36

La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil
Page 2: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil
Page 3: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

Page 4: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Chez le même éditeur

Orthodoxie, traduit par Lucien d’AzayHérétiques, traduit par Lucien d’Azay

Page 5: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Gilbert Keith Chesterton

La Chose

Pourquoi je suis catholique

Traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina

Climats

Page 6: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

© Climats, un département des éditions Flammarion, Paris, 2015, pour la traduction française

ISBN : 9782081360990

Page 7: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

AVANT-PROPOS

La Chose est un recueil d’articles, jusqu’ici inédit enfrançais, publié en 1929, dans lequel Chesterton entre-prend d’expliquer « pourquoi il est catholique ».

Élevé dans une famille d’Unitariens (secte protes-tante qui affirme l’unité de Dieu et rejette par consé-quent la doctrine de la Trinité), Chesterton s’estconverti au catholicisme en 1922, au lendemain de lacatastrophe de la Première Guerre mondiale. Bienavant d’avoir fait cette profession de foi, il avait étéaccusé par ses adversaires de défendre l’Église catho-lique. Chesterton partage en effet depuis un certaintemps la conviction de son ami Hilaire Belloc selonlaquelle « la foi catholique, c’est l’Europe et l’Europe,

7

c’est la foi catholique ». La dévastation de l’Europe qu’aété la Première Guerre mondiale a donc, selon ces deuxécrivains anglais, des racines religieuses anciennes.

Les biographes de Chesterton imputent sa conversionau catholicisme, relativement tardive, au fait que safemme était une anglicane convaincue. Elle devait finirpar se convertir elle aussi et Chesterton par écrire dansson Autobiographie : « Ma femme, lorsqu’on lui demande

Page 8: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

qui l’a convertie au catholicisme, répond toujours : “Lediable”. » Sous les traits de son époux infernal, sans doute.

Deux éléments essentiels sont, selon Chesterton, aucœur de sa conversion : « L’un tient au fait que lecatholique considère sa religion comme la vérité objec-tive inébranlable. L’autre tient au fait que le catholiquecherche à se libérer de ses péchés. » Deux éléments enprocession infinie puisque seul le mouvement trinitairepermet de penser à la fois la stabilité des dogmes(condensation partielle de la vérité) et la mobilité deslumières (dissolution partiale du mensonge).

Chesterton appelle l’Église catholique la Chose et cequi est à l’origine du livre polémique qu’est La Chose,c’est l’observation suivante : « La chose est haïe commenulle autre ne l’est, simplement parce qu’elle ne res-semble à rien au monde, et précisément au sens de celieu commun. […] La chose est poursuivie, d’époqueen époque, par une haine déraisonnable qui changeperpétuellement de raison. » Avec une systématicité quin’exclut ni l’humeur ni l’humour, Chesterton fait icil’inventaire de ces raisons déraisonnables et s’attache àdéfinir, de chapitre en chapitre et d’époque en époque,ce qui fait de la Chose cette singularité universelle.

Pierre GUGLIELMINA

Page 9: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

1

INTRODUCTION

Évidemment, on objectera à la publication de ces articlesle fait qu’ils sont de nature éphémère et sujets à controverse.En d’autres termes, le critique ordinaire les écarterad’emblée en les estimant trop frivoles et les détestera en lesjugeant trop sérieux. La trêve de bon goût, plutôt unilaté-rale, concernant toutes les questions religieuses, qui préva-lait encore il y a peu de temps, a fait place aujourd’hui àune guerre tout aussi unilatérale. Mais cette trêve peutencore être invoquée, tout comme peut l’être un tel terro-risme du goût, contre la minorité. Nous connaissons tousce cher vieux colonel conservateur qui, le visage empourpré,jure de ne pas se laisser aller à parler de politique, tout enprétendant que vouer aux gémonies ces fichus socialistes

9

n’a rien à voir avec la politique. Nous avons tous une cer-taine tendresse pour la chère vieille dame de Bath ou deCheltenham qui, même dans ses rêves les plus fous, n’ose-rait pas ne pas se montrer charitable envers qui que ce soit,mais pense certainement que les Non-Conformistes1 sont

1. Les membres d’une Église non établie.

Page 10: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

des gens effroyables ou que les domestiques irlandaissont vraiment impossibles. C’est dans l’esprit manifestépar ces deux personnes tout à fait admirables que lacontroverse se poursuit désormais dans la presse, aunom de la Foi progressiste et d’une Religion Fraternelleau sens large. Aussi longtemps que l’auteur recourt auxfigures universelles de la camaraderie et de l’hospitalitévis-à-vis de ceux qui sont prêts à abandonner leurscroyances religieuses, on lui permet d’être aussi malélevé qu’il lui plaira envers ceux qui osent les conserver.Le doyen de St Paul1 se permet de traiter allègrementl’Église catholique d’entreprise traîtresse et sanguinaire ;M. H.G. Wells a le droit de comparer la Sainte Trinitéà une danse indigne ; l’évêque de Birmingham, decomparer le Saint Sacrement à un barbare festin san-guinaire. On considère que de telles phrases ne sontpas susceptibles de menacer la paix et l’harmoniehumaines que tous ces défenseurs de l’humanitarismedésirent ; rien dans ces formules ne peut interférer avecla fraternité et la sympathie qui sont le ciment de lasociété ; nous pouvons en être convaincus parce queles auteurs en question nous jurent que leur but essen-tiel est de créer une atmosphère de libéralisme et

10

d’amour. Par conséquent, si une malheureuse interrup-tion vient gâcher l’harmonie de la situation, s’il est vrai-ment impossible que ces festivités fraternelles puissentse dérouler sans être stupidement troublées ou inter-rompues par un mauvais plaisant, il est évident qu’il

1. William Inge (1860-1954) fut doyen de la cathédrale angli-cane de St Paul à Londres, de 1911 à 1934.

Page 11: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Introduction

faut en imputer la responsabilité à ces quelques indi-vidus irritables et irritants, incapables de voir dans cesdescriptions de la Trinité, du Saint Sacrement et del’Église quelque chose d’apaisant pour leur sensibilitéou de satisfaisant pour leur esprit.

