La Circonstance Lyrique - Claude Millet (Dir)

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« Lyrique », « lyrisme » sont des termes d’abord embarrassants, parleur élasticité ambiguë, par leur anachronisme dès lors que l’on s’attacheà la poésie antérieure au Sturm und Drang et au romantisme (en France,le dictionnaire de l’Académie française n’enregistre le substantif qu’à ladate tardive de 1835), et par leur inadéquation pour tout un pan de lapoésie des XXe et XXIe siècles, qui met « de traviole » le lyrisme (cf.N. Barberger à propos de Michaux), le tient à distance critique commeFrancis Ponge (cf. B. Gorillot et G. Farasse), voire s’y opposefrontalement comme Emmanuel Hocquart ou ici même Jean-MarieGleize. On admettra pour commencer (en choisissant à dessein ladéfinition la plus basique, la plus passe-partout qui soit) que les mots« lyrique » et « lyrisme » désignent objectivement, sinon toujourssubjectivement pour les poètes présents dans ce volume, un certainrégime du discours poétique, caractérisé par la place centrale qu’yoccupe un sujet d’énonciation (individuel ou non)

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  • Avant-propos

    Circonstance : lentre-deux lyrique

    Claude MILLET

    Lyrique , lyrisme sont des termes dabord embarrassants, par leur lasticit ambigu, par leur anachronisme ds lors que lon sattache la posie antrieure au Sturm und Drang et au romantisme (en France, le dictionnaire de lAcadmie franaise nenregistre le substantif qu la date tardive de 1835), et par leur inadquation pour tout un pan de la posie des XXe et XXIe sicles, qui met de traviole le lyrisme (cf. N. Barberger propos de Michaux), le tient distance critique comme Francis Ponge (cf. B. Gorillot et G. Farasse), voire sy oppose frontalement comme Emmanuel Hocquart ou ici mme Jean-Marie Gleize. On admettra pour commencer (en choisissant dessein la dfinition la plus basique, la plus passe-partout qui soit) que les mots lyrique et lyrisme dsignent objectivement, sinon toujours subjectivement pour les potes prsents dans ce volume, un certain rgime du discours potique, caractris par la place centrale quy occupe un sujet dnonciation (individuel ou non). Les mots lyrisme et lyrique appellent ainsi, par ce centre qui les dfinit, une priphrie, une circonstance, qui situe le Je lyrique en son centre1, dans le temps o lui-mme lordonne comme son alentour ou son lentour (cf. M. Collot). Cette circonstance du monde du pome renvoie elle-mme la question de son rapport avec les circonstances relles, celles qui ont donn son impulsion sa cration, celles que la circonstance lyrique configure dans le pome ; de mme, le sujet dnonciation, quon appellera gnriquement le Je lyrique (mme sil peut tre en ralit un Nous, comme le montrent les contributions de B. Mniel, de J. Vignes et de S. Provini, voir un On) renvoie la question de son rapport avec le moi du pote, ou toute autre instance psychique. Or si le Je lyrique est ............................................................

    1 Et cela mme si J.-M. Maulpoix et D. Rabat ont raison de souligner le dcentrement, lclatement du Je, insituable dans la posie moderne, puisque cest par ce dcentrement quelle travaille ngativement le lyrisme (Rabat 1996).

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    depuis le romantisme une notion activement explore par la thorie littraire (et lon ne peut ici que renvoyer le lecteur louvrage collectif paru sous la direction de Dominique Rabat, Figures du sujet lyrique2), celle de la circonstance lyrique apparat le plus souvent la priphrie , et pense sous lentire dpendance du Je, dont il nest que le subalterne complment (circonstanciel). Et cependant, comme la crit D. Rabat, le Je lyrique ne saurait se comprendre hors de son rapport la circonstance (Rabat 1996 : 69), et cest mme ce rapport qui constitue et structure le lyrisme. M. Collot, tudiant la posie moderne (celle qui nat avec le romantisme) par le biais dune investigation phnomnologique, la nomm structure dhorizon 3, et dveloppe ici mme une rflexion sur l lentour , la circonstance dans sa dimension spatiale, et le lyrisme comme relation dun Je et dun monde. Cest le parti pris du circonstanciel et la projection assassine du pome dans lobjet qui, loppos du spectre thorico-potique contemporain, est au centre des crits de J.-M. Gleize, et de la rflexion quil nous propose ici sur ce qui la port ce parti pris , dans et par la tension entre le circonstanciel (le rel, le littral comme dispositif de mcriture anti-lyrique) et la simplification lyrique (comme opration de dnudation du circonstanciel). Dcisions thoriques qui sont aussi des dcisions dcriture (Michel Collot est galement un pote) : le volume quon va lire ne veut pas proposer une dogmatique unifie du rapport la circonstance , mais au contraire reprendre la rflexion en la pluralisant, en se faisant le point de rencontre de perspectives qui se croisent rarement. Et de cette volont de pluraliser la rflexion est ne lide de rassembler des tudes sur des posies trs diffrentes et trs loignes dans le temps de Pindare et Catulle Marc Quaghebeur et Jean-Marie Gleize, pour proposer matire une rflexion sur la circonstance lyrique qui ne soit pas norme par les attendus potiques et idologiques dun nom, dun corpus ou dune poque de rfrence ft-ce notre prsent, ou la modernit.

    La dissymtrie du traitement accord par la critique (du moins par celle qui prcisment soccupe de la posie moderne) au sujet lyrique dune part, la circonstance lyrique dautre part, sorigine dans lhistoire de la thorie du lyrisme telle quelle slabore partir de la fin du XVIIIe sicle, dans la brche ouverte par labb Batteux, lintrieur du principe

    ............................................................ 2 Voir en particulier la trs dense synthse du dbat sur le Je lyrique dans la

    contribution de Dominique Combe, La rfrence ddouble Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie .

