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14 182 La Conférence de haut niveau d’Interlaken Comme il ressort de certains passages du présent ouvrage, la Cour est depuis longtemps confrontée à une hausse continue du nombre de requêtes introduites devant elle. Malgré l’augmentation importante des ressources qui lui sont allouées et la rationalisation permanente de ses procédures, force est de constater qu’elle n’est pas en mesure de faire face de manière satisfaisante à cette situation puisque, chaque année, le nombre d’affaires terminées est inférieur à celui des requêtes qui lui parviennent. L’accroissement de l’arriéré entraîne des retards excessifs dans le traitement des requêtes et augmente les difficultés qu’elle rencontre pour satisfaire à son devoir de rendre des arrêts clairs, cohérents et d’une qualité suffisante pour en maintenir l’autorité aux yeux des États contractants. Dans un mémorandum en date du 3 juillet 2009, le président de la Cour, Jean-Paul Costa, qui avait précédemment appelé de ses vœux la tenue d’une conférence de haut niveau sur l’avenir de la Cour, a annoncé que la Suisse avait accepté d’organiser une telle conférence pendant sa présidence du Comité des Ministres. Des mesures de réforme à court et à long terme destinées à répondre aux difficultés de la Cour furent inscrites à l’ordre du jour. C’est dans ce contexte que le gouvernement suisse convoqua une conférence de haut niveau à Interlaken les 18 et 19 février 2010. Y participèrent les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, dont plus de trente furent représentés au niveau ministériel. Cette conférence s’était donnée pour objectif de jeter les bases de la réforme à venir. Elle l’a atteint en adoptant une déclaration commune contenant un plan d’action qui définit une série de mesures à court et à long terme ainsi qu’un calendrier pour leur mise en œuvre. Il est apparu d’emblée que les États ne souhaitaient pas explorer certaines voies telles que la procédure de certiorari suivie par la Cour suprême des États-Unis, qui permet à ses membres de choisir librement les affaires sur lesquelles ils se prononceront. À Interlaken, on a beaucoup insisté sur la mise en place de mesures nationales afin que les violations des droits de l’homme soient traitées en premier lieu au niveau interne. Il a été admis que la Cour ne pouvait à elle seule assurer le respect des droits conventionnels et qu’elle partageait cette responsabilité avec les États. Par ailleurs, la Déclaration met l’accent sur la nécessité pour la Cour de se doter d’un mécanisme de filtrage efficace des requêtes manifestement irrecevables, soit au sein du collège actuel, soit par la création d’un dispositif auxiliaire. En outre, elle invite le Comité des Ministres à rendre sa surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour plus efficace et transparente et à réexaminer ses méthodes de travail et ses règles. CHAPITRE Page de droite: Centre pour migrants en situation irrégulière à Filakio (Grèce).

La Conférence de haut niveau d’Interlaken

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Page 1: La Conférence de haut niveau d’Interlaken

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La Conférence de haut niveau d’Interlaken

Comme il ressort de certains passages du présent ouvrage, la

Cour est depuis longtemps confrontée à une hausse continue

du nombre de requêtes introduites devant elle. Malgré

l’augmentation importante des ressources qui lui sont allouées

et la rationalisation permanente de ses procédures, force

est de constater qu’elle n’est pas en mesure de faire face de

manière satisfaisante à cette situation puisque, chaque année,

le nombre d’affaires terminées est inférieur à celui des requêtes

qui lui parviennent. L’accroissement de l’arriéré entraîne des

retards excessifs dans le traitement des requêtes et augmente

les difficultés qu’elle rencontre pour satisfaire à son devoir de

rendre des arrêts clairs, cohérents et d’une qualité suffisante

pour en maintenir l’autorité aux yeux des États contractants.

Dans un mémorandum en date du 3 juillet 2009, le président

de la Cour, Jean-Paul Costa, qui avait précédemment appelé de ses

vœux la tenue d’une conférence de haut niveau sur l’avenir de la

Cour, a annoncé que la Suisse avait accepté d’organiser une telle

conférence pendant sa présidence du Comité des Ministres. Des

mesures de réforme à court et à long terme destinées à répondre aux

difficultés de la Cour furent inscrites à l’ordre du jour. C’est dans ce

contexte que le gouvernement suisse convoqua une conférence de

haut niveau à Interlaken les 18 et 19 février 2010. Y participèrent

les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, dont plus

de trente furent représentés au niveau ministériel. Cette conférence

s’était donnée pour objectif de jeter les bases de la réforme à venir.

