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Guillaume McNEIL ARTEAU La carrière journalistique dans Illusions perdues: dépense énergétique et désordre social Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires avec mémoire pour l'obtention du grade de Maître es Arts (M.A.) Département des littératures Faculté des lettres Université Laval Québec 2009 © Guillaume McNeil Arteau, 2009

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Guillaume McNEIL ARTEAU

La carrière journalistique dans Illusions perdues: dépense énergétique et désordre social

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires avec mémoire pour l'obtention du grade de Maître es Arts (M.A.)

Département des littératures Faculté des lettres Université Laval

Québec

2009

© Guillaume McNeil Arteau, 2009

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Résumé

Ce mémoire propose une analyse de la figure du journaliste dans illusions perdues de Balzac, figure qui est caractérisée par une vitalité particulière dont le héros, Lucien de Rubempré, est dépourvu. En s'appuyant sur la théorie de l' énergétique balzacienne, nous démontrons que Balzac oppose dans son roman deux éthiques littéraires: celle représentée par le Cénacle (concentration de l' énergie vitale) et celle associée aux milieux journalistiques (dépense de l'énergie vitale). Nous identifions deux lieux de dépense énergétique: les sociabilités et la parole journalistiques. Ce sont ces attributs de la profession journalistique qui expliquent en partie l'échec de la carrière littéraire de Lucien à Paris. Enfin, nous analysons la portée politique de la représentation du journalisme dans le roman de Balzac en démontrant que celle-ci s'inscrit dans une représentation générale du désordre social engendré par le développement des idées politiques libérales, désordre social qui conduit à un antagonisme entre individu et société.

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TABLE DES MATIÈRES

La carrière journalistique dans Illusions perdues: dépense énergétique et désordre social

INTRODUCTION

Chapitre 1 Physiologie d'un grand homme de province 1. La physiologie balzacienne.

1.1. La nature sociale de l' individu balzacien. 1.2. De l' individu au type social : la physiologie. 1.3. Un cas particulier: Lucien Chardon.

2. Physiologie de Lucien Chardon. 2.1. Généalogie de Lucien Chardon. 2.2. Appartenance générationnelle de Lucien: les viveurs. 2.3. Absence de volonté fixe.

2.3.1. Physionomie de Lucien: féminité. 2.3 .2. Un personnage en tutelle. Lucien/Rastignac.

Chapitre II Journali~me et énergie 1. L'énergétique balzacienne.

1.1. Définition. 1.2. Les catégories de personnages.

1.2.1. Les économes. 1.2.2. Les dissipateurs. 1.2.3. Les intennittents.

2. Le Cénacle et l'économie d'énergie. 2.1. La pauvreté auctoriale : le cénacle et le topos de la malédiction littéraire. 2.2. La poétique balzacienne: concentration et volonté.

3. Journalisme et énergie. 3.1. Les sociabilités journalistiques. 3.2. La parole journalistique. 3.3. Le discours journalistique: le « baptême» de Lucien.

Chapitre III Journalisme et libéralisme 1. Une société atomisée.

1.1. Le journalisme en contexte de politique libérale. 1.2. Le journalisme : une source de division.

1.2.1. La division des opinions. ·2. Journalisme et expérience du monde: microcosme et macrocosme.

2.1. Éthique journalistique et révolte: le catéchisme du père Carlos. . 2.2. Individu et Société.

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

p.3

p. 13 p.15 p.15 p. 17 p.21 p.22 p .. 22 p.24 p.26 p.28 p.31

p.34 p.37 p.39 p. 40 p.41 p.42 p.43 p.45 p.46 p. 49 · p.54 p.55 p.59 p.61

p.69 p. 71 p. 73 p. 77 p. 78 p.83 p.85 p.88

p.92

p.96

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Introduction

Dans la foulée des recherches en études littéraires, il est llÎle avancée récente au sujet du XI:xe '

siècle français que tout critique doit maintenant prendre en compte: la fictionnalisation de

l'écritur:e référentielle. L'étude de ce phénomène, déjà entreprise par Marc Angenot dans son

ouvrage colossal consacré à 18891 et que les chercheurs de l'histoire littéraire de la presse ont

approfondie depuis2, apporte une connaissance nouvelle sur l'usage de la fiction au xrxe siècle.

Dans son plus récent ouvrage, Marie-Ève Thérenty, en étudiant les genres journalistiques dans la

presse française du XIXe, ~squisse une explication du phénomène de fictionnalisation ~bservé

dans les quotidiens3. Selon la chercheuse, si la presse, qui se veut une saisie du réel, est si

·massivement envahie par une fiction de type romanesque, c'est que le roman, pour le lecteur

èomme pour l'écrivain, se présente comme l'outil le plus à même de rendre compte du réel.

Recoupant ainsi les conclusions de Marc Angenot, Thérenty fait de la ' fictionnalisation un mode

de compréhension de la réalité généralement admis au XIXe siècle: «Fictionnaliser le réel, ce

n'est pas le transformer mais en proposer un mode de ' représentation immédiatement

compréhensible et accepté par tous.4 » Du coup, la fictionnalisation n'apparaît pas comme un

brouillage du réel, mais comme un mécanisme 'poétique qui permet l'assimilation du réel par le

plus grand nombre.

1 Marc Angenot établit le concept gnoséologique de « romanesque général» pour rendre compte de ce phénomène obs.ervé. Voir Marc Angenot, 1889, un état du discours social, p. 177. 2 Nous pensons entre autres à l'ouvrage d'Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, Presse et plumes. Journalisme et littérature au xIX siècle. 3 Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XJxe siècle, « La fictionnalisation », p. 124-152. 4 Ibid, p. 151.

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Ainsi, pour bien saisir l~ portée de la littérature réaliste, il importe de reconnaître que pour les

écrivains la fiction romanesque était avant tout uri outil de connaissance. De cet usage de la

fiction, on a tiré des conclusions parfois hâtives; on a voulu faire des romans réalistes des

documents historiques empreints d'une objectivité scientifique. Les détracteurs du roman réaliste

ont su exploiter ce malentendu pour ramener ces ouvrages à ce qu'ils étaient en fait: des œuvres

de fiction.

La critique littéraire du :xxe siècle a mis en . doute l'écriture référentielle en discréditant le

projet réaliste et a donné le branle à la crise de la représentation qui devait secouer la littérature.

Sans tracer l'histoire exhaustive de cette crise, rappelons qu'elle prend source au début du siècle

avec les formalistes russes qui cherchent à conférer une spécificité 'en même temps qu'une

autonomie à la littérature en lui reconnaissant des principes généraux de construction qui la

distinguent des autres activités langagières. Déjà, la référentialité est mise à mal puisque les

formalistes n'accordent de signification qu'au travail sur le langage et non à celui sur le monde

par le langage - ce qui résumerait en termes simples et imprécis l'esthétique réaliste. La

deuxième grande vague de contestation provient des écrivains français eux-mêmes, au milieu du

siècle, avec Robbe-Grillet à leur tête. Pour un nouveau roman, avant que d'être le fondement

d'une nouvelle .esthétique romanesque, se veut une attaque contre l'esthétique réaliste. S'en

prenant à l'illusion référentielle, Robbe-Grillet démontrera qu'elle ne repose que sur une

convention entre l'auteur et le lecteurS et que toute représentation . du monde est travestie étant

donné la nature fictive du romanesque. Conjointement aux tenants du Nouveau Roman, des

critiques français emboîtent le pas dans l'entreprise contestataire et entendent saper dans ses

fondements théoriques l'esthétique réaliste. La « nouvelle critique » ou «nouvelle poétique »,

5 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 29-30.

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avec entre autres Roland Barthes6, dénonce aussi une convention, celle du langage cette fois qui

n'est que codes et signes. Insinuant un doute dans la relation entre le signe et le référent, la

nouvelle poétique en conclut que toute représentation ne peut être que fausse puisqu'un hiatus

subsiste entre le langage et la réalité.

De cette entreprise de contestation menée de front autant par les théoriciens que les praticiens

du roman, on comprend que le roman réaliste soit sorti diminué, ou du moins affaibli dans ses

ambitions. Il ress9rt de cette mise en doute de l'esthétique réaliste le rapport tendu que la

littérature entretient avec le monde. 'Dans quelle mesure la littérature - le romanesque dans ce

cas-ci - peut-elle représenter le monde? Comment la fiction narrative peut-elle se présenter

comme un outil de connaissance? Comment l'homme du XIXe s'accommodait-il de la fiction

dans toutes les sphères de ses activités? En regard de l'argumentation massive mise de l' avant au

XXe siècle, nous serions . tenté de reconnaître l'impasse théorique et de voir dans l'usage que

l 'homme du XIXe faisait de la fiction une particularité du passé dont le progrès intellectuel nous

a délivrés. Les implications d'une telle position critique pour la lecture des textes dits ' réalistes

seraient par contre considérables: impossibilité de lire Balzac comme le secrétaire de la société

française, Flaubert comme l'observateur perspicace des travers de la bourgeoisie ou Zola comme

le. critique du Second Empire.

Certaines précisions sur l'esthétique réaliste permettent de lever cette aporie. Dans Les

romanciers du réel, Jacques Dubois reprend l'argumentation de l'entreprise de contestation du

roman réaliste que nous venons d'évoquer et propose un glissement dans la notion de réel qui

clarifie bien les choses. Plutôt que de parler du réel -. notion vague et imprécise qui discrédite en

un sens tout le projet esthétique du réalisme - Dubois identifie le social ou la socialité comme

objet de connaissance des romanciers réalistes. Le critique · fait remarquer que les canons du

6 R. Barthes, L. Bersani, P. Hamon, M. Riffaterre, 1. Watt, Littérature et Réalité., 1982.

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réalisme ont tous cherché à décrire la réalité dans sa dimension sociale plutôt qu'essentielle. Ce

glissement notionnel permet de définir le roman réaliste non pas dans sa représentation d'une

réalité brute, mais dans son entreprise de déchiffrement d'une réalité structurée - la réalité

sociale. C'est ainsi que Dubois entend réfuter les arguments émis tout au long du XXe siècle:

puisque le social est avant tout une construction - il entend par là la nature conventionnelle du

social qui se prolonge en codes et pratiques bien précis - on ne peut invoquer contre le réalisme

l'inadéquation du langage devant le réel puisque du langage au social, pour ainsi dire, nous

demeurons dans la convention. C'est cela qu'entend Dubois lorsqu'il écrit les lignes suivantes:

La socialisation de la vision signifie que le monde ne se donne pas au texte en tant que réalité brute et de quelque manière essentielle, mais bien en tant que réalité structurée. Ainsi l'écrivain ne vise pas un vaste tout indifférencié mais ce qu'il conçoit d'avance comme jeu de relations.7

Le glissement notionnel opéré par Dubois dans sa lecture du réalisme permet une

compréhension adéquate· de l'entreprise didactique qui sous-tend l'esthétique réaliste: décrire le

réel, c'est donner à voir les ramifications du social jusque dans leurs plus subtiles variantes. Il

s'agit de décrypter, d'inventorier, de classer, de connaître en somme. ·On acceptera plus

volontiers l'ambition didactique du réalisme en circonscrivant ainsi sa sphère d'activité. On

pourra objecter par la suite que la réalité sociale ne dit pas tout de l'homme, mais on ouvrirait

alors un débat auquel les réalistes n'entendent pas prendre part.

Si l'on accepte les prémisses de cette lecture qui relève de la sociocritique, on s'empressera

de chercher la « méthode» par laquelle les écrivains réalistes procèdent pour décrypter le social.

La réponse de Dubois est toute simple: la fiction.

On notera ainsi que la première condition de déploiement productif de [la pensée du social des écrivains réalistes] est, comme on l'a déjà laissé entendre, d'émaner de la fiction même. En somme nos romanciers valent comme scénaristes expérimentaux du social bien plus qu'en tant que commentateurs.8

7Jacques Dubois, Les romanciers du réel, p. 46. 8 Ibid. , p. 64.

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· Scénaristes expérimentaux du social: l'expression de Dubois rend parfaitement l' ambition

didactique du projet réaliste. Scénaristes: le support de cette «science» est la fiction ;

expérimentaux: cette fiction se développe sur le mode de l'expérimentation ; le social: l'objet de

connaissance de cette expérience est le social. Dubois définit ainsi l'hypothèse de départ du

scénario expérimental: «étant donné différentes conditions reprises du contexte historique,

comment tel acteur dans telle situation va-t-il évoluer? Reste à se livrer à l'exploration

méthodique des possibles.9 » Dans un tel programme, on comprend que Dubois qualifie les

romans réalistes de «petits laboratoires confrontant trajectoire individuelle et conditions

générales de l'existence 10 ».

Sur ce dernier point, un glissement dangereux guette le lecteur: il s'agit de faire de ces petits

laboratoires que sont les romans des ouvrages de science pure . . La finesse de l'analyse littéraire

doit entrer en compte pour reconnaître que lire un roman de Zola ou Flaubert, c'est toujours lire

une époque à travers la médiation du texte. Nous renco~trons ici le topos du miroir que le

romancier réaliste tend ·au monde et l'expression « sens du réel » de Zola nous aide à clarifier ce

topos: parler de miroir, c'est plutôt parler d'une vision, d'une personnalité qui pose un regard sur

, le monde Il. Lire un romancier réaliste selon la méthode que propose Dubois, c'est bien sûr lire un

scénario qui ambitionne de décrypter le social par le moyen de la fiction, mais ce sera aussi lire

un· auteur qui possède un imaginaire, \lne biographie et une certaine vision qui lui sont propres.

9 Ibid., p. 66. 10 Ibid., p. 66. Il Ibid., p. 28 : « L'art du réel ne se veut pas innocent miroir, quoi qu'en ait dit Stendhal; s'il se réclame intensément d'une vérité, il maintient, comme le voulait Zola, des notions telles que celles de vision et d'écran, qui supposent à la fois regard personnel de l'écrivain et représentation réfractée. » Sur l'expression « sens du réel» chez Zola, voir ibid. , p.236.

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Quand Balzac entreprend la rédaction d'Un grand homme de province à Paris vers 1838, qui

deviendra la deuxième partie des illusions perdues, l'auteur a l'intention de « dévoiler les mœurs

intimes du journalisme 12 ». Fort de son expérience de la presse parisienne, Balzac est au fait des

rapports étroits qui lient la carrière journalistique à la carrière littéraire, la première étant

l'accessoire de la seconde 13 . D'une part parce qu'elle relève du journalisme d 'opinion et de

l'autre parce que le statut de journaliste se confond avec celui de l' homme de lettres, la presse

écrite « n'est plus fait[e] pour éclairer, mais pour flatter les ' opinions 14 », assertion qui résume

peut-être au mieux la représentation que Balzac a voulu donner du journalisme. Au service des

partis politiques comme des carrières littéraires, le journalisme que le roman de Balzac donne à

voir est au carrefour des champs politique et littéraire et entraîne des pratiques contentieuses.

D'une part, et sur ce point la critique balzacienne a pour ainsi dire épuisé la question, c ' est cette

complicité du milieu de la presse écrite que le romancier a voulu mettre en scène dans son grand

roman sur le journalisme. Mais d'autre part, en révélant les « mœurs intimes du journalisme »,

Balzac a fourni au type du journaliste des attributs précis qui, à notre avis, restent à étudier afin

de baliser "l' éthos journalistique dans illusions perdues. Ce mémoire s'attaque à cette tâche et

ambitionne d'enrichir la critique balzacienne sur ce point encore négligé.

Pour y arriver, nous aurons recours à la méthode de Jacques Dubois à laquelle nous avons fait

référence. Avec Dubois, nous reconnaissons dans le roman de Balzac la présence d'un scénario

expérimental en posant d'emblée l'hypothèse qui le sous-tend: étant donné les conditions de

production de la littérature sous la Restauration, comment un jeune homme de province,

talentueux, doté d'un caractère particulier et d'une ambition avouée, évoluera-t-il dans les

milieux littéraires parisiens en pleine ' mutation? En d'autres mots, pour bien saisir l' éthos du

12 Lettres à Mme Hanska, cité dans José-Luis Diaz, Illusions perdues d'Honoré de Balzac, p. 26. 13 Roland Chollet, Balzac journaliste, le tournant de J 830, voir « Introduction », p. 9. 14 Balzac, Illusions perdues, p.738.

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journaliste chez Balzac, il faut d'abord étudier le personnage que Balzac destine à l'activité

journalistique. Trajectoire individuelle et conditions générales de l'existence se confrontent,

forment une sorte de « clash » dont les répercussions constituent l'enjeu de l'intrigue à nos yeux.

La carrière journalistique occupe une place déterminante, autant que la rencontre avec le père

Carlos, dans la trajectoire de Lucien; elle y fait office de pivot: bien que l'échec littéraire soit

annoncé dès la première partie, c'est au contact du journalisme que cet échec se concrétise.

Quand Lucien de Rubempré mentionne pour la première fois son intention de s'adonner au

journalisme, son ami et maître à penser de l'instant, Daniel d'Arthez, lui répond: « Là serait la

tombe du beau, du suave Lucien que nous aimons et connaissons 15 ». Cette parole, qui prend des

allures de prophétie dans le développement du roman, met en lumière un élément fondamental de

l'échec de la carrière littéraire de Lucien. Avant "qu'il ne s'adonne au journalisme, rien n'est

encore joué pour lui, tout est encore possible: possible, la carrière littéraire avec le support des

membres du cénacle; possibles, la dignité et l'estime de soi par un dévouement au travail et à la

patience; possible, la résistance aux vices de Paris. Mais, puisque «les abîmes ont leur

magnétisme 16 », la carrière journalistique, comme l'annonçait d'Arthez, sera funeste pour Lucien,

et, dans un enchaînement quasi t~agique tant le dénouement prend des allures de fatalité, du

moment que Lucien se fait journaliste, tout semble perdu. C'est donc dire que la carrière

journalistique est plus qu'un moment dans l'apprentissage du jeune Lucien; elle est un point de

" non-retour par-delà lequel il sera impossible pour le jeune poète de reculer. Or, pourquoi le poète

de province ne parvient-il pas à composer avec les nécessités de la vie journalistique? Quelles

sont les raisons qui expliquent la chute de Lucien en terrain parisien? Comment l'individualité

" de Lucien nous aide-t-elle à comprendre le journalisme et vice versa?

15 Balzac, Illusions perdues, p. 663. 16 Balzac, Illusions perdues, « Préface de la deuxième partie », p. 1073.

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Pour aborder cette problématique, notre mémoire procèdera en trois temps. Dans un premier

chapitre, notre analyse relèvera les composantes de la «physiologie» de Lucien, selon la

terminologie balzacienne. Il s' agira de démontrer que le trait saillant de la physiologie de Lucien

est le manque de volonté fixe et que ce trait aura des incidences considérables dans la suite du

roman. Poète sans force, être sensible et féminin, Lucien, dès la première partie du roman, est

présenté comme un personnage dépourvu de virilité - entendre virilité au sens de la virfus latine,

de force morale. Ce trait distinctif se rencontre dans la physionomie du héros - il a une apparence

féminine - et dans sa propension à se placer sous la gouverne d'un autre personnage. Lucien, au

contraire d'un Rastignac, est un être passif qui agit sous la dictée d'un autre personnage. De plus,

l'appartenance générationnelle de Lucien est un élément constitutif de sa physiologie: membre

d'une jeunesse. condamnée à un ilotisme par la Restauration, Lucien appartient à une espèce

sociale, les viveurs, qUI ne sait comment employer ses forces et les dissipe dans les orgies

parISIennes.

En deuxième chapitre, notre analyse démontrera que le journalisme dans le roman de Balzac

requiert un capital énergétique dont Lucien est dépourvu ~t que c'est à partir de ce fait qu'il nous

est pennis de saisir au mieux la représentation du journaliste chez Balzac. En ayant recours à

l'énergétique balzacienne, nous établirons en quoi les pratiques du Cénacle sont fondées sur le

principe d'économie d'énergie et s'opposent ainsi à la dissipation de l'énergie vitale des

sociabilités de journalistes mises en scène dans la seconde partie d'illusions perdues. Pour le dire

simplement, c'est le rythme de vie du journaliste qui est la pierre d'achoppement dans l'ascension

de Lucien: l'orgie littéraire et la parole journalistique, dans illusions perdues, sont des lieux de

dépense d'énergie que seules des natures « fortes» ont la capacité de supporter. Ainsi, par la

représentation qu'il fait des milieux journalistiques, Balzac contribue à baliser la pratique du

journalisme en lui conférant des attributs précis. Être de relation doté d'une énergie sans borne, le

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Il

journaliste fait montre d'un esprit bien affilé qui lui sert autant dans son activité de rédaction que

dans ses relations mondaines. Voilà, sans doute, le type du journaliste que Balzac a voulu figer

dans Illusions perdues. Nous démontrerons que Lucien détient la plupart de ses attributs et que

seule l'énergie lui fait défaut.

En troisième chapitre, nous analyserons la portée politique de la représentation du journalisme

dans Illusions perdues. Dans cette perspective, nous démontrerons en quoi le journalisme, tel que

le concevait Balzac, s' inscrivait dans une représentation générale du désordre social engendré par

le développement des idées politiques libérales. Il est significatif que Balzac renverse les a priori

du journalisme en contexte de politique libérale. Mandaté pour « maintenir la civilisation 17 » en

temps démocratiques, selon l'expression de Tocqueville, le journalisme tel que représenté dans le

roman de Balzac a pour effet contraire de diviser les opinions et de créer une discorde sociale

sensée profiter à des intérêts particuliers. Enfin, nous proposerons un rapprochement entre l' éthos

journalistique et le « prône» du père Carlos qui, · au terme du roman, incite Lucien à la révolte.

Dans cette veine, nous établirons que le milieu journalistique dans Illusions perdues se présente

comme un microcosme du macrocosme social de La Comédie humaine. Ainsi, l'expérience de la

carrière journalistique disparaît derrière l'expérience du monde afin que se dégage une vision

d'ensemble de la société et des rapports sociaux. Dans le catéchisme social du père Herrera qui

achève la démoralisation du héros, Balzac établit les ~léments de. cette vision d'ensemble qui

révèle une société foncièrement divisée. Ainsi, la représentation que fait Balzac du milieu

journalistique mène à une représentation plus large de la « société libérale» qui, en libérant les

intérêts et en instaurant la fortune comme seul critère distinctif entre les citoyens, a déclenché un

antagonisme irréductible entre l'individu et la société. Cette perspective -permet d'éclairer la

17 Tocqueville, De la démocratie en Amérique /, p. 161

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position combative de plusieurs héros balzaciens qUI se placent en situation de défi face à

l'ensemble de la société.

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Chapitre premier Physiologie d'un grand homme de province

Dans ce premier chapitre, suivant la formule de Jacques Dubois, nous proposons de distinguer

ce qui relève de la trajectoire individuelle de Lucien Chardon de ce qui relève des conditions

générales de l'existence. Or, il va sans dire que quand il écrit un roman, Balzac pense ces deux

composantes à la fois, l'une -répondant à l'autre. Ici, nous cherchons à cerner la « physiologie»

de Lucien indépendamment de l'expérience capitale que représente le journalisme dans la

trajectoire du «poète» à Paris. D'emblée, ce travail nous amène ' à questionner la notion

d'individu: comment Balzac concevait-il l'individualité des héros que ses romans mettent en

scène? La question à elle seule mériterait que l'on y consacre une thèse 1•

Pour les fins que poursuit ce travail, on se permettra quelques remarques d'ordre général.

Nous poserons d'abord le cas de la physiologie balzacienne: le héros balzacien est plus souvent

qu'autrement un type social. Ce fait laisse à penser que Balzac concevait l'individu dans sa

nature sociale avant toute chose, c'est-à-dire en tant que produit des « Espèces Sociales ». Mais la

physiologie des types chez Balzac est aussi un angle d'analyse éclairant quant à la particularité du

cas Lucien Chardon: le jeune poète d'Angoulême n'est pas pleinement un type social. Bien qu'il '

soit ' d'une part fortement déterminé par ses origines sociales et son éducation, Lucien est aussi ,

autre chose qu'un produit du déterminisme social: la sin~larité du jeune homme tient selon nous

à son caractère dont le trait distinctif est le manque de volonté fixe.

1 Pour la question de l'identité chez Balzac, nous avons consulté entre autres le c'oIIectif Balzac et la crise des identités, dirigé par Emmanuelle CulImann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen.

