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Jules Claretie - Petrus Borel - Le Lycanthrope - Sa Vie, Ses Écrits, Sa Correspondance, Poésies Et Documents Inédits

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  • C-^-/^^'^-^'"^'

    ^^^

  • TIRAGE A PETIT NOMBRE

    2 exemplaires sur peau de vlin fr.

    1 5)i papier de Chine. ... lo

    15 chamois. . . 6

    Chacun de ces exemplaires contient trois preuves

    diffrentes de l'eau-forte , et est numrot.

  • BIBLIOTHQUE ORIGINALE

    PETRUS BORELLE LYCANTHROPE

    SA VIE SES CRITS SA CORRESPONDANCEPOSIES ET DOCUMENTS INDITS

    P.AK

    if LES CLARETIE

    Frontispice l'eau-forie avec portrait de Ulm

    PARISCHEZ RENE PINCEBOURDE, DITEUR

    A LA LIBRAIRIE RICHELIEURUE RICHELIEU, 78

    MDCCCLXV

  • PQ

    / V"' 6 19"^'^^>,

  • PETRUS BOREL

    LE LYCANTHROPE

    SA VIE. SES ECRITS. SA CORRESPONDANCE,

    POSIES ET DOCUMENTS INDITS.

    Il est une chose certaine et reconnue,

    c'est qu' l'heure prsente nous manquonsd'originalit. Nous sommes (et quand jedis nous, j'entends cette gnration delettrs ne la lettre moule il y a quelquevingt ans, immdiatement aprs l'closionou l'explosion romantique)

    ,nous sommes

    des critiques experts, desromanciersexacts,

    des psychologues de premier ordre; nous

    avons bien des qualits et bien des dfauts,

    la patience dans les recherches , la soif dela vrit, l'amour des dtails pouss par-fois jusqu' l'adoration de l'inutile ; nous

  • avons le culte du vrai, la religion du na-turel, mais encore un coup il nous manquel'originalit

    , ou pour mieux dire il nousmanque des originaux. Nous possdons enmonnaie courante une quantit consid-rable de pices d'or, d'argent ou de billon,de billon surtout, d'honntes pices unpeu uses par le voyage, sans relief etsans artes trop vives ; mais des mdaillesprcieuses ou seulement curieuses

    ,

    petit

    ou grand module, nous n'en avons plus.L'originalit se perd. C'tait pourtant

    une qualit bien franaise, insupportable

    quelquefois, aimable et sduisante presquetoujours. Ces ttes l'envers qui nousconquirent, la pointe de leurs folies

    ,un

    renom de lgret brillante et d'irrsistible

    entrain, il nous restera en dpit de nos

    allures de quakers, ces excentriques, ces

    cervels, ces casse-cous, ces aventuriers

    de l'esprit, ont disparu. Je sais bien qu'on

    ne doit les regretter qu' moiti : il est

    une destine plus enviable que celle du

    duc de Roquelaure ou du marquis de

    Bivre. Et pourtant on a besoin de temps

  • autre de ces aimables Triboulets pour

    gayer la vie dj bien monotone. La gra-vit nous pntre, et parfois il nous prend

    d'irrsistibles nostalgies de fou-rire. Mais,

    entendons- nous, ce sont les vrais origi-

    naux, les excentriques ns que je regrette,

    ceux-l seulement qui ont naturellementune piquante et curieuse physionomie, etnon ceux qui se plantent devant leur glaceet se faonnent un visage comme le fe-

    raient des acteurs. Vive le rire, mais basla grimace !

    Aujourd'hui c'est la vie d'un de ces ori-ginaux par temprament que j'ai vouluraconter. J'ai choisi, dans les limbes duromantisme , une des physionomies lesplus attachantes et les plus bizarres, une

    des moins connues coup sr malgrla quasi-popularit du nom, en un motPtrus Borel.

    Lorsqu'il y a six ans les journaux an-noncrent la mort de celui qui avait critChampavert

    ,les Rhapsodies, Madame Puii-

    phaYy les lettrs seuls hochrent la tte, etsi peu ! les curieux sourirent en songeant

  • celui qui s'appelait le lycaiitltrope ; la foule

    lut et passa outre. Le grand nombre neconnaissait point Ptrus ; le petit nombrel'avait dj svrement jug, Fi ! lex-centrique! Car je dois vous dire que cette

    pithte charmante est, avec le temps, de-

    venue une injure.

    Ce ddain et cet oubli taient pourtantinjustes. C'tait, on ne s'en doutait gure,

    un roi , roi dtrn , roi dpouill , soit

    ,

    mais c'tait un roi qui s'en allait. Il avait

    eu, ce ddaign, son heure de triomphe et

    d'enivrement; on l'avait salu du nom de

    matre , il avait un instant fait cole. Ce

    Mahomet avait eu des Sides, et quelsSides ! Thophile Gautier, Grard de Ner-

    val, les plus jeunes, les plus vaillants! Ilvalait bien encore qu'on s'occupt de lui ;mais l'arrt tait port. Arrt dfinitif? Je

    l'ignore. Je ne le crois pas. Voil deux ou

    trois ans dj que je recherche et l les

    miettes tombes de la table de Borel,pices de vers, romans, factums, articles

    de journaux, lettres, pamphlets , et peu peu je me suis pris pour lui d'une sorte

  • d'amiti qui ne m'empche point de lejuger, mais qui me pousse le plaindre.Aussi bien j'ai voulu runir en une faon

    de rsum cette uvre et cette vie sansquivalentes. J'ai voulu continuer plaider

    pour les Lesurques littraires, il en est

    beaucoup, injustement condamns. Ily avait dans les crits de M. Ptrus Borel

    a dit M. Charles Monselet, cet avocat

    expert des oublis et des ddaigns (i), il y avait mieux et autre chose que cequ'on a voulu y voir. C'est justementce mieux que j'ai cherch, et cette autrechose- que je crois avoir trouve.

    (i) Lu Lorgnette littraire, dictionnaire des grandse( des petits auteurs de mon temps

    ,par M. Charles

    Monselet. {1857.)

  • BIOGRAPHIE.

    Ftrus Borel d'Hauterive tait n Lyonle 28 juin 1809. Dix-sept ans auparavant,un noble Dauphinoisdescendaitde ses mon-

    tagnes avec les Boreillane et les Richaud,

    et venait se joindre, pour rsister l'armede la Rpublique, au gnral de Prcy, gou-

    verneur de Lyon, et ce comte de Virieu,

    ex-constituant,

    qui rptait en manired'axiome : La meilleure Constitution , c'est l'ex-

    termindtion des patriotes. Cette recrue nou-

    velle pour l'anne royaliste tait le pre de

    notre Ptrus. M. Borel fut de ceuxqui rsis-

    trent Couthon, et la sainte colre

    de ses paysans de l'Auvergne. Posts sur

    les hauteurs de Fourvires, les royalistes

    se croyaient inexpugnables, lorsque brus-

  • queinent l'arme rpublicaine enleva la

    position par une formidable pousse. Lepre de Ptrus Borel fut fait prisonnier;

    et pendant que Virieu et Prcy gagnaientla Suisse

    ,

    pendant que Barre demandait

    la Convention d'effacer ce nom fier de

    Lyon et de le remplacer par celui de com-mune affranchie , le prisonnier attendait

    qu'on dresst pour lui l'chafaud.

    Lyon est une trange ville qui offre

    encore l'opposition flagrante de la dmo-cratie la plus violente et du clricalisme leplus enracin. Fourvires rpond par un crucifixau drapeau rouge de la Croix- Rousse.

    Le club s'lve en face de la chaire ; ici

    Lyon se prosterne devant ses vques, lLyon obit au geste de ses tribuns. On m'aaffirm mme que le jansnisme y comp-tait encore maints adeptes , et parmi les

    prtres eux-mmes. En 1792, les passionstant plus violentes, les nuances taient

    plus tranches. Pendant que les royalistescombattaient Couthon et Collot d'Herbois,les mathevons eussent volontiers livr leur

    ville la Convention. On appelait Lyon

  • mathevons (je ne sais si le nom se dit en-

    core) ceux qu' Paris on nommait \qs jaco-bins. Ce fut un mathevon, ancien domes-tique de M. Borel d'Hauterive, qui fit

    tant et si bien, ce travail de sauvetage

    lui prit trois mois , qu'il dlivra le pri-

    sonnier. Borel d'Hauterive se rfugia en

    Suisse, o il rencontra Fauche-Borel, l'agentroyaliste, qui tait peut-tre son parent. La

    Terreur passe, l'migr rentra en France.H vint Paris.

    Il tait pauvre, ruin, il avait une famille

    nombreuse ; il fallait vivre et faire vivreles enfants et les lever. Adieu le pointd'honneur! Il fit comme tant d'autres,

    il ouvrit une boutique et servit le pas-

    sant.

    De cette famille Ptrus tait un des filscadets. Il fut mis en pension, peu de temps

    je crois, et quitta les bancs de l'tude pour

    entrer chez Garnaud, une clbrit d'alors,

    qui tenait, rue de l'Abbaye, une cole

    d'architecture. Ptrus avait quinze ans.

    Cet tat d'architecte lui souriait mdio-crement.

    iiSfin

  • Il crivait alors sur son cahier de notes

    ^Voir la prface de Champaver) :

    Hier mon pre m'a dit : Tu es grand maintenant,

    il faut dans ce monde une profession; viens, je vaisfoffrir un matre qui te traitera bien, tu apprendras

    un mtier qui doit te plaire, toi qui charbonne.s

    les murailles, qui fais si bien les peupliers, les hus-

    sards, les perroquets ; tu apprendras un bon tat. Jene savais pas ce que tout cela voulait dire, je suivis

    mon pre, et il me vendit pour deux ans.

    Il ajoute plus tard :

    Voil donc ce que c'est qu'un tat, un matre, unapprenti. Je ne sais si je comprends bien , mais jesuis triste et je pense la vie; elle me semble bien

    courte ! Sur cette terre de passage, alors pourquoi tant

    de soucis, tant de travaux pnibles , quoi bon ' Secaser.'.. Que faut- il donc l'homme pour faire savie? Une peau d'ours et quelques substances!

    Et encore :

    si j'ai rv une existence, ce n'est pas celle l,

    mon pre ! Si j'ai rv une existence , c'est cha-

    melier au dsert , c'est muletier andaloux , c'est

    Otahitien !

    Ptrus avait dj rv mieux que cela.H voulait tre pote, pote! Anch' io son

    ^sszssaat.

  • pittore ! H avait griffonn dj sur desbouts de papier des verselets que tout na-

    turellement il trouvait superbes. Les mieuxaims ce sont les premiers-ns.

    Un soir on le vit rentrer tout fier delui-mme la maison paternelle. Il rayon-nait, il avait un sourire important, comme

    un homme qui sait tout ce qu'il vaut. Decrainte qu'on ne l'interroget pas, il conta

    bien vite que certains couplets contre je ne

    sais quelles lois de Villle couraient les

    rues (tout au plus couraient-ils l'atelier de

    Garnaud), et que ces couplets taient delui. Il les rcita. M. Borel d'Hauterive, le

    frre de Ptrus, se souvient encore de cettesoire (i). Voici les vers, composs sur un

    ^i) Je n'aurais pu connatre certains dtails de 1j

    vie de Ptrus Borel et donner cette monographi-

    un caractre de parfaite exactitude sans la bien-

    veillance de M. Borel d'Hauterive, qui a consenti

    mettre ma disposition et ses scuvertirs, et tous les

    papiers qui lui restaient de son frre. Je n'ai eu

    qu'une dmarche faire auprs de M. ThophileGautier pour qu'il voult bien, avec sa bienveillance

    habituelle, voquer tous ces pauvres spectres du Cli-eau du Souvenir. Je l'en remercie ici profondment.

  • air de cantique. Il n'y avait pas de quoipousserauxarmesles populations, etTyrteen son temps dut faire mieux que cela.

    Grand ami de la science,Pour instruire les humains.De frres ignorantins

    Il inonde notre France.Bnissons jamaisDe Villle en ses bienfaits.