    3 Cf. en particulier LHorizon fabuleux (Collot 1988) et La Posie moderne et la structure dhorizon (Collot 1989).

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    de limitation comme rgime fondamental de tous les arts : on sait depuis les travaux de Grard Genette en particulier Introduction larchitexte (1989) que lexclamation lyrique troue le systme des Beaux-Arts rduits un seul principe, limitation, en renvoyant un principe tout autre, celui de lexpression, promis devenir le socle de la modernit comme rgime de lexpressivit gnralise (Rancire 1998). Le genre lyrique, une fois dissoci de la posie mlique (destine par son accompagnement musical au chant), a t pens comme un genre subjectif, hors de la mimsis, voire dans une large mesure contre elle, contre le principe tyrannique de limitation , pour reprendre une expression de Novalis. Expression du sujet et/ou du moi, ou encore des forces psychiques qui viennent, du fond de lAbgrund, le traverser et le dborder (Nietzsche, cf. V. Vivs), la constitution du genre lyrique en objet thorique a permis de penser la possibilit dun dplacement de laccent de luvre, du monde linstance subjective qui le saisit et le met en forme, et daffirmer lautonomie du sujet crateur. Mais cela au prix (bien lourd payer) dune vacuation de la circonstance et des circonstances lyriques dans la contingence.

    Ainsi Hegel, qui affirme au dpart du chapitre Caractre gnral de la posie lyrique de son Esthtique que Malgr son caractre particulier et individuel, une uvre lyrique exprime ce quil y a de plus gnral, de plus profond et de plus lev dans les croyances, reprsentations et connaissances humaines , ajoute quelques lignes plus loin : Comme cest enfin le sujet qui sexprime dans la posie lyrique, il peut la rigueur se contenter dun contenu insignifiant. [] Les objets, le contenu en sont llment tout fait accidentel [] Ces affirmations, fondamentales dans lhistoire de la thorie du lyrisme, appellent ici deux remarques. La premire, cest que comme cest enfin le sujet qui sexprime (je souligne), ce dont se saisit la posie lyrique est non pas la ralit, mais lordre symbolique ( ce quil y a de plus gnral, de plus profond et de plus lev dans les croyances, reprsentations et connaissances humaines ). La seconde, cest que cette expansion de lobjet du lyrisme, qui participe pleinement la promotion de celui-ci, se retourne quasi immdiatement pour basculer les objets du pome lyrique dans la contingence, identifier le circonstanciel laccidentel, et linscrire dans un rapport inessentiel ce qui constitue le centre du pome : le sujet qui sexprime . Le principe de lexpression tel que le formalise Hegel coupe ainsi deux fois le pome lyrique de la ralit : en substituant celle-ci comme objet lordre symbolique ( les reprsenta-tions ) et en renvoyant ce qui en est saisi lintrieur de cet ordre symbolique la contingence. Exit ainsi le tmoignage que peut porter le pome lyrique dune ralit dont il est doublement barr.

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    Cest prcisment cette polarisation du pome sur le Je qui loppose au monde quil compose (ou re-compose) comme le ncessaire au contingent, lessentiel laccidentel, que remet en question lapproche du lyrisme par sa circonstance, pour inscrire le rel dans le lyrisme et le lyrisme dans le rel. Non quil faille renoncer voir dans le lyrisme un genre subjectif : mais subjectivation ne veut pas forcment dire dralisation, ou irralisation dune parole en lair ( aus der Luft dit Goethe), et le sujet lyrique ne se laisse saisir que dans son rapport dautres sujets (ceux quil voque, ceux qui, si souvent, il sadresse pour inflchir le lyrisme du rgime de lexpression celui de la communica-tion), et aux objets quil ordonne autour de lui. Soit la circonstance, telle que la dplie Horace dans son Art potique ( La Muse donna la lyre la mission de chanter les dieux et les enfants des dieux, lathlte vainqueur, le cheval arriv le premier la course, les amours des jeunes gens, le vin qui dlie les langues , cf. A. Deremetz) ou, plus tard, Paul luard dans son article de 1952 sur La posie de circonstance : ce qui a rapport la personne, la chose, au lieu, aux moyens, aux motifs, la manire et au temps. Soit aussi les circonstances, qui impulsent une criture qui les exposera, les dtournera, ou les enfouira, dans tous les cas les transposera en mots-nument (Ph. Forget).

    * Cest pourquoi, plutt qu couper le lyrisme de la ralit et le chant

    (tonn, fredonn ou dchant) de la rfrence, les tudes que rassemble ce volume invitent penser le lyrisme comme une manire spcifique en sa diversit daccrocher avec des mots du rel, du circonstanciel dans la circonstance, et ne pas considrer cet accrochage avec la suspicion toujours un peu dgote des amateurs de posie pure ou dune modernit potique suppose tre dshumanise et dralise (Hugo Friedrich4).

    De fait, un des traits sinon systmatiques, du moins remarquable-ment rcurrents de la thorie du lyrisme (mais aussi des tudes monographiques) est le fond dnorme dgot pour la ralit et la vie sur lequel elle labore sa rflexion, mme si les textes sur lesquels elle se fonde manifestent beaucoup moins clairement ce souci de puret hors des miasmes de lempirique. La cration lyrique est ainsi dramatise en une sorte de sauvetage hors dune ralit oscillant entre vulgarit et insignifiance (dramatisation qui fait comprendre pourquoi le parti pris du circonstanciel dbouche en raction chez Gleize sur llection dun ............................................................

    4 la suite de Paul de Man, Dominique Rabat (1996) rcuse avec justesse cette conception de la posie moderne que dveloppe Hugo Friedrich dans Structure de la posie moderne (1999).

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    lieu obscne ). Remarquable est ainsi la ngativit du rapport non pas entre l Ego pur du Je lyrique et la circonstance lyrique (au sens ici de monde n du pome), mais entre le pote (ou le pome, mais cela revient en fait au mme, puisque le pote nest pas considr comme un moi empirique, mais comme un sujet crateur) et les circonstances, comme objet, moteur et/ou vise du pome : ainsi le Je lyrique brise tous liens avec le moi empirique (au plus haut point hassable) ; ainsi le pome slve au-dessus des circonstances, les transcende , sen dgage , sen libre , voire plus prosaquement sen dbarrasse tandis que la vie du pote, et les circonstances historiques qui ont pu susciter le pome se voient polmiquement rduites lanecdote biographique .

