet. Ils ont tous les trois 6,5. Mais Andruet bat Joël à la ronde suivante, l'éliminant de la course au titre. Pour Joël le titre n'est pas le principal objectif. Il doit devancer Apicella, Degraeve et Koch pour pouvoir être sélectionné pour le championnat du monde juniors, qui va se jouer à Adélaïde dans 14 mois! Il est absurde de désigner un joueur aussi longtemps à l'avance car les jeunes peuvent énormément progresser dans ce laps de temps. A ladernière ronde, Joël rencontre Jean-Marc Degraeve. Le gagnant ira à Adélaïde. Joël gagne (voir partie N°1 ). Sa troisième place de Rouen est passée inaperçue. Pourtant, à 14 ans, Joël réalise une grande

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performance en devançant des joueurs chevronnés comme Seret, Haïk ou Louis Roos.

Après Rouen, la vie scolaire reprend, mais Joël est de moins en moins intéressé par les cours. «L'école me prend trop de temps. Cela ne m'inté- resse plus tellement d'y aller mais je suis obligé de le faire. Je préfère les Echecs. Je trouve ennuyeux d'avoir à effectuer des devoirs à la maison. Je souhaite juste obtenir mon bac et après je ne sais pas. Sije joue bien, je serai professionnel. Sinon, j'irai à l'université.» En octobre, Joël dispute son deuxième tournoi fermé à Hameln en RFA. La norme de maître international est placée à 7,5 points. Joël en marque 4,5 et il termine à la neuvième place. Sa première norme, il la réalise dans le tournoi suivant, à Viry en janvier 1987, en marquant 6,5 points sur 9.

En avril 1988, à Lyon, se joue le championnat de France juniors. Le vainqueur sera qualifié pour le championnat du monde juniors 1989. Peu importe son résultat, Joël ira à Adélaïde. Peu motivé, Lautier termine troisième d'un tournoi gagné par Koch devant Degraeve; Apicella est quatrième. Ces quatre joueurs se rencontrent souvent et les résultats ne sont jamais acquis. Ils gagnent à tour de rôle. Les «mousquetaires.. n'ont pas de leader.

Joël a toujours aimé les parties semi-rapides. Pour lui le développement des Echecs passe parce type de jeu. «Il faut à tout prix accélérer la cadence. A l'heure actuelle, pour les spectateurs, c'est mortel! Même moi qui suis un passionné, quand je me déplace en spectateur dans un tournoi, je viens surtout voir les zeitnots, il n'y a que ça qui m'intéresse.» A Evry en avril, il dispute un match de deux parties d'une demi-heure contre le grand-maître est-allemand Wolfgang Uhlmann. Joël remporte les deux parties et le lendemain, dans le tournoi semi-rapide d'Evry, il bat une nouvelle fois Uhlmann.

En mai, Joël joue à nouveau au championnat de Paris. Ce dernier prend de l'importance et les organisateurs invitent des maîtres et des grands- maîtres internationaux pour permettre l'obtention de normes. Joël réalise sa deuxième norme. A cette époque, il change d'entraîneur, quittant Sellos pour Miodrag Todorcevic. Par la suite, il choisira des entraîneurs de plus en plus forts, faisant appel à l'occasion aux services de Polougaïevski ou Kortchnoï. Lorsqu'on lui demande: ttAvec quel joueur aimeriez-vous tra- vailler ?» La réponse fuse : «Kasparov ! Pour mieux le battre après !»

En juillet 1988, Joël participe à un tournoi difficile à Marseille. Il a le plus faible Elo. Les joueurs sont expérimentés. Gourevitch.Dotmatov ou Petursson sont des grands-maîtres redoutables. Avant le tournoi, Lautier fait figure de proie facile pour les autres. Il n'en sera rien. Il se bat avec énergie et il réalise sa troisième norme de maître international en battant à la dernière ronde l'Islandais Margeir Petursson. Une victoire qui n'est pas sans rappeler celle de Joël sur Degraeve à Rouen. Ce sera une constante dans sa carrière : gagner les dernières rondes, celles qui sont souvent les plus importantes, celles dans lesquelles il faut mobiliser toutes ses ressources. Dans ces cas, il se surpasse.

Après Marseille Lautier va s'entraîner, avec Miodrag Todorcevic, en vue des championnats du monde cadets qui se déroulent à Timisoara en Roumanie. Joël prend la troisième place. «J'avais effectué un bon départ : 3 sur 3, puis j'ai perdu contre un Brésilien et ensuite, contre le vainqueur

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Chirov, une partie gagnante. J'ai sauvé mon tournoi en battant l'Américain Gurevich à la dernière ronde, ce qui m'a permis de remporter la médaille de bronze, mais dans l'ensemble j'ai mal joué.»

Disons-le d'emblée, Joël va être champion du monde junior, le plus jeune de l'histoire des Echecs et le premier Français à remporter ce titre. Pourtant, après la troisième place de Timisoara, ses compatriotes sont sceptiques lorsqu'il affirme qu'il peut terminer parmi les trois premiers. «Jesais que c'est ambitieux mais je pense que j'ai de bonnes chances. Ce que je ne sais pas, c'est laquelle des trois premières places je vais occuper. » Après coup il dira: «En France, les gens m'expliquaient: « Tu n 'as aucune chance. Tu ne finiras même pas parmi les dix premiers." Moi, je pensais que mes adversaires étaient juste de jeunes joueurs comme moi. Je pouvais les battre, comme ils pouvaient me battre.» Joël partage la première place avec Ivantchouk, Serper et Guelfand. Mais il remporte le titre car il devance les trois soviétiques au nombre de victoires. Il a gagné huit parties et réalisé deux nulles, contre seulement sept victoires et quatre nulles pour les autres. Joël admet que cette formule de départage n'est pas bonne. ((Si l'on avait ap- pliqué le départage au Buchholz, il est probable que les trois soviétiques auraient occupé les trois premières places. Mais dans ce cas, je n'aurais pas eu de chance avec les appariements. A la première ronde, j'ai rencontré le joueur qui termine dernier avec zéro sur 13. Mes adversaires, à la fin du tournoi, se sont souvent classés à un demi-point derrière ceux d Ivantchouk. Alors, le départage est toujours un problème. Peut-être que la meilleure formule aurait été d'organiser des matchs de blitz ou quelque chose de semblable. Personnellement, cela ne m'aurait pas déplu.»

Les joueurs ont un comportement sportif. Une fois le résultat connu, ils félicitent Joël. Lorsque certains reprocheront à Lautier de ne pas avoir rencontré les joueurs qui partagent la première place avec lui, il réplique simplement: «C'est de leur faute! Ils étaient tout le temps en milieu de tableau à cause de leur mauvais départ. Ivantchouk avait 4 sur 8 et Guelfand 3,5 sur 7. Je ne suis pas fautif pour autant.» En Australie, la victoire de Joël passe inaperçue. Durant tout le tournoi, les journaux consacrent une page quotidienne au championnat. A la fin, ils se bornent à indiquer qu'un Français de 15 ans a remporté le titre.

En revanche, le retour en France est triomphal. Jamais un joueur d'Echecs n'avait été interviewé au journal télévisé de 20 heures. «Quandje suis rentré en France, j'ai accordé des interviews aux télévisions, aux radios et aux journaux. J'ai fait cela trois semaines consécutivement. A la fin j'étais épuisé et je n'ai pas pu préparer correctement le tournoi suivant. Mais c'était fantastique. J'ai aimé passer à la télévision. J'étais très nerveux mais c'était super!» Plus tard, Joël apprendra que les journalistes peuvent transformer ses propos : ((Ce que je ne supporte pas, c'est l'image déformée qui ressort souvent. La plupart des journalistes posent des questions sans vraiment faire attention aux réponses. Ils ont une idée bien arrêtée au départ, ce qui fait que ce sont toujours les mêmes images, les mêmes clichés, qui sont repris dans la presse. Du style «le tueur froid»,... bref des âneries. Aucune originalité, aucune préoccupation de l'autre, c'est affligeant. D'autant qu'on arrive à des imbécillités graves, comme dans une interview à Paris-Match où la journaliste écrivait que je ne touchais pas un centime de mon sponsor, /mmopar ! Et puis d'aller mettre en grand titre que j'aime le chocolat... !!!On se demande si elle est bien venue voir un joueur d'Echecs !»