Elle l’a atteint en adoptant une déclaration commune contenant

un plan d’action qui définit une série de mesures à court et à long

terme ainsi qu’un calendrier pour leur mise en œuvre. Il est apparu

d’emblée que les États ne souhaitaient pas explorer certaines voies

telles que la procédure de certiorari suivie par la Cour suprême

des États-Unis, qui permet à ses membres de choisir librement les

affaires sur lesquelles ils se prononceront.

À Interlaken, on a beaucoup insisté sur la mise en place de

mesures nationales afin que les violations des droits de l’homme

soient traitées en premier lieu au niveau interne. Il a été admis

que la Cour ne pouvait à elle seule assurer le respect des droits

conventionnels et qu’elle partageait cette responsabilité avec les

États. Par ailleurs, la Déclaration met l’accent sur la nécessité

pour la Cour de se doter d’un mécanisme de filtrage efficace

des requêtes manifestement irrecevables, soit au sein du collège

actuel, soit par la création d’un dispositif auxiliaire. En outre,

elle invite le Comité des Ministres à rendre sa surveillance de

l’exécution des arrêts de la Cour plus efficace et transparente et

à réexaminer ses méthodes de travail et ses règles.

chapitre

Page de droite: Centre pour migrants en situation irrégulière à Filakio (Grèce).

Page 2: La Conférence de haut niveau d’Interlaken

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 14 : La Conférence de haut niveau d’Interlaken

La jurisprudence de la Cour renferme un certain nombre de

principes récurrents que la Cour applique lorsqu’elle interprète la

Convention. Notamment :

• la Convention, instrument de garantie collective des engagements

pris par les États contractants, revêt un caractère particulier,

• la Convention est un instrument vivant, à interpréter à la lumière

des conditions actuelles,

• lorsqu’ils recherchent s’il y a lieu d’imposer des restrictions aux

droits garantis ou de prendre des mesures positives pour assurer

ces droits, les États contractants peuvent disposer d’une certaine

« marge d’appréciation » ou liberté de choix,

• la Cour est souvent appelée à dire si un juste équilibre a été

ménagé entre les différents intérêts, publics et privés, en jeu,

• la Convention est censée garantir des droits concrets et effectifs,

• les expressions figurant dans la Convention doivent se voir

attribuer un sens autonome,

• la Cour a un rôle subsidiaire, la responsabilité de garantir les

droits et libertés consacrés par la Convention incombant au

premier chef aux États contractants.

Les citations qui suivent, extraites d’arrêts importants, expriment

certains de ces principes.

À la différence des traités internationaux de type classique, la

Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États

contractants. En sus d’un réseau d’engagements synallagmatiques

bilatéraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de

son préambule, bénéficient d’une « garantie collective ».

Irlande c. Royaume-Uni (1978), § 239

La Cour doit tenir compte de la nature particulière de la Convention,

instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres

humains et de sa mission, fixée à l’article 19, celle d’« assurer

le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties

Contractantes » à la Convention.

Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) (1995), § 93

La Cour rappelle en outre que la Convention est un instrument

vivant à interpréter … à la lumière des conditions de vie actuelles.

Tyrer c. Royaume-Uni (1978), § 31

Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu

contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se

contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles

ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des

obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée

ou familiale … Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant

au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus

entre eux.

X et Y c. Pays-Bas (1985), § 23

Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives

de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux

placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu

précis de ces exigences [concernant la morale] comme sur la

« nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y

répondre. … L’article 10 § 2 n’attribue pas pour autant aux États

contractants un pouvoir d’appréciation illimité. Chargée … d’assurer

le respect de leurs engagements (article 19), la Cour a compétence

pour statuer par un arrêt définitif sur le point de savoir si une

« restriction » ou « sanction » se concilie avec la liberté d’expression

telle que la protège l’article 10. La marge nationale d’appréciation va

donc de pair avec un contrôle européen.

Handyside c. Royaume-Uni (1976), §§ 48-49

Le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas

théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.