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Par là, on 'voit la complexité du personnage et la difficulté que présente son analyse pour le

critique: cerner Lucien Chardon, c'est se placer toujours, selon la formule de Pierre Barbéris,

dans le « double point de vue de la volonté personnelle et du déterminisme sociatl ». S'il « cède»

à la corruption du monde social, c'est bien sûr parce que le monde impose sa loi, dicte une

conduite répréhensible. À témoin ces passages qui nous révèlent un Lucien qui accepte la donne

du «jeu externe»: «Ces raisonnements abondaient dans les vices secrets de Lucien et

avançaient la corruption de son cœur; car, dans l'ardeur de ses désirs, il admettait les moyens a

priori. Mais ne pas réussir est une crime de lèse-majesté sociale.3 » Ou encore, à Paris, face au

rejet que lui impose la marquise d'Espard : « Mon Dieu! de l'or à tout prix! se disait Lucien, l'or

est la seule puissance devant laquelle ce monde s'agenouille. [ ... ] Mon Dieu ! pourquoi suis-je

ici? mais je triompherai ! Je passerai dans cette avenue en calèche à chasseur ! j'aurai des

marquises d'Espard !4 » Mais, d'autre part, si Lucien cède à la loi du monde social, c'est aussi

parce que son caractère le pousse vers cette pente naturelle. À ce compte, il semble que Balzac ait

construit son héros de sorte qu'il ne puisse résister à la tentation, son caractère ambitieux mais

dépourvu de volonté fixe trouvant dans la loi sociale une terre fertile pour se développer. « La

société, au lieu d'être pour [Lucien] une écqle, au lieu de le reprendre à ses fatalités, au lieu d'en

faire un être 'libre en l'élevant au-dessus de cette nature et de cette éducation dont il n'est pas

responsable, donne à tous ses démons la clef d~s champs.5, »

2 Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, pp. 383-384. Notre lecture de Lucien emprunte certains éléments de l'analyse proposée par Barbéris. Il s'agit de voir en Lucien à la fois un caractère et une victime de la loi du monde. « Lucien pourrait toujours ne pas faire ce qu'il fait s'il en avait la force et la volonté. Balzac refuse d'en faire par là une mé~anique. Lucien est responsable, et tout le Cénacle, tout le personnage de d'Arthez surtout seront là pour le dire, par leurs parol~s, et pour l'exprimer, par leur existence. Mais en même temps, si Lucien cède au mal, on sait que cela vient surtout de la loi fondamentale de la société dans laquelle il veut réussir. [ ... ] Il suit la pente de sa nature en même temps qu'il joue le jeu externe. » 3 Balzac, Illusions perdues, p. 514. 4 Ibid, pp. 624-625. 5 Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, p. 384.

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Afin de mettre en lumière la particularité du cas Lucien Chardon, nous proposons d' abord

quelques remarques d'ordre général sur l'individu balzacien.

1. La physiologie balzacienne

L'un des traits saillants de la plume de Balzac est sans doute la causalité. Quand il écrit,

l' auteur de La Comédie humaine remonte aux sources de ses personnages, explique en long et en

large leurs origines et leur caractère de sorte à ce que leur conduite soit intelligible. La causalité

psychologique ' fait office de constante dans l' œuvre de Balzac. Or, pour demeurer dans la

terminologie balzacienne, il serait plus approprié de parler de physiologie que de psychologie

pour la simple raison que la psychologie balzacienne possède, 'plus souvent qu'autrement, des

racines sociales. Les héros balzaciens pensent en fonction de leur identité sociale, ce qui revient à

dire que dans la notion d'individu chez Balzac, les déterminismes sociaux pèsent plus lourds que

les mouvements psychiques. Et dans la «science» de Balzac, c'est la · physiologie qui tient

l'inventaire des identités' sociales. Des explications relatives à cette nuance dans l'emploi des

termes révèlent d'emblée l'ambiguïté qui accompagne la notion d'individu chez Balzac et, à ce

compte, Lucien Chardon est un cas de figure emblématique parce qu'en constante évolution.

1.1. La nature sociale de l ' individu balzacien.

Pourquoi doit-t-on parler de physiologie et non de psychologie puisque l'on présente souvent

Balzac comme l'un des premiers écrivains français à avoir mis en scène la psychologie )

féminine6? Une nuance dans l'emploi des termes nous permet de cerner d'entrée de jeu l'idée que

se fait Balzac des types humains. Dans son «Avant-propos» à La Comédie humaine,l'auteur

6 Sur les « grandes séries féminines» dans La Comédie humaine, voir entre autres Jacques Dubois, Les romanciers du réel, p. 178.

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pose certains principes de composition qui guident la lecture de son œuvre. Entre autres, il y

établit la comparaison entre l'humanité et l'animalité qui fut, selon ses dires, à l' origine de son

œuvre7• Il s' agit de la fameuse formule des « Espèces Sociales» qui forme l'unité de composition

de son œuvre.

La Société ne . fait-elle pas de l'homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d' hommes différents qu ' il y a de variétés en zoologie? Les différences entre un soldat, ou ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d'État, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considé~ables que celles qui distinguent le loup, le lion, l' âne, le cordeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèce Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques, en dépit de notre théorie sur l' égalité.8

Ce célèbre passage de 1'« Avant-propos» place les éléments d'analyse pour une lecture des

romans de Balzac. Le héros balzacien est d'abord un être en étroite relation avec le milieu qui l'a

vu naître et grandir. Pour sa conception de l'individu, Balzac s'inspire des théories d'histoire

natUrelle en vogue à son époque et les élève au rang de poétique. Ainsi, il adhère aux conceptions

de Saint-Hilaire et de Buffon qui, spécialistes en zoologie, défendaient l'unité de composition de

la nature. Cette conception évolutionniste de la nature a marqué Balzac à un point tel qu'il l'a

transposée dans le domaine des sciences de l'homme, appliquant à la société la matrice

scientifique que les savants destinaient à la zoologie. Voici en quels termes Balzac résume cette

conception dans son « Avant-propos» :

Il n'y a qu'un animal. Le créateur ne s'est servi que d'un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L'animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences.9

7 Balzac, « Avant-propos» à La Comédie humaine, p. 278. 8 Ibid., p. 281. 9 Balzac, « Avant-propos », p. 280.

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Ce « modèle descriptiflO », que Balzac emprunte à Buffon et à la zoologie, fournit la matrice

de composition de La Comédie humaine - établir l'inventaire des variantes de l'homme selon

les divisions sociales - et donne à voir en outre l'idée que Balzac se faisait de l'individu. Dans

son article consacré à ~a comparaison entre les deux auteurs, Pierre Lazlo relève les emprunts que

Balzac a fait chez Buffon pour l' élaboration de son projet littéraire. Le point le plus important, à

notre avis, est sans doute le regard que Balzac pose sur le monde social, c' est-à-dire ce qui attire

son attention: ce regard est à l' image de celui du zoologue qui ne s' intéresse pas tant à la nature

des choses qu'à leur interrelation.

De plus, et dans l'esprit de la Nouvelle Science de Galilée et de Newton, [Buffon] s'intéresse non aux choses en soi, mais à leurs interrelations. Un être vivant est, pour Buffon, non seulement la résultante de toutes les parties qui le composent, mais aussi la résultante de toutes les interactions qu' il engage avec d'autres organismes. [ .. . ] Les romans de Balzac fonctionnent de la même manière que L 'Histoire Naturelle de Buffon. Dans les caractères du XVIIe siècle, se trouve encore l' idéal aristotélicien d'une représentation exacte. Les auteurs classiques esquissent, en quelques coups de crayon, une ressemblance; ils font des portraits; ils tentent d'exprimer la vraie nature de l' homme ou de la femm~ étudiés. Chez Balzac, ce n'est tout à fait le cas.

Chacun des personnages d'un roman de Balzac est comme un ensemble de vecteurs s' orientant dans le champ des forces créées par les autres personnages. Il

Quand il pense l'individu, Balzac le conçoit dans sa dimension sociale. L'affirmation paraît

évidente pour quiconque est familier aux œuvres de Balzac, mais elle a le mérite de circonscrire

l'enjeu des romans balzaciens: il s'agit de mettre en relation des individus issus de «zones

sociales 12 » différentes et d'imaginer ce qui résulterait de ces interrelations.

1.2. De l'individu au type social: la physiologie.

La construction de l'identité du héros balzacien passe avant tout par sa classification, c'est-à-

. dire par l'établissement de son appartenance sociale et morale. Et c'est à ce point de la

10 Pierre Lazlo, « Buffon et Balzac : variations d'un modèle descriptif ». Il Pierre Lazlo, ibid , p. 71. 12 Balzac, Illusions perdues, p. 491.

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construction identitaire que Balzac a recours à la typologie sociale: « Construire un personnage,

lui donner une identité, c' est aussi et peut-être surtout le classer, déterminer à quel groupe ou,

pour mieux dire, à quelle Espèce il appartient 13. »

Cette intention d' inventorier le social rappelle bien sûr celle des zoologues qui cherchaient à

inventorier les espèces animales. En observateur des déterminismes sociaux, Balzac procède à

des physiologies. Dans la terminologie balzacienne, le terme physiologie occupe une place de

premier plan. D' abord pour des raisons biographiques - dans son parcours, les physiologies que

pratiquaient les journalistes qu'a côtoyés Balzac ont joué un rôle capital dans la formation de

l' esthétique balzacienne - mais aussi pour des raisons conceptuelles: la physiologie est une

classific~tion de la réalité sociale animée par l'esprit encyclopédique qui fera la marque des

œuvres de Balzac. Et pourtant, comme nous le verrons, Balzac dépasse ce genre journalistique en

lui donnant plus de profondeur par la fiction.

Les «Physiologies» auxquelles Balzac s'est adonné pendant ses années de journalisme et

dont l' une d'entre elles - La Physiologie du mariage - trône au sommet de l'édifice de La

Comédie humaine parmi les Études analytiques, sont directement tributaires de la conception que

se faisait Balzac de la vie sociale fragmentée, hiérarchisée, divisée en « Espèces Sociales ». En

vogue dans la presse sous la Restauration, les «Physiologies» étaient de petits articles qui

exploraient une réalité humaine et prétendaient épuiser un sujet en élevant ses acteurs au rang de

type. C'est son ami Horace Raussin qui, en 1827, initie le jeune Balzac au journalisme et

l'introduit dans un groupe de jeunes journalistes qui s'adonnent à la physiologie. En 1830, Balzac

publie différentes physiologies dans Le Voleur et La Silhouette: il s'agit, entre autres, de la

« Physiologie du gendarme» et de la« Physiologie de l'épicier »14.

13 Jacques-David Ebguy, « Description de (dé)composition » .dans Balzac et la crise des identités, p. 27. 14 Voir Le Voleur du 20 mai et du 2~ avriI" 1 830 et La Silhouette du 22 avril 1830.

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Ces textes journalistiques témoignent d'une morale commune: il existe des différences

marquées entre les individus qui justifient une typologie sociale. Mais Balzac, dans ses romans,

dépasse la physiologie en « densifiant» son type, c'est-à-dire en lui donnant un parcours et un

principe d'action. C'est ainsi que Balzac ne se contente pas seulement d' « exposer », ce qui est le

propre de la physiologie; par sa fiction, il adjoint une profondeur à la physiologie que le

journaliste ne se permettait pas.

On retrouve en effet [dans les physiologies] le procédé inhérent à la littérature panoramique qui consiste à saisir au sein du réel des phénomènes remarquables, de les réunir, cette condensation contribuant par-là même à renforcer la cohérence èt la visibilité du type en question. Tout à la fois témoignage et mise en forme du social, la physiologie reste cependant prisonnière de la vision clinique. Elle démontre mais n'explique pas. Le roman, à l'inverse, parce qu'il se construit autour de ce que Vincent Jouve appelle " l' effet-personnage", est conduit à densifier ces sociabilités identitaires, à les motiver en retraçant le parcours des individus qui les incarnent. 15

. C'est ainsi qu' il ne faut pas lire les « Physiologies» de la même façon qu'on lit un roman de

Balzac. Pour le romancier, les faits de la vie privée, les mœurs intimes et la « pensée» qui est à

leur origine forment les composantes de l'identité sociale de son héros. Ce héros devient

l'incarnation singulière d'un type général. De la physiologie il passe au type social, et .c' est la

fiction qui permet au romancier de développer l'observation entreprise par le journaliste. Nous

retrouvons ici la fonction heuristique que le XIXe siècle prête à la fiction: loin d'être un

brouillage du réel que les physiologies découpent en parties, la fiction permet un dépassement de

la physiologie, une densification du fait observé, répertorié et classé.

Pour résumer en termes simples l'élaboration du type social chez Balzac, disons que la

physiologie est le stade embryonnaire du type social romanesque. Le roman, par la durée et la

causalité interne des événements qu'il met en scène,permet une élaboration et une exploration

des physiologies, et leur dépas~ement.

15 Alexandre Péraud, « La construction de l'identité du débiteur », dans Balzaç et la crise des identités, p. 43.

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Par l'étude du milieu où il évolue et l'exposition de sa « pensée », Balzac élève très souvent

son héros au rang de type. Par type, il faut entendre les attributs physiques et sociaux que partage

un individu avec une collectivité. À témoin l'incipit de La Vieille fille qui pose le chevalier de

Valois comme le type d ' homme de l'Ancien Régime:

Beaucoup de personnes ont dû rencontrer dans certaines provinces de France plus ou moins de chevaliers de Valois, car il en existait un en Nonnandie, il s'en trouvait un autre à Bourges, un troisième florissait en 1816 dans la ville d'Alençon, et peut-être le Midi possédait-il le sien. 16

Et la narration se poursuit en décrivant les attributs partagés par ces individus confondus dans

leur appartenance à un type: tous sont de « vieux gentilhomme [ s], long[ s], sec[ s] et sans

fortune l7 ». Le type, plus souvent qu'autrement, sera, comme ici pour le chevalier de Valois, le

produit d'une époque. Par ce que Balzac appelle «sa pensée », de même que sa mise et ses

mœurs, un type social renvoie aux mœurs d'une époque et son action sera déterminée par cet

éthos. Poursuivons avec le chevalier de Valois. À la fin de La Vieille fille, alors que

. mademoiselle Connon est enfin disposée à prendre un mari, le chevalier se fait damer le pion par

du Bousquier pour une raison de mœurs : face aux grandes occasions, une toilette soignée est de

mise pour le chevalier, mais non pour le bourgeois qu'est du Bousquier.

Chacun des deux vieux garçons avait compris la situation dans laquelle allait être la vieille fiIfe ; aussi tous deux s'étaient-ils promis de venir dans la matinée savoir de ses nouvelles, et, en style de garçon, pousser sa pointe. Monsieur de Valois jugea que la circonstance exigeait une toilette minutieuse, il prit un bain, il se pansa extraordinairement. Pour la première et dernière fois, Césarine le vit mettant avec 'une incroyable adresse . un soupçon de rouge. Du Bousquier, lui, ce grossier républicain, animé par une volonté drue, ne fit pas la moindre attention à sa toilette, il accourut le premier. Ces petites choses décident de la fo~une des hommes, comme de celle des empires. t8

16 Balzac, La Vieille fille, p. 209. 17 Ibid. , p. 209. 18 Ibid. , p. 303.

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1.3. Un cas particulier: Lucien Chardon

Ces considérations d'ordre général ont pour but de montrer la place singulière qu'occupe

Lucien Chardon dans la galerie des personnages balzaciens: ni complètement typé comme tant

d'autres personnages ni singulièrement isolé comme l'est un Vautrin, Lucien est un personnage

en évolution, en construction devrait-on dire. Ce fait est dû d'abord à sa jeunesse: nous le

rencontrons au début de sa vie. alors qu'il aspire à devenir quelqu'un. De plus, son parcours est un

apprentissage: la perte des illusions qu'il essuie à Paris est un pas vers l'individu qu'il tend à

devenir et qu'il sera dans Splendeurs et Misères des courtisanes.

Mais afin d'éclairer le journalisme qui jouera un rôle primordial dans la constitution de son

identité sociale, nous devons nous demander cl' abord quelle est la caractéristique première de ce

grand homme de province; malgré l'évolution du personnage, malgré ses indécisions, ses

ambivalences qui le font osciller entre une droiture morale et un machiavélisme assumé, Lucien

affiche une certaine constante dans ses actions.

Notre lecture pose la faiblesse comme fondement du caractère de Lucien. Non pas que Balzac

ait voulu faire de son héros une figure négative - bien qu'elle le soit à certains moments du récit

. - mais plutôt que la faiblesse (physique, bien sûr, mais morale surtout) qu'affiche le personnage

est la pierre de touche qui nous permet d'expliquer les ratés du jeune auteur à Paris.

Analyser le personnage de Lucien, c'est d'abord analyser une individualité en relation étroite

avec des collectivités. Nous disons bien en relation avec des collectivités, puisque .c'est d~s le

rapport à différents groupes sociaux que Lucien se comprend au mieux. Il faut le lire d' <;lbord

. dans ses origines familiale et provinciale. Puis, à Paris, dans son rapport aux milieux littéraires et

journalistiques. Le parcours de Lucien est celui d'un «mutant social» selon l'expression de

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Diaz 19• Or, à travers les fluctuations de son identité sociale - Lucien est d'abord un poète, puis

un journaliste, puis un aspirant à l'anoblissement - se dégage, nous le répétons, une constante

physiologique, l'absence de volonté fixe. Cette caractéristique aura des implications

considérables dans la carrière journalistique que le grand homme de province entreprendra à

Paris, puisque selon notre lecture, le journalisme, tel que perçu par Balzac, est essentiellement

affaire d'énergie.

2. Physiologie de Lucien Chardon

Comme nous venons de le voir, le héros balzacien est affilié le plus souvent à un groupe

d'individus, à une « Espèce Sociale» et tire de cette filiation une identité sociale. Or, Lucien fait

figure d'exception à la règle: à la fixité des groupes, il oppose une mobilité qui est inscrite dans

son nom; par la branche forte de son nom il appartient à la bourgeoisie et par la branche faible, à

l'aristocratie. Cette double origine préfigure déjà le besoin d'ascension sociale qui le portera à

passer dans le clan royaliste alors qu'il sera journaliste. Avant d'anticiper sur le développement

du roman, traçons d'abord un portrait de la situation sociale du héros.

2.1. Généalogie de Lucien Chardon.

Sans avoir la fatalité de l'atavisme zolien, l'hérédité balzacienne donne une indication sur le

caractère du héros. De sa mère, Lucien tient la beauté, comme sa sœur, « présent si souvent fatal

quand la misère l'accompagne20 ». La pauvreté de la famille Chardon est due aux grandes

espérances de monsieur Chardon le père, pharmacien de profession. Porté avec enthousiasme par

ses découvertes médicinales en matière de goutte, cet ancien chirurgien des armées républicaines

19 José-Luis Diaz, Illusions perdues d'Honoré de Balzac, p. 94. . 20 Balzac, IP, p. 481.

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a négligé les économies et dépensé sans compter pour l'éducation de ses enfants, convaincu de sa

fortune à venir. Sa certitude lui vient d'un calcul: en apportant aux riches le remède de leur

maladie, la goutte, Chardon le pharmacien se voit déjà détenteur d'une fortune. Quand la mort le

surprend pendant un séjour à Paris où il cherche à faire breveter son remède par l' Académie des

sciences, Chardon ne laisse aucune économie à sa famille, lui qui a vécu au jour le jour, comme

son fils , devenu journaliste, vivra à Paris." Cette conduite laisse déjà entrevoir l'écart que Lucien

éprouve à maintes reprises dans le récit entre sa condition réelle et celle à laquelle il se sent

appelé: « Ainsi, non seulement il [Chardon] laissa ses enfants dans l~ misère, mais encore, pour

leur malheur, il les avait élevés dans l'espérance de destinées brillantes qui s'éteignirent avec

Sans verser dans un déterminisme génétique, Balzac trace une généalogie qui porte en elle le

ferment de la mobilité sociale qui animera Lucien pendant tout le récit: noble par sa mère mais

incapable de se réclamer de cette noblesse déchue, il entretient très jeune l'espérance d 'une

destinée brillante qui lui vient de l'ambition de son père. Cet écart sera accentué par le traitement

que madame Chardon, sa fille, Ève, et David Séchard réserveront à Lucien. L'orgueil naturel de

Lucien est nourri et entretenu par les attentions soutenues de madame Chardon et Ève qui '

« croyaient en Lucien comme la femme de Mahomet crut en son mari ; leur dévouement à son

avenir était sans bornes22 ». Quand il entre dans la famille Chardon, David ' s'aperçoit très tôt .de

l'effet négatif de ces soins. Et le diagnostic qu'expose David à Èv~ annonce celui que posera 'plus

loin dans le récit, à la demande d'Ève, Daniel d'Arthez:

v ous et votre mère, vous avez tout fait pour le mettre au-dessus de sa position; mais .en excitant son ambition, ne' l'avez-vous pas imprudemment voué à de grandes souffrances? Comment se soutiendra-t­il dans le monde où le portent ses goûts? Je le connais ! il est de nature à aimer . les récoltes sans le travail. Les devoirs de société lui dévoreront son temps, et le temps est le seul capital des gens qui n'ont

21 Ibid, p. 480. 22 Ibid, 481.

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que leur intelligence pour fortune ; il aime à briller, le monde irritera ses ·désirs qu'aucune somme ne pourra satisfaire, il dépensera de l'argent et n'en gagnera pas ; enfin, vous l'avez habitué à se croire .grand, mais avant de reconnaître une supériorité quelconque, le monde demande d'éclatants succès. Or, les succès littéraires ne se conquièrent que dans la solitude et par d'obstinés travaux. Que donnera madame de B&rgeton à votre frère en retour de tant de journées passées à ses pieds? Lucien est trop fier pour accepter ses secours, et nous le savons encore trop pauvre pour continuer à voir sa société, qui est doublement ruineuse. Tôt ou tard cette femme abandonnera notre cher frère après lui avoir fait perdre le goût du travail, aprèS avoir développé chez lui le goût du luxe, le mépris de notre vie sobre, l'amour des jouissances, son perichant à l'oisiveté, cette débauche des âmes poétiques.23

Et pourtant, David, pour se rapprocher de sa maîtresse, se plie au jeu de l'adoration du poète

au sein du giron familial24. Cette attention particulière dont bénéficie Lucien flatte une vanité ~éjà

engendrée par un orgueil naturel et porte le poète à se placer sur un « piédestal imaginaire ».

Les vanités de ce poète furent donc caressées par cette femme [madame de Bargeton] comme elles l'avaient été par sa mère, par sa soeur et par David. Chacun autour de lui continuait à exhausser le piédestal imaginaire sur lequel il se mettait. Entretenu par tout le monde, par ses amis comme par la rage de ses ennemis dans ses croyances ambitieuses, il marchait dans une atmosphère pleine de mirages.25

Tout, 'dans un certain sens, pousse Lucien à souffrir de l'écart qui subsiste entre sa condition

sociale et celle que son éducation et sa généalogie lui permettent d'espérer.

2.2. Appartenance générationnelle de Lucien: les viveurs. La jeunesse sous la Restauration.

En fidèle observateur des déterminismes sociaux, Balzac adjoint à la situation généalogique

particulière de Lucien une appartenance générationnelle. Les conditions générales de l'existence

pèsent ici de tout leur poids sur le jeune homme pour faire naître en lui un sentiment de révolte et

expliquer le comportement dissolu de toute une génération.

23 Ibid, p. 552. 24 Ibid, p. 483 : « Quand l'amant eut pénétré le secret des espérances que la mère et la soeur de Lucien mettaient en ce beau front de poète, quand leur dévouement aveugle lui fut connu, il trouva doux de se rapprocher de sa maîtresse en partageant ses immolations et ses espérances. Lucien fut donc pour David un frère choisi. Comme les Ultras qui voulaient être plus royalistes que le Roi, David outra la foi que la mère et la soeur de Lucien avaient en son génie, il le gâta comme une mère gâte son enfant. » 25 Ibid , p. 568.

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C'est lors de l'épisode parisien des illusions perdues que Balzac met en relief l'appartenance

générationnelle de son héros. Bien que la dépense d'énergie soit le propre de l' éthos

journalistique comme nous le verrons en deuxième chapitre, Balzac suggère une racine politique

à la vie dissipée que mène la jeunesse à Paris. Par son appartenance générationnelle, Lucien est

un viveur. Voici en quels termes Balzac définit cette génération:

À cette époque florissait une société de jeunes gens riches et désoeuvrés appelés viveurs, et qui vivaient en effet avec une incroyable insouciance, intrép.ides mangeurs, buveurs plus intrépides encore. Tous bourreaux d'argent et mêlant les plus rudes plaisanteries à cette existence, non pas folle, mais enragée, ils ne reculaient devant aucune impossibilité, se faisaient gloire de leurs méfaits, contenus néanmoins dans de certaines bornes. L'esprit le plus original couvrait leurs escapades, il était impossible de ne pas les leur pardonner.26

.

Si Lucien s'adonne aux orgies littéraires à Paris, ce n'est pas seulement parce que le métier l' y

oblige, mais aussi parce que toute une jeunesse vit ainsi. Et Balzac est i.ntraitable quant à la racine

de ce comportement générationnel: c'est aux politiques de la Restauration qu'il faut imputer

cette dépense d'énergie inutile de la jeunesse française.

