Julia Kristeva-Entre Tout Et Impossible-Revenue Française de Psychanalyse --ToUT ANALYSER

  • Upload
    feng

  • View
    29

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

  • Entre tout et impossible :

    le multiple1

    Julia KRISTEVA

    Dans Tout analyser ? j'entends une question pose sur la limite de l'ana-lyse et, intrinsquement, sur les limites contre-transfrentielles de l'analyste.Pour m'avancer dans cette direction je poserai trois questions :

    1 / La conception de l'appareil psychique lgue par Freud est-elle le tout dela vie psychique ? Vous voyez que je vais assez loin et me pose la question del'hritage freudien aussi bien que celle, sous-jacente, d'une possibilit d'innova-tion dans la clinique et dans la thorie, innovation que le respect ou la modifica-tion de cet hritage vont entraner.

    Deux possibilits s'ouvrent partir du dveloppement de la pense freu-dienne elle-mme :

    a) Est analysable ce qui est susceptible de reprsentation psychique. Danscette direction, Freud a propos lui-mme deux modles que nous connaissonssous les termes de premire et deuxime topiques. Les successeurs deFreud ont essay d'innover en modulant et en spcifiant au maximum les typesde reprsentations internes l'appareil psychique. On connat la notion de repr-sentance (Green), de cryptogramme (Aulagnier), de smiotique et symbolique(Kristeva), les modalits psychiques selon Bion, etc.

    b) Pourtant, Freud lui-mme semble ouvrir l'interrogation des analystes au-del de la limite du reprsentable et s'aventure dans un domaine difficile penser et explorer cliniquement. Ds Totem et Tabou, souvenez-vous, les frres tuent lepre de la horde primitive, et la rptition de cet acte dbouche sur le repas tot-mique qui, par assimilation du pre dvor, conduit l'identification et l'idalisa-tion. Dans ce processus, la rptition opre un saut : l'homme primitif passe du rel

    1. InterventionauColloquedeDeauvilledes16-17octobre1993surcethme.

    Rev.franc.Psychanal.,4/1994

  • 1028 Julia Kristeva

    au symbolique. La tyrannie s'inverse en autorit. Nous savons tous que les lveset amis de Freud ont essay de mettre en garde le fondateur de la psychanalyse, ensuggrant que les frres ne tuent pas et ne mangent pas le pre en ralit, mais qu'ils'agit de fantasmes, fantasmes des hommes primitifs auxquels se rfre Freud, etpeut-tre fantasmes du thoricien lui-mme. Contre ces mises en garde, dont onvoit bien la rationalit protectrice, Freud maintient que la pulsion agit, qu'ellen'est pas toute traduisible et qu'il est, par consquent, important de prendre encompte cet en-de de la reprsentation. Tel est, me semble-t-il, le premier ensei-gnement que nous devons tirer de cette avance de la fable freudienne . Lesecond, qui double la prise en considration de l'acte pulsionnel, s'avance dans unedirection oppose. Il s'agit d'encourager la mise en fiction de la ralit psychique,une mise en fiction qui, pour l'analyste, deviendra la seule ralit analysable decette situation paradoxale qu'est l'acte pulsionnel (et en particulier le meurtre). Lesmots ne sont pas seulement des fantasmes mais des choses, semble dire Freud. Pre-nez la fiction, non pas comme un pur signifiant, mais comme une ralit sman-tique double de pulsion, et susceptible d'agir sur la complexit subjective quevous tes, ou que sont les patients. On peut, ds lors, s'avancer et considrer quetoute construction fictionnelle (du texte du roman l'interprtation analytique) sesitue un carrefour qui n'est autre que le carrefour ontogense/phylogense, si l'onveut reprendre les termes freudiens.

    Enfin, une dernire remarque, dans cette fable freudienne , pourrait treintressante pour l'analyste qui s'interroge sur les limites de l'appareil psy-chique : l'irreprsentable semble ds le dbut li pour Freud, intrinsquement, la mort et au meurtre.

    En conclusion, il me semble que ce Freud, annonc ds Totem et Tabou, etqui se dveloppe diffremment jusqu'au Mose et le Monothismeet Analyse sansfin et avecfin, met en garde contre ce que j'appellerai le panpsychisme propre nos thories actuelles. Ce Freud-l invite penser des actes, mais aussi des pas-sages l'acte propres au sujet archaque ( l'homme primitif, l'enfant, au psy-chotique, mais peut-tre aussi l'analyste. J'y reviendrai). Il invite l'analyste prendre ses mots pour des choses, ce qui implique qu'il doit se placer l o leparanoaque choue, russir l o le paranoaque choue. Ceci me conduit madeuxime question.

