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La Belle Maison Le Dilettante Franz Bartelt

La Belle Maison - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782842631499.pdfCouverture : Lucia Di Bisceglie 978-2-84263-206-9 Extrait de la publication Avec pr s de deux mille habitants,une

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  • La Belle Maison

    Le Dilettante

    Franz Bartelt

  • La Belle Maison

  • DU MÊME AUTEUR

    Les Fiancés du paradis, Gallimard, 1995.La Chasse au grand singe, Gallimard, 1996.

    D’une Ardenne et de l’autre, Éd. Quorum, 1997.Les Ardennes, photographies de Jean-Marie Lecomte

    et Pascal Stritt, Siloë, 1997.Les Marcheurs, Éd. Finn, 1998.Le Costume, Gallimard, 1998.

    Simple, Mercure de France, 1999.Suite à Verlaine, photographies de Jean-Marie Lecomte,

    Éd. Finn, 1999.Les Bottes rouges, Gallimard, 2000 ; Éd. Labor, 2006.Aux pays d’André Dhôtel, dessins de Daniel Casenave,

    Éd. Traverses, 2000.L’Ardennais, avec Jean-Marie Lecomte,

    Éd. Castor & Pollux, 2000.Nulle part, mais en Irlande, Le Temps qu’il fait, 2002.

    Le Grand Bercail, Gallimard, 2002.Terrine Rimbaud, illustrations de Johan De Moor,

    Éd. Estuaire, 2004.Charges comprises, Gallimard, 2004.Plutôt le dimanche, Éd. Labor, 2004.

    Le Jardin du Bossu,Gallimard, coll. «Série Noire », 2004 ; Folio Policier, 2006.

    La Beauté maximale, Éd. Galopin, 2005.Liaison à la sauce, Éd. Galopin, 2005.

    Teddy, avec Blutch, Éd. Liber Niger, 2005.Le Bar des habitudes, Gallimard, 2005 ; Folio, 2007.

    Massacre en Ardennes, avec Alain Bertrand, Éd. Labor, 2006.Chaos de famille, Gallimard, coll. «Série Noire », 2006.

    Charleville-Mézières, absolument moderne,photographies de Jean-Marie Lecomte et

    Thierry Chantegret, Éd. Noires Terres, 2006.Pleut-il ?, Gallimard, 2007.

    Les Nœuds, Le Dilettante, 2008.

  • Franz Bartelt

    La Belle Maison

    l e d i l e t t a n t e, rue Racine

    Paris e

    le dilettante, rue Racine

    Paris e

  • © le dilettante, ISBN ----

    Couverture : Lucia Di Bisceglie

    978-2-84263-206-9

  • Avec près de deux mille habitants, une placeéquipée de sept bancs de couleur, d’un jetd’eau et d’un abribus pourvu d’un plan de lacommune, avec également une salle des fêtesde dimensions respectables, une église remar-quable pour des raisons mystérieuses, desbarbecues municipaux ouverts à tous et destoilettes publiques à participation de l’usager,Cons-sur-Lombe était un village qui se don-nait des airs de grande métropole sans renierses origines céréalières que rappelaient, devantla mairie, quelques anciennes machines agri-coles, désormais exposées sur des socles debéton : «Afin que nul n’en ignore », disait lemaire, M. Balbe, un homme qui aurait pu êtrecommuniste, tant il avait le sens de la collecti-vité, mais qui s’était résigné à carriérer dans le

  • centrisme pour faire plaisir à tout le monde, cequi revient à peu près au même.

    C’était ce qu’on appelle « un homme àidées ». Sa générosité paraissait sans limites.Ses amis le comparaient volontiers et sans rireà saint Vincent de Paul. Il n’avait pas d’enne-mis car, très fort en gueule et pesant plus decent soixante kilos, il savait se faire respecteren s’imposant à l’heure de l’apéritif comme lemeilleur buveur de boissons anisées d’un can-ton qui, en la matière, ne comptait pourtantque des champions. Sa devise ne manquaitpas d’ambition : «Toujours plus et toujoursmieux qu’ailleurs. » Elle l’exposait quelquefoisà des déconvenues administratives de premierordre. Par exemple, il aurait voulu doubler lasurface du terrain de football.

