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KÖVEKER, Dietmar. Gouvernementalité Et Souveraineté. Quelques Réflexions Sur l'Intégration Européenne à Partir de Michel Foucault

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Köveker.

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    scientifiques depuis 1998.

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    Article

    Gouvernementalit et souverainet. Quelques rflexions sur lintgration europenne partirde Michel Foucault

    Dietmar KvekerEurostudia, vol. 2, n 2, 2006.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

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  • Gouvernementalit et souverainet. Quelques rflexions sur lintgration europenne partir de Michel Foucault Dietmar Kveker, Universit de Montral

    1 Introduction

    [L]e problme majeur, central, autour duquel sorganise toute la thorie du droit est le problme de la souverainet. Dire que le problme de la souverainet est le problme central du droit dans les socits occidentales, cela signifie que le discours et la technique du droit ont eu essentiellement pour fonction de dissoudre, lintrieur du pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparatre la place de cette domination, que lon voulait rduire ou masquer, deux choses : dune part, les droits lgitimes de la souverainet et, dautre part, lobligation lgale de lobissance. () Donc, la question, pour moi, est de court-circuiter ou dviter ce problme, central pour le droit, de la souverainet et de lobissance des individus soumis cette souverainet, et de faire apparatre, la place de la souverainet et de lobissance, le problme de la domination et de lassujettisse-ment. 1

    Ces lignes traduisent le problme et galement la provocation que Foucault formule

    quant au concept de souverainet. Elles suggrent quen plus du problme de la souverai-

    net, il y a quelque chose de plus profond et de plus dcisif pour la vie politique qui se

    cache, savoir les stratgies du pouvoir, dune part, et les formes du savoir, dautre part,

    les unes tant indissolublement lies aux autres. Il parle donc du couple pouvoir savoir

    pour lequel les discours et en particulier les discours savants fournissent pour ainsi dire la

    grille conceptuelle partir de laquelle sera possible une configuration particulire de

    lexercice du pouvoir.

    Je vais parler, dans un premier temps, des raisons pour lesquelles Foucault pense de-

    voir relguer la souverainet parmi les concepts qui ne permettent pas qui ne permettent

    plus, du moins de penser la situation politique contemporaine adquatement. En mme

    temps, jesquisserai sa contre-proposition thorique telle quil llabore travers ce

    concept de gouvernementalit. Dans un deuxime temps, je chercherai savoir dans

    1 Michel Foucault, Il faut dfendre la socit , Paris : Les ditions du Seuil/Gallimard, 1997, pp. 24 et suiv.

  • Dietmar Kveker

    quelle mesure cette approche peut nous permettre de mieux comprendre les enjeux de

    lintgration europenne. Je profiterai de cette discussion pour dissiper un malentendu

    rcurrent propos de Foucault, afin de mieux mettre en valeur la porte critique de son

    approche.

    Sur ce dernier point, je pense quen mappuyant sur le point de vue gouvernementa-

    liste de Foucault, il me sera possible davancer des arguments authentiques pour dfendre

    Foucault contre certaines accusations mal fondes. Par contre, en ce qui concerne

    lapplication de cette approche au phnomne historique et politique que reprsente

    lintgration europenne, javouerai en tre encore au tout dbut de ce projet de recher-

    che. Cest pourquoi il convient de souligner le caractre ttonnant et provisoire de mes

    remarques concernant cet aspect historique et politique de ma prsentation. Jaimerais

    tout de mme souligner que, sur le plan mthodologique, lapplication de lapproche

    gouvernementaliste foucaldienne lintgration europenne permet en mme temps de

    mettre rude preuve cette approche dans la mesure o elle a cours sous le regard criti-

    que de tmoins contemporains.