    Non , Vinfluence secrte n'avait pas dictla chanson., Mais on tait en 1824 ; Ptrusavait quinze ans ! On cria au prodige, etla famille sans doute demanda plus d unefois au dessert tous les couplets du po'me^

    Il a sauv la FranceDu pril le plus grand,

    Et par son trois-pour-cent

    Il rpand l'abondance....

    Au sortir de l'atelier de Garnaud, PtrusBorel entra chez un autre architecte

    ,

    Bourlat, ce qui a fait dire quelques bio-

    graphes que 1 auteur des Rhapsodies avait

    t maon. Point du tout. Et pourtant,Ptrus aurait tenu la truelle et gch le

  • pltre que je ne m'en tonnerais pas! Il

    tait singulirement ardent, indomptable,

    prt tout. Que n'aurait-il pas fait ! Il yavait alors au boulevard du Temple unCirque clbre, le fameux Cirque o leslgendaires Franconi offraient aux Parisiens le spectacle d'un tigre qui valsait et

    dansait la gigue. Ce Cirque fut dtruit parun incendie. On le remplaa par une faonde vaste thtre o l'on joua de tout unpeu : des vaudevilles et des pantomimes,des feries, et mieux que cela, des dramesmilitaires. L'Ancien C/r^ue.' Vous souvenez-

    vous de ce nom magique pour les babysaffams de bataille et de poudre? Vousrappelez-vous Murt, Massna, Augereau,Pichegru, Bonaparte calme sur son cheval

    peu fougueux f' Eh bien! ce Cirque, o l'ondevait voir se succder plus de combatsqu'iln'en est d'inscrits sur l'Arc-de-Triomphe

    de l'toile, ce Cirque fameux, temple dela ferie, aujourd'hui souvenir et poussire,ce fut Ptrus Borel qui en donna les plans.ce fut lui qui en surveilla la construction.

    Lui non plus ne connaissait pas d'obstacles,

  • 13

    ce pote qui osait ainsi btir un repaire auxfusillades et aux calembours !

    Il souffrait d'ailleurs, il souffrait beau-coup d'tre oblig de construire des mai-

    sons aux lignes droites et froides, et il avait

    en particulier une aversion profonde pour

    l'architecture utilitaire. Et l'architecture

    antique! Il la dtestait. Parlez- lui du go-thique au moins , des sombres nefs , dessculptures macabres, des goules et des

    guivres, et de tout l'attirail farouche dupass! Mais il fallait vivre. Aussi bien, en1 829, il s'tablit architecte, il entreprit des

    constructions pour son compte. Mais dci-

    dment l'architecture ne voulait pas delui. Son style parut un peu trop fantaisiste

    ;

    les propritaires, amis des constructions

    classiques, se plaignirent. Ptrus plaida.

    A la fm, les juges, les procs, les condam-nations le fatigurent. Un jour, c'tait jecrois la quatrime maison qu'il btissait,on blmait son excution. La maison taitpresque acheve. Ptrus ne rpliqua rien

    ,

    mais il donna l'ordre de tout dmolir.

  • Comment conserver une clientle avec cecaractre intraitable ? Pirus tait pauvre

    ;

    n'importe, il renona ce dur mtier et jetales pures, l'encre de Chine, la rgle et lecompas aux orties, et il se fit littrateur pourtout de bon, littrateur et un peu peintreaussi, car il tudia dans l'atelier d'EugneDevria, ce Devria qu'on appela un mo-ment le Paul Vronse de la France, commeon nomma Ptrus Borel le rformateur dela langue.

    Je nevoudraispasm'engagercroiresurparole toutes les autobiographies, et pleu-

    rer sur toutes les pices de vers des poteslgiaques serait risquer un peu d'tre

    dup. Il ne faut cependant pas tre tropsceptique enmatire de larmes. Les versdePtrus Borel sont souvent personnels. Ilsouffre, il se plaint; je veux bien croire

    qu'il y a dans sa douleur quelques exag-rations; cette fois, le dsespr se regardeun peu trop dans la glace ; pour-tant

    ,comment ne pas se sentir mu

    par ce cri,

    par ce sombre aveu qui

  • 15

    claire tristement l'poque de ses dbuts r

    Que de fois, sur le roc qui borde cette vie,Ai-je frapp du pied, heurt du frotit d'envie.Criant contre le Ciel mes longs tourments soufferts :

    Je sentais ma puissance et je sentais des fers!

    Puissance..., fers.,., quoi donc? Rien! Encore un

    Qui ferait du divin; mais sa muse est muette, [potcSa puissance est aux fers. Allons ! on ne croit plus,

    En ce sicle voyant, qu'aux talents rvolus.

    Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles.

    Travaille!... Et le besoin qurme huile aux oreilles.Etouffant tout penser qui se dresse en mon sein '

    Aux accords de mon luth que rpondre ?... J'ai faim '

    J'ai faim! C'est le dernier mot du livreles Rhapsodies. Il revient plusieurs fois sous

    la plume de Borel. Le pote met souventen tte de ses vers des pigraphes qui

    sentent la misre ; il cite, en parlant d'unde ses frres, Bnoni Borel, mort toutjeune, une ligne de Condorcet : Sa jeu-nesse ne fut pas toujours l'abri du besoin . La remarque pouvait s'appliquer lui-

    mme. Mais il portait sa misre comme lejeune Spartiate portait le renard qui lui ron-

  • lo-geait la poitrine. Sa belle tte souriait.

    A mon air enjou, mon rire sur la lvre,Vous me croyez heureux, doux, azyme et sans fivre. .

    .

    Il passait, vtu de son costume de bou-singo : le gilet la Robespierre

    ,sur la

    tte le chapeau pointu et large boucle desconventionnels, les cheveux ras la Titus,

    la barbe entire et longue au moment opersonne encore ne la portait ainsi, l'oeil

    superbe, les dents magnifiques, blouis-

    santes, un peu cartes, beau comme Al-

    phonse Rabbe, cet autre rvolt qu'on ap-pelait rAntinous d'A'ix (i). A le voir ainsi,insolemment beau , triomphant, on n'etpas devin ce qu'il souffrait. Ce mmehomme pourtant, l'effarement des bour-geois, l'envie des jeunes gens, la curiositdes femmes, dissimulait une douleur pro-

    (i) Voyez sur Rabbe mon petit volume intitulElisa Mercoeur, H. de la Marvonnais, George Farcy,Ch. Dovalle, Alphonse Rabbe (Paris, Bachelin. De-tlorenne. In-i8, 1864). C'est le point de dpartde ces tudes sur les Contemporains oublis.

  • 17

    fonde et pis que des mlancolies des

    tiraillements d'estomac.

    Au temps o il tait encore architecte, illogeait dans les caves des maisons qu'il

    construisait, rue Fontaine-au-Roi, dans un

    quartier de Paris alors terriblement dsert.

    Il vivait l, il y dormait, il y mangeait. Ses

    repas se composaient littralement de

    pommes de terres cuites sous la cendre etarroses d'eau. Le dimanche seulement^comme extra, comme dessert, comme sacri-

    fice au luxe, on les assaisonnait de sel.

    D'ailleurs point dfausse honte. Il invitait

    ses amis le venir visiter dans ses huttes.

    Il ne doutait de rien, u Venez dner, leur

    sait-il. Au fond,son cur s'ulcrait. Le

    premier germe de cette misanthropie farou-

    che qu'il allait, moins par mode que parnature, pousser jusqu' la lycanthropie,dateassurment de ces heures-l. Ptrus taitambitieux. Point d'envie, nulle passion

    basse, mais le dsir immense de prendresa place et de la conqurir, une place assez

    large pour sa nature superbe. Pour cela il

    faut du temps. Attendre ! Mais c'est le sup-

  • plice pour les impatients et les audacieux.

    Les fauves sont ns fauves et les castorscastors.

    Ptrus les voyait donc passer les heureslongues et lourdes. Il se rongeait les poings

    et dsesprait. Pourtant il avait son clan,

    ses amis, ses Sides ai-je dit. Mais la mi-sre!... Plus tard, en des jours de gneplus atroces, jugez de sa douleur, deson amertume, de sa colre, il devait

    enterrer son chien, son beau chien qu'iladorait, et tasser la terre avec ses pieds, et

    rester l, immobile, sur la tombe de l'animalqu'il ne pouvait plus nourrir et qu'il nevoulait pas abandonner ou cdera un autre.

    Oui, le lycanthrope souffrait autrement

    qu'en vers.

  • IJ

    LES ROMANTIQUES.

    Il faut se demander bien exactement ceque voulaient et ce que cherchaient les ro-

    mantiques de 1830, j'entends non pas lesrformateurs, les chefs d'cole et les matres,

    mais les disciples, les romantiques de la

    deuxime heure, \es jeunes gens, comme ditl'auteur de Victor Hugo racont par un t-moin de sa lie. Ces romantiques-l, les ro-mantiques de vingt ans, n'taient pas et

    ne songeaient pas tre des rformateurs.

    A quoi bon.? Ils taient tout simplement

    des tapageurs.

    Le bruit leur plaisait, le bruit et la cou-

    leur. On tait alors rpublicain, parce queles costumes de conventionnels sont plus

    pittoresques que les redingotes des bour-

    geois; on aimait les rvolutions, parce

    qu'une rvolution fait du tapage et d-

  • sennuie (i). On tait bien aise de voirpartir Charles X pour l'exil, parce que lebrillant comte d'Artois tait devenu unvieillard long et maigre , et que tout roi

    qui se respecte doit tre un Antinous. Oncriait pour crier, en haine du convenu, dubourgeois et du poncif. On s'habillait degilets cerise -. on portait ses cheveux longs

    comme un Raphal, ou ras comme un ducd'Albe ; on affichait une tenue truculente )>

    par haine pure des boutiquiers ou des

    acadmiciens. Acadmicien ! quelle in-jure

    ,alors ! Tout homme tte chauve

    tait acadmicien de droit, et , ce titre,subissait le mpris des bousingos en gal.

    On dtestait les bourgeois, comme les tu-diants, les I' maisons moussues -> de Heidel-

    berg, dtestent les philistins. On s'enivraitde sons et de couleur. On tait roman-tique par horreur du gris, tout simple-

    ment par amour du carmin ou de l'in-

    digo.

    ( I ) Qu'est-ce qu'une rvolution ? Des gens qui se

    tirent des coups de fusil dans les rues. (ThophileGautier. Prface des Jeune -France.)

  • Cependant, Ptrus Borel prenait son

    rle au srieux. Il ne dsesprait pas de

    devenir tribun. Il s'emportait de bonne foicontre les ouvriers qui venaient d'effacer

    les blessures la constellation des

    balles de l'Institut.

    U est donc vrai, Franais ! Paris, quel scandale !

    Quoi ! dj subir un affront !Laisseras-tu voiler par une main vandale

    Les cicatrices de ton front '

    Juillet, il est donc vrai qu'on en veut tes fastes.

    Au sang panch de ton cur!Badigeonneurs maudits ! nouveaux iconoclastes '

    Respect au stigmate vainqueur!

    S'il ne s'tait point battu dans les glo-

    rieuses,

    c'est que son pre l'avait fait

    prisonnier chez lui , l'avait renferm pen-

    dant trois jours. Quelle ivresse ! entendre

    les balles siffler par les rues hier si paisi-

    bles, sentir cette fume, voir ces hrosnoirs de poudre se ruer contre les ba-taillons, les pavs se dresser , les cadavrestomber ! Quel spectacle nouveau pour unpote sombre et pour un peintre ennemidu poncif ! Car beaucoup de cesjeunes gens

  • ne virent pas autre chose, soyez-en per-

    suad, durant les journes de juillet. PtrusBorel fut -il de ceux-l? J'en doute. Il est

    sincre, il salue avec motion ceux qui sonttombs,

    vous qui sur le front avez une aurole,

    Vous qu' regret la mort cueillait,

    Salut, Farcy ! salut Arcole !

    Salut aux hros de juillet !