    2 / S'interroger sur les limites de l'analyse devrait signifier la ncessit dedramatiser la question de notre condition d'analyste en posant l'impossible de lacure au coeur de notre intervention. L'ide de l'impossible de la cure est, mesyeux, l'envers de la question : Tout analyser ? . L'impossible de la cure est laconscience que nous avons de la limite de notre action : elle nous permet d'en-tendre et d'largir les modalits de reprsentation, et aussi d'aller au-del de ce

  • Entre tout et impossible : le multiple 1029

    qui est reprsentable. Nous parlons souvent, et c'est parfaitement lgitime, del'humilit absolument exigible de l'analyste. J'ajouterai qu' cette humilitdevrait paradoxalement s'adjoindre une ambition incommensurable : l'ausculta-tion de la difficult de notre tche aux frontires du psychique et de ce qui nel'est pas, c'est--dire au carrefour ontogense/phylogense, mais aussi au carre-four entre biologie et psych. Etre conscient et inscrire jusque dans son incon-scient l'impossible de la cure fut un impratif qui me semble avoir marqu uncertain nombre de sommets, certes discutables, et par l mme devenant desimpasses de l'aventure analytique aprs Freud. Je pense aux scansions de Feren-czi, je pense aussi aux sances courtes de Lacan. Quels qu'en soient lesaspects critiquables, et en considrant que ces modifications de la cure classiquesimpliquent des passages l'acte de l'analyste dont Lacan donne un exemple quil'a conduit rompre avec la tradition freudienne, il me semble ncessaire de sou-ligner que ces attitudes doivent tre prises tout fait au srieux, et non pas car-tes avec l'assurance des purs et des prudents. Car, sans tre ncessairementthorises au sein des dmarches de Ferenczi ou de Lacan, elles montrent, dansla pratique, une radicalit de l'coute analytique de ces deux analystes que beau-coup d'entre nous ne se permettent pas. Or, nous savons tous que, trs souvent,nous nous trouvons en situation d'tre off limits, sortis de nos gonds, hors de lalimite, si vous voulez, de notre propre personnalit, sans parler de notre thorie.Dans ces tats extrmes, nous ragissons en censurant, sans rinscrire nosdrives ni dans la cure, ni dans nos techniques, ni dans nos thories.

    S'il est vrai qu'il y a une seule psych pour deux l'intrieur de l'acte analy-tique, les analystes ne sont-ils pas trop convenables ? Et combien d'entre nous serisquent mettre en jeu leur psychose, leur perversion ? J'entends souvent l'chod'une idologie protectrice de la non-toxicit, qu'il est sans doute important deconserver condition qu'elle n'envahisse pas les tats extrmes dont je parle, les-quels, nous le savons, sont moins rares qu'on ne le pense, et au contraire s'impo-sent souvent, mme dans les cures supposes initialement classiques.

    Est-ce que j'voque le contre-transfert et sa ncessaire prise en compte dansl'analyse ? Sans doute, mais j'ai l'impression de m'avancer plus que cela : jeplaide pour la mobilisation de la psychose de l'analyste, mais aussi pour mieuxclairer l'histoire de la psychanalyse et l'oeuvre de ses protagonistes contestables,illumins et illuminants. Jusqu'o dois-je aller? Jusqu' ma propre capacit demoduler ma psychose. Entre les technocrates de l'inconscient et les passeurs l'acte, sommes-nous prts mettre en jeu notre porosit la psychose ? Je fais iciallusion notre capacit sublimer, et pas seulement laborer la psychose, notre capacit proposer un langage romanesque , imaginaire , vision-naire , potique : une fiction et une sensorialit inscrites dans les mots lesmots devenant ainsi des actes qui permettent l'inscription de la psychose

  • 1030 Julia Kristeva

    interne l'analyste et l'analysant. Je dis donc que les limites de l'analyse sontdes limites de la libre associativit de l'analyste lui-mme et qu'elles mettent envidence les capacits imaginaires de l'analyste, ce qui revient dire son aptitude inscrire ses pulsions en tant qu'actes reprsentables l'intrieur d'un langageaux capacits rhtoriques et fictionnelles largies.

