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Jour de chance… · 2013-10-31 · Nicolas Charette jour de chance La vie n’est pas tendre pour les protagonistes de ces nou-velles. Il semble qu’il y ait toujours quelque chose

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Nicolas Charettejour de chanceLa vie n’est pas tendre pour les protagonistes de ces nou-velles. Il semble qu’il y ait toujours quelque chose qui leur glisse entre les doigts. C’est pourquoi ils rêvent tous de leur jour de chance. Le jour de chance, c’est celui où les bonnes cartes tomberont entre les mains du joueur de poker ou sur la table de la diseuse de bonne aventure, c’est le jour où on pourra dire adieu à celui ou à celle qui nous a quitté, le jour où on pourra se faire faire le tatouage dont on rêve depuis si longtemps, où on verra la mer pour la première fois, le jour où on cessera de prendre des résolu-tions, où on commencera à vivre vraiment.

Dans ce premier recueil de nouvelles, Nicolas Charette se révèle un subtil observateur de la condition humaine. Chaque nouvelle est une fenêtre ouverte sur l’envers du décor, une traversée de l’autre côté des apparences. Et chaque fois, au moment exact où les protagonistes ont la révélation de ce qu’ils pourraient être, nous nous disons, nous aussi, que la vie, c’est peut-être au fond tout autre chose que ce que nous vivons.

ISBN 978-2-7646-0642-1 imp

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Boréal24,95 $19,50 e

Nicolas Charette enseigne la littéra-ture au Cham plain College Saint-Lam-bert. Il vit à Montré-al. Jour de chance est sa première œuvre.

Photo : Robbie Paquin

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Couverture : Rafael Sottolichio, F. et les robots (détail).

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca

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JOUR DE CHANCE

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Nicolas Charette

J O U R D E C H A N C E

nouvelles

Boréal

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Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

© Les Éditions du Boréal 2009

Dépôt légal: 1er trimestre 2009

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Charette, Nicolas, 1980-

Jour de chance: nouvelles

isbn 978-2-7646-0642-1

I. Titre.

ps8605.h367j68 2009 c843’.6 c2008-942525-1

ps9605.h367j68 2009

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Ozzman75

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J’avais hésité quelques minutes avant de lui demander sic’était bien lui. Le métro était bondé. Il était assis juste enface de moi. Il devait trouver bizarre que je le dévisage ainsi.Habituellement, je baisse le regard devant les étrangers.Mais quelque chose me disait que c’était bel et bien lui. C’estson magazine de poker qui a d’abord attiré mon attention,puis j’ai remarqué, à côté de sa grosse valise en aluminium,un trépied pour appareil photographique. Je savais qu’Ozz-man75 habitait New York. Même s’il devait y avoir des cen-taines de photographes à New York qui jouaient au pokersur Internet, il me semblait que c’était lui. Je ne saurais direpourquoi, mais il était tel que je l’avais imaginé. Un jeunehomme de belle allure dans la vingtaine avancée. Il portaitdes jeans et des souliers ordinaires, mais son chic blousonen suède noir lui donnait un look branché. Il passait parfoisla main dans ses cheveux en bataille et feuilletait rapide-ment son magazine, portant souvent son regard intelligentautour de lui. Près de nous, une femme splendide quej’avais remarquée le regardait avec un intérêt évident.

Il a finalement plié sa revue en deux, l’a mise dans lapoche intérieure de son blouson et il est sorti à Penn Sta-tion. Je l’ai suivi en murmurant: «Ozzman…» La pre-mière fois, il ne m’a pas entendu. Alors, j’ai répété un peuplus fort, trop fort, m’a-t-il semblé. Il s’est retourné et je mesuis approché en souriant. Ses yeux étaient ronds comme

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des billes et méfiants. Il a déposé sa valise à ses pieds et aagrippé son trépied à deux mains, comme s’il allait mebalancer un coup.

— Salut, Ozzman! que j’ai dit.— Salut, a-t-il dit d’un ton surpris et interrogateur. Do

I know you?— Hé hé! Tu peux parler français! C’est moi, André!