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Joël profite de son titre et de la caisse de résonance que lui procurent les médias pour critiquer la Fédération Française d'Echecs. Il est furieux de n'être pas sélectionné dans l'équipe olympique. «Les sélectionneurs ont été en dessous de tout. Dans n'importe quel autre pays, on aurait mis dans l'équipe un jeune qui venait de faire une telle performance. La seule raison avancée par la Fédération pour ne pas me prendre, a été que l'équipe était déjà formée. D'abord, on n'était pas obligé d'annoncer si rapidement la sélection. Ensuite, on aurait pu proposer à Haik des compensations pour me laisser sa place, par exemple un fort tournoi ou de l'argent. Ses résultats depuis un an ne justifiaient pas qu'on lui donne la préférence sur moi. Au pire, on pouvait organiser rapidement un match entre nous. Regardez les autres pays, ils intègrent tous un juniordans l'équipe. En Israël, c'est Manor, les Pays-Bas ont Piket, la Tchécoslovaquie a Blatny et les Russes, Ivantchouk." Et si le journaliste insiste en notant qu'lvantchouk fait partie des dix meilleurs joueurs mondiaux et que Piket est classé parmi les trois meilleurs Hollandais, la réponse de Joël fuse : «Mon classement actuel est mauvais, mais au prochain classement je serai parmi les trois premiers français !»

Le tournoi suivant, l'open de la GMA en novembre à Belgrade, -est catastrophique. Joël termine 1898 avec 2,5 points sur 9. Le nouveau cham- pion du monde a l'esprit ailleurs. Il n'a pas encore assimilé l'extraordinaire performance accomplie à Adélaïde. En décembre à Groningue, Joël joue mal. Mais il bat l'un des dix meilleurs joueurs mondiaux: John Nunn (voir partie ?6 ) . Il montre ainsi ses possibilités et révèle qu'il n'est pas loin du titre de grand-maître.

Parallèlement à sa carrière échiquéenne, il poursuit ses études. Elles ne l'intéressent guère bien qu'il soit en première avec un an d'avance. Le directeur de l'école est compréhensif et Joël suit les cours à mi-temps. Il a ainsi beaucoup plus de temps à consacrer aux Echecs. Parfois, une équipe de télévision fait irruption dans saclasse pour réaliser son portrait. Il doit passer son baccalauréat en 1990. <<//me faudra donneruncoupde co///ersupp/émen- taire et diminuer le temps consacré aux Echecs pendant quelques mois." L'après-bac, il n'y songe guère: (( Tout dépendra de mon niveau aux Echecs à ce moment-là. S'il m'autorise tous les espoirs, j'arrêterai mes études. Sinon je ferai des études de lettres tout en continuant à jouer. » En fait, Joël n'ira pas jusqu'au bac. Il met un terme à ses études à la fin de l'année.

Après un mauvais «Tournoi des générations», où il termine à la dernière place, Joël se rend à Lugano, pour la dernière édition du plus fort open européen. C'est un nouvel exploit du Français. Il accomplit sa première norme de grand-maître international et termine à la troisième place. Il réalise ainsi la première partie de son objectif, qui est de décrocher le titre avant la fin 1990. Dans ce tournoi, il réalise deux superbes parties contre Gavrikov (voir partie N°7) et contre Miles (voir partie N°8). Désormais, il consacre quatre heures par jour aux Echecs et davantage encore le week-end.

En mai, il manque in extremis une nouvelle norme de grand-maître au championnat de Paris. Les organisateurs, qui avaient annoncé qu'elle était réalisée, avaient oublié de tenir compte du Elo de Joël pour le calcul de la norme. Pour quelques points Elo en moins dans la moyenne générale, elle n'est pas valable. Ce n'est que partie remise. Mais une anecdote confirme sa détermination. Joël vient de faire nulle avec le grand-maître Taïmanov

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lorsqu'il entre dans la salle d'arbitrage. Immédiatement, il demande ce qu'il doit faire pour réaliser sa norme de grand-maître. Battre deux GMI répondent les arbitres. «Pas de problème» dit Joël. Donnez-moi deux forts grands- maîtres et je les battrai. Ce qu'il fait en gagnant successivement contre Plachetka puis contre Psakhis.

Pendant le championnat de Paris, la société Immopar annonce qu'elle aide Joël en lui accordant un soutien financier de deux millions de francs sur cinq ans! Quelques mois auparavant il affirmait: «Pour s'entraîner correc- tement il faut un sponsor. J'essaie d'en trouver un.» Immopar s'engage à subvenir aux besoins échiquéens de Joël: entraînements, déplacements, stages ainsi que l'achat de matériel informatique et de documentation sont couverts. Immopar règle tous les déplacements de Joël mais, comme la société le mentionne dans le communiqué de presse, pas question pour le champion de prendre sa retraite anticipée aux Bahamas... La somme est entièrement consacrée à sa carrière. Im mopar a été créé en 1981. C'est une société de marchands de biens qui travaille exclusivement dans Paris. Elle donnera également sa chance à Gata Kamsky en lui offrant le même contrat. Seule obligation faite aux deux joueurs : porter le pin's Immopar lorsqu'ils jouent en tournoi!

Joël enchaîne tournoi sur tournoi. A peine le championnat de Paris terminé, il s'envole pour Moscou disputer le deuxième open de la GMA. Il obtient un résultat moyen en prenant la 708 place avec 4,5 points sur 9. Quand il rentre en France, il consacre tout son temps aux Echecs. Il étudie six ou sept heures par jour. «En général, je me lève vers neuf heures et je travaille jusqu'au déjeuner. L'après-midi, je continue trois ou quatre heures. A l'approche d'un tournoi, je travaille plus particulièrement les ouvertures. C'est peut-être une évidence, mais si l'on obtient une bonne position dans l'ouverture, il est plus facile de gagner la partie. Pour les ouvertures, je travaille surtout avec les bases de données. Je regarde beaucoup de parties et je choisis la variante qui m'intéresse, qui me convient bien. Il y a néanmoins des périodes où je m'accorde un peu de repos. Il faut aussi savoir décompresser. Mais ça ne dure jamais très longtemps. Au bout d'une semaine, j'ai des fourmis dans les doigts, j'ai besoin d'un échiquier. » E n dehors des Echecs, Joël est un bon sportif. Il joue au tennis, pratique le ski, la natation et la course à pied. «Il faut avoir une bonne condition physique, car le nombre de tournois ayant été multiplié par deux, les Echecs deviennent de plus en plus un sport à part entière.»

Après Moscou, Joël s'accorde quelques jours de repos. Puis il prépare le tournoi de catégorie 14 de la GMF qui se déroule à Clermont-Ferrand. Le niveau du tournoi est encore un peu trop élevé pour lui. Il y rencontre des joueurs classés à plus de 2600 Elo: Kortchnoï, Dolmatov, Andersson, Ehlvest, A. Sokolov, Ribli, Sax et Spassky. Joël termine dernier. Olivier Renet, l'autre Français qui participe à Clermont-Ferrand, se classe à la première place en obtenant une norme de grand-maître.

