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Journal d'un prince banni:Demain, le Maroc (Documents Français) (French … d'un... · 2014. 4. 10. · AVANT-PROPOS Tout livre est un contrat de confiance, et le livre d’un prince

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  • AuxMarocains,sansdistinction.

  • AVANT-PROPOS

    Tout livreestuncontratdeconfiance,et le livred’unprincemarocain encore plus qu’un autre. En effet, jamais dans lalonguehistoiredynastiqueduroyaume,unmembredelafamillerégnante n’a pris la plume pour partager ses idées avecl’«extérieur»,au-delàdesmursduPalaiset,encoremoins,par-delàlesfrontièresdupays.Àcela,ilyadebonnesraisons,quine relèventpasseulementd’un royaldédainpour lemondeendehors duméchouar, le «Conseil », c’est-à-dire l’enceinte dupouvoir monarchique. Écrire un livre, c’est se livrer. Ladécisionamûri enmoipendantdes années.Maintenantque jem’ysuisrésolu,jenevaispasm’arrêteràmi-chemin.Danslespagesquisuivent,jenemâchepasmesmots.Riendecequejepensen’estdissimuléderrièredesarabesques.Pourautant,onchercheraenvainde«petitesphrases»,du

    fieldistillé,desattaquesadhominemoudessecretsinavouables.J’aitropsubidepareillesbassessespourm’ylivreràmontour.Enrevanche,unsystèmeopaqueestdécritdel’intérieuraveclefranc-parlerqu’abhorrelasociétédecourauMarocpourquila

  • souplesse invertébrée et le verbe tarabiscoté tiennentlieu deraffinementetdesubtilité.Pourmapart,jepréfèreêtredirect:jene suis pas davantage le « prince rouge » queMohammedVIn’estle«roidespauvres»–encequileconcerne,quinzeansde règne devraient suffire pour en convaincre même le plusjobard parmi nous.Quant au « prince rouge », il n’existe quedans les miroirs déformants des médias. Je n’ai jamais étécommunisteousocialiste.Jenesuismêmepasantimonarchistepar principe, un « mauvais prince » en quelque sorte.Cependant, je serais prêt à tirer un trait sur la monarchiechérifienne si j’arrivais à la conclusion qu’elle n’est plusd’aucune utilité pour les Marocains, qu’elle interdit touteévolution vers la démocratie, la prospérité et l’État de droit.Trancher cette question, c’est précisément l’objet de ce livre.D’ores et déjà, je suis persuadé qu’il faut démanteler lemakhzen, c’est-à-dire notre pouvoir pseudo-traditionnel quicumule les tares du « despotisme oriental » et de la tyranniebureaucratiquehéritéedel’administrationcoloniale.Jene suisniun républicainà tout crinni– je revendique le

    double sens – un monarchiste dans l’absolu. Je pourrais trèsbien vivre dans une république marocaine, si ce régime meparaissait la meilleure option pour mon pays. Et quand bienmêmelarépubliqueneseraitpaslameilleurevoie,l’adhésionàlamonarchiedevradetoutefaçonêtrerefondéesurdenouvellesbases, plus saines. Mon point de départ est donc la questionsuivante : que peut encore apporter au Maroc la monarchiecommeformedegouvernance?Quepeut-ellesauvegarder,oumieuxfaireéclore,qu’unautrerégime?Jeconçoissansdrameque, dans un contextehistorique donné, la réponse puisse être

  • défavorableàlamonarchie.Maisjenem’interdispasnonplusde penser qu’après le Printemps arabe, la monarchie puisseencore être utile au Maroc, c’est-à-dire « historiquementproductive»pour faire advenir ladémocratie aumoindre coûthumain,sansviolences.C’estsurcechoixdefondquejeveuxm’expliquerdanscelivre.De quelle façon ? En livrant ma vérité, toute ma vérité

    d’hommeetdeprince,unefoispourtoutes.C’estàprendreouàlaisser,enpartieouenbloc.Cettedécisionappartientaulecteur,etàluiseul,dèslorsquejeremplismapartdenotrecontratdeconfiance.D’emblée,jevaisdoncêtreexplicite.Jenedemandeàpersonnede s’engagerpourmoimais seulementpourque leMaroc–patrieoupaysami–change.Jenesuiscandidatàrienetnesouhaiteprendrelaplacedepersonne.Enmêmetemps,jene m’interdis aucune ambition au service de mon pays. Si leMarocveutdevenirun«royaumepourtous»,jeseraiaveclui.Ce n’est pas la première fois que je prends la parole sur la

    place publique.Du temps deHassan II, qui était un grand roimaisqui,c’estunelitote,neprisaitguèrelacontestation,jesuissorti du rang – et, comme on le verra, j’en ai payé le prix demultiples façons, même si je ne veux évidemment pas mecomparerauxvictimesdansleurchairdes«annéesdeplomb».L’oppositionàHassanIIaforgémoncaractèreet,decela,jeluisais gré. Tout comme je lui reconnais le mérite d’avoir suchanger le cours de son règne à la fin, après tant d’années depouvoir absolu au milieu de courtisans flatteurs. Longtempsdespote,HassanIIafinipartournerbridepourouvrirleMarocàunmondequiavaitchangéaprèslaguerrefroide.Àcetitre,il

  • afaitpreuvedegrandeurmonarchique.DèsqueMohammedVIaprislesrênesdupouvoir,en1999,

    je luiaiditavec lamêmefranchiseceque jepensais.Àsavoirqu’ilfallaitenfinpermettreauxMarocainsd’accomplirleurmuede«sujets»encitoyens ;qu’il fallait rendre lesystèmemoinsrégalien et, enfin, qu’il fallait vider lemakhzen, c’est-à-direintégrer le patrimoine royal dans la richesse nationale – pourfaire remonter le fleuve à sa source.Aucune communication,aussi habile soit-elle, ne peut dissimuler qu’il s’agit là, hiercommeaujourd’hui,desépreuvesdevéritédeMohammedVI.Toute nouvelle « alliance entre le Roi et le Peuple »,tout nouveau pacte monarchique et, à plus forte raison, toutnouveaupactesocialpasseparlafindumakhzen,quin’estpasparhasardàl’originedu«magasin»français.Or,enguisederéponse, j’ai été banni du Palais, le siège du pouvoir. J’ai étéeffacé de la photo officielle.Au lieu de permettre un débat defond, mieux valait-il faire accroire que j’aspirais à devenir«califeàlaplaceducalife».Riennesauraitêtreplusfaux.L’allégation selon laquelle je ne serais qu’un « Iznogoud »

    s’est émousséeau fildu temps.Dès lors,des«barbouzeries»ontétémontéescontremoi.Celivrerévèledesfaitsprécis,unesériedemachinationsdebasétage.J’aifiniparm’installeravecma famille auxÉtats-Unis, en janvier 2002. Je nem’en plainspas. Comme aimait à direMikhaïlGorbatchev quand l’empiresoviétiques’esteffondré:«Lemondeestaussigrandqu’onlevoit. » L’éloignement m’a aidé à mettre les choses enperspective, à leurrendre leurs justes proportions et à aller del’avant. Après avoir servi les Nations unies au Kosovo, j’ai

  • poursuivi ma carrière académique dans deux des meilleuresuniversités américaines, Princeton et Stanford ; j’ai créé uninstitutderecherchessurlemondearabeet,en2010,maproprefondationpour favoriserun travailde réflexion ; égalementen2010, j’ai intégré lecomitéconsultatifpour leProche-Orientetl’AfriqueduNorddel’ONGHumanRightsWatch;enfin,j’aiconnu la réussite professionnelle dans les affaires que j’aimontées sur la nouvelle « frontière verte » des énergiesrenouvelables. Bref, je ne nourris ni regrets ni rancœur. Eneffet,lemondeestaussigrandqu’onlevoit,etj’yaitrouvémaplace,toutemaplace.Simononcleaforgémoncaractère,moncousinm’apermisdeletremper.Merciàtouslesdeux!La vérité est toujours bonne à dire. Depuis vingt-cinq ans,

    sous Hassan II puis sous MohammedVI, je décris sans fardl’étatdemonpays.Jelefaisnonpasencatimini,dansunhuis-clos conspirateur, mais à découvert, dans des journaux, à latélévision ou à la tribune de conférences internationales. Dèsl’été2001,surTV5,jemesuisfaitl’avocatd’uneréformedelaConstitution marocaine dont l’esprit et la lettre s’effaceraientdevantle«droitdivin».J’aiajoutéquel’onnepouvait«laisserle temps au temps » mais, au contraire, qu’il fallait procédersans tarder à des réformes structurelles pour sortir desmauvaiseshabitudesetengagerl’avenir.Quatre ans plus tard, dans le journal marocainAl JaridaAl

    Oukhra, j’ai réagi à la préférence pour une républiquemarocaine exprimée par l’islamiste NadiaYacine, en posantcomme principe que l’islam ne privilégiait aucun régime enparticulier, que la religion pouvait sanctifier le contenu d’une

  • gouvernancemaispaslaformequecelle-cirevêtait.Onacriéauscandale parce que j’enterrais la théocratie auXXI siècle ! Laclameur était d’autant plus forte que j’expliquais, par lamêmeoccasion, qu’il faudrait tôt ou tard intégrer dans notre systèmepolitique les islamistes, un futur contrat social devant sortir dumoule d’un vaste mouvement populaire. Aujourd’hui, c’estchose faite (à moitié, comme souvent au Maroc) et nul n’ytrouveàredire.DèslorsquelePalaisa«ses»islamistes…Maisquandjel’aidit,quandj’aiaffirméen2005qu’ilfallaitinclureles islamistes, c’est-à-dire aller au-delà des murs dumakhzenpourforgerunenouvelleallianceaveclepeuplelàoùlepeupleétait réellement, quel sacrilège, quel scandale ! Le « princerouge » devenait le « prince vert ». Des médias proches dupouvoir m’ont mis à l’index, m’accusant de faire le lit desislamistes.Unpeupartout, ilm’aété reprochédechercherdesalliéspolitiquesàtoutprixpourravirsaplaceàmoncousinsurle trône – toujours la même antienne. En réalité, je prenaisseulement position sur une question clé engageant l’avenir demonpays.Heureusement,depuis,lePrintempsarabeestpasséparlà.Au

    Maroc,àpartirdu20février2011,unMouvementprenantpournom sa date de naissance a envahi les rues du royaume.Officiellement,cettevaguedecontestationaprisfinle1 juillet,quand 98 % des votants ont entériné une réformeconstitutionnelle octroyée par le roi sous la pression,apparemment irrésistible, de 2 % de mécontents…Je tiens àsaluerlecouragedecesprophètesdelarue,quiontscandédes

    e

    er

  • vérités à ciel ouvert ; j’exprime ici ma reconnaissance à tousceux – souvent des jeunes – qui ont secoué les colonnes duPalais pour tirer leurs concitoyens de leur passivité envers unstatuquojugé«sansdouteimparfait»mais,mesuréàl’aunedela«vraiedictature»sousHassanII,unpis-alleracceptable.Àl’adressedecesespritstimorés,monargumentatoujoursétélemême, quoique moins audible avant le Printemps arabe : auMaroc, où le simulacre d’ouverture cohabite avecl’hyperconcentration réelle du pouvoir, lestatu quo estpernicieux parce que le temps qu’il fait perdre aux réformessalvatrices favorise l’irruption de violence. L’humoriste Bziz,boycotté sur nos chaînes nationales, ne dit rien d’autre en semoquantd’unpaysmaladetransforméen«salled’attentepour30 millions de Marocains », sinon en salle d’embarquement,pour les plus chanceux, ou en rivage de désespoir pour lespaterasdel’émigrationclandestine.C’est là ma convergence avec les démocrates au Maroc et

    mondésaccordavec lesattentistesde tousbords, tantauPalaisque dans les villas bourgeoises : l’inertie et le blocage ont uncoût en termes d’opportunités pour le pays ! Nous subissonsaujourd’huinosmanquementsd’hier.Etnepourronsplusfaire,demain,cequenousn’accomplissonspasaujourd’hui.Commeles milliers derefuzniks dans la rue, je ne me résigne pas àm’accrocheràmachaisepourécouterl’orchestresurlepontduTitanic.Quitteàperturber,j’interrompslamusique.Ilestencoretempsdechangerdecours.Ce livre critique la monarchie chérifienne pour que les

    Marocainspuissents’endéfaire,s’ilsenontlavolonté,oupour

  • qu’ils puissent l’adapter à leurs besoins, si tel est leur souhait.Mais onpeut seulement garder ou remiser ce que l’on connaîtvraiment, de l’intérieur. Je vais donc passer au crible lamonarchie marocaine, conduire le lecteur dans les allées dupouvoiràl’abrideshautesmuraillesqui,cheznous,séparentlesouverain absolutiste et Commandeur des croyants de ses« sujets ».Attention !Onne verra pas ici le roi nu– ce n’estdans l’intérêt de personne. En revanche, je vais payer demapersonnepourdécrirelestraversdusystème.Jeretracemavieàl’intérieurpuisàl’extérieurduPalaispourdémonterlesrouagesd’ununiversauseinduquel je suisné. Jevaisdécoder l’ADNd umakhzen et indiquer la mutation génétique qu’il faudraitprovoquer pour qu’une monarchie parlementaire puisse,éventuellement, rester le réceptacle de notre passé tout endevenantlevaisseaudenotremodernité.Contrairementàtantdefiguresdenotrehistoireetdegrands

    commisdel’État,quinousontquittéssanslégueràlamémoirecollectiveleursexpériencesetréflexions,jevoudraislaisserunetrace.Mavérité,que j’offre icienpartage,est simple :néhorsdu commun, sans l’avoir cherché, puis éjecté du sanctuaire dupouvoir–demapropremaison!–pouravoirvoulufairecausecommune avec tous les Marocains, je cherche à faire advenirdansmonpaysladémocratie,un«royaumepourtous».

