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26 • CAUSETTE #33 CAUSETTE #33 • 27

P auline vient d’apprendre que celui qu’elle appelle papa depuis son plus jeune âge n’est pas son père biologique. Pauline est l’enfant d’un viol et elle a trouvé la force

de se confier au magazine Histoires vraies !. Quant à Fabienne, elle est en couverture de C’est ma vie !. Sa propre fille a tenté de l’empoisonner et elle nous livre un témoignage bouleversant. Ça vous touche ? C’est regrettable. Histoires vécues, Ça m’est arrivé !, C’est ma santé !, etc. Tous ces magazines dits de « real life » regorgent de récits de ce type, tantôt insolites, glaçants ou déchirants. À l’origine ? Point de Fabienne, point de Pauline. Il n’y a que du vent, brassé par une petite armada de jeunes femmes, qui chômeuses, qui étudiantes, payées au lance-pierre pour inventer des histoires. Bienvenue dans le monde de Frédéric Truskolaski, patron sans scrupule, qui inonde les maisons de presse de ses revues bidonnées.

E n Q U ê t E

L’empire du mensonge

EnQUêtE

faire comme si elle ouvrait son journal intime. Pour le lecteur, la supercherie doit être indolore. Mieux, elle doit susciter de l’empathie. Rachel connaît sa cible : « Les témoignages doivent être rédigés au féminin, indique la société People Story. Jongle[z] entre les tons, pour pouvoir plaire aussi bien à des jeunes filles qu’à des femmes plus matures. » Et pour les articles people égrainés dans Gossip !, Showbiz, Oulala ! ou People addict ? « Il est impératif d’acé-rer votre plume, d’opter pour un écrit plus cinglant, plus drôle, plus décalé si vous voulez que de nombreux papiers vous soient confiés. Les articles “plats” ne seront pas publiés ! » On est pré-venu. Béatrice, qui fait tourner son imagination depuis plusieurs mois, s’en amuse : « C’est génial, on te paye pour écrire des conneries ! Le pire, c’est les articles de santé. J’invente des problèmes et aussi la réponse du docteur en allant me renseigner sur doctissimo.fr. » Des ennuis de consti-pation d’Alexandre au désarroi de Cindy, qui fait « trop de bruit pendant l’amour », rien n’échappe au grand détournement. La pigiste est tour à tour souffrant(e), généraliste et sexologue.

Clause de silenceC’est grave, docteur, de mentir éhontément à ses lectrices ? « C’est illégal, estime Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé dans le droit de l’édition. Cela peut être considéré comme un délit de fausse nouvelle. Ça peut aussi être qualifié de tromperie parce que le public pense acheter de la presse et pas de la fiction. » C’est ainsi que, tous les mois, des dizaines de milliers de chalandes se font avoir dans les grandes largeurs. Car Frédéric Truskolaski n’est pas avare en papier glacé. Depuis 2009, il a fondé cinq SARL spécialisées dans la vente de magazines : People Story, Miss, Lolie, 20 Ans, Medias People. Un fastidieux exercice de recensement permet d’estimer que ces sociétés abritent plus d’une trentaine de publications (certaines ont déjà

Quand Rachel 1 a reçu le document de « fonctionnement de l’équipe de rédaction », elle a compris que c’était une sorte de Bible pour People Story, une des sociétés de presse dirigées par Frédéric Truskolaski –  qui regroupe plusieurs revues – avec laquelle elle collabore.

SupercherieSauf qu’à la différence du Texte sacré, les consignes ne sont pas délayées sur mille pages. Pour les témoignages que Rachel rédige dans les magazines Histoires vécues Sexo et autres Mystères !, elles tiennent en une phrase : « Le ton adopté est celui de la confidence, le témoignage doit être le plus crédible possible. » Tout est dit. Quand Rachel écrit « Mon copain m’a forcée à coucher avec son frère ! » ou « Le fils de ma sœur est aussi celui de mon mari ! », elle doit

disparu des kiosques), pour des tirages allant de 60 000 à 100 000  exemplaires. Mais voilà, le secret est bien gardé. Le contrat signé par les pigistes est sans équivoque : « Toutes les informations […], en particulier celles relatives aux choix artistiques [sic] et rédactionnels […], sont confidentielles […] pendant toute la durée du présent contrat, ainsi que pendant les trois années suivant son expiration. » Abusive, la clause

de silence ? Tout est à l’avenant. Laure, qui a été maquettiste pour plusieurs magazines, n’a croisé son patron « qu’une seule fois, dans un café » en presque deux années de collaboration. Rachel ignore tout des gens pour lesquels elle travaille. D’ailleurs, « ils changent régulière-ment de mails », raconte-t-elle. Et ils

exigent que l’ancienne adresse disparaisse des radars : « Surtout, ne la mentionnez pas, stipule la mise au point. Ne mentionnez pas non plus ce changement d’adresse. J’insiste, car, si par mégarde, vous y faisiez allusion, nous ne pourrions plus travailler avec vous. » On se croirait dans un film d’espion… ou le nez sur une vaste escroquerie.