Malgré l'échec de Clermont-Ferrand, les joueurs prennent Joël de plus en plus au sérieux. tC 1989 a été une année importante. En 1988, j'ai gagné le championnat du monde juniors et en 1989, les gens m'attendaient au tournant. C'était une année test; j'ai joué plus d'une centaine de parties dans l'année pour savoir où j'en étais. Je dois dire que c'est une année où j'en ai bavé. J'ai alterné bons et mauvais résultats. Je me suis beaucoup battu ;j'ai

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récolté deux ou trois normes de grand-maître et j'ai eu mon titre l'année suivante.» Ce ne fut pas une si mauvaise année. En octobre, Joël est invité à Sotchi, en URSS. Il réalise un excellent tournoi, (voir les parties : 12, 13 et 14 contre Kotronias, Koupreïtchik et Geller), en partageant une belle deuxième place. Rares sont les étrangers qui avant Joël étaient parvenus à accomplir cet exploit chez les Russes. Seuls Miles et Short avaient obtenu de semblables résultats. Joël parle russe couramment. Il est scandalisé de voir les joueurs russes s'échanger des informations, pensant que personne parmi les étrangers ne peut les comprendre. Plus tard, Joël se battra contre ce type de pratiques, en demandant que l'on ne puisse pas approcher les joueurs, ou que les parties ne soient plus ajournées...

Après Sotchi, Joël dispute le championnat d'Europe par équipes à Haïfa. Ce tournoi lui permet de retrouver Judit Polgar, la cadette de la famille Polgar, qu'il bat (voir partie N°15). Joël ne jouera que les six premières parties car il participe à l'open de la GMA de Palma de Majorque. Il se rend aux Baléares en éprouvant un certain ressentiment envers l'Association des Grands-Maîtres. ((J'ai eu des gros problèmes pour jouer à Palma de Majorque. Et à l'époque j'étais champion du monde junior avec deux normes de grand-maître (une seule ndlr)! Ils m'ont finalement repêché à la dernière minute, grâce à un désistement. Cette attitude m'a exaspéré.» Des grands-maîtres de premier plan, Joël sera un des seuls à ne pas être membre de l'association. «Je considère que leur politique est inefficace. J'ai l'impression que la GMA est une maison de retraite. Ils s'occupent unique- ment de leurs vieux grands-maîtres. Dès qu'il y a un jeune qui essaie de faire quelque chose, on lui rétorque: «Non, il faut que tu attendes... Ton temps viendra... Cotise, on verra après...» Pour moi, c'est de l'assurance-retraite, rien d'autre.» Joël poursuit ses diatribes contre la GMA : «Ce qui me gêne avec la GMA c'est qu'ils ont annoncé de nombreuses transformations dans le monde des Echecs. Ils allaient enfin réaliser ce que la F IDE n'avait jamais fait jusqu'ici. Mais on n'a rien vu venir. En fait, j'ai l'impression que, par exemple, sur une épreuve comme le championnat du monde, leur interven- tion se borne à prendre l'argent de la F IDE.,,

Joël réussit le tournoi de Palma de Majorque, y réalisant sa deuxième norme de GMI. Il demande à laGMAde participer au super open de Moscou. «J'ai essayé de jouer l'open final de Moscou. Effectivement, sur le strict plan du règlement, je n'avais pas le droit de jouer. Mais au vu de mes résultats, je leur ai demandé de m'inscrire. Ils ont refusé. » Ce refus n'améliore pas les relations Lautier-GMA.

En novembre, Joël dispute un match exhibition en six parties contre le Canadien Kevin Spraggett à Corrèze. Le match se termine par le nul, trois points partout. Chaque joueur remporte la partie qu'il devait perdre. Joël a une position gagnante dans la première partie mais il perd contre le cours du jeu. Dans la troisième, la situation est inversée (voir partie N°17).

En février 1990, Joël participe au match France-Pays-Bas qui se joue à Cannes dans le cadre du Festival des jeux. Il est surprenant que les joueurs aient accepté d'y participer car la plupart d'entre eux vont se retrouver au mois d'avril à Lyon pour le tournoi zonai. A Cannes, Joël en pleine forme, gagne le tournoi et réalise sa troisième norme de grand-maître. Il impres- sionne ses adversaires par la qualité de son jeu. A cette occasion, il bat une nouvelle fois Jeroen Piket (voir partie N° 19) qui sera son principal adversaire.

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Joël formule des recommandations. « Il faut s'accrocher à ses pions, àses pièces. Ensuite, il est nécessaire d'avoir une préparation régulière. Il est important de travailler un certain nombre d'heures, chaque jour. Et puis, il convient de faire preuve de fantaisie. Il ne suffit pas de calculer les variantes." Le fait de commencer jeune est un atout car : «On acquiert des réflexes, en particulier dans le domaine tactique. Les idées stratégiques, sont difficiles à comprendre quand on est jeune car elles font appel au raisonnement. Les personnes qui commencent tard saisissent les idées stratégiques. En revanche, ce qui va toujours leur faire défaut, ce sont les réflexes tactiques. C'est manifeste surtout en blitz et à l'analyse. »

Le zonai de Lyon constitue la première étape d'une longue route qui, l'espère-t-il, doit le mener au titre de champion du monde en 1993. Il le remporte sans difficulté. Il arrache la seule place qualificative, sans laisser la moindre chance aux autres participants. En mai, la FIDE lui attribue officiellement le titre de grand-maître. C'est fort de son titre qu'il participe au premier Trophée Immopar. Ce tournoi constitue une révolution dans le monde des Echecs. Pour Joël c'est: «Ce qui se fait de mieux dans les Echecs. C'est la combinaison idéale: c'est rapide et en même temps, les parties sont cohérentes; la cadence de jeu permet des commentaires sur la partie. C'est la formule la plus intéressante pour le public. » Le tou rnoi se joue au Théâtre des Champs-Elysées. Au premier tour, Lautier élimine Spassky. C'est une passation de pouvoir. Joël devient le numéro un Français. En demi-finale du trophée, Joël est battu par Nigel Short, lui-même perdant contre Kasparov en finale.

Pour Joël, le rendez-vous crucial de l'année 1990, c'est l'Interzonal de Manille. Lui qui rêve de devenir le plus jeune champion du monde seniordes Echecs n'a pas droit au faux pas. Après un superbe début de tournoi, il est en position de se qualifier jusqu'à la neuvième ronde. Le manque d'expé- rience explique peut-être son relatif échec. Il termine 2ge avec 6,5 points. Ultérieurement, il met en cause le système de qualification. «Ce genre de tournoi détermine les participants au championnat du monde pendant trois ans, les autres restent sur le carreau et doivent patienter jusqu'au cycle suivant. Dans toutes les autres disciplines, il y a un championnat du monde tous les ans ou tous les deux ans. Là, c'est trois ans avec une loterie au départ ! Ca ne rime à rien. J'ai quand même remarqué qu'à l'époque où Kasparov n'était que candidat au titre mondial, il s'est énergiquement battu pour que le cycle revienne à deux ans. Une fois devenu champion du monde, il s'est dit que trois ans, finalement, ça n'était pas si mal. C'est une objectivité à géométrie variable. Si un jour je deviens champion du monde, je changerai tout ça. »

Joël est affecté par son échec de Manille. «J'étais d'autant plus déçu que je pense avoir bien joué. La qualité de mes parties était bonne et pourtant, le résultat n'était pas au rendez-vous. Ca m'a un peu découragé. Après, quand j'ai enchaîné sur le tournoi de Bienne,je ne m'étais pas encore remis, ça m'avait marqué... D'où ma dernière place.» Le tournoi sera survolé par Karpov qui l'emporte avec 9,5 sur 14. Joël, avec 4,5 est bon dernier avec une performance à 2400 ! En fait, il n'a plus envie de jouer. C'est ainsi, souvent les grands-maîtres acceptent des invitations plusieurs mois à l'avance et le moment venu ils s'aperçoivent qu'ils n'ont plus de motivation, ce qui explique de nombreuses contre-performances.