Artico c. Italie (1980), § 33

La Cour est appelée à jouer un rôle subsidiaire par rapport aux

systèmes nationaux de protection des droits de l’homme. Il est

donc souhaitable que les tribunaux nationaux aient initialement

la possibilité de trancher les questions de compatibilité du droit

interne avec la Convention. Si une requête est néanmoins introduite

par la suite devant la Cour, celle-ci doit pouvoir tirer profit des avis

de ces tribunaux, lesquels sont en contact direct et permanent avec

les forces vives de leurs pays.

A. et autres c. Royaume-Uni (2009), § 154

QuELQuEs prinCipEs jurisprudEntiELs

Au fil des ans et des décennies, la Cour a développé une impres-

sionnante jurisprudence, mais qui inévitablement a donné lieu à des

conflits en son sein même. Si les oppositions frontales entre arrêts ou

entre décisions sont plutôt rares, le champ des divergences plus ou

moins nettes, des obscurités ou des fragilités, voire des contradictions,

des différences d’accent, des lacunes ou des ruptures dans le raison-

nement est, lui, relativement vaste.

Les causes principales en sont claires et multiples : la masse des

arrêts et décisions rendus chaque année ; le nombre des « rédacteurs »

(référendaires et juges rapporteurs) ; la composition des sections, qui

privilégie la diversité géographique et la diversité des systèmes jurid-

iques ; l’existence de quatre chambres à l’intérieur de chaque section ;

l’attribution d’affaires concernant un même État ou une même question

à des sections différentes ; le tirage au sort pour chaque affaire de dix

des dix-sept membres de la Grande Chambre ; le renouvellement se-

mestriel de deux des cinq membres du collège de la Grande Chambre.

Or la cohérence de la jurisprudence est vitale pour la Cour, car elle

constitue la condition de son autorité et de son efficacité pour la sauve-

garde des droits de l’homme en Europe. Elle vise à atteindre plusieurs

objectifs, largement complémentaires : assurer l’égalité de tous devant

la Convention, non seulement entre États mais aussi entre individus ;

veiller à la sécurité juridique, en tendant à la prévisibilité, dans l’intérêt

des autorités nationales et des justiciables ; donner une interprétation

harmonieuse des dispositions de la Convention et de ses Protocoles

additionnels.

Le jurisconsulte est chargé d’une veille jurisprudentielle et joue donc

un rôle clé pour la prévention des conflits. Destinataire des dossiers de

chacune des sections, il examine tous les projets inscrits à l’ordre du

jour des réunions hebdomadaires – pour l’essentiel des projets d’arrêt

et de décision –, avec l’aide d’une petite équipe de juristes chevron-

nés. S’il le faut, le jurisconsulte rédige des observations qu’il adresse à

tous les juges de la Cour et à certains responsables du greffe (greffiers

de section et chefs de division). Il relève des anomalies ou des lacunes

dans la motivation, il met en garde contre des écarts de jurisprudence, il

signale des affaires similaires se trouvant à un stade plus avancé, il sug-

gère d’attendre l’arrêt de la Grande Chambre dans une affaire analogue

pendante devant celle-ci, etc.

En outre, le jurisconsulte assiste le Comité de règlement des conflits

de jurisprudence, qui se compose du président de la Cour et des présidents

de section, et formule des recommandations à l’attention des juges et des

juristes du greffe. Il le saisit de toute question importante d’interprétation

de la Convention et où se dessinent des différences d’approche entre

les sections, il prépare des notes à cet effet, il présente son analyse à

la lumière de la jurisprudence et il propose des solutions pour rétablir

l’harmonie. L’une d’elles est l’invitation au dessaisissement d’une chambre

ou à l’acceptation d’une demande de renvoi, afin que la Grande Chambre

donne le la en la matière. Tel peut être le cas quand plusieurs sections

butent sur la même difficulté mais à l’égard de plusieurs pays.

vincent Berger

Jurisconsulte de la Cour

CohérEnCE dE La jurisprudEnCE

Le fait que bon nombre des recommandations émises à

Interlaken avaient déjà été formulées dans d’autres enceintes

(notamment par la Conférence de Rome en 2000, le Groupe

d’évaluation en 2001 et le Groupe des sages en 2006) montre

combien il est ardu d’obtenir des avancées réelles en dépit des

engagements réitérés des États en faveur de la pérennité de la Cour.