    2 Du pouvoir souverain la gouvernementalit du bio-pouvoir

    Il faut dfendre la socit , un des textes foucaldiens dans lesquels il traite dune faon

    explicite et dtaille du problme de la souverainet, commence avec un rappel de ce en

    quoi consiste la conception traditionnelle de la souverainet. Ainsi, Foucault part du pou-

    voir royal en soulignant, dune part, que le monarque tait effectivement le corps vivant

    de la souverainet 2, et que, dautre part, un lien troit reste faire entre pouvoir et

    droit :

    La thorie du droit a essentiellement pour rle, depuis le Moyen ge, de fixer la lgitimit du pouvoir. () Le systme du droit est entirement centr sur le roi, cest--dire quil est finalement lviction du fait de la domination et de ses consquences. 3

    2 Op. cit., p. 23.3 Op. cit., p. 24.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 20062

  • Gouvernementalit et souverainet

    Or, aux yeux de Foucault, cette conception du pouvoir et du politique, profondment

    enracine dans la pense religieuse laquelle elle empruntait des lments cruciaux, ne

    parvient plus encadrer lagir politique partir de la fin du 18e sicle. Le fait quon se

    dbarrasse en France de celui qui littralement incarne le vieux principe de souverainet

    en est videmment plutt lexpression que la cause. En fait, il sagit de la pointe de

    liceberg, ou encore de la dernire manifestation dune crise qui finalement mne une

    profonde transformation du cadre gnral de la vie sociale et politique, face laquelle ce

    principe ne convient plus.

    [T]out sest pass comme si le pouvoir, qui avait comme modalit, comme schmaorganisateur, la souverainet, stait trouv inoprant pour rgir le corps conomique et politique dune socit en voie, la fois, dexplosion dmographique et dindustrialisation. Si bien qu la vieille mcanique du pouvoir de souverainet beau-coup trop de choses chappaient, la fois par en bas et par en haut, au niveau du dtail et au niveau de la masse. 4

    Voil ce que Foucault tient pour deux facteurs cruciaux dans la transformation des

    socits occidentales lors de linvention de ltat-nation et de la dmocratie de masse :

    des changements dramatiques aux chapitres de la production des biens et de la popula-

    tion, ces deux facteurs tant par ailleurs troitement lis.

    On dira peut-tre quil ny a l rien de bien neuf. Que le changement des modes de

    production, entran notamment par lexploitation des systmes vapeur, et touch tou-

    tes les couches de la vie sociale, on le sait depuis Marx. De plus, lide que lenvole de

    la courbe dmographique et jou un rle crucial par rapport cette volution nest pas

    davantage, dun point de vue scientifique, une dcouverte rcente.

    Mais, en creusant davantage et en introduisant un lment encore, on pourra mieux

    cerner lintrt du point de vue foucaldien et y gagner thoriquement. Cet lment

    concerne un mcanisme de base qui, aux yeux de Foucault, nous permet de parler alors

    dune gouvernementalit (ou du passage de la souverainet la gouvernementalit),

    dans la mesure o il permet de voir le lien entre lindividu et la socit sous un nouveau

    jour. Cet lment est ce que Foucault appelle le pastorat. On trouve en effet plusieurs

    4 Op. cit., p. 222.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 2006 3

  • Dietmar Kveker

    textes o celui-ci aborde cette problmatique, le plus connu tant sans doute le premier

    tome de lHistoire de la sexualit.

    Il y a pourtant dautres textes de la plume de Foucault qui traitent de la question

    dune faon plus labore, comme par exemple les deux sries de leons donnes au

    Collge de France en 1977-78 et en 1978-79, publies en 2004 sous les titres respectifs de

    Scurit, territoire, population et de Naissance de la biopolitique.5 Pour les fins de ma

    prsentation, je me concentrerai sur deux parties des cours en question, qui concernent

    des points que Foucault avait dj aussi prsents ailleurs et se trouvent aujourdhui dans

    ses Dits et crits, sous le titre La gouvernementalit 6 et Omnes et singulatim : To-

    wards a Criticism of Political Reason ( Omnes et singulatim : vers une critique de la

    raison politique )7.