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Lautier et Spassky se sont croisés. Lorsque Boris Spassky jouait au premier échiquier de l'équipe de France, Joël n'y était pas. Et quand Joël arrive, Spassky est parti ! L'ancien champion du monde ne participe pas aux Olympiades de Novi Sad (Yougoslavie) car il commente le match qui oppose Kasparov à Karpov en décembre 1990 à Lyon. Joël, la forme retrouvée, est très ambitieux. «Avant Novi Sad, nous avons participé à une session d'entraînement à Nantes. Un énergéticien a demandé à chacun quelle place il pensait décrocher dans la compétition. Tous ont répondu: «aux environs de la quinzième». Moi j'ai dit «cinquièmes, on doit finir cin- quièmes». Malheureusement ma défaite contre l'Ecossais Motwani à la dernière ronde, nous fait rater la cinquième place! Cela dit, nous avons obtenu un résultat honorable mais décevant. On avait pourtant une équipe de jeunes, capable de faire quelque chose. Il n'y avait pas a s sez de motivation.» Joël marque 7,5 sur 13, un résultat correct, sans plus.

L'année 1991 marque une transition. Joël obtient des résultats mitigés. Il joue dans des tournois de plus en plus forts et il change s e s méthodes d'en- traînement. «Quand on a la chance de jouer à un très haut niveau, la pré- paration n'est pas du tout la même. Avant, mon travail était moins sélectif; je choisissais des ouvertures, j'analysais certaines positions... Aujourd'hui, il me faut surtout adapter mon jeu à celui de l'adversaire et donc tenir compte de son style. J e dois me préparer spécifiquement contre quelqu'un, essayer de tirer parti de ses faiblesses. C'est un autre état d'esprit, très différent, très parti- culier. Mais malheureusement, on arrive très vite à connaître tout le monde, car c 'est quand même un circuit a s sez fermé. Au bout d'un certain temps on ne saitplus trèsbien où l'on en es tde son propre jeu. On est obligé de s 'adapter sans cesse. Ça a de bons côtés car on enrichit son jeu et on apprend énormément de choses. On devient plus complet mais «on perd un peu le nord». Il faut arriver à doser tout ça. C'est difficile de faire le mélange.»

Joël joue peu en ce début d 'année 1991, car il prépare un livre sur le championnat du monde qui a opposé Kasparov à Karpov. Mais le livre ne sera pas publié. L'éditeur veut que l'ouvrage sorte rapidement avec le nom de Lautier en couverture pour réaliser un succès d'édition, alors que Joël veut effectuer un travail sérieux et approfondi. Après le championnat, Joël est déçu de l'attitude de son club, Lyon-Oyonnax. Invité à New York pour assister aux douze premières parties du championnat du monde, il n'a même pas été contacté pour venir à Lyon.

Invité pour la première fois au traditionnel tournoi de Wijk aan Zee, en janvier 1992, Joël y réalise un résultat moyen avec une dixième place. L'open de New York lui permet de découvrir pour la première fois cette ville dont il apprécie l'atmosphère printanière d'avril. Il blitze à Times Square, flâne dans les rues et il se promet d'y retourner. Son tournoi est satisfaisant. Il partage ladeuxième place. Mais il perd contre Kamsky. ((J'ai fait une erreur dans l'ouverture et tout s 'est joué en quelques coups.

En juillet, à Bienne, Joël effectue un bien meilleur parcours que l'année précédente. Il termine troisième ex aequo avec 7,5 points sur 14 soit un demi-point de plus que la norme de GMI. Le résultat est satisfaisant bien qu'il perde une nouvelle fois contre le Letton Chirov, s a bête noire. Joël ne s 'en inquiète pas outre mesure: ((II ne pourra pas toujours gagner. Pour linstant, il mène au score mais on rejouera...» Après Bienne, Lautier confirme qu'il a accompli d'énormes progrès en remportant en août le tournoi de Polanica Zdroj avec une nouvelle norme de GMI.

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Joël se rend souvent à Moscou. «Je m'entraîne avec des joueurs que je connais et en particulier Bareiev. » En novembre, lors du deuxième T rophée Immopar, Joël est éliminé par ce même Bareiev en quart-de-finale après un blitz très mouvementé. Immopar est un grand succès. «Les Echecs peuvent maintenant devenir un très beau spectacle, comme l'a montré le Trophée Immopar. Il était difficilement concevable il y a dix ans, d'attirer deux mille personnes pour assister à une partie d'Echecs, avec écran géant, commen- taires...» Juste après Immopar, Joël se rend à Belgrade. Il obtient un résultat moyen, 4,5 sur 11. Mais il bat notamment Arthur Youssoupov (voir partie N°29) qui est encore dans la course pour devenir champion du monde en 1993.

La fin de l'année est marquée par une petite déception. Son club, Lyon- Oyonnax, est éliminé de la coupe d'Europe des clubs par le Bayern de Munich. Lautier ne marque qu'un demi-point sur deux contre le GMI allemand Bônsch. Le match terminé, Joël blitze toute la nuit contre Andersson et d'autres GMI. C'est épuisé qu'il prend l'avion le lendemain pour Paris.

Joël franchit un nouveau cap en 1992. Il se rapproche de plus en plus du niveau des dix meilleurs joueurs mondiaux. Pour y parvenir, il joue beau- coup, surtout en fin d'année, et il enchaîne les bons résultats. Il obtient un match nul (3-3) contre Ivan Sokolov, 2630 Elo à Corrèze, en mars. Joël est à deux doigts de l'emporter (voir partie N°30) Puis à Barcelone, en avril, il termine troisième ex aequo d'un tournoi de catégorie 13. Ensuite, en juin, à Manille, au premier échiquier de l'équipe de France, il marque 9 points sur 12, réalisant ainsi le meilleur résultat de l'équipe. Joël joue souvent par équipe mais pas systèmatiquement. Quelques mois plus tard, par exemple, il refuse s a sélection pour le championnat d'Europe de Debrecen. «C'est mal tombé, j'avais prévu de jouer Baden-Baden et Pampelune et j'estimais que faire trois tournois de suite, c'était trop. En plus, à cette date, je devais m'entraîner à Moscou.» Il critique les mauvais résultats de l'équipe de France: «Je crois que l'équipe souffre d'un problème de motivation. Certains joueurs ont le sentiment d'être en vacances et n'ont pas assez envie d'obtenir des résultats. En outre, les joueurs français manquent parfois de solidité et ils se fatiguent vite.»

Le tournoi de Bienne, en juillet, est une nouvelle fois dominé par Karpov qui gagne avec 10,5 sur 14. Joël termine à la quatrième place avec 6,5. Le résultat est moyen, mais Joël arrête de perdre contre Chirov. Contre le tacticien letton, il obtient deux nulles, après quatre défaites consécutives.

En août, Joël retourne une nouvelle fois à Moscou. Il y dispute un open de parties semi-rapides. Vingt-cinq minutes par joueur pour toute la partie, la cadence qu'il préfère. Joël termine 259 d'un tournoi remporté au dépar- tage par Karpov devant Gulko et Ivanov. Joël aime s'entraîner avec les Russes. «//s ont une attitude vraiment professionnelle. Toutes les analyses sont sérieuses et concrètes. En France, on s'attache beaucoup à des idées, à des plans, à des principes... Dans les revues françaises, c'est expliqué de façon très abstraite. C'est écrit par des gens qui n'ont pas une très bonne perception du jeu, parce que souvent eux-mêmes ne font pas de compéti- tion. Au lieu d'expliquer en joueur d'Echecs, ils expliquent en professeur de faculté, avec des principes très compliqués. Alors que pour les Russes, c 'est très concret je réplique par tel coup et, à la fin, il perd un pion. Et les principes ressortent d'eux-mêmes. La tactique est très importante. Les principes sont sans valeur s'ils ne sont pas vérifiés par la tactique.»