Aucun fait n'accuse si hautement l'îlotisme auquel la Restauration avait condamné la jeunesse. Les jeunes gens, qui ne savaient à quoi employer leurs forces, ne les jetaient pas seulement dans le journallsme, dans les conspirations, dans la littérature et dans l'art, ils les dissipaient dans les plus étranges excès, tant il y avait de sève et de luxuriantes puissances dans la jeune France. Travailleuse, cette belle jeunesse voulait le pouvoir et le plaisir; artiste, elle voulait des trésors; oisive, elle voulait animer ses passions ; de toute manière elle voulait une place, et la politique ne lui en faisait nulle

. part.27

Ici, une brève vérification historique étaye la charge que Balzac porte contre la Charte de

1814. Sans entrer plus avant dans les détails, rappelons que le défi politique pour Louis XVIII est

de constituer un pouvoir légitime sanctionné par l'appui de l'opinion28• Or, l'organe de l'opinion

est la représentativité. Sur ce point, seule la Chambre d~s députés est représentative au sein du

pouvoir législatif, puisque les ' nominations à la ' Chambre des pairs sont le fait du roi. Donc, la

26 Ibid., p. 820. 27 Ibid, pp. 820-821. . 28 François Furet, La Révolution 1/. /814-/880, « La Restauration », p. 25.

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députation est le moyen ouvert à tous pour accéder à la Vie politique. Or, les conditions

d'éligibilité à la députation défavorisent la jeunesse:

Les vrais représentants de l'opinion sont donc les députés des départements. Ils ne sont éligibles que sous la double condition d'avoir quarante ans et de verser une contribution directe de mille francs. Les électeurs, eux, doivent avoir trente ans et payer au moins trois cents francs. Ces seuils fiscaux écartent du vote 99% des Français; cent mille citoyens choisiront les représentants de la nation parmi dix mille d'entre eux.29

La Restauration ferme la porte de l'État à la jeunesse et favorise la constitution d'une

gérontocratie que Balzac dénoncera avec énergie3o• Le poids générationnel ne se fera sentir

vraiment qu'à Paris, puisque de sa vie à Angoulême, rien ne laisse à penser que Lucien fût fêtard

et dissolu. C'est au contact du journalisme qu'il contractera le goût des orgies et qu'il deviendra

un viveur. Mais ce n'est pas sans raison si Lucien s'abandonne aux plaisirs à Paris en compagnie

des viveurs: s'il opte pour le plaisir quand il devrait s'adonner à un travail continu, c'est bien

parce que Lucien manque de volonté, de cette force nécessaire qui découpe en deux clans les

héros balzaciens.

2.3. Absence de volonté fixe

Quand il annonce à ses amis du Cénacle qu'il envisage de frayer aVec le journalisme, Lucien

se justifie en affirmant qu'il n'a pas la force pour soutenir la misère que lui impose l'austérité de

la vie que partagent les membres du Cénacle. Lucien avoue n'être pas aussi fort que ses amis. Il

n'a pas le même tempérament; il n'a pas « des reins et des épaules à soutenir Paris, à lutter avec

courage3l ». En un mot, il manque de force. Voilà le trait saillant du caractère de Lucien Chardon.

Bien que la généalogie et l'appartenance générationnelle soient des facteurs éclairants sur le

29 Ibid., p. 26. 30 Pierre Barbéris, Mythes balza.ciens, p. 33. 31 Balzac, IP, p. 662. .

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comportement de Lucien, c'est avant tout le manque de volonté qui fonde la singularité du jeune

héros . .

Le manque de volonté fixe de Lucien se vérifie à différentes occasions dans le roman. L'une

d'elle cOnsiste à nous montrer le héros face à un dilemme qui oppose son intérêt et son « devoir

moral» : il s'agit pour Lucien d'accepter d'abord le refus de madame de Bargeton d'ouvrir les

portes de son salon à David Séchard, puis de manquer le mariage d'Ève et David afm de fuir à

Paris avec sa maîtresse. Déjà, on voit que devant l'intérêt, Lucien est sans force, n'imposant

aucune résistance et sacrifiant le devoir moral aux exigences de sa réussite. Ce comportement

pourrait passer pour de l'égoïsme; il est toujours question d'un jeune homme qui sacrifie le

bonheur de ses proche·s à son intérêt. C'est à Paris, une fois devenu journaliste, que le manque de

volonté fixe apparaît pleinement dans les agissements de Lucien.

Quand un duc fait miroiter aux yeux de Lucien une carrière politique, la narration indique ·le

manque de volonté du héros :

Le jeune duc aperçut chez Lucien les traces d'une méditation profonde et ne se trompa point en en cherchant la cause : il avait découvert à cet ambitieux, sans volonté fixe, mais non sans désir, tout l'horizon politique comme les journalistes lui avaient montré du haut du Temple ainsi que le démon à Jésus, le monde littéraire et ses richesses.32

Après la chute de Lucien et alors qu'elle est sans nouvelle, la sœur de Lucien demande à

Daniel d'Arthez des explications sur son frère. Voici ce que dit le chef du Cénacle à propos de

Lucien:

Eh ! bien, à chaque nouvelle séduction, votre frère ne verra, comme aujourd'hui, que les plaisirs du moment. Rassurez-vous, Lucien n'ira jamais jusqu'au crime, il n'en aurait pas la force ; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir partagé les dangers : ce qui semble horrible à tout le monde, même aux scélérats. II se méprisera lui-même, il se repentira; mais, la nécessité revenant, il recommencerait, car la volonté lui manque : il est sans force contre les amorces de la volupté, . contre la satisfaction de ses moindres ambitions. 33

32 Ibid, p. 796. Nous soulignons. 33 Ibid, p. 906. Nous sou.1ignons.

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Cette absence de volonté qui, à nos yeux, constitue le trait saillant du caractère de Lucien, se

décline selon différentes composantes du personnage. D'abord dans sa physionomie: la

description physique de Lucien est en étroite correspondance avec ses dispositions intérieures:

Lucien a un physique délicat, féminin. De plus, nous distinguons dans son agir un motif d' action

récurrent: à maintes occasions, Lucien se place sous la tutelle d'un autre personnage, comme s' il

ne pouvait,' de son fait, prendre les rênes de son existence.

2.3.1. Physionomie de Lucien: féminité.

Selon les lois de la physiognomonie de Lavater .auxquelles Balzac adhère, il y une adéquation

entre l'aspect extérieur d'un personnage et son caractère. La matière et la pensée, chez Balzac,

sont de même nature34• Comme il l' a fait avec L 'Histoire naturelle de Buffon pour la matrice de

son œuvre, Balzac emprunte à Lavater un principe de la description physiognomonique et l'élève

au rang de procédé littéraire. C'est ainsi qu'il fait de la description en focalisation externe le lieu

d'une véritable « lecture» de l'intériorité de l'individu. C'est ce qui fait de l'observation chez

Balzac l'une des caractéristiques de sa narration. L'extrait que nous tirons de Lavater est

révélateur à ce propos :

J'appelle physiognomonie le talent de connaître l'intérieur de l'homme par son extérieur, d'apercevoir par certains indices naturels ce qui ne frappe pas immédiatement les sens. Dans le sens le plus étendu, la physionomie 'humaine est, selon moi, la surface de l'homme, considérée, soit dans l'état de repos ou de mouvement, soit en original ou en représentation.35

Dans cette veIne, la description des personnages prend une importance capitale: par sa

description physique, Balzac donne à voir l'élément saillant d'un personnage, ce. qui fonde sa

34 Alain Montandon, « Balzac et Lavater », p. 472 : « Il y a pour Balzac une identité ' finale dans l'essence entre le corps et l'âme, l'esprit et la matière. Dans Louis. Lambert la pensée elle-même est présentée "comme une puissance toute physique avec ses incommensurables générations." » 35 Lavater, L'Art de connaître les hommes par la physionomie, cité dans AI~in Montandon, « Balzac et Lavater », p. 473.

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singularité. Dans Illusions perdues, l'absence de volonté fixe, le manque de force que nous

identifions comme le trait saillant de la singularité du héros, se traduit d'abord dans la

physionomie de Lucien par un manque de virilité.

À plusieurs reprises, la narration rappelle les traits féminins de Lucien. Déjà en première

partie, dans le portrait contrasté qui est fait de Lucien et David - il s'agit de la première

description de Lucien - le narrateur aménage une antithèse dans les figures décrites, ' David

ayant « les formes que donne la nature aux êtres destinés à de grandes . luttes », tandis que le

visage de Lucien « avait la distinction des lignes de la beauté antique: c'était un front et un nez

grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux pleins d'amour36 ». Et un peu plus loin, le

narrateur poursuit la description: . « À voir ses pieds [de Lucien], un homme aurait été d' autant

plus tenté de le prendre pour une femme déguisée, que, semblable à la plupart des hommes fins,

pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformes comme celles d'une femme. 37 »

À 'ces traits féminins, Balzac adjoint une « tournure molle» et nous livre d'entrée de. jeu ce

qui sera la p~erre d'achoppement dans le parcours de Lucien à Paris: bien que le jeune hoinme ait

l'audace d' entreprendre de grandes choses, il ne possède pas la fixité dans ses intentions puisqu'il

est doté « d'un esprit entreprenant, mais mobile ».

[ ... ]Lucien, doué d'un esprit entreprenant, mais mobile, avait une audace en désaccord avec sa tournure molle, presque débile, mais pleine de grâces féminines. Lucien avait au plus haut degré le . caractère gascon, hardi, brave, aventureux, qui s'exagère le bien et amoindrit le mâl, qui ne recule point devant une faute s'il y a profit, et qui se moque du vice s'il s'en fait un marchepied. Ces dispositions d'ambitieux étaient alors comprimées par les belles illusions de la jeunesse, par l'ardeur qui le portait vers les nobles moyens que les hommes amoureux de gloire emploient avant tous les autres. Il n'était encore aux prises qu'avec ses désirs et non avec les difficultés de la vie, avec sa propre puissance et non avec la lâcheté des hommes, qui est d'un fatal exemple pour les esprits mobiles.38

36 Balzac,IP, p. 485. 37 Ibid., p. 486. 38 Ibid. , p. 486.

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La beauté de Lucien, -marquée par une « incroyable noblesse [ ... ] empreinte dans son menton

court39 », est pour ainsi dire la transposition physique de ses nobles ambitions, tandis que ses

traits féminins renvoient, quant à eux, à la «faiblesse » du personnage, en opposition à la

physionomie grossière de David « que donne la nature aux êtres destinés à de grandes luttes ».

Ainsi, pourrions-nous dire, sans trop extrapoler, que Lucien, par sa physionomie, n'était pas

destiné à de grandes luttes, c'est-à-dire à_ conquérir par une âpre lutte la place qu'on lui refuse.

Bien au contraire, son caractère entreprenant, qui lui viendrait de son père, et sa physionomie

aristocratique, qui lui vient de sa mère, le destinaient à être obéi et reconnu, ce qui, encore une

fois, se vérifie dans l'apparence extérieure de Lucien: « Il avait les mains de l'homme bien né,

des mains élégantes, à un signe desquelles les hommes devaient obéir et que les femmes aiment

baiser.4o »

Ainsi pourrions tenter une formulation qui rendrait compte de la situation particulière de

Lucien: par son caractère que nous entrevoyons dans sa physionomie, Lucien souffre de sa

condition de bourgeois sans le sous, comme si la nature l'avait déposé au mauvais endroit -

entendre dans une condition sociale disgracieuse. Quand il devra se frotter au monde, d'abord à la

petite société d'Angoulême réunie autour de madame de - Bargeton, puis aux milieux

journalistiques une fois arrivé à Paris, Lucien n'aura pas la force pour supporter cette lutte

nécessaire et enfin s'établir à un niveau de la société qui eût convenu à ses ambitions. Pour ainsi

-dire, tout se jouera autour de la volonté vacillante du héros.

39 Ibid , p. 485. 40 Ibid, pp. 485-486.

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2.3.2. Un personnage en tutelle. LucieniRastignac.

L,! physionomie de Lucien, trait typique de l'écriture balzacienne, nous dit beaucoup sur les

dispositions internes du jeune poète d'Angoulême. L'absence de volonté fixe est inscrite dans la

« tournure molle », toute féminine, du jeune homme. Cette disposition interne se vérifie aussi

dans le comportement de Lucien, et cela, autant à Angoulême qu'à Paris. Il s' agit du réflexe qu'a

Lùcien de se mettre en tutelle, de se placer sous la gouverne d'un autre personnage, comme s'il

avait besoin de confier les rênes de son existence à quelqu'un d'autre. Tour à tour, David

Séchard, Mme de Bargeton, Daniel d'Arthez, Étienne Lousteau, puis le père Carlos, tous ces

personnages s'échangent la tutelle de Lucien en le guidant dans le monde.

La mise en tutelle se voit d'abord dans les idées politiques du jeune L~cien. D'abord libéral

sous les conseils de David, il devient royaliste après quelques mots de madame de Bargeton :

En un instant, elle fit abjurer à Lucien ses idées populacières sur la chimérique égalité de 1793, elle réveilla chez lui la soif des distinctions que la froide raison de David avait calmée, elle lui montra la haute société comme le seul théâtre sur lequel il devait se tenir. Le haineux libéral devint monarchique in petto. Lucien mordit à la pomme du luxe aristocratique et de la gloire. Il jura d'apporter aux pieds de sa dame une couronne, fût-elle ensanglantée; il la conquerrait à tout prix, quibuscumque ViiS.

41

Outre les idées politiques de sa maîtresse, Lucien se laisse imposer l'idée du génie égoïste et

remet du coup les rênes de sa carrière littéraire entre les mains de madame de Bargeton :

Pendant cette soirée, l'esprit de madame de Bargeton fit de grands ravages dans ce qu'elle nommait les préjugés de Lucien. A l'entendre, les hommes de génie n'avaient ni frères ni soeurs, ni pères ni mères; les grandes oeuvres qu'ils devaient édifier leur imposaient un apparent égoïsme, en les obligeant de tout sacrifier à leur grandeur. Si la famille souffrait d'abord des dévorantes exactions perçues par un cerveau gigantesque, plus tard elle recevrait au centuple le prix des sacrifices de tout genre exigés par les premières luttes d'une royauté contrariée, en partageant les fruits de la victoire. Le génie ne relevait que de lui-même; il était seul juge de ses moyens, car lui seul connaissait la fin : il devait donc se mettre au-dessus des lois, appelé qu'il était à les refaire; d'ailleurs, qui s'empare de son siècle peut tout prendre, tout risquer, car tout est à lui.42

41 Balzac, Il/usions perdues, p. 513. 42 Ibid, pp. 514-515.

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Une fois à Paris, abandonné par sa maîtresse, Lucien passe sous la tutelle de Daniel d'Arthez,

puis sous celle d'Étienne Lousteau et adopte la camaraderie des journalistes. Enfin, tout cela

culmine avec le père Carlos qui se fera le « directell! spirituel» du jeune homme déchu.

Le motif récurrent de la mise en tutelle est révélateur de la singularité de Lucien en regard du

« personnage-frère» que Balzac a imaginé avant lui, c' est-à-dire Rastignac. Le parcours des deux

jeunes homme~ est similaire, de même que leur origine et leur situation sociale lors de leur

arrivée à · Paris. Mais alors que Lucien se livre corps et âme aux machinations de Vautrin,

Rastignac, lui, refuse, dans Le Père Goriot, le plan du vieux forçat qui consiste à marier

mademoiselle de Taillefer et à faire tuer son frère afin que la jeune femme hérite d'une fortune.

Devant le même dilemme, Lucien et Rastignac choisissent des partis contraires. C'est qu'au

contraire de Lucien, Rastignac possède une autonomie morale. Il n' a pas le caractère mobile de

Lucien. La période de rédaction. des manuscrits concorde avec notre lecture des deux

personnages: Le Père Goriot est rédigé en 1835 et Illusions perdues à partir de 1836. Tout porte

à croire que Balzac a repris la situation et le dilemme moral qui ont si bien réussi avec Rastignac,

mais qu'il change le caractère de son héros. Au lieu d'avoir un esprit fort et décidé, son nouveau

héros est doté d'un tempérament indécis, volubile au sens botanique du terme.

L'individualité de Lucien est particulière dans la galerie des personnages balzaciens: nI

parfaitement typé ni foncièrement singulier, Lucien est à la jonction du libre arbitre et du

déterminisme social et son analyse requiert ce double point de vue dont parle Barbéris. D'une

part, Lucien est « chargé» d'antécédents qui déterminent en partie sa conduite et se présente

comme le dépositaire des espoirs de toute une famille, espoirs et traitements. favorables qui lui

pennettent d'entretenir de grandes attentes pour son avenir. D'autre part, Lucien est un

« caractère », c'est-à-dire une nature, une individualité marquée d'une certaine tournure qui laisse

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entrevoir un principe d'action pour l'ensemble du roman. Sous cet angle, Lucien apparaît comme

un être dépourvu de force morale, de ténacité, « caractère» inscrit jusque dans sa physionomie.

Tous ces éléments qui composent la «personnalité» de Lucien expliquent et éclairent les

enjeux de la seconde partie du roman où, selon l'expression de Dubois, se confrontent trajectoire

individuelle et conditions générales de l'existence. C'est avec la rencontre du milieu littéraire que

la personnalité de Lucien se cristallise. Selon l 'hypothèse qui sous-tend le scénario expérimental

identifiée par Dubois, nous sommes en mesure de formuler l' enjeu de la seconde partie des

Illusions perdues: étant donné les conditions de production de la littérature sous la Restauration,

. comment un jeune homme de province doté d'une ambition née et entretenue par sa famille , mais

dépourvu de volonté fixe, comment ce jeune homme évoluera-t-il dans les milieux littéraires

parisiens en pleine mutation ? La question des conditions de production de la littérature sous la

Restauration implique celle du journalisme.

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Chapitre II Journalisme et énergie

L'épisode de la visite chez les libraires du quai des Augustins, suivi de celle chez le libraire

Doguereau l , a pour but de -peindre les conditions particulièrement difficiles du commerce du livre

pour les auteurs. Témoin impuissant du dialogue entre les libraires-commissionnaires Vidal et

Porchon, Lucien en vient à comprendre que «pour ces libraires, les livres [sont] comme des

bonnets de coton pour des bonnetiers, une marchandise à vendre cher, à acheter bon marché2 ».

La leçon qu'il tire-de sa rencontre avec Doguereau est sensiblement la même: le commerce du

livre est dans un état lamentable, réduit à une activité commerciale presque moribonde. Sur cette

question, Balzac en connaissait un long chapitre pour avoir lui -même procédé à une enquête sur

la librairie3.

Face à un commerce si peu attrayant pour les auteurs, Lucien est contraint de choisir entre

-deux avenues, entre deux solutions apportées à l'impasse professionnelle que représente la

librairie pour l'auteur: la pratique littéraire du Cénacle ou celle du journalisme. Voilà comment

Balzac entend, sur le mode de la fiction, expérimenter deux avenues littéraires en réponse au

1 Balzac, IP, pp. 637-644. 2 Ibid., p. 640. 3 Dans son ouvrage sur le tournant de 1830 dans la carrière de Balzac, Balzac journaliste: le tournant de 1830, Roland Chollet reprend l'analyse économique que fit Balzac de la librairie, qui était alors en crise, dans De l'état actuel de la librairie. Plusieurs facteurs, relevés par Balzac et corroborés par les analyses de Chollet, expliquent les problèmes de la librairie: la disparition de la corporation des libraires qui veillait à la qualité des libraires par une distribution restreinte des brevets, phénomène qui ouvre la porte à une commercialisation de la littérature; le développement excessif dans le crédit qui conduit à une multiplication des faillites en 1829 ; les cabinets de lecture qui masquent le grand intérêt pour le romanesque, difficulté que Balzac entend résoudre en proposant un remaniement du fonnat d'impression afin de rendre le liVre plus abordable. Devant un tel exposé, la conclusion de Chollet est sans appel: la presse devait offrir un nouveau support à la -production de la littérature. Dans un sens, De l'état actuel de la librairie et la seconde partie d'Illusions perdues, à douze ans d'intervalle, posent la même question: comment un écrivain peut~il survivre dans de telles conditions? Sur ces questions et l'analyse de la librairie chez Balzac, voir le chapitre de Chollet « Les déboires de la littérature », pp. 25-70.

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commerce moribond de la librairie. Il importe de reconnaître que derrière l'expérience

personnelle de Lucien se profilent deux tendances générales, deux conceptions de la pratique

littéraire qui traverseront tout le XIXe siècle: soit le rejet des nouvelles règles de production,

rejet d' une carrière médiatique dont les membres du · Cénacle se font les ardents représentants,

position que nous rapprocherons du topos de la malédiction littéraire 4 ; soit le compromis

médiatique de «l'industrie littéraire», c'est-à-dire l'acceptation des nouvelles conditions de

production de la littérature par le biais de la presse. Lucien expérimentera l'une et l'autre de ces

avenues et c'est en ce sens que la seconde partie des illusions perdues nous apparaît comme un

« laboratoire fictiopnel ».

Au Cénacle appartient une conception sacralisée de la pratique littéraire, et plus généralement

de toute activité intellectuelle: le poète est un être quasi mystique qui doit souffrir un martyre et

une persécution, faire preuve de ténacité contre les revers que lui impose la société et

s'accommoder d'une pauvreté matérielle, gage de sa non complicité avec le monde extérieur.

De façon moins évidente sans doute que pour le Cénacle, Balzac balise la · profession de

journaliste en lui conférant des attributs qui lui sont propres. Le journaliste, comme tout type

chez Balzac, possède ses mœurs. Essentiellement, le journaliste a un rythme de vie effréné: être

de relation qui parcourt le monde et les théâtres, le journaliste évolue dans des lieux de sociabilité

qui, selon le mot de Glinoer et Laisney, relèvent de l'orgie littéraires. De plus, le journaliste,

comme nous le verrons, est un être de parole avant que d'être un être de plume.

Or, ces deux attributs de la profession - les sociabilités et la parole journalistiques - sont

présentés dans le roman de Balzac comme des lieux ' de dépense d'énergie. Aux yeux de Balzac,

ce nouveau type, qui apparaît dans le paysage littéraire sous la monarchie de Juillet et dont

4 Pascal Brissette, La Malédiction littéraire. Nous traiterons de cette idée dans la section consacrée au Cénacle. 5 Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « Le cénacle à l' épreuve du roman », p. 34.

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l' identité sociale n'est pas encore bien définie, se comprend en termes d'énergie. Le journaliste

est un viveur, un dissipateur d'énergie vitale qui mène une vie mondaine exacerbée et qui se

consume en traits d'esprit et en épigrammes. C'est dans ces attributs de la profession que la

déchéance de Lucien est annoncée.

Dans ce chapitre, nous abordons la question de la production littéraire dans fllusions perdues

en regard de la théorie philosophique de l' énergétique 6 . Il convient dans un premier temps

d' exposer les éléments de définition de cette théorie et la typologie des personnages balzaciens

qui en découle. Ensuite, nous aborderàns à tour de rôle les deux éthiques littéraires mises en

scène dans la seconde partie du roman en démontrant que ces deux éthiques littéraires reposent

sur .le concept d'énergie vitale. La première éthique littéraire" est le propre des membres du

Cénacle et est représentée en la personne de Daniel d'Arthez: elle repose sur le principe

d'économie d'énergie. La deuxième éthique littéraire, qui est le propre des journalistes, au

contraire, repose sur la dépense d'énergie. Nous démontrerons que Balzac problématise cette

seconde éthique littéraire par les sociabilités qui s'y rattachent: être journaliste, c'est adhérer à

un rythme de vie qui est celui de l'orgie littéraire. Ces sociabilités sont marquées par la

conversation, mais un~ conversation de type particulier: la verve du journaliste doit être brillante,

éclatante, saisissante, et, à l'image de l'activité textuelle du journaliste, elle est un flot continu.

Puis, en fin de chapitre, nous consacrerons quelques pages à la posture discursive du journaliste

et anticiperons quelque peu sur les idées abordées dans le chapitre suivant en identifiant la ·

division dans le discours journalistique.

6 Pour cette théorie, nous ~ous appuierons sur différents ouvrages, notamment le Balzac de Curtius.

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1 .. L.' énergétique balzacienne

L'énergétique balzacienne renvoie à la veine philosophique de la Comédie humaine. Peu de

romans ou nouvelles se réclamerit directement de cette théorie 7. Pourtant, l'idée occupe l' esprit

de Balzac dès ses premières publications: dans Louis Lambert, l' un de ses premiers romans, le

héros projette d'écrire une Théorie de la Volonté. De plus, Balzac affirme à madame Hanska dans

une lettre datée du 26 octobre 1834 qu' il exposera la science de tout son système dans un ouvrage

philosophique, l'Essai sur les forces humaines8. Cet ouvrage, qu'il n'écrira pourtant jamais, était

d'une importance capitale aux yeux de Balzac puisque celui-ci affirme dans une autre lettre de

cette même période que ce traité serait l'ouvrage . de toute sa vie9. Ces documents sont des

preuves de l'importance que Balzac accordait à sa philosophie et ils indiquent que la volonté ou

ce qu'il appelle les « forces humaines» sont des lignes de force de La Comédie humaine.

Pour saisir la genèse de cette pensée, il faut interroger l'influence de la médecine sur les

conceptions théoriques du jeune Balzac. Ici se profile une filiation des idées entre Balzac et les

médecins du XVIIIe siècle qu' Anne-Marie Lefebvre a démontrée dans un article érudit 1 o. Balzac,

rappelons-le, voulant rendre compte du réel dans sa totalité, était sensible aux théories

scientifiques en vogue au XVIIIe et XIXesiècles, théories dites vitalistes, puisqu'elles ramenaient

la biologie humaine à un seul élément: l'énergie. L'étude du rapport étroit · qui lie Balzac aux

théories médicales du XVIIIe démontre que l'auteur de La Comédie huma.ine a puisé à différentes

sources théoriques pour se forger non seulement des idées sur la biologie . humaine, mais

7 Nous pouvons citer quelques titres généralement associés à l'énergétique balzacienne: Louis Lambert, la Physiologie du mariage, Traité des excitants modernes, La Peau de chagrin, le Traité de la démarche, Lés Martyrs ignorés, La Recherche de l'absolu. . 8 Voir Balzac, Écrits sur le roman, « Lettre à madame Hanska du 26 octobre 1834 », p. 84. 9 Ibid,. p. 84, note 2. 10 Anne-Marie Lefebvre, « Balzac et les médecins du dix-huitième siècle. De l' alchimie à l'énergie vitale: le rôle des théories trtédicales du XVIIIe siècle dans l'élaboration de l'énergétique balzacienne », p. 193-219.

