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SOUVENIRS PERSONNELS LA BATAILLE DE LA SEINE (9, 10, Il Juin 1940) I J 'AI dans mes Souvenirs personnels sur la bataille de la Somme, (1) fait le récit des dures journées des 5 et 6 juin, et retracé, bien imparfaitement, je le crains, quelques-uns des hauts faits accomplis par les troupes de la 3 e Division légère de eavalerie. Celle-ci devait, trois jours plus tard, sur la Seine, vivre des heures peut-être plus dures encore et subir des pertes plus cruelles : mais ses éléments devaient aussi y écrire à nouveau des pages glorieuses et y affirmer une fois de plus leur excep- tionnelle qualité. Conformément aux directives reçues le 6 juin 1940 au soir à Sarcus, du commandant du IX e C. A., sanctionnées par le com- mandant de la X e Armée, j'avais, dans la nuit du 6 au 7, entamé le regroupement des éléments restants de la Division, à l'Ouest et au Sud-Ouest d'Aumale, où ils étaient plus ou moins imbri- qués avec des Divisions voisines, la 5* D. L. C. notamment. Dans l'après-midi du 7, le regroupement de la Division était terminé au sud-ouest de Forges-les-Eaux. La poussée brutale des Panzerdimsionen allemandes vers Formerie, — où la 17 e D. L. I. amenée en renfort, et surprise en cours de débarquement, avait perdu un de ses deux régi- (1) Voir la Bévue des 1 er et 15 mars. TOME LXXV. — 1« JUIN 1943. ,

LA BATAILLE DE LA SEINE

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Page 1: LA BATAILLE DE LA SEINE

S O U V E N I R S P E R S O N N E L S

LA BATAILLE

DE LA SEINE

(9, 10, Il Juin 1940)

I

J 'AI dans mes Souvenirs personnels sur la bataille de la

Somme, (1) fait le récit des dures journées des 5 et 6 juin, et

retracé, bien imparfaitement, je le crains, quelques-uns des

hauts faits accomplis par les troupes de la 3 e Division légère de eavalerie. Celle-ci devait, trois jours plus tard, sur la Seine, vivre

des heures peut-être plus dures encore et subir des pertes plus

cruelles : mais ses éléments devaient aussi y écrire à nouveau

des pages glorieuses et y affirmer une fois de plus leur excep­

tionnelle qualité.

Conformément aux directives reçues le 6 juin 1940 au soir à

Sarcus, du commandant du IX e C. A., sanctionnées par le com­

mandant de la X e Armée, j'avais, dans la nuit du 6 au 7, entamé

le regroupement des éléments restants de la Division, à l'Ouest

et au Sud-Ouest d'Aumale, où ils étaient plus ou moins imbri­

qués avec des Divisions voisines, la 5* D. L. C. notamment. Dans

l'après-midi du 7, le regroupement de la Division était terminé

au sud-ouest de Forges-les-Eaux.

La poussée brutale des Panzerdimsionen allemandes vers

Formerie, — où la 17e D. L . I . amenée en renfort, et surprise

en cours de débarquement, avait perdu un de ses deux régi-

(1) Voir la Bévue des 1er et 15 mars.

TOME LXXV. — 1« JUIN 1943. ,

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jnenis d'Infanterie, — avait entraîné la retraite, aux premières heures du 8 juin, de cette Division sur Rouen. Une énorme brèche s'ouvrait au centre de la X ' Armée, dont le P. C. venait de se replier de Lyo*i*-Ia-Forêt sur Marines. Depuis le matin, la Divi­sion avait entamé une action retardatrice face au nord-est pour couvrir notamment le repli de la 17" D. L. I . ; elle était, par ailleurs, en flèche ; ses deux flancs, — son flanc droit en par­ticulier — se trouvaient découverts. Apprenant par les compte-rendus de mes olficiers de liaison que la Seine n'était, en fait, pas tenue, j'avais dû me résoudre à ramener, dans la soirée et dans la nuit, mes éléments derrière la rivière.

Cette journée du 8 juin reste dans mes souvenirs comme m'ayant imposé une des épreuves morales les plus pénibles de mon existence, épreuve que je ne crois pas pouvoir mieux définir qu'en reproduisant les lignes que je lui ai consacrées dans l'Historique de la 3 e Division de Cavalerie.

