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1 HMA 1951434 “Ne trouvez-vous pas que ce thème a quelque chose d’insistant ? Je vais essayer de le répéter sans cesse, sans développement aucun, faisant monter l’orchestre graduellement aussi bien que je pourrai. Des fois que ça réussirait comme à la Madelon…” Maurice Ravel Maurice Ravel (1875-1937) Boléro La valse Concerto pour la main gauche Concerto en Sol majeur En 1906, Ravel envisage d’écrire une partition portant le titre de “Wien”, en hommage à Johann Strauss. “Ce n’est pas subtil, ce que j’entreprends pour le moment, écrit-il alors à Jean Marnold, une grande valse, une manière d’hommage à la mémoire du grand Strauss, pas Richard, l’autre, Johann. Vous savez mon intense sympathie pour ces rythmes admirables et que j’estime la joie de vivre exprimée par la danse plus profonde que le puritanisme franckiste.” Mais les Valses nobles et sentimentales de 1911 (liées au moins par le titre et par l’esprit à celles de Schubert) et la guerre devaient repousser le projet. Dans son Esquisse autobiographique (1928), Ravel préciserait l’évolution de celui-ci : “J’ai conçu cette œuvre comme une espèce d’apothéose de la valse viennoise à laquelle se mêle, dans mon esprit, l’impression d’un tournoiement fantastique et fatal. Je situe cette valse dans le cadre d’un palais impérial, environ 1855.” “Wien” joie de vivre était donc devenu La valse, tournoiement fantastique et fatal. Que s’était-il passé ? Ecrite entre décembre 1919 et mars 1920, la partition fut d’abord rédigée dans une version pour piano seul, puis à deux pianos et enfin pour orchestre. Ravel est alors complètement isolé, au milieu de l’hiver, à Lapras dans les Cévennes, et La valse a pris les allures d’une danse des morts : celle de sa mère (1917), celle des victimes de la guerre, et celle de la valse en général. Depuis le Congrès de Vienne de 1815, la bourgeoisie européenne nantie avait exprimé sa “joie de vivre” sur un trois temps sans accroc qui conférait le plaisir du vertige : le couple tourne en rond, envoûté par sa propre rotation. Mais cette rotation offre un double danger : la tentation de l’accélération qui provoque l’étourdissement, la sensation d’un équilibre précaire qui ne tient précisément qu’à la vitesse qui l’engendre. Le génie de Ravel est bien d’avoir traduit cette ivresse destructrice d’un monde qui s’enivre et s’écroule. Les glaces du palais impérial se brisent. Une civilisation s’écroule. Quand Diaghilev, en compagnie de Stravinski et du jeune Poulenc, découvrit l’œuvre, le 16 avril 1920, sous les doigts de Marcelle Meyer et du compositeur, il commenta froidement : “Ravel, c’est un chef-d’œuvre, mais ce n’est pas un ballet. C’est la peinture d’un ballet.” La partition fut précédée d’un argument de Ravel un peu trop “joli” pour une musique aussi inquiétante, voire morbide : “Des nuées tourbillonnantes laissent entrevoir par éclaircies des couples de valseurs. Elles se dissipent peu à peu ; on distingue une immense salle peuplée d’une foule tournoyante. La scène s’éclaire progressivement. La lumière des lustres éclate au plafond. Une cour impériale vers 1855.” Ravel ne joue donc pas seulement sur le mouvement mais aussi sur la lumière. Cet orchestre rampe, glisse, ondoie, mais son charme voluptueux se déchaîne peu à peu, ensorcelant, menaçant, conduisant droit au cauchemar. Alfredo Casella et Ravel donnèrent à Vienne, le 23 octobre 1920, une première exécution publique à deux pianos – devant Schoenberg, notamment, qui publierait trois ans plus tard sa première œuvre dodécaphonique incluse dans l’opus 23, une valse ! La création parisienne en concert, le 12 décembre 1920, sous la direction de Camille Chevillard, fut un succès. Diaghilev, comme toujours, avait vu juste. Ravel devra pourtant attendre le 23 mai 1929 pour voir La valse donnée à l’Opéra grâce aux ballets d’Ida Rubinstein dans une chorégraphie de Bronislava Nijinska.

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HMA 1951434

“Ne trouvez-vous pas que ce thème a quelque chose

d’insistant  ? Je vais essayer de le répéter sans

cesse, sans déve loppement aucun, faisant monter

l’orchestre graduellement aussi bien que je pourrai.