On nous explique très clairement dans toutes cesdéclarations qu’elles sont acceptées par tous les gensintelligents, à l’exception de ceux qui ne les acceptentpas. Mais tout comme, au cours de mon expériencepolitique, j’ai mis en cause le droit du colonel conser-vateur de maudire ses adversaires politiques tout endisant que ce n’était pas de la politique, ou bien ledroit de la vieille dame d’aimer tout le monde et demépriser les Irlandais, j’éprouve la même difficulté àadmettre le droit du chrétien le plus libéral et le plusouvert de voir le bien dans toutes les religions et lemal uniquement dans la mienne. Je sais cependant quela publication de mes réponses sur ce point, particu-lièrement de réponses directes dans une controverseréelle, sera perçue par un grand nombre comme uneprovocation et une impertinence.

Hé bien, je dois confesser à ce sujet que je suis suf-fisamment vieux jeu pour y voir quelque chose commeun point d’honneur. Je crois pouvoir dire que je suis

11

normalement de nature sociable et capable dem’entendre facilement avec autrui ; je ne suis guère dis-posé à la querelle et à l’argumentation ; et j’estime plusque je ne puis le dire les rapports généralement cor-diaux que j’entretiens avec ceux dont je diffère sim-plement par mes opinions. Je suis très attaché àl’Angleterre telle qu’elle est, très loin de ce qu’elle apu être ou de ce qu’elle pourrait être ; j’ai un certain

Page 12: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

nombre de goûts ordinaires, du roman policier à ladéfense des pubs ; j’ai été, en bien des occasions, ducôté de la majorité, par exemple en matière de propa-gande patriotique anglaise pendant la Grande Guerre.Je pourrais même trouver dans ces sympathies unematière suffisante pour un certain charme populaire ;et, pour dire les choses de manière plus pratique, rienne me plairait autant que d’écrire uniquement desromans policiers, sauf peut-être lire uniquement desromans policiers. Mais si, dans cette existence tropchanceuse et même trop paresseuse, je trouve que mescoreligionnaires sont bombardés d’insultes pour avoirdit que leur religion est juste, il serait indécent pourmoi de ne pas me sentir insulté. Un grand nombred’entre eux ont eu une vie trop dure et moi une vietrop facile pour que je ne compte pas comme un pri-vilège le fait d’être l’objet de ces curieuses méthodesde controverses. Si le doyen de St Paul croit vérita-blement, comme il le déclare indubitablement, que lesresponsables les plus pieux et les plus dévoués del’Église catholique, lorsqu’ils ont accepté (avec réalismeet même réticence) le fait d’un miracle moderne,étaient impliqués dans une « imposture lucrative », jepréférerais de loin croire qu’il m’accuse avec des

12

hommes bien meilleurs que moi de devenir un impos-teur simplement pour de sordides raisons d’argent. Sile mot « Jésuite » devait encore être employé commesynonyme du mot « menteur », je préférerais que lamême traduction soit appliquée au mot « Journaliste »parce que c’est plus souvent le cas. Si le doyen accuse(comme il le fait) les catholiques en tant que tels dedésirer que des hommes innocents meurent en prison,

Page 13: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Introduction

je préférerais qu’il m’attribue un rôle dans ce mélo-drame terrifiant et meurtrier ; cela pourrait, en toutétat de cause, me fournir la matière d’un roman poli-cier. Bref, c’est précisément parce que je suis en sym-pathie et en accord avec mes compatriotes protestantset agnostiques sur quatre-vingt-dix-neuf sujets sur cent,que je vois un point d’honneur à ne pas éviter leursaccusations sur ces questions, s’il est vrai qu’ils ont desaccusations à faire. Je suis profondément désolé que cepetit livre puisse apporter la controverse sur des sujetscontroversés par tout le monde sauf nous. Mais jeredoute qu’on ne puisse rien y faire et si j’assure lelecteur que j’ai essayé de le composer dans un espritde charité intact, il est toujours possible que la charitésoit aussi unilatérale que la controverse. Quoi qu’il ensoit, ce livre représente mon attitude face à cettecontroverse : il est fort possible que tout y soit faux,si ce n’est que tout y est vrai.

Page 14: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

2

LE SCEPTIQUE EN TANT QUE CRITIQUE

Il faut être trois pour qu’il y ait querelle. Il est néces-saire d’avoir un conciliateur. Les pleines potentialitésde la fureur humaine ne se déploient pleinement quesi un ami des deux parties intervient avec tact. Je mesens dans cette position dans le débat récent en Amé-rique opposant le Mercury1 de M. Mencken et les Puri-tains. Et je l’admets d’entrée de jeu avec une gêneteintée de terreur. Je sais que l’arbitre peut être misen pièces. Je sais que l’arbitre autoproclamé devrait êtremis en pièces. Je sais surtout que c’est particulièrementvrai en ce qui concerne les relations internationales.

Peut-être que la seule critique qui soit saine estl’autocritique. Peut-être est-ce encore plus vrai des

14

nations que des hommes. Et je peux parfaitement com-prendre que de nombreux Américains puissent accepterdes suggestions faites par leurs compatriotes qu’ils refu-

1. Henry Louis Mencken (1880-1956), écrivain et journalisteaméricain, était un critique caustique de la société et de la litté-rature américaines. Il avait fondé en 1924 l’American Mercuryqu’il dirigeait.