    «Avec un terrain plus long et plus large, etdes buts en proportion, nous montrerions aumonde entier que les Consiens sont desfameux joueurs, qu’ils courent plus vite et pluslongtemps que les châtrés des autres équipes ! »

    Par mesquinerie sportive autant que parconformisme politique, les potentats duconseil général avaient fait obstacle au projet,et les footballeurs de Cons devaient secontenter d’un terrain, certes réglementaire,mais où leur talent se sentait à l’étroit.

  • «Sur un terrain adapté, même à six contredouze, on gagnerait ce qu’on voudrait ! », sou-pirait Balbe à chaque fois qu’il repensait àcette histoire. Ses compagnons de comptoirabondaient dans son sens, car on ne contrariepas un édile qui, bien souvent et de sa poche,règle l’ensemble des tournées.

    Mme Balbe était une créature souffreteuse.Toujours entre deux maladies, elle vomissaità volonté, présentait des fièvres et des symp-tômes éruptifs qui renouvelaient sans cesseles thèmes de ses bavardages. On la consi-dérait comme une femme courageuse. Elle nepesait pas le tiers de ce que pesait son mari, etil y avait en elle une telle réserve de larmesqu’on pouvait tenir pour négligeable le poidscumulé de sa chair et de ses os.

    En trente ans, elle avait perdu des hecto-litres de sang, par tous les moyens que lanature met à la disposition de l’hémorragie.Ses récits hématiques, fidèlement rapportés àl’heure du porto et des biscuits, lui attiraientla sympathie de ses voisines et, en général,des autres femmes du village, qu’elle recevaitaussi. Ces souffrances patiemment suppor-

  • tées n’étaient évidemment pas sans générerquelques jalousies, de la part de Consiennesqui se vantaient, elles, de maux médicale-ment certifiés, mais qui n’intéressaient per-sonne. Pour le reste, Mme Balbe jouissaitd’une santé sans reproche : de la santé, il luien fallait pour endurer autant de maladiesincurables.

    Son mari la choyait, parce que en philan-thrope il aimait les petites femmes souffrantes.Dans sa jeunesse, il avait été fort amoureuxde cette ombre qui tousse dans l’œuvred’Alexandre Dumas. Il avait vu ce drame aucinéma, au théâtre, à la télévision. Il l’avait luplus de vingt fois, à chaque fois avec un frissonqui le secouait de la tête aux pieds et le portaitau bord des larmes. En hommage, il se faisaitle devoir de toujours nommer ses chiensGautier et ses chiennes Marguerite. Il était ravid’avoir épousé une femme qui avait besoin delui. À ses yeux et pour son goût, elle était richede toutes les qualités et de tous les mérites. Il nelui manquait que d’être tuberculeuse, mais aufond, ce sont des vœux qu’un homme de pro-grès n’est pas en droit de formuler, eu égardaux travaux de MM. Calmette et Guérin.

    «Tu tousses comme un ange », lui disait-ilparfois dans un murmure émerveillé, avant de

  • s’engager, en tant que maire et en tant quemari, à l’arracher définitivement des griffes dumal qui la dévorait.

    «Ah ! mon ami, vous êtes bien bon…» sou-pirait-elle, en le vouvoyant, car elle s’exerçaità lui plaire en donnant une patine classique àl’expression de sa douleur.

    M. Balbe compatissait devant toutes lesmisères qui osaient s’insinuer sur le territoirede sa commune. Il avait plusieurs fois songéinterdire la maladie par arrêté municipal. Maiscomme cette proposition l’aurait sans doutefait passer pour un original dans l’esprit desélecteurs, il avait renoncé, la mort dans l’âme,à la soumettre aux délibérations de son conseil.Néanmoins, selon son intime conviction, uneloi bien conçue, bien votée, bien appliquée, seserait trouvé à même de résoudre l’ensembledes problèmes auxquels les hommes sontconfrontés, à l’exception des inondations et desinvasions allemandes, contre quoi, en proprié-taire de terrains situés sur les rives de la Lombecomme en fils de résistant de la premièreheure, il savait qu’on ne pouvait rien.

    En attendant d’officialiser ses méthodes àl’aube du troisième millénaire, il prenait cequ’il appelait des Décrets de Comptoir, chezle Josse, tenancier de La Gurlette, un établis-

  • sement prospère et sans concurrence, qui pré-sentait l’avantage de se trouver à un momentou à un autre de la journée obligatoirementsur le chemin du Consien moyen, qu’il se ren-dît à la mairie, à l’église, à la Poste, à l’épice-rie du père Chéchème, à la salle des fêtes, auxtoilettes publiques à participation, à la halted’autobus ou à n’importe quel autre endroitprivé ou non, jardin ou parc, cimetière oumonument aux morts, de la commune.