AndréKing!Il est resté silencieux. Il me scrutait de haut en bas et

regardait nerveusement autour de lui.— AndréKing! Sur PartyPoker!— AndréKing? Hein? Qu’est-ce que tu fais ici? Com-

ment tu sais qui je suis?Il me fixait d’un air étrange. Il avait l’air de me prendre

pour une sorte de fou. J’ai senti qu’il me fallait répondrevite.

— Je sais pas, c’est un hasard! Un méchant hasard! Jesuis en visite à New York pour la semaine, pis là je t’ai vu,pis j’ai remarqué que tu lisais un magazine de poker… Jeme suis dit que c’était peut-être toi, parce que tu m’avaisdéjà dit que tu habitais à New York, une fois qu’on avaittchatté… Alors, j’ai dit ton nom pour voir si c’était toi…Un méchant hasard, j’te dis! J’en reviens pas!

Il me fixait toujours, silencieux. On aurait dit qu’il dou-tait, comme s’il vérifiait si c’était du bluff. Il faut croire qu’iln’avait pas la même certitude quant à mon identité. J’aisorti mon portefeuille, pour lui montrer mon permis deconduire.

— AndréKing! ai-je répété. De Montréal! Mon vrainom, c’est André Juteau. Sur PartyPoker… On jouait sou-vent au Texas Hold’em sur les tables à 10$-20$ All-In…

— Oui oui… Je me rappelle d’AndréKing. J’en reviensjuste pas que tu m’aies trouvé…

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— Hé hé! J’te cherchais pas! C’est vraiment un hasard!Il semblait s’être détendu. Quelque chose dans son

regard avait changé, mais je ne saurais dire quoi. Il a accotéson trépied sur son épaule et il a ri.

— Ça va, AndréKing? qu’il a dit en me présentant lamain.

— Ben oui, ça va! Certain! J’en reviens pas encore…— Moi non plus!Et nous nous sommes serré la main vigoureusement,

comme si nous étions de vieux amis. Je ne sais pas pour-quoi, mais j’étais très ému. Ozzman75! Dans le temps où jejouais, il était souvent là, le matin, à la même table que moi.Il avait un style très agressif. Et beaucoup de chance, il fautl’avouer. Il arrivait même que certains habitués quittent la table lorsqu’il s’y présentait. Moi, je restais parce que je leconsidérais comme un ami. C’était l’un des rares qui par-laient français. J’ai su, en clavardant une fois avec lui, qu’ilétait de Trois-Rivières et qu’il avait déménagé à New Yorkpour poursuivre sa carrière de photographe. Il travaillaitnotamment pour des magazines de mode. Ce type étaitvraiment quelque chose! Je me rappelle une main du ton-nerre qu’il avait eue une fois au Texas Hold’em: un carré decinq. Je n’avais perdu que cinq cents dollars, mais un joueurplus téméraire s’était engagé avec lui dans un combat demises, relance sur relance, puis tout en jeu, All-In! Le typeavait perdu six mille dollars avec son brelan d’as. Je me rap-pelle que, cette nuit-là, j’avais pensé au perdant: je medemandais si cette perte le mettait dans la merde, s’il avaitune femme et des enfants… Je ne sais pas pourquoi, maisje repense souvent à cette main. Ozzman75… Et il était là,devant moi! J’étais curieux de savoir s’il était riche. Uneespèce de jubilation montait en moi. Ça n’augurait rien detrop bon, maintenant que j’y pense, mais sur le moment,

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j’étais tellement excité par cette rencontre que je n’ai portéaucune attention à ce qui se passait en moi. C’était tout demême une incroyable coïncidence!

— Qu’est-ce que tu fais à New York? Toujours dans lavente? m’a-t-il demandé.

— Non, je ne vends plus. Je prends des vacances… Toi?Toujours photographe?

— Oui oui, toujours photographe…— C’est bien, c’est bien…— Oui… J’aime ça. J’aime ben ça ici…J’étais surpris qu’il se rappelle que j’étais vendeur. Cela

devait faire au moins six mois que j’avais joué sur le Netpour la dernière fois. Je brûlais d’envie de lui demander s’ilétait toujours aussi gagnant au poker, mais je m’en suis abs-tenu, par politesse ou par prudence, je ne sais pas trop.J’avais tout de même envie de lui parler et d’en savoir unpeu plus. Il me regardait curieusement, comme s’il allaitdire quelque chose, mais il n’a rien dit. J’avais l’impressionqu’un silence trop prolongé aurait pu créer un malaise.