«. Après avoir reçu, vers 17 heures, la visite du général Maillard qu'il oriente pleinement sur la situation et auquel il confirme ses instructions, le Général Petiet se porte par le Pont dvAnde, vers le Pont de l'Arche, (1) pour y retrouver la 13e B. L . M. Cette route, par la fia d'une magnifique journée d'été, avec la pensée lancinante de voir livrer à l'envahisseur les richesses de tout ordre d'une des provinces les pins favorisées de la France, fe;passage de la Seine, sur les bords de laquelle se presse une foule insouciante, où auberges et guinguettes regorgent de civils et. de soldats paraissant tout ignorer de la gravité de l'heure» l'arrivée dans une région où deux séjours différents dans une garnison voisine, l'un de dix ans comme lieutenant, l'antre de dew. ans comme colonel, lui ont permis de connaître chaque pouce- du sol, emplissent le cœur du général d'une émotion pro­fonde. Il constate par lui-même qu'aucune troupe française ne se. trouve derrière la Seine pour en défendre les passages. Dès ce. moment, il pressent qu'aux débris de ses régiments, harassés pat vingt huit jours de combats incessants, il va falloir deman­der un effort nouveau. Ces magnifiques unités qui, depuis le 10 mai ont combattu et marché sans arrêt, — en Luxembourg et à l ^ n g w y , puis à Sissonne et à Laon, enfin sur la Somme, — san* repos ni relève, il va devoir les remettre en ligne dès l e lendemain et leur imposer une fois de plus les suprêmes sacrifr-

(1) Vois* le croquis page 238.

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LA BATAILLE DE LA SEINE 227

ces. Ce jour-là le général commandant la 3 e D. L. C. a vraiment bu, jusqu'à la lie, le calice d'amertume » .

J'étais à Pont de l'Arche resté longuement sur le pont pour voir défiler les derniers éléments de la 13" B. L. M. et de l'artil­lerie. De nombreuses fractions britanniques, appartenant *e» particulier à la First Armoured Division du général Evans, fran­chissaient également la Seine. J'avais enfin rejoint mon P. C qui, non sans difficultés et retards, finissait par s'établir à la nuit tombée dans le petit hameau d'Ecrosville voisin de Montauic.

Les compte-rendus qui me parvinrent au début de la nuit étaient satisfaisants. La 13' B. L. M. avait bien eu, au moment où elle quittait les emplacements de son deuxième bond, un contact brutal avec l'ennemi, qui lui avait coûté quelques pertes, Mais elle avait finalement gagné sans trop d'encombre la rive sud «jt stationnait, ainsi que l'artillerie, dans les forêts de Bord et *j>b Louviers.

La 5e Brigade de cavalerie paraissait devoir achever dans le courant de la nuit son passage aux ponts de Saint-PieiTOHi*»-Vauvray et des Andelys, sans avoir été, comme je l'avais redouté tout l'après-midi, accrochée sur son flanc droit par des éléments blindés ou motorisés ennemis. Elle n'arriverait qu'aux premières heures du 9 juin dans la forêt d'Acquigny, zone qui lui avait élé fixée pour son stationnement, et je ne pouvais me dissimuler qu'hommes et chevaux seraient, après une aussi longue et aussi dure journée, harassés de fatigue.

Aux premières heures du 9 juin, mon chef d'état-major, le commandant de Virel, qui avait été, de grand matin, convoque à Louviers, par le Chef d'Etat-Major du III" C. A., me rendit compte que le général de la Laurencie, rentré de Dunkerqae par l'Angleterre quelques jours plus tôt, venait de recevoir ie commandement de tous les éléments alliés qui se trouvaient derrière la Seine entre Pont de l'Arche et Vernon. Je me rendis aussitôt auprès du général de la Laurencie, •— mon prédécesseur au Commandement de l'Ecole de Saumur, — et lui fis un court exposé de la situation de ma Division. Il me mit à son tour « • courant de ce qu'il connaissait des événements ainsi que de l'état de nos forces derrière la Seine.

Celui-ci n'était rien moins que brillant. En fait, hormis quelques détachements légers ou corps francs qui avaient pour mission principale de permettre la destruction, en temps voulu,

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des ponts de la Seine, mais qui seraient hors d'état d'imposer à l'ennemi même un simple retard, il n'y avait derrière le fleuve que les troupes qui venaient d'y repasser. Par ailleurs, les ins­tructions du Commandant en Chef, — le commandant du III" C. A. venait de téléphoner personnellement au G. Q. G. quelques instants plus tôt, — étaient claires et formelles : « La résis­tance, sans esprit de recul, doit s'établir sur la Seine. Si l'en­nemi a pu prendre pied sur la rive gauche de la Seine, il sera immédiatement contre attaqué par tout élément à proximité et rejeté dans le fleuve » .