  • I.

    L’ENFANCEAUPALAIS

    Je suis l’héritier de deux grands pays et de deux illustresfamilles. Ma mère, Lamia el-Solh, est la fille d’une figure dupanarabisme, Riyad el-Solh, fondateur d’un Étatmulticonfessionnelet l’undesarchitectesde l’indépendanceduLiban.SonrôlefuttelquePatrickSealeasous-titrésonouvrageLaLuttepour l’indépendancearabe, publié en 2010,Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne.Mon grand-pèrematernelétaiteneffetàl’originedu«pactenational»,quia consacré le partage du pouvoir entre les différentescommunautésduLiban,l’embryond’unmondearabeaffranchidetoutetutelleauxyeuxdemonaïeul.Néen1894,juristedeformation,Riyadel-Solhs’investittrès

    tôt dans le combat nationaliste. Il se bat contre la présenceottomane, puis contre l’occupation coloniale française. Il estemprisonnéparlesTurcsàdix-huitans,puiscondamnéàmortparcontumaceparlesFrançais,quivoientenluiun«turbulentagitateur»,voire,selonlesmotsdugénéralGouraud,l’«auteur

  • de la conspiration » visant à faire du Liban le noyau d’unempirearabe.ÀlafaveurdelaredistributiondescartesausortirdelaSecondeGuerremondiale,leLibandevientindépendantetRiyadel-SolhestchoisicommePremierministre. Ilparticipeàce titre à la construction politique du pays. Il collabore àl’élaboration et à la mise en œuvre de la premièreConstitutionduLiban,quiinstitueunpartagedespouvoirsentrelesmusulmans sunnites et chiites, d’un côté, et, de l’autre, leschrétiens maronites. Avec le président Bechara el-Khoury, ilconçoit le « pacte national » qui détermine l’équilibre et lesgrandes orientations du Liban indépendant. Pour prix de cetidéal,ilestassassinéàAmmanenjuillet1951àl’instigationducolonisateur britannique ou, c’est l’autre thèse, par unnationaliste arabe proche de la Syrie. Né quinze ans après lamortdemongrand-pèrematernel,jenel’aipasconnu.Lafamilleel-Solh –sulh, enarabe,veutdire« faire lapaix,

    réconcilier » – était une émanation de la grande bourgeoisieottomaneduMoyen-Orient,alorsqu’iln’yavaitpasencoredebourgeoisie dans la plupart des autres pays de la région.C’estunefamilleinfluente,fortedesesracinesauLiban,paysauquelelleadonnécinqPremiersministres,etdesesramificationsdansleGolfe.Ilyanotammentdevieillesrelationsentrelesel-Solhet les al-Saoud, fruit d’alliances entre familles régnantes oupuissantes. L’une de mes tantes a épousé un fils du roiAbdelazizal-Saoud.Riyad el-Solh a eu cinq filles. L’aînée, qui est décédée en

    2007,s’appelaitAlia.Journalisteengagée,elleétaitconnuepoursesarticlesenflamméssurlesquestionsarabes,souventhostilesàlaSyrie,etsurlaconditiondelafemmearabe.Ellefutmariée

  • un temps àNasserNachachibi,unécrivainpalestinienmilitant,unhommebrillant.EnsuitevientLamia,mamère.PuisMouna,dontlemari,leprinceTalalibnAbdelazizd’ArabieSaoudite,alongtemps défrayé la chronique politique par ses prises deposition libérales – ce qui n’était pas évident dans le contextesaoudien.Mouna est lamère d’unmagnat de la haute financeinternationale, Walid ibn Talal. Pour sa part, Bahija, laquatrième fille, a épousé un chiite libanais de Saïda. Leila, labenjamine, a également épousé un chiite libanais, de la familleHamadé.La mère des cinq filles de Riyad el-Solh était d’origine

    syrienne, d’une famille de renom originaire d’Alep, les Jabri.L’unedescousinesmaternellesdemamèreaépousélegénéralMustaphaTlas,longtempsministresyriendelaDéfenseet,àcetitre,unpilierdurégimedeHafezel-Assad.Mamèreetsessœursontétééduquéesdans l’ombrede leur

    père.Unfrèreaînéétantmorttrèsjeune,l’absenced’hommesabeaucoupmarquécettefamille.Laseuleprésencemasculine,quifaisait figure d’oncle, était un cousin germain très proche deRiyad, Takieddine el-Solh. Conseiller de Riyad jusqu’à sonassassinat, député, ministre, il sera chef du gouvernement de1973à1974.Ilconsidéraitmestantescommesespropresfilles.Lesignede reconnaissancede la familleétait le tarbouche turcavec le pompon incliné vers la droite. Les cinq filles ont étéélevéesdemanièretraditionnellemais«àlalibanaise»,c’est-à-dire dansunegrandeouvertured’esprit.Elles ont pu faire desétudes :Alia a étudié au StAntony’s College d’Oxford, mamère à la Sorbonne. Elles étaient très fières de leur identitélibanaise,se considérant commedes républicaines arabes.À la

  • mort de son mari, ma grand-mère a tenté l’impossible pourprotéger ses filles. Elle s’est même convertie au chiisme poursanctuariser leur héritage, puisque, chez les sunnites, enl’absence de garçon, les filles sont tenues de partager lasuccessionavecleursoncles.En1957,mesparentsserencontrentlorsd’unesoiréeàParis,

    alors que mon père, Moulay Abdallah, le frère du futur roiHassan II, passe son bac dans la capitale française, dans uneécole privée (il obtiendra ensuite une licence de droit, enSuisse).Mamèreest inscrite à laSorbonne. Ils se fréquentent,mais les fiançailles tardent. Les choses se précisent quandMoulayAbdallah accompagne son père, Mohammed V, lorsd’unvoyageofficielauLiban.LeroiconsentalorsàcetteunionbienqueLamia,n’étantpasmarocaine,échappeàsonemprise.C’estuneaventurerisquéepourladynastiemaisMohammedVnesaitrienrefuseràsonfils.Ilacceptelepari.MoulayAbdallah est né enmai 1935. Jeune, il passait pour

    l’enfant préféré de son père, qui l’appelaitSid el Aziz – « lemaître chéri » – cependant que Moulay Hassan, le princehéritier, était appeléSid Sghir, « le jeune maître ». Mon pèreétait un garçon décrit comme charmant, attachant, intelligentmaisfragile.Àseptans,atteintde tuberculose, iladûpartirsefairesoignerpendantdelongsmoisàFès.MoulayHassanétaitplusfrustemais,aussi,plusrobusteetplusdur.Danslafamille,on dit que Mohammed V, sachant que MoulayAbdallah neseraitpas roi, l’abeaucoupgâté,créantdece faitunedisparitéaffective entre sesdeux fils. Par la suite, ce clivage a perduréentrelesdeuxfrères:MoulayAbdallahétaitlefilschériduroi,

  • tandisqueMoulayHassanétaitsonsuccesseuretsonlieutenant.Mon père sortait, nageait, skiait, jouait au foot pendant queHassan devait se préparer à régner.Malgré tout, il y avait unegrandecomplicitéentrelesjeunesprinces.Monpèrenourrissaitàl’égarddesonaînéaffectionetadmiration.Laversionofficielle,adusumpopuli,delarencontredemes

    parentsestcelled’unebellehistoired’amour,d’uncontedeféesoù lapassion l’emporte sur tout.D’uncôté,MoulayAbdallah,descendantd’unemonarchiepresquemillénaire;del’autre,unefille issue d’une famille républicaine, éduquée à l’occidentale,portant bien avant tout le monde la robe et non plus lehijabtraditionnel (bien que la princesseLallaAïcha, l’une des fillesdeMohammedV,aitôté,elleaussi,levoileenpublicàlamêmeépoquepourdonner l’exemple).Cette versiond’une rencontremerveilleuseentreleMashreketleMaghrebesttoutefoisunpeuromancée. La réalité, c’est que mon père a déjà besoin d’unballond’oxygène:pourpouvoirrespirer, ilressentlanécessitéd’uneboufféed’airfraisendehorsdusystèmemarocain.C’estunequestiondesurvie.Pressent-ildéjàqu’aprèslamortdesonpère,laviedeviendraimpossiblepourluidanslemakhzen?Lefait est qu’il cherche, inconsciemment peut-être, des réseauxextérieursquiluioffrentunsanctuaire,unrefuge.Infine,assezparadoxalement, cela va plutôt jouer en faveur de Hassan IIpuisque, au cours de son règne, il bénéficiera de ces réseaux.Quand mon père devient, au début des années 1970,« représentantpersonnel»deHassan II, ilmettraeneffet toussescontacts,auLibanetdansleGolfe,àladispositionduroi.Au moment de sa rencontre avec ma mère, mon père a

    toujoursdebonnesrelationsavecsonfrère.Cependant,dansses

  • grandsmomentsdedétresse, ilm’a racontéavoirété le témoinimpuissant de la dégradationdes relations entreMohammedVetMoulayHassan.Leprincehéritier est agressif, revendiquantdes pouvoirs élargis. De son côté,MohammedV se plaint dufait que son successeur désigné prenne trop d’initiatives, brûleles étapes – même si, de fait, la dureté du prince héritier sertsouventlamonarchie.Ilyaentrelepèreet lefilsdefréquentséclats de voix.Mon père pressent les crises à venir : la duretéavec laquelle Hassan II gérera le Mouvement national, qui amené notre pays à l’indépendance, le rapprochement avecl’Occident – la France et l’Amérique – alors que le Marocs’inscrivaitdanslemouvementnonaligné,tiers-mondiste…Ces enjeux sont au cœur de « l’alliance du Peuple et du

    Trône»,soitlepactedupouvoir.Enfait,deuxpactescoexistentàcetteépoque:l’unaétéconcluavecleMouvementnational;l’autre, plus vaste, englobe le premier mais engage la sociétémarocaine dans son ensemble. Ce dernier pacte fait du roi leciment de la nation, le représentant sinon, en tant queCommandeur des croyants, le corps mystique du peuple. Àchargepourlemonarquedeveilleràcequel’onappelleraitdenosjoursla«bonnegouvernance»etqui,auMaroc,nesauraitseconcevoirendésaccordavecl’islam.Comment est-on passé d’unMohammedV déporté, que les

    Marocains croyaient voir dans la lune tant ilsdésiraient sonretour d’exil, à un Mohammed V en djellaba traditionnellereniant à la fois cette aspiration populaire et le Mouvementnational ? Sans doute, le roi s’est-il persuadé que c’était là leprix à payer pour conserver son trône. Cette conviction n’est

  • pasnéedu jour au lendemain.Elle s’est forgéegraduellement.LeroiaintégrécertainsmembresduMouvementnationaldansl’armée;parallèlement,ilaordonnédesvaguesd’arrestations;surlascèneinternationale,ilaadoucisalignetiers-mondisteparun rapprochement avec la France et l’Occident en général.Toutefois, ceuxquiontvécucetteépoqueauxpremières logesaffirment que l’architecte de cette politique a été, en réalité, leprince héritier. Après avoir maté la révolte du Rif avec legénéral Oufkir, Moulay Hassan avait en effet pris un certainascendant sur son père. Nombreux sont ceux qui se disentconvaincus que l’équation politique ne se ramenait pasinévitablementàunchoixentreleroietleMouvementnational.À la veille de son opération, laquelle lui sera fatale,MohammedV aurait d’ailleurs décidé d’accepter le partage dupouvoiravecleMouvementnational,àlaseuleconditionquelapérennité de la monarchie soit garantie en échange.Mais celaest à mettre au conditionnel, pure hypothèse nourrierétrospectivement.Est-cevrai?Est-cefaux?Peut-êtrelasurviede lamonarchie au-delà deMohammedV n’a-t-elle été qu’unaccidentdel’histoire.Unechoseestcertaine:aprèslamortinattenduedesonpère,

    Hassan II a dû reconquérir le trône. Il s’est davantage vucommeunpionnierqu’unhéritier. Il a aussi été le premier roivéritablement à cheval entre la culturearabe et la cultureoccidentale. Auparavant, le souverain importait quelqueséléments de la culture occidentale en les intégrant à la culturemarocaine.MohammedVs’estrasélabarbe,ilademandéàsafille LallaAïcha d’ôter le voile à dix-sept ans, en avril 1947.

