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A Georges Cattaui.
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Nous juxtaposons, dit Bergson, nos
tats de conscience de manire les aper-
cevoir simultanment non plus l'un dans
l'autre mais l'un ct de l'autre bref,
nous projetons le temps dans l'espace.
Critique la plus grave que le bergsonisme
adresse l'intelligence. Celle-ci aurait ten-
dance anantir la continuit relle de notre
tre en lui substituant une sorte d'espacemental o les moments s'aligneraient sans
jamais s'entrepntrer. D'o, pour Berg-
son, la ncessit de dtruire cet espace ,
de revenir par l'intuition la pure dure,
au murmure modul par lequel l'existence
rvlesanature inpuisablementchangeante
l'esprit. Il est singulier que celui dont on a
AVANT-PROPOS
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si souvent voulu faire un disciple de Berg-
son, ait pris, probablement sans le savoir,
une position diamtralement contraire. Si la
pense deBergson dnonce et rejette la m-
tamorphose du temps en espace, Proust
non seulement s'en accommode mais s'y
installe, lapousse l'extrme et enfaitfina-lement un desprincipes de son art. Voici ce
que voudrait montrer le petit essai qui va
suivre. A la mauvaise juxtaposition, l'es-
pace intellectuel, condamn par Bergson,
s'oppose une bonnejuxtaposition, un espace
esthtique, o, en s'ordonnant, les mo-
ments et les lieux forment l'uvre d'art,
ensemble remmorable et admirable.
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Dans les termes mmes du titre qu'il
porte, l'on sait que le roman proustien est
trs exactement une recherche du temps
perdu . Un tre se met en qute de son
pass, s'efforce de retrouver son ancienne
existence. Or, c'est ds le premier moment
du rcit que cette recherche commence. On
y voit le hros, rveill en pleine nuit, se
demander quelle poque de sa vie se rat-
tache ce moment o il reprend conscience.Moment totalement dpourvu de rapport
avec le reste de la dure moment suspendu
en lui-mme et profondment angoiss,
parce que celui qui le vit, ne sait littrale-
ment quand il vit. Perdu dans le temps, il
est rduit une vie toute momentane.
Mais l'ignorance de ce dormeur rveill
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est plus grave encore qu'il ne semble. S'il
ne sait pas quand il vit, il ne sait pas non
plus o il vit. Son ignorance n'est pas
moindre quant sa position dans l'espace
que quant sa situation dans la dure
Et quand je m'veillais au milieu de la
nuit, comme j'ignorais o je me trouvais,je ne savais mme pas au premier instant
qui j'tais1.
La premire question qui monte aux
lvres de l'tre proustien n'est donc pas dif-
frente de celle que seposent tout bout de
champ tant de personnages de Marivaux,
tombs, comme ils l'avouent volontiers eux-
mmes, de la lune, et se demandant dans
quel lieu et dans quel moment ils se trou-
vent Je m'y perds, disent-ils, la tte me
tourne, o en suis-je ?Ces tres tour-dis et charmants ne savent pas o ils sont,
o ils en sont, parce que, dans leur distrac-
tion ou leurpassion, ils ont perdu le contact
avec le monde qui tait le leur. Ou plutt
car nous sommes ici sur le plan tragique,
et dans un mode de vie qui ne ressemble
gure l'insouciance marivaudienne
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l'ignorance du personnage proustien est
plus prcisment comparable l'tat d'es-
prit de cet tre que Pascal imagine trans-
port, pendant qu'il dormait, dans une le
dserte, et s'y veillant au matin dans la
terreur, sans connatre o il est, et sans
moyen d'en sortir .L'tre qui s'veille, et qui, en s'veillant,
reprend conscience de son existence, re-
prend donc conscience d'un laps devie sin-gulirement et tragiquement contract. Qui
est-il ? Il nele sait plus, et il nelesait plus,
parce qu'il a perdu le moyen de relier lelieu et le moment o il vit, tous les autres
lieux et moments de son existence ant-
rieure. Sa pense trbuche entre les temps,
entre les lieux. Le moment o il respire
est-il contigu un moment de son enfance,de son adolescence, de son ge adulte ?Le
lieu o il est, quel est-ilEst-ce sachambre
coucher de Combray, de Paris, ou l'une
de .ces chambres d'htel, plus rbarbatives
que toutes, parce qu'tant sans rapport
d'accoutumance et de sympathie avec l'tre
qui les occupe, elles ne sont pas de vrais
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lieux, elles ne tiennent rien, elles sont,
pour ainsi dire, n'importe o dans l'es-paceP D'autre part, pour qui s'veille dans
le noir, comment tre sr de la faon dont
les lieux se disposent ?Pendant un ins-
tant, crit Proust dans la prface du Contre
Sainte-Beuve, je fus comme ces dormeurs
qui en s'veillant dans la nuit ne savent pas
o ils sont, essaient d'orienter leurs corps
pour prendre conscience du lieu o ils se
trouvent, ne sachant dans quel lit, dans
quelle maison, dans quel lieu de la terre,
dans quelle anne de leur vie ils se trou-
vent'. Ainsi, ttons, l'esprit cherche
se situer. Mais il a perdu leplan du lieu
o il se trouve3. Auhasard, l'aveuglette,
il place ici la fentre, l en face la porte
jusqu'au moment o vient un rais de lu-
mire, qui, clairant la chambre, contraint
la fentre quitter sa place et tre rem-
place par la porte. De la sorte, presque au
petit bonheur, l'ordre des lieux bascule et
se refait de fond en comble. Ou bien en-
core, dans unautre pisode, voici qu' l'en-droit mme o s'levait le mur de sa
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chambre, le hros, alors enfant, voit appa-
ratre un autre espace, une lande, o un
cavalier se dplace. Mais le premier espace
n'est pas aboli, le corps du cavalier coin-
cide avec le bouton de la porte. Deux es-
paces peuvent donc se superposer et l'un se
surimposer l'autre, tel un vitrail vacil-
lant et momentan4. Or, ce vacillement,
ce vertige, combien de fois ne le voit-on
pas affecter le personnage proustien Cela
lui arrive mme quand il est veill et
qu'un vnement inattendu le trouble. Par
exemple, quand, au bas d'une invitation,Marcel lit la signature inespre de Gil-
berte, il n'en croit pas ses yeux, il ne sait
plus o il se trouve Avec une vitesse
vertigineuse, cette signature sans vraisem-
blance jouait aux quatre coins avec mon
lit, ma chemine, mon mur. Je voyais tout
vaciller comme quelqu'un qui tombe de
cheval a.