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davantage pour élaborer une conception des comportements humains en regard d'une pathologie

dont la clé est le déséquilibre des forces. C'est en ce sens que nous pouvons parler d' hygiène

morale. Balzac adhère à l' idée de Stahl qui soutenait que les maladies du corps sont bien souvent

le prolongement des maladies de l' âme Il. Cela explique pourquoi tant de personnages balzaciens

. succombent physiquement aux troubles de leur âme. De plus, c'est le lien entre la pensée et la

matière qui trouve ici tout son sens, mais dans une perspective morale. Chez Balzac, les

personnages sont plus souvent qu'autrement des idées. Non pas que Balzac pratique le roman à

thèse; mais d'un point de vue moral, il démontre par ses personnages les ravages de l'idée fixe.

À cet égard, l' ouvrage colossal de Moïse Le Yaouanc qui étudie en profondeur les maladies dans

La Comédie humaine montre bien l'origine psychologique de la plupart des pathologies

balzaciennes 12. L.es héros balzaciens sont littéralement « possédés» par une pensée et destinent

toute leur énergie à l'exécution de cette pensée: que l'on pense aux rivalités de province (Du

Bousquier/Du Croisier, qui sont en fait le même personnage, représentent l' ethos bourgeois ;

Chesnel représente la fidélité d'Ancien Régime), ou encore à Birotteau qu.i n'est que probité, ou

la cousine Bette qui n'est que ressentiment, ou Goriot qui n'est que paternité. La pensée, l'idée

. fixe, dans ces cas, absorbe l'énergie vitale du personnage.

Hygiène morale, pathologie, comportement: on voit que l'énergétique a des implications

jusque dans la conception que Balzac se faisait de la psychologie humaine. Afin d'en saisir

, l'importance pour le roman qui occupe notre analyse, nous fournirons une définition sommaire de

l'énergétique balzacienne.

Il Anne-Marie Lefebvre, Ibid., p. 198 : «[L]a fièvre par exemple est un effort moral de l'âme pour guérir le corps, et c'est l'âme qui laisse mourir ou tue ,le corps, quand son énergie finit par lui faire défaut [ ... ]. Pour Stahl, la maladie n'est rien d'autre que la lutte de l'âme qui essaie de rétablir les mouvements vitaux déréglés [ ... ]. » Voir aussi au sujet des maladies d'origine morale présentes dans la littérature et les traités médicaux pendant la monarchie de Juillet, M. Le Yaouanc, Nosographie de l 'humanité balzaçienne, p. 31-37. 12 M. Le Yaouanc, op. cil., p. 53 : « Proclamer, d'une part, la malfaisance du surmenage de l'esprit, de l'autre, celle des émotions violentes, des passions insatisfaites ou déçues, revenait à attribuer une force pernicieuse aux différentes formes de ' la vie psychologique. »

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1.1. Définition

L'énergétique balzacienne suppose la présence d' un fluide vital dans l'homme qui prend la

forme d' un capital énergétique que l'âme dépense par un acte de volonté. Cette idée, pour ainsi

dire, est hi conception de l'homme de Balzac, l' élément qui fonde sa nature. On trouve un exposé

souvent cité de cette théorie dans la Physiologie du mariage de Balzac:

L'homme a une somme donnée d'énergie. Tel homme ou telle femme est à tel autre, comme dix est à trente, comme ~n est à cinq, et il est un degré que chacun de nous ne dépasse pas. La quantité d'énergie ou de volonté, que chacun de nous possède, se déploie comme le son: elle est tantôt faible, . tantôt forte; elle se modifie selon les octaves qu'il lui est permis de parcourir. Cette force est unique, et bien qu'elle se résolve en désirs, en passions, en labeurs d'intelligence ou en travaux corporels, elle accourt là où l'homme l'appelle. Un boxeur la dépense en coups de poing, le boulanger à pétrir son pain, le poète dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme quantité, le danseur la fait passer dans ses pieds ; enfin, chacun la distribue à sa fantaisie [ . .. ]. Presque tous les hommes consument en des travaux nécessaires ou dans les angoisses de passions funestes, cette belle somme d'énergie et de volonté dont leur a fait présent la nature [ ... ].13

Pour désigner ce qu'il entend par énergie, Balzac emploie d'un roman à l'autre différents

termes :. courant vital, vie, fluide, électricité, volonté, pensée, force, idée. Mais tous ces termes

ont pour but de désigner cet élément irréductible auquel se résume tout être animé. Selon Curtius,

la vision dynamique de l'existence humaine qu'adopte Balzac s'étend aussi au cosmos dans une

perspective métaphysique. Le critique appuie son assertion en citant toujours un extrait de la

Physiologie du mariage: « Il y a dans la vie un principe plus puissant que la vie elle-même. C'est

un mouvement dont la rapidité procède d'une impulsion inconnue. L'homme n'est pas plus dans

le secret de ce tournoiement que la terre n'est initiée aux causes de sa rotation. 14 »

Mais c'est certainement dans sa conception de la psychologie humaine que la vision

dynamique de Balzac a le plus d'incidence. Psychologie, caractère, âme: tous ces termes se

rapportent . à la vie intérieure des héros balzaciens. Or, comme le souligne Curtius toujours,

13 Balzac, Physiologie du mariage, chap~ XII, p. 174. 14 Balzac, Physiologie du mariage, cité dans Curtius, Balzac, p.72.

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Balzac se faisait une idée dynamiste de la vie intérieure de ses personnages, c'est-à-dire que

ceux-ci sont toujours libres de transposer leur énergie vitale sur différentes idées. C'est ainsi que

le désir sexuel devient chez certaines héroïnes un dévouement à la maternité, par exemple 15. Ce

phénomène est répandu dans les romans de Balzac: il s'agit d'un transfert d'énergie. Davantage,

ces transferts d'énergie peuvent être dirigés par la volonté. Par exemple, Vautrin redirige l'amour

d'Esther pour Lucien vers un amour de la vertu dans Splendeurs et misères des courtisanes.

Curtius reconnaît là le processus de création des surhommes chez Balzac:

Mais [la conception dynamiste que Balzac se fait de la vie de l'âme] ne pennet pas seulement d'analyser des caractères ; dans ce dynamisme, Balzac voit un instrument dont on peut se servir consciemment pour décupler les énergies humaines. L'homme a toute licence pour diriger à sa guise les énergies qui l'habitent. Il peut les dissiper, les gaspiller, il peut aussi les déplacer et les concentrer par un travail conscient. C'est là le secret de toutes les grandes actions. "La concentration des forces morales, par quelque système que ce soit, en décuple la portée". Cet axiome est la formule à l'aide de laquelle Balzac construit ses génies, ses surhommes, ses monomanes. 16

On voit . quelles auraient été les idées de base de l'Essai sur les forces humaines que Balzac

projetait d'écrire. Sa conception dynamiste de l'âme humaine laissait place à une organisation des

forces pour un rendement maximal du potentiel énergétique humain. Du coup, l'hygiène morale,

pour Balzac, consistera en une éthique de vie qui permet aux forces humaines de se déployer

librement~ sans entrave. Dans cette optique, il est possible de formuler une typologie des

personnages balzaciens qui tient compte de l'hygiène morale - c'est-à-dire de l'administration

du capital énergétique.

1.2. Les catégories de personnages

Une typologie des personnages qui tient compte de l'administration du capital énergétique

permet d'embrasser d'un coup d'œil l'ensemble du personnel de La Co,!,édie humaine. Certes, il

15 Voir au sujet du transfert des désirs érotiques les explications de Curtius, Balzac, p.75-78. 16 Curtius, ibid, p. 78.

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serait réducteur de croire que tous les héros balzaciens se ramènent à la question de l' énergie,

puisque plusieurs facteurs jouent un rôle dans l'agissement d'un personnage - la généalogie, le

milieu, le caractère ou le type, par exemple. Mais il est possible d'établir trois catégories de

personnages en regard de l'administration du capital énergétique: les économes, les dissipateurs

et les intermittents 17.

1.2.1. Les économes

Une première catégorie de personnages balzaciens que nous appelons les « économes » met

en scène des avares en matière d' énergie. Ceux-là conservent' leur énergie, limitent leurs

mouvements autant affectifs que physiques, économisent leurs forces et tirent de cette économie

le secret de leur ,longévité. Ce sont généralement des vieillards et souvent des avares, puisque

l' argent symbolise, dans l' imaginaire balzacien, l'énergie vitale 18• Gobseck ou le père Grandet

sont des représentants de cette « hygiène de la passivité 19» qui modèrent le tempo vital de leur

existen~e. Selon la démonstration de Madeleine Ambrière, ces personnages limitent leurs actions,

rythment lelfr vie sur celui régulier de la pendule ~t se défendent d'éprouver quelque émotion

violente.

Du côté des personnages féminins économes, Madeleine Ambrière place la marqUIse

d'Espard de L 'Interdiction, Fœdora et Diane de Cadignan, entre autres. Ce sont plus souvent

qu'autrement des « femmes de tête, sans cœur et sans âme20 ». Il faudrait ajouter à cette catégorie

de personnages le type du créateur isolé de la foule. Nous pensons, bien sûr, à Daniel d'Arthez

comme nous le verrons plus loin, mais aussi au Raphaël de Valentin de la mansarde dans La

17 Sur ces catégories de personnage en regard de l'énergétique balzacienne, voir Madeleine Ambrière, « Balzac et l'énergie », p. 47-48. 18 Voir Curtius, op. cil. , p. 87. 19 Expressions de Curtius, p. 81. 20 Madeleine, Ambrière, ibid., p. 47.

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Peau de chagrin qui, avant de se consumer par le vouloir et le pouvoir, se contraint à une ascèse

artistique.

1.2.2. Les dissipateurs

La seconde catégorie de personnages identifiée par Madeleine Ambrière regroupe des êtres

prodigues en matière d'énergie, c'est-à-dire des individus qui se dépensent en activités de toutes

. sortes. Il faut souligner le caractère excessif de cette dépense. Ici, le type du débauché rejoint

dans l'excès celui du penseur entièrement consacré à sa recherche. Dans ce sens, Raphaël de

Valentin qui se perd dans la débauche à cause du pouvoir du talisman et Louis Lambert se

rejoignent, succombant tous les deux à un excès. La pensée, chez Balzac, aussi bien que la

débauche, peut abréger la vie. En ce sens, la réflexion intellectuelle, dans la mesure où elle

consiste en un excès de pensée, a un effet délétère sur la santé des protagonistes dans La Comédie

humaine. Dans la section de son ouvrage intitulée « Les champs de bataille intellectuels », M. Le

Yaouanc passe en revue les personnages balzaciens qui succombent, ou dont le physique est

altéré par un excès de pensée et fait remarquer que Balzac soumettait le cerveau comme tous les

autres organes aux lois de l'usure et de l'altération21• Consumation de l'intérieur, pourrions-nous

dire, au sujet des victimes de la pensée et consumation de l'extérieur pour les débauchés. Parmi

ces dissipateurs de la débauche, on retrouve des courtisanes ou ce que Balzac appelle des viveurs.

Contrairement aux avares, les dissipateurs meurent généralement jeunes.

Ces deux premières catégories de personnages - les économes et les dissipateurs - donnent

à voir le dilemme éthique auquel la vision dynamiste de l'âme humaine de Balzac conduit. D'un

côté, la retenue, qui condamne à un immobilisme afin de réduire la combustion de l'énergie vitale

et de se garantir ainsi une longévité; de l'autre, une dépense excessive qui conduit à une

21 M. Le Yaouanc, op. cil., p. 43-46.

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accélération de la combustion de l'énergie et qui projette prématurément l'individu dans la mort.

Or, ce « dilemme impitoyable a préoccupé Balzac durant toute sa vie, et il en a cherché

différentes solutions22 ». Deux autres possibilités, que l'on place sous le signe de l' intennittence,

sont envisagées dans les œuvres de Balzac.

1.2.3. Les intermittents

Alors que les deux premières catégories de personnages reposent sur l' alternative -

l'économie ou la dépense d'énergie - la troisième catégorie repose sur l'alternance, c'est-à-dire

que ce type de persol1?age balzacien alternera entre des moments de calme où il économise ses

énergies et des moments de dépense d'énergie considérable. Souvent, ce sont des êtres qui

« connaissent le jeu », qui savent reconnaître l'occasion qui mérite une dépense d'énergie. Ces

personnages rentabilisent au mieux leur énergie vitale. Eugène de Rastignac est à ce compte un

exemple certain.

La seconde posture de l'intennittent est celle du sage . . L'exemple représentatif de cette

po_sture se rencontre en la personne du vieil antiquaire de La Peau de chagrin. Laissons

l'antiquaire lui-même exposer le principe qui lui sert de code de vie:

[J]'ai tout obtenu, parce que j'ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n'est-ce pas savoir? .. Oh! savoir, jeune homme, n'est-ce pas jouir intuitiveme~t? n'est-ce pas découvrir la substance même du fait et s'en emparer essentiellement? Que reste-t-il d'une possession matérielle? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d'un homme q~i, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, .transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l'avare sans en donner les soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes! J'ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue; je n'ai jamais rien désiré, ' j'ai tout attendu. Je me suis promené dans l'univers comme dans le jardin d'une habitation qui m'appartenait. Ce que les ·hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, est, pour moi, des idées que je change en rêveries; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; au lieu de leur laisser

22 Curtius, op. ci!., p. 81 .

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dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe; je m'en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure.23

Cette posture est singulière dans La Comédié humaine. Curtius la rapproche de celle du .

Marquis de T. , dans la Physiologie du mariage, ou encore de celle du médecin des Martyrs

ignorés. Tous ces « vieillards aux paroles mystérieuses24 » jouissent de la vie sans se laisser

consumer par les jouissances, qui sont intellectuelles. Les jouissances deviennent représentations

et laissent ~ ' organisme en état de repos. Curtius, toujours: « "Savoir" a ici la valeur d ' une

technique de l' âme qui consiste à objectiver et par là même à distancer par ·la connaissance tout

ce qui est désir25 ». Pour sa part, M. Le Yaouanc fait ~e la posture du vieillard une marginalité

dans le système de Balzac et n'entend pas, comme Curtius, l'élever au rang de solution au

dilemme éthique de l'énergie. Le critique remarque que le vieil homme ne parle pas en termes de

réflexions pénétrantes et intenses, mais bien de « rêveries poétiques», ,de « fantaisies de

l'imagination »26. Il s'agit d'un usage salutaire de la pensée dans la mesure où il consiste en un

abandon de l'esprit, en une sorte de lâcher prise.

C'est dans La Peau de chagrin que Balzac fait de l'énergétique le ressort dramatique. Un

jeune homme, au bord du suicide, se voit offrir par un vieil antiquaire une peau de chagrin

provenant de l'orient mythique, peau qui exaussera les désirs de son propriétaire. Mais à chaque

désir exaussé, la peau rétrécit et sa désintégration complète entraînera la mort du héros. Dans

cette histoire fantastique, la peau représente la somme d'énergie vitale en chaque homme, énergie

qui décroît avec la poursuite des désirs. L'homme s'épuise en voulant et en pouvant. Seul le vieil

antiquaire, sous la protection d'un savoir particulier, est à l'abri de la combustion accélérée . .

. 23 Balzac, La Peau de chagrin, p.40. 24 Curtius, op. cit., p. 84. 25 Ibid. 26 M. Le·Yaouanc, op. cit., p. 58.

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. De façon moins explicite que dans La Peau de chagrin, l'énergétique balzacienne se trouve

en filigrane du texte d' nlusions perdues et nous pennet de comprendre le regard 'particulier que

Balzac a posé sur le journalisme.

2. Le Cénacle et l'économie d'énergie

Dans la seconde partie d' nlusions perdues, Balzac oppose deux systèmes, deux éthiques

littéraires qui ont chacune leurs pratiques, leur idée de ce qu' est la littérature, et auxquelles se

rattachent des sociabilités, c'est-à-dire un cadre de rencontres concrètes entre individus qui

pratiquent la littérature. Voici comment Balzac résume ces deux systèmes:

Animé par la perspective d'une lutte immédiate entre les hommes et lui, l'inexpérimenté jeune homme [Lucien de Rubempré] ne soupçonna point la réalité des malheurs moraux que lui dénonçait le journaliste. Il ne se savait pas placé entre deux voies distinctes, entre deux systèmes représentés par le Cénacle et par le Journalisme, dont l'un était long, honorable, sûr; l'autre semé d'écueils et périlleux, plein de ruisseaux fangeux où devait se crotter sa conscience. Son caractère le portait à prendre le chemin le plus court, en apparence le plus agréable, à saisir les moyens décisifs et rapides. Il ne vit en ce moment aucune di'fférence entre la noble amitié de d'Arthez et la facile camaraderie de Lousteau.27

Pour bien saisir ce que Balzac entend par « Cénacle », il importe de replacer ce tenne dans le

débat auquel il fut associé. Dans son ouvrage consacrée à la querelle de la camaraderie littéraire28,

Glinoer démontre que le tenne cénacle fut d'abord associé à l'expression péjorative de

camaraderie 'par Henri de la Touche dans son pamphlet contre les cénacles romantiques. « De la

camaraderie littéraire », paru dans la Revue de Paris le Il octobre 1829, trace un portrait des

. cénacles qui se veut une dénonciation virulente des perversités d'une telle sociabilité où l'amitié

devient une spéculation et où la vanité sert de lien sociat29•

27 Balzac, Illusions perdues, p. 683. 28 Antony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains. 29 Henri de la Touche, « De la camaraderie littéraire », dans Antony Glinoer, op. cil. , p. 55 : « Mais le danger passé, l'amitié sera devenue une spéculation; la vanité aura servi de lien social, et la charité commencée par soi-même aura fini exactement où elle aura commencé. »

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La lecture de Glinoer démontre la place particulière qu'occupe la représentation du cénacle

dans Un grand homme de province à Paris: le roman de Balzac vient pour ainsi dire, mettre un

terme au débat en fixant le cénacle parmi « les modes de résistance à la blafarde réalité d'une

industrie littéraire où la camaraderie fait loi 30 ». Balzac relègue les éléments péjoratifs de la

camaraderie (bassesse, vénalité, vanité) au milieu seul des journalistes et associe le phénomène

cénaculaire au topos de la malédiction littéraire. Dans cette perspective, l'assemblée de la rue des

Quatre-Vents donne à voir une conception du génie littéraire en tant que martyr dont les

stigmates sont la . marque d'un procédé de légitimation culturelle; la pauvreté est l'un de ces

stigmates que nous étudierons. Outre le génie malheureux, le cénacle tel que représenté par

Balzac touche de près l'enjeu de la dépense d'énergie qui, selon nous, est le nerf de l'éthos

journalistique. Comme nous le verrons plus loin, d'Arthez partage la conception dynamiste que

se faisait Balzac de l'activité intellectuelle.

2.1. La pauvreté auctoriale : le cénacle et le topos de la malédiction littéraire.

Lors de sa première rencontre avec Daniel d'Arthez, qui succède dans l'intrigue aux visites

que Lucien a faites chez les libraires, le jeune homme de lettres dépité entrevoit par l'entremise

de cette nouvelle connaissance une avenue à ses difficultés. Le discours que lui fait d'Arthez

porte une vision du travail de l'artiste qui s'approche de celle du génie malheureux étudiée par

Pascal Brissette31• La conception du génie que propose d'Arthez repose sur le sort malheureux

qui attend tout grand homme de la littérature :

On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voix douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s'élever au-dessus des hommes doit se préparer à une

30 Antony Glinoer, op. cit., p. 226. . 31 Brissette, Pascal. La malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux_

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lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout. Vous avez au front le sceau . du génie, dit d'Arthez à Lucien en lui jetant un regard qui l'enveloppa ; si vous n'en avez pas au cœur la volonté, si vous n'en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues en quelque pays qu'elles soient, le chemin de votre infini, comme elles prennent celui de leur cher océan, renoncez dès aujourd'hui.32

Le génie, tel une tortue, doit se former une carapace contre les coups que lui portent la fortune

et . la société ; il doit faire preuve d'une patience héroïque, s' attaquer à son œuvre avec

détermination et s'attendre à « des épreuves de tout genre, à la calomnie, à la trahison; à

l'injustice de [ses] rivaux ; [mais si l ']œuvre est belle, qu'importe une première perte ... 33 »

Dans son analyse de la malédiction littéraire, Pascal Brissette reconnaît en la personne de

Jean-Jacques Rousseau l'élément fondateur du myth~ puisque l'auteur des Rêveries d 'un

promeneur solitaire fut l'un des premiers à faire de la marginalité et de la pauvreté une procédure

de légitimation34. Le critique relève que le mythe « se forge sur la base de topiques séculaires qui

associent les concepts de mélancolie, de pauvreté et de persécution à ceux' de vérité,

d'authenticité et de génie poétique35 ».

Dans le roman de Balzac, la figure de Jean-Jacques Rousseau forme le substrat mythique du

génie malheureux. Doguereau, afin d'amadouer son jeune auteur pour diminuer le prix de vente

de son manuscrit, fait l'éloge de la pauvreté volontaire qui fit la marque de Rousseau:

Voilà, monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec lequel vous aurez plus d'un rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d'y perdre leur temps, leur talent et notre argent. 36

32 Balzac, IP. , pp. 647-648. 33 Ibid, p. 648. 34 Pascal Brissette, op. cil. , p. 25-26. 35 Ibid, p. 28.

·36 Balzac, IP. , p. 643.

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D' Arthez, quand vient le temps de justifier le dénuement de son mode de vie, use de ce même

procédé de légitimation en affinnant la parenté formelle entre son logement et celui qu' habitèrent

4es hommes de génie :

Je demeure rue des Quatre-Vents, dans une maison où l'un des hommes les plus illustres, un des plus beaux génies de notre temps, un phénomène dans la science, Desplein, le plus grand chirurgien connu, souffrit son premier martyre en se débattant avec les premières difficultés de la vie et de la gloire à Paris. Ce souvenir me donne tous les soirs la dose de courage dont j'ai besoin tous les matins. Je suis dans cette chambre où il a souvent mangé, comme Rousseau, du pain et des cerises, mais sans Thérèse.37

Davantage que par la figure de Rousseau, la pratique de la littérature défendue par le Cénacle

se rapporte à la thèse de Brissette par la connotation positive qu'elle confère aux concepts de

persécution et de pauvreté. D'Arthez, le chef du Cénacle, avertit Lucien des railleries de toutes

sortes qu' il devra endurer patiemment. Son mode de vie est aussi un exemple de pauvreté

volontaire, puisqu'il vit dans « une âpre misère» qu' il supporte avec héroïsme38. D' ailleurs, tous

les membres du Cénacle sont pauvres39 et, affinne le narrateur, « la grande misère extérieure »

fonne un puissant contraste avec « la splendeur des richesses intellectuelles40 ». La pauvreté du

Cénacle, présentée comme une nécessité qui doit être supportée patiemment, prend bientôt des

allures de mal nécessaire, de condition sine qua non au travail intellectuel.

Or, dans cette mystique du génie malheureux, Lucien éprouve le plus de difficulté à composer

avec la misère. Très tôt, Lucien ne parvient plus à supporter les difficultés du mode de vie

cénaculaire. C'est par une histoire d'argent offert et que Lucien s'empresse de rembourser que le

jeune poète manifeste sa désolidarisation du groupe de la rue des Quatre-Vents. Son

37 ibid., p. 648. _ 38 Ibid., p. 649. Pour l'héroïsme de d'Arthez, p. 657: « Daniel d'Arthez, lui, brûlait des mottes, et supportait héroïquement la misère: il ne se plaignait point, il était rangé comme une vieille fille, et ressemblait à un avare, tant il avait de méthode. » 39 Ibid. , p. 654 : « [ ... ] Michel Chrestien, pauvre comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis, gagnait sa vie avec une insouciance diogénique. » . 40 Ibid., p. 655.

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empressement est interprété par Michel Chrestien comme une marque de vanité41• Puis, · quand

Lucien confesse qu'il songe à « s'enrôler» dans les rangs de la presse, le jeune poète affirme que

la misère matérielle lui est trop pesante à supporter: « Mais ce qui n'est que souffrance pour vous

est la mort pour moi, dit vivement Lucien42 ».

À cette pauvreté qui est l'apanage du génie malheureux avec lequel Lucien ne sait composer,

le journalisme opposera des recettes rapides produites par une activité . littéraire intense qui

charmeront le jeune ambitieux. Mais par-delà les conditions matérielles de production des

« chefs-d' œuvre », c'est la nature même du travail littéraire qui pose problème pour Lucien. À cet

égard, il est à relever que la pratique littéraire que propose d'Arthez s'inscrit dans une poétique

de l'énergie, c'est-à-dire que le travail de l'écrivain doit se compléter d'un effort de volonté.