    Cette opration de sauvetage du Je et de la circonstance lyriques hors de la ralit empirique permet dtablir dun point de vue mthodolo-gique une saine distinction entre le monde du pome et son sujet dnonciation textuel dune part, lauteur et la ralit qui lentoure, et/ou qui suscite en lui lcriture et dont il tente de porter tmoignage dautre part. Elle ruine la critique biographiste de la posie lyrique, invalide lidentification acritique du Je lauteur. Elle nous a dlivr du bavar-dage insupportable de ceux que J. Rancire appelle les identificateurs , ceux qui toute force, cest--dire contre les textes, veulent que lElvire des Mditations potiques soit Julie Charles, la madone des Fleurs du mal madame Sabatier, induisent du fait que Corbire a crit une Rhapsodie du sourd quil nentendait rien, ou encore se dsesprent de ne pouvoir identifier le bleu laideron de Mes petites amoureuses dans la biographie rotico-sentimentale de Rimbaud. Passons le sottisier du positivisme. Lanti-reprsentationnisme, rduire les circonstances du pome l anecdote (comme si la vie et lhistoire ntaient quanecdo-tiques), est certes beaucoup plus fcond, mais il se laisse nanmoins enfermer par la polmique dans un rapport la posie au fond tout aussi cuistre.

    * Cette dsaffection des circonstances du pome tient aussi une

    frquente confusion sur le rapport entre trois questions distinctes, celle de lautonomie du pome en tant quespace de langage se constituant suivant sa logique interne, celle de la rfrence ou de la fonction informative , et celle enfin de l(in-)utilit de la posie ou de sa fonction pragmatique.

    De cette confusion tmoigne par exemple un texte de Baudelaire sur Auguste Barbier, grand pote dit-il, mais affaibli par la fonction la fois politique et didactique de sa posie (Barbier est connu pour ses Iambes

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    lances contre la monarchie de Juillet, mais il est aussi, avant Sully Prudhomme, lun des premiers avoir chant les progrs de la science et de la technique). Voici donc ce qucrit Baudelaire lendroit de ce pote, et de toute posie de circonstance :

    lorigine de [sa] gloire nest pas pure ; car elle est ne de loccasion. La posie se suffit elle-mme. Elle est ternelle et ne doit jamais avoir besoin dun secours extrieur. [] [sa] grandeur naturelle, cette loquence lyrique, se manifestrent dune manire clatante dans toutes les posies adaptes la rvolution de 1830 et aux troubles spirituels et sociaux qui sen suivirent. Mais ces posies, je le rpte, taient adaptes des circonstances et, si belles quelles soient, elles sont marques du misrable caractre de la circonstance et de la mode. [] Un de mes amis a travaill un pome anonyme sur linvention dun dentiste ; aussi bien les vers auraient pu tre bons et lauteur plein de conviction. Cependant qui oserait dire que, mme en ce cas, cet t de la posie ? (Baudelaire 1962 : 748 et 750).

    Lautonomie du pome, dcline en posie pure, repose ici sur trois postulats, qui visent tous trois vacuer le circonstanciel : le postulat selon lequel le pome cesserait dtre autonome (de se suffire lui-mme) ds lors quil aurait une vise pratique (en loccurrence politique et didactique) ; le postulat selon lequel la rfrence la ralit (dcline dans son versant bte : linvention dun dentiste) est la mort de la posie moins de comprendre quil y a des ralits potiques et dautres, comme linvention dun dentiste, qui ne le sont pas ; enfin le postulat selon lequel toute posie de circonstance, ne de loccasion, est une posie adapte et donc htronome, infode ce qui nest pas elle.

    videmment, Baudelaire va ici lencontre de sa propre thorie du Beau moderne, comme rencontre de lternel et du transitoire, de lantique et de la mode, et de sa propre pratique potique, qui fait de ses Fleurs du mal une posie adapte aux ralits de son exprience et aux circonstances du Second Empire, et non seulement rendue impure, mais bien syphilise, et entrane par lui tre marque du caractre misrable de la circonstance cette circonstance la fois intime et historique qui, jointe lIdal, en fait une illustration du Beau moderne, non de la posie pure et ternelle . Je nai pas retenu ce texte pour sa valeur dexplication de luvre baudelairien, mais pour son caractre exemplaire de la difficult de penser lautonomie du pome sans lui barrer tout accs rfrentiel et pratique la ralit5. Cette mme difficult, on la retrouve souvent aprs Baudelaire, et cela mme chez

    ............................................................ 5 Nimporte quel type de textes littraires, nimporte quel genre peut renvoyer ces

    questions, mais cest significativement sur la posie lyrique quelles se sont cristallises.

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    Kte Hamburger, qui, en constituant le Je lyrique en Je-origine rel semble ouvrir au pome lyrique un accs aux circonstances effective de son laboration. Or si pour Kte Hamburger le Je lyrique est bien un Je rel, lnonciation lyrique se dfinit par une dissolution de la rfrence objective, et son remplacement par une exprience qui est dfinie en termes phnomnologiques, comme intentionnalit de la conscience . Cette identification de lexprience du Je-origine rel une exprience phnomnologique fonde dans lextasis la sparation tanche entre nonc lyrique (peu distinct en fait de lnonc potique) dune part, nonc historique et nonc pragmatique, au service de linfor-mation, de la communication dautre part. Cette distinction lui permet dexclure du lyrisme tout nonc orient vers son objet. Et ses yeux, un mme texte, selon quil est nonc par un sujet dnonciation pragmatique ou lyrique, est ou nest pas orient vers lobjet . Hamburger donne lexemple des Chants spirituels de Novalis, pomes double visage , lun soffrant, dans une vise pratique au croyant participant au rituel du service protestant, lautre au lecteur, au lecteur dun recueil, cest--dire dans un contexte qui, par essence, signifie que le pome na plus de vise pratique (Hamburger 1986 : 207 et suivantes). Ainsi, pour Kte Hamburger, larticulation du sens la rfrence, articulation qui polarise le texte sur son objet, ne fonctionne qu partir du moment o le pome, changeant de rseau de circulation et de contexte de (r-)nonciation, modifie son statut, et de lyrique devient informatif et/ou pragmatique. Ces trois dimensions, ou ces trois fonctionnements dun pome, lyrique , historique et pragma-tique , ne sont dtermins que par le seul contexte la seule circonstance de son nonciation ou de sa r-nonciation (comme le souligne Kte Hamburger, le texte des Chants spirituels reste le mme). Et lexemple de Novalis suggre que la disjonction de ces trois fonctionnements (ou bien le texte est lyrique, ou bien il est informatif/pragmatique) repose sur la diffrence sans reste entre le livre de posie lyrique quon lit de manire dsintresse et la performance orale qui le re-nonce des fins pratiques, en loccurrence religieuse : dans le dispositif thorique de Kte Hamburger, la posie lyrique est par consquent associe au seul plaisir esthtique, lexclusion de toute vise pratique lintrieur dune communaut non pas lisante, mais agissante. Pour tre lyrique, la posie doit sexclure des rites, dans lintimit de la lecture oisive.