    C’était debout, comme il se doit pour desconquérants de l’avenir, et devant le zinc, quese tenaient les réunions préparatoires duconseil municipal. On y faisait notammentle point sur les ragots des uns et des autreset sur des fantasmes délicats à évoquer sousles regards fustigeants de Marianne et duprésident de la République.

    Il y avait là une quinzaine de grands bavardsque la bière rendait plus bavards encore et,chaque après-midi, ou presque, la vieilleAmérique, la jeune Europe, la Chine detoujours, l’Afrique du vendredi, l’Australielointaine s’inscrivaient dans une politiqueaudacieuse dont les bienfaits, pour l’instant,ne profitaient guère qu’au village de Cons.

    En effet, avec orgueil et discrétion, Cons sevoulait un exemple pour le monde entier.

  • Non sans raisons : le village ne comptait nichômeurs, ni drogués, ni délinquants. Deuxusines lui assuraient des revenus copieux,l’air y était pur comme au matin de laCréation, l’eau de la Lombe n’était pas loind’être potable, il n’y pleuvait pas plusqu’ailleurs et les fêtes, kermesses et bals orga-nisés par le comité attiraient un public d’ama-teurs venus de tout le département, et mêmede Larcheville, la préfecture, une ville splen-dide mais où l’on ne savait pas s’amuser.

    Une fois par semaine, le samedi, la fanfaresortait ses instruments et poussait devant sonvacarme le drapeau tricolore, symbole del’appartenance à une entité immortelle et plusqu’honorable, pour la gloire de laquellequelques naturels du pays avaient, sans lésiner,donné leur vie ou un membre supérieur (il n’yavait pas de membres inférieurs à Cons) ouseulement les plus belles années de leur jeu-nesse, ce qui est aussi un sacrifice : «Consienspour la vie, Français pour l’éternité ! » Suiviedes enfants des écoles, d’agriculteurs à laretraite et de deux ou trois idiots à casquetteou à béret, elle se dirigeait vers le jet d’eau dela place et là, pendant une heure, le cuivre, lapeau et le bois se déchaînaient avec une véhé-mence martiale, délivrant ce message que la

  • musique adoucit les mœurs tout en réveillantle patriotisme.

    En suite de quoi, du haut d’une machine àfaucher ou de la plate-forme de la moisson-neuse, le maire pérorait un discours impor-tant sur le fond et puissant dans la forme. Àl’heure des informations à la télé, tout lemonde se dispersait et M. Balbe, d’un pasmajoritaire, se promenait dans les rues de sacommune, le ventre au large, la face épanouie,ses gros doigts boudinés s’envolant, le caséchéant, en saluts et en signes d’amitié.

    Rien du bonheur général n’échappait à sonœil souverain et paternel. Il notait qu’ici lesfleurs ornaient avec plus d’abondance lesappuis de fenêtres, que là la peinture des per-siennes avait été rafraîchie. Plus loin, un tas desable sur lequel une brouette était retournéesignalait la volonté des riverains de réaliser unprogramme d’embellissement de leur cadre devie. Devant la porte des Maurois, une bicy-clette neuve étincelait au soleil, marque qu’onne reculait pas devant l’investissement.

    Il prit le chemin de la corniche, ainsi nomméparce qu’il dominait la Lombe d’au moinsdeux mètres cinquante, au bout duquel, justeavant les premières taches de colza et la forêt,il y avait un banc municipal de toute beauté,

  • implanté auprès d’une poubelle d’un stylemoderne et verdoyant. C’était un endroit detout repos, où l’on entendait mieux qu’ailleursle vent et cette rumeur qui naissait en pleinnord, dans les arbres, et dont on disait qu’elleétait la respiration des géants endormis, ce quin’avait rien d’impossible, du moins pour unesprit averti comme Balbe.

