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74 - marie france - septembre 2012 LA CHANSON, ça nous dope ! CAPABLE DE NOUS TRANSPORTER INSTANTANÉMENT AU CŒUR DE NOS ÉMOTIONS ET DE NOS SOUVENIRS, LA CHANSON EST UNE NÉCESSITÉ INTIME, UN MÉDIATEUR INDISPENSABLE À NOTRE ÉQUILIBRE PSYCHIQUE. PAR STÉPHANIE TORRE.

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74 - marie france - septembre 2012

LA CHANSON,ça nous dope !

CAPABLE DE NOUS TRANSPORTER INSTANTANÉMENT AU CŒUR DE NOS ÉMOTIONS ET DE NOS SOUVENIRS, LA CHANSON EST UNE NÉCESSITÉ INTIME, UN MÉDIATEUR INDISPENSABLE À NOTRE ÉQUILIBRE PSYCHIQUE.PAR STÉPHANIE TORRE.

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En France, on connaît la chanson. Celle des hit-parades, évidemment. Mais pas seulement. Poussant l’exception culturelle à son paroxysme, celle que l’on choisit, celle que l’on fredonne, c’est d’abord la chanson française (51 % d’entre

nous la préfèrent à toute autre forme musicale*). Marque d’un repli sur soi ? D’un appauvrissement des goûts culturels ? Sûrement pas. Loin d’être inquiétant, notre attachement à la chanson populaire serait même la preuve d’une certaine maturité. Dans son dernier livre (voir p. suivante), Philippe Grimbert, psychanalyste, l’affirme : « La chanson n’est pas une simple distraction. Si elle nous introduit aux lois du rythme et du langage avant même notre naissance, elle est surtout nécessité intime pour notre construction psychique durant l’enfance et notre équilibre émotionnel à l’âge adulte. » Que l’on écoute Camille ou Mika, Ferré ou Franck Michael, peu importe. Ce qui compte, c’est de se faire plaisir. Pour se souvenir, rêver, ressentir… La Vie en rose, Il est cinq heures…, Avec le temps, Le Gorille, Le Bal de Laze, La Javanaise, Rockollection, Marcia baila, Mistral gagnant, Ma Benz, Champagne… Quels que soient votre âge et vos préférences musicales, branchez YouTube, Deezer ou votre vieille platine. Revenez aux tubes qui vous ont marqués. Celui que vous écoutiez en boucle quand vous aviez 10 ans. Celui de votre premier baiser, bien sûr. Celui qui vous ressemble. Celui qui vous trotte dans la tête depuis ce matin sans que vous sachiez pourquoi. Celui que vous connaissez par cœur même si vous ne l’adorez pas. Celui qui vous trouble, vous électrise… Montez le son. Chantez. Car si, comme disait Gainsbourg, la chanson est un art mineur, une chose est sûre, « elle est vouée à nous rendre majeur », insiste Philippe Grimbert. La ritournelle comme gage de bien-être ? La preuve en quatre couplets.*Enquête Opinionway pour la Sacem (2011).

La chanson apaise l’espritLa chanson adoucit-elle les mœurs ? « Mieux, elle nous rassure », explique Philippe Grimbert. Pour une raison simple : dès sa période intra-utérine, le petit d’homme commence son existence en chanson. « Nous le savons aujourd’hui, la vie du fœtus est riche de perceptions. De récentes études nous ont même permis de nous faire une idée précise de ce qu’il entendait : voix, bruits de l’activité digestive, battements du cœur maternel plus lents que les siens et

produisant donc un rythme syncopé… De manière précoce, le bébé baigne déjà dans un environnement sonore très dense », poursuit l’analyste. Et son apprentissage en la matière ne s’arrête pas là. En rappelant que l’enfant à naître percevait la voix maternelle, mais aussi la voix paternelle, Philippe Grimbert a établi une nouvelle hypothèse : « Si la tonalité grave du père et celle plus haute de la mère ainsi que les battements du cœur sont très tôt clairement dissociés par l’oreille du fœtus, nous pouvons alors supposer qu’est déjà installée, chez celui-ci, la matrice de ce qui fait l’essentiel de toute construction mélodique : un rythme, une ligne de basse (voix paternelle) et une ligne mélodique (la voix maternelle). » À partir de là, pas de doute, avant même de naître, l’être l’humain est nourri de mélopées. Et les berceuses ou le « parler bébé » avec lesquels l’accueillent ses parents, sitôt sa naissance, ne font que renforcer cette particularité. Résultat : « Si les premières expériences de communication du nouveau-né, ses premières perceptions, ses premières rencontres avec la tendresse de ses parents se font sur le modèle de ce que nous avons coutume d’appeler une chanson, on peut imaginer que celle-ci aura sur lui une influence à vie », conclut l’analyste. Ce qui signifie que toute mélodie entendue plus tard, dans l’enfance ou à l’âge adulte, ramène inévitablement à ce premier souvenir, à ces premiers émois. D’où l’incontestable effet d’apaisement, que l’on écoute L’Été indien ou Antisocial, Hugues Aufray ou Stromae.