    Dans ce dernier texte, Foucault cherche clarifier ce que signifie le pouvoir indivi-

    dualisant . Si ltat est la forme politique dun pouvoir centralis et centralisateur,

    crit-il, appelons pastorat le pouvoir individualisateur 8. propos du pastorat, Foucault

    affirme dabord quil joue un rle central dans les socits orientales antiques, en

    gypte, en Assyrie et en Jude 9, donc dans des socits nomades pour lesquelles le m-

    tier du berger est prdominant. Par contre, il soutient que dj, chez les Grecs et les Ro-

    mains, le pastorat dans le sens original de lOrient a disparu, ce malgr les diffrentes

    rfrences ce motif dans la littrature grecque de Homre Platon. Foucault consacre

    beaucoup despace la discussion de ces diffrences que je dois plus ou moins ngliger

    ici, pour pouvoir parler plus en dtail de la transformation cruciale qua subie le pastorat

    dans le christianisme.

    tant donn limportance inoue des troupeaux danimaux pour la subsistance et la

    reproduction des socits rurales, il nest pas surprenant dapprendre dabord que le pha-

    5 Michel Foucault, Scurit, territoire, population. Cours au Collge de France, 1977-1978, Paris 2004;Naissance de la biopolitique. Cours au Collge de France 1978-1979, Paris 2004.

    6 Michel Foucault, La gouvernementalit , in : ibid., Dits et crits II, 1976-1988, Paris : Gallimard(Quarto), 2001, pp. 635-657.

    7 Michel Foucault, Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique , in : ibid., Dits et crits II, 1976-1988, op. cit., pp. 953-980.

    8 Op. cit., p. 955. 9 Op. cit., p. 956.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 20064

  • Gouvernementalit et souverainet

    raon gyptien recevait [l]e jour de son couronnement () rituellement la houlette du

    berger. 10 Et on ne stonne pas non plus de lire dans le mme contexte que le monar-

    que de Babylone avait droit, entre autres titres, celui de berger des hommes 11. Cette

    dernire observation rappelle dabord la vieille union bien connue entre Dieu et le roi,

    incarne dune faon particulire par les vieux monarques orientaux. Mais ce qui int-

    resse particulirement Foucault dans le prsent contexte, cest que mme dans cette

    union, les traits caractristiques de Dieu et du roi restent en quelque sorte imprgns par

    le fait quau niveau de lexercice du pouvoir royal ou cleste, cest toujours laptitude

    bien soccuper du troupeau qui distingue les individus les plus importants.

    Lassociation entre Dieu et le roi vient naturellement, puisque tous deux jouent le mme rle : le troupeau quils surveillent est le mme; le pasteur royal a la garde des cratures du grand pasteur divin. Illustre compagnon de pture, Toi qui prend soin de ta terre et la nourris, berger de toute abondance. 12

    Or mme si ce monde l parat la fois gographiquement et historiquement bien

    loin de lvolution des socits occidentales modernes Tout cela semble, peut-tre,

    fort lointain 13 dit Foucault , il pense effectivement que la structure du comportement

    politique quentrane le pastorat, telle quelle caractrisait dj les socits nomades cen-

    tres autour de la fonction du berger, que cette structure du comportement sest conserv

    au travers les modifications que les sicles suivants lui ont fait subir. Et, en effet, si nous

    pensons limportance quau sein du monde chrtien on attribue au bon pasteur , le

    point de vue foucaldien mrite au moins une mise preuve concernant sa valeur heuris-

    tique. Ceci dautant plus si nous considrons des recherches qui sont mues par des inspi-

    rations fort semblable, comme par exemple les analyses de Max Weber sur lthique

    protestante; les parallles entre ces deux approches ne sont dailleurs pas passs inaper-

    ues.14 Foucault est bien conscient des nombreux problmes mthodologiques que sou-

    lve son hypothse. Cest pourquoi il prend soin de prciser la prtention explicative et

    10 Ibid.11 Ibid.12 Ibid.13 Op. cit., p. 963.14 Cf. Arpd Szakolczai, Max Weber and Michel Foucault, London 1998 et Alois Hahn, Zur Soziologie

    der Beichte und anderer Formen institutionalisierter Bekenntnisse: Selbstthematisierung undZivilisationsproze , Klner Zeitschrift fr Soziologie und Sozialpsychologie 34 (1982), pp. 418437.

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  • Dietmar Kveker

    thorique de ses considrations. Il fait surtout tat des transformations que le thme ou

    motif du pastorat a subies dans son passage du monde grco-romain la chrtient. Et il y

    distingue quatre changements principaux :

    1. Premirement, il affirme que le lien entre chaque pasteur responsable dun troupeau et

    les individus dont ce dernier se compose sintensifie considrablement sous

    linfluence du christianisme. Tandis que dans le cadre de la conception orientale ,

    le pasteur assumait une responsabilit plutt gnrale et globale par rapport au destin

    du troupeau dans sa totalit, le christianisme doit la fois diversifier et concrtiser la

    charge du pasteur, en introduisant des aspects particuliers dans le lien entre celui-ci et

    les brebis, et ceci surtout travers le concept de pch.