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En septembre, Joël part pour la presqu'île de Chalcidique, jouer le tournoi d'Afitos-Nikitas, catégorie 14. En prenant la deuxième place, il réalise une excellente performance. Il marque sept points, soit un de plus que la norme de GMI (voir les parties N°33 et 34). Le tournoi est remporté par la nouvelle star des Echecs, le Russe Vladimir Kramnik qui l'emporte avec 7,5 sur 11.

Fort du succès du Trophée Immopar, les organisateurs de Tilburg reprennent la formule qu'ils appliquent à un tournoi qui s e joue à la cadence normale. Elimination directe, comme au tennis. Au premier tour, Lautier est opposé au Russe Oulibine. Les deux parties jouées à la cadence de 2 heures pour 40 coups se terminent par la nulle. Mais Joël se qualifie en remportant les deux parties semi-rapides. Au tour suivant, Lautier bat l'Allemand Gérald Hertneck sur le score de 1,5-0,5. En seizième de finale, Joël rencontre la tête de série numéro un, l'Ukrainien Vassili Ivantchouk. Joël est dominé par le numéro deux mondial. Il sauve de justesse la première partie avec une Tour de moins car Ivantchouk commet une gaffe alors qu'il lui reste seulement quelques secondes à la pendule. Dans la seconde partie, une Anglaise, Ivantchouk bat Joël qui est éliminé du tour- noi.

Le tirage au sort d'Immopar qui a lieu en novembre, ne le favorise pas. Au premier tour, il rencontre Gata Kamsky. Avant ce match, Kamsky avait déjà battu deux fois Joël à New York et à Belgrade en 1991. Il gagne aussi le match sur la scène du théâtre des Champs-Elysées. La première partie s e termine par la nulle et Gata remporte la seconde. Immopar, quoi qu'il arrive, est satisfait car l'un de ses ((poulains» accède aux quarts-de-finale. Le tournoi est un grand succès. Plusieurs fois le théâtre, qui peut accueillirdeux mille personnes, affiche complet. Le champion du monde Garri Kasparov remporte la finale en battant, lors de deux extraordinaires parties de blitz, l'Indien Viswanathan Anand.

Pour fêter le Nouvel An et son nouvel Elo de 2645, Joël réalise à Pampelune (catégorie 13) son meilleur tournoi avec une performance à 2800 Elo. Il gagne l'épreuve avec deux points d'avance sur IIlescas. Kramnik, Ivan Sokolov et Youdassine sont à deux points et demi. Dans ce tournoi, Joël bat notamment Youdassine et Kramnik avec les Noirs (voir parties N° 35 et 37).

Dans le cadre du festival des jeux de Cannes, en février 1993, Vladimir Kramnik prend s a revanche. A l'issue d'un match splendide, le Russe bat Joël par 4,5 à 1,5. Kramnik analyse ainsi le match: «J'ai obtenu des positions que je joue mieux que mon adversaire, c 'est le plus important aux Echecs. Joël n'était pas dans sa meilleure forme. Mais je trouve qu'il devient de plus en plus fort dans les ouvertures. Ses préparations avec les Blancs m'ont surpris. Son style est très agressif, très pratique. Pourtant, lorsque j 'analyse s e s parties, je ne le comprends pas toujours. Il joue quelquefois à contre- temps. Lorsqu'il faut trouver des coups agressifs, il est trop prudentet parfois lorsqu'il faut attendre, il cherche au contraire des coups actifs.» Joël, lui, ne voit pas le match de la même façon: « J'ai voulu forcer des positions égales. Kramnik a très bien joué mais j'ai trop voulu gagner. Il m'a proposé nulle dans les première et cinquième parties. J'ai refusé et j'ai perdu.» Joël n'accepte pas les critiques de Kramnik sur son jeu : ((II a gagné le match, alors tout ce qu'il dit prend valeur de vérité mais je ne partage pas du tout son point de vue."

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Juste après Cannes, Lautiervaapprendre une bonne nouvelle. Il participe à l'interzonai de Bienne, en juillet, en tant que junior classé à pius de 2600 Elo. Pas besoin de passer par la loterie d'un zonal qui se joue en formule open. C'est dégagé du souci de qualification que Joël joue à Dortmund en avril (catégorie 16). Karpov remporte le tournoi avec 5,5 points sur 7 mais Joël le bat (voir partie N°39). Le Français ne gagne pas d'autre partie et il finit à la sixième place avec 3 points. Le mois suivant, à Munich catégorie 16, nouvel échec: il termine avant-dernier avec 3,5 points sur 11. Il laisse passer beaucoup d'occasions. A peine le tournoi terminé, Joël rejoint à Auxerre l'équipe de Lyon-Oyonnax avec laquelle il remporte un nouveau titre de champion de France par équipes. A cette occasion, il prend s a revanche sur Mikhaïl Gourevitch qui vient de le battre à Munich. En juin, à Madrid, le dernier tournoi de Joël avant l'interzonal, est catastrophique. Il termine 9e avec 3 points sur 9 et il perd 20 points Elo. Un résultat particulièrement préoccupant à quelques semaines de l'interzonai.

Une fois de plus, Joël est en forme au bon moment. L'homme des grands rendez-vous ne craque pas à Bienne. Joël et son secondant Luc Winants ont bien préparé le tournoi. Joël termine deuxième ex aequo et il se qualifie pour les matchs des candidats. Mais une nouvelle fois, Joël a joué son tournoi sur une partie, la dernière. Obligé de gagner, il l'emporte comme à Marseille ou à Adélaïde. La pression ne le gêne pas, elle le motive. Opposé à Mikhaïl Gourevitch, il se prépare admirablement et désarçonne son adversaire (voirpartie N°40). ((A vant la partie, j'ai soupçonné qu'il allait jouer la Défense Slave. Nous nous étions rencontrés plusieurs fois e t je pensais bien qu'il voulait me surprendre. Il m'avait déjà joué la Défense Hollandaise deux ou trois fois e t il ne pouvait pas constamment répéter la même ouverture. Les autres variantes de son répertoire sont plus solides mais il avait besoin du point pour avoir des chances de se qualifier. Je suis bien tombé.» Il ajoute: «Par rapport à Manille, je pense que j'ai nettement progressé dans tous les aspects du jeu. Je suis psychologiquement plus stable. Le résultat m'influence moins qu'avant et aujourd'hui je sens mieux le moment important d'un tournoi, celui où il faut produire l'effort. Un joueur doit veiller à ne p a s s'épuiser dans les parties qui ne sont pas cruciales.» Joël fait désormais partie des dix meilleurs joueurs mondiaux. Il n'a que 20 ans et il continue de progresser.

Qualifié pour les matchs des Candidats, il rencontrera en janvier 1994 à Wijk aan Zee le perdant du championnat du monde opposant Karpov à Timman. Il ne redoute ni l'un ni l'autre de ces deux adversaires. «Je pense que Timman va perdre son match et que je le rencontrerai. Timman est a s sez complet, il peut varier son jeu selon ses adversaires, et choisir de nombreuses ouvertures différentes. En match, un joueur a besoin d'avoir des repères bien précis. // faut qu'il soit sûr de telle ou telle chose. Jusqu'à présent, Timman a eu de bons résultats, mais je ne pense pas qu'il ait jamais battu un joueur très fort. Il a bien éliminé Youssoupov en demi-finale des Candidats mais celui-ci était déjà moins fort que lors de leur match pré- cédent.» Lorsqu'on lui demande quelles sont ses chances contre le Hollandais, la réponse fuse : ( Je pense qu'elles sont très bonnes. J'ai déjà battu plusieurs joueurs de ce niveau. Karpov est plus fort que Timman mais, même lui, je l'ai battu. »

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PARTIE N° 1

UNE RENCONTRE CAPITALE

Le championnat de France joué à Rouen en 1987 est un open de 13 rondes réunissant 30 joueurs. Les conditions de jeu sont déplorables. Le tournoi a lieu dans un hangar, très bruyant (une autoroute et une voie de chemin de fer le longent) où un froid hivernal succéde à une chaleur accablante. En deux jours, le thermomètre passe de 35° à 10° et bien sûr, il n'y a pas de climatisation et encore moins de chauffage. Les joueurs arrivent au début de l'épreuve torse nu pour repartir emmitouflés dans un anorak.