  • Maisc’étaientdes«gestes»dansuncontextequi restait, sanséquivoque, marocain. Hassan II, au contraire, a opéré unefusion entre les deux cultures, ce qui n’a pas été sans poserquelquesproblèmes.Ainsi,sur leplanvestimentaire,HassanIIavaitungoûtassezparticulier,plusChicagoqueSavileRow…Iln’étaitpasnonplussûrdanslechoixdesesvoituresoudesesmeubles. Ilavaituncôté«nouveauriche»cherchantàbriller.Avec lui, lamonarchie en rajoute dans le faste, alors que celan’avait pas du tout été le cas sousMohammedV. Sa décisiond’être le«Roi soleil»,d’occuper tous sespalais, a entraîné lamaison royale et, donc, l’État dans un engrenage infernal, desdépenses appelant d’autres dépenses, le faste appelant plus defaste encore. Ce choix du luxe participait de sa quête dereconnaissanceetdelégitimité.ÀlamortdeMohammedV,ilyaeutoutessortesderumeurs

    sur les circonstances de son décès, certaines allant jusqu’àimpliquerHassanIIdansladisparitiondesonpère.Maisiln’yajamaiseuaucunepreuved’unemortautrequ’accidentelle.Or,on ne bâtit pas l’histoire sur du conditionnel. Cela vautégalement pour l’opposant Mehdi Ben Barka, dont certainscroientqu’ilauraitpujouerunrôlepourmaintenir lacohésionentre le trône, le Mouvement national et le peuple.Incontestablement, Ben Barka était une figure charismatique.Maisjecroisquemêmeluin’enauraitpasétécapable.Toujours est-il qu’après la mort de Mohammed V, de

    nombreuses personnes ont tenté de disqualifier Hassan IIcomme digne successeur, voire l’ont diffamé comme un filsillégitime, quand elles n’ont pas essayé de le renverser. Ellesl’ont ainsi repoussé dans ses retranchements alors qu’il était

  • justementenquêtedelégitimitéet,disons-le,d’affection.C’étaitune erreur. Cela l’a incité à devenir très dur, très vite. Et il yavaitdequoi:onaquandmêmeattentéàsavieàdeuxreprises,unefoispour–iln’yapasd’autremot–le«flinguer»pendantsa garden-party d’anniversaire au palais de Skhirat et, lasecondefois,pour lemitraillerenpleinvolalorsqu’il revenaitd’Europe à bord du Boeing royal. Des nationalistes étaientimpliquésdanscesdeuxtentativesdecoupsd’État,tanten1971qu’en 1972. D’où, en réponse, les « années de plomb »–rappelercetenchaînementnerevientpasàdisculperHassanIIdesaresponsabilitépourvingtansd’uneeffroyablerépression.Leroineconcéderal’«alternance»,c’est-à-direlaparticipationaugouvernementdeshéritiersduMouvementnational,qu’aprèsavoirépuisé toutes lesalternatives : l’étatd’exceptionbiensûr,mais aussi les partis « cocotte-minute », qui servaient desoupapesdesécuritépouréviterquelecouverclenesaute ; lescabinetsdetechnocrates,quidevaientfairecroireàunegestionpurede toutecompromissionpolitique ; lecharcutageélectoraloulacarteethniquedanslejeuroyaldeladivisionpourmieuxrégner…Quand,ausoirdesonrègne,HassanIIestfinalementrevenu au Mouvement national, en 1998, ce dernier étaitexsangue.Lerois’estretrouvéavecunzombie.Aussifaut-ilserendreàl’évidence:parleraujourd’huiduMouvementnationaln’a plus guère de sens. Tout au plus est-ce une façon d’enappeler à la nation, au civisme, au sens du sacrifice pour lacollectivité,aveclerisquequelaréférenceparaissesurannéeauxjeunesgénérations.Au début de l’année 1961, ma mère arrive au Maroc pour

    épouser mon père. Mohammed V a demandé au préalable

  • l’accord de ma grand-mère maternelle, en l’absence de mongrand-pèredécédé.Leroil’afaitd’aborddirectementpuis,pourrespecterlesformes,enluienvoyantunedélégationdegrandesfiguresdumakhzen,parmilesquellesl’unedesestantesetl’unede ses cousines, respectivement Lalla Amina et Lalla FatimaZohra, entourées de dignitaires tels que Fatmi Benslimane,cheikhalIslamMoulayLaarbielAlaoui,parmid’autres.Surce,le 26 février 1961, Mohammed V succombe à l’interventionchirurgicale banale déjà évoquée. Bien qu’il n’existe pas derèglesprécisesenlamatière,ilestalorsdécidéquelemariagedemes parents aurait lieu à l’issue des sixmois de deuil, soit ennovembre 1961. Mon père, en vérité, n’était pas fâché depouvoirprolongerunpeusoncélibat.Ledécèsduroineremetpasencauseleprinciped’uneunionavecuneétrangère.Ilfautdirequ’iln’étaitpassiexceptionnelqu’unAlaouiteépouseunefemme en dehors des cercles convenus et des contréesfamilières.Enfait,nosaïeuxétaientallésdrainerunpatrimoinegénétiqueassezdiversifié…Onsemariait avecdesAfricaines,avecdesTurques,qu’ellessoientesclavesoupas–jereviendraiplus loin sur le statut des esclaves à lacour royale. Parmi ces«apports»,ilyeutaussibeaucoupd’Anglaisesetd’Irlandaises,qui avaient été volées par des pirates et offertes en cadeau ausouverain.Ellesontétéoccultéesdansl’histoireofficielleparcequ’ilfallaitprojeteruneimaged’authenticitéculturellesinonde«puretéraciale».Jemesouviensd’uneinterviewdeHassanIIdans le magazine françaisPoint de vuedans laquelle ilexpliquait,sansciterlenomdemonpère,quec’étaituneerreurde se marier en dehors de son cercle. En revanche, à la

  • naissance de Lalla Soukaïna, la fille de Lalla Meryem et deFouad Filali qui allait devenir la petite-fille préférée deHassan II, le roi s’est émerveillé sans aucune gêne des yeuxbleus de la nouveau-née. « Elle tient ça de son arrière-grand-mèreturque»,faisait-ilremarquerenrappelantlesyeuxazurdela mère de Mohammed V. Cela ne manquait pas d’aplombpuisquelamèredeFouadFilali,AnneFilali,étaituneItalienneauxyeuxbleus…Bref,quandils’agissaitd’usurper l’héritage,Hassan II n’avait pas honte du patrimoine génétique assez«mixte»delafamille.Une foismariés,mesparents s’installentàRabat,dans l’une

    desmaisonsdeMohammedV,construiteàl’originepourlogerses filles. Mais, finalement, il avait préféré installer chacuned’elles dans une maison individuelle et avait conservé pourMoulayAbdallahcettegrandedemeure,situéeàcentmètresdechezlui,danslequartierd’Agdal.Cequiluipermettaitdedînertous les soirs avecmon père, contrairement àMoulayHassan,dontlarésidenceétaitpluséloignée.Lespremièresannées,cettenouvelle vie a été très dure pourmamère, qui a dû se faire àl’idéequesonmarineluiappartenaitpas:elleavaitépouséunprincequiavaitdeshabitudes,untraindevieetdesobligations.Officiellement,ilétaitleprésidentduConseilderégenceet,àcetitre, aurait été appelé à gouverner le pays en cas de décès deHassan IIavant l’accessiondeson filsà lamajorité.Monpèren’avait pas d’autres activités politiques, mais il recevaiténormément,ycomprisdesmembresdel’opposition.Notredomicileétaitunespacepublic.Ilyavaitfréquemment

    trentepersonnesàdéjeuneretautantlorsdedîners«restreints».

  • Mamèreneparvenaitguèreàpréserverdesmomentsd’intimitéavec son mari et ses enfants. Les « grandes » soiréesrassemblaient facilement dans les trois cents personnes, desintellectuels,desopposants,desartistes,deshommesd’affaires,desmilitaires…Touscesinvitésavaientdesrequêtesàformuler,qui pour obtenir un passe-droit ou autre privilège, qui poursolliciter un coup de pouce politique. C’était un carrousel defaveursquitournaitsansrelâche.Notremaison était une réplique enminiature du Palais : les

    mêmes habitudes y régnaient, même si l’on y ressentait plusd’humanité. Il y avait aussi toutes sortes d’intrigues. À aucunmoment MoulayAbdallah n’aurait imaginé couper le cordonombilical avec le Palais. Hassan II pouvait tirer les ficellesdepuis chez lui en sachantque la clochette sonnerait de l’autrecôtédelarue,cheznous.Lefaitquemonpèrefûtconstammentflanquéd’uncontingentdegendarmesetdepolicierschargésdesasécuriténecontribuaitpasàrendrel’atmosphèretrèsintime.De surcroît, plusieurs concubines turques offertes par

    l’empereur ottoman à mon arrière-grand-oncle MoulayAbdelaziz vivaient dans notre propriété.Venues à l’âge de lapuberté, jamais sortiesduharem, ellespassaient le soir de leurvie cheznouset faisaient enquelque sortepartiede la famille.Leur«harem-retraite»était situédans lamaisonprincipaledemonpère.Biensûr,cen’étaitplusunharemausensphysique.Mais mon père tenait à veiller au bien-être de ces concubinesturques et d’autres femmes liées à Mohammed V ou à sesprédécesseurs.Ellesavaientcôtoyélessultansdemanièreintime– il fallait donc protéger leur honneur. Ce harem avait sespropresdomestiquesetsacuisineàpart.Lesdamesnesortaient

  • quepourallerauPalais,pouryrendrevisiteàd’autresvieillesdames avec lesquelles elles partageaient les mêmes vieilleshistoires. Il était hors de question qu’elles aillent ailleurs. Enmême temps, elles ne pouvaient recevoir que leurs parents.Lefait de s’occuper de ces femmes participait de la volontéfamilialedefaireensorteque«personneneseperde».Resterensemble veut dire que l’on peut se prêter concours et serégénérerensemble:c’estunrapportdeforceavecledehors,lemonde par-delà les murs du Palais. En conservant une massecritique, les « gens du Palais » pensaient pouvoir influencerl’extérieur;defaçonplusréaliste,ilssepréservaientainsid’unmélangequieûtsignifiéqu’ilsseperdaientdanslamasse.Dansmonsouvenir,deuxfemmesduharemétaientvraiment

    exceptionnelles : Najiba et Haajar. À cette dernière, j’étaisaffectivement très lié,aupointque j’aidonnésonnomà l’unedemesfilles.Toutpetit,j’entrais souventdanslesquartiersdesconcubines. J’adorais regarder leurs photos, qui lesmontraientavec le roi ou avec le sultan ottoman.Ces femmes parlaient leturc et l’arabe marocain, ledarija. Elles excellaient au piano.Mon père aimait à se mettre avec Haajar au répertoire. Ellejouait, et il chantait. Pourmoi,Haajar incarnait lemystère, carelleavaitunsecretintime.Elleavaitétélaconcubinepréféréeduroi Moulay Abdelaziz. Pourtant, elle n’avait eu qu’un seulrapport charnel avec lui. Un seul, de toute sa vie ! Le Palaisentiersavaitqu’ils’étaitpasséquelquechosecettenuit-là,carily avait eu un branle-bas de combat, la garde avait même étéappelée. Quant à savoir ce qui s’était exactement passé…Mamère titillait souventHaajar pour percer son secret.Maismon