Vacillation du mur o l'enfant voit che-
vaucher Golo, vacillation de la pice o
l'adolescent reoit la premire marque d'in-trt de l'aime, vacillation enfin de la
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chambre o l'adulte angoiss se rveille
dans le noir, voil trois exemples d'un tour-
noiement la fois intrieur et extrieur,
psychique et spatial, qui, trois poques
distinctes de son existence, affecte en mme
temps l'esprit du hros et les lieux mmes
o il se trouve ces moments-l. Mais cesmoments de vertige ne sont pas les seuls.
L'on se souvient du singulier pisode destrois arbres sur la route d'Hudimesnil.
Etranges et familiers, jamais vus et pour-
tant semblables quelque image du pass
que l'esprit ne peut ressaisir, l'exprience
paramnsique qu'ils provoquent interdit
la pense de les reconnatre dans le lieu
dont ils taient comme dtachs , aussi
bien d'ailleurs que de les situer dans un
autre de sorte, ajoute Proust, que monesprit ayant trbuch entre quelque anne
lointaineet le moment prsent, les environsde Balbec vacillrent.
Ce qui vacille ici, ce n'est pas seulement
le temps, ce sont les lieux, c'est l'espace.
Un lieu s'efforce de se substituer un autre
lieu, de prendre sa place. Or il en va de
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mme dans un pisode plus mmorable
encore. A la fin du Temps retrouv, chez
le prince de Guermantes, le hros s'essuie
les lvres avec une serviette fortement ami-
donne. Aussitt, dit-il, c'est la salle man-
ger de Balbec qui cherche branler la
solidit de l'Htel de Guermantes , et qui,observe-t-il encore, fait vaciller un ins-
tant les canaps autour de moi.7En un
mot, juste comme la chambre coucher
de Combray et le paysage o chevauchait
Golo, Balbec et l'Htel de Guermantes sont
des lieux vacillants et substituables. Tels
le mur et la lande, ils se disputent le mme
espace. L'un est de trop et usurpe la place
de l'autre. Le phnomne du souvenir
proustien n'a donc pas seulement pour effet
de faire chanceler l'esprit entre deux po-
ques distinctes il le force choisir entre
des lieux mutuellement incompatibles. La
rsurrection du pass, dit Proust en sub-
stance, force notre esprit trbucher
entre les lieux lointains et les lieux prsents
dans l'tourdissement d'une incertitude
pareille celle qu'on prouve parfois devant
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une vision ineffable, au moment de s'en-
dormir8.
Au moment de s'endormir, au moment
inverse et correspondant du rveil, dans
l'espce de clair-obscur o la conscience est
moins arme pour rsister aux phnomnes
qui la troublent, il arrive donc parfois aupersonnage proustien de voir l'espace se
scinder, se ddoubler, perdre sa simplicit
et son immobilit apparentes. Et il se peut
que cette exprience ait pour effet chez celui
quil'prouve, un vertigineux bonheur. Mais
laplupartdu temps, la dcouverte du carac-
tre instable des lieux lui inspire, bien au
contraire, un sentiment d'apprhension et
mme d'horreur Peut-tre l'immobilit
des choses autour de nous, crit Proust,
leurest-elleimpose par notre certitudequece sont elles et non pas d'autres, par l'im-
mobilit de notre pense en face d'elles.
Toujours est-il que quand je me rveillais
ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher,
sansy russir, savoir o j'tais, tout tour-
nait autour de moi dans l'obscurit, les
choses, les pays, les annes 9.
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Cherchant savoir o j'tais. On
voit donc clairement que, ds le premier
moment on pourrait presque dire aussi
ds le premier lieu du rcit, l'uvre
proustienne s'affirme comme une recherche
non seulement du temps, mais de l'espace
perdus. Perdus l'un comme l'autre, aumme titre, perdus, au sens o l'on dit
qu'on a perdu son chemin, qu'on recherche
sa route. Mais perdus aussi, au sens o l'on
dit qu'on a perdu ses bagages, perdu les
grains d'un collier qui s'est dfait. Com-
ment relier l'endroit o l'on est, le moment
o l'on vit, tous les autres moments et
endroits parpills en quelque sorte tout le
long de l'tendue ?On dirait que l'espace
est une sorte de milieu indterminable, o
errent les lieux, de la mme faon que dans
l'espace cosmique errent les plantes. Tou-
tefois le mouvement de celles-ci est calcu-
lable. Mais comment calculer le mouvement
des lieux en erranceP L'espace ne les en-
cadre pas il ne leur assigne pas une posi-
tion inchangeable. Comme il arrive parfoisaux images de notre pense, rien ne s'op-
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