    Aussi la seule chose que lon puisse dire de cette trange schize du texte double visage de Kte Hamburger, cest quelle est historique-ment date : date dun temps o ce nest pas seulement le texte potique qui se suffit lui-mme (ce quil a toujours fait dans la pratique,

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    videmment), mais la posie, spare de la socit parce que sans usage, coupe de ses rituels et de ses liturgies. Cette coupure explique pourquoi Kte Hamburger oublie lvidence que les trois dimensions, lyrique dune part, historique et pragmatique dautre part, peuvent coexister dans la mme performance potique, et interagir, et prendre sens de cette interaction et cest bien cette interaction que prcisment travaillent de manire rflexive les Chants spirituels de Novalis. En ralit, lincongruit de la thorie du texte double visage de Kte Hamburger tient non seulement la confusion du rapport tabli entre les questions de lautonomie, de la rfrence et de la vise pratique, mais encore celle du statut de la posie dans la socit. Dans des temps, comme ceux de la Renaissance, o la posie lyrique, comme le souligne J. Vignes, assurait en labsence de tout journal pour une grande part la diffusion de linformation (fonction quon retrouve dans les chansons de croisade tudies par D. Lechat), dans ces temps o les potes, en cela hritiers des Grands Rhtoriqueurs (cf. E. Doudet), avaient acquis une fonction non discute dans le champ des forces politiques, les chants de victoire qutudie B. Mniel ont bien un seul visage. Et cela sans quil y ait discontinuit entre les psaumes de David entonns par larme du roi de Navarre avant daffronter les troupes de Joyeuse en 1587, les mmes psaumes publis des dizaines de milliers dexemplaires dans la traduction de Clment Marot, au plus noir des guerres de Religion, entre 1571 et 1572, et tel chant de victoire compos la mme poque par Jean Dorat ou Pierre de Ronsard. Temps o vers et lyres rythment lAction , dit le Voyant rimbaldien propos de la Grce, laccom-pagnent, la portent, et lui donnent sa haute signifiance , et projettent la circonstance dans lternit. Temps des liturgies potiques, des potes prcheurs (D. Lechat). Temps des clbrations.

    Le fait que le pome lyrique se tourne vers les circonstances qui le rendent ncessaire et laniment (Io ! Pan !, crient les chants de victoire) ne le dtourne ni de son statut de pome, ni de son fonctionnement lyrique. Bien plus, dans les socits o la posie lyrique est ritualise, loccasion du pome peut dcider de son sens et de son appartenance gnrique, et rciproquement. Cest ce que montre lanalyse par Ph. Rousseau de la Troisime Pythique de Pindare. En labsence de toute donne extrieure sur les circonstances de ce pome, seule lanalyse textuelle, et en particulier la dtermination du sens de ladverbe pote (jadis ou un jour) et de la valeur dun pluriel (dsignant des victoires ou potiquement une victoire), permet de dfinir loccasion du pome (soit le type de circonstances attach conventionnellement, rituellement tel type de pomes), et du coup son sens, son genre, son statut pragmatique, et finalement ses circonstances, sa date de cration. Mais le chemin peut

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    tre ralis dans lautre sens, comme le fait M. Winkler propos dune ballade de Henrich Heine, Les deux grenadiers , et ceci partir de sa date, qui constitue ce pome en rflexion sur la posie en rponse la mort de Napolon.

    Les deux grenadiers , pome de circonstance, dit la fin de toute la posie mythifiante qui sinspire de litinraire hroque de Bonaparte, demi-dieu et fils messianique de la Rvolution (M. Winckler). La circonstance du pome est la mort de la posie : mal du sicle. En France, aprs les noces fugaces du pote et du roi ( Ode la naissance du duc de Bordeaux de Lamartine, Chant du sacre de Hugo), la lyre dsormais sinterdit les pomes dacquiescement (Ren Char), trouve dans la rupture rvolte, rvolution son mode darticulation la circonstance prsente. Son lieu est lexil : non-lieu de laction directe, je cite J.-M. Gleize :

    li tout le possible et tout limpossible de lexprience de posie. cet gard Chtiments est un livre clef ; le pouvoir-dire, la puissance et la prsence efficiente du langage sy fondent sur limpuissance, le retrait et labsence de celui qui parle. Le rocher de Jersey est bien ce non-lieu, cet espace utopique, o la parole dun homme prend forme et force potiques mesure que lindividu sefface et disparat. (Hugo 1985 et 1998 ; prface : 7)