  • père objectait : «Laissemononcle tranquille, il s’agit là de lavieintimedesAlaouites.»Haajarn’enajamaisditmot.Beaucoup moins discret que Haajar était l’un de nos

    serviteurs,Ahmed,quiadoraitécouterauxportes.Ilespionnaitmonpère,quecelui-cisoitavecunamiouavecunchefd’Étatétranger…Unjour,monpèreabrusquementouvertlaporte,etAhmed est tombé à la renverse dans la pièce, commedans unfilmcomique.Trèsirritée,mamèreademandésonrenvoi.Maismon père utilisait l’espion pour organiser des fuites. Quand ilvoulaitqueHassanIIsoitinformédequelquechose,ilsuffisaitde ledireàvoixhaute– ilpouvait être sûrqu’Ahmedallait lerapporter au Palais, le jour même. À l’inverse, certainsserviteurs de Hassan II venaient rapporter à mon père desinformations « d’en face ». Chacun voulait savoir ce qui sepassait de l’autre côtéde la rue. C’était un jeu croiséd’espionnage,decontre-espionnageetd’intox.Jegardeégalementlesouvenirdesconteursquivivaientchez

    nous. Il y avait tout un rituel.Avant de dormir, par exemple,nousallionsécouterunehistoire.Certainsconteursavaientdéjàtravaillé pour les sultansMoulayAbdelaziz ouMoulayHafid,puis pour le roi Mohammed V. C’étaient des érudits pleinsd’humour, qui avaient leur franc-parler. Le conteur préféré demonpèreétaitunhommequ’ilavaittrouvésurlacélèbreplaceJemaa el-Fna, à Marrakech. Mon père s’y promenait un jourincognito,lorsqu’ilentenditunehistoiremerveilleuse.Lesoir,ilenvoya une fourgonnette de police pour faire chercher leconteur–uneoffred’emploiirrésistible.BaJeloulestarrivéàlamaisonavecunturbanetunepetitevalise,sanssavoircequ’on

  • luivoulait.Finalement,ilétaitenchantéd’êtrelà,ils’estinstalléà demeure et tout le monde l’adorait. Il est devenu uneinstitution. Quand il entrait dans une pièce, tout le monde selevait.C’étaitunhommesansfard.Ainsi,unjourquemonpèren’arrivait pas à s’endormir pour la sieste, Ba Jeloul s’énerve,allume la lumière, lui donne un coup de pied et lui dit :«Écoute,tunouspourrislavie!Tun’arrivespasàdormirettunous fais tous souffrir. » Tout le monde était d’autant plusstupéfaitque,sansdoute,tousavaientinpettopenséàpeuprèslamêmechose.Maiscommentoserdonneruncoupdepiedauprince ?Tout a fini dans un éclat de rire général. Cet hommeavait le droit de commettre cetype de transgression car il étaitentrécheznousavecunedjellaba,et il en ressortirait avecunedjellabaetriendeplus.Ilnecherchaitaucunavantagepourlui,absolument rien. Il incarnait le « vraiMaroc », le pays idéal.Monpèrel’aditd’ailleursdevanttoutlemonde:«Tunem’asjamaisriendemandé,BaJeloul.Jamais!Alors,aujourd’hui, jeteposelaquestion:queveux-tu?Jeteledonnerai.Uneferme?Unevoiture?Cequetuveux, je te ledonne!»AutourdeBaJeloul, tout le monde s’est empressé de lui souffler lesmeilleuresréponses:«Disuneferme!»,«Attends,disquetuvasréfléchir»…Maisluis’estretourné,ilabaissésonpantalonet s’est écrié : « Sidi, j’ai un problème d’hémorroïdes. Si tutrouvaisunesolution,ceseraitparfait.»Enface,chezHassanII,ilyavaitaussidesconteurs.Ilavait

    ses maîtres de la parole truculente et gouailleuse, en plus despoètesetsavantsreligieux.HassanII,aprèslescoupsd’Étatde1971et1972,n’arrivaitplusàtrouverlesommeilavantlepoint

  • du jour, vers cinq heures du matin. La nuit, il travaillait,épluchait ses dossiers, fouillait dans ses archives. Il avaitl’obsessiondudétail.Enraisondesesinsomnies,ilseréveillaitseulementversonzeheuresdumatinetfaisaitunesiesteaprèsledéjeuner. Les conteurs lui narraient des histoires en sortant detable, pour préparer son repos. Hassan II aimait lavox populiqu’il entendait dans leurs récits,moinspour la poésie qui s’endégageaitquepourcapterl’humeurdesonpeuple.Enretour,ilse servait des conteurs pour diffuser des messages versl’extérieur.Cen’étaitdoncpascommecheznous,oùmonpères’évadaitdansdesmondesimaginairesgrâceauxconteurs.ChezHassan II, les conteurs reliaient le souverain au pays réel.Cependant, parfois, les deux frères s’échangeaient leursconteurs–comme,denosjours,onsepasseleDVDd’unbonfilm. Quand les conteurs du roi arrivaient chez nous, ils semettaient à table avec mon père, s’amusaient, buvaient. Poureux, c’était la détente. À l’inverse, pour Ba Jeloul, c’étaitl’épreuvedufeu,l’ordalie.Unefois,alorsqu’ilvoulaitvraimentrevenircheznous,iladitàHassanII:«Sidna,jepréfèrem’enallercheztonfrère,caricic’estcommeàl’hôpital.»Pourtant, il arrivait que la charité semoquede l’hôpital.Un

    jour, mal inspiré, mon père a commis la mauvaise blague derester immobile au fond de notre piscine. Deux serviteurs,occupés à tailler les rosiers, ont arraché leurs tenues et se sontjetés à l’eau pour le « sauver ». Réflexe de courtisans, tout lemonde alentour, pour finir une vingtaine de personnes, donttroisquinesavaientpasnager,lesontsuivispournepasêtreenreste. En remontant à la surface, au milieu d’une foule de

  • sauveteurssedébattantdanssapiscine,monpèrenesavaitpluss’ilfallaitenrireouenpleurer.Concubines, domestiques, militaires, conteurs, nous avions

    une sacrée faune à demeure, particulièrement versée dans lesruses et stratagèmes en tout genre !Or, quandmonpère a été« représentant personnel » du roi, entre 1970 et 1974, notremaison s’est carrémenttransformée en exposition universelle,pournepasdireenzoohumain.Danslecadredesesfonctions,monpèrevoyageaitbeaucoupet,àchaquemission,ilrapportaitquelquechoseouquelqu’undupaysvisité.DechezTito,ilestrevenu avec un médecin personnel. De Corée du Sud, il aramené… un autre médecin, militaire celui-là, le docteur Lee.Travaillaientaussiàlamaisondeuxinstructeursd’artsmartiauxcoréens,lecolonelKimetlelieutenantBaoLee,quim’ontinitiéà leur science dès mon jeune âge. Puis, après une visite auPakistan,monpèreest rentréavec troisofficierspakistanaisentenue traditionnelle qui allaient, nous annonça-t-il, faire officedemajordomes !C’était une tentative pour rationaliser un peunotremakhzen.Malheureusement,cen’étaitjamaisnotremaisonqui se rationalisait mais, plutôt, les nouveaux venus qui se«makhzénisaient ».Par exemple, le docteurLee, qui était unesorte de «MonsieurMuscle », est devenu unshowman qui seplantaituneaiguilledanslebicepsetlafaisaitressortirdel’autrecôtépourépaternosinvités.Ilsefaisaitaussiposerdesplanchessur le corps puis demandait qu’une voiture lui roule dessus.L’un des trois lieutenants pakistanais avait abandonnél’uniforme pour la djellaba marocaine et ne voulait plusretourner dans son pays.Amputé d’une jambe à la suite d’un

  • accident de la route lors de ses vacances au Pakistan, il avaitsuppliémonpèredelelaisserrevenirauMarocpourcontinueràtravaillercheznousplutôtquede resterauprèsdesa femmeetdesesenfants.Ilétaitcomplètement«makhzénisé»!Cela arrivait souvent. Des années plus tard, alors que nous

    effectuions un voyage dans leMichigan sous laprotection duFBI,deuxchaouchsdemonpèredemandentàutiliserunelignetéléphonique spéciale installée par les agents américains, aveccetécriteauenguised’avertissement:FBI.Forofficialuseonly.Je les traite de fous, leur garantissant qu’on leur passerait lesmenottesdans lesdixminutess’ilsutilisaientcette ligne.Or, lelendemain,jedécouvreunflicaméricainmangeantunepastillaàcôtédutéléphone,sonarmesurlatable,toutsourire,tandisqueleschaouchssontpendusautéléphoneavecMarrakech.«Takeyourtime!»ditlegarsduFBI.Ilavaitété«makzhénisé»,luiaussi, phagocyté par le système ! Il acceptait une sociabilitéancrée dans la transgression et créant des liens bien plus fortsquelerespectpartagédel’interdit.Bref,ilavaitcomprislarègled’ordumakhzen.Danscecontexte,mamèren’avaitaucunechancedechanger

    mon père. Mais elle a été le ballon d’oxygène dont il avaitbesoin. Elle constituait pour lui un garde-fou, une espèce demuraillequeHassanIInepouvaitfranchirqu’auprixdegrandsefforts,etnonsanscraintedereprésailles.Ilselançaitàl’assautdelacitadelleMoulayAbdallah,etiltombaitsurLamiael-Solhl’empêchant de passer.De ce point de vue, notremaison étaitune sortedevillagegaulois.Mais,pourêtrehonnête, le reversdelamédailleétaitlamauvaiseconsciencequemamèredonnaitàmonpère.Elleauraitvouluqu’ilseconformeàdescritèreset

  • à des standards de comportement qu’il était incapabled’atteindre.Souvent,iltournaitdanslamaisoncommeunfauveen cage. Il voulait participer à la gestion du royaume, voulaitêtre indispensable à Hassan II, cherchait à assouvirsa quêted’amouretdereconnaissance–maisiln’yarrivaitpas.Saseulefaçon de décompresser, c’était de fuir, d’une façon ou d’uneautre, souvent en prenant sa voiture pour aller dîner dans sapropriétéd’Aïnel-Aouda,àunedemi-heuredeRabat.Il y avait ainsi chez ma mère une facette protectrice et une

    autrefacette–involontairement,biensûr–dévastatrice.Elleluidisait:«Regardelesamisquetufréquentes,cenesontpasdesprix Nobel ! Ce sont des courtisans, des pauvres types quiviennent ramasser des miettes. » Très fier de sa femme qu’ilarborait volontiers comme un trophée ou une mascotte, monpèresouffraitdesarigueur,decettemanièrequ’elleavaitdeluifairesentirqu’ilétaitoisif,sansfilàplomb.Personnenel’avaitjamais critiqué de la sorte, surtout pas au Palais !Habilement,Hassan II, parce que c’était unconducator qui entendait toutconquérir, qui voulait que chacun soit sous sabotte, a jouédecette dualité. Quand il sentait l’harmonie entre mes parents, ilessayaitdecasserleurfrontuni;etquandilsentaitdestensions,iljouaitladivision.Ilexpliquaitalorsàmamèrequelui-mêmesouffraitdumanqued’initiativedemonpère,qu’il aurait aimélevoirreleverdesdéfis.Enréalité,HassanIInesupportaitpasquequiconqueluifasse

    del’ombre.Imbudesapersonne,ilrevendiquaituneoriginalitéabsolue, voire une nature divine. Il ne pouvait accepter l’idéed’avoirunalterego,àquelquetitrequecesoit,mêmefraternel