    Donc Ptrus Borel tait rpublicain,

    mais d'un rpublicanisme trange , avouons-

    le ; ces rpublicains-l deviennent trop

    vite des ractionnaires ; il tait rpu-

    hlicain-lyCiWhrope (i) , rpublicain-artiste :

    sur la tte le bonnet phrygien, aux lvres

    le papelito espagnol ; volontiers il et

    (i)Oui! je suis rpublicain, mais ce n'est pasle soleil de juillet qui a fait dore en moi cette haute

    pense; je le suis d'enfance, mais non pas rpubli-

    cain jarretire rouge ou bleue ma carmagnole,

    prorateur de hangar, et planteur de peupliers ;je suis rpublicain comme l'entendrait un loup-cer-

    vier : mon rpublicanisme, c'est de la lycantliropie!

    Si je parle de rpublique, c'est parce que ce mot me

    reprsente la plus large indpendance que puissent

    laisser l'association et la civilisation. Je suis rpubli-

  • 2?

    allum sa cigarette avec les Droits de

    l'Homme , et chant Robespierre sur une

    guitare. Gonzalve de Cordoue ou Bernard

    de Carpio taient ses hros de prdilection

    autant que Danton ou Saint-Just. Quoi qu'ilfit, il voyait surtout dans la prise de la

    Bastille le spectacle curieux de ces com-

    battants aux costumes hybrides qui mon-

    taient l'assaut avec ce qu'ils avaient

    arrach au garde-meuble : Ici, on aper-ce cevait un dchireur de bateaux avec un

  • 24

    c'est encore par amour de la couleur,j'aime le croire, que Ptrus , le Basilo-pliage, comme il s'appelait, s'attaquait detemps autre avec une si violente ardeurau roi Louis - Philippe, qui n'en pouvait

    mais el qui laissait dire. Il y a dans MadamePutipliar une singulire caricature de ce

    Rvolutions de Paris, de Prud'homme : L'enlvementdes armes du garde-meuble de la couronne eut lieudans la journe du maidi 1 3 juillet. Ces armes taienten gnral fort belles , mais le nombre n'en tait pasconsidrable. Ce qui pourtant offrait des contrastes

    dignes des mditations du sage, c'tait de voir lesarmes de Franois I'''', d'un Turenne

    ,d'un Ven-

    dme, du grand Cond, de Charles IX, de Richelieu,de Louis XIV mme, dans les mains d'un forgeron,d'un possesseur de marmottes, d'un clerc du palais,ou d'un garon perruquier....

    .Vi7 novi sub sole. Seulement Prud'homme ne secontente pas de faire ressortir l'antithse pittoresque

    du spectacle. L'crivain patriote ajoute bien vite : Ces mmes armes, qui pour la plupart n'avaient

    t employes que pour asservir des hommes, pourprotger l'injuste cause de l'horrible despotisme,

    dfendaient enhn l'auguste libert, et les droits im-

    prescriptibles et saints de l'quit, de la nature.

    [Rsolutions de Paris, ddies la Nation. N'^2.

    Du samedi 18 du 2 j juillet 1789O

  • - 25 -

    grand honnte homme qu'on nommait untyran, et qui ne s'opposait point ce qu'on

    le pourtraictt ainsi tout vif. Borel l'ap-

    pelle tout simplement

  • il ajoutait, en vers cette fois :

    Car la socit n'est qu'un marais ftide

    Dont le fond, sans nul doute, est seul pur et limpide.

    Mais o ce qui se voit de plus sale, de plusVnneux et puant, vient toujours par-dessus !Et c'est une piti ! c'est un vrai fouillis d'herbes

    Jaunes, de roseaux secs panouis en gerbes,

    Troncs pourris, champignons fendus et verdissants.

    Arbustes pineux croiss dans tous les sens,

    Fange verte, cumeuse, et grouillante d'insectes,

    De crapauds et de vers, qui de rides infectes

    Le sillonnent, le tout parsem d'animauxNoys, et dont le ventre apparat noir et gros.

    Le tout pour rire, n'en doutez pas, et pou r

    le plaisir d'arriver premier dans cesteeple-

    cliase l'originalit qu'oij avait alors affich

    dans ce nouveau cnacle. Ils taient l

    tous, en effet, un groupe ardent, bouillant,

    spirituel; enrags de nouveaut, de curio-sit, de couleur et de rimes riches, enfivrs

    de rnovation, de formules non vieillies, de

    phrases non cliches. Affilis la Marianne

    romantique, ils avaient jur haine et mal-

    heur cette socit de bourgeois , cet

    art de philistins, cette littrature de gens

  • - 27 -

    enrhums. Tous, jeunes, l'il enflamm, lapoitrine aspirant l'air pleins poumons,

    pleins de feu, pleins de vie , ils marchaient

    la conqute de la Toison-d'Or; mais on

    les et fort irrits en les appelant Argo-

    nautes. Par la Pques-Dieu! les rminis-cences grecques taient alors les mal

    venues ! A la tte du bataillon marchaitPtrus Borel. Il tait le plus vieux; il avait

    dj, l'heure o les autres n'taient quedes potes indits, il avait un volume devers imprim; il avait des matresses et desaventures ; il tait superbe et imposant.

    Dans l'atelier de Devria, chez Louis Bou-

    langer, chez Clestin Nanteuil, on l'appelait

    aussi le matre. Puis venait Thophile

    Gautier, Tho, qui admirait de bonne foiles Rhapsodies, lui qui avait dj fait Alber-tus, Tho dj matre de son rhythme,dj pote, dj Gautier !.. Puis c'taitGrard, qui annonait un volume d'Odelettes

    et qui traduisait Faust; c'tait M. Maquet,

    Augustus Mac-Keat, Joseph Bourchardy,

    le petit Bouchardy, comme on disait; c'-

    tait Alphonse Brot, Philadelphe O'Neddy

  • (M. Dondeyj, Napolon Thom, le peintre;

    Jules Vabre,

    l'architecte, ce Vitruvenouveau qui voulait crire aussi sur son

    art, et qui annonait un Essai sur l'inconi'moditdes commodes, un livre clbre avantde natre, et que personne ne fera !

    Groupe jamais dispers, poigne decourageux esprits , association de rveset d'espoirs, de gaiets et d'ambitions, dejoyeuses folies et de sombres tristesses !Qu'est devenu ce clan d'appels dontbeaucoup furent des lus '! Demandez auhasard, au mlodrame du boulevard et auroman de longue haleine, au labeur sanstrve , au dcouragement, l'ombre, latombe Pour les retrouver tous, cesradiants de \^}0, il faut suivre un desleurs, le plus illustre, vers le brumeuxChteau du Souven r. Tenez, le pont levisest baiss, la porte crie sur ses gonds ; elles'ouvre, entrez. Les voil tous. Grce cepuissant qui leur a survcu (aux mortset aux vivants) , ils ne mourront doncpas?...

    Les vaillants de tlix-huit-cent-trente,

  • 29 -

    Je les revois tels que jadis.

    Comme les pirates d'OtranteNous tions cent, nous sommes dix.

    L'un tale sa barbe rousse

    Comme Frdric dans son roc;

    L'autre superbement retrousseLe bout de sa moustache en croc.

    .... Celui-ci me conte ses rves.

    Hlas ! jamais raliss,Icare tomb sur les grvesO gisent les essors briss....

    Drapant sa souffrance secrte

    Sous les fierts de son manteau,

    Ptrus fume une cigaretteQu'il baptise papelito.

    On les retrouve tous, ces noms, avecbeaucoup d'autres, oublis aujourd'hui,dans cette histoire de l'cole romantique quis'appelle Victor Hugo racont par un tmoinde sa vie. Tous, en effet, firent ce qu'on ap-

    pelait les campagnes romantiques^ campagne'Hernani et campagne de Lucrce Borgia ;tous prirent part cette unique soire duRoi s'amuse, o Lassailly brisa les ban-quettes pour s'en faire une arme contre les

  • :iO

    Philistins (i). Ptrus Borel reprsentaitquelque chose comme cent cinquante fid-

    les ; les ateliers lui obissaient, et Victor

    Hugo traitait avec lui comme avec un hom-me qui dispose de trois cents mains. Il au-raitpu crier comme Ernestde Saxe-Cobourgen voyant des vieillards siffler :A la guil-lotine

    ,les genoux ! Il tait des plus

    acharns parmi ces indomptables. Il etvolontiers rtabli la peine de mort en ma-

    tire littraire , massacr l'Acadmie enmasse, et M. Jay en particulier, ce M. Jay,

    qui consentait alors appeler Victor Hugoun jeune homme heureuument dou (2). De

    (i) 11 y aurait un livre semblable celui-ci

    crire sur cet autre excentrique qui M. Charles

    Monselet a consacr dj une notice excellente (voyses Statuettes comtemporaines]. Lassailly n'est passans rapports avec Ptrus Borel. Quelle sduisante

    tte l'envers ! C'est Lassailly qui fait dire son

    hros de prdilection , Trialph, cette belle parole

    une jeune fille qu'il voit pour la premire fois :Mademoiselle, je vous aime autant quta Rpublique!

    Mais nous ne renonons pas crire l'histoire de

    Charles Lassailly.

    {2) Voy. la Conversion d'un romantique, manu-

  • 3'

    cette poque date la grande autorit dePtrus Borel. On s'tait jusqu'alors runid'ordinaire dans l'atelier de Jehan Du-seigneur, le sowbre atelier, comme ditPhilothe O'Xeddy (M. Dondey avaitr nonc son prnom de Thophile causede M. Gautier), et l, en barbe Jeune-

    France, f/zcoi/ume^'or^//e, bien longtemps

    on avait fum, caus, dissert, divagu.Cet atelier de Jehan Duseigneurse trouvaitsitu prs du Luxembourg, dans la ruede Madame, je crois, et l'entresol, dansune boutique , ct d'un magasin defruiterie. Ce que ces murailles entendirent

    de thories incendiaires et de paradoxes

    fulminants_, de rimes folles et de posiesmerveilleuses , vous pouvez vous le fi-

    gurer. Thophile Gautier nous le donne entendre dans ce livre des Jeune-

    France, livre merveilleux, qui est bien le

    tableau le plus curieux , le plus complet

    .

    scrit de Jacques Delorme publi par A. Jay. (Paris,

    Moutardier, i vol. in-8", 1830. Mon exemplaireporte cette ddicace : A M. Jouy. A. Jay.

    ummmaf^-

  • ^2 -

    le plus original, le plus sduisant des follesmurs de ce petit clan(i).

    Mais on se lasse de tout. Ils se lassrentde l'atelier de Jehan Duseigneur

    ^Ptrus

    Borel surtout , l'homme assoiff de soli-tude. En ce temps-l, il s'tait pris djde belle passion pour Robinson et Ven-dredi; il rvait, l'ambitieux, l'le dserte

    souhaite par nous tous au lendemain d'une

    (i) Il y a eu cette poque et un peu auparavantune srie d'associations, de runions, de clans litt-

    raires, puisque j'ai dit ce mot, qui dsormais appar-tiennent l'histoire. Il y eut le cnacle o M. Sainte-Beuve, les frres Deschamps, Victor Hugo, complo-trent la rvolution romantique ; il y eut lesrepas politiques des Marseillais de Pa'is

    ,Alphonse

    Rabbe, Thiers, Mignet; il y eut les runions dontparle Etienne Delduze dans ses Souvenirs, et ofraternisaient Loyson, Stapfer, M. Patin, les r-dacteurs du Courrier franais ; il y eut la Childeberto se runissaient les jeunes peintres et d'o partitcette charge norme du nez de Bouginier qui fit letour du monde; deux ans plus tard Arsne Houssayedevait fonder cette autre acadmie libre et charmantede la rue du Doyenn. On savait autrefois se runiret s'entr'aider; onvit seul aujourd'hui. Plus de four-milire; chacun, hlas! est un formicaleo qui attend

    ^a proie et la dpce comme il peut.