    Hugo nattend gure de rpercussions immdiates de ses paroles dont lclair luit , se dsintresse de la diffusion du recueil, entrave par linterdiction de sa possession sous peine de prison, sait que de toutes les faons pour lors une majorit crasante plbiscite le nain dont la propagande fait un gant, lempereur Napolon III. Le pote banni nappartient pas ce prsent et nhabite nulle part, sinon dans cette langue de la propagande ( Lordre est rtabli , La socit est sauve , etc.) quelle d- et recompose, comme plus tard, lexil Paul Celan choisira lallemand pour tmoigner des camps, afin que ce soit du dedans de la langue-de-mort (George Steiner) que soit ramene au langage et garde en mmoire la solution finale. Parl[ant] dans lombre tout haut , le banni de Jersey redresse le langage invers de la propagande qui recouvre les cris des morts de 1851 et des condamns politiques qui vont mourir dans les bagnes lointains de lAlgrie ou de la Nouvelle-Caldonie. Hugo fait de la posie le lieu o la langue, et avec elle lhistoire, reprennent sens, la redisposant dans lattente du moment o elle sera action, du moment indtermin o elle deviendra de circonstance en 1870, quand les droits de sa nouvelle dition serviront fondre deux canons, et plus tard dans les maquis de la Rsistance, des rsistances. En 1870, presque tous les potes qui gravitent plus ou moins autour du Parnasse se livrent comme lui une intense activit de posie de circonstance. Et puis Rimbaud : Je serai un

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    travailleur . Ensuite, cest le grand cart. Lombre crasante de celui que la IIIe Rpublique (une fois clt le dbat sur lamnistie des Communards) statufie en grand-homme-de-la-patrie dun ct, et les jeunes potes, que la socit laisse dans un coin sans gure soccuper deux, de lautre (cest du moins ainsi que la jeune gnration potique se mythifie). Alors lidal dune communaut de potes, celle de la rpublique des Grands Rhtoriqueurs (cf. E. Doudet), refait surface, en mme temps que le dsir de redonner une fonction liturgique la posie dans la clbration des Tombeaux de potes qutudie C. Furmanek. Le sacre de la posie qui sy lit conjure la crise potique en cours, faute de prsent, faute de tout : morts leur poque ou peu sen faut, les potes sont aimants par le pass et le futur . La Renaissance constitue leur modle anachronique et leur ge dor, leur utopie, en mme temps quils sont dans ce que Mallarm appelle lattente posthume . Posie de circonstance mineure au sens deleuzien, essentiellement intempestive et a-topique, qui de la mort dun pote seule peut faire natre une communaut de potes. En Grce, ai-je dit, vers et lyres rythment lAction. Aprs, musiques et rimes sont jeux, dlassement : tout un pan de la posie moderne se dfinit dans cette nostalgie dun ge dor de la posie de circonstance que Rimbaud situe dans la Grce, les potes autour de Mallarm dans la Renaissance, Aragon plus tard dans lexil hugolien, Ponge dans lAntiquit et chez Malherbe (cf. B. Gorillot). Le pote est en attente de commande. Car loccasion fait ncessit, arrache la posie son flottement en lair , lui donne la consistance des choses dont elle prend le parti, et seule la niche nouveau dans le marbre, disent ces vers que cite B. Gorillot, extrait des Lyres de Ponge :

    Paroles, fondez du haut des airs sur ce papier ! Vous voliez jadis et ne nichiez, par occasion, que dans le marbre. Jetez-vous aujourdhui sur cet indigne support : Noircissez, dcriez-, dchirez ce papier ! Aujourdhui les crits volent, comme des oiseaux de basse-cour, et ne nichent quaux cabinets. Effrayez cette monstrueuse prolifration doiseaux infirmes. Puis revolez aux frontons O regretts ramiers Rares et farouches.

    Bien loin de vouloir toujours se dlivrer des circonstances, la posie lyrique est habite du rve de coller elles : pitaphes graves mme les tombeaux, acrostiche de Delavigne dpos sur le cercueil de Vendme, plaquettes du mme disposes le long des stations du cortge dAnne de Bretagne (S. Provini), libelles trop vite imprims placards aux murs des villes aux lendemains immdiats de la Saint-Barthlemy

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    (J. Vignes), bel clat dobus dont Hugo fait lencrier de LAnne terrible, recoins o se replie le pote beuvien (C. Millet), logogrammes de Dotremont graffits au lieu mme de sa posie, dans la neige et la glace de la Finlande (S. Linars). Attache aux circonstances, la posie lyrique est performance.

    * LHistoire, crit Michel Butor dans LUtilit potique, est en

    quelque sorte suspendue entre lor et lor. Lhomme intelligent et sensible ne peut que chercher ce quil y a dor lintrieur mme du temps o il se trouve. [] Il faut essayer de transformer le plomb de lHistoire en or de lternit. Et le plomb de la vie aussi. La parole lyrique ternise linstant, le moment mmorable, celui quil ne faut pas oublier, soit comme triomphe, soit comme dsastre. Ou du moins, dfaut dternit, lui donne-t-elle une survie, une vie aprs, afin que mme si les circonstances sont celles de labsence davenir, comme dans le dernier pome de Rilke avant sa mort, celui ou cela qui meurt ou qui va mourir en ralit ne meurt pas (cf. Ph. Forget). Tombeau pour lternit, ou en tout cas pour gagner du temps, tendre dans la survie la vie brusquement interrompue, comme le fait Pierre Albert-Birot (cf. A. Rodriguez) dans Ma Morte : Germaine, jai voulu que, quand mme, tu ne te sois pas trompe, jai voulu te donner, aprs, ton bonheur, et jai fait ce livre qui, dpos la Bibliothque nationale, te donnera une immortalit terrestre de quelques sicles . Il te le donnera, ou plutt te le donne dj, puisque ce faisant je te parle, et transforme ainsi ton absence en prsence. Le prsent propre au lyrisme permet prcisment ce miracle (ou plus calmement cette interruption des enchanements), puisque grammaticalement il est la fois le temps de la pure concidence de linstant lui-mme, dans la fusion toujours postule du moment de lnonciation et du moment de lnonc, et le temps de lternit. Deuxime dfinition du pome lyrique : il est lespace langagier o se nouent ensemble linstant, toujours transitoire, et un temps autre, ou lautre du temps quest lternit. Par la parole lyrique, le circonstanciel et lternel se rencontrent. Elle est retrouve. / Quoi ? Lternit. / Cest la mer en alle avec le soleil. Ou bien, dfaut dternit, une immortalit terrestre de quelques sicles , un temps immmorial, ou, comme chez Verlaine, une intemporalit, ou encore la longue dure de lHistoire dans La Nuit de Yuste de Marc Quaghebeur : en tout cas un autre rgime du temps. La posie lyrique joint linstant son autre.