  • ou,plustard,filial.HassanIIsedésiraitseuletuniqueavecunetelle force narcissique qu’il ne supportait ni mon père comme«double»nisonfilscommesuccesseur.Or,monpèreétaitunadversaire potentiel. Beaucoup voyaient en luiune alternativepossible à son frère, incarnation des éléments rétrogrades dumakhzen: son goût du faste et son insistance sur descomportementsde soumission semblaient appartenir àunautresiècle.JesuisnéàRabat,le4mars1964,àl’hôpitalAvicenne,dans

    unesallespécialementaménagéepourlesmembresdelafamilleroyale, autrement dit dans la plus pure tradition dumakhzen.Celle-ci,toutenreconnaissantlelienbiologiqueentrel’enfantetsa mère, exige que l’éducation appartienne à la famille royaledanssonensemble.IlyaunprimattrèsaffirméduPalaissurlamaison parentale. J’ai ainsi été élevé d’abord par desgouvernantes marocaines chargées de m’inculquer les valeurstraditionnelles, l’accent étant mis sur la religion ; puis j’ai étéprisenmainparunegouvernanteespagnole,SelsaHernandez,quiaétépourmoiun récifauquel jemesuisaccrochécommeune arapède. Ma mère lui faisait totalement confiance et lui ad’ailleurs également confié ma sœur. Nous lui devonsbeaucoup, notamment de nous avoir inculqué le sens de larigueuretdeladiscipline.Lesgouvernantesoccidentalessontunevraie institutionchez

    lesAlaouites. Comme beaucoup demusulmans, nous sommesobsédésparcetOccidentquinousdépasse,quinousdomineetdont il faut ravir la puissance secrète. L’enfant doit doncs’immergerdans lacultureoccidentaleafinquela terred’islam

  • nerestepaséternellementàlatraîne.Je n’ai pas encore deux ans quand, le 29 octobre 1965,

    l’opposant Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris,devant labrasserie Lipp sur le boulevard Saint-Germain. À partir de cemoment,etquelquesoit le jugementqu’onportesur l’hommepolitique,MehdiBenBarka entre dans le patrimoinemarocain–commel’absentleplusprésent,uncorpsetuneâmearrachésàlanation.Àcejour,ilestunfantômegênant,autantd’ailleurspour ses camarades de lutte que pour lamonarchie. Il n’a pasfini de hanter nos esprits. Sa « disparition » alimentel’imaginaire,lecrimed’Étatdontilfutvictimenepermetpasdetireruntraitsurlescompteshistoriquesàrégler.Toutcequiletouchefaitdébat.Ainsi,quandonluiadécouvert,surletard,unpassé d’« honorable correspondant » des services secretstchécoslovaques. Pourtant, à supposer que ces révélations surson rôlecommeagentde l’Est soientvraies, ellesne jureraientpasdanslecontextedelaguerrefroide.BenBarkaavaitchoisison camp et ne s’en cachait pas. Dans un monde bipolaire,collaboreravec les services secrets tchécoslovaquesparaît ainsiassez banal pour un marxiste. Aussi banal que le fait, pourHassanII,decombattresonpireennemipartouslesmoyens.Lorsquej’étaisenfant,nousneparlionsjamaisdeBenBarka,

    niavecmonpèreniavecmononcle.Maisj’écoutaisbeaucoupauxportes.J’entendaismonpèredireque,pourlui,ilnefaisaitaucundoutequeBenBarkaavaitététuéparlesservicessecretsmarocains. Plus précisément, j’ai grandi avec une histoiremurmurée,unsecretchuchotédans lepremiercercle.«La têtede Ben Barka a été ramenée et présentée à Hassan II. »

  • J’entendais cette confidence de manière récurrente dans labouche de deux ou trois amis très proches de monpère. Elleprovenait d’un récit que le docteur Cléret, successivementmédecin personnel deMohammedV puis de Hassan II, avaitfaitàmonpère.Aujourd’hui,toutlemondes’accordeàdirequel’enlèvement

    deBenBarkaaétéuneaffaireessentiellementmarocaine.Maison n’arrive toujours pas à établir les circonstances du décès.Était-ceunaccident?Lestruandsfrançaiscommisàlatâche,oulesagentsmarocainsenvoyéspourrécupérerl’opposant,ont-ilsététroploinsanslevouloir?Ouétait-ceunassassinatplanifié?Ce doute atténue la responsabilité de Hassan II. Or, si cettehistoire de tête coupée était véridique, la responsabilité du roiseraittotale.Exigerdevoirlatêtedelavictimeimpliqueraitquele crime était prémédité. Connaissant les relations du docteurCléret avec ma famille, je ne vois pas bien pourquoi il auraitracontéàmonpèreunehistoireaussimorbidesiellen’étaitpasvraie.Hassan II évitait le sujet à tout prix. Je me souviens d’un

    échange vif quand nous avons vu avec luiLes Aventures deRabbiJacob avecLouisdeFunès. Jeune, sansarrière-pensées,jemesuisexclamé:«Maisc’estunfilmsurleMaroc!»Leroim’areprisavecvéhémence:«Non,celan’arienàvoiravecleMaroc.C’estunfilmquisepasseenAlgérie, leMarocn’apasdepétrole!»L’undespersonnagesdufilmesteneffetinspiréde Ben Barka,mais Hassan II ne voulait en aucun cas que jefassecerapprochement.Quelleétaitlapartderesponsabilitéduroidansl’affaireBen

  • Barka ? La tête rapportée à Hassan II pèse lourd. Mais laréponse appartient aux historiens. Enattendant, les dernierstémoins survivants auMaroc ou les documents encore classés« secret défense » en France peuvent à tout moment relancerl’affaire. Je parie qu’un jour, les zones d’ombre encorepersistantes seront dissipées –mais cela se fera peut-être dansune relative indifférence si, d’ici là, la succession desgénérations a laminé l’intérêt pour le martyr de la gauchemarocaine.En septembre 1970, à six ans, j’intègre leCollège royal, un

    établissement logé dans un bâtiment sobre dans l’enceinte duPalais, leméchouar. L’éducation des princes esttraditionnellementpriseenchargeparcetteinstitution,crééeparMohammed V en 1942 pour ses deux fils. Hassan II entraitalorsen6 etmonpèreaucoursmoyen.LesprédécesseursdeMohammedV avaient envoyé leurs enfants chez les oulémas,pour une éducation essentiellement religieuse. L’intention deMohammedVétaitdouble:ilvoulaitcréerunlieud’excellencemoderne enmême temps qu’un creuset où les princes seraientencontactavecdesenfantsde toutesorigines, leCollège royalétant en effet conçu pour représenter, en miniature, le Marocavec ses clivages ethniques, sociaux, régionaux, etc. Dansl’absolu, c’était une bonne idée. Malheureusement, il a étédifficilede la traduiredans les faits.Certes, lesenfantsquiontété formés d’abord avecmon oncle etmon père, puis avec leprince héritier, Moulay Rachid et moi, apportaient réellementquelquechoseauxprincesentermesd’ouvertureauxdifférents

    e

  • segments de la sociétémarocaine.Cependant, enlevés jeunes àleur milieu, ils subissaient un déracinement qui conduisaitinévitablementàuneattitudezéléevis-à-visdelamonarchie,quidevenait leur seul ancrage. Coupés de leur famille et de leurterroir d’origine, rapidement trop profondément changés pourpouvoirréintégrerleurancienmonde,ilsdevenaientenfaitdesjanissaires,àsavoirla«nouvelletroupe»–yani çerienturc–dumakhzen.Non seulement l’objectif duCollège royal n’étaitpas atteint mais, bien pire, il renforçait les réflexes desoumissiondesunsetl’arrogancedesautres.Soyonsclair:c’estune institution obsolète et contre-productive qui devrait êtresupprimée.Les premières années au Collège royal, les princes habitent

    encore chez leurs parents. La mère exerce son devoir deprotectionnaturelledes jeunes, undroit appeléalhadana, unebarrièreinfranchissablepourlebiendel’enfant.C’estseulementà la puberté que l’on devient interne. Pour ma part, je suisd’abord très content d’aller en classe avec mon cousin SidiMohammed, mon aîné d’un an, pour qui j’ai énormémentd’affection. Je le trouve sensible, attentionné, vraiment gentil.Quandj’aidessoucisavecmonpère,c’estluiquim’apaise.Enclasse, l’ambiance est mi-occidentale mi-islamique. Noussommesunebonnedizained’élèvesvenusde tout le royaume,tousenhabitsoccidentauxmaisassissurdesbancscommedansunemedersa. Il faut lever la main pour obtenir la parole, semettredeboutpour répondreauprofesseurqui,au-delàdesonautorité pédagogique, est encouragé à nous « corriger »physiquement. L’enseignement est principalement axé sur lamémorisation.Lemardietledimanche,SidiMohammedetmoi

  • sommes astreints, en plus, à unentraînement militaire ; lemercredietlesamedi,nousmontonsàcheval.Ma scolarité se révèle catastrophique. D’abord, je suis

    gaucher et, auCollège royal, on veut que je devienne droitier.Pour ne rien arranger, ma mère me fait suivre, parallèlement,uneécoledel’ombre:àlasortieduCollège,jeprendsdescoursquisontcenséscomplétercequej’aiapprisdanslamatinéemaisqui,envérité, ledéfont.JeperfectionneainsimonanglaisavecuneenseignanteduCentreculturelbritannique, JaneGillian,etmamaîtrisedel’arabeclassiqueavecunautreprécepteur,BadaMansour. Finalement, je ne reste que deux ans auCollège. Lasituationyestinvivable:quoiquenousfassions,ilyatoujoursun classement – lequel est immuable : le premier estinvariablement Sidi Mohammed, le second sa sœur LallaMeryem (avant l’ouverture d’une section pour filles, notreclasse est mixte) et le troisième, c’est toujours moi ! Lenuméro 4 peut faire ce qu’il veut, il ne saurait améliorer sonrang. C’est ridicule. Tout est ridicule. Au foot, comme laprincesse ne joue pas, je joue dans une équipe et SidiMohammeddansl’autre;donc,monéquipenegagnejamaisunmatch.Nouspratiquonsdesexercicesdetir:jesuissecond,quejeratelacibleouquejelaperforeenpleincentre.Un jour, sans se faire annoncer, Hassan II est venu sur le

    champ de tir. C’est le général Medbouh, le chef de la Garderoyaleetfuturconjuréducoupd’Étatde1971,quiluiavaitmislapuceàl’oreille.Medbouhavaitlui-mêmeconstatéàplusieursreprises la « triche » érigée en système dans nos compétitionspour assurerla victoire du prince héritier : le traficotage descibles, d’abord, puis des fusils. Le général avait menacé de

  • sanctions, puis effectivement mis aux arrêts les responsableszélésdecesmanigances.Rienn’yfaisant,ils’enétaitouvertauroi. Hassan II a constaté lui-même que le viseur demon fusilavaitétédéréglépourquejenebattejamaissonfils.Ilestentrédans une colère noire. Cependant, même fou de rage, il n’ypouvait rien. La pente naturelle du système, l’obsessiond’allégeance quoi qu’il en coûte l’emportait, même sur lavolontéduroi.Àcetteépoque,SidiMohammedetmoinousentendons très

    bien. Le « grand jeu » tout autour nous dépasse totalement.Nous n’y prêtons pas attention ou, seulement, une attentionmoqueuse. Nous sommes soudés, nous grandissons ensemble.Hassan II nous élève de la même manière. On ne sent nulledifférencedestatutentresesenfantsetsesneveux.Notrefamilleest relativement restreinte, etMoulayAbdallah etHassan II nesont pas des troncs séparés mais les feuilles d’une mêmebranche.Quiplusest,ilsontsubilesmêmesépreuvesaucôtédeleur père : l’exil, l’incertitude, le long détour parMadagascar,avant le retour au pays…Cela explique sans doute que notremaison soit une annexe, une succursale du Palais. Mon père,malgré la complexité de ses rapports avec son frère aîné, vit àl’heure dumakhzen. Il fait partie du système produisant, aussichezluietautourdelui,desréflexesd’allégeance.Au début des années 1970, mon père est moins accessible

    pourmoiquemononcle.J’aimebeaucoupHassanII.C’estunhommealerte,énergique,quiréagitauquartdetour.Iln’estpasindifférentàsonenvironnement.Sesvraisamissontrares,mais