  • 53

    lecture de de Fo ; il voulut essayer, enplein Paris, de vivre de la vie du sauvage,libre comme l'air, et le voil qui va s'ta-

    blir au haut de la rue Rochechouart

    ,

    dans une maison presque isole et aujour-d'hui dmolie. Le clan suivit. On se blottitau hasard, sous des tentes. C'tait en t,

    et il faisait chaud. Quelle belle occasionpour s'exercera l'emploi de Carabe ! Pen-dant que sur le coteau de Mnilmontant lesSaints-Simoniens revtaient un uniformed'ordonnance

    ,nos Carabes du coteau

    de Rochechouart jetaient tout costumeau diable et vivaient nus, exactement nus,

    couchs sur des tapis ou sur des peaux debtes. On les appelait avec effroi, dansle quartier, le Camp des Tartares. Toutallait bien dans les premiers jours, mais lepropritaire se plaignit ; nos sauvages fai-

    saient du bruit, et beaucoup ; les voisinsgrommelaient. On parlait vaguement d'a-gents de police et de commissaire. Le pro-pritaire se fcha et mit nos philosophes

    la porte. Et les Tartares se retirrent, non

    sans rclamations. Il y eut mme, dit.la3

  • H renomme, un trait de Parthe qu'ils lan-crent en s'loignant : sans plus de faon,

    et pour protester, ne mirent -ils pas le feu

    la loge du concierge ?Parfois il venait Ptrus Borel comme

    des bouffes de remords. Il s'interrogeait

    alors , se ttait le pouls ; il s'criait :

    De bonne foi, Jules Vabre,

    Compagnon miraculeux.Aux regards mticuleux

    Des bourgeois menton glabre.

    Devons-nous sembler follet

    Dans ce monde o tout se range !Devons-nous sembler trange,

    Nous, faisant ce qu'il nous plat!

    Dans Paris, ville accroupie.

    Passant comme un brin sur l'eau

    ,

    Comme un vagabond ruisseauDans une mare croupie.

    Bohmiens, sans toits, sans bancs,Sans existence engane.

    Menant vie abandonne.

    Ainsi que des moineaux francs

    AU chef d'une chemine !

    Chats de coulisse, endvs,

    Devant la salle bahie

    Traversant, rideaux levs,

    Le thtre de la vie.

  • Mais il redressebien vite la tte, il reprendsa tournure fire et nargue des sots qui nevaudront jamais les fous ! De la rue de Ro-chechouart il alla demeurer rue d'Enfer,dans une maison qu'il avait loue tout en-tire. On clbra l'emmnagement par unefte colossale. C'tait en 1832, M. Alexan-

    dre Dumas venait justement de donner ausquare d'Orlans une nuite dont tout Parisil y avait dj un tout Paris avait parl, etM.Dumas a racont comment, en quelquesjours, en quelques heures, Louis Boulanger,Clestin Nanteuil, J. J. Grandville, Dela-

    croix, lui avaient dcor une salle de bal hy-perbolique. Rue d'Enfer, Ptrus Borel vou-lut organiser la parodie de cette fte. Il yinvita Alexandre Dumas lui mme. La mai-son n'avait qu'un tage et un entresol. Aupremier, on dansait, on allumait du punch,on chantait. Le rez-de-chausse avait tconverti en infirmerie. A mesure qu'uncombattant succombait, les gens valides le

    descendaient jusqu' cette salle de conva-lescence. Ah! la gat exubrante, la vervefolle, la sant ! On tait jeune , on tait

  • - 56 -

    fou, et l'on ne faisait de mal personne.

    De tous les convives , Alexandre Dumasse montrait le plus voluptueux et le plus

    raffin : il mangeait de la crme dans uncrne ! Souvenez-vous de la grande orgie

    fantaisiste,un souvenir peut-tre, dans

    \qs Jeune-France de Thophile Gautier Le tapage continuait de plus belle

    ;

    c'tait un bruit unique compos de cent bruits , et dont on ne rendrait compte que trs-imparfaitement, mme avec le secours des onomatopes. Des jurements, des soupirs, des cris, des grognements,

    des bruits d'assiettes casses Pan,

    pan !Glin, glin I Brr. . . Humph ! Fi ! Euh ! euh ! Pouah ! Frou ! frou ! Clac ! Ae ! ae ! Ah ! Oh! Paf! Ouf! Tous ces bruits(( finirent par s'absorber et se confondre dans un seul, un ronflement magistral qui aurait couvert les pdales d'un orgue, n

  • III

    LES RHAPSODIES.

    Il est temps de dire ce qu'tait et ce que

    valait le recueil de vers de Ptrus Bcrel.

    Je l'ai l, sous les yeux, ce petit volumedont les gravures et les caractres parlentloquemment de ce temps pass (i). Lefrontispice nous reprsente Ptrus, non

    (i) Rhapsodies, par Ptrus Borel (Paris, Levavas-seur, Palais-Royal. 1832. Imprimerie de A. Barbier).

    Sur la couverture, ces vers en pigraphe (caractresgothiques) :

    Vous dont les censures s'tendentDessus les ouvrages de tous,

    Ce livre se moque de vous.Malherbe.

    Sur la premire page, autre pigraphe :

    Hop! hop ! hop!BURGER.

    Dans ses curieux articles intituls Mlanges tirs

  • 58

    pas en costume d'orgie, mais en costume depolitique^ un bonnet phrygien sur la tte,

    d'une petite bibliothque romantique (publis en 1862dans la Revue anecdotique, 2" semestre, n" 5 7),M. Charles Asselineau a dcrit ainsi la gravure au

    vernis mou qui sert de frontispice la premire di-tion : Un jeune homme coiff du bonnet phrygien,' assis sur un escabeau et appuy sur une table recouverte d'un tapis o sont brods ou peints des curs. L'homme est en chemise et bras nus, et tient la main un long et large couteau dont il parat vouloir percer les curs brods sur le tapis.

    J'ai bien regard ; ce ne sont pas des curs, mais desdessins quelconques, des feuillages. L'homme neveut pas percer ces dessins, ou ces curs. Il est

    vident que la gravure n'est que l'illustration de la

    pice intitule Sanculottide [p. 16), o le pote promet son poignard la mort d'un tyran :

    Dors, mon bon poignard, dors, vieux compagnon fidle.Dors, berc par ma main, patriote trsor!

    Tu dois tre bien las? sur toi le sang ruisselle,Et du choc de cent coups ta lame vibie encor !

    Cent coups, en vrit ? Ptrus Borel, vous vous

    vantiez.! Mais encore un fois, toute cette belle fureur

    ne sortait pas du Camp des Tartares.M. Ch. Asselineau dcrit ainsi la deuxime dition

    des Rhapsodies :

    1833. Deuxime dition. Bouquet, successeurde Levavasseur, au Palais-Royai. Mme tirage. Le

  • - 39 -

    les bras et le cou nus, un poignard la

    main. Dans le volume mme, deux vignetteslithographies signes T. Napol, lisez

    Napolon Thomas, et reprsentant : lapremire, Ptrus Borel au cachot, une cru-

    che, un pain noir, un carcan ses cts. Il

    est vtu d'une lvite ouverte, avec le gilet

    rpublicain et les pantalons collants. Aucou, une haute cravate noire. La seconde

    vignette le montre assis sa fentre, dans

    un fauteuil Louis XVI, le menton appuysur la main, songeant. Le soleil se coucheau loin, une vigne grimpante l'entoure deses feuilles et de ses brindilles. C'est unportrait fort ressemblant. Ptrus a les che-veux ras et la barbe longue. On dirait d'unligueur vtu en conventionnel. Cette, se-conde lithographie , mise en face de lapice de vers intitule Ma croise, esttoute naturelle. On s'explique facilement

    frontispice au vernis mou est remplac par une vi-gnette l'eau-forte de Clestin Nanteuil. Annon-

    cs sur la couverture : Du mme auteur : Faust, dauphin de France, un fort volume in-i8.

    Les Contes du Bousingo {sic), par une camaraderie.

  • 40

    sa signification. Mais j'ai t plus intrigupar la premire vignette

    ,

    par ce cachot

    ,

    cette cruche brche et ce pain noir. Lapice de vers qu'elle illustre est en outreainsi date presque nigmatiquement : Aucachot, Ecouy, prs Les Andelys, 1 83 1

    .

    Oiseaux, oiseaux, que j'envieVotre sort et votre vie !

    Sans ambition qui ronge,Sans bastille o l'on vous plonge

    ,

    Sans archevque et sans roi!....

    ... Sans lionteuse volupt,

    Sans conjugaux esclavages.Francs, volontaires, sauvages.

    Vive votre libert!

    Pourquoi une telle apostrophe ces r-publicains de l'air, les moineaux; pour-quoi cette diatribe contre la socit; pour-

    quoi ces rapprochements socialistes qui font

    des hirondelles de Borel les confrres des

    Bohmiens et des Gueux de Branger.? Ca-

    price de pote ? Non pas. Ptrus Borelavait t vritablement arrt, emprisonn,

    mis au pain et l'eau.

  • 41

    Un matin du printemps de 1831, fan-taisie lui avait pris d'aller en compagnied'un ami, bousingo comme lui, visiter

    Rouen, qui pouvait leur montrer maintemaison gothique. Ils taient partis pied,sans faon, et tout en causant. Les voyez-

    vous cheminer avec leur costume insultantd'originalit et leurs chapeaux pointusdont les longs rubans leur descendaient au

    milieu du dos.^*On les regardait d'un air babi, et un

    peu effray parfois. Dans les auberges, vo-

    lontiers et-on serr les couverts d'tain leur arrive. A Ecouy, on les arrta. Voilnos romantiques amens par les gendarmesdevant monsieur le maire ou monsieur lejuge de paix. Qu'alliez-vous faire aux An-delys? Nous n'allions pas aux Andelys.

    C'est la patrie du Poussin, Nicolas Poussin,peintre hors de pair, mais classique en dia-

    ble. Parlez-moi d'Hobbema, la bonneheure ! Vous dites ? fit le maire d'Ecouy.

    Oui, citoyen, continua Borel, le paysage

    classique, avec de grandes lignes traces

    l'querre et un temple rond se dtachant

  • 42

    sur un ciel bleu, ce paysage est faux, com-

    pltement faux, et je le prouve... Vospapiers? demanda monsieur le maire, quiavait tressailli l'pithte de citoyen.

    Comment, mes papiers ? dit Ptrus. Mespapiers ! Quels papiers ? Parbleu I vospapiers: il n'y en a pas de plusieurs sortes.Vous n'avez pas de papiers ? J'en avais !rpliqua solennellement Ptrus... je n'en

    ai plus. Mais si vous voulez vous donnerla peine de suivre nos traces, vous trou-verez certainement, si vous avez de bonsyeux, ceux que nous avons sems le longde notre route!

    On les mit l'un et l'autre, Ptrus et sonami, au cachot, sur la paille humide. Le temps d'crire Paris et de recevoir unerponse, et je crois qu'ils demeurrent pri-sonniers pendant quatre ou cinq jours.

    Ce ne fut pas, au reste, la dernire fois

    que Ptrus tta de la prison. Aux meutesde juin 1832, des gardes nationaux qui levoient passer dans la rue l'arrtent et leconduisent au poste. Que me voulez-vous? demande Borel. Qu'ai-je fait pour

  • 43

    tre embastill? Monsieur, dit le com-mandant du poste, inutile de feindre! Vousavez la dmarche rpublicaine! On retrouve dans les Rhapsodies les

    chos de toutes ces excentricits et de toutesces aventures. Aussi bien est-ce un livre cu-

    rieux et prcieux plus d'un titre, hautain,irrit, farouche, froce, au demeurant leplus amusant livre du monde. L'auteurn'apas manqu d'crire une prface. Un livresans prface en 1851 , chose impossible!

    Ptrus Borel commence la sienne ainsi :

    Il faut qu'un enfant jette sa bave avant de parler

    franc; il faut que le pote jette la sienne;

    j'ai jet la

    mienne : la voici !... Il faut que le mtal bouillonnantdans le creuzet [sic] rejette sa scorie ; la posie

    bouillonnant dans ma poitrine a rejet la sienne : la

    voici I... Donc, ces Rhapsodies sont de la bave et

    de la scorie. Oui ! Alors pourquoi bonescient s'inculper vis--vis de la foule ? Pourquoi ne

    pas taire et anantir ? C'est que je veux rompre

    pour toujours avec elles ; c'est que, partre que jesuis, je veux les exposer, et en dtourner la face ;c'est que tant qu'on regarde ces choses-l , on yrevient toujours, on ne peut s'en dtacher ; c'est quesrieusement, une nouvelle re ne date pas pour le

    pote, qui srieusement ne prend un long essor que

  • 44

    du jour o il tombe au jour; il faut au Peinue l'ex-

    position, il faut au Barde l'impression.