    [E]ntre chaque brebis et son pasteur, le christianisme conoit un change et unecirculation complexes de pchs et de mrites. Le pch de la brebis est aussi imputa-ble au berger. Il devra en rpondre au jour du Jugement dernier. Inversement, en ai-dant son troupeau trouver le salut, le pasteur trouvera aussi le sien. Et quant cequil voulait dmontrer avec cela, Foucault prcise : Mon but tait uniquement de souligner la force et la complexit des liens moraux associant le pasteur chaquemembre de son troupeau. Et surtout, je voulais rappeler avec force que ces liens ne concernaient pas seulement la vie des individus, mais aussi leurs actes dans leurs plusinfimes dtails. 15

    2. Le deuxime changement concerne la question de lobissance. Quant cela, le lien

    de lobissance qui reliait lindividu au pasteur dans le cadre du monde grecque tait

    dune nature la fois plus concret et moins intensif. En obissant, on confirmait et

    respectait lordre de la loi et de la cit et cherchait arriver un but bien prcis.

    Si un Grec avait obir, il le faisait parce que ctait la loi, ou la volont de la cit. Sil lui arrivait suivre la volont de quelquun en particulier (mdecin, orateur ou pdagogue), cest que cette personne lavait rationnellement persuad de le faire. Et cela devrait tre dans un dessein strictement dtermin : se gurir, acqurir une comptence, faire le meilleur choix. 16

    Encore une fois le changement introduit par le christianisme concourrait une

    intensification du lien entre brebis et pasteur, en individualisant leur rapport

    dobissance et en en faisant une fin en soi. Lobissance savre de plus en plus vid

    15 Foucault, Omnes et singulatim , op. cit., p. 964. 16 Ibid.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 20066

  • Gouvernementalit et souverainet

    dun contenu concret, cest--dire de raisons particulires motivant lobissance, et de

    plus en plus transform dans un exercice formel. Cest par ailleurs dans son analyse

    de cet aspect de la transformation du pastorat grec celui du christianisme que les

    considrations foucaldiennes sapprochent peut-tre le plus de lesprit et de

    linspiration des analyses wbriennes sur lthique protestante. Le passage suivant

    me parat particulirement apte mettre en vidence cette parent.

    Dans le christianisme, le lien avec le pasteur est un lien individuel, un lien de soumission personnelle. Sa volont est accomplie non parce quelle est conforme la loi, mais, principalement, parce que telle est sa volont. Dans les Institutions cnobi-tiques de Cassien, on trouve maintes anecdotes difiantes dans lesquelles le moinetrouve son salut en excutant les commandements les plus absurdes de son suprieur. Lobdience est une vertu. Ce qui veut dire quelle nest pas, comme chez les Grecs,un moyen provisoire pour parvenir une fin, mais plutt une fin en soi. Cest un tat permanent; les brebis doivent en permanence se soumettre leurs pasteurs : subditi.Comme le dit saint Benot, les moines ne vivent pas suivant leur libre arbitre; leurvu est dtre soumis lautorit dun abb : ambulantes alieno judicio et imperio.Le christianisme grec nommait apatheia cet tat dobdience. Et lvolution du sens de ce mot est significative. Dans la philosophie grecque, apatheia dsigne lempireque lindividu exerce sur ses passions grce lexercice de la raison. Dans la pense chrtienne, le pathos est la volont exerce sur soi, et pour soi. Lapatheia nous dli-vre dune telle opinitret. 17

    3. Puis, troisime lment caractrisant le passage du pastorat grec celui du christia-

    nisme, cest que [l]e pastorat chrtien suppose une connaissance particulire entre le

    pasteur et chacune de ses brebis. 18 Cette connaissance stablit surtout grce deux

    moyens, savoir lexamen de conscience et la direction de conscience . Fou-

    cault souligne que ces deux outils taient dj connus dans lAntiquit grecque, sur-

    tout chez les pythagoriciens, les stociens et les picuriens, et que la direction de

    conscience prenait alors la forme de conseils donns dans des situations difficiles.