Page 15: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

seraient à juste titre si elles provenaient d’un étranger.Je peux seulement plaider que j’ai entrepris de convertirl’excellent principe patriotique « Considérer l’Angle-terre en premier » en l’excellente paraphrase « Critiquerl’Angleterre en premier ». Je m’y suis consacré depuissuffisamment longtemps pour être bien conscient dufait qu’il existe en Angleterre des maux qui sont pra-tiquement absents en Amérique. Et pas moins évidem-ment absents, comme l’a souligné M. Belloc1 à lasurprise d’un grand nombre, que l’adoration réelle, ser-vile, superstitieuse et mystique de l’Argent.

Mais ce qui me rend tellement inacceptable danscette situation particulière, c’est le fait que j’éprouveune grande sympathie pour les deux camps. Cette atti-tude choquante, je vais tenter de la dissimuler autantque possible en abusant, avec un tact également réparti,des choses que je considère réellement abusives et ensimulant gracieusement un dégoût pour tel ou telaspect de la controverse. En vérité, si j’étais Américain,je me réjouirais très souvent de voir l’American Mercuryhumilier telle personne ou telle cause ; de même, monmodeste feu de cheminée ne se prive pas de la modestejoie de voir l’American Mercury humilié. Je pense cer-

15

tainement que les deux camps, et plus particulièrementle camp iconoclaste, ont besoin de ce dont le mondemoderne dans son ensemble a besoin : un étalonspirituel stable pour leurs desseins intellectuels. Je

1. (Joseph) Hilaire (Pierre René) Belloc (1870-1953), écrivain,historien et poète, né en France. Auteur prolixe et ami intimede Chesterton, il est célèbre pour ses Cautionary Tales (1907).

Page 16: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

pourrais l’exprimer en disant que j’aime beaucoup lesrévolutionnaires, mais que je n’aime pas beaucoup lesnihilistes. Puisque les nihilistes, comme leur noml’indique, n’ont rien contre quoi se révolter.

Sur ce versant de la question, il n’y a pas grand-chose à ajouter à l’article admirablement sain, subtilet pénétrant de M. T.S. Eliot1 ; notamment cettephrase vitale dans laquelle il dit au professeur Babbitt2

(qui reconnaît le besoin d’enthousiasme) qu’il nous estimpossible d’avoir de l’enthousiasme pour un enthou-siasme particulier. Je crois savoir, soit dit en passant,ce qu’il nous faut avoir. Le professeur Babbitt estquelqu’un de très érudit ; moi-même, je n’ai que desrudiments de latin et encore moins de grec. Mais jesais assez de grec pour connaître la signification de« enthu-siasmos » (transport divin) et pour savoir quec’est la clé de cette discussion et de n’importe quelleautre.

Laissez-moi donner deux exemples concernant mespoints d’accord avec les deux camps. J’admire de toutcœur M. Mencken, non seulement pour sa vivacité etson humour, mais aussi pour sa véhémence et parfoispour sa violence. J’applaudis chaleureusement sonmépris et sa détestation du Service ; et je crois qu’il

16

formulait un fait historique quand il a déclaré, commeil est cité dans The Forum : « Quand une bande

1. « The Humanism of Irving Babbitt », The Forum, juillet1928.

2. Irving Babbitt (1865-1933) était professeur de littératurefrançaise à Harvard de 1894 à 1933, et une des figures domi-nantes du Nouvel Humanisme.

Page 17: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

d’agents immobiliers, d’agents de change et de ven-deurs d’automobiles se rassemble pour pleurnicher àpropos du Service, on n’a pas besoin d’être freudienpour conjecturer que quelqu’un va se faire arnaquer. »Je ne vois pas pourquoi il n’appellerait pas un chat unchat, et une arnaque une arnaque. Je ne le blâme pasd’employer des mots vulgaires pour décrire des chosesvulgaires. Mais je souligne qu’il y a deux façons dontsa philosophie négative rend sa critique presque super-ficielle. Tout d’abord, il est évident qu’une telle satireest entièrement dépourvue de sens si le fait d’arnaquern’est pas un péché. Et il est également évident quenous sommes instantanément avalés par l’abîme du« moralisme » et de la « religiosité », si c’est bien unpéché. Et le second point, s’il est moins évident, estaussi important : son instinct parfaitement sain qui lefait se dresser contre l’hypocrisie poisseuse ne l’éclairepas vraiment sur ce qui est au cœur de cette hypocrisie.

Le problème avec le culte du Service, c’est que,comme tant de notions modernes, c’est une idolâtriede l’intermédiaire, qui se fait au prix de l’oubli del’ultime. C’est comme le jargon des idiots qui parlentde l’Efficacité sans la moindre pensée critique del’Effet. Le péché du Service, c’est le péché de Satan :

17

celui qui consiste à essayer d’être le premier quand onne peut être que le second. Un mot comme Service avolé la lettre capitale sacrée de la chose qu’il était autre-fois censé servir. Il y a un sens à servir Dieu, et il ya un sens plus débattu encore à servir l’homme ; maisil n’y a aucun sens à servir le Service. Servir Dieu, c’estau moins servir un être idéal. Même s’il était un êtreimaginaire, il serait encore un être idéal. Cet idéal a

Page 18: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

des attributs définis et même dogmatiques – vérité,justice, pitié, pureté et le reste. Le servir, mêmeimparfaitement, c’est servir un concept particulier dela perfection. Mais l’homme qui se précipite dans larue en agitant les bras et en voulant que quelque choseou quelqu’un serve, va probablement tomber dans unesociété frauduleuse d’agents de change ou dans unrepaire de brigands ou d’usuriers, et se retrouver entrain de les servir. De là naît l’idée horrible que le zèleau travail, le sérieux, la ponctualité et le goût du com-merce sont de bonnes choses, l’idée que le simpleempressement à servir les puissances de ce monde estune vertu chrétienne. C’est l’argument contre le Ser-vice, qu’il faut distinguer de la malédiction contre leService, proférée avec tant de passion et d’inspirationpar M. Mencken. Mais l’argument sérieux ne peut êtreformulé sans soulever une fois de plus la question véri-table de savoir si l’humanité devrait servir quoi que cesoit ; et si elle n’aurait pas mieux fait de définir cequ’elle entendait servir. Tous ces mots ridicules commeService, Efficacité, Sens Pratique, etc., échouent parcequ’ils vénèrent les moyens et non la fin. Et tout revientdonc à la question de savoir si nous proposons de véné-rer la fin et, de préférence, la fin juste.