Il demeure que, contrairement aux instruments qui l’ont

précédée, la Déclaration d’Interlaken comporte un plan

d’action ambitieux. Ainsi le Comité des Ministres est-il

invité d’ici juin 2011 (c’est-à-dire dans un délai de seize mois

suivant la Conférence) à poursuivre et mettre en œuvre les

mesures contenues dans la Déclaration qui ne nécessitent pas

d’amendements à la Convention. Avant la fin de 2011, les

États parties doivent informer le Comité des Ministres des

mesures prises pour mettre en œuvre les parties pertinentes

de la Déclaration, notamment les propositions relevant de

leur compétence (c’est-à-dire les mesures pouvant être prises

au niveau interne). D’ici juin 2012, le Comité des Ministres doit donner mandat aux organes compétents de préparer des propositions précises de mesures nécessitant des amendements à la Convention, en particulier des propositions pour un mécanisme de filtrage et pour une procédure simplifiée d’amendement de la Convention. Au cours des années 2012 à 2015, le Comité des Ministres devra évaluer dans quelle mesure la mise en œuvre du Protocole no 14 et du plan d’action d’Interlaken aura amélioré la situation de la Cour. Avant la fin de 2019, il devra décider si les mesures adoptées se sont révélées suffisantes ou si des changements plus fondamentaux s’avèrent nécessaires. C’est probablement à ce moment que la question de l’emploi, par la Cour, de procédures telles que le certiorari (voir ci-dessus) sera à nouveau évoquée.

(Le texte intégral de la Déclaration d’Interlaken peut être consulté sur le site internet de la Cour (www.echr.coe.int) et sur le CD-Rom accompagnant le présent ouvrage.)

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Steck-Risch and Others v. Liechtenstein, 19 May 2005 (63151/00)

The Problems of Judges Having Other Jobs

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 14 : La Conférence de haut niveau d’Interlaken

La « féminisation » dE La Cour EuropéEnnE (dEs droits humains)

La situation actuelle à la Cour – Comment en sommes-nous arrivés là ?Lorsqu’un membre du Parlement européen me demanda récemment

combien de femmes comptait la Cour, j’eus le plaisir de lui répondre

qu’il y en avait dix-sept, pour vingt-neuf hommes et un siège vacant,

soit une proportion de presque 36 %. Pas mal, vu d’où nous sommes

partis1. À mon avis, nous devons rendre hommage à l’Assemblée

parlementaire et au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour

avoir rendu cela possible. Sans les pressions constantes que ces deux

instances ont exercées dès 1996 sur les Hautes Parties contractantes

pour que celles-ci désignent des candidats des deux sexes, rien

n’aurait bougé. Ou du moins pas durant ce siècle.

Jusqu’en 1999, la pratique était la suivante : les Hautes Parties

contractantes exprimaient une préférence pour l’un des trois

candidats désignés, préférence qui, généralement, était entérinée

par l’Assemblée parlementaire. En septembre de cette année-là,

l’Assemblée adopta une recommandation invitant les États à faire

figurer systématiquement sur leurs listes des candidats des deux

sexes. Cette recommandation fut suivie en janvier 2004 par une

résolution exprimée en termes plus énergiques, dans laquelle

l’Assemblée déclara que les nominations devaient dorénavant

refléter un équilibre entre les sexes – faute de quoi les nominations

seraient rejetées – et qu’aucune préférence ne devait être exprimée.

À mérite égal, la préférence serait donnée à un candidat du sexe

sous-représenté au sein de la Cour. Par la suite, l’Assemblée

parlementaire indiqua qu’elle était disposée à examiner des listes

composées de candidats de même sexe s’il s’agissait du sexe sous-

représenté (correspondant à moins de 40 % de la composition de

la Cour).

Cette nouvelle politique entraîna des problèmes pour Malte

en 2006. L’Assemblée parlementaire refusa même d’examiner sa

liste de trois candidats, tous de sexe masculin. Lorsque, après un

appel public à candidatures, Malte soumit de nouveau une liste

exclusivement masculine en déclarant que les femmes ayant

présenté leur candidature ne répondaient pas aux exigences de

l’article 22 de la Convention, on aboutit à une impasse. En définitive,

il revint à la Cour elle-même de proposer une solution, ce qu’elle fit,

à la demande du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Dans

son avis consultatif du 12 février 2008, la Grande Chambre de la Cour

releva que « ce critère procède d’une politique de reconnaissance

de l’égalité des sexes, laquelle politique reflète l’importance de

cette égalité dans la société contemporaine et le rôle que jouent

l’interdiction de la discrimination et les mesures de discrimination

positive en vue d’atteindre cet objectif » (§ 49). La Cour indiqua en

outre que la politique de l’Assemblée parlementaire était trop rigide.