Des fois que ça réussirait comme à la Madelon…”

Maurice Ravel

Maurice Ravel (1875-1937)

BoléroLa valse

Concerto pour la main gauche

Concerto en Sol majeur

En 1906, Ravel envisage d’écrire une partition portant le titre de “Wien”, en hommage à Johann Strauss. “Ce n’est pas subtil, ce que j’entreprends pour le moment, écrit-il alors à Jean Marnold, une grande valse, une manière d’hommage à la mémoire du grand Strauss, pas Richard, l’autre, Johann. Vous savez mon intense sympathie pour ces rythmes admirables et que j’estime la joie de vivre exprimée par la danse plus profonde que le puritanisme franckiste.” Mais les Valses nobles et sentimentales de 1911 (liées au moins par le titre et par l’esprit à celles de Schubert) et la guerre devaient repousser le projet. Dans son Esquisse autobiographique (1928), Ravel préciserait l’évolution de celui-ci  : “J’ai conçu cette œuvre comme une espèce d’apothéose de la valse viennoise à laquelle se mêle, dans mon esprit, l’impression d’un tournoiement fantastique et fatal. Je situe cette valse dans le cadre d’un palais impérial, environ 1855.” “Wien” joie de vivre était donc devenu La valse, tournoiement fantastique et fatal. Que s’était-il passé ?Ecrite entre décembre 1919 et mars 1920, la partition fut d’abord rédigée dans une version pour piano seul, puis à deux pianos et enfin pour orchestre. Ravel est alors complètement isolé, au milieu de l’hiver, à Lapras dans les Cévennes, et La valse a pris les allures d’une danse des morts : celle de sa mère (1917), celle des victimes de la guerre, et celle de la valse en général. Depuis le Congrès de Vienne de 1815, la bourgeoisie européenne nantie avait exprimé sa “joie de vivre” sur un trois temps sans accroc qui conférait le plaisir du vertige : le couple tourne en rond, envoûté par sa propre rotation. Mais cette rotation offre un double danger : la tentation de l’accélération qui provoque l’étourdissement, la sensation d’un équilibre précaire qui ne tient précisément qu’à la vitesse qui l’engendre. Le génie de Ravel est bien d’avoir traduit cette ivresse destructrice d’un monde qui s’enivre et s’écroule. Les glaces du palais impérial se brisent. Une civilisation s’écroule.Quand Diaghilev, en compagnie de Stravinski et du jeune Poulenc, découvrit l’œuvre, le 16 avril 1920, sous les doigts de Marcelle Meyer et du compositeur, il commenta froidement : “Ravel, c’est un chef-d’œuvre, mais ce n’est pas un ballet. C’est la peinture d’un ballet.” La partition fut précédée d’un argument de Ravel un peu trop “joli” pour une musique aussi inquiétante, voire morbide : “Des nuées tourbillonnantes laissent entrevoir par éclaircies des couples de valseurs. Elles se dissipent peu à peu ; on distingue une immense salle peuplée d’une foule tournoyante. La scène s’éclaire progressivement. La lumière des lustres éclate au plafond. Une cour impériale vers 1855.” Ravel ne joue donc pas seulement sur le mouvement mais aussi sur la lumière. Cet orchestre rampe, glisse, ondoie, mais son charme voluptueux se déchaîne peu à peu, ensorcelant, menaçant, conduisant droit au cauchemar.Alfredo Casella et Ravel donnèrent à Vienne, le 23 octobre 1920, une première exécution publique à deux pianos – devant Schoenberg, notamment, qui publierait trois ans plus tard sa première œuvre dodécaphonique incluse dans l’opus 23, une valse  ! La création parisienne en concert, le 12 décembre 1920, sous la direction de Camille Chevillard, fut un succès. Diaghilev, comme toujours, avait vu juste. Ravel devra pourtant attendre le 23 mai 1929 pour voir La valse donnée à l’Opéra grâce aux ballets d’Ida Rubinstein dans une chorégraphie de Bronislava Nijinska.

