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JUSSI ADLER-OLSEN

Profanation

La deuxième enquête du département V

ROMAN TRADUIT DU DANOIS PAR CAROLINE BERG

ALBIN MICHEL

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Elle était comme en équilibre sur le fil d’un rasoir,quand elle trouva le courage de s’aventurer dans la ruepiétonne. Le visage à moitié dissimulé sous un châled’un vert sale, elle rasait les vitrines éclairées, exami-nant la rue de ses yeux attentifs. Il s’agissait de voirsans être vue. De vivre en paix avec ses propresdémons et de ne pas s’occuper des gens stressés quicroisaient son chemin. D’ignorer à la fois les monstresignobles qui lui voulaient du mal et les passants quil’évitaient, avec leurs regards vides.

Kimmie leva les yeux vers les lampadaires dont lalumière froide flottait sur Vesterbrogade. Ses narineshumaient l’air. Bientôt les nuits seraient plus fraîches.Elle allait devoir préparer son nid pour affronterl’hiver.

Elle était au milieu d’une bande de piétons frigori-fiés qui sortaient du parc d’attractions de Tivoli etpatientaient au feu rouge en face de la gare quand elleremarqua une femme à côté d’elle, vêtue d’un man-teau de tweed. Ses yeux sévères étaient fixés sur elle,son nez se fronça imperceptiblement et elle fit un pas

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de côté pour s’éloigner de Kimmie. Juste quelquescentimètres, mais c’était suffisant.

« Tu as vu ça, Kimmie ! » l’avertit une voix àl’arrière de son cerveau, tandis qu’elle sentait lesvagues de violence monter en elle.

Elle jaugea la femme des pieds à la tête, s’arrêta surses mollets. Ses collants scintillaient légèrement et seschevilles se tendaient dans une paire d’escarpins àtalons. Kimmie eut un sourire sournois. D’un coup depied énergique, elle pourrait briser ces talons-là. Lafemme serait fauchée net. Elle apprendrait que mêmeun tailleur Lacroix peut se salir sur un trottoir humide.Et surtout elle apprendrait à s’occuper de ses affaires.

Kimmie releva les yeux et fixa le visage de sa voi-sine. Des yeux maquillés d’un trait d’eye-liner précis,de la poudre sur le nez, une coupe de cheveux sculptéemèche par mèche. Un regard froid et méprisant. Elleconnaissait ce genre de femme mieux que quiconque.Elle avait été ce genre de femme jadis. Elle avait vécuparmi ces bourgeois arrogants à l’âme désespérémentvide. Elle avait eu des amies semblables à cettefemme. Elle avait eu une belle-mère qui ressemblait àcette femme.

Elle les haïssait.« Réagis, bon Dieu », la tançait la voix dans sa tête.

« Ne te laisse pas faire. Montre-lui qui tu es. Mainte-nant ! »

Puis elle remarqua un groupe de garçons à la peausombre de l’autre côté de la rue. S’ils n’avaient pas étélà, elle aurait poussé cette femme sous les roues du 47qui passait au même moment. Elle s’imagina la scène :quelle magnifique mélasse écarlate le bus laisseraitderrière lui ! Quelle délicieuse onde de choc traverse-

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rait la foule quand ils verraient le corps broyé de cetteprétentieuse ! Quel merveilleux sentiment de justicecela lui procurerait à elle !

Kimmie ne la poussa pas. Il y avait toujours aumoins une personne alerte dans un troupeau, et puis ily avait ce truc en elle, qui l’empêchait désormais defaire ce type de choses. Ce terrible écho d’un passéqu’elle voulait oublier.

Elle leva sa manche à la hauteur de ses narines etrespira un grand coup. La femme qui s’était à présentéloignée d’elle n’avait pas tort. Ses vêtements puaientabominablement.

Quand le feu passa au vert, elle traversa la rue,tirant derrière elle sa valise qui sautillait à droite, àgauche, sur ses roulettes tordues. Ce serait son derniervoyage, il était temps de se débarrasser de toutes cesvieilles frusques, et de la valise en même temps.

Planté au milieu de la salle des pas perdus, devantle kiosque à journaux de la gare, un grand panneauaffichant la une des quotidiens s’évertuait à pourrir lavie aux gens pressés et aux aveugles. Elle avait déjàvu les gros titres de la presse à divers endroits en tra-versant la ville, et ils lui donnaient la nausée.