En l’absence totale de tolérance, cette attitude était contraire à la

Convention elle-même.

Cela conduisit l’Assemblée parlementaire à affiner sa position

dans les mois qui suivirent, en ce qu’elle se déclara prête, dans

certains cas exceptionnels, à examiner des listes composées de

candidats appartenant tous au sexe majoritaire, sous réserve que

« toutes les mesures nécessaires et adéquates » aient été prises pour

inclure des représentants du sexe sous-représenté. Cependant, la

commission compétente n’atteignit pas la majorité requise, obligeant

ainsi Malte à recommencer son processus d’élection et à lancer de

nouveau un appel à candidatures féminines.

Il faut du temps pour parvenir à un équilibre entre les sexes, et

la situation à la Cour ne fait que refléter les réalités nationales des

pays membres. Le temps n’arrange rien, du moins pas à court terme.

L’Assemblée parlementaire a montré qu’il était possible d’accélérer les

choses si la volonté politique est là.

pourquoi un équilibre entre les sexes est-il important ?Pauliine Koskelo, présidente de la Cour suprême de Finlande, déclara lors

d’une interview donnée après sa désignation2, lorsqu’on lui demanda de

commenter le fait qu’elle serait la première femme à occuper ce poste,

qu’elle jugeait important pour la légitimité de la juridiction suprême

qu’elle présidait que celle-ci reflète la population qu’elle était appelée

à servir également en termes de représentation des sexes. Sandra Day

O’Connor, première femme à siéger à la Cour suprême des États-Unis

d’Amérique, déclara lors de sa nomination : « C’est important d’être la

première, mais ça l’est encore plus de ne pas être la dernière. »

Il est bien connu qu’il est nécessaire d’atteindre une masse

critique pour faire la différence. Dans un groupe de personnes du

même sexe, un ou deux représentants de l’autre sexe ne ferait aucune

différence. Au contraire, leur présence peut donner une (fausse)

impression d’équilibre entre les sexes et ainsi conforter ceux qui ont

le pouvoir de désignation/d’élection/de nomination dans l’idée qu’il

n’est pas nécessaire d’aller plus loin. La situation des individus qui

ne cadrent pas avec le groupe risque de se révéler assez difficile.

Ils peuvent être considérés comme des mascottes ou des boucs

émissaires. Ils risquent de se retrouver marginalisés ou réduits à la

seule fonction de représentation de leur sexe. S’ils réussissent, c’est

parce qu’ils ont été promus sans le mériter, et s’ils échouent, cela

prouve bien que leur sexe n’est pas adapté aux fonctions en cause.

Il a en outre été soutenu qu’avoir recours à une base de

recrutement trop étroite peut entraîner une perte de compétences.

Pour moi cela coule de source. Pourquoi se limiter à un sexe alors qu’il

y en a deux ?

Les apparences sont importantes – mais quid du fond ?De nombreuses femmes actives que j’ai rencontrées ont du mal à