2.2. La poétique balzacienne: concentration et volonté .

. Tous les membres du Cénacle exhortent Lucien à s'investir dans un travail acharné et continu.

Dans le code éthique de d'Arthez, la valeur suprême est le Travail, avec un « t » majuscule. C'est

la valeur autour de laquelle se rassemble la société unie du Cénacle. Bianchon exhorte Lucien à

« se fier au Travail» tandis que Léon Giraud parle de « la cause du Travail43 ». Déjà, d'Arthez

avait averti Lucien de l'importance de la volonté dans la production des œuvres de génie.

Revenons à un extrait cité précédemment.

Vous avez au front le sceau du génie, dit d'Arthez à Lucien en lui jetant un regard qui l'enveloppa; \ si vous n'en avez pas au cœur la volonté, si vous n'en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues en quelque pays qu'elles soient, le chemin de votre infini, comme elles prennent celui de leur cher océan, renoncez dès aujourd'hui.44

41 Ibid., p. 661 : «Oh! Le plaisir qu'il manifeste est bien grave à mes yeux, dit Michel Chrestien, il confrrme les observations que j'ai faites : Lucien a de la vanité. » 42 Ibid., p. 662. 43 Ibid., p. 662. 44 Ibid., pp. 647-648.

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L'affirmation de d'Arthez implique une poétique particulière. Le génie est un « sceau» au

front de l'artiste, mais cette marque ne garantit pas la production d'une œuvre « géniale », car à

cette disposition doit s'adjoindre une volonté qui relève du cœur, une patience angélique qui

distingue le vrai du faux poète. À ce compte, dans son analyse de la poétique balzacienne 45,

Arlette Michel distingue deux moments: celui de l'idée fixe , d'une sensation intense mais

confuse, et celui de la volonté: « La démarche créatrice où s'investit l'énergie est déterminée par

la thermodynamique balzacienne, elle implique aussi une morale de l'énergie: à l' intensité de la

sensation il faut faire face avec toute l' ardeur de la volonté.46 » L'auteur applique cette loi de la

poétique autant à Balzac lui-même qu'à ses personnages créateurs. Ainsi, l'activité d' invention,

chez Balzac, se fait en deux temps: à l'idée succède -la volonté, et c'est cette dernière qui

distingue le vrai poète du faux. À cet égard, Arlette Michel prend comme exemple les cas de

d'Arthez et de Lucien. Sous l' angle de la poétique balzacienne de l'énergie, le premier parvient à

mettre en œuvre un effort de volonté pour parachever l'idée fixe (entendre inspiration) afin

qu'elle devienne œuvre, tandis que le second, bien qu'emballé par l'idée fixe, ne parvient pas à

poser un acte de volonté qui lui permettrait de produire une œuvre au sens fort du terme. Nous

citons assez longuement le texte d'Arlette Michel afin de bien mettre en lumière ce qui distingue,

du point de vue de l'énergie, Lucien de d'Arthez.

Cette double dimension de la poétique balZacienne de l'énergie s'illustre différemment au deuxième stade de la genèse de l'œuvre. Le temps de l'enthousiasme et de l'intensité est révolu. Ceci ne veut pas dire qu'à l'excès de forces usées succède l'inertie. Il s'agit plutôt de savoir -convertir l'énergie: au lieu de la concentrer en un point, il faut la rayonner en tout sens; au lieu d'en subir le choc, il importe d'en répartir et d'en conserver les effets. Ce sera le fruit de la patience: elle distingue le vrai poète, le créateur, de l'homme pour qui la poésie sera seulement un état d'âme. Elle marque la distance qui sépare d'Arthez de Lucien de Rubempré : à d'Arthez une « angélique patience », une « application soutenue» qui fait « les véritables ouvriers littéraires ». Lucien au contraire est poète par la vivacité de ses sensations mais il n'a pas en lui la persistance dans la volonté qui lui permettrait de dépasser l'émotion pour la dire: Lucien est « inconsistant ».47

45 Arlette Michel, « La poétique balzacienne de l'énergie ». 46 Ibid, p. 52. 47 Ibid, p. 52.

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Nous avons vu, dans notre premier chapitre, en quoi la physiologie de Lucien se ramène au

trait saillant de l'absence de volonté. Dans la poétique balzacienne de l'énergie, on voit en quoi

cette absence de volonté a des incidences. Pour le dire simplement, d'Arthez contrôle son énergie

tandis que Lucien est contrôlé par cette force, par ses émotions et son enthousiasme. D'Arthez

avait très vite vu juste dans l'âme du jeune poète d'Angoulême. Il avait vu le potentiel poétique

de cette âme, mais il avait aussi identifié ses faiblesses. La lettre qu'il écrit à ce sujet à Ève

Séchard est révélatrice.

Cette poétique de l'énergie explique le rapport particulier que les membres du Cénacle

entretiennent avec les milieux sociaux. Le Cénacle occupe une position sociale marginale dans

l'économie du roman de Balzac, c'est-à-dire qu'il se veut en-dehors du monde - entendre, la vie

parisienne, l'actualité, les milieux littéraire institutionnalisés. Le lieu de sociabilité (la chambre

de d'Arthez) est privé et n'y entre pas qui veut ,: il faut d'abord que Lucien soit accepté par les

autres membres. Sur le plan des idées, « le Cénacle surplombe les petites querelles, les transcende

[ ... ] 48», comme le remarquent Glinoer et Laisney, c'est-à-dire que les membres du Céna~le

situent leur débat d'idées au-delà de l'intérêt politique, de l'actualité . . Sur le plan de la littérature,

ceux qui s'adonnent à ce travail ne fréquentent pas le réseau des libraires et refusent de se

commettre en pratiquant une littérature à bon marché. D'Arthez écrit des articles mal payés pour

des dictionnaires 49 tandis que RidaI, le dramaturge, offre aux théâtres « ses productions les plus

vulgaires 50». Quant à la vie mondaine, le mot d'ordre semble être de ne pas se mêler au monde.

En dehors du travail, ils ne voient que la paresse et les vices de Paris51•

48 Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « Le cénacle à l'épreuve du roman », p. 26. 49 Balzac, Illusions perdues, p. 650. 50 Ibid, p. 653. 51 ibid, p. 662 : « Avant que le coq ait chanté· trois fois, [Lucien] aura trahi la cause du Travail pour celle de la Paresse et des vices de Paris. »

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Cette position sociale de la marginalité adoptée par les membres du Cénacle se lit dans le

traitement narratif que Balzac a réservé au Cénacle. Comme le font remarquer .Glinoer et Laisney

dans leur article 52 , le Cénacle, dans sa représentation textuelle, présente une résistance à la

narration. L' intrigue est pour ainsi dire suspendue pendant l' exposition du cénacle: la suite de

tableaux de personnage est un arrêt descriptif, comme si la temporalité de l'intrigue, comme si le

flux diégétique, pour reprendre l'expression des auteurs de l'article, était suspendu. Passé cette

description, Balzac ne représente jamais le cénacle en pleine action et aménage un flou dans la

narration. Il laisse au lecteur le soin d'imaginer quelles seraient les conversations spirituelles lors

d'une soirée dans la chambre de d'Arthe.z. Ce traitement a un effet singulier: le lecteur a

l' impression que le cénacle est pour ainsi dire en dehors du roman, en marge de la diégèse.

À ce propos, l'article de Jeannine Guichardet apporte un point de vue intéressant en

démontrant qu'illusions perdues donne à voir deux espaces associés à la production littéraire53.

Dans ce bref article, Guichardet relève deux espaces parisiens antithétiques: les espaces clos

(cénacle, bibliothèque, cabinet de lecture) et les espaces ouverts (théâtres, restaurants, libraires 54).

Les premiers sont surtout fréquentés par les membres du Cénacle, les seconds par les journalistes.

La remarque de Guichardet, a prIori assez simple, a le mérite de mettre en relief l'opposition

quant à la sociabilité qui existe entre le code du Cénacle et celui des journalistes. Les membres du

Cénacle ne sont pas ouverts sur le monde ; aux soirées mondaines bruyantes, ils préfèrent le

calme des réunions privées. Ils ne sont pas disposés à se mêler au monde, à échanger. Toute

relation sociale n'est pas bonne pour d'Arthez. Il y a de bonnes et de mauvaises fréquentations.

52 Anthony Glinoer et Vincent Laisney, op. cil, p. 33-34. 53 Jeannine Guichardet, « Illusions perdues: quelques itinéraires en pays parisien ». L'auteur parle « de deux espaces d 'écriture », p. 91. • 54 Jeannine Guichardet, ibid. , p. 87-88.

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C'est cela qu'entend d'Arthez lorsqu'il met Lucien en garde contre les dangers d'une carrière

dans le journalisme.

Pour le journaliste, il en va tout autrement. Loin d'être néfaste, la sociabilité, qui est une

disposition psychologique favorable à la compagnie des autres, lui est une aptitude sociale

nécessaire. Comme nous le verrons plus loin, le journaliste est un être de relation, c? est-à-dire

qu'il tire de ses relations ce qui fera son article, sa réputation et sa fortune. Le journaliste est dans

le monde et, tout naturellement, il fréquente des espaces sociaux ouverts, ceux identifiés par '

Guichardet, où il lui sera facile d'entrer en contact avec les autres. Par opposition au journalisme,

seuls la ' fréquentation d'espaces clos, propices au travail intellectuel, et un entourage de gens

dotés d'une volonté forte pouvaient pennettre au génie de Lucien de s'épanouir. Mais dans le

monde, devenu journaliste, Lucien, au yeux de d'Arthez, n'avait aucune chance de rassembler

son énergie afin de la canaliser dans l' œuvre.

On voit donc que l'éthique du . Cénacle repose sur le Travail et sur une position sociale du

retrait du monde, de la marge. Davantage, on voit que l'énergie est au cœur de la poétique

balzacienne : à travers les espaces clos fréquentés par les membres du Cénacle, Daniel d'Arthez

cherche à canaliser ses énergies dans l' œuvre et regarde la sociabilité des journalistes comme un

préjudice à l'entreprise littéraire qui aspire aux honneurs. Prendre part à la .vie sociale ou s'en

retirer semble être le dilemme que d'Arthez impose à L~cien. Ce dilemme repose en fait sur une

conception de la genèse de l' œuvre : le grand poète, pour Balzac, dans un premier temps, est

secoué par l'émotion, puis dans un second, prend le dessus sur cette émotion~ la domine par un

acte de volonté. Or, comme nous le verrons, l'éthos du journaliste est difficilement conciliable

avec une telle conception de l'acte de création. Éparpillé dans le monde, le journaliste ne

s'investit pas dans une seule œuvre, mais dans une multitude d'articles. Surtout, il fréquente des

espaces ouverts, pour reprendre l'expression de Jeannine Guichardet, c'est-à-dire des lieux de

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sociabilité éclatés où il fait des rencontres. Être de relation, le journaliste est en tous points

l'opposé de ce· que d'Arthez se veut être.

3. Journalisme et énergie

Lorsque le lecteur découvre avec Lucien les pratiques du journalisme, il découvre un monde à

l'envers de celui du Cénacle. Alors que le travail était .la valeur fondatrice de l' éthique du

Cénacle, les journalistes. exploitent le travail des autres: « Enfin, mon cher, travailler n' est pas le

secret de la fortune en littérature, il s'agit d' exploiter le travail d'autrui 55», répond Lousteau à

Lucien. Le journaliste, comme le démontre Lousteau, n'hésitera pas à s'approprier le travail d 'un

autre puisque la propriété littéraire n'existe pas dans les débuts de la presse. De plus, à la position

sociale retirée du Cénacle, le journalisme oppose une multiplication des lieux de sociabilité.

Alors que Lucien se promène dans les coulisses d'un théâtre et qu'il s'étonne du fait que

Lousteau vient de trouver le sujet de son article, quelques heures avant de mettre sous presse, il

dit: « Voilà donc où et comment se fait le journal ? }), . ce à quoi répond Lousteau : « Le journal

est toujours sans copie à huit heures du soir.: il se fait à la dern~ère minute, n'importe où56 ».

Lucien expérimentera bientôt cette pratique en rédigeant son premier article en toute hâte un soir,

sur la table ronde du boudoir d'une actrice. Le journaliste, au contraire des membres du Cénacle,

est constamment dans le monde. De plus, son travail se fait à la hâte au contraire des membres du

Cénacle; dès que l'idée se présente, le journaliste l'écrit et l'envoie aujoumal. Il n'y a pas que la

production des articles qui est haletante, c'est le mode de vie du journaliste ~out entier qui est

rapide : l~ trait d'esprit, les soirées d'orgie littéraire, la vie ,mondaine du journaliste. Tout va

55Balzac, Il/usions perdues, p. 681. 56 Ibid. , p. 723 .

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rapidement dans la vie du journaliste57. C'est précisément ce rythme de vie haletant qui causera la

perte de Lucien. Pour le dire ainsi, Lucien va se brûler, va dépens"er son énergie vitale yn articles,

soirées, traits d'esprit jusqu'à n'y voir plus clair. Et c'est de cet étourdissement que profiteront

ses ennemis pour lui tendre un piège. Pour démontrer cette idée, nous procéderons en trois temps:

nous analyserons d'abord les sociabilités journalistiques, puis la parole. journalistique et, en

troisième point, la posture discursive du journaliste.

3.1. Les sociabilités journalistiques

Comme le fait remarquer Marie-Ève Thérenty, le journaliste chez Balzac est un caméléon

social, un personnage déambulatoire qui parcourt tous les étages de la société et possède une

fonction unificatrice dans la mosaïque de La Comédie humaine58. À cause de son statut social

ambigu, le journaliste bénéficie de passerelles qui lui permettent de pénétrer la plupart des

sphères sociales de La Comédie humaine. Chez Balzac, le journaliste côtoie à la fois les milieux

artistiques, politiques et les salons de la noblesse. C'est en ce sens que Thérenty parle de la

capacité déambulatoire de ce personnage.

Dans Illusions perdues, l'aspect déambulatoire de la vie journalistique se rencontre dans les

sociabilités journalistiques mises en scène. On entend par sociabilités journalistiques « le cadre

de rencontres concrètes entre les artisans de la presse et certains milieux, sociaux~ intellectuels ou

politiques 59». Par là, il faut entendre que le journaliste, dans illusions perdues, est d'abord et

avant tout un être de relation, c'est-à-dire un individu qui appartient à un réseau de fréquentations.

En ce sens, le journaliste est un être de groupe et non. un solitaire. S'il est seul, c'est pour faire

57 Voir la description de la chambre de Lousteau dans Ibid, p. 685 : « Cette chambre, à la fois sale et triste, annonçait une vie sans repos et sans dignité : on y dormait, on y travaillait à la hâte, elle était habitée par force, on éprouvait le besoin de la quitter. Quelle différence entre ce désordre cynique et la propre, la' décente misère de d'Arthez? ... » 58 Marie-Ève Thérenty, « La représentation du journaliste chez Balzac », p. 135. 59 Guillaume Pinson, « Travail et sociabilité ».

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l'ébauche d'un article. Et même sur ce point, l'article se rédige quelques fois dans la salle de

rédaction du journal, les journalistes « réunis à une table couverte d'un tapis vert, devant un bon

feu, sur des chaises ou des fauteuils, fumant ~u riant 60 ». On ne saurait trop insister s~

l'importance de la vie sociale du journaliste dans le roman de Balzac. Un article comme celui

d'Annie Jourdan61, consacré au rôle du dandysme dans l'ascension de Lucien à Paris, met en

lumière la supériorité des codes sociaux de l'habillement et de la tenue sur les talents de poète

dans les relations sociales à Paris. Être un poète talentueux ne suffit pas pour se distinguer dans la

bonne société parisienne, encore faut-il obéir aux codes subtils qui régissent les relations

mondaines: « Et il ne faut pas seulement savoir s'habiller [à Paris], il faut savoir se tenir et parler.

Le corps tout entier devient signe de distinction.62 » Annie Jourdan a très bien vu que le talent

réel de Lucien ne réside pas dans les facultés inventives de son esprit, mais bien dans sa capacité

d'imitation. Très vite, à Paris, Lucien comprend que la mode gère les relations et que ne pas se

soumettre au diktat de la mode confine à l'ostracisme. Du coup, il apparaît que Lucien s' adapte

très rapidement aux lois de la mode et qu'il délaisse la poésie dès qu'il comprend que la première

génère un capital social supérieur à celui de la seconde63 .La lecture d'Annie Jourdan concorde

avec- notre propos: les succès rapides qu'obtient Lucien dans le journalisme sont certes

attribuables à son esprit, mais ils sont dus en bonne partie à ses aptitudes sociales.

Dans un sens, le journaliste dans illusions perdues est constamment dans le monde. Puisque

le journal se fait « n'importe où », le journaliste travaille à toute heure, en tout lieu, au théâtre, au

restaurant, au café, dans les salons, chez les librairies. Dans ces lie~x, le journaliste fait

60 Balzac, IP, p. 765. 61 Annie Jourdan, « Le triomphe de Lucien de Rubempré: faux poète, vrai dandy». 62 Annie Jourdan, ibid., p. 68. 63 Annie Jourdan, ibid, p. 69 : « [ ... ] la poésie n'a pas suffi aux aristocrates pour pardonner à Lucien sa naissance. Ce dernier semble à présent comprendre que la mode est une arme plus puissante et abandonne la poésie au moment même où il prend l'habit. La promptitude avec laquelle Lucien s'approprie les codes de l' élégance trahit les talents réels du poète, plus préoccupé d'imiter que de créer [ . .. l»

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constamment des rencontres desquelles naîtront ses articles. Le journaliste dépend d'un réseau; il

dépend des autres pour faire ses articles. Dans cette logique, tout un système relationnel sous-

tend les sociabilités journalistiques. C'est l'une des lois structurelles du journalisme dont

Lousteau fait bénéficier Lucien.

[La] boutique [de Oauriat] est un lieu excellent à fréquenter. On peut y causer avec les gens supérieurs de l'époque. [ ... ] Aujourd' hui, pour réussir, il est nécessaire d'avoir des relations. Tout est hasard, vous le voyez.64

Si le journaliste dépend d'une part d ' un réseau de relations pour faire ses articles, il faut

ajouter d'autre part que ce sont souvent des individus qui viennent à lui pour solliciter un article.

C'est ainsi que quiconque veut s' attirer l'attention de la presse n'a qu'à flatter le journaliste.

Comme le dit le libraire Dauriat, « la gloire c'est douze mille francs d' articles et mille écus de

dîners65 ». Il découle une situation ambiguë de cet état de fait: le journaliste est constamment

sollicité, que ce soit par un auteur, une actrice, un politicien ou un membre de la noblesse qui

cherche à consolider sa réputation. La vie mondaine effrénée de Lucien trouve sa source dans

cette . sociabilité particulière. Lucien partage son temps entre les soirées, les théâtres, les salons

que fréquentent les journalistes. Bientôt, Lucien est étourdi par cette vie et perd sa concentration,

sa faculté de calculer.

Lucien vit pendant un mois son temps pris par des soupers, des dîners, des déjeuners, des soirées, et fut entraîné par un courant invincible dans un tourbillon de plaisirs et de travaux faciles. Il ne calcula plus. La puissance du calcul au milieu des complications de la vie est le sceau de grandes volontés que les poètes, les gens faibles ou purement spirituels ne contrefont jamais. Comme la' plupart des journalistes, Lucien vécut au jour le jour, dépensant son argent à mesure qu'il le gagnait, ne songeant point aux charges périodiques de la vie parisienne, si écrasantes pour ces bohémiens.06

Ces sociabilités journalistiques auxquelles se frotte Lucien deviendront un instrument contre

le jeune journaliste dans la vengeance qu'ourdit le . clan noble formé de Mme de Bargeton, de la

64 Balzac, Illusions perdues, p. 704-705. 65 Ibid, p. 704. 66Ibid., p. 809-810.

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marquise d'Espard et de du Châtelet. L'extrait suivant, que nous citons longuement, est 'explicite

quant au rôle que la vie sociale effrénée de Lucien joue dans sa chute.

A travers cette vie abondante, pleine de luxe, où toujours le Lendemain marchait sur les talons de la Veille au milieu d'une orgie et ne trouvait point le travail promis, Lucien poursuivit donc sa pensée principale: il était assidu dans le monde, il courtisait madame de Bargeton, la marquise d'Espard, la comtesse de Montcornet, et ne manquait jamais une seule des soirées de mademoiselle des Touches. Il arrivait dans le monde avant une partie de plaisir, après quelque dîner donné par les auteurs ou par les libraires ; il quittait les salons pour un souper, fruit de quelque pari. Les frais de la conversation parisienne et le jeu absorbaient le peu d'idées et de forces que lui laissaient ses excès. Lucien n'eut plus alors cette lucidité d'esprit, cette froideur de tête nécessaires pour observer autour de lui, pour déploye~ le tact exquis que les parvenus doivent employer à tout instant ; il lui fut impossible de reconnaître les moments où madame de Bargeton revenait à lui, s'éloignait blessée~ lui faisait grâce ou le condamnait de nouveau. Châtelet aperçut les chances qui restaient à son rival, et devint l'ami de Lucien pour le maintenir dans la dissipation où se perdaient ses forces. [ ... ] Ainsi le ressôrt de sa volonté, sans cesse assoupli par une paresse qui le rendait indifférent aux belles résolutions prises dans

. les moments où il entrevoyait sa position sous son vrai jour, devint nul, et ne répondit bientôt plus aux plus fortes pressions de la misère. Après avoir été très heureuse de voir" Lucien s'amusant, après l'avoir encouragé en voyant dans cette dissipation des gages pour la durée de son attachement et des liens dans les nécessités qu'elle créait, la douce et tendre Coralie eut le courage de recommander à son amant de ne pas oublier le travail, et fut plusieurs fois obligée de lui rappeler qu'il avait gagné peu de chose dans son mois. L'amant et la maîtresse s'endettèrent avec une effrayante rapidité. [ ... ] En trois mois, ses articles ne produisirent pas au poète plus de mille francs, et il crut avoir énormément. travaillé.67

.

Ces soirées auxquelles participe Lucien sont qualifiées d'orgie à maintes reprises dans le

texte68. Le soir même qui marque les débuts de Lucien dans la presse, le jeun~ auteur est malade

tant il a bu et demeure abattu. jusqu'à tard le lendemain matin. Afin d'ajouter du pathos à son

histoire, Balzac, au moment où Lucien est vaincu et sans ressource, a eu l'idée ingénieuse de faire

composer à son héros des chansons grivoises pour payer les frais d'enterrement de sa maîtresse.

Le jeune poète doit donc se mettre à l'ouvrage pendant la veillée du corps et c'est non sans ironie

que Lucien se doit de louanger devant le cadavre de Coralie la vie débauchée qu'il a menée et qui

67 Ibid, p. 822. 68 Entre autres, ibid.,p. 721 : «Voici mon premier souper fastueux, ma première orgie avec un monde étrange [ ... ]. » Il faut entendre ici le mot « orgie '» dans le sens que lui donnait Balzac et ses contemporains, c'est-à-dire celui de consommation excessive.

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'est, en partie, la cause de sa chute. « Rions! buvons! Et moquons-nous du reste{)9 » scande-t-il au

petit jour alors que la bonne et le prêtre le croient devenu fou.

Bien plus qu'une simple particularité reliée à la profession, Balzac fait donc des sociabilités

journalistiques l'élément néfaste qui mènera le héros à sa perte. Ses idées et ses forces seront

absorbées par le jeu et la conversation parisienne. Dans le système de Balzac, un homme sans

volonté ne vaut plus rien et c'est au milieu de ces mondanités que le ressort de la volonté de

Lucien se détend. Le jeune journaliste ne possède plus assez d'énergie pour rester aux aguets; il

l' a dépensée dans le système relationnel des sociabilités journalistiques. Pour le dire de façon

laconique, d'Arthez investit ses énergies dans l' œuvre tandis que le journaliste les investit dans

ses relations. C'est exactement ce à quoi Lousteau fait référence quand il exhorte Lucien à se

mettre en mouvement et à ne pas suivre l'exemple de d'Arthez :

Vous connaissez d'Arthez? dit Lousteau. Je ne sais rien de plus dangereux que les esprits solitaires qui pensent, comme ce garçon-là, pouvoir attirer le monde à eux. En fanatisant les jeunes imaginations par une croyance qui flatte la force immense que nous sentons d'abord en nous-mêmes, ces gens à gloire posthume les empêchent de se remuer à l'âge ou le mouvement est possible et profitable. Je suis pour le système de Mahomet, qui, après avoir commandé à la montagne de venir à lui, s'est écrié : - Si tu ne viens pas à moi, j'irai donc vers toi!70

Outre les sociabilités, journalistiques, c'est la parole du journaliste qui est le lieu d'une

dépense d'énergie. Moins néfaste que la première, celle-ci est liée à l'attribut même de la

profession: la verve, le trait d'esprit sont les premières armes du journaliste et Balzac leur

réserve un traitement significatif dans son roman.

3.2. La parole journalistique

69 Ibid., p. 876-877. 70 Ibid., p. 705.

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Contrairement au traitement qu' il a réservé au Cénacle, Balzac multiplie les scènes qUi

réunissent des journalistes et les conversations qu'ils tiennent. Toutes ces scènes sont dominées

par l'éclatement d'une parole vive et sulfureuse. À l'harmonie conversationnelle du Cénacle

s'oppose encore une fois .le concert disgracieux du babillage cacophonique des journalistes.