La chanson berce le corpsSi l’art de la chanson est universellement partagé, c’est qu’il fait du bien. À l’esprit, mais aussi au corps. Par quelle magie ? « Notre physiologie est soumise à des rythmes exigeants, exacts et répétitifs qui en scandent le bon fonctionnement, reprend Philippe Grimbert. Inspiration-expiration, veille-sommeil, tension-apaisement… tout répond à une certaine rythmicité. » Or, en alternant couplets et refrains, rythmes et répétitions dans la mélodie et le texte, la chanson s’appuie elle-même sur une structure ressemblant étrangement aux mouvements d’ouverture et de fermeture qui régissent le corps humain. En cela, elle nous parle donc intimement. « C’est aussi ce qui fait que toute nouveauté dans le domaine de la chanson, tout nouvel air entendu nous semblent rapidement familiers. Notre corps, sollicité par un mode d’expression qui lui emprunte à tout niveau sa caractéristique essentielle, suit aussitôt son rythme en se balançant », précise le psychanalyste. Par sa structure même, la chanson a donc tendance à nous bercer. Sans doute la raison pour laquelle nous sommes indéfectiblement attachés à elle, même lorsque celle-ci revêt la forme la plus primaire, voire la plus bêtifiante d’une rengaine à la mode. Da, da da ?

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La chanson entretient la mémoireComment se fait-il que l’on retienne souvent, à son insu, les paroles d’une chanson entendue par hasard et que l’on soit même parfois en mesure de les fredonner des années plus tard ? Pour Philippe Grimbert, retenir une chanson fait appel à un mécanisme primaire, à un processus mental qui n’engage ni la réflexion ni l’intellect. Voilà pourquoi réciter « Je vends des pommes, des poires et des scoubidoubi-ou ah… » ne nécessite aucun effort d’apprentissage. Explications : si les mots se gravent dans notre esprit aussi facilement, c’est parce qu’ils sont soutenus par une mélodie qui vient, comme un double encodage, fixer le tout dans la mémoire. « Apprendre une chanson repose sur un procédé archaïque, précise le spécialiste. Et dans notre psyché, plus c’est archaïque, plus c’est solide. D’où le fait que chaque tube entendu vient s’ajouter au répertoire déjà immense emmagasiné au fond de notre mémoire. » Mais comment expliquer qu’en plus des paroles et de la mélodie, nous retenions aussi certains détails sensoriels ou émotionnels relatifs aux conditions dans lesquelles nous avons entendu pour la première fois cette chanson (météo, lieu, odeurs…) ? Comment trois couplets et un refrain peuvent-ils, l’espace d’un instant, nous faire replonger dans une parenthèse enchantée, abolissant le temps pour nous rendre à nos souvenirs dans leur fraîcheur d’autrefois ? Le fait est qu’en plus de pénétrer nos cerveaux facilement, la chanson stimule nos sensations et nos émotions qui, comme les paroles, viennent s’inscrire dans la mémoire. Et ce pouvoir évocateur est précisément ce qui en fait un merveilleux outil thérapeutique. Les médecins travaillant sur la maladie d’Alzheimer ne s’y sont d’ailleurs pas trompé : quand la mémoire tombe en miettes, rien de tel que de faire réécouter leurs chansons préférées aux patients. Grâce à elles, une multitude de souvenirs peut ressurgir, tant sensoriels qu’affectifs : un contact physique particulier, une lumière, un goût, une couleur…

La chanson soulagePourquoi certaines chansons nous troublent-elles tant alors même qu’elles n’évoquent pas de souvenirs précis ? Réponse de l’analyste : « Cela tient souvent à l’énigme qu’elles véhiculent. Comme si elles recelaient un secret fermé sur lui-même tel un coffre à trésors, un contenu chiffré dont, à son insu, l’auditeur saisit la clé. » Un message codé ? Oui, mais lequel ? « Un message inconscient, échappant souvent à l’auteur lui-même mais rendu perceptible au public par des voies obscures, un contenu latent touchant au plus vif notre sensibilité inconsciente et exprimant des préoccupations universelles (rapport au monde, à la parole, au sexe ou à la mort) propres à nous émouvoir », explique Philippe Grimbert. Qu’est-ce à dire ? Que notre esprit perçoit, dans certains airs, des éléments indicibles de but en blanc, car trop difficiles ou trop choquants, mais qui, habillés par la mélodie et la poésie, parviennent à se frayer un chemin. Le meilleur exemple en la matière : L’Aigle noir, de Barbara. Pourquoi cette chanson a-t-elle marqué tant d’esprits ? « Revenons au texte », propose Philippe Grimbert. « Quand soudain, venant crever le ciel et venant de nulle part surgit un aigle noir… » À ces mots, une question se pose : cette vision de l’oiseau faisant violemment effraction, à qui, à quoi renvoie-t-elle ? Et qui peut bien porter en diadème les insignes de la royauté ? Dans sa chanson, Barbara dit finir par le savoir (« C’est alors que je l’ai reconnu »), mais ne partage pas la réponse. Pourquoi ? « Le fantasme de sa rencontre avec cet étrange oiseau nous met sur la voie d’un traumatisme sexuel infantile. “Dans ma main, il a glissé son cou” chante-t-elle. Or, dans le langage populaire, l’image de l’oiseau est couramment utilisée pour signifier l’organe mâle. “Surgissant du passé, il m’était revenu…”, poursuit-elle. Et ces mots précis, également utilisés pour décrire son père dans un autre titre phare (Nantes) confirment cette piste de l’événement traumatique d’un inceste qu’évoque, par ailleurs, la chanteuse dans ses Mémoires interrompus. » Cette évocation est-elle à l’origine du succès de ce morceau ? « On peut se demander si certaines personnes n’ont pas été particulièrement sensibles à ce message secret, celui d’une figure paternelle défaillante », indique le spécialiste. Comme si l’aveu offrait un soulagement, un « Ouf, enfin, c’est dit ! »

Une explication tirée par les cheveux ? À vous de voir. La prochaine fois que vous vous surprendrez à fredonner une chanson qui brille par son absence apparente de profondeur, posez-vous la question. N’y aurait-il pas, derrière la façade, un message caché déconcertant ou rassurant ? Avec Freud au quotidien (Grasset).