admettre l’idée que leur sexe pourrait influencer la façon dont elles

travaillent : il suffit de voir par exemple les différences d’opinion entre

Sandra Day O’Connor et Ruth Bader Ginsburg, qui ont toutes deux

siégé à la Cour suprême des États-Unis. La première est souvent citée

pour avoir dit qu’un juge avisé de sexe féminin parviendra à la même

conclusion qu’un juge avisé de sexe masculin. Ruth Bader Ginsburg

avança la thèse opposée dans une affaire concernant une jeune fille

de treize ans qui avait été fouillée à corps. Lorsque plusieurs de ses

huit collègues de sexe masculin indiquèrent que la fouille à corps,

en soi, ne les dérangeait pas, elle fit remarquer qu’aucun d’entre

eux « n’avait jamais été une jeune fille de treize ans »3. Elle ajouta

également, dans une interview qu’elle donna deux semaines après

l’audience, qu’en tant que femme elle constatait quelquefois que, dans

les discussions entre les juges, ses réflexions étaient ignorées jusqu’à

ce que quelqu’un d’autre les reprenne à son compte. La juge Sotomayor,

alors nouvellement désignée, déclara dans un discours en 2001, qui

donna lieu à des réactions mitigées : « J’attendrais d’une femme avisée

d’origine latine, avec la richesse de son expérience, qu’elle parvienne

plus souvent à une meilleure conclusion qu’un homme blanc qui n’a pas

vécu ce genre de vie. »4

On peut regarder la question en termes de différence de culture

ou de langue, et dans un contexte international tel que celui de la Cour

européenne des droits de l’homme c’est un exercice intellectuellement

stimulant et motivant. Nombre d’études ont été menées en vue d’analyser

les différences entre les hommes et les femmes quant aux habitudes

de langage, et lorsqu’on combine cela avec le fait que la plupart d’entre

nous, juges et membres du greffe, travaillons dans une langue qui n’est

pas la nôtre, les résultats sont beaucoup plus difficiles à analyser et

les conclusions beaucoup plus complexes à tirer. Dans de nombreuses

cultures, les petites filles sont conditionnées de manière à formuler leurs

déclarations sous la forme interrogative plutôt qu’affirmative, et à adopter

une voix plus douce que les garçons. Ce phénomène s’atténue chez

les adultes mais est toujours là, plus ou moins accentué selon le pays

concerné, et peut dans certaines circonstances être interprété comme

trahissant un sentiment d’insécurité ou un manque de détermination,

donc amoindrir la force de conviction. Comment cela se traduit-il donc

dans un contexte judiciaire tel que celui de la Cour ? La féminisation de la

Cour a-t-elle eu un impact et, dans l’affirmative, lequel ?

Les lecteurs qui ont persévéré jusqu’ici sont réellement intéressés,

et espèrent profiter de révélations sur les secrets de nos délibérations.

Malheureusement, ils risquent d’être déçus, non seulement parce je n’ai

pas la liberté de révéler quoi que ce soit de nos délibérations mais aussi

parce que je suis moi-même partie prenante de l’évolution, si tant est

qu’il y en ait une, et suis donc tout sauf une observatrice impartiale.

Sans aucune ambition scientifique, mes observations, pêle-mêle,

sont les suivantes.

De gauche à droite, les juges Tsotsoria, Vajić, Fura et Gyulumyan.

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Steck-Risch and Others v. Liechtenstein, 19 May 2005 (63151/00)

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 14 : La Conférence de haut niveau d’Interlaken

impact sur les requérants potentielsLes requérants sont majoritairement des hommes. La présence

de plus de femmes au sein de la Cour va-t-elle amener plus de

requérantes devant elle ? Je ne le pense pas, mais j’espère me

tromper. Certaines affaires qui ont fait date ont été introduites par

des femmes, ainsi que mon estimée collègue et amie la juge Tulkens

l’a montré dans son article « Droits de l’homme, droits des femmes.

Les requérantes devant la Cour européenne des droits de l’homme »5.

Elle y observe entre autres que certaines atteintes à des droits

fondamentaux risquent de ne jamais être examinées par la Cour parce

que les femmes qui en sont victimes ne portent pas leurs griefs à

Strasbourg dans la même mesure que les hommes.

Mais il est des influences plus subtiles. On peut certainement

soutenir que les avocates auront plus d’intérêt à introduire des

contentieux devant la Cour de Strasbourg si elles ont l’impression

qu’il existe un équilibre des sexes au sein de celle-ci. En effet, il est

probablement exact d’affirmer que plus d’avocates comparaissent

aujourd’hui devant la Cour qu’à aucun autre moment de son histoire et,

bien que cela puisse s’expliquer par un éventail de facteurs, la présence

d’un plus grand nombre de femmes dans ses rangs est certainement

l’un d’eux. La perception de la Cour en tant que forum susceptible

de prendre en compte les spécificités de chaque sexe ou de refléter

la voix indépendante que les femmes vont amener dans le débat sur

toute question controversée est bien de nature à amener les avocates

à penser que Strasbourg est un endroit où leurs préoccupations seront

entendues et leurs sensibilités particulières mieux considérées. De plus,

les grandes opinions dissidentes de femmes juges représentent sans

aucun doute une source d’inspiration pour les juristes et les étudiants

en droit (et spécialement les femmes), en ce qu’elles voient quelle est la

contribution indépendante et distincte que les femmes peuvent apporter

à une juridiction dans un texte juridique solidement argumenté. Les

opinions dissidentes de la juge Tulkens à Strasbourg ou de la baronne

Hale qui a siégé à la Chambre des lords en sont de bons exemples.