« Sales porcs », grommela-t-elle en passant, leregard braqué droit devant. Mais cette fois elle ne puts’empêcher de tourner les yeux et d’apercevoir sonvisage sur la manchette du Berlingske Tidende.

Le simple fait de voir sa photo la fit trembler detous ses membres.

Dessous, on lisait :

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DITLEV PRAM RACHÈTE DES HÔPITAUX PRIVÉS EN POLOGNE

POUR 12 MILLIARDS DE COURONNES.

Elle cracha par terre et cessa de marcher, le tempsque le malaise se dissipe. Elle haïssait Ditlev Pram. Elleles haïssait tous les trois, lui, Torsten et Ulrik. Mais unjour ils payeraient pour ce qu’ils avaient fait. Un jourelle aurait leur peau, d’une façon ou d’une autre. Unjour.

Elle sourit pour elle-même et un inconnu lui renditson sourire. Encore un imbécile plein de bons senti-ments qui croyait savoir ce qui se passait dans la têtedes gens.

Elle aperçut Tine la rate à son poste habituel. Penchéeen avant, tenant à peine sur ses jambes, les mains saleset les paupières lourdes, elle tendait le bras avec ferveurvers l’hypothétique bon Samaritain, au milieu de cettefourmilière, qui aurait envie de se débarrasser d’un billetde dix. Il n’y avait que les junkies pour s’infliger un trucpareil à longueur de journée. Les pauvres.

Kimmie passa discrètement dans son dos et bifur-qua vers la sortie qui menait à Reventlowsgade, maisTine l’avait vue.

« Salut ! Putain ! Salut, Kimmie. » Tine l’interpel-lait de sa voix nasillarde mais Kimmie choisit de nepas l’entendre. Tine la Rate déjantait toujours un peuquand elle était au milieu des gens. Son cerveau ne semettait à fonctionner à peu près normalement quelorsqu’elle était sur son banc.

Tine était la seule personne au monde que Kimmiepouvait encore supporter.

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Le vent qui s’engouffrait dans les rues était incroya-blement froid ce jour-là et les gens étaient impatientsde rentrer chez eux. Sans doute pour cette raison, cinqgros taxis Mercedes attendaient, moteur allumé,devant la station de l’Istedgade, au pied de l’escalierde la gare centrale. Il en resterait peut-être encore unau moment où elle en aurait besoin. C’était ce dontelle voulait s’assurer.

Elle traversa la rue avec sa valise et la posa devantla vitrine au pied de l’escalier qui descendait à la bou-tique thaïe en dessous du niveau de la rue. Elle s’étaitfait voler son bagage une seule fois, en le posant à cetendroit, mais il n’y avait aucun risque qu’on la luifauche, vu le temps qu’il faisait aujourd’hui. Même lesvoleurs étaient rentrés se mettre au chaud. De toutefaçon, cela n’avait aucune importance. Elle se fichaitde ce qu’il y avait à l’intérieur.

Ensuite elle attendit à peu près dix minutes sur laplace devant la gare avant de repérer sa victime. Unejeune femme furieusement belle en manteau de visonavec une valise à roulettes de caoutchouc et un corpssouple qui ne devait pas dépasser une taille 38. Ellesortait d’un véhicule de louage. Il y a quelques annéesencore, Kimmie ne s’occupait que des femmes quiportaient du 40. Rien de tel que la vie de SDF pourgarder la ligne…

Elle vola la valise pendant que la femme demandaitun renseignement au guichet, sortit par une autre issueet fut devant la station de taxis de Reventlowsgade enun rien de temps.

L’entraînement mène à l’excellence.

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Elle chargea le bagage volé dans la malle du pre-mier taxi de la file et demanda au chauffeur del’emmener faire un tour.

Elle sortit une grosse liasse de billets de cent cou-ronnes de la poche de son manteau. « Je te donneraiune rallonge si tu fais exactement ce que je te dis »,lui dit-elle, décidant d’ignorer ses regards suspicieuxet ses narines frémissantes.

Dans une heure environ, ils reviendraient cherchersa vieille valise. A ce moment-là, elle porterait desnouveaux vêtements et le parfum d’une autre femme.

A ce moment-là les narines du chauffeur de taxifrémiraient différemment.