  • ilestaveceuxd’unegrandeloyauté.Biensûr,ilpeutdévisagerlesgensd’unemanière terrible,et ilpiquesouventdescolères.Ceux qui le connaissent bien savent déceler les signesprécurseursdecestempêtes:HassanIIplissealorssonfrontenfermant presque les yeux, comme s’il n’arrivait plus àreconnaître son vis-à-vis, le « coupable » ; en même temps,gestemécanique,ilglisseundoigtsurlacicatricequiluibarrelenez – le signe de l’alerte rouge, d’une extrême irritation. Celadit, les colères du roi sont des combustions nucléairescontrôlées. Hassan II ne s’emporte pas en public. Il donnesouventlesentimentdenepasavoirdecœur,denepaspouvoirs’offrir ce luxe. Parfois, cependant, son intelligence lui sert decœur, et il a alors des gestes aussi grands qu’une vraiegénérosité.Mais cesgestes sont calculés,dictéspar le cerveau,sansémotion.Néanmoins,poursesproches,HassanIIesttrèshumain.Par

    exemple, c’est un gourmet. Il a des idées bien arrêtées enmatièredecuisine,ilaime–sanssurprise–jouerau«chef».Ilcompose lui-même ses menus, y introduit des innovations. Ilmodifie des recettes traditionnelles, dont certaines sontcentenaires. Il aime aussi beaucoup la musique populaire,d’OumKalthoumàHadjaHalima. Iln’aurait jamaisécoutéduBach. Il n’apas le goût des romans, il ne lit quedes essais. Ils’attache à des objets, comme un gant de golf déchiré qu’ilpossédait depuis vingt ans, ou un vieux chapelet… Pour laprière,qu’ilnemanqueabsolument jamais,HassanIIaun trèsvieux tapis, toujours lemême. Il est aussi trèsattachéàLazrak(« leGris»),unvieuxchevalquemonpère luiavaitoffert,etqu’ilsorttouslesansàl’occasiondelafêteduTrône.Cecheval

  • venaitdelarégiond’Ifrane.Onl’avaitapportéàmonpère,quil’avait trouvé tellement beau qu’il avait décidé de ne pas lemonteretdel’offriràsonfrère.Typiquement,HassanIIn’enapasfaitunobjetdesonplaisirmaisunvecteurdesafonction:ilmontaitLazrakàl’occasionlaplussolennelledel’année,lafêtedu Trône, lorsqu’il quittait l’enceinte du Palais vêtu de sadjellaba blanche de Commandeur des croyants, abrité sous unparasol.Tout en craignant Hassan II, Sidi Mohammed et moi

    n’hésitonspasàl’approcher.Leroinousdonnelesentimentdepouvoirnousprotégerdetout.Adorantlesjeunesenfants,ilesttrèsprésentdansnotrevie.Ilveillepersonnellementsurnous,àcommencerparnotresanté.Moi,petit,j’ailespiedsplats.Tousles six mois, Hassan II mesure donc mes progrès dans cedomaine. Il a le soucidudétail, examinemavoûteplantaire etdécrète, comme s’il y connaissait quelque chose : «Garde lessemellesencoresixmois.»J’ensuisrassuré,jemesensprisenchargeetprotégé.Hassan II regardeaussideprèsmesnotesàl’école.Ilesttrèsàchevalsurl’éducation.Machambren’estpasremplie de jouets. Le roi nous élève à la spartiate et, quand ill’estimenécessaire,nouscorrigelui-même,àcoupsdebâton.Pournous,deuxheuresdesportpar joursontde rigueuren

    vertu d’un vieux dicton deMouawiya, le premier calife de ladynastie omeyyade, qui avait dit auprécepteurdesesenfants :«Apprends-leur ànager car ils trouveront toujoursquipourraécrire pour eux. » Hassan II applique le proverbe à la lettre :quandilveutquejeperdedupoids,ilmefaitnageruneheure,deux fois par semaine, et me surveille en lisant son journal àcôtédelapiscine!Nouspratiquonsaussilefootball,lacourse,

  • effectuons des randonnées de quinze à vingt kilomètres dèsl’âge de huit ans. Je m’entraîne aussi aux arts martiaux et àl’escrime. Notre plus grand plaisir, c’est d’aller à la chasse.J’aimelachasseauxperdreaux,SidiMohammedlegrosgibier.Tous les deux, on adore monter à cheval, d’abord avec uncoopérant français, le commandantBouguereau,duCadrenoirdel’écoledeSaumur;puis,plustard,aveclecolonelCherratdelaGarderoyale.C’étaitunRifaintypique,droitcommeun«i»,élégant et discipliné.Avec lui, on alternait les exercices, tantôtdans l’enceintede laGarde royale, enveste et cravate, dans laplus stricte discipline, tantôt à l’extérieur, notamment sur lechamp de courses du Souissi, « en balade ». Dès qu’ons’éloignait alors du « comité d’accueil », comme on appelaitentrenouslesofficielschargésdenousaccompagner,lecolonelCherrat descendait de sa monture et nous disait : «Allez, lesgarçons,amusez-vous.»Pendantqu’ilgrillaitunecibiche,nouslâchions alors la bride à nos chevaux, moi à Rastignac, unhongre bai, SidiMohammed à Ramsès, un hongre alezan.Onrevenaitennage,épuisésmaisheureux.Plus tard, à partir de 1976, quand j’aurais douze ans, je

    suivraischaqueétéunstagedeperfectionnementavec l’équipede France d’équitation. Je logerais àFontainebleau, le stage sedéroulant tout près, à Bois-le-Roi. Marcel Rozier, doublechampion olympique, et plusieurs fois champion de France etentraîneur de l’équipe de France, dirige nos entraînements.Ceserontdesparenthèsesmerveilleuses,desmomentsoùjerespirelibrement.Des stagiaires dumonde entier se retrouvent là-bas.Tous les matins, nous pratiquons des sports d’équipe, nous

  • courons,puisnousmontonsàcheval;lesoir,noussortonspourdîner,oupouralleraucinéma,toutcelaauxabordsdeParis.Au Maroc, en revanche, nous grandissons dans un monde

    déformé par l’adulation, sans toutefois être des enfants« pourris-gâtés ». Hassan II nous répète sans cesse que lepouvoir, même s’il est hérité, doit être gagné de haute lutte.Pour lui, la monarchie n’est pas à l’abri d’un coup dur del’histoire et, en dépit de périodes d’accalmie, rien n’est jamaisacquis. Il faut donc impérativement apprendre à êtremaître desoietdesessentiments.Nejamaispleurer,pasmêmeàlamortd’unproche;nejamaissemontrervulnérable.HassanIIadhèrepleinement à sa propre doctrine. Il n’est pas affectueux,seulementattentif.Mais,pournous,c’estdéjàénorme.Mon père, lui, est absent. Il est très difficile d’entrer en

    relationaveclui,malgrésesindéniablesqualitéshumaines.Toutce que ma mère a réussi à lui arracher, c’est un momentd’intimité quotidien pour ma sœur et moi, avant son dîner,quand nous devons nous coucher. Nous sommes alors réunistouslesquatre,mêmesiHassanII,évidemmentaucourantdecerituel familial, s’arrange souvent pour téléphoner précisémentàcemoment.Ilneveutpaslaisseràsonfrèrelapossibilitédeseressourcer dans son propre univers. Pour ma part, je disposechaquejourdedixminutesdeplusavecmonpère,àmonretourdel’école.Etdixjoursparan,nousvoyageonsenfamille,pourdesvacancesàMadridouàParis.Attention,cenesontpasdesmoments d’une grande intimité !MoulayAbdallah se déplaceavec une suite d’une quarantaine de personnes, et si nous nefaisonspaspartiedesbagages,onn’enestpasbien loin.Avecunpeudechance,nouspartageonsun repaspar jour avec lui,

  • voire une sortie à pied quelque part. Le reste du temps, nousnouspromenons, sur lesChamps-Élyséesouailleurs,avecnosgouvernantesetnosgardesducorpsfrançaisouespagnols.Cen’estpastoujoursfacileet,entoutcas,pastrèsdrôle.Maisc’estainsi :monpèreaperpétuellementbesoindemondeautourdelui pour lui changer les idées, pour lui faire oublier qu’il neremplitpasauprèsdesonfrère le rôlequ’ilaimerait jouer. Ilabesoin d’être entouré pour se sentir important. Il reçoit lesdoléances, puis intercède auprès de son frère, même pour despetits services qu’il cherche à rendre, pour des affaires sansprestige mais qui lui permettent d’exister auprès de Hassan IIqui, justement, cherche à le cantonner dans ce pré carrésubalterne.Monpère est timide et ne supporte pas d’être seul.N’ayantpastouchéàl’alcooljusqu’àlamortdesonpère,quandilavaitvingt-sixans,ils’estensuitemisàboire,beaucouptrop.Il noie ses angoisses, son chagrin de ne pas être à sa place ausein du régime. Le problème est déjà assez grave pour qu’ilconsulteunspécialistebritanniquedesaddictions, leprofesseurWilliams,duKing’sCollege.Pendant cette période, j’ai le souvenir du généralMohamed

    Oufkir, qui était alors le « sécurocrate » très en vue deHassan II, venant à la maison pour dénigrer les« communistes », ces « salauds » dont certains avaient debonnesrelationsavecmonpère.Enfait,Oufkirvoulaitêtresûrque, si un rapprochement avec les « gauchistes » devait avoirlieu, cela se passerait sous notre toit, ce qui lui permettrait degarderlecontrôle.OufkirfaisaitlaplupartdutempsréférenceàAbderrahim Bouabid, un ami de mon père que je connaissaismoi-mêmetrèsbien(ilmeprésentera,plustard,àAbderrahman

  • elYoussoufi,quidirigeralegouvernementd’alternanceàlafindurègnedeHassanII).Oufkirentretientunvraiclimatd’étatdesiège.Ilrépèteàlongueurdejournéequeles«gauchistes»sontpartout, qu’ils vont « tous nous tuer », et ainsi de suite.C’estchez lui une véritable obsession. Or, après avoir déjà été trèsproche de Mohammed V, Oufkir est très influent auprès deHassanIIetdemonpère.L’ambiancedecitadelleassiégéequ’ilfait régner ne gêne pas outremesure le roi. Pour lui, il s’agitd’unesiba, une rébellion, une de plus dans la longue histoiredesAlaouites qui en ont l’habitude. Simplement, ce n’est plusunetribuquiserévoltemaisungroupesoudéparuneidéologie,unecommunautéd’esprit.AuxyeuxdeHassanII,unesibaesttotalement différente de la trahison à venir des militaires, une«félonie»quivientdel’intérieurdusystème,delamaisondupouvoir–ledarelmulk.Cela,leroinelesupporterapas.Aprèsles coups d’État du début des années 1970, il se sentiraterriblementdiminué.Ilauralesentimentd’êtreravaléauniveaudu roi Hussein deJordanie, autrement dit d’un souverainprécaire, d’un avatar des accords Sykes-Picot. Il souffrirad’avoirperdul’auréoledesonpère.Celal’aurarenduméchant.Danssaformemoderne,lamonarchiemarocaineestissuedu

    Mouvement national. À l’époque de Mohammed V, elle aémergédesonpassédesultanatcommelepancentrald’unfrontpatriotique uni. Aussi, les relations de mon père avec lesnationalistes de toute obédience, y compris les plus à gauche,sont-elles empreintes de respect mutuel voire, bien souvent,d’amitié.AbdelkhalekTorrèset,surtout,M’hamedDouiri,tousdeux de l’Istiqlal – l’« Indépendance », le grand parti