— Est-ce que t’as le temps de prendre un café? Je saispas trop où, par contre; mon hôtel est au New Jersey et c’estseulement la deuxième journée que je suis à Manhattan…

— Écoute, j’ai un rendez-vous dans une heure, maisj’allais justement manger… Accompagne-moi. On pourrajaser, qu’il a dit en me tapant sur le bras.

Je l’ai donc suivi, un peu à la traîne au début parce qu’ilmarchait très vite, comme tout le monde ici. À un feurouge, il m’a expliqué qu’il devait faire un photoshootaujourd’hui, avec une top-modèle dont je ne connais-sais pas le nom. Je lui ai posé quelques questions sur NewYork et sur son emploi. Nous bavardions en marchant, évi-tant machinalement les passants que nous croisions. Sacarrière semblait bien se porter. Il me nommait des gens

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célèbres pour qui il avait bossé dans Manhattan, des gensque je ne connaissais pas, évidemment. Étrangement, je mesentais comme un New-Yorkais, juste du fait d’être en sa présence. J’étais anormalement confiant. Je regardais les femmes droit dans les yeux. L’une d’elles, une granderousse en tailleur, m’a même souri! Ozzman et moisommes enfin entrés dans un petit restaurant italien de laSeptième Avenue.

L’hôtesse nous a placés près de la fenêtre, d’où nouspouvions voir le fourmillement des passants sur le trottoir.Je n’étais pas encore habitué à la bruyante agitation de cetteville. Même une fois assis à l’intérieur du restaurant, ilm’arrivait de me tourner brusquement vers la rue lorsquej’entendais klaxonner. Puisque j’avais déjà mangé, je n’aicommandé qu’un bol de soupe avec une bière en fût. Ozz-man a pris une salade, des raviolis primavera et un verre devin blanc. Il me demandait des nouvelles de la politique auCanada et au Québec, mais je sentais un certain désintérêtde sa part, comme s’il ne parlait que pour combler lesilence. Aussi je répondais de façon très évasive, étant trèspeu au courant de l’actualité, locale ou internationale. Puisj’ai parlé de ma présence ici, précisant qu’il y avait long-temps que je désirais voir New York. Je savais qu’il m’écou-tait peu.

— Est-ce que tu joues encore sur PartyPoker? m’a-t-ildemandé soudainement, alors que je lui parlais de ma visiteau Metropolitan Museum of Art.

— Non… J’ai arrêté ça. Ça devenait un peu compliquéchez nous…

— Ta femme, hein?— Oui, entre autres, ai-je répondu. Et toi?— Non, moi non plus… Maintenant je joue sur

PokerStars… Tu connais?

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— Oui, j’ai vu l’annonce à la télé. Pourquoi t’as changéde site?

— Ah… Je trouvais que les méthodes de paiementétaient trop limitées sur PartyPoker… a-t-il dit en buvantune gorgée de vin, le regard déviant vers les passants sur letrottoir.

— Les méthodes de paiement… Tu veux dire pourencaisser tes gains ou pour miser de l’argent?

— Pour miser. Mais toi, tu joues plus du tout, André-King? qu’il m’a demandé d’un air étrangement com-plice.

— Non… Ah! la soupe…Pendant que le serveur saupoudrait du parmesan râpé

sur les raviolis, j’ai pensé que son histoire de «méthodes depaiement» cachait sûrement quelque chose. Dans monsouvenir, PartyPoker n’imposait aucune restriction quantaux montants que les joueurs désiraient miser. Peut-êtrequ’Ozzman faisait référence aux restrictions qu’un usagerpeut s’imposer lui-même, par peur de perdre la maîtrise.Vers la fin, alors que je tentais de me «refaire» en jouant«raisonnablement», il m’arrivait d’avoir recours à cetteoption, grâce à laquelle j’exigeais de PartyPoker qu’il m’in-terdise de miser plus que cent dollars par jour. Quand Ozz-man a dit au serveur qu’il avait assez de parmesan, j’ai faillile questionner au sujet des mises, mais au fond, ce n’étaitpas de mes affaires. J’ai émietté deux biscottes dans masoupe aux légumes en me demandant comment fairebifurquer la conversation vers lui; lui et le poker. Gagnait-il autant que je l’imaginais?