L'effet créé chez le lecteur est un sentiment d'étourdissement. Les discours directs sont donc

abondants dans ces scènes et ce n'est pas sans raison: Balzac insinue à plusieurs reprises que le

journaliste est un être de conversation, c'est-à-dire une personne douée pour la répartie. Avoir de

l'esprit est sinon le premier, du moins l'un des attributs du journaliste.

Afin de mettre en garde Lucien contre les dangers du journalisme et les succès rapides qu' il y '

ferait, un membre du Cénacle lui dit: « Tu n'as que trop les qualités du journaliste: le brillant et

la soudaineté de la pensée. 71 » De même, quand Lucien fait ses classes de journaliste aux côtés de

Lousteau, il lui demande: « Quels hommes sont donc les journalistes... Comment, il faut · se

mettre à table et avoir de l'esprit. .. - Absolument comme on allume un quinquet. .. jusqu'à ce

que l'huile manque 72 » lui répond Lousteau.

Cette comparaison entre le journaliste et une lampe qui brille tant que l'huile ne manque pas

est une allusion directe à la combustion de l'énergie vitale, allusion qui revient à certains

moments dans le texte. L'esprit de Lucien est présenté par la métaphore convenue de la lumière :

« En se voyant fêté, envié, le poète retrouva son aplomb: son esprit scintilla, il fut le Lucien de

Rubempré qui pendant plusieurs mois brilla dans la littérature et dans le monde artiste.73 » 'Quand

il rencontre le jeune journaliste, le critique Claude Vignon affirme d'un ton prophétique:

« Quand il aura, lui, comme mille autres, dépensé quelque beau génie au profit des actionnaires,

71 Ibid., p. 663. 72 Ibid., p. 723. 73 Ibid., p. 749.

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ces marchands de poissons le laisseront mourir de faim s'il a soif, et de soif s'il a faim. 74 » Briller,

scintiller, dépenser: nous sommes dans une logique de la combustion. A-t-on besoin de rappeler

que le prénom Lucien vient du latin lux, lucis qui signifie « lumière » ?

Se profile aussi, à travers l'esprit du journaliste, la métaphore de la courtisane, car de la même

manière que la courtisane fait commerce de ses charmes, le journaliste fait commerce de son

esprit. C'est ce qu' insinue le trait de Claude Vignon rapporté plus haut. À cet égard, Balzac

inscrit sa représentation du journaliste dans l'imaginaire social du XIXe qui fait du journaliste la

prostituée de la littérature 75.

Cette importance accordée à la parole tient d'une part au système relationnel auquel

appartient le journaliste et d'autre part à l'écriture journalistique. Toujours en relation, parcourant

les · salons, le journaliste doit pratiquer la conversation et son esprit lui tient lieu de carte de visite:

il lui permet de se faire une place, d'impressionner. C'est par un mot d'esprit que Lucien se

procure. ses entrées pour son premier souper en 'compagnie de journalistes 76. Comme le rappelle

Lousteau, « [c]e qu'il y a de plus dangereux est d'avoir de l'esprit tout seul dans son coin 77 » .

. Mais surtout, l ' esprit est la marque d'une disposition pour l' écriture journalistique qui demande

un sens de la fonnule, du punch dirions-nous de nos jours. À force de travailler leur texte, les

journalistes en viennent à perfonner dans l'art de la réplique, des jeux de mots. Comme le

souligne Thérenty, « [l]a mystification, la plaisanterie, la charge, le canard sont des pratiques

dans lesquelles excelle le journaliste 78 ».

74 Ibid, p. 740. 75 Marie-Ève Thérenty, « La représentation dujoumaliste chez Balzac », p. 129. 76 Balzac, Illusions perdues, p. 697 : « - Fait-il les choses convenablement, ton droguiste? - Il ne nous donnera pas de drogues, dit Lucien. - Monsieur a beaucoup d'esprit, dit sérieusement Blondet en regardant Lucien. Il est du souper, Lousteau ? - Oui. - Nous rirons bien. »

77 Ibid, p. 705. 78 Marie-Ève Thérenty, « La représentation du journaliste chez Balzac », p. 134.

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3.3. Le discours journalistique: le « baptême» de Lucien

La parole du journaliste, comme nous l' avons relevé, est présentée dans le roman de Balzac

comme un lieu de dépense d'énergie. Sur le strict plan de la force, il faut admettre la nuance dont

Balzac fait preuve dans sa représentation des journalistes. Certes, il semble critiquer à plusieurs

reprises la vénalité des journalistes, mais il leur reconnaît une force et une énergie qui attirent sa

reconnaissance 79.

La force du journaliste réside surtout dans sa capacité à manipuler le discours. Ici7 le

journaliste prend dès airs de sophiste. Un journaliste fort, selon le personnel journalistique

d'illusions perdues, est un individu qui sait défendre une position, puis retourner ses arguments

en un tour de main pour défendre la position contraire. En ce sens, il est un habile rhéteur. C'est

la leçon de journalisme que Blondet inculque à Lucien quand, accompagné de Lousteau, Merlin

et Vernou, il recommande au jeune journaliste de faire un article favorable au roman de Nathan

après l'avoir malmené. Lucien s'indigne et affirme qu'il pense ce qu'il a écrit au sujet du rorpan

de Nathan. Ce à quoi répond Blondet :

Ah ! mon petit, dit Blondet, je te croyais plus fort! Non, ma parole d'honneur, en regardant ton front, je te douais d'une omnipotence semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer toute chose dans sa double fonne. Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit; personne ne peut prendre sur lui d'affinner quel est l'envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la ~ensée.80

Ainsi,. le journaliste assujettit le discours aux circonstances: un matin, il défend telle opinion,

le lendemain, telle autre. Les plus forts sont ceux qui sauront manœuvrer habilement en évitant

les écueils. Lucien ne sera finalement pas de ceux-là.

79 À ce propos, les journalistes se désignent eux-mêmes comme des êtres de force. Lucien, lors d'un souper où brille son esprit, est « proclamé homme fort » (IP, 786). Un peu plus loin: « Pour ces hommes forts, le journal n'était qu'une boutique» (IP p. 792). 80 Balzac, Illusions perdues, p. 788-789.

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Bien que la force en soit un élément non négligeable, d'autres' éléments du discours

journalistique doivent être relevés afin de' mettre en lumière la posture discursive ambiguë

qu'adopte le journaliste dans illusions perdues. Sur ce point, il s' agit de laisser de côté la nature

dynamique de la parole journalistique au profit d'une analyse rhétorique de cette parole. Sans se

présenter pleinement comme un orateur qui construit son discours selon les règles de la

rhétorique antique, il n'en demeure pas moins que le journaliste adopte une posture discursive

particulière: il ne se réclame d'aucune légitimité morale dans sa prise de parole. En ce sens, au

contraire de l'orateur classique, il n'avance aucune éthos dans son argumentation. Davantage, il

se présente comme un être sans moralité, comme un mercenaire du discours.

Tout d ' abord, rappelons que le discours journalistique est marqué par une tonalité orale. Bien

qu'il doive une .partie. de sa réputation aux textes qu'il écrit, le journaliste est avant tout un être de

parole, comme nous l'avons vu plus haut. Il est significatif à cet égard que Balzac ait préconisé

des scènes dialoguées pour présenter son personnel journalistique plutôt que la retranscription des

articles - on retrouve dans le roman quelques retranscriptions d'article, mais de peu

d' importance quant à la connaissance qu'"elles apportent au sujet des journalistes en regard des

scènes dialoguées où sont révélées les « vérités cachées» du métier. Cette observation amène à

poser une question: le journaliste appartient-il à la culture classique fondée sur le modèle

conversationnel ou à la culture médiatique fondée sur le paradigme textuel qui ne vise plus la

persuasion mais la représentation du réel ? En d'autres mots, il s'agit de la question du régime de

la littérarité.

La thèse d'Alain Vaillant est d'une aide précieuse pour expliquer cette première ambiguïté

dans ~a posture discursive du journaliste81• Selon Vaillant, le XIXe siècle est le théâtre d'un

changement de régime de la. littérarité, c'est-à-dire que les façons ' de communiquer changent au

81 Alain Vaillant, « Invention littéraire et culture médiatique au XIXe siècle ».

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cours du siècle. En observant les changements qui s'opèrent dans le roman et la poésie,

changements conjugués à l' éclosion de la presse moderne à la fin de la Restauration, laquelle

tend à représenter le réel avec, notamment, les collections de «Codes» et «Physiologies »,

Vaillant remarque qu' on assiste à un changement du régime de littérarité: le modèle argumentatif

et rhétorique cède le pas à un modèle représentatif et narratif. Pour le dire très simplement, « les

écrivains et les journalistes n' écrivent plus les mêmes choses, pas plus qu'ils n'écrivent à propos

des mêmes choses ni de la même 'manière82 ». Or, paradoxalement,' le chercheur fait remarquer

que le journal amalgamera les deux modèles - l'argumentatif et le représentatif - en se

présentant à la fois comme la matrice nouvelle de l'invention littéraire et l 'héritier de la tribune

politique et de la pratique de la conversation de salon.

Et c'est précisément cette hétérogénéité persistante et ironique du périodique d'avant 1870 qui rend moins visible la transformation littéraire dont il est le catalyseur. Pendant une trentaine d'années, le journal apparaît comme un espace textuel anomique et informe, héritant des plus vieilles traditions mais annonçant aussi les médias à venir: c'est précisément sa nature ambiguë et complexe qui fait du journal de la monarchie de Juillet et du Second Empire un matériau littéraire d'une exceptionnelle richesse [ ... ] .83

Balzac é~ait çonscient de ces bouleversements profonds qui travaillaient la pratique de la

littérature et, dans une certaine mesure, sa représentation du journalisme confirme la thèse de

Vaillant. On voit que le journali~te appartient à un mo~de en pleine mutation: bien qu'il soit

contraint de pratiquer une nouvelle forme de littérature - les productions littéraires de Lucien

sont rejetées par les libraires justement parce qu'elles participent de l'ancienne forme - le

journaliste manie dans ses articles les outils antiques de la rhétorique, en les transformant, en les

pliant aux tonalités particulières des journaux auxquels il collabore. Du coup, une analyse

rhétorique nous apprend beaucoup sur l'identité sociale du journaliste par l'ambiguïté de sa

posture discursive.

82 Ibid., p. 12. 83 Ibid., p. 20.

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------ ~ - ------- ------ -- ---------,

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Une analyse rhétorique exhaustive du discours journalistique serait fastidieuse et

n'apporterait pas, à certains égards, d'information pertinente. Par contre, la dimension

métalangagière de ce discours est féconde. À plusieurs occasions, les journalistes, lors de scènes

dialoguées, tiennent un discours sur eux-mêmes, voire un métadiscours. En effet, la seconde

-partie d'illusions perdues multiplie les discussions entre journalistes qui traitent de la fonction

sociale de leur profession. Mentionnons d'abord les discussions en coulisses entre Lousteau et

Lucien pendant lesquelles le journaliste aguerri découvre au néophyte les prérogatives des

journalistes: accès aux salons de la noblesse et a~x loges des théâtres. Puis, deuxième temps, la

première orgie à laquelle assiste Lucien pendant laquelle un échange sulfureux est rapporté:

Claude Vignon, Blondet et un diplomate allemand s'entendent pour dire que le journalisme est

une plaie qui «flétrira tout 84 », fomentera la révolte des basses classes, fera tomber les

gouvernements et conquerra l'Europe.

Mais la mise en scène des journalistes par eux-mêmes atteint son paroxysme dans la fameuse

scène du baptême de Lucien85• Nous sommes dans l'appartement de Coralie et Lucien qui

reçoivent journalistes, actrices, libraires, dramaturges et quelques membres du cénacle. Il y a

deux mois que Lucien s'adonne au journalisme. Il est déjà bien établi dans la profession. Les

convives arrivent; on joue de neuf heures à minuit. Trois membres du cénacle « qui devaient se

trouver moins dépaysés que les autres au milieu d'une orgie86 » arrivent et, sur le coup de minuit, .

on s'attable et l'orgie commence ..

On retrouve dans cette scène tous les éléments de l'orgie littéraire Geux, vin, banquet, ivresse)

et ceux de la parole journalistique (calembours, traits d'esprit, parodie, etc.). Davantage, par

l'autodérision qu'elle donne à voir, cette scène est révélatrice et ambiguë - -révélatrice parce

84 Balzac, Illusions perdues, p. 737. 85 Ibid. , p. 801-809. 86 Ibid., p. 803 .

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qu'ambiguë pourrait-on ajouter. Nous voyons des journalistes qui, pour célébrer la venue d'un

nouveau poulain dans l'écurie, tournent les armes de leur discours contre eux-mêmes. Lucien -

et par le fait même tout journaliste - est célébré pour la force qu' il met à l'œuvre dans ses

articles, mais cette célébration toute théâtrale se fait sur le ton du sarcasme. S'il est baptisé, c' est

par la moquerie: couronne de fausses fleurs , invocation d'une trinité commerciale, onction faite

avec du champagne. Cette mise en scène volontiers blasphématoire, initiée par quelques

journalistes, discrédite l' autorité morale qu'un orateur, selon les principes de la rhétorique,

revendique afin d' acquérir une crédibilité auprès de son auditoire. L'ambiguïté de cette scène

tient au fait que les journalistes ne revendiquent aucune légitimité dans leur prise de parole. À cet

égard, ils sapent l'un des premiers éléments de preuve qu'avance Aristote dans les techniques de

persuasion, l' éthos, c'est-à-dire l'image que l' orateur doit donner de lui-même afin de séduire son

auditoire:

On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l'effet du discours, non d'une prévention sur le caractère de l'orateur. Il ne faut donc pas admettre, comme quelques auteurs de Techniques, que l'honnêteté même de l'orateur ne contribue en rien à la persuasion; c'est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace des preuves.87

L'éthos vise a établir la, crédibilité de l'orateur afin que ce dernier se rende digne de foi

auprès de l'auditoire qu'il courtise. Lors de la scène du baptême de Lucien, comme partout

ailleurs dans le roman, les journalistes sabordent cette première preuve qui contribue à la

persuasion. Certes, on pourra répliquer qu'il s'agit ici d'une assemblée privée et que le journaliste

'. s'adresse à la masse par l'entremise de ses textes et non de sa parole. L'observation est fondée et

confirme dans un sens que l'activité journalistique, dans le roman de Balzac, est en double teinte,

87 Aristote, Rhétorique, 1356a (p. 22).

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que rien n'y est blanc ou noir. Le journaliste ne se présente ni comme un orateur ni comme un

écrivain: il est les deux à la fois, d'où l'ambiguïté de sa posture discursive.

Cette posture discursive singulière s'explique d'une . part par le changement du régime de

littérarité que nous avons évoqué plus haut, et d'autre part par l'absence d'identité sociale du

journaliste, c'est-à-dire que ce dernier ne jouit d'aucune place institutionnellement solide: il est

perçu par la société comme un amphibie social. L'article que Marc Martin a consacré à l' identité

sociale des journalistes entre 1820-1890 est révélateur à ce propos 88. La confusion entre les

milieux de la presse et ceux des gens de lettres est totale pendant la Restauration et la monarchie

de Juillet. La description que fait Martin dans son article de la complicité entre ces deux milieux

semble tirée d'illusions perdues' par moment: le journalisme fait la promotion et la publicité des

ouvrages publiés en posant sur eùx des jugements intéressés. De cette interpénétration provient

un brouillage de l'identité sociale du journaliste qui explique en partie sa posture discursive

ambiguë: contraint par des conditions de production difficiles à demander son pain au journal, il

ne peut exercer librement son jugement critique à cause de son appartenance à un double milieu.

Le journaliste profite aussi du flou professionnel qui entoure son métier: le journalisme est alors

sans déontologie, ses artisans sont sans droits d'auteur et œuvrent plus souvent qu'autrement dans

. l'anonymat. Ce dernier phénomène explique d'ailleurs l'absence d'imputabilité dont jouit la

profession. Travaillant à une œuvre collective et anonyme, les journalistes n'ont pas à répondre

des papiers publiés. C'est d'ailleurs l'idée exprimée par Claude Vignon lors du souper avec le

diplomate allemand:

[N]ous serons tous innocents, nous pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime que lui ont dicté ses études sur la Convention : Les crimes collectifs n'engagent personne. Le journal peut se pennettre la conduite la plus atroce, personne ne s'en croit sali personneUement.89

88 Marc Martin, « Journalistes et gens de lettres (1820-1890) ». 89 Balzac, Illusions perdues, p. 738.

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Si un journaliste dans illusions perdues signe un article, c'est qu'il y trouve un intérêt. Par

exemple, Lucien qui veut s'attirer les faveurs du roi en signant des articles royalistes ; mais les

articles contre d ' Arthez et le Garde des Sceaux, écrits pour des motifs pécuniaires, sont

anonymes.

Ces derniers éléments d' analyse visent à expliquer la position discursive ambiguë que

revendiquent les journalistes dans le roman de Balzac: devant composer d' une part avec un

changement du régime de littérarité et d ' autre part avec une profession qui est alors sans balise,

les journalistes font figure de victimes d'une époque charnière, en pleine mutation, époque

pendant laquelle se brouillent les repères. Dans toutes ses sphères d'activité, le journaliste

apparaît comme un être écartelé, divisé: il est ni pleinement homme de lettres ni pleinement

journaliste, il manipule un discours dont il n'assume pas la posture et il va dans le monde, brillant

par son esprit, comme si les barrières sociales n'existaient plus, alors qu'on le remet amèrement à

sa place lorsqu' il lorgne au-dessus de sa condition - nous pensons, bien sûr, à la chute de

Lucien à Paris.

Cette posture discursive ambiguë - un être fort mais qui s'avoue indigne de la légitimité du

discours - est typique de la schizophrénie qui guette l'écrivain-journaliste au XIXe siècle9o •

Dans l'usage qu'il fait du discours, le journaliste n'est pas « un », à .savoir qu'il n'assume pas

pleinement son discours, se contentant plutôt de le réduire à une fonction utilitaire et marchande.

Tiraillé entre deux régimes de littérarité et entre deux professions, le journaliste est un type social

en flottement dont le sort est indécis. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la posture

discursive éclatée du journaliste est symptomatique d'une division plus profonde de la société

française, d'un désordre qui touche l'ensemble des rapports sociaux dans La Comédie humaine.

90 Sur les scénarios et les lieux de schizophrénie du romancier-journaliste dans la fiction du XIXe siècle, voir Marie­Ève Thérenty, Mosaïque, « Chapitre III. Le romancier-journaliste: images, scénarios et mythes », pp. 183-242.

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L'éclatement, la division, l'instabilité sont non seulement des composantes de l' identité du

journaliste, mais elles se retrouvent aussi au cœur d'un propos sur la société entière.

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Chapitre III Journalisme et libéralisme

Parmi tous les sujets que Balzac a abordés dans son œuvre de romancier, le journalisme tient

une place particulière. Non pas qu'il fut la matière d'un grand nombre de romans - Balzac n'a

traité du journalisme que dans deux romans l , ce qui est très peu en regard du nombre de romans

qui mettent en _ scène, par exemple, l'aristocratie. Si le journalisme occupe une place particulière à

nos yeux au sein de La Comédie humaine, c'est d'abord parce qu'il est emblématique de l' époque

que Balzac représente dans ses romans -et qu'il s'accorde particulièrement bien avec le diagnostic

que l'auteur pose sur les temps troublés dont il fut le témoin.

La pensée politique de Balzac entretient, selon nous, un lien étroit avec l' éthos du journaliste

dont nous avons dressé les attributs dans le chapitre précédent. Ici, nous voudrions approfondir

-l'analyse du type du journaliste et étendre sa portée au . cœur du propos politique de Balzac. Il

peut sembler a priori inapproprié de mettre en relation journalisme et libéralisme: Lucien, après

tout, n'envisage pas sérieusement une carrière politique, et le journalisme, dans illusions perdues,

sert surtout de contre-exemple au Cénacle de d'Arthez qui se veut une figure idéalisée de la

pratique de la littérature. On réduit souvent le journalisme dans le roman de Balzac à sa relation

avec le milieu littéraire, à une pratique corrompue de la littérature. Or, nous proposons une

-lecture plus ambitieuse: par ce qu'il nous apprend des relations entre les citoyens et du rôle

social qu'il est appelé à jouer dans la lutte politique, le journalisme peut être abordé comme un

lOutre Illusions perdues, nous pouvons citer La muse du département.

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microcosme2 dans La Comédie humaine, c'est-à-dire un milieu qui détient ses codes et ses

pratiques - ses mœurs dirait Balzac - mais qui est révélateur, en sa qualité de modèle réduit,

des mécanismes sociaux généraux de la société mise en scène.

La société que La Comédie humaine donne à voir est divisée, animée par des tensions

palpables entre les classes, les « zones sociales », les générations. Voilà ce qui apparaît aux yeux

de tout lecteur de Balzac. Les héros balzaciens se livrent des batailles dans le domaine privé

auxquelles Balzac entend donner une teinte épique: ce sont des luttes au sein des familles, entre

membres d'une même classe sociale, ou de classes opposées, ou encore des luttes entre des types

sociaux issus d'époques antithétiques3. De cette observation fort simple, il est aisé de tirer la

généralité que nous venons d'évoquer: le monde que décrit Balzac est divisé, la société, éclatée 4 .

C'est l'unité qui fait défaut dans les relations sociales· de La Comédie humaine ; personne, pour

ainsi dire, ne marche avec son sembhlble, tous se méfient de tous.

Balzac fut l'observateur d'un désordre social et, dans une certaine mesure, on peut ramener La

Comédie humaine à la mise en scène de ce désordre présent dans toutes les sphères de la société,

désordre qui est à l'origine d'un sentiment de mal-être social:

Cette découverte de l'atomisation du corps social, cette notion, si chère à Balzac, de dissolution, cette impossibilité de trouver quoi que ce soit de fixe dans un univers sans armature autre que de simple fait, telles sont certaines composantes. essentielles du mal-être social moderne.5

Or, dans cette grande fresque du désordre social, la presse et le journalisme sont « les aspects

les plus immédiatement sensibles de la pratique du désordre6 ». Dans le monde des journalistes,

2 Sans développer plus avant cette idée, Pierre Barbérissuggère de voir dans le journalisme un microcosme de la « vision» de la société de Balzac: « La presse apparaît comme un raccourci, au double sens du terme: chemin de traverse et résumé, microcosme. » Mythes balzaciens, p. 212. 3Pierre Barbéris, Le Monde dé Balzac, p. 340 : « [ ... ] ce qui s'oppose [d~s La Comédie humaine], ce n'est pas le ciel et la boue, le divin et l'humain: c'est l'Histoire faite et l'Histoire à faire; l'incertitude n'est pas celle de la nature et de la grâce, mais celle des réalisations transitoires de la révolution bourgeoise. » 4 Sur la division dans l'œuvre de Balzac, on se rapportera aussi au chapitre V,. « Balzac et le savoir du monde », de l'ouvrage de Michel Condé, La genèse sociale de l'individualisme romantique, p. 91. 5 Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, p. 339. 6/bid., p. 208.

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tout est désordre, confusion, orgie, dissipation. D' abord, comme nous l'avons vu dans le chapitre

précédent, par la dépense d'énergie qu'imposent les sociabilités journalistiques. Mais est encore

plus significative la division que fomente la presse dans illusions perdues: en opposition à l'idéal

libéral de liberté d'expression, Balzac nous montre une presse partisane qui joue un rôle dans

l' échiq~ier politique au gré des circonstances et des haines personnelles et qui, dans le domaine

des arts, favorise avant tout les intérêts des journalistes.

Dans un tour de force, Balzac renverse les a priori de la pensée libérale en donnant à voir des

effets tout opposés à ceux attendus par cette doctrine. Loin d'être un outil de consolidation du

tissu social, la presse tourne les intérêts les uns contre les autres et aggrave le désordre qui l'a fait

naître: «Dans le cas du journalisme, [Balzac] voit à la fois le résultat le plus voyant, le plus

choquant du désordre, et l'une des causes les plus palpables de l'aggravation du désordre. 7 »

1. Une société atomisée

Devant les troubles qui perturbent son siècle, Balzac pose un diagnostic sans équivoque:

l'individualisme est à blâmer pour l'absence d'unité politique et le chaos de la discussion.

L'intérêt, en somme, a remplacé la raison d'État et a balayé toutes les vertus civiques. Un extrait

de La Peau de chagrin exprime ce constat.

A l'origine des nations la force fut en quelque sorte matérielle, une, grossière puis avec l'accroissement des agrégations, les gouvernements ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie ; le prêtre tenait le giaive et l'encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd'hui, notre . société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée, argent, parole. Le 'pouvoir n'ayant plus alors d'unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n'a plus d'autre barrière que l'intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l'intelligence.8

-? Ibid, p. 208. 8 Balzac, La Peau de chagrin, pp. 57-58.