    Mais le christianisme premire diffrence importante les reliait entre eux et

    deuxime diffrence transformait le lien entre brebis et pasteur en lintensifiant

    nouveau : dabord en le rendant plus troit, mais aussi et surtout en le rendant perma-

    nent. Foucault souligne quil existe maints textes asctiques et monastiques du 1er si-

    17 Op. cit., p. 964 suiv.18 Op. cit., p. 965.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 2006 7

  • Dietmar Kveker

    cle faisant tat du lien entre la direction et lexamen de conscience, textes qui mon-

    trent

    quel point ces techniques taient capitales pour le christianisme (). Ce que je voudrais souligner, cest quelles traduisent lapparition dun trs trange phno-mne dans la civilisation greco-romaine, cest--dire lorganisation dun lien entrelobissance totale, la connaissance de soi et la confession quelquun dautre. 19

    4. Reste la quatrime transformation dont dit Foucault quelle est peut-tre la plus im-

    portante 20. Elle se rsume ses yeux une espce de dtournement de lhomme du

    monde ici-bas. Il parle de la mortification dans ce monde-ci pour mieux se prpa-

    rer et se rendre digne de la vie dans un autre monde.

    Nous pouvons dire que le pastorat chrtien a introduit un jeu que ni les Grecs ni les Hbreux navaient imagin. Un trange jeu dont les lments sont la vie, la mort,la vrit, lobdience, les individus, lidentit ; un jeu qui semble navoir aucun rap-port avec celui de la cit qui survit travers le sacrifice de ses citoyens. En russissant combiner ces deux jeux le jeu de la cit et du citoyen et le jeu du berger et du troupeau dans ce que nous appelons les tats modernes, nos socits se sont rv-les vritablement dmoniaques. 21

    Voil qui recoupe dune certaine faon notre question de dpart sur le pouvoir politi-

    que dans le cadre de la raison dtat et du pouvoir souverain selon Foucault. Cette appro-

    che thorique rappelle plusieurs gards les inspirations et hypothses marxiennes dont

    Foucault est parti au dbut de son uvre intellectuelle, mais montre aussi en quoi il va

    au-del de Marx. Il fait dabord tat des nouveaux problmes structuraux dont lagir poli-

    tique fait face au XVIIIe sicle et qui rsultent en un dblocage de lart de gouverner.

    Foucault parle d un certain nombre de processus gnraux sous lesquels il subsume

    surtout

    lexpansion dmographique du 18e sicle, lie labondance montaire, relie elle-mme laugmentation de la production agricole (). Tout cela tant le cadre gnral,on peut dire dune faon plus prcise que le dblocage de lart de gouverner a t li lmergence du problme de la population. 22

    19 Op. cit., p. 966.20 Ibid.21 Ibid.22 Michel Foucault, La gouvernementalit , op. cit., p. 650.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 20068

  • Gouvernementalit et souverainet

    Et effectivement, cest surtout en recourant ce problme de la population que Fou-

    cault explique la rationalit du nouvel art de gouverner quil essaie de saisir thorique-

    ment avec le terme de gouvernementalit. Cest dans une large mesure grce ce pro-

    blme que Foucault met en perspective les axes principaux de ses recherches gouverne-

    mentales en tant que telles. Le surgissement du problme de la population avait par

    exemple un effet trs particulier sur lvolution et la diversification des savoirs (des

    sciences humaines). Il fut lorigine de la dmographie au sens dune analyse systmati-

    que des donnes statistiques portant sur le nombre de morts, le nombre de maladies, les

    rgularits daccidents, etc.23 Ce surgissement de la population va enfin profondment

    changer le sens de lconomie politique.