    Et de ce ton un peu solennel, avec des

    expressions cherches et souvent trouves,

    il continue sa profession de foi. Ceux

    qui liront mon livre me connatront : peut-tre

    est il au-dessous de moi, mais il est bien

    moi. L'orgueil de Ptrus est l tout en-tier. Voil mes scories , semble-t-il dire,

    que penserez-vous donc de ma lave!

    Puis il se confesse : les confessions taient

    de mode aussi. Son livre, dit-il, estunen-semble de cris ; il a souffert ; sa position n\i

    rien de clestin; la dure ralit lui donne

    toujours le bras. Puis il s'exalte, il s'irrite,il s'inocule une colre qui devient singu-

    lirement loquente.

    Je ne suis ni bgueule ni cynique ; je dis ce qui

    est vrai... Jamais je ne me suis mlancolie l'usage

    des dames attaques de consomption. Si j'ai pris plai-

    sir taler ma pauvret, c'est parce que nos Bardes

    contemporains me puent avec leurs prtendus pomeset luxes pachaliqus , leur galbe aristocrate , leurs

    mmeries ecclsiastiques et leurs sonnets manchet-

    tes ; les entendre, on croirait les voir un cilice ou

    des armoiries au flanc, un rosaire ou un merillon au

  • 45 -

    poing. On croirait voir les hautes dames de leurspenses, leurs vicomtesses... Leurs vicomtesses?...Dites donc plutt leurs buandires ! \

    Le trait est sans doute dirig contreLamartine. Borel ne pardonnait pas auxMditations de plaire aux acadmies. Aprscette entre ou cette effraction en matire,

    il donne la clef de toutes les ddicaces quimaillent les Rhapsodies et qui devaient unpeu surprendre alors le lecteur, car tous

    ces noms n'taient point connus.

    Ce sont, dit-il, tous jeunes gens comme moi, decur et de courage, qui font disparatre pour moila platitude de cette vie.

    Des camarades , mais non dans le sensnouvellement donn ce mot par HenriDelatouche. Ptrus Borel combat ou-trance ce nologisme , la camaraderie, quevenait de crer l'auteur de Fragoletta. Iln'aime pas plus M. Delatouche qu'il n'aimeles Figarotiers. Les Figarotiers ! Au fait,que devaient-ils penser, ces railleurs impi-

    toyables, des excs romantiques et desbousingots ?

    C'est vous, continue Borel, vous, compa-

  • - 46 -

    gnons, que je donne ce livre ! Il a t fait parmivous, vous pouvez le revendiquer. Il est toi, JehanDuseigneur le statuaire , beau et bon de cur , fieret courageux l'uvre, pourtant candide comme

    une fille. Courage ! ta place serait belle, la France

    pour la premire fois aurait un statuaire franais.

    A toi Napolon Thom, le peintre, air, franchise, poi-gne de main soldatesque, courage! tu es dans uneatmosphre de gnie. A toi, bon Grard

    ;quand

    donc les directeurs gabelous de la littrature laisse-ront-ils arriver au comit public tes uvres, si bienaccueillies de leurs petits comits .? A toi. Vigneron,qui as ma profonde amiti, toi qui prouves au lchece que peut la persvrance : si tu as port l'auge,Jameray Duval a t bouvier. A toi, Joseph Bou-chardy, le graveur, cur de salptre! A toi

    ,

    Thophile Gautier. A toi, Alphonse Brot ! A toi,Augustus Mac-Keat! A toi, Vabre! A toi,Lon ! (i) A toi, O'Neddy, etc.; vous tous ! quej'aime.

    Suit la profession de foi politique , unparallle entre Saint-Just et Buonaparte,

    une maldiction l'ordre rgnant , etcette conclusion demeure clbre : Heu-

  • 47

    cigaritos. Puis il chante. Il y a trente-qualre pices de vers dans son recueil,toutes inspires par une sauvagerie excs-,

    sive,une pret d'ides presque toujours

    originale.Les vers sont durs, rocailleux,

    bizarres, pleins de hiatus, souvent obscurs,

    quelquefois incomprhensibles, et pour-tant, en dpit de cette faiblesse de versifi

    cation, malgr tous les dfauts, malgrl'uniformit , malgr les grossissements devoix, il y a l un accent qui touche, une

    douleur qui treint, une poignante mlan-colie. La pice Jules Vabre, que j'ai cite, une des meilleures et la meilleure peut-

    tre du recueil, est vraiment originale,vraiment mouvante. J'ai not ces versdans une pice appele Dsespoir.

    Comme une louve ayant fait chasse vaine,Grinant les dents, s'en va par le chemin

    ,

    Je vais, hagard, tout charg de ma peine.

    Seul avec moi, nulle main dans ma main;

    Pas une voix qui me dise demain.

    Le dernier hmistiche est digne d'An-

    tony :

    Mes pistolets sont l. Djouons le hasard!

  • Les tristes souvenirs des nuits dsesp-res, des jours sans pain, traversent am-rement ces posies. Allons, place! s'crie

    Borel :

    ... Nouveau Malfiltre,

    Je veux au sicle partre

    taler ma nudit.

    Nouveau Malfiltre! Mais un Malfiltreexcessif, portant sa misre avec des airsde capitan^ sa douleur avec une bravadeinsolente et une verdeur non brise. Com-parez les soupirs de l'ancien lgiaqueavec les rauques accents du nouveau.

    Autour de moi, ce n'est que palais, joie immonde,Biens, somptueuses nuits.

    Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde,Pauvre et souffrant je suis

    Comme, entour des grands, du roi, du Saint-Office,Sur le quemadero,

    Tous en pompe assembls pour humer un supplice.Un juif au brasero!

    Puis l'ide de suicide revient souvent

    encore dans les mditations de cet autreYoung :

  • 49

    Et moi, plus qu'une enfant, capon, flasque, gavache.De ce fer acr

    Je ne dchire pas avec ce bras trop lche

    Mon poitrail ulcr !Je rumine mes maux : mon ombre est poursuivie

    D'un regret coutumier.

    Qui donc me rend si veule et m'enchane la vie?...Pauvre Job, au fumier !

    Une dernire citation pour bien faireconnatre cette posie rabique, un fragmentde la pice intitule Heur et Malheur.

    C'est un oiseau, le barde! il doit rester sauvage;

    La nuit, sous la ramure, il gazouille son chant;

    Le canard tout boueux se pavane au rivage,Saluant tout soleil, ou levant ou couchant.

    C'est un oiseau, le barde! il doit vieillir austre.

    Sobre, pauvre, ignor, farouche, soucieux,

    Ne chanter pour aucun, et n'avoir rien sur terre,

    Qu'une cape troue, un poignard et les cieux !Mais le barde aujourd'hui, c'est une voix de femme,Un habit bien collant, un minois relav.Un perroquet juch, chantonnant pour madame,Dans une cage d'or, un canari priv

    ;

    C'est un gras merveilleux, versant de chaudes larmesSur des maux obligs aprs un long repas,

    Portant un parapluie, et jurant par ses armes,

  • 50

    Et, l'lixir en main, invoquant le trpas.

    Joyaux, bal, fleur, cheval, chteau, fine matresse.

    Sont les matriaux de ses pomes lourds :Rien pour la pauvret, rien pour l'humble en dtresse ;Toujours les souffletant de ses vers de velours.Par merci ! voilez nous vos airs autocratiques

    ;

    Heureux si vous cueillez les biens pleins sillons!

    Mais ne galonnez pas comme vos domestiques

    Vos vers, qui font rougir nos fronts ceints de haillons.

    Eh ! vous, de ces soleils, moutonnier parlie !

    De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soin.

    Ce n'est qu' leur abri que l'esprit se dlie ;Le barde ne grandit qu'enivr de besoin !

    J'ai caress la mort, riant au suicide.

    Souvent et volontiers, quand j'tais plus heureux;

    Maintenant je le hais, et d'elle suis peureux.

    Misrable et min par la faim homicide.

    Douleur factice, a-t-on dit,, douleur

    relle mon avis. J'ai prouv tout

    l'heure que Ptrus avait connu la faim ; ces

    cris sont bien rellement ceux d'une souf-

    france aigu. Or, il se trouvait peu de

    gens autour du lycanthrope pour calmer

    ces maux rels ou imaginaires, ce qui est

    mme chose comme rsultat et comme tor-ture. Les amis applaudissaient, la foule

    dtournait la tte. C'est peine si, de

  • 51

    temps autre, un encouragement ou unconseil arrivait Ptrus comme une bouf-fe d'air frais,

    par exemple cette lettre deconsolation et d'espoir que Branger luicrivait aprs une lecture des Rhapsodies.

    Monsieur,

    Pardonnez-moi d'avoir autant tard vous remercier de l'envoi que vous avezbien voulu me faire de vos posies. M. G-rard ne m'a donn votre adresse que de-puis quelques jours.

    Si le mtal bouillonnant a rejet sesscories , ces scories font bien prsumer dumtal, et, dussiez-vous vous irriter contremoi de trop prsumer de votre avenir,j'aime croire qu'il sera remarquable. J'ait jeune aussi, Monsieur, jeune et mlan-colique; comme vous je m'en suis souvent

    pris l'ordre social des angoisses que j'-

    prouvais ; j'ai conserv telle strophe d'ode,car jeune je faisais des odes, o j'ex-prime le vu d'aller vivre parmi lesloups. Une grande confiance dans la Divi-

    tm

  • 52 -

    nit a t souvent mon seul refuge. Mes

    premiers vers, un peu raisonnables, l'attes-

    teraient; ils ne valent pas les vtres; mais,

    je vous le rpte, ils ne sont pas sans de

    nombreux rapports;

    je vous dis cela pour

    que vous jugiez du plaisir triste, mais pro-fond, que m'ont fait les vtres. J'ai d'au-

    tant mieux sympathis avec quelques-unesde vos ides, que si ma destine a prouvun grand changement, je n'ai ni oubli

    mes premires impressions, ni pris beau-

    coup de got cette socit que je mau-

    dissais vingt ans. Seulement aujourd'huije n'ai plus me plaindre d'elle pour mon

    propre compte, je m'en plains quand jerencontre de ses victimes. Mais, Monsieur,

    vous tes n avec du talent, vous avezreu de plus que moi une ducation soi-gne; vous triompherez, je l'espre, desobstacles dont la route est seme ; si celaarrive, comme je le souhaite, conservez

    bien toujours l'heureuse originalit de votreesprit, et vous aurez lieu de bnir la Pro-

    vidence des preuves qu'elle aura fait subir

    votre jeunesse.

  • 5^

  • 54

    ( Voyez dans son recueil la pice Larme

    mon frre,

    page 5 . )U dort, mon Bnoni, bien moins souffrant sans doute,

    C'est le premiersommeil qu'aussi longtemps il gote...

    L'autre, Bndict, qui passait sa vie lever des oiseaux, la faon de M. GamaMachado ; un troisime, enfin, M. A. Boreld'Hauterive, l'auteur de tant de livres

    prcieux, rudits et estimables sur l'art

    hraldique. Ptrus Borel avait aussi des

    surs, ils taient quatorze enfants, et

    c'est M" Victorine Borel qu'il adressait

    la lettre et les vers suivants, au momentmme o il rimait des apostrophes incen-diaires la socit.

    M"'= Borel avait sans doute demand son frre des vers pour la fte de sa ma-

    tresse de pension. Vous figurez-vous le

    lycanthrope crivant des Compliments pour

    les institutions de demoiselles r

    Lisez (i' :

    Ma seule amie,

    Je m'ennuyais tout--l'heure au bureau et tout en

    M Ces vers sont indits. L'criture de Ptrus Borel,

  • $5

    fredonnant l'air du Pauvre Pierre : Pour aller venger

    la patrie, etc., j'ai improvis quatre couplets, je dis

    improvis parce que je les ai faits en moins d'uneheure; je te les envoie sans perdre une minute pour

    qu'ils puissent te parvenir avant demain. Tu en feras

    ce que tu voudras. Je ne sais ce qu'ils valent. J'en

    suis trop plein pour les juger et d'ailleurs je n'ai pasle temps d'y retoucher. Je sais que les demoiselles

    connaissent et cherchent au piano l'air de cetteromance. Je prfrerais qu'on ne la chantt pas plu-

    tt que de la mettre sur un autre air.