  • nationaliste –, sont les bienvenus chez nous. QuandAllal el-Fassi, leur leader,vient à lamaison,monpère se rasedeprès,monte mettre un beau costume et exige de ma mère qu’elledescendepourdiscuteravecl’invitédel’Orient,duHâdith–lesparoles du Prophète – ou de sujets philosophiques. Tout lemonde est tiré à quatre épingles, impeccable mais, en réalité,monpèrerongesonfreinenattendantquel’illustrepersonnagereparte. Car, une fois El-Fassi raccompagné à la porte, les«cocos»débarquent,lescopainsplusoumoinscommunisantsde l’UNFP (Union nationale des Forces populaires),AbderrahimBouabidetMohamedel-Yazghientête.Commeautempsdelaprohibition,l’alcooletlescigaressurgissentalorsdenulle part.Mamère est priée de disparaître derrière lepurdah–le«rideau»qu’estlaségrégationentrehommesetfemmes–à l’heuredesvieuxsouvenirsentre joyeux lurons, souventdeshistoiresde«nanas»quinesontpasdestinéesàsesoreilles.J’aiseptansquandjeprendspourlapremièrefoisconscience

    d’appartenir au pouvoir, c’est-à-dire à un groupe – lesAlaouites – qui a lesmoyens de sa volonté. Lemoment restegravé dansmamémoire.C’est le jour demon anniversaire. Jerentre de l’école et, pour me faire une surprise, mon père ademandé à la Garde royale de Buckingham, en tournée auMaroc, de se mettre en rang d’oignons sur le parvis de notremaison pour me jouerHappy Birthday. Là, en voyant lesfameuxbeefeatersassembléspourmoi,jesaisissurl’instantquenous avons du pouvoir, à commencer par le pouvoir de nousfaireplaisir.Monéveilàlapolitique–unéveilensursaut–coïncideavec

    lepremiercoupd’État, le10juillet1971.Jen’avaispasconnu

  • les émeutes populaires de 1965, qui furent une alerte pour lerégime. J’ignore aussi que les deux piliers du Mouvementnational,l’Istiqlaletl’UNFP,viennentdereformerunfrontunicontreleroiauseindelaKutlaWataniya , le«Blocnational».Ce défi enrage Hassan II. Une fois de plus, on lui fait sentirqu’iln’apaslastaturedesonpère.Dixansaprèssonaccessionautrône,salégitimitéestencoreettoujours«miseenéquation»–c’estsonexpression.Or,moi,jenepeuxmêmepasimaginerune seconde que l’on puisse ne pas aimer la famille royale.Jusqu’aucoupd’État,nouspartageonslacertituded’êtreaduléspar « le peuple » et la conviction que c’est l’état naturel deschoses. Bref, nous sommes des Alaouites au pays desmerveilles… Les deux coups d’État successifs seront d’autantplus difficiles à accepter. Ils signifient pour beaucoup d’entrenous la fin de l’innocence. Ce sontdes chocs, des secoussestelluriques.NousnesommesplusquedesAlaouitesaupaysdesmerguez…Le 10 juillet 1971, jour anniversaire de Hassan II, je me

    trouve avec ma mère dans notre maison de Temara, à unequinzainedekilomètresdupalaisdeSkhirat,lui-mêmesituéaubordde lamerentreRabatetCasablanca.Mamèrene faitpaspartie des invités du roi, puisque, ce jour-là, la réception estréservéeauxhommes.Danslapropriétéroyale,unpetitmillierd’hôtesdemarqueconversentautourdesbuffetsdressésdanslejardin,sebaignentdans lapiscineou jouentaugolf.C’estuneréceptiontypiquedel’èred’insouciancequiprendalorsfin.Parlasuite,sevoulantaucentredetout,HassanIInetoléreraplusquedumimétismeautourdelui:sesinvitésdevrontsuivresonexemple,imitercequ’ilfait–unpoint,c’esttout.

  • AlorsquelafusilladedeSkhiratestencours,onprévientmamère qu’il se passe des « choses graves » là-bas. Elle appellealors le général Arroub, un membre du cabinet du généralOufkir. Lequel lui répond de manière très impolie, luiraccrochant quasiment au nez. Si bien qu’elle décide d’allers’enquérir elle-même sur place. Elle sera la seule femme àvouloir rejoindre son mari, et Hassan II en conservera unesecrète jalousie. Il aurait aimé qu’une femme s’inquiète autantpour lui. Ma mère m’installe dans sa voiture et fonce surSkhirat. Nous sommes stoppés à une barrière aux abords dupalais. Unmutin, un officier, la reconnaît et donne l’ordre del’exécuter.Sousmesyeux,deuxsoldatslamettentenjouemais,au derniermoment, baissent leurs fusils.Mamère est enceintedeseptmois.«Nousnepouvonstuerlaviedanstonventre,ceseraitcontrenotrereligion»,expliquel’und’eux.Mamèremeremetdansunevoituredenotresuite,quim’évacuesurRabat.De son côté, elle monte la colline en direction du palais.Lorsqu’ellearrivesurleslieuxducarnage,legénéralMedbouh,quin’ajamaiseul’intentiondetuerleroietdéplorelatournureprise par les événements, vient d’être exécuté par les hommesd’Ababou. Privé de tête pensante, le putsch tourne court.HassanII,avecl’aidedugénéralOufkir,parvientàreprendrelasituationenmain.Blessépendant l’assaut, courageux face à lamort,monpère

    grandit énormément à mes yeux. Le soir du putsch, sur leconseil d’Oufkir, la famille royale ne regagne pas le palais deRabatmais,parprécaution,seregroupeenunlieusecret.Nousnous retrouvons dans la maison de la sœur de mon père, la

  • princesse Lalla Fatima Zohra. L’effervescence y règne. Sur latable,unecartedeRabataétéétendue.HassanIIcrie,donnedesinstructions tous azimuts.Oufkir, aidé de deux autres officierssupérieurs, le général Moulay Hafid et le général Driss benOmar,estàl’extérieur,àpiedd’œuvrepourmettrecequirestedeputschistesendéroute.Monpère,quisaigneabondamment,souffreévidemmentbeaucoup.Unmédecinfrançais,quifaisaitpartiedesinvitésdeSkhirat,lesoigne.IlditàHassanII:«Sire,je m’excuse de vous interrompre mais votre frère a besoind’antibiotiques, sinon il risque la gangrène. » Le roi ne réagitpas.Aumilieu de l’agitation,mon père, stoïque, répond qu’ilpeut encore attendre. Mais le médecin insiste. Hassan II seretourneverslui,excédé:«Écoutez,docteur,moi,j’aiuntrôneàrécupérer.C’estplusimportantquelagangrène!Demandezàvotre patient, et il vous le confirmera. Alors, foutez-moi lapaix!»Surce,ilappelleunsoldatdedeuxièmeclasse,àquiildemande une baïonnette que le soldat, terrorisé, lui apporte.HassanIIsesaisitducouteau, le jetteauxpiedsdumédecinetluilance:«Etpuisquevousparlezdegangrène,amputez-le!»SidiMohammed etmoi sommes sidérés.Mon père, lui, ne sedémontepas:«Tusais,quandonétaitàMadagascaretquetuétais faceaucrocodile, j’auraisdû te laisserdans lepétrin.» Illuirappellecejourd’exiloùlesdeuxgarçonss’étaientretrouvésfaceàuncrocodile.HassanIIavaitchuchotéàsonfrèredefaireletourdelabêteetdeladistraireafinqu’ilpuisses’enfuir.Monpère s’était bravement exécuté… Pour finir, il ne sera pasamputémaislecynismedeHassanIIlaisseradestracesentrelesdeuxhommes.ÉgalementblesséparballeàSkhirat,unefigurelégendairedu

  • nationalisme,letrèsrespectéMohamedbenHassanel-Ouazzani,fondateurdutoutpremierpartipolitique–l’Actionmarocaine–puis, après l’indépendance, ministre d’État de MohammedV,estmoinschanceuxquemonpère.Ilperdsonbrasdroit.Aprèslecoupd’État,monpèrelefréquenteàl’hôpitaloùlui-mêmesefaitsoigner.BenHassanel-Ouazzaniluiditetrépète:«Mavieest finie. »Monpère tente de le consoler : «Mais non, penseauxtroiscentsvictimesquisonttombéessouslesballes.Toi,tuassurvécu.Tudevraist’estimerheureux,malgrétout.»Or,rienn’yfait.El-Ouazzaniesttoujoursaussidésespéré.Sibienqu’unjour,quandmamèrevientluirendrevisiteàl’hôpital,monpères’ouvre à elle en lui racontant l’histoire.Mamère lui répliquevivement :«Mais tunecomprendsdoncpas?Savieest finieparce que, lui, il écrit. Lui, il a besoin de samain droite pourtravailler. Sa vie, c’est le travail intellectuel et non pas lajouissance. Vous, les Alaouites, ne pouvez-vous donc pascomprendrecela?»Lafoudren’auraitpaspufrappermonpèreplusbrutalementquecetteparole.Le coup d’État de 1971 a été fomenté par le général

    Medbouh, un officier austère et intègre, las de la corruptionambiante. Je le connaissais bien, car il était notre voisin à laplage.Troisjoursavantleputsch,jesuisallérendrevisiteàsonfils Hassan. Je suis alors tombé sur le général qui avait unecigarette au coin des lèvres et les pieds dans un seau d’eau. Ilm’aflanquéàlaportedechezluiencriant:«Sorsd’icioujetemetsunepairedeclaques!»Interloqué,jesuisrentréchezmoi.J’airacontél’affrontàmonpèremaisilnem’apascruet,àsontour,afaillimemettreunetorgnole.Cejour-là,Medbouhavaitdéjàtournédanssatêtelapagedelamonarchie.Pourleputsch,

  • il s’est associé au lieutenant-colonel M’hamed Ababou,commandant des quelque 1 400 cadets du campd’Ahermoumou, un nid d’aigle près de Fès, qui sont« descendus » sur Skhirat. Quand la fusillade commence, laconfusion est totale. Le roi se cache dans l’arrière-salle d’unepiècederéception,avecunequinzainedepersonnes.Monpère,quidéjeunaitavecungrouped’invités,estblessédetroisballesau bras droit et d’une quatrième au genou. Il est arrêté avecbeaucoupd’autres.Commeilsaigne,onluiapporteunechaise,tandis que d’autres blessés sont couchés par terre. Mon pèredemandeausoldatqui legarde :«Donnez-moide l’eau.»Lecadetluirépondqu’iln’enapas.«Commentça?ditmonpère.Vousvenezfaireuncoupd’Étatsanseau?Qu’est-cequec’estque cette logistique de merde.Maintenant, va me chercher del’eau ! » Le soldat s’exécute. Stupéfait, couché par terre,Moulay Hachim elAlaoui, un vieux compagnon de route deMohammed V qui exerçait une fonction à la cour que l’onpourrait appeler « médiateur traditionnel » ouombudsman,raconterasixmoisplustardàHassanIIque,nepouvantcroireàtant de sang-froid, il avait pensé sur lemoment quemon pèredevait être demèche avec les putschistes. «N’oublie pasqu’ilestlefilsdesonpère»,luiasimplementrétorquéHassanII.LasuspiciondeMoulayHachims’explique.L’aidedecamp

    demonpère,lecolonelFenniri,figuraitsurlalistedesconjuréscomme ministre de l’Intérieur dans leur futur gouvernement.Cettedécouverteavaitétéunchocpourmonpère,quiétaitalléle voir dans sa cellule afin de comprendre sa trahison. J’étaisavec lui quand le colonel Fenniri lui expliquait, assez

  • confusément, qu’il avait été « entraîné sans vraiment savoir cequisetramait».Serendantcomptedelaportéedesévénementsseulement le jour du coup d’État, il avait empêché l’exécutiondematante,LallaNezha.AuxyeuxdeMoulayHachim,lefaitquemonpèreaitalors–vainement–implorélagrâcedeHassanII pour son ancien aide de camp épaississait le soupçon.D’autantplusqu’ilavaiteuavecmonpère,plusieursmoisavantle putsch, unediscussion très franche au cours de laquelle lui-mêmeavaitdonnéaurégimetroisansdesurvie,tandisquemonpèreavaitprédittroismois!Biensûr,cetypedeconversationsrevenait tôt ou tard aux oreilles de Hassan II, qui en étaitprofondément blessé, comme il devaitme le confier plus tard.Le roi supportait mal le jugement sévère de son frère, qui luirappelaitsanscessequ’iln’étaitpasMohammedV.«C’estvraique je ne suis pas Mohammed V, me dira-t-il à l’heure desconfidences. Mais je me suis quand même imposé, à mamanière, en prenant le temps qu’il fallait. Ce n’était pas unhéritage facile. Ton père faisait la fête pendant que moi, jegardaislabaraque.»Au lendemain du coup d’État, nous cherchons tous à

    comprendre.Danscecontexte,mamèrerelateàHassanII,avecune certaine insistance, son échange téléphonique avec legénéralArroub,lejourduputsch.Leroicoupecourtetluidit:«Écoute,tuveuxdirequ’ilfaisaitpartiedesputschistes?Àcemoment-là, je n’ai qu’à faire exécuter tout le monde… » Lecoupd’État a étéungrand traumatismepourHassan II. Jemesouviens de l’avoir vu, littéralement, se taper la tête contre lesmurs en se lamentant : « À cause de moi, quatre sièclesd’histoire alaouite ont failli disparaître.Ce trône a été transmis