— Je viens de me rappeler une fois où tu avais faitperdre six mille dollars à un type avec un carré de cinq. Tut’en souviens? ai-je demandé avant de souffler sur masoupe pour la refroidir.

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— Six mille dollars… Je m’en souviens vaguement…C’était qui?

— Je ne sais pas. En plus, il me semble que c’était l’unedes premières mains du type à notre table! Il a quittéimmédiatement après…

— Oui oui… Ça me revient, je crois. Il avait un brelan,c’est ça?

— Oui, un brelan d’as!— Une bonne pêche! qu’il a dit, un peu comme si

ce genre de gain était routinier pour lui. En plus, il avait eu son brelan sur la rivière! Il était sûr que je bluffais, legars.

Nous avons mangé très vite. Il semblait pressé. Aprèsavoir terminé ma soupe, j’ai bu ma bière à petites gorgées,mais très rapidement. Nous étions incapables de reprendreune conversation quelconque, comme gênés par ce silencequi grandissait entre nous deux. Il a regardé sa montre ducoin de l’œil à deux reprises. Lorsqu’il a terminé son repas,j’en étais à la moitié de ma deuxième bière. Je lui ai alorsdemandé, d’un coup, comme ça:

— Tu gagnes encore beaucoup au poker?Il a souri, s’est essuyé le coin de la bouche avec sa ser-

viette de table et a regardé autour. Il s’est penché un peuvers moi et a baissé la voix d’un ton:

— Écoute, je gagne pratiquement à tout coup. Il suffitde savoir où jouer, tu sais…

— Qu’est-ce que tu veux dire?— Y a des gars qui connaissent rien à tout ça, des gars

qui jouent avec leurs couilles plutôt qu’avec leur tête… Lepoker, c’est avec la tête.

— Oui, mais sur PartyPoker, les gars connaissaient ça, quand même… SmithMaster, AceCarlos, ElPogo…C’étaient des bons joueurs, non?

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Il a reculé sur sa chaise et a fait un signe au serveur, pourl’addition.

— Oui oui, vous étiez quand même des bons joueursde poker… Mais pourquoi tu ne joues plus? m’a-t-ildemandé, d’un air qui me semblait moqueur, voire supé-rieur.

— C’est pas que je jouerai plus… Je vois plutôt çacomme un break… ai-je dit en regardant le sachet vide debiscottes.

— Écoute, André… a-t-il dit en se penchant vers moi.Ce soir, je vais jouer chez des amis à moi. Des amis assezriches… Des vrais poissons! Y a un mois, j’y ai fait cinqmille dollars en trois heures. On joue au Texas Hold’em,comme sur Internet. Si t’as un petit mille de côté, tu peuxfacilement le faire doubler, sinon tripler! J’te dis, des pois-sons, ces gars-là! En plus, ils sont riches à craquer! Desjeunes requins à la Bourse, mais du plancton au poker!qu’il a dit en pouffant de rire et en se relevant quand le ser-veur s’est approché.

— Je sais pas… Je pense pas, que j’ai dit.Nous avons payé nos additions et nous sommes sortis.

Il avait un cure-dent dans la bouche. Je sais que c’est ridi-cule, mais j’ai regretté de ne pas en avoir pris un moi aussi.J’avais plutôt choisi le bonbon à la menthe, mais il y avaitcet horrible chocolat à l’intérieur qui s’est répandu dans mabouche quand je l’ai croqué.

— Pis, AndréKing? T’en dis quoi? Un petit deux milledollars… Vite fait! J’te dis, c’est un gain assuré.