    Elle fixe linstantan : Jcris, donc je photographie , re-dit Jean-Marie Gleize la suite de Denis Roche : le texte crit ou mcrit linstant saisi par un polarod, moins qu sinscrire sur un support

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    trop mobile, il ne rclame, comme les logogrammes sur neige de Dotremont, une photographie (cf. S. Linars). Et sans doute faut-il penser la rciproque : linstantanit des circonstances vient dans tous les sens du terme remobiliser la posie, la mmoire de la tradition potique (cf. en particulier J. Fabre-Serris et M. Winkler), et donner limmmorial la figure sensible dun moment mmorable : va-et-vient de lternel et du transitoire dans le lyrisme, dirait Baudelaire. Dans ce va-et-vient linstant nest pas aboli par lternit que le pome lui confre : il continue son transit, dans le double prsent lyrique, de circonstance et dternit. Le sang blanc de la leucmie innerve le dernier pome de Rilke jamais, comme la maladie de Hiron, tyran de Syracuse, la Troisime Pythique de Pindare.

    * Cette rencontre entre linstant et ce par quoi il est dbord explique

    pourquoi il sera si souvent question dans ce volume de la mort (ou avec G. Farasse de cette mort inverse quest la naissance) : la mort interrompt la parole lyrique, fracture par une ligne de points Les Contemplations comme plus tard le chant dluard par la seule date du dcs de Nusch Vingt-huit novembre mille neuf cent quarante-six quand Le Temps dborde : quand le temps dborde la place du prsent lyrique, et rend impossible le Tombeau de la femme ou de lenfant aim. Mais en mme temps, la mort fait parler : toast funbre de Mallarm aux potes dfunts, dfaut de linachevable Tombeau dAnatole (cf. C. Furmanek). Si Mallarm ne surmonte pas la mort de lenfant, cest delle, et de son silence, que le pote des Contemplations remonte jusquau bord de linfini. Apollon limmortel navait rien dautre faire de la lyre que de la donner lhomme Orphe, le premier pote lyrique, et le premier franchir le fleuve des enfers. Et jai deux fois vainqueur travers lAchron , dira le Tnbreux, le Veuf, lInconsol , le pote des Chimres. Va-et-vient de la vie et de la mort.

    La mort, la vie, lamour, la naissance, la souffrance, la joie, la victoire et la dfaite, le printemps et lautomne sont bien les lieux communs de la posie lyrique. Dune certaine faon, elle ne parle que de lieux communs, plus ou moins appropris au pote Ma morte dit Albert-Birot plus ou moins dfinis dans la circonstance lyrique. Cette circonstance, rappelle Hugo dans Littrature et philosophie mles, na pas besoin davoir t vcue par le pote lyrique. Lamartine crit Le Lac avant la mort de Julie Charles, comme les adolescents pellent la posie amoureuse de Baudelaire avant le temps des aventures. La posie lyrique clbre les exceptions ; elle dit galement les rudiments anthropologiques : les dieux, les hros, les chevaux vainqueurs, mais aussi les amours des

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    jeunes gens et livresse du vin, dit Horace. Et elle peut aller trs loin dans cette simplicit rudimentaire. triste, triste tait mon me, / cause, cause dune femme .

    La posie lyrique synthtise les expriences fondamentales en les singularisant : la scne de diction dHorace et des autres potes latins qutudie A. Deremetz relve de la biographie fictive, qui incarne un projet potique et nullement la personne du pote, sinon sur un mode parfaitement cod, dralis et idalis. Et le pote horacien, glorieux de sa familiarit avec les nymphes, ne fait que dire par l ce quil offre Mcne : un espace de parole pour saisir le dionysiaque, qui nest personne, et tous. La singularit de lexprience individuelle est toujours dborde. Luniversalit, les fondamentaux anthropologiques, ou lHistoire sont toujours circonscrits dans la circonfrence, la circonstance dun Je. Va-et-vient du circonstanciel et de luniversel, du particulier et du gnral, de lexceptionnel et du banal, du personnel et du commun. Le pote lyrique a choisir o la circonstance du pome se situera dans ce va-et-vient. Il trouve sa voix et sa voie en dcidant de son degr de prcision, dindividuation et de gnralisation, et aussi du rapport entre criture lyrique et autobiographie.

    Cette question du rapport entre lyrisme et autobiographie ne renvoie pas une psychologie des potes ou des poques potiques (temps des pudeurs, des mises distance ou du narcissisme et de la complaisance soi), mais des choix dcriture, qui renvoient eux-mmes des conceptions du moi et de la ralit empiriques, auxquels est dvolue plus ou moins la capacit de faire sens dans la circonstance du pome. Rendre compte de lexprience dun bras cass comme le fait Michaux, de cette souffrance bnigne dun bras cass, cest, N. Barberger le montre, un choix dcriture quest-ce qucrire de la main gauche, avec et propos de la main gauche ? qui tient la dcision de faire entrer dans la circonstance du pome des circonstances a priori prosaques, cocasses dans leur banalit piteuse, rsistant slever au plus haut sens (cf. E. Doudet) comme au pathtique sublime. Rappeler dans ses pomes les dtails de la vie ordinaire un mariage heureusement manqu avec un prtendant trop dpensier, les heures passes la broderie dans le cercle familial , cest pour Macrin, comme lexplique Perrine Galand-Hallyn, ou pour cet autre pote no-latin quest George Buchanan (cf. N. Catellani-Dufrne), choisir une posie de la mediocritas. Une posie de la mediocritas, du commun, et une certaine dcoupe du monde lyrique, qui fait entrer non pas seulement la rhtorique des realia ou la mtapoticit des effets de rel, mais des ralits concrtes, fortement individualises, circonstancies. Leur prsence est autorise par le fait que la vie individuelle se dcouvre

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    exemplaire, et quErasme enseigne ces potes une thique de la mdiocrit et du naturel (P. Galand) qui donne sens des pomes o ce nest pas la mort des grands, mais des proches, qui est commmore. Ce qui reste des circonstances de la vie dans la circonstance du pome nest pas dtermin par le plus ou moins intense besoin dpanchement de lauteur (du petit monsieur quil est, pour parler comme Valry), mais par des dcisions dcriture prises par le pote, ou des dcisions que prend lcriture pour lui, et qui renvoient la fois la question du scriptible, de la possibilit daccorder ou non une exprience individuelle du commun et/ou de luniversel, et daccorder la posie et la vie (cf. P. Loubier et C. Millet).