    [D]isons encore quon a un processus assez subtil () dans lequel on verrait com-ment la science du gouvernement, le recentrement de lconomie sur autre chose que la famille, et, enfin, le problme de la population sont lis les uns aux autres. 24

    Autrement dit, lanalyse gnalogique de lart de gouverner au sens de la gouverne-

    mentalit permet Foucault de mieux rendre cohrentes les diffrentes pistes de ses ana-

    lyses. Ce quil avait dj dit sur larchologie du savoir, ou plutt des savoirs, les formes

    que prend le pouvoir disciplinaire tel qutudi surtout dans Surveiller et punir et finale-

    ment les transformations dans lexercice du pouvoir gouvernemental se prsente ainsi

    sous un nouveau jour. En mme temps le rapport la conception juridique du pouvoir

    souverain se trouve mieux dtermin. Ainsi il crit notamment :

    On a, en fait, un triangle : souverainet discipline gestion gouvernementaledont la cible principale est la population et dont les mcanismes essentiels sont les dispo-sitifs de scurit. En tout cas, ce que je voulais montrer, ctait un lien historique profondentre le mouvement qui fait basculer les constantes de la souverainet derrire le pro-blme maintenant majeur des choix de gouvernement, le mouvement qui fait apparatre la population comme une donne, comme un champ dintervention, comme la fin des tech-niques de gouvernement, et troisimement, le mouvement qui isole lconomie commedomaine spcifique de ralit et lconomie politique la fois comme science et commetechnique dintervention du gouvernement dans ce champ de ralit. Ce sont ces trois

    23 Cf. op. cit., p. 651.24 Op. cit., p. 650.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 2006 9

  • Dietmar Kveker

    mouvements, je crois : gouvernement, population, conomie politique, dont il faut bien remarquer quils constituent depuis le 18e sicle une srie solide qui, aujourdhui encore, nest pas dissocie. 25

    3 Gouvernementalit et intgration europenne Alors, comment faire le lien, aujourdhui en Europe, entre cette conception du pastorat

    gouvernementale et la ralit du continent ? Je reviens donc sur le titre de ma confrence

    et surtout sur son sous-titre. En quoi pourrait consister la valeur explicative de lapproche

    foucaldienne pour une meilleure comprhension de lintgration europenne ? Comme

    jai dj soulign au dbut de cette communication, je ne peux donner ici maintenant que

    quelques indications plus ou moins vagues tant donn que ce projet de recherche est

    encore dans sa phase de dveloppement. Jaimerais tout simplement souligner deux pers-

    pectives par lesquelles il me parat particulirement intressant dappliquer le point de

    vue foucaldien au processus politique de lEurope.

    a) Pour mieux pouvoir mettre en lumire le premier point, il faut rappeler brivement un

    des problmes cruciaux dans les EC- ou EU-Studies. Il serait difficile de nier quune

    des caractristiques les plus palpables de lintgration europenne consiste en la dl-

    gation au niveau europen de certains pouvoirs et de certaines prrogatives souverai-

    nes des pays membres. Cest par ailleurs un fait peu contest parmi les diffrentes

    coles et approches visant une explication du phnomne inou de lintgration euro-

    penne. Elles se distinguent plutt par leurs estimations respectives du degr de cette

    dlgation et surtout par rapport aux explications quelles en fournissent. Les uns

    parlent dune rosion profonde des bases de lgitimit de ltat-nation (Habermas),

    dautres pensent plutt que ces derniers arrivent maintenir leur rle et interprtent

    leuropisation comme un processus complexe dauto-affirmation des tats-nations

    (Moravcsik). Or, tant donn lenvergure du phnomne en question, dune part, et

    son importance lchelle historique et politique, dautre part, on entend de plus en

    plus de voix revendiquant une thorie critique de lintgration europenne . Le li-

    25 Op. cit., pp. 654 suiv.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 200610

  • Gouvernementalit et souverainet

    vre des chercheurs allemands Ulrich Beck et Edgar Grande, intitul LEurope cosmo-

    polite26, en est un exemple rcent. Lessai Sur la thorie critique de lEurope de

    Grard Raulet, en est un autre27. Or, le concept de gouvernementalit labor par Fou-

    cault reprsente une proposition fort apte rpondre ce besoin. Puisque Quest-ce

    que la critique ? 28 Bon, il y en a videmment toute une panoplie de tentatives de

    rpondre cette question, allant de Kant Habermas et justement Foucault, mais

    aussi Marx, Adorno et bien dautres. Permettez-moi donc de simplifier cette probl-

    matique, au risque de la faire de faon excessive, en avanant quau moins un des

    traits caractristiques dune pense critique consiste en sa capacit dbranler la faon

    tablie et fige de dterminer le rapport entre, dune part, le conceptuel, la sphre de

    la pense ou la theoria et, dautre part, le sensible, la sphre du vcu ou la pratique.