— Je sais pas trop…Je l’ai regardé en me disant que c’était peut-être lui le

requin et moi le plancton. Mais Ozzman n’était peut-êtrepas un si grand joueur que ça. Après tout, pourquoi avait-il quitté PartyPoker? Autant je me disais qu’il était de

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calibre semi-professionnel, autant je trouvais qu’il était plu-tôt louche, peut-être magouilleur. La jubilation que j’avaisressentie plus tôt avait disparu. J’étais angoissé jusque dansles os. Je ne tenais pas en place. Ma jambe tremblait un peu.J’avais à l’hôtel un chèque de voyage de deux mille dollars,que j’aurais facilement pu encaisser à la réception. Je regar-dais Ozzman dans les yeux, pour voir s’il bluffait. Je n’enrevenais toujours pas de l’avoir rencontré par hasard. Était-ce un signe?

— Écoute, André, je dois y aller, a-t-il dit en regardantsa montre TAG Heuer. Je te laisse mon numéro. Je serai dis-ponible vers 18 heures. La partie commence à 21 heures.C’est dans SoHo. Appelle-moi, OK? J’te dis, tu le regrette-ras pas. Je peux même passer te chercher à ton hôtel…

Et il m’a donné sa carte que j’ai mise dans ma pochesans la regarder. Je lui ai demandé comment faire pourretourner au métro, parce que j’étais déjà perdu. Il m’a ditoù aller, nous nous sommes serré la main, puis il est partidans la direction opposée, avec son trépied et sa grossevalise. Je marchais très lentement parmi les passants pres-sés. Mille dollars en une soirée, ce n’était pas rien… Je medisais qu’avec Ozzman à mes côtés, je ne risquais rien. Jepensais à mon chèque de voyage, caché dans ma valise àl’hôtel, dans mon livre de Guy Corneau. Je me suis imaginéavec Ozzman et plusieurs jeunes hommes aux cheveux lis-sés, au teint bronzé, portant de chic chemises blanches etfumant le cigare. Je voyais les jetons sur le doux tapis vert dela table de jeu, le bruit qu’ils faisaient en s’entrechoquantdans ma main, en attendant la donne… J’en ai eu un longfrisson. Je me sentais puissant, comme si j’étais au seuild’un grand changement dans ma vie.

Mais voilà que rendu à un feu rouge, j’ai été incom-modé par le flot interrompu des piétons agglutinés autour

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de moi. Sans faire exprès, une femme derrière moi m’aaccroché et j’ai à mon tour bousculé un homme devantmoi, qui s’est simplement retourné sans rien dire et sansprêter attention à mes excuses. L’homme était grand et ilm’empêchait de voir les feux de circulation. J’ai commencéà sentir une lourde pression sur ma poitrine et j’ai cru quej’allais suffoquer. J’ai regardé les façades titanesques desimmeubles et j’ai éprouvé un grand vertige. Je me sentaispetit, incroyablement minuscule. J’ai pensé à l’effondre-ment des deux tours le 11 septembre, à cette énorme massede béton tombant en pleine ville et au dense nuage depoussière qui avait englouti les rues. Puis, tous les bruitsautour de moi ont semblé s’intensifier. Les gens qui par-laient dans leurs cellulaires, les moteurs des automobiles,les coups de klaxon, un crissement de pneus… Ma tête s’estmise à tourner. J’ai eu peur de perdre connaissance. C’estun passant qui m’a fait revenir sur terre: «Move, forChrist’s sake!» qu’il a dit en me bousculant. J’ai traversé larue aussi vite que tout le monde, mais encore étourdi, et j’aipris le métro jusqu’à l’hôtel. Est-ce que j’irais jouer? Mesmains tremblaient. J’étais couvert de sueur. Puis j’ai mis lesmains dans mes poches. J’ai sorti la carte d’Ozzman75.C’était une sobre carte d’un ton crème. Au-dessus dunuméro de téléphone était écrit en lettres dorées: «JustinTrudel, photographe».

En rentrant dans ma chambre, j’ai jeté la carte d’Ozz-man75 dans la cuvette et j’ai tiré la chasse. Je n’ai pas dormide la nuit. Je suis resté dans ma chambre. J’ai marché, j’aiécouté le basket-ball, j’ai essayé de lire, j’ai regardé monchèque de voyage. J’ai écrit cinq lettres à ma femme et je lesai toutes déchirées. Enfin, j’ai pris une douche.