    Le pome, crivait Jean Starobinski dans sa prface aux Noces de Pierre-Jean Jouve propos de la posie post-baudelairienne, ne peut plus tre une pice dloquence versifie ou un chuchotement confidentiel, li un moi ingnu et born . Dsormais, il rduit au silence sa premire parole sur le monde, pour le retrouver dans un monde rgnr . Exemple entre mille autres, et pris dessein chez un critique que jadmire vraiment, dun discours thorique qui rejette dans les deux poubelles dune loquence orne ou dune immdiatet idiote toute lhistoire de la posie lyrique avant la modernit (identifie Baudelaire), ce qui revient au fond faire du seul lyrisme moderne un travail dcriture potique. Or si Sainte-Beuve (pour prendre un cas limite) dans ses posies fait prcisment de linvention de ce moi ingnu et born lutopie (au sens prcis) de son criture, il en fait aussi sa difficult : son risque en mme temps que son salut. Et le rtrcissement du monde du pome autour de ce Je born vaut dfi de la posie au prosaque, qui envahit le pome mais que le pome contient par la rime et le rythme : le chuchotement confidentiel des Confessions de Sainte-Beuve est scand (C. Millet). Comme le rappelle Ph. Forget, pas dcriture lyrique, ni mme dailleurs dcriture, sans interruption de limmdiatet, altration et transposition dans un autre monde, bref travail suspensif du silence entre la parole premire sur le monde, dicte par les circonstances, et le monde tel que la langue du pome le re-dispose. La rversion immdiate des circonstances vcues dans le texte ne saurait produire que ce que Paul Celan nomme un Genicht un pame comme Ph. Forget le traduit. Ny aurait-il donc eu avant le lyrisme moderne que des morceaux dloquence et des pames , soit pas de posie ? Lamartine, puisque cest videmment du ct des romantiques quil nous faut essayer de trouver des exemples du pame , et du chuchotement confidentiel, li un moi ingnu et born , crit dabord Le Lac du Bourget , puis Le Lac de B*** , puis Le Lac , par une simplification lyrique qua tudie J.-M. Gleize

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    dans Posie et figuration. Le Lac est le sujet du pome (dans les deux sens du terme), do surgissent des voix sans nom celle de lamant dabord, puis de la morte, et puis des rochers jusqualors muets, des roseaux et du vent, de tout ce quon entend, lon voit ou lon respire , et qui est le sujet dnonciation des derniers mots du pome : Ils ont aim . Ltre ne rside plus au cur du sujet ni au centre de son histoire, mais dans ce qui lentoure, dans la circonstance lyrique , crit Michel Collot, et cela dans le rapport indtermin, indtermin parce quenfoui, de cette circonstance Le Lac et des circonstances qui lont inspire Le lac du Bourget, Julie Charles, etc. Et toute la question pour le critique est non pas : est-ce que Le Lac est bien le lac du Bourget ? (cela, cest lternel problme des identificateurs ), mais : comment est-ce que Lamartine va du lac du Bourget au Lac du Bourget puis au Lac ? (question qui porte sur la gense du texte), et : quel type de posie lyrique cest--dire de rapport dun Je une circonstance rsulte du choix de dire Le Lac plutt que Le Lac de B*** ou Le Lac du Bourget , puisquen ralit ces trois choix sont envisageables en rgime lyrique ? (question qui porte sur leffet du pome, et qui est une question de pote, et de lecteur, et quon pourrait poser dans les mmes termes Jouve comme Ovide). Et puis : pourquoi dans Le Lac laime na-t-elle pas de nom, alors quailleurs dans Mditations potiques Lamartine choisit de la nommer Elvire, en labsence de toutes les Julie ? La question de la circonstance lyrique engage celles des noms propres ou communs du pome. Non seulement parce que patronymes et toponymes dfinissent la rfrence du pome (historique ou mythique, relle ou fictive, ou lgendaire), mais parce que les noms propres dcident de la circonscription du Je lyrique, dans le va-et-vient entre individualisation et dsindividualisation, comme ils dcident du degr de partage de la circonstance dans loffrande lyrique du pome son lecteur ou ses auditeurs. La posie lyrique de Hugo est sans doute lune des plus investies par les noms propres, les noms de la vie du pote, qui le rattachent la vie commune des hommes, cest--dire la vie individuelle, proportion du fait que Hugo travaille avec radicalit la diffusion et la dilution du moi potique dans des instances supra-personnelle (le gnie, qui na pas de moi, sinon autrui , dit une page dtache de William Shakespeare), et infra-personnelle : Je suis, dit le pote des Contemplations, ces mmoires dune me , un jeune homme amoureux, un pote romantique livr la bataille contre le classicisme, un pre inconsolable, un homme politique exil, et puis la fleur des murailles , la feuille morte emporte par le vent , la voix sinistre de lhorizon, Le souffle des douleurs, la bouche / Du clairon noir , le frre de lombre et Je ne suis rien . Je perdu dans la

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    circonstance in-circonstancie de linfini, mais qui prend sens partir du Je circonstanci du lyrisme autobiographique , et quarrime lexprience commune ce Je dtermin. Homo sum, dit Hugo dans la prface des Contemplations, au lecteur insens qui croit que je ne suis pas toi . linverse, ce Je circonstanci ne prend sens que dans ce qui lexcde, dans la communion et dans leffondrement, dans lextase et dans la diffusion sublime en Tout.