    3 / La troisime question me conduira vous proposer un exemple cliniquepour clairer du moins je l'espre les propositions quelque peu condensesque je viens de vous soumettre. Le but de cette vignette clinique est d'attirernotre attention sur les limites de la rgle fondamentale de l'association libre.Comment rendre possible l'association libre chez les patients o elle opre diffi-cilement ? Comment l'largir? Comment aussi la freiner lorsqu'elle conduit desconfusions au bord de la psychose?

    Une patiente anorexique-boulimique a vu ses symptmes attnus aprsdeux ans de cure, et a entrepris ds lors des relations sexuelles, auparavant diffi-ciles, avec un jeune homme dont elle s'est aperu cependant, l'occasion d'unevisite chez ses parents, qu'il ressemblait beaucoup sa mre. Reprise des symp-tmes de vomissements et de boulimie. La patiente est prise entre deux mises enacte. D'une part, la boulimie, le vomissement, que j'ai entendu comme uneproto-criture : dcoupage du corps, expulsion de l'ab-jet se substituant l'ob-jectivation et l'autonomisation, acquises cependant, mais de manire secon-daire, et n'tant pas inscrites dans les couches profondes de la personnalit.D'autre part, l'criture : la patiente accompagne son symptme par une subli-mation au service de la pulsion de mort elle crit des pomes qui lui permet-tent de maintenir un quilibre fragile, mais qui ne rsistent pas aux attaques pul-sionnelles, et installent certains moments de la vie de la patiente et certains moments de la cure le symptme comme ralit mortifre menaante.

    J'ai interprt ces deux types d'criture, la proto-criture (vomissement-bouli-mie) et l'criture sublimatoire, comme ayant une double fonction. D'une part ellesm'ont sembl toutes deux rpondre la sensualit de la patiente qui ne parvenaitpas se manifester dans les mots pas plus dans ceux de l'analyse que dans lesmots de son criture potique qui restait blanche , minimaliste , moderne .J'ai pu lui proposer des interprtations qui, au contraire, ont accentu cette sen-sualit, l'ont dramatise, l'ont fait entrer dans l'intrigue de la relation qui se jouaitentre nous. Vous vous tranchez la gorge, l'estomac ; vous expulsez la glotte, lesucr, le sal.... J'ai essay de parcourir ainsi et la patiente a pu reprendre cetrajet une gamme riche et dramatique de la sensorialit, en l'incluant dans lacommunication verbale entre nous partir de l'identification-projection contre-transfrentielle. D'autre part, j'ai insist sur le bnfice narcissique que la patiente

  • Entre tout et impossible : le multiple 1031

    pouvait tirer de ces deux critures : Vous vous plaisez dans ce retranchement.Vous vous videz l'esprit. Vous massacrez des mannequins. Vous vous protgez etvous protgez votre mre, votre ami et moi-mme. A la sance suivante elle aclat en violence, en concluant d'ailleurs, paradoxalement, que les rencontresavec moi taient les seuls lieux qui lui permettaient d'tre tendre avec elle-mme.J'ai entendu qu'elle tait dans la ncessit inconsciente de pouvoir trouver dansl'association libre une expression de cette violence qui, sans cela, s'incryptait dansles deux critures dont j'ai dj parl et ne lui permettait pas une vie psychiqueoptimale. Nous sommes ici en face des vertus de l'association libre, qui consiste permettre le dveloppement des pulsions irreprsentables jusqu' leur inscriptiondans le signifiant et le signifi ; et qui, d'autre part, facilite le travail de l'analyste,lequel produit une greffe imaginaire en donnant au patient ses propres associa-tions, en lui permettant ainsi, par identification, de trouver ultrieurement sesassociations libres personnelles, ses signifiants personnels.

    Cette communicabilit entre deux registres (passionnel et sensoriel d'une part,et verbal de l'autre) ne me parat pas du tout tre de l'ordre d'une relation mater-nelle. J'ai t frappe d'entendre dans deux exposs, mais aussi dans d'autres inter-ventions au cours de ce colloque, une insistance sur le rle de l'analyste en tant quemre. J'irai dans une autre direction qui s'approcherait de ce que Freud entend par pre de la prhistoire individuelle dans Le Moi et le a. Dans ces rgions auxlimites de l'irreprsentable ou du reprsentable, nous ne sommes pas le doublematernel du patient et nous ne lui proposons pas un holding scurisant. Bien plusque cela, et l'instar de ce personnage particulier imagin par Freud lorsqu'ilparle du pre de la prhistoire individuelle possdant les attributs des deuxparents, nous sommes dj dans le registre de la reprsentation, quoique celle-ci nesoit pas uniquement de l'ordre du langage mais se situe la charnire entre celui-ciet les processus primaires, ainsi que les inscriptions pulsionnelles ou sensorielles. Jecrois qu'il est temps de penser plus srieusement ce rle archaque de l'analyste etde ne pas le confondre avec celui d'un simple holding. Ceci ncessiterait, peut-tre,une vritable thorie de la fonction maternelle ( distinguer de la mre ) encontrepoint la fonction paternelle.