18

Deux autres passages caractéristiques de M. Menckenvont mettre en évidence cette curieuse façon qu’il ade gâcher sa propre démonstration. D’un côté, ilsemble affirmer très positivement la nature purementpersonnelle et subjective de la critique, il en fait unechose individuelle et presque irresponsable. « Le cri-tique, en premier et dernier lieu, essaie de s’exprimer ;il essaie par ce biais de parvenir pour son propre ego

Page 19: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

à ce sentiment réconfortant d’avoir accompli une fonc-tion, d’avoir soulagé une tension, d’avoir opéré unecatharsis, ce à quoi Wagner est parvenu quand il écritLes Walkyries, et ce à quoi parvient une poule chaquefois qu’elle pond. » Tout cela est, jusqu’à présent, par-faitement cohérent. Malheureusement, M. Menckensemble en tirer une conclusion tout à fait incohérente.Selon la citation, parce qu’il y a désormais en Amé-rique non seulement une critique, mais aussi unecontroverse, il se lance dans un chant triomphal.« Aujourd’hui, pour la première fois après tantd’années, il y a des querelles dans la critique américaine[…] les oreilles sont arrachées, les nez sont en sang.Des coups sont donnés, au-dessus et au-dessous de laceinture. »

Il y a peut-être dans son argument quelque chosequi joue en faveur de la controverse ; mais c’est toutà fait incohérent avec son argument en faveur del’expression de soi créative. Si le critique n’écrit sa cri-tique que pour se donner satisfaction, il devient par-faitement hors de propos de savoir si cette critiquedéplaît à quelqu’un d’autre. Le quelqu’un d’autre aparfaitement le droit de dire le contraire pour se don-

19

ner satisfaction et être entièrement satisfait de lui-même. Il ne saurait y avoir matière à controverse parcequ’il n’y a pas matière à comparaison. Et ils ne peuventpas comparer parce qu’il n’y a pas de critère communpour le faire. Ni moi ni personne ne peut avoir unecontroverse sur la littérature avec M. Mencken,puisqu’il n’y a pas moyen de critiquer la critique, sice n’est en demandant si le critique est satisfait. Et le

Page 20: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

débat prend fin dès le début : car personne ne douteque M. Mencken soit satisfait.

Afin de ne pas faire de M. Mencken une simplevictime de l’argument ad hominem, je vais tenter uneexpérience sur un corps plus vil et me soumettre moi-même à la dissection. Je dois bien avouer qu’unegrande partie de la critique que j’écris est en réalitéinspirée par une envie de m’exprimer. Et il est certai-nement vrai qu’il y a une grande satisfaction à s’expri-mer. Je peux m’emparer de tel ou tel sujet pour lequelj’éprouve des sentiments bien précis – par exemple, laphilosophie de M. Dreiser1, dont il a été fait mentionplusieurs fois dans ce débat. Je peux parvenir pour monpropre ego au sentiment réconfortant d’écrire ce quisuit :

« Il décrit un monde qui semble terne, décoloré, uneillusion d’indigestion, pas assez brillant pour êtreappelé un cauchemar ; malodorant, mais sans vérita-blement puer ; l’odeur d’un gaz éventé au cours d’expé-rimentations chimiques faites dans l’ignorance par desélèves sales, en proie à toutes sortes de sécrétions – legenre de garçons qui torturent des chats dans les coins ;un monde mou, sans esprit, un ver de terre au dos

20

brisé ; d’une lenteur abjecte, laborieux comme unelimace sans fin ; désespéré, mais sans dignité ; blasphé-mateur, mais sans courage ; sans humour, sans volonté,sans rire et sans élan du cœur ; trop vieux pour mourir,

1. Theodore Dreiser (1871-1945), romancier américain dontles œuvres naturalistes traitent de la pauvreté, de l’immoralité etdu crime dans la vie américaine.

Page 21: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

trop sourd pour renoncer à parler, trop aveugle pours’arrêter, trop idiot pour recommencer à zéro, tropmort pour être tué, et même incapable d’être damnépuisque, au bout de tous ces siècles lassés, il n’est pasarrivé à l’âge de raison. »

C’est ce que je ressens à ce sujet ; et c’est certai-nement un plaisir de donner libre cours à mes sen-timents. Il faut que je m’en soulage. J’ai atteint lacatharsis. J’ai pondu un œuf. J’ai produit une critiquequi répond à l’ensemble des définitions de la critiquechez M. Mencken. J’ai rempli une fonction. Je me sensmieux, merci.