Le général de la Laurencie me fit part de sa décision de me transférer « le commandement de toutes les unités, sans aucune exception, y compris les unités britanniques, qui se trouvent dans le secteur » . Cette décision était bientôt confirmée par un docu­ment écrit et signé de sa main, qui ajoutait : « L'honneur des officiers commandant les détachements isolés est engagé dans cette soumission absolue au présent ordre. Aucune dérogation, quelle qu'elle soit, à cet ordre ne peut être admise » .

Si préparé que je fusse, par mes réflexions et mes cons­tatations de la veille, à devoir remettre mes troupes en ligne sans leur accorder un repos indispensable, la réalité était plus sévère encore que mes craintes. Il n'y avait d'ailleurs pas une minute à perdre pour organiser la défense de la Seine, et la pre­mière nécessité était de voir de quels éléments je pouvais dis­poser pour cela. Je décidai donc de quitter immédiatement Lou-viers, de passer à mon P. C. pour faire alerter les troupes et convoquer les commandants de brigade et de l'artillerie, et d'aller aussitôt prendre contact avec le commandant des Forces britanniques. Celui-ci était représenté par le général Evans, com­mandant la First Armoured Division britannique, dont les Briga­des avaient déjà été successivement placées sous mon comman­dement sur la Somme.

Le Général de la Laurencie, qui désirait communiquer per­sonnellement au général Evans les instructions du Commandant en Chef, prit place dans ma voiture. Après un court arrêt à Ecrosville et quelques tâtonnements dans des châteaux succes­sifs pour identifier le P. C. du général Evans, nous trouvâmes le général, avec plusieurs de ses sous-ordres, dans un château situé à peu de distance au nord d'Amfreville-la-Campagne.

Le général Evans, bien qu'il estimât utile de laisser quel-

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ques jours de repos à ses unités, se rendit assez rapidement aux raisons du commandant du I I I e C. A. et je pus à la fois me faire une idée de l'importance des forces britanniques repliées au sud de la «Seine et leur donner quelques instructions initiales qui devaient me permettre de gagner un temps précieux.

Je rentrai de là rapidement à Ecrosville où je trouvai mes commandants de Brigades et le colonel Thomas, mon artilleur.

Le lieutenant-colonel de Viilers remplaçait depuis deux jours, au commandement de la 13* B. L. M., le colonel Lafenil-lade qui avait disparu. On croyait savoir que celui-ci, en quittant le 7 juin, —un peu tardivement peut-être, — son cantonnement dans une ferme voisine d'Aumale, avait trouvé la route inter­ceptée par l'ennemi et s'était engagé dans un chemin qui finale­ment se perdait dans les bois. Avec les deux officiers qui l'accom­pagnaient, le capitaine Hachette et le lieutenant de Nonneville, i l avait abandonné son automobile et avait dû continuer son che­min à pied. Depuis lors, aucune nouvelle n'était parvenue de «es trois officiers.

Malgré sa fatigue, la 13« B. L. M., qui n'avait pas été trop -durement engagée les 5 et 6 juin sur la Somme, était en état d'occuper dans un délai relativement court le front, — très étendu il est vrai, — que je lui destinais, iront auquel elle pou­vait accéder à peu de chose près par ses moyens automobiles. I l n'en était pas de même pour les deux régiments de la 5e B. C. Ceux-ci avaient été, au cours du combat des 5 et 6 juin, très cruellement éprouvés : ils avaient, dans les quarante-huit heures •consécutives, couvert, à cheval, de très longues distances, — de l'ordre de 150 kilomètres, — par une chaleur écrasante, dans une «difficile manœuvre en retraite à l'aile exposée. Ils n'étaient arrivés «dans leurs bivouacs respectifs que depuis quelques heures : tommes et chevaux étaient dans un état d'épuisement complet ; les unités, affaiblies par les pertes, auraient eu, en outre, grand besoin d'une réorganisation.

Le 72' régiment d'artillerie avait eu son groupe de 75, (Com­mandant Pouyat) très éprouvé les 5 et 6 jnin par ses dures •rencontres avec les Panier allemandes, — la Division Rommel en particulier, — mais il avait fait le trajet de la Somme à la Seine sur ses véhicules automohiles et venait de bénéficier d'une «mit de repos.