Les quatre meilleurs juniors français (Apicella, Degraeve, Koch et Lautier) participent pour la première fois au National. Epreuve très importante pour eux car plus d'un an avant le championnat du monde d'Adélaïde, le sélectionneur a décidé que le junior le mieux placé représentera la France aux Antipodes.

Un an avant cette partie, Degraeve et Lautier se sont affrontés lors du National 2 d'Epinal. Joël gagne mais Degraeve malgré cette défaite termine deuxième avec 7,5, à un demi-point du gagnant Koch, et loin devant Lautier 8* avec 5 points.

Quelques mois après la partie de Rouen, en avril 1988, tous les meilleurs juniors se retrouvent à Lyon pour le Masters junior. Une nouvelle fois, les résultats sont différents: 18r Koch, 2e Degraeve, 3e Lautier, 4e Apicella. Ces quatre juniors sont d'un niveau très proche.

Avec le recul du temps, on se demande si la carrière de Joël aurait été la même s'il avait perdu cette partie contre Jean-Marc. Tout d'abord, il ne serait pas allé à Adélaïde, il n'aurait pas été champion du monde junior, il n'aurait peut-être pas trouvé de sponsor... Une partie jouée à neuf heures du matin, à Rouen, dans un hangar frigorifié, décide de toute une carrière, de toute une vie et même du développement des Echecs en France.

En gagnant cette partie, Joël termine à la 3e place du National, ce qui est à quatorze ans un véritable exploit. Il marque 8,5 points sur 13. Il perd ses trois confrontations contre les maîtres internationaux Haïk, Andruet et L. Roos, mais il bat celui qui deviendra champion de France, Christophe Bernard.

Cette victoire est son meilleur résultat et elle montre que la norme de MI n'est pas loin. Ici, il ne la rate que d'un point.

Degraeve opte pour une sous-variante peu analysée. Il perd un temps avec 6. Ab5+ et Lautier égalise facilement par 10...é5. Ensuite, une série d'échanges laisse penser que la partie se dirige vers la nulle. Au 25e coup Degraeve commet avec Ab2 une petite imprécision que Joël exploite admirablement avec 25.... 4)f4 et 26.... f5. Par la suite, il ficelle son adversaire qui se retrouve en zugzwang, puis il place son Fou en b6 et lorsqu'il joue 39.... e3 la cause est entendue.

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CHAMPIONNAT DE FRANCE - ROUEN 1987 -

DEGRAEVE LAUTIER Défense Sicilienne

1. e4 ç5 2. lDf3 d6 3. ç3 En 1987, Jean-Marc Degraeve

préfère sortir rapidement des sen- tiers battus. Il est vrai que beaucoup de joueurs souhaitent éviter la dé- fense Najdorf que Lautier adoptait fréquemment avec succès. A la septième ronde, Jean-Pierre Boudre, lui joue le classique 3. d4 çxd4 4. £>xd4 5. £>ç3 a6 6. Ag5 e6 7. f4 Ae7 8. TO h6 9. Ah4 Wç7 10.0-0-0 ltJbd711 . Ae 2 b5 12. Axf6 Axf6 13. e5?! (13. Axb5!?) 13.... dxe514. fxe5 Ab715. exf6 i.xf316. Axf3 0-0 17. fxg7 txg7 18. Axa8 lïxa8 19. llhf 1 Uç8 et Joël l'emporte rapidement.

3 . . . . llJf6 4. Ae2 Lors de la troisième ronde, Chely

Abravanel préféra 4. Ad3 Ag4 5. h3 Ah5 6. Ae2?! lbç6 7. d3 e5 8. 0-0 Wç7 9. lDbd2 Ae7 10. lDç4 0-0 11. lDe3 .td8 12 . lIe 11Ie8 13. 't!ia4 1Ib8 14. Ad2 Wd7, la partie assez équili- brée se termina par la nulle.

4 . . . . g6 Certains grands-maîtres préfèrent

4....lDç6 5. d4 çxd4 6. çxd4lDxe4 7. d5 Wa5+ 8. £hç3 £ixç3 9. bxç3 4)d8 ou 9. ,. .^e5 avec une position favo- rable aux Blancs.

Le pion e4 est imprenable àcause de 5. #a4+ et 6. Wxe4.

5. 0-0 Ag7 6. Ab5+ Déplacer le Fou une seconde fois

ne présente pas d'intérêt. 6. 2e1 répond plus aux exigences de la position :6....0-07..&f1 £>ç68.£>a3 (8. a3 ou 8. h3 ont été essayés.) 8. ... e5 9. d3 h6 10. g3 Be8 11. Ag2

Ilb8 12. liJç2 b5 13. tàe3 l e 6 14. liJd2 donne une partie fermée où les deux adversaires louvoient pour placer le mieux possible leurs piè- ces avant l'ouverture des lignes.

Polougaïevski suggère 6. e5 dxe5 7. liJxeS liJbd7 8. d4.

6 . . . . l d 7 Le seul coup, si 6.... £}ç6 7. Axç6+

bxç6 8. e5 avec un bon jeu, ou 6.... liJbd7 7. Se1 0-0 8. d4 liJe8 9. h3 liJç7 10. jLd3, avec un bon jeu.

7. Axd7+ &bxd7

8. Se1 Les Blancs ne sont pas obligés

d'ouvrir le jeu si rapidement: :8.We2 puis 9. Sd1, ou 9. d3 suivi de l'idée 10. ttJbd2 est peut-être meilleur.

8 . . . . 0-0 9. d4 çxd4

10. çxd4 e5 Les Noirs doivent se battre pour le

centre soit par le coup du texte soit avec 10.... d5!? 11. e5 tiJe8 (avec l'idée fiJç7 et 4)e6) ou 11.... 4àe4. 11. dxe5

Cette simplification ne s'impose pas car les Blancs peuvent l'effec- tuer à tout moment, 11. tiJç3 h6 12. h3 puis Ae3 et Idd2 semble plus sympathique mais surtout cela offre plus de chances pratiques. 1 1 . . . . dxe5 12. lbç3 h6 13. b3

L'affaiblissement de la colonne «ç» peut être critiquée car pour dé-

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velopper son Fou Degraeve permet aux Noirs de trouver du jeu avec lWa5 et %laça. 13. We2 puis 14. h3 et 15. l e 3 paraît plus solide tout comme 13. h3 et 14. Jie3. En revan- che, 13. lïb3 ne va pas à cause de 13.... &ç5.

1 3 . . . . wa5 Donnant la cased8àlaTour f ».

Les Noirs ont au moins égalisé mais avouons que l'on se demande com- ment ils peuvent forcer le gain.

14. l b 2 llfd8 15. We2 uaç8 16. Itaç1 &f8

Le Cavalier étant peu actif en d7, Joël le transfère en e6, où il aurades vues sur d4 et f4, via la case f8.