Je sentais que j’allais enfin pouvoir dormir. Je regardais,du haut de ma chambre d’hôtel, les premières lueurs du

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jour éclairer les gratte-ciels de Manhattan, au loin. J’aiappuyé ma tête contre la large fenêtre qui me séparait del’extérieur. Je pensais à ce qui arriverait demain, me deman-dais si ma femme me reprendrait, si mes enfants me repar-leraient, si la banque me prêterait de nouveau de l’argent, si je me trouverais un nouvel emploi, si… Mais soudain, le vertige m’a repris. J’ai eu l’impression qu’à tout momentla vitre pouvait se décoller et me faire basculer dans le vide.J’ai reculé et je me suis assis dans le fauteuil. J’ai inspiré etexpiré, lentement.

Enfin, je suis allé me coucher. C’était tout ce que je pou-vais faire.

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Table des matières

Ozzman75 7

La vie en rose 21

Ça passe ou ça casse 35

Mise en forme 41

Trou de mémoire 49

Un pays libre 69

Votre mari chasse? 85

Bébé Lindros 105

Tu sens le bœuf 117

Le trésor de la fin 131

225225

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Propre 145

Entre amis 155

Je t’aime encore 167

Ma mère sent bon 181

Une mince affaire 193

Jour de chance 207

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Margaret AtwoodCibles mouvantes

Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-LafargeHistoire de la littérature québécoise

Nadine BismuthLes gens fidèles ne font pas les nouvellesScrapbook

Lise BissonnetteChoses cruesMarie suivait l’étéQuittes et DoublesUn lieu approprié

Neil BissoondathÀ l’aube de lendemains précairesArracher les montagnesLa Clameur des ténèbresTous ces mondes en elleUn baume pour le cœur

Marie-Claire BlaisAugustino et le chœur

de la destructionDans la foudre et la lumièreNaissance de Rebecca à l’ère

des tourmentsNoces à midi au-dessus de l’abîmeSoifsUne saison dans la vie d’Emmanuel

Elena BotchorichviliFaïna

SovkiLe Tiroir au papillon

Gérard BouchardMistoukPikauba

Jacques BraultAgonie

Chrystine BrouilletRouge secretZone grise

Katerine CaronVous devez être heureuse

Jean-François ChassayL’Angle mortLaisseLes Taches solaires

Ying ChenImmobileLe Champ dans la merLe MangeurQuerelle d’un squelette

avec son doubleUn enfant à ma porte

Ook ChungContes butôL’Expérience interdite

Gil CourtemancheUn dimanche à la piscine à KigaliUne belle mort

EXTRAIT DU CATALOGUE

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France DaiglePetites difficultés d’existenceUn fin passage

Edwidge DanticatLe Briseur de rosée

Louise DesjardinsCœurs braisésLe Fils du CheSo long

Germaine DionneLe Fils de JimiTequila bang bang

Fred DompierrePresque 39 ans, bientôt 100

David Dorais et Marie-Ève MathieuPlus loin

Christiane DuchesneL’Homme des silencesL’Île au piano

Irina EgliTerre salée

Michel FaberLa Rose pourpre et le Lys

Jacques Folch-RibasLes Pélicans de Géorgie

Christiane FrenetteAprès la nuit rougeCelle qui marche sur du verreLa Nuit entièreLa Terre ferme

Simon GirardDawson Kid

Anne-Rose GorrozL’Homme ligoté

Scott GriffinL’Afrique bat dans mon cœur

Louis HamelinLe Joueur de flûteSauvagesLe Soleil des gouffresLe Voyage en pot

Bruno HébertAlice court avec RenéC’est pas moi, je le jure!