    Autrement dit, il sagit dune pense qui permet de rouvrir ou dlargir lespace de

    possibilits la fois thorique et pratique. Cest un des aspects qui lient les approches

    au demeurant passablement diffrentes que je viens de mentionner, allant de Kant

    Habermas. Mais cest aussi justement ce que permet lapproche gouvernementaliste

    de Foucault par rapport lintgration europenne : au lieu de reproduire lalternative

    peu fconde, voire strile, entre intergouvernementalistes, dune part, inter-, supra- ou

    transnationalistes, dautre part, analysant lintgration europenne selon le schma

    ou bien il sagit dun phnomne dirig par les tats-nations concerns, ou bien

    dun phnomne proprement supranational , au lieu de reproduire ce schma donc,

    le point de vue gouvernementaliste ouvre une perspective qui est pour ainsi dire per-

    pendiculaire cette alternative. Il permet de penser des stratgies complexes et mixtes

    entre auto-affirmation des ou au moins certains tats-nations dune part et

    lmergence de structures de gouvernance aussi nouvelles et contingente comme

    ltait lpoque linvention de ltat-nation dautre part. En plus ce point de vue

    permet dy inclure dune faon spcifique le pouvoir individualisateur de ces strat-

    26 Ulrich Beck/Edgar Grande, Das kosmopolitische Europa, Frankfurt/M. 2004.27 Grard Raulet, Zur Kritischen Theorie Europas, in: Wolfgang Ebach (dir.), Welche Modernitt?

    Intellektuellendiskurse zwischen Deutschland und Frankreich im Spannungsfeld nationaler undeuropischer Identittsbilder, Berlin: Berlin Verlag 2000, pp. 49-66.

    28 Michel Foucault, Quest-ce que la critique? , Bulletin de la socit franaise de philosophie 84, n 2 (1990), pp. 35-63.

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  • Dietmar Kveker

    gies, cest--dire leur impact sur le comportement des citoyens assujettis tel que je

    lai esquiss tout lheure.

    b) Le deuxime aspect que jaimerais voquer concerne la faon dans laquelle Foucault

    discute la phase initiale de lintgration europenne de laprs-guerre. Il en parle de

    faon choisir le libralisme conomique qui, daprs lui, reprsente pour ainsi dire

    le volet conomique de la gouvernementalisation (depuis le 18e sicle), comme cadre

    gnral de lintgration europenne. Je pense que le passage suivant de Naissance de

    la biopolitique met bien cela en vidence.

    Se dessine l quelque chose qui est une nouvelle ide de lEurope, une Europe qui nest plus du tout lEurope impriale et carolingienne hritant plus ou moins de lEmpire romain et se rfrant des structures politiques bien particulires. Ce nestpas non plus, ce nest dj plus lEurope classique de la balance, de lquilibre entre les forces tablies de telle manire que jamais la force de lun ne lemporte dune fa-on qui serait trop dterminante sur lautre. Cest une Europe de lenrichissementcollectif, cest une Europe comme sujet conomique collectif qui a, quelle que soit la concurrence qui stablit entre les tats ou plutt travers mme la concurrence quistablit entre les tats, savancer dans une voie qui sera celle du progrs conomi-que illimit. 29

    Or, en ce qui concerne plus spcifiquement la phase de laprs-guerre, Foucault re-

    cherche le rle qua jou sur le plan thorique le soi-disant ordo-libralisme de

    lcole de Fribourg en Brisgau, tant lie avec des noms de Walter Eucken ou Karl

    Schiller. En revenant sur ce courant de pense conomique devenu fort important des

    deux cts de lAtlantique, avec aussi une certaine influence sur la Chicago-school par le

    biais de Friedrich August von Hayek, Foucault rappelle en mme temps quel point les

    doctrines de lordo-libralisme ont fourni dans un premier temps le cadre thorique pour

    le Wirtschaftswunder allemand, et dans un deuxime temps une composante majeure

    de lhistoire du succs quest devenue lintgration europenne en tant que telle. Inutile

    de souligner que cest un vaste complexe de problmes dont lanalyse requiert la collabo-

    ration des reprsentants de plusieurs disciplines, y inclus des conomistes. Mais encore

    une fois le cadre gnral que fournit lapproche gouvernementaliste permet peut-tre

    29 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 56.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 200612

  • Gouvernementalit et souverainet

    danalyser la dimension proprement conomique de lintgration europenne dune nou-

    velle faon.