    Toutefois, l'association libre peut conduire la confusion et la dcompensa-tion. Ce fut le cas de la patiente que je vous ai prsente dans ma vignette clinique.Notre travail, tel que je l'ai indiqu, qui permit une avance dans le registre de l'ir-reprsentable, se solda par un souvenir extrmement intense. La patiente rapportaun rve (ou un souvenir de voyage ?) au bord de la mer avec ses parents o, parta-geant leur chambre coucher, elle fut expose une double identification, insup-portable pour elle, incapable d'assumer sa bisexualit. Ce traumatisme-cran, quifaisait cho une impossible sparation antrieure vis--vis de l'objet maternel,plongea la patiente dans une confusion difficile et conduisit des sances mena-

  • 1032 Julia Kristeva

    antes, silencieuses, dans lesquelles aucune plainte, aucun mot ne put tre formul.Aprs avoir laiss le silence se dployer, et sensible par ailleurs la douleur innom-mable de la patiente, j'ai risqu plusieurs interventions sans succs ; jusqu'aumoment o, m'tant souvenue qu'elle travaillait sur Cline dans le cadre de sesactivits universitaires, et la scne au bord de la mer qu'elle m'avait rapporteayant fait cho en moi Mort crdit de Cline, j'ai avanc une interprtation : Vous m'avez parl d'une situation de votre enfance avant de vous taire, ce quevous faites depuis plusieurs jours maintenant. J'entends, travers ce silence, "mort crdit". Cette interprtation a permis de renouer le fildes associations libres.

    J'insiste sur l'association libre, car il me semble qu'on peut l'entendre dou-blement. D'une part elle reprsente une gratification narcissique et une invite renouer avec les activits sublimatoires de la patiente. D'autre part et par ail-leurs, elle ouvre le champ de l'analyse une ralit historique, sociale, culturellefortement conflictuelle (la figure de Cline n'est sans doute pas sans importancedans la conflictualit qui dchire le psychisme de cette patiente).

    Pour schmatiser, je dirai que cette interprtation culturelle, que j'ai avancesans trop de prmditation, mais prise comme je le fus, dans le contre-transfert, parl'acte de l'indicible douleur, me semble, y rflchir aprs coup, multiplier leschances de l'activit psychique. Elle prend en compte diffrents champs d'actionpsychique : le symptme, la sublimation, la ralit politique et, plus loin, d'un relirreprsentable, celui-l mme qui a conduit Freud substituer l'Etre une fablephylogntique. L'analyste ne les domine pas, ne les totalise pas : il en assure latraductibilit, l'largissement et le dveloppement. La capacit de reprsentationinterne au langage et l'assouplissement de l'appareil psychique qui devrait trel'objectif de la cure tiennent peut-tre, partir d'une telle capacit, ce qu'ils fontentendre, au sein de l'interprtation, une multiplicit de champs d'actions psychi-ques. L'exemple que je donne est sans doute limit, probablement contestable. Je lepropose simplement pour inviter penser le fait que la libert d'action psychique,que nous sommes supposs permettre en fin de cure nos patients, suppose, nonpas une ambition de tout analyser mais, bien au contraire, une attention que nousdevrions pouvoir porter au multiple comme au fragmentaire. Comment multiplierles champs d'interventions? Comment multiplier la totalit psychique dont prci-sment souffrent nos patients et qui, hlas !nous tente si souvent dans nos thorisa-tions et dans nos activits institutionnelles ? Telle est la question sur laquelle jedbouche en rflchissant au titre de ce colloque. Vous voyez que mon interroga-tion porte sur les variantes de la libert que l'analyse confre l'analysant et l'analyste. Ces variantes ne sont autres que les types d'interprtations dont noussommes capables.

    JuliaKristeva76,rued'Assas

    75006Paris