Je fis à mon état-major et aux commandants des unités

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subordonnées un rapide exposé de la situation. Celle-ci com­mandait impérieusement, malgré l'épuisement général, dont j e n'ignorais rien, que toutes les troupes disponibles se reportas­sent immédiatement au combat. La mission était aussi simple que formelle : « Empêcher tout franchissement de la Seine par les Allemands, et si certains éléments ont déjà franchi le fleuve, les rejeter ou les détruire » .

Je répartis ensuite le front en trois sous-secteurs : sous-secteur ouest : lieutenant-colonel de Villers, —- P. C. Rond de France, — de Criqueboeuf à Poses inclus. Sous-secteur centre t lieutenant-colonel Watteau, — P. C. Saint-Cyr du Vauvray, — de Poses exclu à Heudebouville inclus. Sous-secteur est : géné­ral Maillard, — P. C. Château du Hazey, — de Heudebouville au pont de Courcelles, au nord-est de Gaillon.

Je prescrivis aux commandants de sous-secteurs de prendre sous leur commandement la totalité des troupes qui se trouve­raient sur le terrain et de m'en rendre compte d'urgence. Je donnai l'ordre en particulier au colonel Thomas d'incorporer la totalité des unités d'artillerie existantes sur le terrain, — je croyais savoir qu'il en existait un certain nombre, appartenant aux régiments et aux calibres les plus divers, — et de m'en proposer l'articulation en groupements appropriés, à la demande des circonstances.

Les forces aériennes, le génie, les transmissions reçoivent des missions simples, à exécution rapide. Pour midi, les ordres sont rédigés, signés et remis aux intéressés, et le général dé la Laurencie peut regagner Louviers pleinement renseigné sur les dipositions prises.

La journée apporte, heure par heure, d'importants complé­

ments à la situation. Renseignements sur l'ennemi d'abord :

ils sont assez vagues : ayant appris, à mon arrivée à Ecrosville,

le 8 au soir, qu'un détachement de renfort destiné au 72e régi­

ment d'artillerie venait d'être débarqué dans la vallée de l'An-

delle, vers Fleury-suT-Andelle, où il était bloqué sans moyens

de transport, j'avais, malgré les risques sérieux de l'opération,,

prescrit de le faire enlever en camions et ramener à la Division.

Enlèvement et retour s'étaient passés sans accident : la basse-

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vallée de l'Andelle n'était donc pas encore, au milieu de la nuit, occupée par l'ennemi.

Par contre, un sous-officier du 406* R. A. T., le maréchal des logis Bailleux, qui venait de regagner nos lignes, à 4 heures du matin, après avoir traversé la Seine en barque, à hauteur du barrage de Martot, avait donné les renseignements suivants : « Entre 21 h. 30 et 22 heures, le 8 juin, un groupement d'engins chenilles allemands avait emprunté la route Ymare, les Authieux, Tourville-la-Rivière ; l'écoulement de la colonne avait duré une demi-heure. Puis la colonne, qui comptait environ deux cents engins, s'était rassemblée pour la nuit dans les bois de Tourville. Vers 23 heures, un avion, muni de ses feux de position, avait survolé le bois, lançant une fusée, dont la durée d'éclaire-ment avait été de cinq minutes environ. Presque instantané­ment cette fusée avait été prise dans le faisceau, d'un projecteur semblant se trouver dans les bois de Tourville » .

Ce renseignement me donnait à penser qu'une fraction assez importante d'une Panzerdivision avait, dès la soirée du 8, poussé jusqu'à la Seine, dans la boucle qui faisait face à Elbeuf. Par ailleurs, dès le début de la matinée du 9, nos observateurs terrestres avaient signalé un rassemblement de chars près de Bedanne, en face de Criquebeuf, — donc à proximité immédiate de Tourville. Ce rassemblement, qui devait vraisemblablement comprendre les engins signalés par le maréchal des logis Bail­leux, est aussitôt pris à parti par un groupe de 220 C. du 196" régiment d'artillerie en position aux lisières de la forêt de Bord et subit des pertes sensibles. Enfin, sur divers points du cours de la Seine, près de Pont de l'Arche, on signale dans la matinée, des préparatifs de passage en barque et même de lancement d'un pont de bateaux, tentatives qui échouent sous notre feu. Pas de renseignements sur l'activité ennemie en amont du confluent de l'Andelle.

En ce qui concerne les forces franco-britanniques, sur quoi puis-je compter, en dehors de la Division et des quelques élé­ments de protection, ou de destruction des ponts dont il a été parlé plus haut ?