    De l’autre côté de la rivière, les maisons del’ancienne carrière. Abandonnées depuis unetrentaine d’années, elles finissaient tran-quillement de tomber en ruine au milieud’un terrain aux reliefs désordonnés et auxpoussées héroïques de bouleaux et de petitssaules. Parmi les projets de la mairie, il yavait celui de transformer ces lieux en ter-rains de jeu, avec boulodromes, toboggans,bacs à sable, circuit pour modèles réduits,tourniquets divers, étangs à truites et tablesde pique-nique. En cédant un emplacementau marchand de frites et au marchand deglaces, ce pouvait devenir en peu de tempsune attraction de très bonne qualité et deplein air. La fanfare ajouterait la touche lo-cale, et Mauricet Bastin, l’accordéon magique,appuyé par les tambours, ferait danser àperdre haleine les citoyens ingambes de Conset d’ailleurs.

  • Une des petites maisons était occupée par uncouple adorable que la commune avait recueillivingt ans auparavant, lors d’un hiver radical.On ne savait pas très bien qui ils étaient, d’oùils venaient, ni quelle inspiration miraculeuseles avait conduits jusqu’à Cons plutôt que dansun des nombreux bourgs des alentours ou àLarcheville où le Secours catholique et d’autrespourvoyaient aux besoins des plus démunis. Ilsvivaient comme des clochards, sales, en loques,misérables, mais soutenus dans leur malheurpar toute la population. En fait, ils ne man-quaient de rien, et surtout pas de travail. Labelle saison les voyait dans les jardins, la mau-vaise dans la forêt ou dans les granges, à couperle bois. Ils débouchaient les éviers, rangeaientles greniers, vidaient les caves, donnaient lamain à toutes sortes de nécessités du quotidiendes autres. Au fil du temps, ils s’étaient rendusindispensables.

    On les surnommait affectueusement lesCapouilles, mais ils s’appelaient Boulu :Mortimer et Constance Boulu. Tous deuxd’un calibre médiocre, petits et maigres,immensément chaussés de bottes épaisses,vêtus de dépenailles, et bien qu’on leur fîtdon régulièrement d’habits encore mettables,ils se complaisaient dans la négligence la plus

  • farouche. La crasse, la barbe et la moustachegauloise se partageaient le visage de Mortimer.Sur la figure de Constance, un surcroît decrasse compensait l’absence de pilosité. Ne lesaurait-on pas connus d’aussi longue date qu’onles aurait chassés à coups de bâton et en leurlançant des pierres, comme à des lépreux.

    «Trop pauvres pour être fiers de se sentirpropres », répétait souvent M. Balbe que lesmaladies quasi mortelles de sa femme vouaientau culte de l’hygiène, et même de l’asepsie.

    Il les aimait sincèrement et ne ratait jamaisune occasion de proclamer : « Il faut fairequelque chose pour les Capouilles ! », mais,depuis vingt ans, l’éventualité ne s’étaitjamais présentée de concrétiser cette aimablerésolution.

    «C’est la faute des Capouilles aussi, pensaitBalbe. Ils ne courent pas après la modernité.Ils se trouvent bien comme ils sont. Ce sontdes gens d’un autre âge. Bonne mentalité,mais mœurs primitives. »

    Ce qui le blessait surtout, dans sa vanité dedémocrate, c’était que, dans une communedont la magnificence était reconnue, la pau-vreté des Capouilles faisait tache et désolait lefringant paysage. Certes ils gîtaient un peu àl’écart, mais l’expansion du village, par le jeu

  • prévisible des lotissements, grignotait petit àpetit l’espace champêtre qui détachait l’agglo-mération de ses banlieues reculées. Un jour,car M. Balbe voyait loin et rêvait Cons à lamesure d’Amsterdam ou, pour le moins, deLarcheville, le champ de ruines se retrouveraitau centre de la ville, ou tout comme.

    «À l’aube du troisième millénaire, il fautavoir la hardiesse d’un urbanisme pré-voyant ! », s’exclamait-il en enveloppant dansun coup d’œil de visionnaire le vide agrestequi ne menait encore qu’une verdure fleurieet quelques géométries cultivées jusqu’aubleu du ciel.

    Bientôt, des rives de la rivière à la forêt, côténord, et de la carrière au croisement duCongo, un lieu-dit routier qui marquait, versl’ouest, la frontière de Cons avec le reste dumonde, s’élèverait une cité rayonnante, exem-plaire, heureuse, dont, comme il s’était plu àle rappeler lors de la dernière séance duconseil, le parc d’attractions serait à la fois lecentre et le point de départ.

    «Ce parc, ce sera pour l’Europe la pierreangulaire du carrefour incontournable quereprésente notre région, cœur du continentdepuis les débuts du monde et plaque tour-nante des futurs ! »

    CouvertureTitreCopyright