L’efficacité de la CourLa qualité et l’efficacité de la Cour vont de pair avec la qualité des

personnes qui y travaillent, y compris les juges. Ainsi, la Cour, pour

recruter et retenir les meilleurs, doit être un lieu de travail attrayant.

C’est là que le leadership revêt une grande importance. Celui de la

Cour est, bien malheureusement, en grande majorité masculin. Pour

quel motif ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. Bien entendu, l’une

des raisons tient à l’absence de choix jusqu’à présent, la plupart des

juges étant des hommes. Mais alors même que les chiffres tendent

à s’équilibrer, il n’y a toujours pas beaucoup de femmes qui postulent

à des positions de responsabilité. L’une des théories est que cette

situation résulte des propres choix des femmes elles-mêmes. Une

autre est le manque de modèles adéquats. On a beaucoup écrit au sujet

du leadership et certains experts allèguent qu’il existe des différences

entre les leaderships féminins et masculins. Selon certaines études, les

femmes qui dirigent sont moins susceptibles de prendre des risques

mais se concentrent sur le long terme. Personnellement, je pense que

cela tient plus aux différences entre les individus qu’aux spécificités liées

au sexe. Mais il importe plus de souligner que des styles de leadership

différents conviennent à des personnes différentes. Dans un lieu de travail

qui regroupe quelque 650 personnes, la diversité a sa place et est un

besoin. Et afin d’amener de la diversité dans le leadership, il faut avoir

une certaine masse critique à la base. Ce n’est qu’alors que l’on peut

choisir la personne qui convient le mieux à l’emploi puisque la candidate

sera jugée par rapport à ses mérites, et non pas réduite à la fonction de

représentation de son sexe, avec tous les préjugés que cela implique :

« Nous avons déjà eu une femme leader, et ça n’a pas marché, donc

pourquoi s’embêter à promouvoir des femmes ? »

Une mixité plus grande dans le leadership peut aider la Cour à

s’adapter à un environnement social en mutation rapide. La Cour a

rajeuni, et plusieurs juges qui y siègent actuellement sont parents de

jeunes enfants. Cela aura à un moment ou à un autre un impact sur

le fonctionnement de l’institution (heures de réunion, programmes,

méthodes de travail) ainsi que sur les questions sociales. Après plus de

dix ans de lutte, les juges ont réussi à obtenir une couverture sociale et

un régime de pensions acceptables, et le fait qu’auparavant il n’existait

aucune disposition concernant le congé parental pour les juges démontre

de manière éclatante combien la démographie de la Cour a changé.

L’absence de prestations sociales convenables était complètement

incompréhensible à quiconque se penchait sur la question.

Alors comment saurons-nous à quel moment nous aurons atteint

l’équilibre des sexes au sein de la Cour ? Est-ce une question de

mathématiques seulement ou est-ce quand nous aurons véritablement

le sentiment que nous bénéficions tous de possibilités égales sur

notre lieu de travail, la Cour ? Ou est-ce simplement une question de

« laisser une empreinte » ?

Le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire ou la Cour elle-

même devraient-ils penser qu’ils peuvent se reposer sur leurs lauriers

dès lors que les résultats en matière d’équilibre des sexes d’autres

juridictions importantes sont très en retrait des progrès obtenus à

Strasbourg ? Il existe un risque lié à l’amélioration qui se dessine depuis

quelques années ; toutefois, l’expérience nous apprend que, pour

consolider les gains chèrement acquis dans ce domaine, il ne faut pas

oublier que rien ne va de soi et que des efforts constants doivent être

accomplis pour proclamer la valeur ajoutée qu’apporte une composition

équilibrée. Peut-être même en faire une valeur primordiale ?