Eléments britanniques d'abord : Les éléments combattants de la First Armoured Division dm général Evans compren­nent encore : A la brigade Crocker, trente à quarante engins blindés : ils reçoivent mission d'exécuter des patrouilles le long

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de la Seine dans le secteur de Pont de l'Arche. A la brigade Mac Creery, plus éprouvée, une quinzaine d'engins, qui doivent opérer de même dans le secteur entre Louviers et Gaillon. On me signale la présence de quelques détachements de la Division britannique Baumann : « Division de Travailleurs » dont un bataillon, commandé par le colonel Diggie, serait à Tostes, à quel­ques kilomètres de mon P. C. Mais, avant qu'il puisse être touché par l'ordre le maintenant en ligne, le bataillon se replie sur Bernay. Tous les autres détachements feront de même dans le cours de la journée du lendemain...

En ce qui concerne les forces françaises, je suis avisé de l'arrivée imminente de la 237e D. L. I., général François, Divi­sion à deux régiments d'infanterie seulement, récemment cons-tuée avec des éléments rescapés de Belgique et des Flandres.

Le Commandant Diot, commandant du premier bataillon du 236" R. I., se présente à 15 heures à mon P. C. Son bataillon, ainsi que le deuxième du 236*, avait subi, lors de son débar­quement en gare d'Evreux, un très violent bombardement aérien qui avait causé des pertes et avait produit sur la troupe un certain effet moral. Je prescris au Commandant Diot de porter sans désemparer son bataillon sur Saint-Pierre- du Vau-vray, en renforcement du sous-secteur centre, et je fais mettre à sa disposition des camions du IIP C. A. pour hâter son mou­vement. En fin 'de journée, les éléments régimentaires du 236* R. I. sont poussés sur Tostes.

Le général François, qui vient de recevoir, avec le comman­dement de la 237' D. L. I., ses étoiles de brigadier, se présente à moi dans la soirée : je lui fixe pour le P. C. le Mesnil-Jour-dain, où il s'installe dans un charmant petit château, propriété d'amis à moi qui y logent habituellement le ménage d'une de leurs filles.

J'apprends avec une grande satisfaction l'arrivée, ou plutôt le retour à la Division, de l'escadron de chars du 3e R. A. M , commandé par le capitaine Monnier. L'escadron Monnier, cons­titué en chars H. 35, était séparé de la.Division depuis le 13 mai»

Lorsque la 3 e D. L. C, qui venait de se battre du 10 au 14 inclus en Luxembourg et à Longwy, avait été mise aux ordres de la V I 6 Armée, et poussée, par une marche forcée, des environs de Metz à Sissonne, l'escadron Monnier, dont les chars étaient peu faits pour de pareils raids, avait été distancé. A de

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234 REVUE DES DEUX MONDES

nombreuses reprises, au cours des jours suivants, j'avais espéré récupérer cette excellente unité qui, en «de nombreuses occa­sions, m'eût rendu les plus grands services. Mais la Division avait été poussée successivement, et sans désemparer, de Sissonne à Laon, puis de Laon à Auneuil, et de là sur la Somme...

Finalement Monnier avait été ramené aux environs de Paris -où il avait échangé ses vieux H. 35, à bout de souffle, contre des H. 39 tout récemment sortis de fabrication. Il venait d'arri­ver à Verreon, où il achevait de parer ses freins de canons. De là il me signalait, à 15 heures, nouvelle bien préoccupante, qu'on «'était battu dans la ville, où ne se trouvaient plus d'autres fronpes françaises que son escadron...

La Division s'enrichissait le même jour d'une seconde batterie de 25 D. C. A., la batterie Î027/404.

Par ailleurs, mon dispositif d'artillerie s'organisait rapi-«Jement A"v«ec l'intelligente ardeur et le sens des réalisations -qui les caractérisaient, le colonel Thomas et ses adjoints, capi­taines tPerrotat et Vandenbossche, lieutenants Yon et 'Hradeck, «ni, dams un temps record, identifié sur le terrain les unités «fui s'y trouvaient. Ils ont organisé les groupements, confirmé •ou modifié 3es missions, prévu les ravitaillements. A part quel­ques éléments de gros caMbre, qui avaient été asez imprudem­ment aventurés sans couverture au fond de la 'boucle des Andelys et qui seront rapidement abordés et capturés par l'avance ennemie, toute l'artillerie sera, dès l'après-midi, en état de donner, sur les points essentiels tout au moins, un appui important, et dans certains cas, décisif.