Menaces de procèsMais qui pour s’en offusquer ? Frédéric Truskolaski va cher-cher ses collaboratrices en passant des annonces sur le site Letudiant.fr, un vivier peu enclin aux indignations syndicales. Et il exige d’elles qu’elles ne soient pas journalistes profes-sionnelles. Le profilage n’est pas anodin : ainsi le serial créateur de magazines peut payer ses rédactrices 40 euros les 10 000 signes, un tarif plus de dix fois inférieur à ce qui se fait dans la presse. Pour gagner un Smic chez People Story, il faudrait écrire un magazine et demi. Heureusement, les jeunes recrues peuvent arrondir leurs fins de mois : elles sont invitées à voter, par mail, pour « les sujets les plus

people Story, hiStoireS vraieS...

Avant de prendre le train, vous vous jetez peut-être sur elle, un peu honteuse. C’est la presse dite people ou “real life”. Ces dernières années, un homme s’est illustré dans ce secteur par la création compulsive de plusieurs dizaines de titres : Frédéric Truskolaski. Pour damer le pion à ses rivaux, le patron s’est donné beaucoup de mal : recours aux faux témoignages, concurrence déloyale, pigistes exploités… Enquête sur une entreprise de désinformation.

1. Les prénoms ont été modifiés.

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vendeurs ». Tarif du sondage ? 50 centimes d’euro ! Il y a pire : afin de réaliser une économie substantielle de charges sociales, Frédéric Truskolaski paie ses petites en droits d’auteur, alors qu’il devrait leur verser un salaire 2. Pour lui, jackpot, pour elles : pas de congés payés, pas d’assurance chômage… Et que dire du fait que les rédactrices établissent des factures aux entre-prises Media People ou 20 Ans alors que leur contrat a été passé avec la société People Story (sans jamais leur avoir été retourné) ? À qui bénéficie ce jeu opaque (et illégal) de vases communicants ? On vous le donne en mille : toutes les sociétés de Frédéric Truskolaski ont gagné de l’argent en 2011 (lui-même s’est attribué 150 000 euros de revenus). « S’ils n’exploitaient pas ses pigistes et s’il ne squeezait pas l’État, ses résultats ne seraient plus du tout les mêmes, prévient un expert-comptable parisien, à la lecture des bilans. Il serait en perte. »

Concurrence déloyaleIl n’y a pas que le petit peuple et la crédulité du lectorat qui permettent à Truskolaski de garder sa barque à flot. Dans son milieu, il est surnommé « le spécialiste des numéros 1 ». Il en sort un tous les quatre matins : un moyen de bénéficier auprès de la société qui le distribue, Presstalis, d’importantes

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remises sur les frais d’invendus. « Il détourne le système, qui est fait pour encourager l’initiative, cela fait des années que nous le dénonçons, s’indigne un patron de presse qui désire rester anonyme. Il flingue le secteur en étouffant les autres. » Concurrence déloyale, pratique commerciale trompeuse, détournement du droit de la propriété intellectuelle, violation

du droit social et du droit du travail… La liste des reproches est longue. En attendant un contrôle de l’Urssaff ou de la direction des fraudes, Trusko-laski fait l’autruche. Sollicité, via une adresse mail interne à la rédaction (faute de contact officiel disponible), la société People Story a vu d’un très

mauvais œil notre demande d’interview. Et nous a rapide-ment téléphoné : « Qui vous a donné cette adresse mail ? s’est entêtée à demander notre interlocutrice, tout en refu-sant de communiquer son nom. Ce n’est pas grave si c’est une de nos rédactrices, mais j’ai besoin de savoir qui c’est. […] Il n’y aura pas d’interview. Je vous demande de ne plus nous recontacter. » Oups, on a mis le doigt dans la prise…

Léna MeynaRD et Julia PasCuaLillustrations : extraits de People Story, Histoires vraies !, Faits divers, Histoires vécues Sexo et ça m’est arrrivé

2. En droits d’auteur, l’entreprise s’acquitte d’environ 7 à 8 % de charges, contre plus de 50 % sur les salaires.

LA ChEFFE éTAiT En sTAgE en 2009, déjà, les méthodes de Frédéric truskolaski avaient fait des vagues, alors qu’il venait de racheter le nom du magazine 20  Ans et de lancer une nouvelle formule. le site d’information 20minutes.fr avait tôt fait de découvrir que les pigistes étaient sous-payées et que la rédactrice en chef était une stagiaire de 19 ans !À lire : « 20 Ans : 7 astuces pour faire un magazine sans argent », 15 avril 2009, 20 minutes.fr