    Adieu, ma chre sur, je te presse sincrement etparticiperai de cur la fte de demain.

    Ce 14, vendredi, 5 h. du soir.

    Air du Pauvre Pierre

    Compagnes ! l'aurore chrieDore le sommet du coteauEt le passereau nous convie

    que j'ai l, est fort curieuse. Il crit en penchant sescaractres non de gauche droite, mais de droite gauche. Pourquoi? Par pur mpris de l'criture ordi-naire, et dite lgante, l'criture enseigne par lesFavarger. Aucun accent d'ailleurs

    ,

    peu ou point de

    virgules. Si son orthographe (nous le verrons tout l'heure) est archaque, sa ponctuation est trs-fan-

  • - 56-A clbrer un jour si beau.Venez cueillir la pquerett',Venez tresser le romarin,

    Le galoubet ouvre la fteEntendez-vous le tambourin ?

    Pour fter une tendre mreUnissons nos voix et nos curs;Parons de festons sa chaumire,Sur le seuil panchons des fleurs.Tout ici vante sa sagesse,

    Tout le hameau bnit sa main.Voyez quels transports d'allgresse !Entendez-vous le tambourin ?

    Tant de bont, de bienveillance,Mrite plus que notre amour;Pour tant de soins, de vigilance,Comment la payer de retour ?A ses leons soyons fidelks.

    De la vertu c'est le chemin.La voici, jeunes pastourelles!Entendez-vous le tambourin ?

    J'ai cit cette chanson indite,digne

    d'un pote de dessert, berquinade rime,verselets anodins

    ,seulement pour faire

    contraste avec les lucubrations de tout l'heure. Eh quoi ! voil ce loup-cervier

    ,

    cet Otatien, ce Carabe, qui se change

  • ~ SI

    en pasteur Corydon ! Oui vraiment. Maisj'oubliais le dernier complet :

    vive jamais, vive Marie !A ses pieds, tombons genoux.Son cur s'meut! De notre vie

    Prolongeons un instant si doux !Que nos pleurs de reconnaissanceS'panchent en paix dans son sein.

    Qu'un autre chant d'amour commence.Entendez-vous le tambourin ?

    Ah ! si M. de Jouy avait su que cestigres devenaient parfois de tels agneaux !

    Du reste, il faut l'avouer, Ptrus Borelest, certes, un versificateur original, quoi-

    que souvent maladroit ; mais, vrai dire,

    ce n'est pas un pote. Je pourrais citer

    d'autres vers encore, vous y trouveriez

    les mmes dfauts de facture,

    la mmenergie d'expression et la mme pauvretd'images. J'ai de lui une autre pice in-

    dite,

    les Vendeurs chasss du temple,

    qui

    ,

    publie, n'ajouterait rien sa rputation.

    Emport par son zle austre,Jsus dit ses compagnons : Quoi ! les affilis des dmons

  • - 58 -

    De mon temple ont fait leur repaire ?

    C'est une halle maintenant...

    La chanson a quatre couplets. Ptrusvoulait aussi philosopher sur l'air : Elle

    aime rire, elle aime boire.Par exemple , il est beaucoup mieux

    inspir dans d'autres pices de ses Rhap-sodies, dans la satire Sur le refus du tableau :

    la Mort de Bailli par le jury. En 1831,Louis Boulanger envoie au Salon un Bailli

    marchant la mort. Le jury le refuse.Pourquoi ? Parce que les figures qui en-tourent Bailli sont trop laides. Louis Bou-langer n'a pas mis de poudre de riz auxtricoteuses de la guillotine ! Grande faute.On rejette son tableau. Ah ! cette fois, P-trus Borel s'insurge. Il s'agit de rpondre l'Institut. Ce sont des acadmiciens qui ont fait le coup. Quelle f.mtaisie leur apris, cette fois, de s'riger en dfenseurs desjacobins enlaidis.'' Vengeance! Justice!coutez Ptrus :

    Laisse moi, Boulanger, dans ta douleur profondeDescendre tout entier par ses noirs soupiraux

    ;

  • 59

    Laisse immiscer ma rage ta plainte qui gronde;

    Laisse pilorier tes iniques bourreaux...

    Des bourreaux ? Oui, ces bourreaux cesont les acadmiciens, les gens chauves,les tardigrades de l'Inslitut, les unaux dupont des Arts...

    Dtrimens de l'Empire, treignant notre poque,Qui triture du pied leurs curs troits et secs

    ;

    Dtrimens du pass que le sicle rvoque,Fabricateurs plat de Romains et de Grecs.Laurats, deux mains retenant leur couronneQui, caduque, dchoit de leur front conspu.Gauchement ameuts et grinant sur leur trneContre un ge puissant qui sur eux a ru !

    Cette satire de Ptrus Borel est le Placeaux jeunes ! de 1830. Elle est violente:mais la lutte tait terrible entre les peintresclassiques , froids btards de la solennellecole de David, et les nouveaux venus,ivres de couleur, lesDevria,les Delacroix,les Boulanger. Ptrus prit le parti de sesamis, et il fit bien. Il mordit et emportale morceau. Le plus trange, c'est qu'il ya deux ans cette satire et encore t uneactualit. L'Institut tenait bon sur sa chaise

  • 6o

    curule, il ne mourait ni ne se rendait, if

    rsistait, et il refusait. Maintenant les

    artistes se jugent et se condamnent eux-mmes. L'Institut ne s'en consolera pas.

  • IV

    CHAMPAVEKT.

    Un des livres les plus curieux, les plusbizarres, les plus excessifs de cette gnra-tion de 1830, c'est coup sr le C/z^m/)avr/

    de Ptrus Borel(i), livre sans quivalent,mystification lugubre, plaisanterie d'uneterrible imagination. Ptrus le fait suivre,comme un dfi, de ce sous-titre : Contesimmoraux! Il le publie avec une autobio-graphie trange , oi il prtend que le ly

    -

    canthrope Ptrus Borel est mort et que deson vrai nom il s'appelait Champavert. Uncertain Jean-Louis aurait runi et confi

    (i) champavert, contes immoraux, par PtrusBorel le lycanthrope. In-S, 18} ^ Eug. Renduel,vignette sur bois de Gigoux. Elle reprsente AndrVsale, ou plutt Andras Vesalius, montrant safemme les cadavres de tous ses amants enferms dansune armoire.

  • 62

    l'diteur les manuscrits, les papiers deChampavert. Ptrus ajoute que la tombede Champavert est situe . prs du tom- beau d'Hloise et d'Ablard , o vous'< pourrez voir une pierre brise, moussue,

    sur laquelle, se penchant, on lit avec

    peine ces mots : A Champavert, Jean- Louis. Ce n'est pas tout, il raconte lamort du lycanthrope dans tous ses dtails,et comment Champavert, ayant tu samatresse fatigue de la vie, elle aussi, retira le fer de la plaie et, tte baisse, disparut dans la brume et la pluie.

    Le lendemain, l'aube, un roulier entendit uncraquement sous la roue de son chariot : c'tait le

    squelette charnu d'un enfant.

    Une paysanne trouva prs de la source un cadavre

    de femme avec un trou au cur.Et, aux buttes de Montfaucon, un carisseur , en

    sifflant sa chanson et retroussant ses manches, aper-

    ut, parmi un monceau de chevaux, un homme cou-vert de sang; sa tte, renverse et noye dans la

    bourbe, laissait voir seulement une longue barbe

    noire, et dans sa poitrine un gros couteau tait en-

    fonc comme un pieu.

    C'est Champavert. Ncessairement. Mais

  • - 65 -

    Ftrus Borel ne se contente pas de l'expo-

    ser la Morgue, puis de l'enterrer ; il lui

    fait faire son testament, et Dieu sait quelles

    aimables rflexions il lui dicte !

    J'en copierai quelques-unes. Elles peu-

    vent faire une suite sinistre VAlbum d'unpessimiste d'Alphonse Rabbe :

    On recommande toujours aux hommes de ne rienfaire d'inutile; d'accord, mais autant vaudrait leur

    dire de se tuer, car, de bonne foi, quoi bon vivre ?

    Que quelqu'un me prouve l'utilit de la vie, je

    Le penser qui ma toujours poursuivi amrement

    ,

    et jet le plus de dgot en mon cur, c'est celui-ci : qu'on ne cesse d'tre honnte homme seulementque du jour o le crime est dcouvert

    ;que les plus

    infmes sclrats dont les atrocits restent caches

    sont des hommes honorables, qui hautement jouissentde la faveur et de l'estime. Que d'hommes doiventrire sourdement dans leur poitrine

    ,

    quand ils s'en-tendent traits de bons, de justes, de loyaux, de

    srnissimes, d'altesses !

    Si du moins les hommes taient classs comme lesautres btes ; s'ils avaient des formes varies suivant

    leurs penchants, leur frocit, leur bont, comme les

    autres animaux ! S'il y avait une forme pour le froce,l'assassin, comme il y en a pour le tigre et la hyne!

  • - 64-S'il y en avait une pour le voleur, l'usurier, le

    cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup,

    le renard!...

    Je ne crois pas qu'on puisse devenir riche moins

    d'tre froce. Un homme sensible n'amassera jamais.

    Et Ptrus daube sur les ngociants, surles marchands, sur les chambrelans, des

    dtrousseurs, des exploiteurs, des sclrats,

    son avis. Tout cela dit avec une furie

    extrme, une haine qui parat sincre, une

    affectation de dsespoir farouche qui fait

    sourire. Voici comment Champavert parlede l'amour.

    Qu'ils viennent donc les imposteurs, que je lestrangle! les fourbes qui chantent l'amour, qui le

    guirlandent et le mirlitonnent, qui le font un enfant

    joufflu, joufflu de jouissances, qu'ils viennent donc,les imposteurs, que je les trangle' Chanter l'amour!

    Pour moi, l'amour c'est de la haine, des gmisse-ments

    ,des cris, de la honte, du deuil, du fer, des

    larmes , du sang , des cadavres , des ossements , duremords ! Je n'en ai pas connu d'autre ! Allons,

    roses pastoureaux, chantez donc l'amour!... Dri-

    sion ! mascarade amre !

    Il y a de tout dans cette prface lugubre.

  • -65 -et jamais la haine de l'humanit ne parlaun tel langage :

    Je rpugne donner des poignes de main d'autres qu' des intimes; je frissonne involontaire-

    ment cette ide qui ne manque jamais de m'assail-lir, que je presse peut-rre une main infidle, tra-tresse, parricide !

    Quand je vois un homme, malgr moi mon il letoise et le sonde, et je demande en mon cur : Ce-lui-l, est-ce bien un probe, en vrit? ou un bri-

    gand heureux dont les concussions, les dilapida-

    tions, les crimes, sont ignors, et le seront tout ja-mais ? Indign, navr, le mpris sur la lvre, je suistent de lui tourner le dos.

    Ptrus va plus loin encore dans sa ragesourde :

    Un pauvre qui drobe par ncessit le moindreobjet est envoy au bagne; mais les marchands, avecprivilge, ouvrent des boutiques sur le bord des

    chemins pour dtrousser les passants qui s'y four-voient. Ces voleurs-l n'ont ni fausses clefs, ni

    pinces, mais ils ont des balances, des registres, desmerceries, et nul ne peut en sortir sans se dire : Je

    viens d'tre dpouill. Ces voleurs petit peu s'en-

    richissent la longue et deviennent propritaires,comme ils s'intitulent, propritaires insolents !

    Au moindre mouvement politique, ils s'assemblent.

  • 66

    et s'armeni, hurlant qu'on veut le pillage, et s'en

    vont massacrer tout cur gnreux qui s'insurgecontre la tyrannie.