Le commandant du I I I ' C. A. m'avait donné délégation pour ordonner dans tout le secteur du Corps d'Armée la destruction des ponts. Celui de Pont de l'Arche avait sauté le premier, à 7 hen res du matin, les autres destructions s'étaient échelonnées dans le courant de la journée : vers 15 heures avait sauté le beau pont de Saint-Pierre du Vauvray, une des plus belles réalisations de la technique moderne. J'imagine que l'officier du Génie chargé 4*. la mise de feu dut souffrir cruellement de cette pénible mission. Toujours est-il qu'il se fit fortement tirer l'oreille « t que je dus, pour éviter que le pont ne tombât intact aux mains de l'ennemi, envoyer sur place, porteur d'un ordre d'exé­cution formel, un officier de mon étatanajor. Je crois bien d'ailleurs me souvenir que celui-ci ne parvint pas sur les lieux

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LA BATAILLE DE LA SEINE 235V

sans quelques difficultés et gymnastiques. Finalement le pont saura in extremis précipitant en l'air et de là dans îa Seine deux attardés qui, fait curieux, en furent quittes pour un Bain forcé et sans doute aussi pour quelque émotion.

Je devais délibérer longuement en moi-même pour savoir si je ferais détruire le barrage de Poses. Cet ouvrage, vu la pénurie de mes effectifs et l'extrême étendue du front qui m'était imparti, ne pouvait être défendu que par un poste tarés faible : il risquait donc de permettre le passage d'éléments ennemis importants. En fin de compte, il m'apparùt que cette opération,, en faisant ipso facto baisser de façon importante le niveau de la Seine plus en amont, présenterait plus d'inconvénients que d'avantages. Le bonheur voulut que l'ennemi, flairant peut-être un piège, ne l'ait pas attaqué, ou, du moins ne l'ait utilisé que trop tardivement pour compromettre la défense du secteur.

Je profitai, au cours de l'après-midi, d'un, court moment de répit pour faire une marche rapide jusqu'au château de la Garde Châiel distant de trois ou quatre cents mètres de mon. P. C, dont les aimables propriétaires, vieux amis à moi, avaient recueilli de nombreux réfugiés. D'immenses colonnes d'une fumée noire et épaisse montaient dans le ciel, formant bientôt un nuage qui tenait tout l'horizon et obscurcissait la lumière du jour.. C'étaient les réservoirs de pétrole de la Basse-Seine que brûlaient.

* #

La fin de l'après-midi devait m'apporter urne heureuse sur­prise : le retour au bercail du colonel Laféuillaete, accompagné de ses deux officiers. Lafeuiilade me narra son odyssée et com­ment il avait finalement réussi à traverser la Seine avant que tous les ponts ne fuissent rompus. Il était, ainsi que ses com­pagnons, assez éprouvé par les efforts physiques, qu'il avait accomplis. Je l'envoyai se reposer, remettant au lendemain

.matin de lui confier à nouveau un commandement. La nuit du 9 au 10 juin s'écoule sans incident sérieux,

mais sans m'apporter de nouvelles de l'entrée en ligne des batïJllons du 236' R. I. Or, j'étais extrêmement pressé de les voir en place. Mon front était des plus ténus et quelle que fût ma confiance dans la valeur de mes troupes, je ne pouvais nue dissi­muler que auelques dizaines d'hommes au kilomètre ne repré-

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236 REVUE DES DEUX MONDES

sentaient pas une force suffisante pour s'opposer à des tenta­

tives sérieuses de franchissement. La région de Louviers, à

laquelle je destinais ces bataillons, m'inquiétait particulièrement

et j'étais même surpris de n'y avoir pas encore subi l'effort que

je redoutais depuis la veille.

En conséquence, dès 5 heures du matin, j'envoyai au géné­

ral François un de mes officiers, porteur d'une note écrite, par

laquelle je lui demandais de me communiquer, par retour, toutes

précisions relatives à l'entrée en ligne des bataillons du 236e R. 1.

Si j'avais pu douter un instant de l'activité et de l'esprit

offensif de nos adversaires, les premières heures de la matinée

m'auraient vite apporté le démenti d'une quiétude aussi injus­

tifiée. Profitant, en effet, du brouillard épais qui recouvrait la

rivière et ses abords, des détachements ennemis, utilisant, avec

les quelques barques qui n'avaient pu être ramenées sur la rive

gauche, leurs embarcations pneumatiques, avaient tenté, en de

très nombreux points, de franchir la Seine. Beaucoup de tenta­

tives échouent devant la vigilance et le courage des défenseurs.