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Quelques mois avant le ballet, la même troupe avait donné, le 22 novembre 1928, la création du Boléro. Ida Rubinstein avait proposé à Ravel un ballet de caractère espagnol qui serait intitulé “Fandango” et serait composé de transcriptions orchestrales de six pièces d’Iberia d’Albeniz. Mais l’orchestration avait été déjà confiée au compositeur-chef d’orchestre Enrique Arbos. “Après tout, j’aurai plus vite fait d’orchestrer ma musique que celle des autres”, rétorqua Ravel. Et celui-ci, un beau matin avant un bain à Saint-Jean-de-Luz, de tapoter sur le piano un thème très simple. “Ne trouvez-vous pas que ce thème a quelque chose d’insistant ? Je vais essayer de le répéter sans cesse, sans développement aucun, faisant monter l’orchestre graduellement aussi bien que je le pourrai. Des fois que ça réussirait comme la Madelon…” Après les langueurs convulsives de La valse, voici, sans détour cette fois, sur un rythme immuable également à trois temps, une implacable mécanique de “mise à mort”. Chostakovitch utilisera le même procédé dans le premier mouvement de sa Symphonie n°7 “Leningrad” pour figurer les envahisseurs. Ce thème principal en Ut majeur est complété d’un second en ut mineur exposé comme lui à neuf reprises. Ces deux thèmes sont également articulés en deux périodes de huit mesures chacune. Rythme égal et tonalité volontairement maintenue en ut jusqu’à l’explosive modulation en Mi majeur. Mais la conclusion revient inexorablement à l’Ut majeur initial  ! Le chaos retourne au chaos. La dynamique se limite elle-même à un subtil mais immense crescendo par ajout d’instruments parmi lesquels on relève le hautbois d’amour, la petite clarinette, la petite trompette en ré et trois saxophones. Belle leçon d’orchestration  ! L’harmonie est également réduite à des ajouts d’intervalles simples  : tierce, quinte, etc. Pas de développement, pas la moindre variation. Bref, il y a la volonté nette, suicidaire, du renoncement et de l’orgueil mêlés : arriver à faire beaucoup avec (presque) rien. Car tous les enrichissements qui faisaient les beaux jours de notre musique occidentale depuis trois siècles sont ici pulvérisés. Comparez les dernières mesures du Sacre du printemps de Stravinski, de La valse ou du Boléro. Issues fatales ! A l’Opéra, le soir du 22 novembre, une femme cria “Au fou !”, et Ravel d’approuver : “Celle-là, elle a compris.” Car Ravel lui-même ne croyait pas en son œuvre, estimant que c’était “un morceau dont ne s’empareraient pas les concerts du dimanche”. Le “suicide” irait-il jusqu’au point de composer une partition – sa dernière œuvre symphonique – pour qu’elle ne soit pas jouée ?Il restait les deux Concertos, où l’orchestre a une tout autre fonction. Retournons encore une fois à 1906. Ravel avait alors envisagé d’écrire une œuvre concertante pour piano, “Zagpiac-Bat”, sur des thèmes basques. En 1914, il renonce à son projet, “répugnant à soumettre des chants agrestes à des lois incompatibles avec leur essence”. En cette année 1930 où le Boléro triomphe – notamment au disque –, au moment même où il songeait à reprendre cette idée de concerto pour piano, il reçoit la commande d’un concerto pour la main gauche seule. Celle-ci émane du pianiste autrichien Paul Wittgenstein (1887-1961) qui avait été amputé du bras droit lors de la première guerre. Strauss, Prokofiev, Schmidt, Hindemith, Britten écriront pour lui. Ravel entreprend donc simultanément les deux Concertos mais en différencie nettement les styles. Le Concerto en sol “est un concerto au sens le plus exact du terme, je veux dire qu’il est écrit exactement dans le même esprit que ceux de Mozart et de Saint-Saëns. (…) Le Concerto pour la main gauche seule est de caractère assez différent et en un seul mouvement, avec beaucoup d’effets de jazz, et l’écriture n’est pas aussi simple. Dans une œuvre de ce genre, l’essentiel est de donner non pas l’impression d’un tissu sonore léger mais celle d’une partie écrite pour les deux mains. Aussi ai-je eu recours ici à un style beaucoup plus proche que celui, volontiers imposant, qu’affectionne le concerto traditionnel. Après une première partie empreinte de cet esprit apparaît un épisode dans le caractère d’une improvisation qui donne lieu à une musique de jazz. Ce n’est que par la suite qu’on se rendra compte que l’épisode en style jazz est construit, en réalité, sur les thèmes de la première partie” (rapporté par Alfred Cortot). Il est vrai qu’à la limpidité mozartienne via Saint-Saëns du Concerto en sol que Ravel songea un moment appeler “divertissement” répond l’emphase lisztienne du Concerto pour la main gauche. Pour ce dernier, Ravel s’est plongé dans l’extra ordinaire Étude pour la main gauche op.76 n°1 d’Alkan, les Études de Saint-Saëns, de Chopin-Godowsky… Là encore, il voulait vaincre une gageure basée sur l’illusion, l’artifice que Debussy, déjà, lui reprochait. Wittgenstein aura bien du mal à s’accommoder d’une partition trop difficile pour lui qu’il créerait avec quelques aménagements le 5 janvier 1932 à Vienne. La création de l’œuvre sous sa forme véritablement originale n’eut lieu qu’en mars 1937 à Paris, sous les doigts de Jacques Février. Par contre, c’est pour lui-même que Ravel avait écrit le Concerto en sol, pensant l’exécuter en tournée. Il dut y renoncer et confia la création à Marguerite Long. Elle eut lieu à Paris, le 14 janvier 1932, sous la direction du compositeur à la tête de l’Orchestre Lamoureux, Salle Pleyel. Le Concerto fut enregistré trois mois plus tard par les mêmes interprètes. On est ici bien loin des thèmes basques tout autant que de la valse des thèmes de Johann Strauss… Et tout Ravel est dans cette transmutation du matériau. Un musicien génial artisan autant qu’artiste.

JEAN-YVES BRAS