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Les lumières de l'homme sont toutes tournées vers l'intelligence, c'est-à-dire la satisfaction

des intérêts personnels. Balzac établit une genèse historique de l' individualisme, fruit néfaste issu

d'une lente évolution des esprits. Tout commence, pour ainsi dire, avec layRéforme de Luther et

les libertés protestantes introduites en France par Calvin. Aux yeux de Balzac, il existe une

filiation idéologique, dont la trame est l'évolution de l'individualisme, entre le protestantisme, le

jansénisme au XVIIe siècle, l' encyclopédisme du XVIIIe siècle et le libéralisme du xrxe siècle9•

Balzac reproc4e au protestantisme la triple indépendance qu'il institue: indépendance de

l'individu, de la conscience et de la pensée. De la liberté de conscience à la liberté politique

défendue par la doètrine libérale, il n' y a qu'un pas selon Balzac: «Deux siècles ont été

employés à développer le premier 'corollaire du libre arbitre, la liberté de conscience. Notre siècle

essaie d'établir le second, la liberté politique. 10 » Les désordres de la société française que Balzac

observe sous la Restauration et la monarchie de Juillet sont, aux yeux du romancier, le produit de

l'individualisme fomenté par les libertés introduites en France par le protestantisme ll.

Pour bien saisir le diagnostic de Balzac, il faut redonner à la doctrine libérale la profondeur

qu'elle avait au XIXe siècle, en ce sens qu'elle n'était pas strictement contenue dans la sphère

économique comme nous l'entendons aujourd'hui. Le libéralisme est avant ·tout «une

philosophie d'ensemble des relations de l'homme avec l'État12 ». Cette philosophie stipule que la

9 Pour l'exposition de la lecture historique de Balzac, on se rapportera à Barbéris, Mythes balzaciens, « 1. Le procès du protestantisme: une grande séquence idéologique », pp. 201-205. 10 Balzac, Sur Catherine de Médicis, p. 18. Il Ibidem., : « Le produit du libre arbitre, de la liberté religieuse et de la liberté politique (rie confondons pas avec la liberté civile), est la France d'aujourd'hui. Qu'est-ce que la France de 1840 ? un pays exclusivement occupé d'intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l'Election, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, n'élève que les médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action du corps politique; où l'argent domine toutes les questions, et où l'individualisme, produit horrible de la division à l'infini des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l'égoïsme livrera quelque jour à l'invasion. » 12 Paul Bénichou, Romantismes français I, p. 455 : « Quand on parle donc de libéralisme, de doctrine libérale, il ne faut pas considérer uniquement, ni principalement, l'économie. Il faut envisager cet héritage spirituel et htimain dans toute son étendue, comme une philosophie d' ensemble des relations de l'homme avec l'État, sans oublier que la

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liberté de l'individu, étendue à toutes les sphères de son activité de citoyen - liberté politique,

morale, d' entreprise, de culte, etc. - sera garante de l'ordre public et social 13•

La presse joue un rôle capital dans la doctrine libérale. Puisque les individus sont laissés à

eux-mêmes, séparés pour ainsi dire de l' appareil étatique, il faut des moyens typiquement

libéraux pour les réunir, pour consolider le tissu social disjoint. Telle était la fonction que la

. doctrine libérale réservait au journalisme.

1.1. Le journalisme en contexte de politique libérale.

Parmi les penseurs libéraux qui ont consacré quelques pages de leur œuvre au journalisme,

Alexis de Tocqueville arrive en chef de file. Dans la seconde partie de La démocratie en

Amérique, Tocqueville étudie les rapports existants entre démocratie et journalisme. Quelques

remarques sur la pensée de Tocqueville nous aideront à mieux comprendre le rôle que le penseur

libéral attribue aux journaux.

Tocqueville voit dans l'égalité un « fait générateur» qui « crée des opinions, fait naître des

sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu'il ne produit pas14 ». Dans cette veine, la

seconde partie du deuxième tome de La démocratie donne à voir l'un des effets majeurs de ce

« fait générateur» : celui-ci peut entraîner la dissolution du tissu social. Comment cela se peut-

il ?

liberté politique suppose elle-même, explicitement ou implicitement, une doctrine de la liberté morale. Tel a été, en tout cas, le point de vue du XIXe siècle français. » I3 Voici en quels termes Pierre Barbéris résume l'idéal libéral, dans Mythes balzaciens, p. 206 : «L'idéal libéral s'exprime ici à plein: une société dans laquelle le pouvoir n'est pas sacré; une société d'égaux vivant et parlant selon la nature; une démocratie de présence directe et d'assemblée retrouvée grâce aux moyens modernes d'information et diffusion; un équilibre qui s'établit de lui-même, au profit du bien, et en éliminant, ou en limitant, autant que faire se peut le mal, pourvu que rien ne vienne artificiellement perturber le système et pourvu qu'on laisse faire les hommes égaux et naturels. » 14 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique!, p.37.

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D'emblée, Tocqueville affirme que des deux termes qui assurent l'autonomie de l'individu

démocratique, à savoir la liberté et l'égalité, le second fait l'objet d'une passion « énergique et

générale» puisque « [I]es charmes de l'égalité se sentent à tous ~oments, et ils sont à la portée

de tous; les plus nobles cœurs n'y sont pas insensibles, et les âmes les plus vulgaires en font

leurs délices l5 ». Cette passion pour l'égalité, nous dit Tocqueville, conduit à l'individualisme

dont l'incidence sur le tissu social est de première importance: · renfermant chaque homme dans

son propre cœur, puisque celui-ci se reconnaît comme l'égal de son semblable, l'individualisme

défait le lien social et entraîne l'étiolement des vertus civiques:

Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.

À mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individus qui, n'étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont préservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne ( ... ].

Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. 16

Il importait de citer longuement cet extrait puisqu'il concentre en quelques paragraphes

l'écueil imminent pour un régime égalitaire aux yeux de Tocqueville: puisque « [l]'égalité place

les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne l7 », qu'adviendra-t-il des

yertus civiques, des entreprises politiques les plus simples telles le pavage d'une rue, ou

l'érection d'une bâtisse commune? En d'autres mots, l'égalité fome"nte une inaptitude à la vie en

société, une incapacité à gérer la vie en communauté. Or, poursuit Tocqueville, « l'esprit humain

ne se développe que par l'action réciproque des hommes les uns sur les autres. J'ai fait voir que

cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l' Y créer artificiellement.

15 Ibid., Tome II, p.140. 16 Ibid, p.145. 17 Ibid., p.148.

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Et c'est ce que les associations seules peuvent faire 18 ». Voilà la solution envisagée pour endiguer

les « instincts» de la démocratie: l'art politique, l'art de l'association; en un mot, l'art libéral.

Qu'est-ce à dire au juste? Les hommes, parce que foncièrement égaux entre eux, seront

indifférents les uns aux autres. Or, ils devront bien apprendre à vivre en société parce qu' ils

auront besoin du concours de leurs semblables puisque leur régime, tout en les émancipant du

joug de l'influence d' un supérieur, leur enlève aussi tout moyen individuel d'entreprendre une

action de grande envergure, les laisse pour ainsi dire à la faiblesse de leur seule personne. 19

Le remède au problème politique pour Tocqueville tient essentiellement de l'artifice: il s' agit

d'un artefact, d'un art qui s'ajoute à la nature. C'est ce qu'expose de façon sensible Pierre

Manent:

. La démocratie défait le lien social et le refait, autrement. Tout pouvoir d'un homme sur un autre . fondé sur la force, sur le prestige hérité, sur celui même des qualités personnelles, est

irrésistiblement érodé; les deux individus sont séparés et placés l'un à côté de l'autre « sans lien commun qui les retienne» : c' est la nature de la démocratie. À charge pour eux maintenant d' établir leurs relations sur une base strictement égalitaire, librement délibérée, librement consentie: c' est l'art de la démocratie.20

Puisque les hommes ne sont plus liés entre eux par une dépendance quelconque, il faut trouver

un moyen de les réunir. Voilà l'utilité des journaux en contexte libéral.

Cela [obtenir d'un grand nombre d'agir en commun] ne peut se faire habituellement et commodément qu'à l'aide d'un journal; il n'y a qu'un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée.

Un journal est un conseiller qu'on a pas besoin d'aller chercher, mais qui se présente de lui-même et qui vous parle tous les jours et brièvement de l'affaire commune, sans vous déranger de vos affaires particulières.

Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que les hommes sont plus égaux et . l'individualisme plus à craindre. Ce serait diminuer leur importance que de croire qu'ils ne servent qu'à garantir la liberté; ils maintiennent la civilisation.21

18 Ibid, p.l58. 19 Ibid , p.157 : En démocratie « il faut toujours que les associés soient très nombreux pour que l'association ait . quelque puissance ». 20 Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, p.46. 21 Tocqueville, De la démocratie l, p. 161.

~ -1

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Les expressIons de Tocqueville sont très fortes: les journaux sont des «conseillers » qui

entretiennent les citoyens des affaires communes et qui «maintiennent la civilisation ». En

contexte libéral, les journaux remplissent une fonction similaire à l'agora de la démocratie ·

athénienne, à savoir ce lieu où se réunissaient tous les citoyens pour discuter des affaires de la

cité. Évidemment, comme l'a fait remarquer Benjamin Constant dans différents écrits22, la liberté

des Anciens ' est différente de celle des Modernes; c ' est-à-dire que le contexte social qui

permettait l'exercice de la liberté politique dans l' Antiquité grecque n ' est pas celui de la France

moderne. En d ' autres mots, l'agora n' est plus possible dans la France nloderne ; la participation

active à la vie publique est problématique, d' une part à cause du trop grand nombre de citoyens,

et d'autr~ part parce que les Modernes tirent leur jouissance de la vie privée et non de la vie

publ-ique, ce qui était le cas des Anciens. D'où le recours à la représentation23•

L'utilité politique des journaux est à envisager dans · la même veine que le principe de

représentation: ils sont un engrenage de la doctrine libérale qui offre un contrepoids ' à

l'individualisme que génère le contexte politique moderne. Dans la société que propose la vision \

libérale, les jou~a~x sont les dépositaires de 'la parole publique .. Davantage, ils se présentent

volontiers comme la représentation de la société, c'est-à-dire l'objet de représentation de la

collectivité24. Balzac était conscient de cette « mystique libérale» et partagea, à un moment de sa

22 Benjamin Constant, De la liberté chez les Modernes, De l'esprit de conquête et de l'usurpation. Pour une exposition systématique de la pensée de Constant, on se rapportera au chapitre qu'y consacre Pierre Manent dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, « B. Constant: le libéralisme d'opposition », pp. 181-197. 23 Constant expose cette idée dans De l'esprit de conquête et de l'usurpation. Voir le résumé qu'en fait Manent dans ibid., pp. 190-1 91 . 24 Dans son article intitulé « La presse libérale . sous la Restauration: émergence d'une écriture collective », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, J 836. L'An 1 de l'ère médiatique, p. 297, Corinne Pelta dégage l'effet sur la société que la presse libérale se veut engendrer. La presse s'inscrit dans le prolongement du projet de construction sociale de la pensée libérale d'abord par la représentation du collectif: « La presse libérale agit sur la société. L'écriture journalistique donne une cohésion à ce qui est épars, elle aide à prendre conscience, à révéler, et donc à construire la volonté générale, les intérêts communs, sur lesquels doit s'appuyer la monarchie constitutionnelle, telle que la conçoivent les libéraux, telle qu'ils la souhaitent. »

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vie, cet enthousiasme25. Mais, comme il arrive souvent lorsqu' il observe un fait social, Balzac

découvre un envers et c'est cet envers qu' il s'empresse de représenter dans ses romans .

. 1.2. Le journalisme: une source de division.

Alors qu' il est supposé offrir un rempart contre l'atomisation du tissu social, le journalisme

dans le roman de Balzaé a des effets contraires: au lieu de reconstruire artificiellement la grande

chaîne sociale dont parlait Tocqueville, il participe à sa déconstruction, il contribue à désunir les

anneaux de cette chaîne pour les isoler davantage.

Comment expliquer la volte-face de l'opinion qu'a Balzac du journalisme? Certes, nous

pourrions avancer le manque d'expérience des milieux journalistiques ; une fois l' expérience

acquise, elle amènera le journaliste à revoir sort opinion sur la presse. Car le jeune Balzac

affirme, dans ses Lettres sur Paris en 1831, que « [n ]otre chef-d' œuvre, à nous, est cette raison

publique qui étonne, est cette large et féconde dispersion de lumière qui a cubé · la somme

d'intelligence de la masse26 ». Cette affirmation détonne par son progressisme tout libéral en

regard des propos sulfureux sur le journalisme que Balzac place ·dans la bouche de certains de ses

personnages. Selon Barbéris, cette volte-face d'opinion est due d'une part à l'expérience du .

journalisme qu'acquiert Balzac au fil des années, mais est révélatrice d'autre part d'un

mouvement de pensée propre à l'auteur d' Dlusions perdues:

Pourquoi cette haine [du journalisme] ? Parce que la presse, à mesure que le siècle avance, se révèle autre que ce que l'Intelligence, d'abord, attendait d'elle. On retrouve sur ce point un mouvement de pensée et de sensibilité qui se retrouve au sujet de l'industrie, de la li~erté, de l'argent, de tous les apports du siècle: comme toujours, ayant vu, continuant de voir l'une des faces du réel en cours, BalZac en voit, en fait voir l'autre.27

.

25 Barbéris relève la vision «positive» de Balzac sur le journalisme dans la section de son ouvrage Mythes balzaciens intitulée « La presse, conquête du monde moderne », pp. 207-208. 26 Balzac, Lettres sur Paris, 10 janvier 1831, cité dans Mythes balzaciens, p. 207. 27 Barbéris, Mythes balzaciens, p. 209.

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Quel est le diagnostic que pose Balzac sur les effets de la presse sur la société? Comment les

journaux, dans Illusions perdues, deviennent-ils néfastes pour le tissu social? La réponse, dans

un sens, est toute simple: au lieu de servir l' intérêt public, les journaux sont devenus, au dire de

Balzac, des moyens pour les partis politiques, mais surtout pour les individus en quête

d'ascension sociale. Dans l'esprit de Balzac, le type de l'arriviste se confond avec celui du

journaliste. Dans les effets engendrés par la presse, on peut observer dans le roman de Balzac une

source de division, voire même de désordre, des opinions.

1.2.1. La division des opinions.

Pendant son apprentissage du métier de journaliste, Lucien rencontre une difficulté de taille

dans l'usage que les journalistes font de l'opinion. Pour les journalistes, la notion d' « opinion»

doit être entendue dans un sens large et souple; rien, ici, de comparable avec l'esprit doctrinaire

des membres du Cénacle. Les journalistes sont tout sauf doctrinaires. À la librairie, par exemple,

on s'étonne de voir deux journalistes d'allégeances politiques opposées se donner la ~ain, ce à

quoi répond Lousteau : « Le matin je suis les opinions de mon journal, [ ... ] mais le soir je pense

ce que je veux, la nuit tous les rédacteurs sont gris 28».

L'usage que les journalistes font de l'opinion tient à la pratique du journalisme: mercenaire

du discours, sophiste comme .nous l'avons démontré en dernière section du chapitre deuxième de

ce travail, le journaliste met sa plume au service d'un parti politique, indépendamment de ses

allégeances politiques personnelles. Il se vend au plus offrant29• C'est cet état de fait que dénonce

Claude Vignon dans le roman :

28 Balzac, Illusions perdues, p. 708. 29 Lors de sa première visite dans une salle de rédaction, Lucien assiste à une scène où la presse est mise au service de la concurrence commerciale: une commerçante vient marchander des articles favorables à son commerce et défavorables à sa concurrente. Voir ibid , p. 668.

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Blondet a raison, dit Claude Vignon. ·Le Jou~al au lieu d'être un sacerdoce est devenu un moyen pour les partis; de moyen, il s'est fait commerce; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est, comme le dit Blondet, une boutique où l'on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S'il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin ta beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n'est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes, et fleuriront par cela même.30

Le raisonnement est assez simple: puisqu' il n'y a plus d'unité dans l'opinion politique en

France, les journaux deviennent l'organe de diffusion de la multitude des opinions. C'est ainsi

qu'ils participent au désordre moderne, en donnant à la divergence d'opinion le moyen de sa

diffusion, donc de son accroissement. Dans cet état de fait, 1'« intelligence » se fait commerce ;

d'où le sens que donne Balzac à ce mot, c'est-à-dire l'esprit mis au service de la satisfaction de

l'intérêt personnel. Dans le domaine politique, le journal n'est plus un «conseiller », selon

l'expression de Tocqueville, mais un outil de la politique d'opposition du libéralisme. Cet état de

fait est encore une fois dénoncé, dans le roman de . Balzac, par l'entremise de Claude Vignon.

Ayant reçu une commande du parti libéral qui cherche à raviver la polémique puisqu'il n'a plus

rien à dire contre le gouvernement, Finot demande à l'un de ses journalistes une brochure en

faveur du rétablissement du droit d'aînesse. L'idée est simple, se défend le rédacteur: ~< On

attribue des intentions au Gouvernement, et l'on déchaîne contre lui l'opinion publique.31 »

L'intention est clairement avouée: il s'agit de créer le désordre à l'assemblée en prêtant au parti

au pouvoir, par l'entremise d'une brochure, des intentions cachées qui déchaînent le. parti

d'opposition. Cette petite manœuvre politique soulève l'étonnement de Claude Vignon: «Je

serai toujours dans le plus profond étonnement de voir un gouvernement abandonnant la direction

30 Ibid., pp. 737-738.

31 Cet épisode suit celui du baptême de Lucien, ibid., pp. 808-809.

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des idées à des drôles comme nous autres ». Et, avec une lucidité conservatrice, le critique

conclut: « La France est annulée jusqu'au jour où le journal sera mis hors la loi32 ».

Ce désordre politique auquel participe le journal provient d'une part de la situation politique

en France sous la monarchie de Juillet -le parlementarisme, division dans les opinions entre les

ultras et les libéraux - mais il est tributaire d' autre part du rapport qui régit les relations entre les

journalistes. Cèux-ci, nous le répétons, agissent au nom de leur seul intérêt. C'est'encore une fois

la leçon de Lousteau: « Le journalisme a mille points de départ semblables. C'est une grande

catapulte mise en mouvement par de petites haines.33 » L'activité journalistique a pour finalité de

servir l' intérêt du journaliste: c'est ainsi que nous pourrions résumer, très grossièrement, le

propos de Balzac sur l'état de la presse en France.

Plusieurs scènes des Illusions perdues montrent les motivations personnelles qui animent les

journalistes. Nous retenons 'parmi elles l'épisode de l'épigramme: encouragé par Blondet à faire

un article contre madame de Bargeton et le baron Châtelet, Lucien découvre dans 'l' épigramme

une arme subtile et très efficace.

Dans la verve où il était, il fit à petites plumées l'article terrible promis à Blondet contre Châtelet et madame de Bargeton. Il goûta pendant cette matinée l'un des plaisirs secrets les plus vifs des journalistes, celui d'aiguiser l'épigramme, d'en polir la lame froide qui trouve sa gaîne dans le coeur de la victime; et de sculpter le manche , pour les lecteurs. Le public admire le travail spirituel de cette poignée, il n'y entend pas malice, il ignore que l'acier du bon mot altéré de vengeance barbote dans un amour-propre fouillé savamment, blessé de mille coups. Cet horrible plaisir, sombre et solitaire, dégusté sans témoins, est comme un duel avec un absent, tué à distance avec le tuyau d'une plume, comme si le journaliste avait la puissance fantastique accordée aux désirs de ceux qui possèdent des talismans dans les contes arabes ~ L'épigra~me est l'esprit de la haine, de la haine qui hérite de toutes les mauvaises passions de l'homme, de même que l'amour concentre toutes ses bonnes qualités. Aussi n'est-il pas d'homme qui ne soit spirituel en se vengeant, par la raison qu'il n'en est pas un à qui l'amour ne donne des jouissances. 'Malgré la facilité, la vulgarité qe cet esprit en France, il est toujours bien accueilli. L'article de Lucien devait mettre et mit le comble à la réputation de malice et de méchanceté du journal ; il entra jusqu'au fond de deux coeurs, il blessa grièvement madame de Bargeton, son ex-Laure, et le baron Châtelet, son rival.34

32 Ibid., p. 809. 33 Ibid, p. 759. 34 Ibid, p. 793.

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C'est ainsi que Balzac aménage, au fil du texte, une comparaison entre le journalisme et la

lutte militaire. À la porte du journal Le Solitaire où il compte s'engager, Lucien se bute contre un

ancien officier de l'Empire, le « Cerbère du journal» qui tient les abonnements et négocie les

réclamations et qui affirmera à Lucien lorsque celui-ci aura acquis une réputation de journaliste:

« Vous êtes maintenant les militaires, et nous sommes les péquins35 ». Puis, Lousteau expose sa

« doctrine militante36 » à Lucien: le jeune homm"e de lettres devra entrer dans « une lutte sans

trêve» où il « écrir[a] au lieu d'agir », « chanter[a] au lieu de combattre ». Suite à cette tirade,

L.ucien s'enrôle dans « l'armée de la Presse » en lançant un « je triompherai» qui le rapproche de

Rastignac. Enfin, lors de ce pacte, le narrateur précise: «l'un voulait passer caporal, l' autre

voulait être soldat37 ».

La filiation idéologique que trace Balzac entre le journalisme et la doctrine militaire est

révélatrice: la France post-impériale est animée par cette même force expansive qui fit la

grandeur de l'Empire, mais il n'y a plus d'ordre qui la contient et l'oriente. Au mythe unitaire

napoléonien38 succède celui du désordre libéral. Dans l'armée de la Presse, Lucien est en lutte

" avec tous les hommes. Le paradigme militaire ·n'est plus celui de l'Empire: le journaliste/soldat

ne lutte que pour ses propres intérêts. La chute de Lucien est l'effet de la position combative

assumée par le journaliste: abandonnant ses ambitions littéraires, Lucien n'espère plus parvenir

que par le journalisme en s'attirant les faveurs du roL Ainsi, par une ordonnance qui lui

permettrait d'utiliser le nom de sa mère, Lucien entrevoit la possibilité de faire un mariage dans

la bonne société qui lui apporterait une fortune. Quand il passe du " côté royaliste, bien qu'il

s'attire les critiques de ses amis journalistes (ils s~nt tous libéraux) et de ses amis du Cénacle,

35 Ibid., p. 770. 36 Ibid., p. 706. 37 Ibid., p. 684. 3S ·Sur le mythe napolé9nien chez Balzac, voir Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, pp. 226-232.

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Lucien n'est pas encore perdu. En fait, le jeune homme aurait pu réussir n' eût été d' une affaire de

cœur à laquelle a pris part Coralie et qui fit perdre Florine à Lousteau au profit de Nathan qui

appartient au camp royaliste. Lousteau pardonne à Nathan parce qu' il a agi sur le coup de la

passion, mais non à Lucien qui aurait servi d ' entremetteur. C' est alors qu'on assiste à une mise

en scène qui vise à discréditer Lucien auprès' du roi en lui faisant écrire, sous l' anonymat, un

article contre le Garde des Sceaux. Lucien tombe dans le piège et perd du coup ses appuis dans

les deux clans politiques, chez les libéraux et les royalistes.

Le dénouement ° de l' intrigue parisienne est en fait une exposition de la maxime exprimée par

°Lousteau en début de deuxième partie qui veut que « le journalisme est une grande catapulte mise

en mouvement par de petites haines ». Dans toute cette affaire, l'opinion politique de Lucien n' a

rien à voir; seuls les membres du Cénacle trouvent déshonorant de passer d' un clan à l' autre.

L'indignation feinte par les journalistes libéraux qui s'en prennent à Lucien n'est rien d'autre que

du ressentiment. Sur ce point, il semble que Balzac ait voulu renverser l'argument libéral:

comment le sens commun, la volonté générale peuvent-ils reposer sur des hommes qui font ainsi

commerce de leur opinion politique et mettent leur profession au service des querelles

personnelles? Dans un effet de métonymie, le désordre desmœuts journalistiques ne peut que

déteindre sur leur fonction au sein de la société.

On voit que le journalisme, tel que compris et représenté par Balzac, participe au désordre

moderne, ou du moins s'inscrit dans la liste des causes du désordre. Mais avec Barbéris, nous

reconaissons une double nature au journalisme, c'est-à-dire que celui-ci est à la fois « le résultat

le plus voyant, le plus choquant du désordre, et l'une des causes les plus palpables de

l'aggravation du désordre39 ». Le journalisme est de nature double: il est l'une des causes de

l' aggravation du désordre en même temps que son résultat le plus voyant. Il n'est donc pas

39 Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, p. 208.

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qu'une cause, mais aussi le produit d'un désordre qui dépasse largement le milieu littéraire. Par

là, nous observons que le journalisme s'inscrit dans la vision d'ensemble de la société française

que La Comédie humaine donne à voir. À partir du microcosme du milieu journalistique, Balzac

nous initie au macrocosme de la société de la Restauration. En d'autres mots, cela revient à dire

que les codes éthiques, les maximes, les leçons de sociabilité qui se rapportent au journalisme

s'appliquent aussi ~ l'ensemble de la société; que ce n'est pas que le lien social entre journalistes

qui est ainsi composé, fait de manipulation et de lutte entre individus, mais tout lien social entre

individus et que les lois du journalisme ne sont qu'une application particulière d'un état de fait

généralisé dans la société. Une brève analyse du discours du père Carlos nous permettra

d'illustrer cette idée.