Mais la faiblesse de nos effectifs et l'extrême étirement de notre

front permettent à certains éléments ennemis de prendre pied

sur la rive gauche du fleuve, notamment à Portejoie et à Port

Pinché, puis de pousser vers l'Ouest jusqu'à la voie ferrée Paris-

Fouen.

A l'extrême droite du sous-secteur centre, se trouve le

groupe de reconnaissance divisionnaire № 80. Réduit à 4 pelo­

tons depuis la campagne de Belgique, il a été, la veille, incor­

poré dans le dispositif général de la Division et tient le quar­

tier de Vironvay. Attaqué par des détachements allemands qui

ont réussi à débarquer sur la rive gauche, il les arrête d'abord

par son feu, puis les rejette sur Saint-Pierre-du-Vauvray.

C'est ici que se place le très bel acte de courage du moto­

cycliste Jean (1) . Le Capitaine Mazaudou, commandant le

G. R. 80, demande un agent de liaison pour porter au comman­

dant du sous-secteur un pli urgent : mission dangereuse, car

la route à suivre est menacée de près par l'ennemi. Jean, pupille

de l'Assistance publique, se propose. Il part, mais vers Saint-

Hildevert, il tombe sur l'ennemi, doit faire demi-tour et rentre

(1) Bien qu'un historique officiel de grande unité ne puisse que diffi­cilement s'ooivirir aux hauts faits individuels, j ' a i tenu à faire dans l'Historique de la 3e D. L. C, une exception en faveur du motocycliste Jean.

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LA BATAILLE DE LA SEINE 237 .

dans le hameau. Il réfléchit un instant : tous les itinéraires sont barrés et le temps presse. Jean repart donc, et cette fols fjonce à toute vitesse sur la route. Il passe. Mais une rafale d'arme automatique l'atteint en pleine poitrine. Crispé sur sa motocyclette, Jean parvient à . faire les 4 kilomètres qui le séparent du P. C. du sous-secteur, se présente au colonel Wat-teau, tout couvert de sang et lui remet le pli. Puis il tombe à terre, évanoui : peu d'heures après, il était mort. Jean a été inhumé, le 11, au cimetière du Boulay-Morin.

Il importe de réduire au plus vite les infiltrations enne­mies et de résorber la poche qui s'est créée à l'est do Louviers, dont les approches sont menacées par l'ennemi.

Je prescris donc aussitôt au capitaine Monnier de contre-attaquer en direction du Vieux-Rouen, avec ses chars. Ceux-ci, appuyés par des éléments blindés de la Brigade britannique Mac Creery, nettoient le terrain, et vers 11 heures 30 les abords est de Louviers sont dégagés. Mais, faute d'effectifs, il n'est, pas possible de reporter au sud de Tournedos la défense jusqu'à la Seine.

La situation se révèle plus sérieuse encore à l'est dans Je sous-secteur du général Maillard. Les deux régiments de la 5" Brigade de cavalerie n'ont pu en effet, dans la journée du 9 juin, amener leurs premiers éléments vers la ligne à tenir que vers 17 heures. Or, à ce moment, les forces allemandes ont déjà pénétré dans la boucle des Andelys, et la 5° B. C. ne réussit pas à occuper en totalité le front fixé. Le 6° Dragons s'établit sur le front Heudebouville-Venables ; le 4B Hussards tient de Venables exclu, jusqu'aux abords de Gaillon.

Pendant la nuit, et surtout pendant la matinée du 10, les Allemands, utilisant le bac de Muids, non détruit, ainsi qu'un pont de bateaux lancé par eux à Vezillon, continuent à renfor­cer leurs effectifs dans la presqu'île. Leur pression augmente sans cesse. Le général Mac Creery signale « que la boucle des Andelys fourmille d'Allemands et que des chars sont même apparus aux environs de Venables » . Il ajoute qu' « à son avis, il serait grand temps que les éléments français qui tiennent Heudebouville se décrochent... » .

Dragons et hussards combattent opiniâtrement et défen­dent le terrain pied à pied, mais la disproportion des effectifs croît sans cesse. Les lourdes pertes de la Somme n'ont pas été comblées : certains escadrons comptent 20 à 25 combattants.

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Il apparaît de plus en plus que c'est la région de Louviers et le, plateau entre cette ville et GaiHon qui eonstituent le cen­tre, de la poussée allemande : des troupes fraîches entrent conti-RUellement en ligne, s'mf iWrant entre no* unités trop distendues pour, s'appuyer réciproquement.