    Hugo et Lamartine ont commenc crire en un temps, la Restauration, qui, comme le montre ici mme P. Loubier, sest saisi de llgie comme langage, individualisant par son intimit, de sa secrte nergie. Ils crivent aussi en un temps o lindividu rencontre partout, dans la nature infinie rvle ses forces chaotiques par lesthtique du sublime, dans la terreur de lhistoire, mais aussi dans la socit ne de la Rvolution industrielle, des forces qui le dsindividualisent. Lcart permanent dans le lyrisme romantique entre individuation et dsindividuation, consolidation ou drive du sujet vers le non-situ (P. Loubier), circonstanciation et d-circonstanciation, est lexpression potique de cette exprience historiquement date. En mme temps, le lyrisme romantique ne fait que creuser un cart qui habite toute la posie lyrique, entre individuation et dsindividuation du Je, dtermination et indtermination du monde qui lentoure et le lyrisme personnel de Sainte-Beuve relve de lauto-fiction, tout comme celui de Musset.

    Dune certaine faon, mme lorsque le lyrisme tend vers lcriture autobiographique, dans les Tristes dOvide, la Lettre de Thophile son frre durant la captivit de Viau, The Prelude de Coleridge, Les Contemplations de Hugo, Ma Morte de Pierre Albert-Birot, Le Roman inachev dAragon, ou plus rcemment Une vie ordinaire de Georges Perros, lcriture vise lindtermination de ce qui dans les circonstances tait dtermin, la dsindividualisation de lexprience personnelle, et avec elle, du Je. Mais linverse, on peut dire que lcriture lyrique donne un langage lindtermin, et en ce sens le dtermine, le rend au monde sensible, que cet indtermin vienne du dionysiaque (cf. A. Deremetz et A. Vivs), ou de lexprience vcue dans son caractre opaque. Ainsi Marc Quaghebeur rend compte du choc qua produit en lui la visite du monastre dYuste, lieu trange, satur, qui fut la rsidence de Charles Quint, et de la ncessit dcrire un pome de Charles Quint, sans vouloir lucider les motifs de ce choc et de cette ncessit, ni prciser les rapports entre la vieillesse de lempereur et celle de ses proches, ni les chos entre lempire du XVIe sicle et lEurope actuelle. Enfouies dans La Nuit dYuste, les circonstances qui ont suscit son criture peuvent tre par lui racontes prcisment : non le nud

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    daffects qui la port crire les premiers vers du pome dans la quatre-chevaux qui lavait amen Yuste. Il arrive ainsi que les circonstances affectives soient recouvertes par le pome, ou dtournes (cf. J. Fabre-Serris), ou mythifies (cf. M. Winkler, Ph. Forget). Il arrive aussi quelles soient mises distance par un changement de focal, comme le montre G. Farasse propos de La Jeune Mre de Francis Ponge, qui fait voir comme une chose la mre dArmande Ponge, et recouvre sa naissance par la naissance du pome, arrach ses (bouleversantes) circonstances. La Jeune Mre est une uvre dtache , cest--dire une uvre de laquelle Ponge sest efforc dter toutes les agrafes ou les pingles de nourrice , et que par un geste rebours, G. Farasse rattache au texte, comme une manire dombre porte du Parti pris des choses. Dans des textes ultrieurs, Ponge multipliera les appels de note, la priphrie du pome, pour montrer dans ses brouillons ce travail de dcirconstanciation et de dsindividualisation, mais du coup aussi, comme le remarque G. Farasse, pour exhiber dans son criture la dynamique de la dtermination et de lindtermination qui est au cur de lcriture. Va-et-vient du dtermin et de lindtermin dans les lyres de Ponge. Va-et-vient du dtermin et de lindtermin dans la circonstance lyrique.

    * La posie lyrique, dernier trait dfinitionnel, se dfinit non seulement

    par la position centrale quelle accorde au Je dans son son rapport la circonstance (D. Rabat), et par le flottement dans son prsent de linstant et dun autre temps ou de lautre du temps quest lternit, mais plus globalement par un traitement particulier de la ralit, quon dsignera par le terme de spectral. Cela sans vouloir par l mme rame-ner toute la tradition lyrique au vague verlainien, mais pour dsigner un certain flottement fantomatique de ses objets, leur aura (Walter Benjamin) qui les fait pointer toujours vers autre chose queux-mmes (y compris lorsque le pote a perdu son aurole). Cette orientation du monde lyrique nen fait pas une abstraction, ni mme forcment une allgorisation ou une mythification, mais plus globalement un processus daltration, de devenir-autre. Cet autre entretient avec lui, selon les poques et selon les potes, le rapport du ncessaire au contingent, de lternel lactuel, du plus haut sens au factuel, du gnral au particulier, de la vrit universelle lexemplum, de lIde lempiricit, de lIdal au rel comme il va, du mythe lhistoire, de la mmoire de la tradition potique ou de lintertexte au prsent du texte, dune focale une autre focale, ou simplement dune chose une autre chose, comme dans la mtaphore. Comme cette dernire, le lyrisme ralise un transfert. La circonstance lyrique est ainsi toujours comprise dans un entre-deux,

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    toujours mi-chemin du circonstanciel et de lautre du circonstanciel, quel que soit le nom donn cet autre. Le lyrisme est une performance, parce que situant son monde dans un entre-deux, un mi-chemin, il dfinit le pome comme une voie et une voix de passage, dont le Je est moins le centre que le medium ou le milieu.

    Bibliographie BAUDELAIRE, Charles, Rflexions sur quelques-uns de mes contemporains, 3.

    Auguste Barbier , dans LArt Romantique, dition H. Lematre, Garnier, 1962.

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    Perspectives littraires , 1989. FRIEDRICH, Hugo, Structure de la posie moderne, Librairie Gnrale Franaise,

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    GLEIZE et Guy ROSA, Le Livre de poche classique, 1985 et 1998. HAMBURGER, Kte, Logique des genres littraires, Seuil, 1986 pour la traduction

    de Pierre Cadiot. RABAT, Dominique (dir.), Figures du sujet lyrique, PUF, coll. Perspectives

    littraires , 1996 : Jean-Michel Maulpoix, La quatrime personne du singulier et Dominique Rabat, nonciation potique, nonciation lyrique .

    RANCIERE, Jacques, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littrature, Hachette Littratures, 1998.

    STAROBINSKI, Jean, Prface de Pierre-Jean Jouve, Les Noces suivi de Sueur de sang, Posie/Gallimard, 1966.