  • commeun écrin, d’unemain à l’autre, et c’estmoi qui vais lefaire tomber. »Monpère a alorsdemandéàmamèredenousfairesortir,SidiMohammedetmoi.«Emmènelesgarçonspourqu’ils n’en soient pas les témoins, lui a-t-il dit. Il ne tepardonneraitjamais.»Au lendemain du putsch, le roi Hussein, vétéran des

    monarques arabes, prend l’avion pour le Maroc afin deretrouver Hassan II. C’est un acte de solidarité entre cousinschérifiens,tousdeuxdescendantsdirectsduProphèteethéritiersde l’empire abbasside – ce qui distingue ces dynasties desmonarchies « tribales » du Golfe. Cependant, Hassan II voitplutôtenHusseinunparachutéducolonialisme.Danslepassé,ilavaitdelacondescendancepourlui.Àprésent,ill’écoute.Leroi de Jordanie lui dit : « Il s’agit d’un cancer qu’il fautéradiquerdemanièrechirurgicale.Faitesjugertousceuxquiontété de près ou de loin mêlés à cette affaire et faites-lesexécuter.»Sefiantàceconseil,etaussiàcequeluipréconiseOufkir,leroivacureterlaplaieenprofondeur.Plustard,ildiraquelegénéralauraitvouluéliminerlesconjurésavantqueceux-ci ne révèlent qu’il faisait lui-même partie du complot. Quoiqu’il en soit,malgréune répression féroce,unhommedroit etunmilitaireaussiprofessionnelquelegénéralArroub,quiavaitpeut-être estimé,mûpar un sentiment patriotique, que l’avenirdupays passait par la fin de lamonarchie, en sera quitte pourune traversée du désert de vingt ans. À la fin de sa vie,HassanIIluiconfieradenouveaud’importantesresponsabilités.Ce premier coup d’État va, du jour au lendemain,

    complètement transformer notre vie. Dorénavant, nous avons

  • des gardes du corps, nous prêtons attention à ce que nousmangeons,auxhabitsquenousportons.Notregrand-mèrenousmet en garde afin que nous ne partagions plus les tajines des« autres ». Elle nous explique que nos habits peuvent êtreempoisonnés…Bref,nousnousméfionsdetousetdetout.Ilnefautplusqu’uncopainnoustapedansledos,ouqu’unecopinenous fasse la bise.Desdispositifs sécuritaires concentriques seresserrentautourdenous–etnousisolent.Homohominilupuses t: jusqu’à preuve du contraire, les gens sont soupçonnésd’êtremauvais.Lesdéplacementsdemonpèresefontavectroisouquatrevoituresd’escorte,désormaistoujoursencortège.J’ai sept ans et demi à la naissance dema petite sœur Lalla

    Zeineb,àl’automne1971.Plantédevantsonberceauàl’hôpital,jesuischoquédedécouvrirunbébéblondauxyeuxverts.Surlecoup,pourlapremièrefois,jeprendsvraimentconsciencedemes origines libanaises. J’aime beaucoup ma petite sœur,d’abordcommebébépuis commeune fillette trèsprotectrice àmonégard,bienqu’ellesoitmacadette.Eneffet,contrairementàmoi,ellebâtiraunerelationdeproximitéetdeconfianceavecnotrepère.Elleatoujourscherchéàmefairebénéficierdecetterelationprivilégiée.Pendantdesannées,LallaZeinebetmoidînonstouslessoirs

    ensemble,quoiqu’ilarrive.C’estunrite.Ilenexisteunautre:elle refuse de s’endormir sans s’assurer que je suismoi-mêmecouché:c’estellequime«metaulit»!Elleprendcesimulacretrèsausérieux.Jesuisobligéd’enlevermeschaussuresmaisjepeuxmecoucher touthabillé,dumomentque je fais semblant

  • dedormir.Ellem’embrasse alors sur le front et va se coucher– etmoi, jepeuxme relever.Ce rite s’est répété tous les soirsjusqu’àcequejeparteàl’université,àdix-septans.Chaquefoisquej’yrepense,jecroissentirseslèvressurmonfront.C’estundes plus beauxsouvenirs dema vie.De son côté, aujourd’huiencore, je crois qu’elle ignore que je me relevais dès qu’elleavaitrefermélaportedemachambre.Malheureusement, après la mort de notre père, ma sœur

    Zeineb est devenue dure, sèche et renfermée. Elle avait alorsonze ans. Par la suite, je ne l’ai plus reconnue. Hassan II l’apourtant adoptée comme si elle était sa propre fille en luidonnant autant d’affection, sinon plus, que mon père. Sescousinesétaientaussitrèsaffectueusesavecelle.Maisrienn’yafait. Après mon départ pour l’Amérique, elle s’est sentieabandonnée, et je n’ai réussi à renouer une vraie relation avecellequebiendesannéesplustard.Ilyavait,pendantlongtemps,tropdenon-ditsentrenous.LallaZeinebaépousélefilsd’unefamille dumakhzen, grand commis de l’État. Elle garde bienl’honneur de son mari, pour employer une formuletraditionnellemarocaine.Lesentimentprofondquinousunissaitquand nous étions petits s’est transmis à nos enfants, qui sonttrès proches les uns des autres. C’est une source de grandréconfortpourmoi.Lorsdusecondcoupd’État, le16août1972, je suis témoin

    directdesévénements.J’aihuitans,etjesuisàl’aéroportpouraccueillirmononcle etmonpère.MoulayRachid, le fils cadetdeHassan II, etmoi sommes enbasde la passerelle d’accès àbord. Je découvre ainsi le visage décomposé de mon oncle,

  • sortantdel’appareiltouttrouéquivientd’êtremitrailléenpleinciel.Puis,lesminesdemonpère,deMoulayHafidetducolonelAhmed Dlimi. Hassan II les presse d’agir : « Faites lenécessaire !Faitesdonc lenécessaire ! » Ilmeglisse : «Onafailli mourir aujourd’hui. » Moulay Rachid n’a que deux outroisans.Maisilestlà,etHassanIIsepencheversluipourluirépéter : « Papa a failli mourir aujourd’hui. » Le roi vientd’apprendre que le général Oufkir lui-même est derrière cenouveauputsch.Legénéralnesupporteplus leclientélisme, lacorruption, l’atmosphère délétère. Il a minutieusement préparécet attentat contre l’avion royal que l’incroyablebaraka deHassanIIafaitéchouer.Nous arrivons au salon d’honneur, où le roi salue tout le

    mondeendépitdelasituation, tandisqu’autourdelui lesgensl’implorent de partir en lui répétant que le putsch n’est pasterminé.Monpèreetmononcle finissentparquitter l’aéroportentrombe,etmoi…jerestederrière,toutseul.Àcemoment-là,les avions repassent sur nos têtes, unepremière fois sans tirer,puis une seconde fois en se mettant à mitrailler les lieux. Onm’avait mis dans une voiture avec Moulay Rachid pourm’évacuer,maisjevoulaisabsolumentresteravecmonpère,etje me suis donc échappé – avant de perdre tout le monde.HassanIIestemmenéversSkhiratdansun«faux»cortège,lecortège officiel partant ailleurs pour servir de leurre. Quant àmon père, il rejoint Rabat par des voies détournées. Pour mapart, je suis présent pendant le bain de sang qui s’ensuit àl’aéroport.Jevoisuneroquettetomber,lafontainedel’aéroportrougedusangdesmembresdelaGarderoyalevenusrendreleshonneurs.C’estuncarnagesansnom.Ungradédelapolice,le

  • chefdelasécuritéduPremierministreAhmedOsman–l’épouxdelasœurdeHassanII–,meramassefinalementsurlaroute,etm’amènechezluioùuneescorteviendramechercher.Méfiant,il refuse de me laisser partir en attendant de s’assurer del’identité desmilitaires. Ceux-ci lemenacent de leurs armes, àboutportant.Lessoldatsontl’ordrederécupérertouslesmâlesde la famille royale dont les vies sont les plusmenacées.MaisAhmedOsmanmemetdanssondospourmeprotéger,aupérilde sa vie. C’est seulement quand je reconnais un officier del’escorte,unhommequitravaillepourmonpère,qu’ilmelaissepartir avec eux. Je suis trimballé toute la journée. Pour finir,j’atterrischezMissGillian,monprofesseurd’anglaisduCentreculturel britannique, qui donnait aussi des cours à ma mère.Quand son fiancé passe sa tête par la porte, les deux gardeslaissésauprèsdemoiestimentqu’iladûmereconnaîtreetque,sachantoùjemetrouve,ilprésenteunrisquepourmasécurité.Ne faisant les choses àmoitié, ils ligotent le couple !Ce n’estque dans la soirée, à la faveur de la nuit, qu’ils m’emmènentchez ma tante maternelle, l’ambassadrice du Liban. Celle-cipanique, convaincue que l’immunité diplomatique d’un paysarabeneserajamaisrespectée.Aussipréfère-t-ellemeconduirechez l’ambassadriceduBrésil, de l’autre côté de la rue.Mêmesonmarivaignorermacachette:ellemefaitquittersamaisonen catimini. J’en fais le tour pour entrer discrètement dansl’ambassade du Brésil. Là, je reste dans la cave pendant unebonne partie de la nuit, seul, isolé de mes gardes qui, eux-mêmes, ne savent plus où je suis. Très perturbé, je passe unmomentdifficile.Àdessein,j’aiétéséparédeMoulayRachidet

  • de Sidi Mohammed,ce dernier se trouvant loin, à Ifrane.J’ignore quand je reverrai mes parents, mon oncle, SidiMohammed…Finalement,quandlecoupd’Étatestmaîtrisé, jesuisramenéchezmoisainetsauf.Leputschd’Oufkir,le«connétable»duroi,estvécucomme

    la trahison ultime, celle du bras droit armé qui devait leprotéger!Parlafautedu«félon»,nousvenonsderejoindrelafarandole des monarchies orientales plus ou moins créées detoutespiècesparlecolonisateur,sansassisepopulaire.HassanIIestblesséauplusprofond,c’est-à-diredanssonamour-propre.Quantàmonpère,ilsedemandesanscesse:«Qu’est-cequiamal tourné ? » Dans le contexte de l’époque, il interprète cedeuxièmecoupd’ÉtatcommeunecontaminationduMarocparles idées nassériennes, antimonarchistes et panarabes. Il y a eudesrévolutionsenIrak,enLibye,enÉgypte…Àprésent,c’estnotre tour.Monpèreestconvaincuqu’ilyades leçonsà tirer,queleroyaumedoitchanger.Or,cen’estpasdutoutl’analysede Hassan II. À ses yeux, la trahison d’Oufkir relève dusacrilège.Leroidevientméchant,solitaireetméfiant.AuPalais,onnoustientlediscourssuivant:legénéralaparticipéauxdeuxcoupsd’État,cequiprouvequ’ilestuntraître,un«Iznogoud»dévoréd’ambitionqui a voulu conquérir le pouvoir à des finspersonnelles. Iln’ya riend’autre.Donc, tout continuecommeavant,simplementsanslui,lasourcedumal.Mon père aimait beaucoup Raouf Oufkir, le fils aîné du

    général.C’était l’undesesmeilleurscopains. Ilvenait souventchez nous. Mon père l’emmenait à la chasse. Ou alors, ilspartaientfairedelamotoensemble,delaplongéesous-marine,dufoot.Aprèslecoupd’État,jedemandeévidemmentoùilest

  • passé. On me réplique invariablement que je dois me taire.Jusqu’aujouroùl’onmeditqu’ilestmortdansunaccidentdemotoenEspagne,etqu’ilnefautplusprononcersonnom.MonpèresavaitquelesOufkirétaientdétenusausecret,dans

    différents lieux successifs. Il savait aussi que Hassan II sevengeait personnellement sur la famille de son ancien« connétable », puisque ce fut par l’intermédiaire de l’un desaidesdecampduroietdupèredel’époused’Oufkir,lecolonelChenna, quemonpère envoya pendant des années des vivres,des vêtements et des livres aux « disparus ». Plus d’une fois,HassanIIluiavertementreprochécedéfiàsonautorité.Enfin,monpèresavaitégalementquelesconjurésde1971avaientétéembastillés dans un cachot où le nom de chacun figurait aufrontond’unecelluled’isolement.Maisquecesinistrebagnesetrouvait à Tazmamart, je pense qu’il l’ignora très longtemps.Desannéesdurant,iln’yaeuqu’un«trounoir»–sansnom–quiavaitengloutilesconjurésdesdeuxcoupsd’État,unvortexd’horreurquinous terrorisait tous.C’était lebut recherchéparHassan II. Pourma part, je n’ai appris le nom deTazmamartqu’en 1979 par l’épouse américaine de l’un des aviateursdétenus dans ce bagne, Nancy Touil, qui était l’anciennebibliothécaireàl’écoleaméricainedeRabatetdontlefilsTarekallaitenclasseavecmoi.Unjour,ellem’ademandélafaveurdepouvoir rencontrer mon père. J