    Stupides brocanteurs ! c'est bien vous de parler

    de proprit, et de frapper comme pillards des braves

    appauvris vos comptoirs ! . . . Dfendez donc vos pro-prits! mauvais rustres

    ,qui, dsertant les campa-

    gnes, tes venus vous abattre sur la ville, comme

    des hordes de corbeaux et de loups affams, pour ensucer la charogne; dfendez donc vos proprits!....Sales maquignons, en auriez-vous sans vos bar-bares pilleriesr... En auriez-vous, si vous ne ven-

    diez du laiton pour de l'or, de la teinture pour duvin ? empoisonneurs !

    Pour s'enrichir, il faut avoir une seule ide, une

    pense fixe, dure, immuable, le dsir de faire ungros tas d'or ; et pour arriver grossir ce tas d'or,

    il faut tre usurier, escroc, inexorable, extorqueur et

    meurttier ! maltraiter surtout les faibles et les petits !

    Et, quand cette montagne d'or est faite, on peutmonter dessus, et du haut du sommet, le sourire la bouche, contempler la valle de misrables qu'on

    a faits.

    Le haut commerce dtrousse le ngociant, le

    ngociant dtrousse le marchand, le marchand d-

    trousse lechambrelan, le chambrelan dtrousse l'ou-

    vrier, et l'ouvrier meurt de faim.

    Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui

    parviennent, ce sont les exploiteurs d'hommes.

  • - 67-Fuis les vers succdent la prose, la

    prose aux vers. Ce sont les Reliijuix dulycanthrope.

    A CERTAIN DBITEUR DE MORALE.

    Il est beau,tout en haut de la chaire o l'on trne.

    Se prlassant d'un ris moqueur,

    Pour festonner sa phrase et guillocher son prneDe ne point mentir son cur !

    Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,Morigner moeurs et bon got,

    De ne point s'en aller puiser ses paraboles

    Dans le corps de garde ou l'gout!

    Avant tout, il est beau, quand un barde se couvreDu manteau de l'apostolat.

    De ne point tirailler par un balcon du Louvre.Sur une populace plat !

    Frres, mais quel est donc ce rude anachorte rQuel est donc ce moine bourru ?

    Cet pre chipotier, ce gros Jean barte.

    Qui vient nous remontrer si dru ?Quel est donc ce bourreau, de sa gueule canine

    Lacrant tout, niant le beau,

    Salissant l'art, qui dit que notre ge dclineEt n'est que pture corbeau ?

    Frres, mais quel est-il ?... Il chante les mains sales.Pousse le peuple et crie haro !

    Au seuil des lupanars dbite ses morales,Comme un bouvier crie huro !

  • 68

    Je ne dirai rien de la peine de mort, assez devoix loquentes depuis Beccaria l'ont fltrie

    ; maisje m'lverai, mais j'appellerai l'infamie sur le t-moin charge, je le couvrirai de honte! Conoit-ontre tmoin charge '... quelle horreur ! il n'y a quel'humanit qui donne de pareils exemples de mons-truosit ! Est-il une barbarie plus raffine, plus ci-vilise, que le tmoignage charge?...

    Dans Paris , il y a deux cavernes , l'une de vo-leurs, l'autre de meurtriers; celle des voleurs c'estla Bourse, celle de meurtriers c'est le Palais-de-Justice.

    Dcidment l'auteur des Rhapsodies nes'est pas amend.

    J'arrive maintenant l'analyse de quel-

    ques-unes des nouvelles qui composent le

    livre. Le ton en est peu prs uniforme :

    doute, ngation, amertume, colre, quelque

    chose de furieux et de comique la fois.Monsieur de VArgenture Vaccusateur est

    l'histoire d'un procureur du roi que Ptrus

    appelle naturellement un loup-cervier. M. de

    l'Argentire a un ami et cet ami a une ma-

    tresse. L'ami s'appelle Bertholin, la ma-

    tresse se nomme Apolline. Bertholin est

  • - 69-confiant; il donne son ami l'adressed'Apolline, et M. de l'Argentire s'intro-

    duit furtivement chez la jeune fille. Ce quise passe, vous le devinez II fait nuit, on

    n'y voit plus clair. Apolline prend le pro-

    cureur du roi pour Bertholin et la jeunefille se trouve bientt face face avec sa

    honte. Quand Bertholin connat l'affaire,il abandonne l'innocente infidle, et Apol-line, seule, misrable, jette l'enfant qui

    nat dans le ruisseau. On arrte l'infanti-cide, on la juge, et dernire ironie ! c'estM. de l'Argentire qui l'accuse. Que faitApolline ? Elle coute son arrt avec dignit,

    et dit seulement , se tournant du ct del'accusateur public : Ceux qui envoient aubourreau sont ceux-l mmes qui devraienty tre envoys ! On lui demande si elleveut se pourvoir en cassation. Oui, mais

    au tribunal de Dieu. Et quand on excuteApolline, M. de l'Argentire, comme dejuste, se trouve au premier rang des spec-tateurs.

    Quand le couteau tomba,

    il se fit une sorte derumeur, et un Anglais pench sur une fentre qu'il

  • 70

    avait loue cinq cents francs, fort satisfait, cria unlong nry well en applaudissant des mains.

    Dans la nouvelle qui suit, Jacques Bar-raou le charpentier, et qui nous raconte la

    haine et la jalousie de deux ngres de laHavane, je trouve un passage noter,

    un horrible duel, un tableau de boucheriepeint parBorel avec la crudit deRibeira.Je transcris :

    Le lendemain, lundi, ds l'aube du jour, Amadadormait encore, Barraou vint la Havane.

    On le vit tout le jour dans le quartier qu'habitaitGdon Robertson.

    Quatre jours et quatre nuits il rda dans la ville,sans succs.

    Quand il trouve son rival, Juan, il lui criesimplement : Arrte ! Dfends-toi si tupeux !

    En disant ces mots, il se jetait sur lui comme une

    hyne, pour le frapper de son coutelas ; Juan esquiva

    le coup, et, tirant vite son couteau, il pourfendit

    l'avant-bras de Barraou, qui le saisit la ceinture en

    lui poignardant le ct. Juan, dsespr, se laissa

    tomber sur lui, le mordit la joue, dchira un lam-

    beau de chair qui dcouvrait sa mchoire ; Barraou

    lui cracha aux yeux du sang et de l'cume.

  • 71

    A cet instant huit heures et las oracionessonnent au couvent prochain ; les deux fu-rieux se sparent et tombent genoux.

    La scne est vraiment belle et drama-tique, l'ide saisissante. Voyez-vous ces

    rivaux sanglants,

    hideux,

    agenouills

    cte cte, leurs navajas rouges la main ?Barraou dit les versets, Juan les rpons,puis, quand les oraisons sont finies :

    Allons! debout, Cazador, que fais-tu encore

    genoux ? Je priais pour votre me. Il n'est besoin

    ;j'ai pri pour la tienne : en

    gaide ! Aussitt il lui crve la poitrine, le sang jaillit au

    loin;Juan pousse un cri et tombe sur un genou, sai-

    sissant la cuisse Barraou qui lui arrache les che-

    veux et le frappe coups redoubls dansles reins;

    d'un coup de revers il lui tripe le ventre. Terrasss

    tous deux, ils roulent dans la poussire ; tantt

    Jaquez est dessus, tantt Juan : ils rugissent et se

    tordent.

    L'un lve le bras et brise sa lame sur une pierre dumur, l'autre lui cloue la sienne dans la gorge. San-glants, taillads, ils jettent des rlements affreux etne semblent plus qu'une masse de sang qui flue etcaille.

    Dj des milliers de moucherons et de scarabes

  • 72

    impurs entrent et sortent de leurs narines et de leursbouches, et barbotent dans i'aposihume de leursplaies.

    Vers la nuit, un marchand heurta du pied leurscadavres et dit : Ce ne sont que deux ngres ! etpassa outre.

    Que pensez-vous de cette peinture san-glante et de cet clatant ralisme ? En ou-

    tre, il y a toujours, la fin des nouvelles dePtrus Borel,un mot sinistre, semi-bouffon,

    semi-rpugnant, comme le very well detout l'heure, comme le ce ne sont que deux

    ngres d' prsent. Mais pourquoi faire pro-

    noncer celui-ci par un marchand .? Pourquoin'avoir pas crit : un passant, un in-

    connu ? )) C'est que le marchand, aux yeuxde Ptrus, est, vous le savez dj, la pluscomplte incarnation de la froideur, de l'-gosme, la personnification du mal dans la

    socit actuelle. Il a pos en axiome que

    marchand et voleur est synonyme. Je n'ai

    pas pris la peine, peine inutile, de

    rfuter ses exclamations; j'ai fait mieux,

    je crois, j'ai cit.

    Don Andra Vesalius Panatoniiste, le rcit

  • 73

    qui suh Jacques Barraou^ est tout simplementune chronique affreuse. Vesalius! AndraVesalius ! Que vient-il faire, ce martyr, dansles rcits de Ptrus Borel? Bref, Vesa-

    lius se marie. Il est vieux et il pouse unejeune femme. Le rcit de la nuit des nocesest le summum de l'tranget. Borel l'ap-

    pelle tout franchement quod legi non postest.

    Il compare Vesalius tant ses vtements une momie dveloppant ses bandelettes.

    Puis, suprme ddain! il l'assimile unimmortel de l'Acadmie des Qiiarante Fau-

    teuils et du Dictionnaire inextinguible. Tout

    l'heure, au lieu d'un marchand, un aca-dmicien et seul pu heurter du pied lecadavre de Jacques Barraou.

    Maria, cela va sans dire, n'aime pas An-

    dra Vesalius : elle en aime un autre quis'appelle Fernando, puis un autre qui s'ap-pelle Pedro. La chre enfant se venge

    comme elle peut de son acadmicien demari : elle en aimerait dix autres, mais Ve-

    salius prend soin de se livrer sur les jeunesgalants des expriences anatomiques. Il

    les dissque, tout simplement. C'est une

  • 74

    faon de se venger que Georges Dandin

    n'et pas invente. Puis , un beau jour,

    aprs avoir dissqu les amants, il dissque

    sa femme. Et voil comme Andra Vesaliusput dcouvrir tout son aise les admirables

    lois du corps humain.Mais, je dois l'avouer, la plus curieuse,

    disons mieux, la plus cocasse des nouvelles

    de Ptrus Borel, ce n'est pas M. de VAr-

    gentire, ce n'est pas Vesalius, c'est Passe-

    reau. Passereau , recoller une satire,

    une plaisanterie, une ironie, un dfi, la plus

    complte des railleries et des goguenar-dises. Passereau est un tudiant qui croit

    la vertu des femmes, un aimable na'if, un

    ingnu, un Huron, un bon jeune homme.En vain son ami Albert essaye-t-il de le

    dtromper. Passereau est de la religign de

    saint Thomas. Il ne croira que lorsqu'ilverra, lorsqu'il touchera. Et pourtant Al-

    bert a de belles raisons lui donner, et

    des exemples, et des preuves. coute,dit-il :

    C'tait donc ce matin, sept heures ; aprs avoirambourin fort longtemps la porte, on m'ouvre,

  • 75 -

    effare , et l'on se jette dans mes bras et l'on mecouvre la figure de caresses : tout cela m'avait fort

    l'air d'un bandeau de colin-maillard dont on voulaitvoiler mes yeux. En entrant, un fumet de gibierbipde m'avait saisi l'olfactif. Corbleu! ma toutebelle, quel balai faites-vous donc rissoler ? il y a iciune odeur masculine!... Que dis-tu, ami ? Ce n'est rien, l'air renferm de

    la nuit peut-tre! Je vais ouvrir les croises.

    Et ce cigare entam ?... Vous fumez le cigare?...Depuis quand faites-vous l'Espagnole ? Mon ami, c'est mon frre, hier soir, qui l'ou-

    blia.

    Ah ! ah I ton frre, il est prcoce , fumer auberceau. Quel libertin ! passer tour tour du cigare la mamelle, bravo ! Mon frre an, te dis-je ! Ah ! trs-bien. Mais tu portes donc maintenant

    une canne pomme d'or? La mode est suranne! C'est le bton de mon pre qu'hier il oublia. A ce qu'il paratrait, toute la famille est venue !