Après 16.... Af8 17. a3 jLxa3 18. Sa1 Ztxç3 19. Axç3 Wxç3 20. Itxa3 les Blancs restent avec une qualité de plus. 17. a3

Le bon sens veut que le Cavalier f3, qui n'exerce pas un grand pou- voir sur cette case, se recycle en ç4 via d2, mais ce plan (17. lDd2) est contesté par 17.... b5 car le pion e5 n'est plus attaqué : 18. a4 (18. £>xb5 Ztxd2 ou 18. Wxb5 Wxb5 19. &xb5 ltxd2 [19.... Exç1 20. Axç1 est favorable aux Blancs] 20.2xç8 Uxb2 21. lDxa7 lDxe4 22. f3 Ztxa2 avec une position gagnante.) 18.... bxa4 19. bxa4 £>e6 menaçant 20.... £tf4 et llJd3 avec un net avantage. 1 7 . . . . Wb6 18. b4 We6

Joël réactive sa Dame qui est passive en a5 ; en e6 elle menace les deux ailes, elle peut venir aisé- ment en b3 pour effectuer une pres- sion sur l'aile-dame ou en g4 avec l'idée tàh5 et £rt4 pour mener une attaque de mat.

19. tàa4 19. lied 1 préparant l'échange les

Tours sur la colonne ..d» et si 19....

&h5 20. &d5 donnait une position parfaitement saine. 1 9 . . . . 4)h5 20. t â 5

Les Blancs peuvent encore éviter l'échange général par 20. g3 mais il est vrai qu'après 20.... b6 le Cava- lier en a4 est mal placé tandis que les Noirs menacent 21.... lWg4 et Qf4. 2 0 . . . . tâf 4

21. lillce6 Refuser l'échange des Dames

conduit à la catastrophe : 21. tWe3 lWg4 22. g3 ltxç5 23. 'ti'xçS (23. llxç5 ou bxç5 sont réfutés par 23.... 2d3) 23.... ltJd3 (23.... &8e6 est intéressant) 24. Wç7 (24. Wç3 4)xb2 25. fxb2 Wxf3 gagne) 24.... Wxf3 (24.... 4)e6 gagne aussi) 25. Wxd8 'ti'xf2+ 26. &h1 ltJxe1 gagne. 2 1 . . . . tùxe2+ 22. Uxe2 ltxçl + 23. Axç1 &xe6 24. tf 1

Contester le contrôle de la co- lonne «(d» avec 24. Ztd2 semble meitteur,car si 24.... gç8 (24.... tàd4 25. &f1 suivi de 26. ltJxd4 et 27. *e2) 25. Ab2 £if4 26. g3 gagnant le pion e5.

2 4 . . . . ICÇ8 25. i b 2

Tous les problèmes des Blancs vont survenir après ce coup. Donc que 25. Ae3 2ç3 26. 2a2. Puis les Blancs joueront ensuite t e 2 et t d 2

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pour chasser la Tour puis ils cher- cherontàéchangerlesTours.cequi conduira à une finale sensiblement égale. 25 . . . . £>f4 26. lid2

2 6 . . . . f5 La seule façon pour prendre

l'avantage. Le pion e5 est tabou : 27. Axe5 Axe5 28. ltJxe5 2ç1 + 29. 2d1 Sxd1 mat, la suite est la même sur 27. 4àxe5.

27. g3 fxe4 28. 4)h4

Le pion e5 est toujours imprena- ble :28. Axe5 ltçl + 29.£}e1 4)d3 ou 28. 4)xe5 Axe5 29. gxf4 (29. Axe5 nç1 +) 29.... Axf4 30 .1Id7 Uç7 laisse les Noirs avec un bon pion de plus. 2 8 . . . . llJd3 29. tàxg6 rM7 30. llJh4 We6

La position noire est désormais gagnante car les Blancs sont en zugzwang si le Fou b2 se déplace, il est perdu, la Tour d2 n'a que deux cases (e2 et d2) et le Cavalier h4 est inexistant.

31. tàg2 Af6 Le Fou s'installe en b6 après être

passé par d8, de là il pilonne le pion f2.

32. h4 b5 33. We2 Ad8 34. lbe1 lbxe1 35. Wxe1 h5

Quelle précision ! Joël placera le Fou en b6 au prochain coup mais avant il fixe les pions adverses sur les cases noires pour mieux pouvoir les attaquer par la suite. 36. t e 2 Ab6 37. &d1 irf8 38. &e1 lIf3 39. lIe2 e3 40. fxe3 Uxe3 41. Sxe3 Axe3 42. t e 2 Ab6

Les Noirs abandonnent. Après 43. Wf3 çkf5 44. Aç3 e4+

45. wg2 (45. We2 wg4) 45.... wg4 46. Ad2 Aç7 47. Ae1 e3 laisse les Blancs sans coup : si le Fou bouge les pions ((g» et «h» sont perdus et si 48. Wh2 "éfô gagne.

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PARTIE N° 2

LA PREMIÈRE NORME

Après son bon résultat obtenu au championnat de France de Rouen, Joël dispute à l'étranger des tournois de MI. Il a quatorze ans et il part en compagnie de son voisin, « le vieux » Manuel Apicella, 17 ans. Les deux joueurs habitent à quelques kilomètres l'un de l'autre en banlieue parisienne et souvent ils jouent les mêmes compétitions. Leur premier tournoi fermé (tous les adversaires s'affrontent) se déroule à Hamein (R.F.A) en octobre 87. Le tournoi est gagné par Horvath et Zsinka avec 7 sur 11. Apicella termine 3e ex aequo avec 6,5 et Lautier 9e ex aequo avec 4,5.

Le tournoi suivant alieu du 3 au 12décembre 1987 à Viry (Belgique). C'est un tournoi fermé atypique. Il se joue dans la grande salle d'une ferme isolée de tout. Pas de téléphone à moins de cinq kilomètres. Les joueurs évoluent devant un grand feu de cheminée. Il fait très froid. Apicella se souvient: « Le soir avec Joël, nous rendions visite à l'astronome (les deux adolescents regardaient les étoiles dans un télescope), et dehors nous gelions, il faisait moins quinze. » Puis il ajoute: « Dans la chambre que je partageais avec Lautier, on nous avait rajouté un poêle car il faisait très froid. Les conditions de jeu étaient si mauvaises que le Suisse Claude Landenbergue, qui devait participer, est parti avant d'avoir effectué le moindre coup. Il fut même étonné que nous, les Français, nous restions. »

Joël jouera bien à Viry. Il remportera quatre parties et fera cinq nulles, réalisant ainsi sa première norme de maître international. Classement: 1er F. Portisch 6/8;2e Lautier 5,5/8 (mais 6,5 sur9); 3-6 Pirisi, Geenen, Sinkovics et Apicella 4. Le maître international Slim Belkhodja abandonne le tournoi avec 0 sur 4. Jrël l'a battu ce qui lui permet d'obtenir sa norme, mais Belkhodja n'ayant pas joué au moins 50 pour 100 des parties, ses résultats ne sont pas comptabilisés pour le classement final.

Contre le maître international Hongrois Gabor Pirisi, Elo 2345, Joël, Elo 2290, opte pour la dangereuse variante Benkô (11. g4) de la défense Est- Indienne. Il n'hésite pas àpousser le pion (h» (13. h4) pour bloquer l'attaque adverse. Pour ne pas perdre sans rien faire, Pirisi tente un risqué 18.... £tf6. Il obtient des compensations pour la pièce sacrifiée mais au 21" coup il rate la bonne variante, jouant 21.... £rt6 au lieu de 21.... Af6. Après Joël accroît son avantage avec 26. f4, 27. e5 et 29. ç5. 38. Ixd6! et conclut de belle manière cette partie.

- VIRY 1987 - LAUTIER PIRISI

Défense Est-Indienne

1. d4 liJf6 2. ç4 g6 3. liJç3 Ag7 4. e4 d6 5. Ae2

Quelques années plus tard, Joël préférera la variante Saemich 5. f3.