Mais quelle influence mes sentiments sont-ils sup-posés avoir sur M. Dreiser ou sur quiconque n’admetpas mes critères de vérité et d’erreur, je ne le vois pastrès bien. M. Dreiser n’est tout de même pas censédire que sa chimie est de la charlatanerie, comme jele crois moi – une charlatanerie sans la vivacité quenous sommes raisonnablement en droit d’attendre dela part des charlatans. Il ne pense pas que le fatalismesoit vulgaire et servile, comme je le pense ; il ne pensepas que le libre arbitre soit la plus haute vérité en cequi concerne le genre humain, comme je le pense. Ilne croit pas que le désespoir soit un péché en soi et

21

peut-être le pire des péchés, comme le croient lescatholiques. Il ne pense pas que le blasphème soit laforme d’orgueil la plus mesquine et la plus ridicule,comme les païens eux-mêmes le croient. Naturelle-ment, il ne pense pas que l’image qu’il donne de lavie soit une image fausse, ressemblant à la vie réellecomme un désert de linoléum ressemblerait à un par-terre de fleurs vivantes, comme je le pense. Il ne le

Page 22: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

croit pas plus faux de ressembler à un désert. Il admet-trait probablement qu’il est sinistre, mais jugerait cor-rect qu’il soit sinistre. Il concéderait volontiers qu’ilest lui-même sans espoir, mais ne verrait aucun incon-vénient au fait d’être sans espoir. Ce que j’avancecomme des accusations, il est fort probable qu’il lesaccepte comme des compliments.

Dans ces circonstances, je ne vois pas très bien com-ment je pourrais ou quiconque partageant mes vuespourrait avoir une controverse avec M. Dreiser. Il nesemble pas y avoir moyen pour moi de prouver qu’ila tort, parce qu’il n’accepte pas la conception que jeme fais de l’erreur. Il ne semble pas y avoir moyenpour lui de prouver qu’il a raison, parce que je ne par-tage pas les opinions qu’il se fait de ce qui est juste.Certes, nous pourrions nous croiser dans la rue et noustélescoper ; et même si je crois que nous sommes tousles deux des hommes corpulents, je ne doute pas qu’ilsoit le plus impressionnant. La possibilité même d’êtreréduit à cette explication inintelligible éclaire sansdoute la remarquable description faite par M. Menckende la nouvelle vie littéraire en Amérique. « Les oreillessont arrachées », dit-il et cette étrange forme d’échangeculturel pourrait bien être la seule solution quand les

22

oreilles ne sont plus des organes pour entendre etquand il n’y a plus d’organes en dehors de ceux del’expression de soi. Celui qui a des oreilles pourentendre et n’entend pas pourrait tout aussi bien seles faire arracher. Une telle surdité semble inévitabledans la critique créative, qui est aussi indifférentequ’une poule à tous les bruits, à l’exception de sonpropre caquet au moment où elle pond. Quoi qu’il en

Page 23: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

soit, les poules ne critiquent pas les œufs des unes etdes autres, elles ne se bombardent même pas à coupsd’œufs dans l’équivalent d’une controverse politique.Nous pouvons seulement dire que le romancier enquestion a indubitablement pondu un œuf magnifique,énorme et solide – quelque chose de l’ordre d’un œufd’autruche. Et, après cela, il n’y a vraiment rien à fairepour empêcher l’autruche de se cacher la tête dans lesable, gratifiant ainsi son propre ego du sentimentagréable d’avoir accompli une fonction. Mais nous nepouvons pas débattre pour savoir si l’œuf est un mau-vais œuf ou si certaines parties de l’œuf sont excel-lentes.

Dans tous ces cas, par conséquent, du fait del’absence d’un critère d’appréciation des valeursultimes, les fonctions les plus ordinaires ne peuvent pasvraiment être remplies. Non seulement elles ne peuventêtre remplies avec une « impression agréable » ou unecatharsis, mais à terme elles ne peuvent plus être rem-plies du tout. Nous ne pouvons pas réellement dénon-cer l’agent de change, zélateur du Service, comme unescroc, parce que nous ne sommes pas tout à faitd’accord sur le fait qu’il est honteux d’être un escroc.Une légère manipulation de certaines théories indivi-

23

dualistes de M. Mencken sur la mentalité en tant quesupérieure à la moralité pourrait même permettre defaire de l’escroc un surhomme. Nous ne pouvons pasargumenter en faveur ou contre le simple idéal du Ser-vice, parce que aucun camp n’avait vraiment pris enconsidération ce qu’il convient de servir et commentnous devrions établir les bonnes règles de ce service.En fin de compte et en pratique, il se pourrait bien

Page 24: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

que l’État de Service soit simplement l’État de Servi-tude. Et nous ne pouvons donc pas réellement argu-menter en faveur de quoi que ce soit, puisqu’il n’existeaucune règle du jeu pour l’argumentation. Il n’y a pasde moyen de prouver que quiconque a marqué unpoint ou non. Il ne peut y avoir de « querelle dans lacritique américaine » ; les professeurs ne peuvent être« contraints de se défendre ». Il faudrait pour cela qu’ily ait des plaignants et des défendeurs se présentantdevant un tribunal et donnant des preuves conformé-ment à un système de vérités établies. Il peut existerun certain désordre, il ne saurait y avoir de discussion.

Pour le dire simplement, les fonctions normales del’homme – l’effort, la protestation, le jugement, la per-suasion et la preuve – se trouvent en fait handicapéesou paralysées par ces négations proférées par le scep-tique, même lorsque le sceptique paraît seulement necontester tout d’abord qu’une vision lointaine ou unrécit miraculeux. Chaque fonction est censée se référerà une fin, à un test, à une manière de distinguer lebon usage du mauvais, que le pur sceptique détruitaussi radicalement qu’il détruirait un mythe ou unesuperstition. Si la fonction n’est remplie que pour lasatisfaction de celui qui la remplit, comme dans la

24

parabole du critique et de l’œuf, il devient futile desavoir si l’œuf est pourri ou non. Il devient futile dese demander si les œufs vont produire des poules ous’ils vont être servis au petit-déjeuner. Mais pour êtreconvaincus de notre propre santé mentale dans l’exé-cution de ces tests, nous devons véritablement revenirà un problème indigène, comme celui de l’énigme del’antériorité de l’œuf ou de la poule ; nous devons

Page 25: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

vraiment, comme les grandes religions, commencer abovo. Si ces éléments primordiaux de la santé mentalesont perturbés, l’ensemble de la vie pratique sera per-turbé avec eux. Les hommes peuvent être frigorifiéspar le fatalisme ou affolés par l’anarchisme, ou encorepoussés au suicide par le pessimisme ; car les hommesne continueront pas indéfiniment à agir conformé-ment à ce qu’ils imaginent être une fable. Et c’estdans ce sens organique et presque musculaire que lareligion est une véritable aide pour l’homme – en cesens que, sans elle, il finit par être impuissant etpresque immobile.