    Tout cela mamne voquer la fin de ces remarques provisoires un problme qui,

    de quelque faon, hante lapproche de Foucault, ceci au moins aux yeux de certains de

    ses critiques comme par exemple Jrgen Habermas ou Nancy Fraser. Ils critiquent surtout

    le refus de Foucault daller au-del de la dnonciation et de la mise en question des effets

    discursifs de la raison tels quils se manifestent dans linstitutionnalisation des distinc-

    tions scientifiques et cliniques comme la psychiatrie, lhpital, la prison etc. Aux yeux de

    Habermas, ce refus nest que lexpression ou la consquence dune totale mise en

    question de la raison, qui narrive pas rendre compte des standards de la critique, ce qui

    explique que son approche reprsenterait une entreprise contradictoire. Mais cette critique

    nest pas convaincant, elle est au moins insuffisamment labore. En terminant,

    jaimerais mettre cela en lumire en revenant sur le fait que le titre de ma confrence est

    souverainet et gouvernementalit et non pas souverainet ou gouvernementalit .

    Contrairement ce quon pourrait ventuellement dduire de ma citation initiale de

    Foucault, il ne sagit pas dun plaidoyer pour le remplacement de la souverainet par la

    gouvernementalit. Je pense que ce que je viens de prsenter concernant le rapport entre

    souverainet, pouvoir disciplinaire et pouvoir gouvernemental a bien mis cela en vi-

    dence. Ce que Foucault voulait plutt montrer, cest que linfrastructure thorique du

    paradigme de la souverainet ne suffit pas analyser adquatement la situation de

    lEurope lre de la libralisation du march. Cela nempche pas quon peut simaginer

    des constellations politiques o recourir la souverainet peut avoir une fonction critique

    et tre un cheval de bataille politique (les souverainets multiples ). Du reste, jignore

    ce que Foucault pensait de la cause qubcoise, mais je peux mimaginer que

    linvestissement de largument souverainiste dans le cadre du dbat avec les dfenseurs

    de lunit fdrale tait ses yeux un exemple pour la valeur critique de certains concepts

    et discours dpendant de la fonction stratgique quil remplissent dans la lutte politique.

    Mais quoi quil en soit, ce qui devrait tre clair, cest que Foucault nignore pas du

    tout que certains concepts, proprement utiliss, peuvent bien exercer un rle critique. La

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    citation suivante de La volont de savoir avec laquelle jaimerais terminer montre trs

    bien quil nexclut pas du tout des effets mancipatoires du discours, plus exactement : de

    certains discours. Il prfre simplement renvoyer aux luttes concrtes la tche de rpon-

    dre la question de savoir si on arrivera dclencher ces effets, qui seront les acteurs

    politiques qui y arriveront et surtout quand ils le feront.

    Les discours, pas plus que les silences, ne sont une fois pour toutes soumis au pou-voir ou dresss contre lui. Il faut admettre un jeu complexe et instable o le discours peut tre la fois instrument et effet de pouvoir, mais aussi obstacle, bute, point de rsistance et dpart pour une stratgie oppose. 30

    30 Michel Foucault, Histoire de la sexualit 1. La volont de savoir, Paris 1976, p. 133.

    EUROSTUDIA, Vol. 2, No. 2, Dcembre 200614

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    Bibliographie

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    sophie 84, n 2 (1990), pp. 35-63 Foucault, Michel, Il faut dfendre la socit , Paris : Les ditions du Seuil/Gallimard,

    1997

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    Foucault, Michel, Scurit, territoire, population. Cours au Collge de France, 1977-1978, Paris : Les ditions du Seuil/Gallimard, 2004

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