5 . . . . 0-0 6. lDf3 e5 7. 0-0 tàç6 8. d5 lDe 7 9. lDe1 La grande variante de l'Est-In-

dienne. Les Blancs ont beaucoup

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d'autres possibilités : 9. 43d2, 9. b4, 9. Ad2, 9. Ag5, 9. cæh1 ou 9. a4. 9. 4)el et 9. tàd2 sont les plus fréquen- tes.

9 . . . . M 7 10. f3

10.<àd3 est plus souvent joué. 10. Ad2 est également possible. 1 0 . . . . f5 11. g4

La variante Benkô de la Défense Est-Indienne. Dans son excellent livre The classical King's Indian" publié par Batsford, le grand-maître John Nunn écrit: «Ce système con- tredit une règle de base des Echecs disant qu'on ne doit pas avancer les pions de l'aile attaquée. Cette règle s'applique particulièrement dans le cas d'une attaque sur l'aile-roi, comme celle que les Noirs dévelop- pent dans cette variante de l'Est- Indienne. Toutefois dans cette posi- tion, le plan des Blancs est logique. Ils veulent bloquer complètement l'aile-roi, pour que la partie se dé- roule sur l'autre aile où leur structure de pions leur confère un avantage. Par exemple, si les Noirs jouent 11. ... f4 alors les Blancs répondent par 12. h4 et sur g5, ils poursuivent par h5 et sur h5 par g5. De la même façon, sur 11.... h5, les Blancs ré- pondent par 12. g5. Si les Noirs échangent en e4 ou g4 leurs chan- ces d'attaque sont réduites et les Blancs peuvent même jouer g5 et plus tard jLg4, bloquant ainsi le Fou g7 et échangeant leur mauvais Fou. Toutefois le coup 11. g4 est risqué, car si les Noirs peuvent éviter que la position se bloque et, si elle s'ouvre, les Blancs vont regretter d'avoir poussé le pion. Un deuxième pro- blème peut survenir si les Blancs doivent immobiliser leurs pièces pour défendre é4 et g4, ce qui souvent empêche un développement harmo- nieux.»

11. jfc.e3 ou 11. lDd3 sont fré- quents.

1 1 . . . . t h 8 Les Noirs veulent jouer 12.... £>g8

puis échanger leur Fou avec Ah6. Il y a déjà eu de nombreuses autres tentatives, 11....£tf6,11.... f4, 11.... h5, 11.... ç6, 11.... a5,11.... fxg4 ou même 11.... h6. 12. &h1!?

Un coup très rare. Les Blancs préfèrent 12. £>g2, 12. <àd3 ou en- core 12. h4,12. çkg2 voire 12. l e 3 ou 12. Ad2. 1 2 . . . . f4

Bloquer la position semble assez illogique. Pirisi devait justifier 11.... Wh8 et opter pour 12....<àg8 suivi de 13.... lh6 . En fermant le jeu, il laisse les mains libres aux Blancs pour monter une attaque sur l'aile-dame avec 13. Ad2, 14. 2ç1,15. b4 puis ç5 et, pendant ce temps, les Noirs doivent jouer passivement car ils n'ont aucun contre-jeu sur l'aile-roi.

13. h4!? Un coup très dangereux mais Joël

souhaite pouvoir répondre à 13.... h5 par 14. g5. 1 3 . . . . 4)g8

Le coup logique. Les tacticiens seront tentés par l'agressif 13.... ttJf5 14. exf5 'ii'xh4+ 15. &g1 gxf5 16. Ef2! (bien meilleur que 16. ttJg2 Idh3 et rien n'est clair car les Noirs menacent lif6 puis 2g6 ou Uh6) et l'attaque téméraire est repoussée. 14. tàg2

14. g5? est réfuté sur-le-champ par 14.... h6!.

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1 4 . . . . Af6 15. We1

Et toujours pas 15. g5 Ag7 puis 16.... h6 avec un net avantage. 1 5 . . . . £ e 7

Un coup un peu triste. Pirisi retire son Fou pour permettre au Cavalier g8 de venir en h6 sans craindre la fourchette en g5. Toutefois il y a d'autres possibilités. Dans cette position plus ou moins bloquée, les Noirs doivent ouvrir un second front sur l'autre aile. Pour y parvenir, ils peuvent soit opter pour 15.... a5,16. ... fcç5, 17.... Ad7 et 18.... ç6 ou bloquer la position avec 15.... ç5 16. a3 Uf7, avec un jeu compliqué car les deux camps doivent garder l'œil en permanence sur les deux ailes. 16. Ad2 £>h6 17. W12 gg8 18. b4!

En attendant que les événements se précisent sur l'aile-roi, Lautier construit son attaque sur l'aile-dame.

1 8 . . . . £>f6!? Il n'est pas facile pour les Noirs de

poursuivre leur attaque. S'ils ne font rien, les Blancs vont jouer Ilaç1, 4)a4 puis ç5 et, petit à petit, ils accroîssent leur avantage sur l'aile- dame. C'est pour cette raison que Pirisi force les événements avec ce coup à double tranchant. Peut-être joue-t-il sur le manque d'expérience de son adversaire qui n'a pas dû obtenir souvent ce type de positions.

19. g5 Joël n'hésite pas, il relève à juste

titre le défi. 19 . . . . llJh5 20. llJxf4

20. gxh6 4)g3+ 2 1. *g 1 'iVd7!! 22. 2fd1 Wh3 24. We1 Axh4, avec de très bonnes compensations pour la pièce sacrifiée. 2 0 . . . . exf4 21. Wd4+

2 1 . . . . 4)f 6? Après ce coup, la position noire va

devenir très difficile à tenir. Il fallait jouer 21.... Af6 22. gxf6 (¡Jfl (22.... (¡Jg3+ 23. ^ 2 4)xfl 24. Axf4 ga- gne) et poursuivre avec 23.... g5 puis £\e5 et 'iWxf6. Cette suite don- nait un jeu actif aux Noirs. 22. I x f 4

22. gxh6 est assez tentant : 22.... g5 (sur22.... 'iWd7 23. Ii[f2 repousse toutes les attaques) 23. hxg5 Uxg5 24. Ixf4 Ii[h5+ 25. &g1 l h 3 26. 2fd1 'iWg8+ 27. c¡!;f2'iWg2+ 28. c¡!;e1 et l'attaque noire a fait long feu. 2 2 . . . . &f7 23. l h 2

Joël prépare déjà la poussée f3-f4 qui surviendra dans quelques coups et, en même temps, il protège son Roi de possibles attaques. Si 23. ç5 gg7 24. gxf6 Axf6 25. Wd2 JIH3 avec du contre-jeu. 2 3 . . . . lig7 24. gxf6 Axf6 25. We3 Axh4 26. f4!

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Joël Lautier joue et gagne

Âgé de vingt ans seulement, le Français Joël Lautier fait déjà partie des dix meilleurs joueurs d'échecs de la planète. Sa progression a été fulgurante. À quinze ans, il devient le plus jeune champion du monde juniors de l'histoire, un an plus tard il obtient le titre de grand-maître et il est au- jourd'hui candidat au titre de champion du monde. En dix ans de carrière, il a affronté et battu les meilleurs joueurs dont Karpov, Kramnik, Youssoupov ou Judit Polgar. Cet ouvrage retrace en quarante parties commentées les différentes étapes de sa carrière jusqu'à ce jour. Peut-être la prochaine sera-t-elle le titre suprême ?

Alain Fayard, maître national, est rédacteur en chef adjoint à « Eu- rope Échecs ».

140 FF ISBN 2-246-48081-7 ISSN 0763-5982

37 5400 9 93-XI

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