M. Mencken et M. Sinclair Lewis, et d’autres cri-tiques au sein du mouvement du Mercury, sont telle-ment fougueux et sincères, attaquent avec une tellevigueur tant de choses qui méritent d’être attaquées,exposent avec un tel brio tant de choses qui sont vrai-ment des impostures, qu’en discutant les questions aveceux, tout homme sera tenté de jouer cartes sur table.Ce serait une affectation et presque une hypocrisie dema part si j’ignorais, à ce moment précis, le fait queje crois moi-même à une solution spirituelle singulièrede ce problème, à une autorité spirituelle singulière au-dessus de ce chaos. Ou si j’ignorais en effet que l’idée

25

n’est pas absente, en tant qu’idée, dans les esprits quim’entourent. La philosophie catholique est mentionnéeen termes respectueux et même comme une sorted’espoir, à la fois par le professeur Babbitt et parM. T.S. Eliot. Leurs politesses ne m’échappent pas etje ne cherche pas à les entraîner un pas au-delà dupoint où ils désirent aller. Le fait est que, grâce à unesérie de progressions d’une logique impeccable,

Page 26: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

M. Eliot a conduit le professeur Babbitt si près desportes mêmes de l’Église catholique que j’ai fini parme sentir très nerveux, pour ainsi dire, de peur qu’ilsne fassent un pas de plus sans le vouloir et se retrou-vent en son sein par accident.

J’ai une raison particulière d’évoquer ce problèmeen conclusion – une raison qui est directement liée àce curieux effet du scepticisme dans l’affaiblissementdes fonctions normales de l’être humain. Dans un despassages les plus brillants et les plus amusants parmiles récents livres de M. Sinclair Lewis, il y a ceci queje cite de mémoire, mais de façon correcte, je crois. Ildit que la foi catholique diffère du puritanisme actuelen ce sens qu’elle n’exige pas d’un homme qu’ilrenonce à son sens de la beauté ou à son sens del’humour, ou même à ses vices agréables (j’imaginequ’il fait probablement référence à la boisson et à lacigarette, qui ne sont pas du tout des vices), maisqu’elle exige d’un homme qu’il renonce à sa vie et àson âme, à son esprit, à son corps, à sa raison et àtout le reste. Je prie le lecteur de considérer, aussi cal-mement et impartialement que possible, le propos quiest tenu ; et de le comparer à tous ces autres faitsconcernant la fossilisation graduelle de la fonction

26

humaine, due aux doutes fondamentaux qui caractéri-sent notre époque.

Il serait bien plus vrai de dire que la foi rend à unhomme son corps, son âme, sa raison, sa volonté etmême sa vie. Il serait encore plus vrai de dire quel’homme qui a accueilli la foi accueille toutes lesanciennes fonctions humaines que toutes les autres phi-losophies lui ont déjà retirées. Il serait plus proche de

Page 27: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Le sceptique en tant que critique

la réalité d’affirmer que lui seul connaîtra la liberté,lui seul aura une volonté, parce que lui seul croira aulibre arbitre ; lui seul aura une raison dans la mesureoù le doute ultime dénie toute raison comme touteautorité ; lui seul pourra véritablement agir, puisquel’action est menée envers une fin. Il est du moins assezprobable que tout ce désespoir brutal et sans avenir del’intellect fera de lui pour finir le seul citoyen capablede marcher et de parler dans une ville de paralytiques.

Page 28: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

3

L’HUMANISME EST-IL UNE RELIGION ?

Je viens de lire le livre de M. Norman Foerster1

sur la « Critique Américaine » ; et j’espère ne pas memontrer irrespectueux envers le reste de l’ouvrage, unesérie d’études bien pensées sur les écrivains américains,si je dis que l’argument essentiel du livre se trouve dansle dernier chapitre, qui propose une réflexion sur uncertain problème ou un certain défi de la penséemoderne. C’est le problème de savoir si ce qu’il appellel’humanisme peut satisfaire l’humanité. Sur les autressujets qu’il traite, il serait facile de parler sans fin. Ildit généralement des choses justes ; il a parfois le der-nier mot, d’une manière suggestive ou même provo-

28

catrice qui pousse le lecteur à dire un mot de plus.Dans mon évaluation des sujets qu’il traite, Whitmanaurait une part plus importante et Lowell, une partbien plus réduite. Sur Emerson, il se montre à la foissensible et juste ; et Emerson avait certainement de la

1. Norman Foerster (1887-1972), critique littéraire américainet défenseur du Nouvel Humanisme.

Page 29: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

L’humanisme est-il une religion ?