2. Journalisme et expérience du monde: microcosme et macrocosme.

En sa qualité de roman d'apprentissage, fllusions perdues place le journalisme dans le

processus d'apprentissage auquel Lucien est soumis. Découverte des milieux littéraires, d'une

part, car il s'agit bien, pour le jeune auteur, d'acquérir une connaissance des procédés de

fabrication de la gloire littéraire. À ce compte, le personnage d'Étienne Lousteau apparaît comme

un mentor de la carrière littéraire parisienne. Mais découverte surtout de la capitale française: à

Paris, tout est différent. Nous assistons à la transfonnation d'un regard, c'est-à-dire que Lucien et

Mme de Bargeton apprennent à juger les choses à l'aune des références (codes et mœurs)

parisiennes, et les sentiments des amants seront les premières victimes de ce nouvel étalon de

40 mesure .

40 Balzac, IP., p. 604 : «Il se préparait chez madame de Bargeton et chez Lucien un désenchantement sur eux­mêmes dont la cause était Paris. La vie s 'y agrandissait aux yeux du poète, comme la société prenait une face nouvelle aux yeux de Louise. »

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De ces deux apprentissages, Lucien ne sait tirer profit et, de retour à Angoulême, dépité par

l'accumulation des échecs, le jeune homme prend le parti d'abandonner ses projets et se résout au

suicide. C ' est à ce moment du récit, au point extrême du parcours de Lucien, que l' abbé Carlos

Herrera croise le chemin du héros. Cet épisode, romanesque s' il en est un dans l' ensemble du

. roman, est le lieu d' un parachèvement de l'apprentissage de Lucien. Dans un revirement

inattendu, Lucien s'en remet à cet homme diabolique et décide de tenter sa chance à nouveau,

niais cette fois sous la conduite d'un mentor implacable.

Or, à y bien lire, le discours que prononce le père Carlos reprend l' essentiel de l' éthos

journalistique, du code de conduite qui est propre aux journalistes. Dans une certaine mesure,

Carlos reprend les leçons que Lousteau a inculquées au jeune journaliste, mais il leur adjoint une

dimension, une perspective d ' ensemble qui change considérablement la donne. Il ne s' agit plus

. seulement de carrière littéraire; il s'agit bien d'une prise de position face à l'ensemble de la

société française. Le rapprochement que nous proposons entre le discours du père Carlos et celui

que nous avons dégagé de l'ensemble du personnel journalistique dans Illusions perdues donne à

ce deuxième une portée plus générale qu'il n'apparaît de prime abord. Les règles implicites que

Lucien se doit d'assimiler pour se frayer un chemin dans les milieux journalistiques sont

sensiblement les mêmes que l'homme d'expérience met de l'avant dans son catéchisme

d'ascension sociale. En ce sens, le rapprochement entre ces deux discours nous permet de jeter un

regard neuf sur le milieu journalistique en y voyant le microcosme d'un état de fait appliqué à

l'ensemble. de la société.

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2.1. Éthique journalistique et révolte: le catéchisme du père Carlos.

Une grande part de .1 ' apprentissage que Lousteau transmet à Lucien touche la « cuisine de la

littérature41 », c'est-à-dire les moyens, procédés et manœuvres auxquels un littéraire doit

s'abaisser pour réussir. Cette idée suggère qu' il existe un envers à la littérature, ce que Lousteau

entend par le terme « coulisses » dans le roman. Derrière la façade se cache un monde que le

littéraire doit assimiler et avec les lois duquel il doit apprendre à composer:

Mon pauvre enfant, je suis venu comme vous le cœur plein d'illusions, poussé par l'amour de l'Art, porté par d'invincibles élans vers la gloire : j'ai trouvé les réalités du métier, les difficultés de la librairie et le positif de la misère. Mon exaltation, maintenant concentrée, mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde; il a fallu le voir, se cogner à tous les rouages, heurter les pivots, me graisser aux huiles, entendre le cliquetis des chaînes et des volants. Comme moi, vous allez savoir

.' que, sous· toutes ces belles choses rêvées, s'agitent des hommes, des passions et des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d'horribles luttes, d'œuvre à œuvre, d'homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l'âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte, car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie. La vie littéraire a ses coulisses. Les succès surpris ou mérités, voilà ce qu'applaudit le parterre ; les moyens, toujours hideux, les comparses enluminés, les claqueurs et les garçons de service, voilà ce que recèlent les coulisses.42

Davantage qu'une simple mécanique qu'il s'agirait d'apprivoiser, le milieu journalistique, en

tant que prolongement du milieu littéraire, institue un rapport purement utilitaire entre les artisans

de la presse. Nulle fidélité ou solidarité entre les journalistes, si .ce n'est que de circonstance.

Lucien, dès la rédaction de son premier article qui révèle son. talent inné pour le journalisme, perd

l'appui de Lousteau qui voit dès lors un rival en lui43• C'est là l'une des lois du milieu dont les

journalistes ne se cachent pas. Hector Merlin, « le plus dangereux de tous les journalistes »,

exprime cet axiome haut et fort lors ·d'un souper en présence de Lucien:

41 Ibid, p. 707 : « Voilà donc le théâtre, dit-il [Lucien] à Lousteau. - C'est comme la boutique des Galeries de Bois et comme un journal pour la littérature, une vraie cuisine, lui répondit son nouvel ami. » 42 Ibid, p. 677. 43 Ibid, p. 735 : « Blondet contre-balança l'envie qui dévorait Lousteau en disant à Finot qu'il fallait capituler avec le talent quand il était de cette force-là. Cet arrêt dicta la conduite de Lousteau qui résolut de rester l'ami de Lucien et de s'entendre avec Finot pour exploiter un nouveau-venu si dangereux en. le maintenant dans le besoin. Ce fut un parti pris rapidement et compris dans toute son étendue entre ces deux hommes par deux phrases dites d'oreille à oreille. - Il a du talent. - Il sera exigeant. - Oh ! - Bon ! »

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Mais je vous vois entrant dans le monde littéraire et journaliste avec des illusions. Vous croyez aux amis. Nous sommes tous amis ou ennemis selon les circonstances. Nous nous frappons les premiers avec l'anne qui devrait ne nous servir qu'à frapper les autres. Vous vous apercevrez avant peu que vous n'obtiendrez rien par les beaux sentiments. Si vous êtes bon, faites-vous méchant. Soyez hargneux par calcul. Si personne ne vous a dit cette loi suprême, je vous la confie et je ne vous aurai pas fait une médiocre confidence. Pour être aimé, ne quittez jamais votre maîtresse sans l'avoir fait pleurer un peu; pour faire fortune en littérature, blessez toujours tout le monde, même vos amis, faites pleurer les amours-propres: tout le monde vous caressera.44

Tel qu'il est présenté par le discours des journalistes, le monde. littéraire apparaît comme un

milieu dépourvu de valeur morale positive. Comme nous . l' avons relevé dans une section

précédente, tout est affaire de lutte entre des individus qui ne cherchent qu' à acquérir une gloire

perso'nnelle et cela en dépit de tout.

Le « prône» du père Carlos reprend les éléments essentiels de l'éthique journalistique, mais il

donne à ses éléments une portée plus générale en les étendant à l'ensemble de la société. Carlos

ne parlera pas des « coulisses» de la littérature, mais de l'envers de l'Histoire. La lecture des

faits que propose le mystérieux homme d'Église suggère un envers caché aux événements qu'il

s'agit de savoir distinguer pour découvrir la vraie nature des développements historiques: « Vous

ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires: l'Histoire officielle, 'menteuse, qu'on

enseigne, l'Histoire ad usum delphini ; puis l'Histoire secrète, où sont les véritables causes des

événements, une histoire honteuse.45 » Carlos multiplie. les exemples qui démontrent que les vrais

motifs des hommes sont dissimulés et que c'est un certain machiavélisme qui fait les grands

hommes: «Tous les grands hommes sont des monstres46 », conclut-il. De cette observation, il

tire une leçon éthique qui consiste à voir en chaque homme un moyen pour assouvir

l'ambition: « Ne voyez dans les hommes, et surtout dans les femmes, que des instruments, mais

ne leur laissez pas voir.47 » Tout comme le journaliste Hector Merlin, Carlos entend réduire

44 Ibid, pp. 749~750 . 45 Ibid, p. 1020. 46 Ibidem. 47 Ibid, p. 1021.

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chaque homme à sa qualité pure de moyen. Cette leçon en implique une seconde, la

dissimulation. Avec une froideur péremptoire, Carlos démontre à Lucien que c'est cette seconde

leçon qu' il a négligée dans son parcours à Paris:

Vous avez caché vos grandeurs et vous avez laissé voir vos plaies. Vous avez eu publiquement pour maîtresse une actrice, vous avez vécu chez elle, avec elle : vous n'étiez -nullement répréhensible, chacun vous trouvait l'un et l'autre parfaitement libres ; mais vous rompiez en visière aux idées du monde et vous n'avez pas eu la considération que le monde accorde à ceux qui lui obéissent. Si vous aviez laissé Coralie à ce monsieur Camusot, si vous aviez caché vos relations av.ec elle, vous auriez épousé madame de _ Bargeton, vous seriez préfet d'Angoulême et marquis de Rubempré. Changez de conduite: mettez en dehors votre beauté, vos grâces, votre esprit, votre poésie. Si vous vous pennettez

-de petites infamies, que ce soit entre quatre murs: dès lors vous ne serez plus coupable de faire tache sur les décorations de ce grand théâtre appelé le monde.48

Pour l' essentiel, nous sommes en présence des mêmes prescriptions éthiques qui régissaient le

milieu journalistique: «coulisses» de l'Histoire, relation utilitaire entre les hommes, nécessité

de la dissimulation. Mais le père Carlos donne une profondeur à ses leçons de machiavélisme qui

n'était pas comprise, ou exprimée que de façon implicite, dans le discours des journalistes. Il

inscrit ses prescriptions éthiques dans une lecture sociale: s'il faut agir de la sorte, c' est bien

parce que l' ordre des choses l'exige. Il y a une racine politique aux conceptions éthiques du père

Carl9s: «Votre Société n'adore plus le vrai Dieu, mais le Veau-d'Or! Telle est la religion de

votre Charte, qui ne tient plus compte, en politique, que de la propriété. N'est-ce pas dire à tous

les sujets: Tâchez d'être riche ? .. 49 » De là, le père Carlos développe une mise en accusation de

la société, initiant ainsi le jeune homme à la révolte: « Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu

de l'ambition? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société? .. C'est qu'aujourd'hui, jeune

homme, la Société s'est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l'individu se

48 Ibid., pp. 1024-1025. 49 Ibid., p. 1026.

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trouve obligé de combattre la Société. Il n'y a plus de lois, il n'y a que des mœurs, c'est-à-dire des

simagrées, toujours la forme. 50 »

2.2. Individu et Société.

Cette mise en accusation de la société, qui légitime la révolte du héros, est exprimée en termes

encore plus explicites dans Le Père Goriot par ce même abbé Herrera, alors connu sous le nom

de Vautrin, qui affirme: « [Je] proteste contre les profondes déceptions du contrat social, comme

dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d'être l'élève. Enfin, je suis seul contre le gouvernement

avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule. 51 » Cette référence à

Rousseau n'est pas anodine: nous retrouvons chez Balzac la même description d'un lien social

corrompu, fait de comparaisons et de luttes entre individus que celle formulée par Rousseau dans

son Second discours52.

Davantage, comme l'a relevé Raymond Trousson dans son ouvrage consacré à Balzac et

Rousseau, c'est l'antagonisme entre individu et société qui rapproche, d'un point de vue

politique, Balzac de Rousseau53. Bien sûr, les deux auteurs ont des opinions opposées en matière

.de régime politique, mais leur description de 1'« esprit» de la société est sensiblement la même:

les hommes se comparent entre eux, se distinguent selon le critère de .la richesse et se regardent

50 Ibid., p. 1027. 51 Balzac, Le Père Goriot, p. 1016. 52 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 110. 53 Raymond Trousson, Balzac, disciple et juge de Jean-Jacques Rousseau, pp. 167-168: « Qu'il s'agisse des Discours, de La Nouvelle Héloïse, d' Émile ou du Contrat social - et même, sur un autre .plan, des Confessions et des Dialogues - le projet constant de Rousseau est la réconciliation de l'individu et de la société, l'insertion de l'unité dans une communauté juste. De là son intérêt pour les origines hypothétiques du contrat et son rêve de réorganisation: une socialisation erronée, fondée sur le droit du plus fort et la propriété, a jadis ravi à l'homme un bonheur qu'une socialisation légitime doit lui restituer. Cet antagonisme entre individu et société est aussi au cœur de La Comédie humaine. Vaincu et corrompu comme Lucien de Rubempré, vainqueur comme Rastignac ou insoumis comme Vautrin, l'individu n'échappe pas à l'affrontement. »

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selon l'esprit de l'inégalité54• L'idée n'est pas de discuter les origines de cet état des choses ;

Balzac n'entend pas faire un discours s'ur l'origine de l'inégalité panni les hommes. L' idée est de

voir que l' individu est en lutte avec la société, qu' il n'entretient pas un rapport hannonieux avec

elle. Ou plutôt, Balzac fait un pas que Rousseau s'était gardé de franchir. La Comédie humaine

apparaît comme l' épopée d'une humanité où la réconciliation entre l' individu et la société tant

souhaitée et imaginée par Rousseau ne peut avoir lieu. L'esprit de la société a gagné la partie,

pour ainsi dire. D'où les deux seules avenues qu'envisage Vautrin, l'obéissance ou la révolte55.

Les journalistes que Lucien a côtoyés n'étaient ni pleinement dans l'obéissance ni pleinement

dans la révolte. Avec le père Carlos, l'antagonisme entre individu et société est exprimé de façon

explicite et c' est en cela que le discours dans la calèche conduit ' au macrocosme social. Le

« prône» dans la calèche sert à amener Lucien à un niveau de conscience supérieur, à lui faire

voir que le problème auquel il se bute dépasse largement le microcosme journalistique en

s'appliquant au macrocosme social.

Ce rehaussement de la conscience réside en fait dans la façon de poser le problème. Le réel

adversaire de Lucien, affirme le père Carlos, ne réside pas en la personne de Lousteau, de du

Châtelet, de madame de Bargeton ou de la marquise d'Espard ; l'adversaire authentique qui se

cache derrière chacun de ces individus, c'est la Société, avec un « s » majuscule. C'est elle qui

agit à travers les petites haines; c'est la Charte qui repose sur la propriété qui est le problème,

54 Sur la critique du libéralisme chez Rousseau, voir Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, « Rousseau critique du libéralisme », notamment pp. 144-145 : « Aux yeux de Rousseau, la France ne se caractérise plus par le pouvoir absolu du roi. Qui gouverne? L'opinion. L'opinion de qui? De la société. Qu'est-ce que la société? C'est l'inégalité [ ... ]. Les hommes se regardent "de haut en bas" ou "de bas en haut", selon un point de vUe qui était celui du pouvoir, mais que le pouvoir proprement dit a déserté: des rapports de pouvoir il ne reste que les "rapports". Ils se rapportent les uns aux autres selon le point de vue de l'inégalité. L' esprit de la société, c'est l'inégalité. » 55 Balzac, Le Père Goriot, p. 933 : « Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes ; mais je vais le faire avec la supériorité d'un homme qui, après avoir examiné les choses d'ici-bas, a vu qu'il n'y avait que deux partis à prendre: ou bien une stupide obéissance ou bien la révolte. »

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c'est l'ordre social tout entier qu'il s'agit d'affronter. Cette posture combative, de défi lancé à

l'ensemble de la société, trouve sa plus forte expression dans les lignes finales du Père Goriot56.

À quoi devons-nous attribuer cet antagonisme observé dans illusions perdues entre individu et

société, antagonisme qui apparaît comme la seule conclusion à laquelle le héros semble contraint

d'aboutir? Atp( idées politiques réactionnaires de l'auteur? Une telle affirmation serait

réductrice dans la mesure où elle gommerait le diagnostic que pose Balzac sur le désordre social

qu'il a représenté dans l'ensemble de son œuvre. Certes, les idées politiques de l' auteur,

exprimées à travers àifférents pamphlets, nous donnent une partie de la réponse. Mais c'est avant

tout dans le désordre généralisé que donne à voir la représentation des relations sociales chez

Balzac qu'il faut chercher une réponse.

Le journalisme, tel que représenté dans Illusions perdues, est à inscrire dans cette

représentation générale du désordre. Nous suggérons que le journalisme est étroitement lié aux

effets engendrés par le libéralisme qui, sur plusieurs fronts, travaille la société française, et ce

depuis la Révolution française. La question mériterait d'être étudiée sous différents angles. Le

désordre n'est pas seulement le propre des journalistes. Bien sûr, .en sa qualité de nouveau type

social, le journaliste est un objet d'étude particulièrement significatif. Représentatif de l'ambition

totalisante de La Comédie humaine, le type du journaliste apparaît comme le symptôme d'un

phénomène . plus englobant, plus profond que la seule mutation ' du milieu littéraire. Dans

.l'échiquier parisien de La Comédie humaine, il occupe un point central, un point stratégique à

partir duquel le lecteur embrasse l'ensemble de la société.

Parcourant tous les étages de la société, Lucien a eu accès aussi bien aux coulisses des

théâtres, aux ' salles de rédaction, aux antichambres des librairies, qu'au salon de la marquise

56 Balzac, ibid., p. 1085 : « [Rastignac] lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit.ces mots grandioses : - À nous deux maintenant! Et pour premier acte de' défi qu'il portait à la société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen. »

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d'Espard. Il a côtoyé des diplomates, il a frayé un temps avec les membres de la cour. Au terme

de son apprentissage, fort d'une expérience du monde particulièrement riche, le jeune homme est

prêt à embrasser la vision d'ensemble gue lui suggère le père Carlos. En fin de compte, lui dit en

substanc.e le mystérieux homme d'Église, la société est partout la même: « Je n' accuse pas les

riches en faveur du peuple: l' homme est le même en haut, en bas, au milieu57 » affirme Vautrin à

Rastignac.

Le point de vue à partir duquel le père Carlos regarde le monde social transcende les

'particularités de chaque milieu, de chaque zone sociale. À cet égard, le milieu journalistique que

nous avons étudié ne diffère guère des milieux aristocratiques, ou de la vie en province. Chaque

zone sociale a ses lois internes, ses règles et codes sociaux qui gèrent les relations entre les

individus. Mais le rapport qui régit tous ces individus, dans le macrocosme social de La Comédie

humaine, est sensiblement le même. Voilà, sans doute, le fin mot de l'apprentissage du héros des

Illusions perdues.

57 Balzac, Le père Goriot, p. 937.

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Conclusion

La portée politique que notre analyse, au terme de ce travail, attribue au journalisme dans

illusions perdues recoupe la méthode préconisée par Jacques Dubois dans Les romanciers du

réel. Dans ce roman, il s' agit bien, somme toute, de la rencontre entre une trajectoire individuelle

et les conditions générales de l'existence. Car Lucien de Rubempré, pendant son parcours à Paris,

ne fait pas que l'expérience du journalisme. L'expérience du jeune homme est celle de la

« Société », cette agglomération d'individus qui entretiennent tous un rapport plus ou moins

conflictuel. Et encore plus généralement, pourrions-nous ajouter, Lucien fait l'expérience du

. désordre moderne. La révolte qui, en dernière instance, fenne le roman pour en ouvrir un autre où

il ne s'agira plus de suivre les désillusions d'un jeune homme à Paris mais bien la lutte d'un

individu aux prises avec l'ordre social dans son ensemble, est la réponse ultime envisagée devant

une société dominée par le chaos des intérêts.

Ce diagnostic fonnulé par Balzac sur le désordre moderne est certes tributaire de la vision

personnelle de l'auteur, mais il importe de relever qu'il s'enracine dans une conception du roman

que Dubois qualifie de « laboratoire fictionnel 1 », c'est-à-dire que le propos sur la société que

renfenne illusions perdues est le résultat d'un scénario expérimental du social. Par la

représentation qu'il en fait, Balzac entend définir les règles et codes qui régissent les milieux

journalistiques sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Par le mode de représ·entation de la

fiction, Balzac fait un travail de décryptage du monde social. Et c'est dans cette veine que nous

. 1 Jacques Dubois, Les romanciers du réel, p. 66.

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avons pu relever dans illusions perdues des éléments qUI permettent de baliser la pratique

journalistique telle que dépeinte par Balzac.

Le type du journaliste balzacien répond donc à une certaine définition de la pratique. Tout

d'abord, il importe de souligner que le journalisme apparaît comme l' une des deux solutions

envisagées par Balzac, dans sa fiction, pour répondre à l'-enlisement de la librairie. Les auteurs,

ne trouvant plus les ressources leur permettant de survivre de leur plume, doivent se tourner vers

d'autres moyens de subsistance. Daniel d ' Arthez, par l'entremise du Cénacle de la rue des

Quatre-Vents, représente une première avenue. Reposant sur une con~eption du génie littéraire

que nous associo~s au topos de la malédiction littéraire, la pratique littéraire de d'Arthez

implique une poétique de l'énergie qui nécessite un acte de volonté soutenue. Incapable d~

supporter la misère matérielle et morale qui accompagne la « mission » littéraire de d' Arthez,

Lucien s'en remettra au journalisme.

L'énergie, comme nous l'avons démontré, est au cœur de la représentation journalistique et

c'est à l'aune de l'énergétique balzacienne que nous pouvons au -mieux saisir l'éthos

journalistique dans le _ roman de Balzac. Être de relation, parcourant les salons mondains aussi

bien que les coulisses des théâtres et les orgies littéraires, le journaliste balzacien est un être

caractérisé par une dépense d'énergie itérative. Nous avons repéré dans le roman deux lieux de

dépense énergétique: la parole et les sociabilités journalistiques. Que ce soit dans son rapport au

langage, au texte, ou aux activités mondaines Geux, ivresse, felnmes), le journaliste fait montre

d'une dépense constante_ qui est la marque des esprits forts ou révèle les esprits mobiles. C'est à

cet attribut du métier -que nous comprenons la valeur romanesque de Lucien de Rubempré. Poète

talentueux mais souffrant d'une éducation provinciale, être admiré et ambitieux mais incapable

de faire preuve de ténacité, ce jeune homme condense en lui aussi bien les qualités que les écueils

de la profession. Fort d'un succès instantané dans les milieux de la presse parisienne, Lucien

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embrasse le journalisme sans saisir les enjeux que cette carrière implique. La faillite de la parole,

l'épuisement de l'énergie mettent un terme à cette carrière prometteuse et en révèlent du coup les

réelles implications.

Ce scénario est expérimental dans la mesure où, sur le mode de la fiction, il se propose de

décrypter une réalité sociale. Car voilà bien de quoi il s' agit: un indiviâu, une trajectoire

individuelle dirait Dubois, se frotte à un milieu régi par ses propres lois internes et essuie un

échec cuisant du fait de son incapacité à ~ssimiler les règles du jeu. Pour y arriver, Lucien "aura

besoin d' un mentor, comme ce fut toujours le cas; il devra accepter la mise en tutelle que lui

propose le père Carlos qui entend vivre par procuration, c'est-à-dire par l'entremise des succès

mondains qu'il mettra sur pied pour son protégé.

Il est à noter que la représentation du journaliste chez Balzac ne laisse guère de place aux

textes journalistiques eux-mêmes. Comme l'auteur l'a signalé dans sa préface, son intention était

de « révéler les mœurs intimes du journalisme ». Seule une œuvre de fiction peut atteindre à cette

fin. Davantage que par leur production textuelle, Balzac comprend et représente les journalistes

par leurs mœurs, c'est-à-dire que le portrait véridique du journaliste, selon Balzac, ne peut être

fait qu'en convoquant les marges de sa production, dans son comportement de tous les jours.

Dans une certaine mesure, cette représentation des milieux journalistiques ne pouvait être

pleinement réussie que sur le mode de la fiction. Et il importe, au terme de l'analyse, de conférer

à ce mot la portée qu'il avait pour un Balzac.

La mise en fiction, pour un esprit du dix-neuvième siècle, n'est pas un produit du discours

indépendant de toute référentialité,à savoir un travail sur la langue seule : il s'agit bien plutôt

d'un travail de décryptage, d'un outil de compréhension des réalités sociales - un travail sur le

monde par le langage avions-nous affirmé en introduction. Et c'est bien dans cette veine qu'il

faut lire · un auteur comme Balzac. La Comédie humaine est un effort de l' èsprit, une vaste

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construction de papier qui ambitionne de clarifier l'opacité du monde moderne. Que les résultats

de ce projet soient concluants ou non importe peu. Ce qui importe, c' est le rapport avec l'objet

d'analyse sous lequel un tel projet se place. Çomme l'a suggéré Jacques Dubois~ le réalisme est

en fait un courant littéraire d'exploration des réalités et complexités sociales2• Il se propose de

dire le monde, avec plus ou moins de succès. Mais les connaissances qu'il apporte, aussi

discutables soient-elles parfois, sont toujours un acquis dans la compréhension des réalités

humaines.

2 Ibid, pp. 11-12 : (<. La fiction est essentiellement, pour le texte réaliste, le mode de lecture des complexités sociales. »

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