Il y a de nombreuses années, lorsqu’on demanda à Marianne

Nivert, un personnage important de la vie publique et du monde des

affaires en Suède, s’il existait une complète égalité des sexes en

Suède, elle fit une réponse révélatrice : « Le jour où je rencontrerai

autant de crétines que de crétins dans les conseils d’administration,

nous aurons atteint l’égalité complète. Et croyez-moi, ce n’est pas

demain la veille ! » Ce jour est peut-être encore plus lointain qu’elle ne

l’imaginait puisque le seul objectif qui en vaille vraiment la peine serait

de rencontrer dans les conseils d’administration autant de femmes

talentueuses que d’hommes talentueux. La synergie qu’il y aurait à

combiner en même temps recherche du mérite et équilibre des sexes

devrait dans l’idéal contribuer à réduire le niveau global de médiocrité

dans les hautes sphères de l’ensemble des entreprises.

Dans l’intervalle, peut-être le temps serait-il venu de changer

l’intitulé français de la Cour et des droits fondamentaux qu’elle est

censée protéger. Depuis quelque temps maintenant, il est suggéré que

les termes « human rights » devraient être traduits en français non pas

par « droits de l’homme » mais par l’expression « droits humains », neutre

du point de vue du genre, comme le sont les termes Menschenrechten,

diritti umani, derechos humanos, mänskliga rättigheter, pour ne

mentionner que quelques exemples. Récemment, cette suggestion a

été réitérée par l’ex-présidente irlandaise, Mary Robinson, lors d’un

discours à Paris pour la célébration des soixante ans de la Déclaration

universelle des droits de l’homme. C’est une question qui est loin d’être

anodine pour le monde francophone, et nous savons à quel point les

mots peuvent influencer la pensée. Nous devrions donc accorder à cette

question toute l’importance qu’elle mérite, comme à celle de savoir

comment parvenir à une juridiction normale et équilibrée entre les

sexes, pour le bénéfice de tous, hommes et femmes.

Elisabet Fura

Juge à la Cour

1. Une femme, trente-trois hommes et six sièges vacants. Telle était la composition de la Cour le 31 octobre 1998, dernier jour de l’ancienne Cour qui siégeait à temps partiel. Elisabeth Palm (Suède) était l’unique femme juge. Elle était alors membre de la Cour depuis dix ans. Depuis ses débuts, la Cour n’a compté de très rares femmes dans ses rangs. Seules Helga Pedersen (Danemark, juge entre 1971 et 1980) et Denise Bindschedler-Robert (Suisse, juge entre 1975 et 1991) ont précédé Elisabeth Palm. Au sein de la Commission, la situation était à peine meilleure : en 1998, cette institution comprenait trois femmes sur trente-trois membres. Cependant le chemin est encore long avant que l’on puisse parler d’une juridiction véritablement équilibrée en ce qui concerne la représentation des sexes. Peut-être faut-il avant tout en conclure que l’on va dans la bonne direction. NDLR : Au 1er juillet 2010, le nombre de femmes siégeant à la Cour était passé à dix-huit.

2. Interview de K. Bélinki intitulée « Högsta domstolens högsta kvinna » (« Une femme suprême à la Cour suprême »), parue dans le magazine féminin finlandais Astra Nova, 2006, no 3-4.

3. M.K. Cary, Ruth Bader Ginsburg’s Experience Shows the Supreme Court Needs More Women, paru le 20 mai 2009, blog de Thomas Jefferson Street (www.usnews.com).

4. « Debate on Whether Female Judges Decide Differently Arises Anew », The New York Times, 3 janvier 2009.

5. L. Caflisch et al. (dir.), Liber Amicorum Luzius Wildhaber : droits de l’homme, regards de Strasbourg, Norbert Paul Engel, 2007.

Cette photographie montre, de gauche à droite, Françoise Tulkens, Nina Vajić, Antonella Mularoni, Snejana Botoucharova, Elisabeth Palm, Viera Strázniká, Hanne-Sophie Greve, Margarita Tsatsa-Nicolovska et moi-même. Elle a été prise en 2002, après l’un des déjeuners dont Elisabeth Palm, première femme vice-présidente de la nouvelle Cour, avait pris l’initiative pour permettre aux femmes juges de faire plus ample connaissance.

Wilhelmina Thomassen Juge à la Cour (1998-2004)