distinction, mais seulement cette distinction un peusèche par rapport à laquelle j’aurais toujours un peupeur de me montrer injuste. Un Puritain a essayé dedevenir païen, et il a réussi ce prodige d’être un Païencapable d’hésiter sur la question de savoir s’il devraitou non aller voir une fille danser. Toutes ces chosessont stimulantes, mais secondaires par rapport au pro-blème que je prends la liberté d’aborder séparémentpour tenter d’y répondre sérieusement. Je crains quecela ne veuille seulement dire y répondre personnelle-ment. La question est en réalité celle de savoir sil’humanisme peut remplir toutes les fonctions de lareligion ; et je ne peux m’empêcher de le considérerau regard de ma propre religion. Il est juste de souli-gner que l’humanisme est tout à fait différent del’humanitarisme. Il signifie, comme il est expliqué danscet ouvrage, quelque chose de cet ordre : la science etl’organisation modernes sont, en un sens, trop natu-relles. Elles nous mènent comme du bétail le long deslignes de l’hérédité ou de la fatalité tribale ; elles atta-chent l’homme à la terre comme une plante, au lieude le libérer, ne serait-ce que comme un oiseau, pourne pas parler d’un ange. En effet, leur psychologie endernière instance est inférieure au niveau de la vie. Ce

29

qui est inconscient est sub humain et, pour ainsi dire,souterrain ou inférieur au terrestre. Le combat pour laculture est avant tout un combat pour la conscience– ce que certains appelleraient la conscience de soi –quoi qu’il en soit, un combat contre la simple incons-cience. Nous avons besoin de rassembler toutes les chosesvraiment humaines ; la volonté qui est moralité, lamémoire qui est tradition, la culture qui est l’économie

Page 30: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

mentale de nos pères. Cependant, mon premier devoirest de répondre à la question qui m’est posée et je doisy répondre par la négative.

Je ne crois pas que l’humanisme puisse se substituerentièrement au surhumanisme. Je ne peux pas y croireà cause d’une certaine vérité, si concrète pour moi qu’ilme faut l’appeler un fait. Je sais que cela sonne commequelque chose qui a été souvent répété dans l’apolo-gétique conventionnelle ou superficielle. Mais jen’entends pas cela de manière vague ; loin d’en héritercomme d’une convention, je suis plutôt entré en col-lision avec elle assez récemment, comme une décou-verte. Je m’en suis rendu compte assez tard dans mavie et j’ai compris que c’était en effet la totalité del’histoire et de la moralité de mon existence. Mais, ily a quelques années encore, quand mes conceptionsmorales et religieuses étaient, pour l’essentiel, pratique-ment formées, je n’aurais pas pu le voir aussi nettementet clairement que je peux le faire aujourd’hui.

Le fait en question est le suivant : le monde moderne– ainsi que les mouvements modernes – vit sur soncapital catholique. Il puise et épuise les vérités qui sontencore présentes de par le monde dans le vieux trésorde la chrétienté ; y compris, bien entendu, les nom-

30

breuses vérités connues de l’Antiquité païenne et cris-tallisées dans la chrétienté. Mais le monde moderne nedéclenche pas vraiment de nouveaux enthousiasmes quilui soient propres. La nouveauté est une affaire denoms et de marques, comme dans la publicitémoderne ; à tout autre égard ou presque, la nouveautéest simplement négative. Le monde moderne ne peutpas faire démarrer des choses nouvelles qu’il serait

Page 31: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

L’humanisme est-il une religion ?

susceptible de porter très loin dans l’avenir. Aucontraire, il s’empare de vieilles choses qu’il est abso-lument incapable de prolonger. Voici les deux traitsmarquants de nos idéaux moraux modernes. Toutd’abord, ils sont empruntés ou arrachés des mains del’Antiquité ou du Moyen Âge. Ensuite, ils se fanenttrès vite dans les mains des Modernes. C’est, en bref,la thèse que je défends. Et il se trouve que le livreintitulé American Criticism aurait pu servir de manuelpour illustrer et prouver ma thèse.

Je vais commencer par un exemple dont traite aussile livre. Toute ma jeunesse a été illuminée, comme unlever de soleil, par l’éclat plein d’optimisme de WaltWhitman. Il me faisait l’effet d’être une foule trans-formée en géant, ou bien d’être Adam le PremierHomme. J’avais été follement excité d’entendrequelqu’un qui avait entendu quelqu’un dire qu’il l’avaitvu dans la rue ; c’était comme si le Christ avait étéencore en vie. Je ne me souciais pas plus de savoir sisa poésie, qui ne respectait pas la métrique, était ounon une forme judicieuse que de savoir si un véritableÉvangile de Jésus avait été griffonné sur un parcheminou gravé dans la pierre. Je n’avais jamais eu la moindreidée du caractère malfaisant que certains de ses ennemis

31

lui ont imputé ; s’il était bien réel, il ne l’était pas pourmoi. Ce que je saluais en lui, c’était une nouvelle éga-lité, qui n’avait rien d’un nivellement ennuyeux, maisétait plutôt une impulsion enthousiasmante ; une exul-tation du simple fait que les hommes étaient deshommes. Les hommes réels étaient supérieurs auxdieux irréels ; et chacun d’eux restait aussi mystique etmajestueux qu’un dieu, tout en devenant aussi franc

Page 32: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

et réconfortant qu’un camarade. On retrouve cedernier point exprimé avec concision dans une desphrases de Whitman ; il dit quelque part que les artistesd’autrefois peignaient des foules dans lesquelles unetête était nimbée d’une lumière dorée. « Mais, moi, jepeins des centaines de têtes et je n’en peins pas uneseule sans la nimber d’une lumière dorée. » Une gloiredevait s’attacher aux hommes en tant qu’hommes ; lacamaraderie allait prendre la forme d’une vénérationmutuelle ; et les plus insignifiants et les plus vils deshommes devaient être inclus dans cette camaraderie ;un Noir bossu et abruti, borgne et homicide, ne pou-vait pas être peint sans son nimbe de lumière dorée.Cela n’était, semblait-il, que l’expression ultime d’unmouvement qui avait commencé un siècle auparavantavec Rousseau et la Révolution française ; et j’avais étéélevé dans la croyance et je croyais fermement que cemouvement n’était que le commencement d’événe-ments plus importants et meilleurs encore. Mais c’étaitlà des chants qui précédaient le lever du soleil ; et iln’y a pas de comparaison entre le lever du soleil et lesoleil. Whitman était la fraternité en plein jour, expo-sant des variétés infinies de créatures merveilleuses etrayonnantes, d’autant plus sacrées qu’elles étaient