Suzanne JacobLes Aventures de Pomme DoulyFugueuses

Histoires de s’entendreParlez-moi d’amourWells

Emmanuel KattanNous seuls

Marie LabergeAdélaïdeAnnabelleLa Cérémonie des angesFlorentGabrielleJuilletLe Poids des ombresQuelques AdieuxSans rien ni personne

Marie-Sissi LabrècheBorderlineLa BrècheLa Lune dans un HLM

Dany LaferrièreJe suis un écrivain japonaisPays sans chapeauVers le sud

Robert LalondeDes nouvelles d’amis très chersEspèces en voie de disparitionLe Fou du pèreIotékha’Le Monde sur le flanc de la truiteMonsieur Bovary ou mourir au théâtreOù vont les sizerins flammés en été?Que vais-je devenir

jusqu’à ce que je meure?Un jardin entouré de muraillesLe Vacarmeur

Monique LaRueCopies conformesDe fil en aiguilleLa Démarche du crabeLa Gloire de Cassiodore

Rachel LeclercNoces de sableRuelle OcéanVisions volées

François LepageLe Dilemme du prisonnier

Robert LévesqueRécits bariolés

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Alistair MacLeodLa Perte et le Fracas

André MajorL’Esprit vagabondHistoires de déserteursLa Vie provisoire

Maya MerrickSextant

Stéfani MeunierAu bout du cheminCe n’est pas une façon de dire adieuEt je te demanderai la merL’Étrangère

Christian MistralLéon, Coco et MulliganSylvia au bout du rouleau ivreVacuumValiumVampVautour

Hélène MonetteLe Blanc des yeuxIl y a quelqu’un?Plaisirs et Paysages kitschThérèse pour Joie et OrchestreUn jardin dans la nuitUnless

Caroline MontpetitTomber du ciel

Lisa MooreAlligatorLes Chambres nuptialesOpen

Caroline MontpetitTomber du ciel

Pierre MorencyAmouraska

Alice MunroFugitives

Émile OllivierLa Brûlerie

Michael OndaatjeDivisaderoLe Fantôme d’Anil

Véronique PapineauPetites histoires avec un chat

dedans (sauf une)

Daniel PoliquinL’Écureuil noirL’Homme de pailleLa Kermesse

Monique ProulxLes Aurores montréalesChampagneLe cœur est un muscle involontaireHomme invisible à la fenêtre

Pascale QuivigerLa Maison des temps rompus

Mordecai RichlerUn certain sens du ridicule

Noah RichlerMon pays, c’est un roman

Yvon RivardLe Milieu du jourLe Siècle de JeanneLes Silences du corbeau

Louis-Bernard RobitailleLe Zoo de Berlin

Alain RoyLe Grand RespirL’ImpudeurQuoi mettre dans sa valise?

Gaétan SoucyL’AcquittementCatoblépasMusic-Hall!La petite fille qui aimait trop les allumettes

France ThéoretLes apparatchiks vont à la mer NoireUne belle éducation

Miriam ToewsDrôle de tendresse

Lise TremblayLa Sœur de Judith

Guillaume VigneaultCarnets de naufrageChercher le vent

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et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE:LES ÉDITIONS DU BORÉAL

ACHEVÉ D’IMPRIMER EN JANVIER 2009SUR LES PRESSES DE MARQUIS IMPRIMEUR

À CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC).

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Jour de chanceLa vie n’est pas tendre pour les protagonistes de ces nou-velles. Il semble qu’il y ait toujours quelque chose qui leur glisse entre les doigts. C’est pourquoi ils rêvent tous de leur jour de chance. Le jour de chance, c’est celui où les bonnes cartes tomberont entre les mains du joueur de poker ou sur la table de la diseuse de bonne aventure, c’est le jour où on pourra dire adieu à celui ou à celle qui nous a quitté, le jour où on pourra se faire faire le tatouage dont on rêve depuis si longtemps, où on verra la mer pour la première fois, le jour où on cessera de prendre des résolu-tions, où on commencera à vivre vraiment.

Dans ce premier recueil de nouvelles, Nicolas Charette se révèle un subtil observateur de la condition humaine. Chaque nouvelle est une fenêtre ouverte sur l’envers du décor, une traversée de l’autre côté des apparences. Et chaque fois, au moment exact où les protagonistes ont la révélation de ce qu’ils pourraient être, nous nous disons, nous aussi, que la vie, c’est peut-être au fond tout autre chose que ce que nous vivons.

Nicolas Charette enseigne la littérature au Cham plain College Saint-Lambert. Il vit à Montréal. Jour de chance est sa première œuvre.

ISBN 978-2-7646-0642-1

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