    Des bottes la russe ! Ton pauvre pre sans doute

    hier aussi les oublia, et s'en est retourn pieds nus !

    le pauvre homme!...A ce dernier coup, cette noble fille se jeta mes

    genoux, pleurant, baisant mes mains, et criant :

    Oh! pardonne-moi! coute-moi, je t'en prie !mon bon, je te dirai tout; ne t'emporte point!

    Je ne m'emporte point, madame, j'ai tout moncalme et mon sang-froid; pourquoi pleurez-vous

  • - 76 -

    donc ? Votre petit frre fume, votre pre oublie sacanne et ses bottes, tout cela n'est que trs-naturel

    ;

    pourquoi voulez-vous que je m'emporte, moi ? Non,croyez-moi, je suis calme, trs-calme. Albert, que vous tes cruel ! De grce ne me

    repoussez pas sans m'entendre. Si vous saviez ! J'tais

    pure quand j'tais sans besoin. Si vous saviezjusqu'o peut pousser la faim et la misre ! Et la paresse, madame. Albert, que vous tes cruel !

    A ce moment, dans un cabinet voisin, partit un

    ternuement formidable. Ma belle louve, est-ce votre pre qui oublia

    hier cet ternuement, dits-moi? De grce, ayez piti,

    il fait froid, il s'enrhume, ouvrez-lui donc!...

    Albert, Albert, je t'en supplie , ne fais pas de

    bruit dans la maison,on me renverrait

    ,je passerais

    pour une ceci! Je t'en prie, ne me fais pas de scne! Calmez-vous, senora!

    Mais Passereau n'coute pas. Passereau

    n'a pas t tromp. Passereau mettrait

    sa main au feu que Philogne lui estfidle. Eh bien, dit Albert, adieu, Passe-reau. Je te donne un mois, et tu m'en diras de

    bonnes! ^y Passereau hausse les paules et

    prend un cabriolet pour aller voir sa ma-

    resse. O allez-vous, monsieur^ Ruede Mnilmontant. Baste ! la course est loin !

  • 77

    Moins loin que Saint-Jacques de Compos-telle. y> Il arrive chez Philogne. Elle estsortie, mais la femme de chambre, la petiteMariette, est l. Elle voudrait bien s'chap-

    per aussi, la petite Mariette. MonsieurPassereau, je descends un instant; si

    quelqu'un venait sonner^ veuillez ouvrir et

    faire attendre. fouvrirai, dit Passereau,serait-ce le tonnerre en personne ! Ce n'estpas le tonnerre, mais cest un commision-naire, un prosaque Auvergnat.

    Est-ce vous, monsieur, qui tes Mlle Philogne >

    C'est que c'est une lettre de la part du colonelVogtland. Du colonel Vogtland! Donne-moi cela! On m'a bien recommand de ne la remettre

    qu' elle-mme. Ivrogne!

    Ivrogne! c'est possible, mais je suis Franais,dpartement du Calvados

    ;je ne suis pas dcor, mais

    j'ai de l'honneur. Zuth et bran pour les Prussiens '

    Et voil !

    Va-t'en, mauvais drle. Ah ! faut pas faire ici sa marchande de mode!

    pas d'esbrouffe, ou je repasse du tabac ! Va-t'en!

    Ce que j'en dis, c'est par hypothque ; seule-

  • - 78-ment tchez d'avoir un peu plus de circoncision dansvos paroles et n'oubliez pas le pourboire du cliba-taire.

    Un pourboire, malheureux ! pour aller te mettreencore l'estomac en couleur, ou te parcheminer Usintestins > Va-t'en, tu es sol !

    Vous pensez bien que Passereau lit lalettre, une lettre o le colonel Vogtlandcrit Philogne :

  • - 79 -

    court. Vous voulez 'sortir, monsieur ?Mais il fait une giboule donner une pleu-rsie l'univers.

    Qu'il en crve ! Attendez un peu, ou prenez au moins une voi-

    ture ou un parapluie.

    Un parapluie!... Laurent, tu m'insultes. Unparapluie! Sublim-doux de la civilisation, blasonparlant , incarnation

    ,quintescence et symbole de

    notre poque ! un parapluie, misrable transsubstan-tiation de la cape et de l'pe ! un parapluie ! Lau-

    rent, tu m'insultes !

    Passereau sort plus irrit que jamais, ettout droit court chez le bourreau.

    Que demande monsieur i' El senor Verdugo. Plat- il ?

    Ah ! pardon. M. Sanson est-il visible i' Il a son ide, Passereau, et vous la con-

    naissez dj. La demande qu'il vient faireest clbre. Ce n'est pas Grard de Ner-val, c'est Ptrus qui l'a touve. Cette

    conversation du carabin et du bourreau estcolossale de plaisanterie.

    Je viens vous demander un service, dit Passe-

  • - 8o

    reau M. Sanson. Je venais vous prier humblement(je serais trs-sensible cette condescendance) devouloir bien me faire l'honneur et l'amiti de me

    guillotiner ?

    Qu'est cela ? Je dsirerais ardemment que vous me guilloti-

    nassiez !

    Guillotinassiez ! Et Passereau continue.

    Il raisonne, il discute... La vie est facul-tative. On la lui a impose comme lebaptme. Il a dj adjur le baptme,maintenant il revendique le nant.

    Seriez-vous isol, sans parents.' J'en ai trop!...

    Bref, il est blas . La vie l'ennuie, iln'a plus qu'une ide, qu'un espoir, qu'un

    refrain : Je voudrais bien que vous me

    guillotinassiez.

    Non, c'est impossible, dit le bour-reau : tuer un innocent !

    Et Passereau : Mais n'est-ce pas l'u-sage ?

    Jusque-l, passe pour ces bouffonneries

    funbres. Mais Passereau va plus loin.Ah ! il est innocent ! Ah ! ce n'est qu'uncrime qu'il faut! C'est-bien. Il sort sur

  • cette belle pense : Nous ne manquonspas de Kotzebue en France, ce sont lesKarl Sand qui manquent ! C'est pousserla charge un peu trop loin.

    Et ce n'est pas tout La ptition la Cham-bre, que rdige Passereau en rentrant chez

    lui, est le comble de l'ironie spulcrale. Ils'adresse au.x dputs, il leur demande uneloi nouvelle, un nouvel impt, l'impt sur les

    moribonds, un impt trs-butyreux ,dit-il froidement. Il a calcul qu'il se sui-

    cide, en moyenne, dix personnes par jour(f dans chaque dpartement, ce qui fait 3,650 par an, et 3,660 pour les annes

  • 82

    Caron.

  • - 83 -

    termin par une avenue de tilleuls, enclos par un mur

    fait d'ossements d'animaux et par une haie vive ;vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une

    alle de framboisiers, et tout au bout de cette alle

    vous rencontrerez un puits ras de terre.

    Aprs ? Aprs, vous vous pencherez et vous regarderez

    au fond. Maintenant, faites votre devoir, voici le

    signal : une, deux, trois !

    Et au fond du puits , savez-vous cequ'il y a .f" Le cadavre de Philogne, l'in-

    fidle Philogne, que son assassin Pas-sereau y a jet.

    Tel est ce livre, violent, heurt, bizarre,

    qui ressemble parfois une immense mys-tification, parfois au rugissement d'un can-nibale. Peut-tre Ptrus Borel tait-il debonne foi dans toutes ses exagrations, etpassait-il, au milieu de cette socit m-prise, tte haute, regard hardi, poing me-naant, comme un justicier.

    Mais Champavert n'est rien ct deMadame Putiphar.

  • MADAME PUTIPHAR (l).

    Singulire fortune des livres ! C'est la

    Bibliothque, o ils taient depuis vingt-cinq ans, que j'ai trouv les deux volumes

    de Madame Putiphar. Depuis vingt-cinq ansils dormaient l, et nul ne les avait lus, et

    personne ne les avait coups. Le premier

    j'ai mis le couteau d'ivoire entre ces feuil-

    (i) Madame Putiphar, par Ptrus Borel (le lycan-thrope). 2 vol. in-8 couverture bleue. Paris,

    OUivier, diteur, 18J9. 2 gravures sur bois, la pre-

    mire, celle du tome I, reprsentant Patrick le

    volume de Rousseau la main, et tenant tte

    Mme de Pompadour; la seconde (tome II), signeL. B. (Louis Boulanger), Dborah genoux, les che-veux en dsordre, devant Patrick dcharn, demi

    nu , un crucifix sur la poitrine. Sur la couverture du

    livre, un cadran d'horloge, sans aiguilles, avec deux

    os de mort croiss et une larme. Voir plus loin l'ex-

    plication de cette vignette.

  • - 83 -

    lets que personne n'avait touchs ! Et pour-

    tant, il valait d'tre tudi, ce volume, ne

    ft-ce que pour le prologue en vers qui

    prcde le roman, superbe portique

    d'une uvre dfectueuse. Cette introduc-

    tion est assurment ce qui est sorti de plusremarquable de la plume de Borel.

    Une douleur renat pour une vanouie ;Quand un chagrin s'teint, c'est qu'un autre est dos

    ;

    La vie est une ronce aux pleurs panouie.

    Le ton navr est cette fois touchant, etpour une heure les grincements de dentsont cess. Hsitant et non plus irrit, in-

    quiet, troubl, le pote s'interroge, rsiste

    tour tour et s'abandonne au doute, sesinstincts divers, cette triple nature quicompose son idiosyncrasie.

    Dans ma poitrine sombre, ainsi qu'en un champ clos,Trois braves cavaliers se heurtent sans relche.

    Nous avons tous au fond du cur deuxou trois de ces cavaliers fantastiques dont

    parle Borel, et que nous entrevoyons, dans

  • les heures troubles, comme des visionsapocalyptiques.

    Le premier cavalier est jeune, frais, alerte;

    Il porte lgamment un corselet d'acier,Scintillant travers une rsille verteComme travers les pins les cry'Staux d'un glacier.Son il est amoureux ; sa belle tte blondeA pour coiffure un casque orn de lambrequinsDont le cimier touffu l'enveloppe et l'inonde

    Comme fait le lampas autour des palanquins.Son cheval andaloux agite un long panacheEt va caracolant sur ses triers d'or,

    Quand il fait rayonner sa dague et sa rondacheAvec l'agilii d'un vain torrador.

    Le second cavalier, ainsi qu'un reliquaire,

    Est juch gravement sur le dos d'un mulet,Qui ferait le bonheur d'un gothique antiquaire

    ;

    Car sur son rble osseux, anguleux chapelet.Avec soin est jete une housse fane

    ;

    Housse ayant affubl quelque vieil escabeau,

    Ou caparaonn la blanche haqueneSur laquelle arriva de Bavire Isabeau.

    Il est gros, gras, poussif; son aride monture

    Sous lui semble craquer et pencher en aval :

    Une vraie antithse, une caricature

    De carme-prenant promenant carnaval !

    Or, c'est un pnitent, un moine...

    ...Bat sur la vertu trs califourchon...

  • - 87 -

    est tach de sang et baise un crucifix.

    Pour le tieis cavalier, c'est un homme de pierreSemblant le Commandeur, horrible et tnbreux

    ;

    Un hyperboren; un gnome sans paupire,Sans prunelle et sans front, qui rsonne le creux

    Comme un tombeau vid lorsqu'une arme le frappe.Il porte sa main gauche une faulx dont l'acierPleure grands flots le sang, puis une chausse-trappeEn croupe, o se faisande un pendu grimacier.Laid gibier de gibet! Enfin pour cimeterre

    Se balance son flanc un norme hameonEmbrochant des filets pleins de larves de terreEt de vers de charogne piper le poisson.

    Le premier combattant, le plus beau, c'est le MondeQui pour m'attraire lui me couronne de fleurs,Et sous mes pas douteux, quand la route est immonde

    ,

    Etale son manteau, puis tanche mes pleurs...

    Le second combattant, celui dont l'attitude

    Est grave et l'air bnin, dont la componctionA rembruni la face, or cest la Solitude,Le dsert....

    ....Le dernier combattant, le cavalier sonore,

    Le spectre froid, le gnome aux filets de pcheur,