32

solides. Shelley avait adoré l’Homme, Whitman adoraitles Hommes. Chaque visage humain, chaque traithumain, était une affaire de poésie mystique, commes’il avait été éclairé par la lumière d’une torche orientéeau hasard jusqu’à présent, un visage ici ou là dans lafoule. Un roi était un homme qui était traité commetous les hommes auraient dû l’être. Un dieu était unhomme qui était adoré comme tous les hommes

Page 33: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

L’humanisme est-il une religion ?

auraient dû l’être. Qu’auraient-ils pu faire contre unerace de dieux et une république de rois ; pas seulementen discours, mais véritablement le Nouveau Monde ?

Bien […] Voici ce que dit M. Foerster à propos dela situation présente du fondateur du nouveau mondede la démocratie : « Notre science à présent n’apportequ’un soutien limité à l’idée d’une “dignité del’homme” inhérente ou de sa “perfectibilité”. Il est toutà fait possible que la science de l’avenir nous éloignede la démocratie en direction d’une forme d’aristocra-tie. Les attentes millénaristes que Whitman a édifiéessur la science et la démocratie, nous sommes bienconscients aujourd’hui qu’elles l’étaient sur des fonda-tions instables […]. La perfection de la nature, la bonténaturelle de l’homme, “la grande fierté que l’hommeavait de lui-même” équilibrée par un humanitarismeémouvant – ce sont là les matériaux d’une constructionque la modernité a légèrement altérés. Sa politique, sonéthique, sa religion appartiennent au passé, et mêmesa “religiosité” facile dont il espérait qu’elle imprégne-rait et compléterait l’œuvre de la science et de la démo-cratie […]. Dans tous les éléments essentiels de saprophétie, Whitman, nous nous devons de le dire, aété contredit par les événements. » C’est là un propos

33

juste et tout à fait modéré ; il serait facile de retrouverla même substance dans un propos bien plus féroce.Qu’on en juge par cette remarque monumentale deM. H.L. Mencken : « Ils [il fait allusion à certainspenseurs libéraux ou autrefois libéraux] ont fini parcomprendre que les abrutis qu’ils s’efforçaient de sauverne voulaient pas être sauvés et n’étaient pas dignes del’être. » Voilà le Nouvel Esprit, s’il existe un quelconque

Page 34: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

Nouvel Esprit. « Je rendrai les villes impossibles àconquérir, uniquement grâce à leurs bras posés sur lesépaules des uns des autres, s’écriait Whitman, sim-plement avec l’amour des camarades, l’amour de touteune vie des camarades. » Je me plais à imaginer la têtede M. Mencken de Baltimore, si je ne sais quel cama-rade de Pittsburgh essayait de le rendre impossible àconquérir en lui passant le bras autour du cou. Maisl’idée est tout aussi défunte pour des gens bien moinsféroces que M. Mencken. Elle est défunte pour unhomme comme Aldous Huxley, qui s’est plaint récem-ment de l’idéalisation « gratuite » qui caractérise lavieille conception républicaine de la nature humaine.Elle est défunte chez les plus humains et les plus douésd’humour de nos critiques contemporains. Elle estdéfunte chez tant d’hommes bons et sages de nos joursque je ne peux m’empêcher de me demander si, dansles conditions modernes de sa chère « science », elle neserait pas défunte pour Whitman lui-même.

Elle n’est pas défunte pour moi. Elle reste bien réellepour moi, non pas en vertu d’un mérite qui m’appartient,mais en raison du fait que cette idée mystique, mêmesi elle s’est évaporée de l’atmosphère d’aujourd’hui, existetoujours en tant que croyance. Je suis parfaitement prêt

34

à affirmer, aussi fermement que je l’aurais fait au coursde mon enfance, que ce Noir bossu et abruti est nimbéd’une lumière dorée. En vérité, cette folle image deWhitman ou ce qu’il imaginait être une folle imageest en réalité une image très ancienne et tout à faitorthodoxe. Il y a, en effet, un nombre incalculable detableaux du passé dans lesquels des foules entières sontcouronnées de halos pour indiquer qu’ils ont tous

Page 35: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

La Chose

20. Sur deux allégories ....................................... 20521. Les superstitions protestantes ....................... 21322. Sur le courage et l’indépendance ................ 22123. L’hindou nordique ....................................... 23324. Un spiritualiste se retourne ......................... 23925. Les sources de l’esprit sain .......................... 24826. Quelques-unes de nos erreurs ..................... 25627. L’esclavage de l’esprit ................................... 26728. Inge contre Barnes ....................................... 27329. À quoi pouvons-nous penser ? ..................... 28230. L’optimiste en tant que suicidé ................... 29531. L’esquisse de la chute .................................. 30232. Les idoles d’Écosse ....................................... 31033. S’ils avaient cru ........................................... 31834. La paix et la papauté ................................... 32735. L’esprit de Noël ........................................... 335

Page 36: La Chose - Pourquoi je suis catholiqueexcerpts.numilog.com/books/9782081300873.pdfParis, 2015, pour la traduction française ISBN : 9782081360990 7 AVANT-PROPOS La Chose est un recueil

Composition et mise en pagesNord Compo à Villeneuve-d’Ascq

N° d’édition : L.01EHBN000611.N001Dépôt légal : avril 2015