Décidé à engager jusqu'à mon dernier homme pour tenir sur ces:positions, j 'avais renforcé la défense de Louviers en mettant smx Ordres du commandant Larger du R. D. P. ma Compagnie divisionnaire du génie. J'avais dès le matin, prescrit au colonel commandant le 236* R. I. de porter immédiatement la totalité des unités débarquées de son régiment sur le front Louviers, Pinter-vflie. Bois d'Acquigny. Une nouvelle visite du Commandant Diot, au début de l'après-midi, ne m'apporte que l'espoir de voir son bataillon entrer en ligne dans la soirée, c'est-à-dire avec un retard considérable sur les prévisions.

Or, il était d'une importance capitale que je puisse donner à la défense de cette partie du front une solidité suffisante. Si j ' y parvenais, il me deviendrait peut-être possible de prolonger un ften vers l'est le front de la 5e B. C. et de réduire ainsi la menace de débordement sur le plateau de Champenard que je sentais monter «rTieure en heure. Je me rendis donc au Mesnïï-Jourdain, auprès rfa" général commandant la 237* D. L. I . J'examinai longuement avec lui les conditions d'entrée en ligne de ses éléments, en particulier des bataillons du 236* R. I. A plusieurs reprises, des compte-rendus optimistes avaient fait prévoir leur arrivée comme imminente. En fait ils étaient encore loin du champ de bataille. J'étudiai également avec le général François île déploiement de son artillerie, ainsi que les conditions de sa prise de commande­ment éventuelle.

Je me rendis ensuite à La Haye-le-Comte auprès du com­mandant du 236* R. I. Le lieutenant-colonel Ourta était lui-même Mèn imparfaitement renseigné sur la situation de ses bataillons. If croyait savoir cependant que le 3 e bataillon du 236' avait dû, ea raison, soit de la rupture de la voie ferrée Mantes-Evreux, soit «fa sévère bombardement aérien de la veille sur la gare d'Evreux, être débarqué à Breval. On devait apprendre plus tard que, faute de moyens de transport, approvisionnements et munitions avaient du* y être laissés.

Le général Hassler, qui commandait le groupement d'extrême gauche de l'armée de Paris, avait pris le bataillon sous son com-

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mandement et l'avait poussé par la route sur Menilles avec mis­sion de couvrir l'important nœud routier de Pacy.

Le général de la Laurencie et moi-même devions essayer par tous les moyens, dans la soirée et dans la journée du lendemain, de récupérer ce bataillon, et de le faire transporter, par camions plus en aval, sur l'Eure, pour y prolonger la ligne tenue par les deux autres bataillons. En vain ! Pas davantage ne devais-je voir arriver le deuxième régiment d'infanterie de la division.

De La Haye-Ie-Corate j e regagnai mon P. C , en passant par les faubourgs de Louviers, bombardés et où plusieurs incendies s'étaient déclarés. En arrivant au point où la route d'Ecrosvilïe débouche sur le plateau, j'aperçus, à faible distance, le comman­dant Pouyat dont le groupe exécutait, à ce moment, un tir d'arrêt. Je rejoignis aussitôt Pouyat, auprès duquel se trouvait le capi­taine de Royère. Une nouvelle attaque de l'infanterie allemande venait de se déclencher sur Louviers où nos effectifs étaient vrai­ment dérisoires : Royère avait donc sauté dans un side pour apporter au groupe les renseignements les plus précis. Je restai là pendant la durée du tir et ne quittai la position qu'après avoir constaté que, cette fois encore, la progression ennemie avait été stoppée, et avoir lu, sur le visage de ces deux magnifiques offi­ciers, la satisfaction du travail bien fait et le soulagement du danger écarté...

Les combattants de ce secteur du front, — et â un titre différent le commandant de la division, — ont, pendant ces trois jours, contracté envers le groupement d'artillerie de Louviers, une sérieuse dette de reconnaissance. Renforcés par le groupe du 25» R. A., — dix pièces sous le commandement énergique du capitaine Etienne et du capitaine Coanet, — les débris du groupe Pouyat ont en effet joué dans la bataille un rôle capital. Tirs d'arrêt sur les vagues ennemies qui s'avançaient vers Louviers, concentrations brutales sur des bois garni de troupes motorisées, c'est à leurs interventions toujours rapides et opportunes, à leur combativité jamais diminuée, à leur parfaite liaison avec la ligne de combat que je dois d'avoir pu conserver aussi long­temps, malgré l'écrasante disproportion des effectifs, le nœud vital de Louviers.

(A suivw). Général PETIET.