54
René Magritte, La Condition humaine II, 1935 (collection privée). E E n 1933, André Malraux publie le roman La Condition humaine, dont il emprunte le titre au philosophe Blaise Pascal (1623-62): il semble vouloir illustrer une des Pensées qui comparait les hommes à une assemblée de prisonniers condamnés à mort se regardant partir pour le supplice les uns après les autres. Malraux prête à son roman le pouvoir de suggérer, au-delà de la narration, une méditation sur la nature humaine et sur la vision du monde qui en découle. Dans cette interrogation lancinante sur lui-même, le personnage romanesque laisse entrevoir toute la complexité des questions qu’un individu est obligé de se poser pour se situer et se comprendre. f Parcours La condition humaine Unité 1 La condition humaine entre liberté et responsabilité Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitude mortelle […]. Moi, pour moi […], que suis-je? Une espèce d’affirmation absolue […]: une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres je suis ce que j’ai fait. (A. Malraux, La Condition humaine, 1933)

La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

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Page 1: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

� René Magritte, La Condition humaine II, 1935 (collectionprivée).

EEn 1933, André Malraux publie le romanLa Condition humaine, dont il

emprunte le titre au philosophe Blaise Pascal(1623-62): il semble vouloir illustrer une desPensées qui comparait les hommes à uneassemblée de prisonniers condamnés à mortse regardant partir pour le supplice les unsaprès les autres. Malraux prête à son romanle pouvoir de suggérer, au-delà de lanarration, une méditation sur la nature

humaine et sur la vision du monde qui endécoule. Dans cette interrogation lancinantesur lui-même, le personnage romanesquelaisse entrevoir toute la complexité des

questions qu’un individu est obligé de

se poser pour se situer et se comprendre.

fParcours La condition

humaine

Unité 1 La condition humaine entre liberté et responsabilité

Unité 2 La conscience du temps et la mortUnité 3 Le sacré et l’absurde

Il y avait d’abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitudemortelle […]. Moi, pour moi […], que suis-je? Une espèce d’affirmation absolue[…]: une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres je suisce que j’ai fait.

(A. Malraux, La Condition humaine, 1933)”

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dictionnaire

DANS LES DICTIONNAIRES

ÉTYMOLOGIQUES Le mot condition dérive du

latin condicio, qui signifie situation résultant d’un

pacte, d’où situation en général. L’adjectif humain

est un emprunt au latin humanus, qui est propre à

l’homme.

EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES

L’expression condition (humaine) date du XIIIe

siècle, mais son acception philosophique se

développe relativement tard (fin du XVIIe siècle).

En cherchant une définition du terme de«condition humaine», nous sommes ame-nés à aborder un ensemble de problèmesqui n’ont pas de solutions définitives. Àl’aube du XXIe siècle, la question est d’autantplus cruciale que l’effondrement des idéolo-gies et des espoirs de progrès infini abrouillé tous les repères auxquels l’hommes’est référé jusque-là.

Pourtant, paradoxalement, les écrivainsdu XIXe siècle (et Victor Hugo le tout pre-mier), avaient imaginé un XXe siècle glo-rieux, permettant à toute l’humanité devivre dans une République universelle, paci-fique, dispensatrice de liberté et de bien-être, répondant à toutes les questions exis-tentielles grâce aux progrès des connais-sances et à la diffusion de l’instruction. Defait, le XXe siècle a connu le déchaînementdes totalitarismes, la cruauté de deuxconflits mondiaux, les génocides, les souf-frances des peuples colonisés en lutte pourleur libération. Ces événements tragiquesont eu raison de l’optimisme des Euro-péens qui avaient prétendu apporter desexplications définitives à tous les problèmesque les hommes peuvent se poser.

Dans cette période de grande incertitu-de, la littérature, qui s’est toujours refuséeaux réductions simplistes, retrouve une

place primordiale, par le fait qu’elle propo-se une méditation sur les questions quetout homme est amené à se poser. Ce par-cours sera donc essentiellement une suited’interrogations centrées sur les textesd’écrivains qui ne s’arrêtent pas à desconclusions définitives prétendant à la véri-té absolue. Quel sens donner à sa vie?Comment user de sa liberté? Commentapprécier la part de responsabilité quiincombe à chacun d’entre nous? Commentvivre avec l’idée que l’on doive mourir unjour? Comment inscrire son existence dansle temps? Quel rapport établir avec le sacré?

� Alberto Giacometti, L’Homme qui marche II, 1960,bronze, photographie d’Ernst Scheidegger.

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Unité 1La condition humaine

entre libertéet responsabilité

Mettre en relation la condition humaine et la libertéinvite à explorer les différentes acceptions du mot. Eneffet la liberté suppose des actions qui répondent àune décision volontaire et consciente et qui ne sontpas déterminées par des causes extérieures quiempêchent à l’individu l’exercice de sa libre volonté.

DANS LES DICTIONNAIRES ÉTYMOLOGIQUES

liberté est emprunté au latin libertas, qui sert à

désigner la qualité de l’homme libre en opposition

avec celle de l’esclave. Le mot apparaît au XIIe siècle.

responsabilité, apparu tardivement (fin du XVIIe siècle)

dans la langue française pour traduire le mot anglais

responsibility, est un dérivé de responsable, apparu

au XIIe siècle. Le mot vient du latin responsus, participe

passé de respondere, répondre au sens de «répondre

de ses actes».

EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES

liberté nom féminin: la propriété de soi, et plus

généralement l’état d’indépendance, d’autonomie par

rapport aux causes extérieures et aux contraintes.

responsabilité nom féminin: 1 la condition qui

suppose l’obligation de répondre de certains actes

2 l’obligation ou nécessité morale de réparer une

faute, de remplir un devoir, un engagement.

L’esclave, par exemple, est dépouillé par son maîtrede toutes les prérogatives qui feraient de lui unhomme libre. L’exercice de la liberté implique pour lesujet le libre choix de ses comportements et de sesactes, ce qui signifie aussi assumer totalement la res-ponsabilité de ses décisions et le poids de leursconséquences.La notion de liberté est donc indissociablement liée àcelle d’action responsable. En effet, la responsabilitésuppose que l’individu réponde de ses actes devantune autorité qu’il reconnaît comme légitime, que cesoit sa propre conscience morale ou un pouvoirquelconque.Il y a une autre acception du mot «responsabilité» quiest au centre du débat littéraire: le rôle et la respon-sabilité de la littérature et de l’écrivain face à lasociété et aux problèmes qui la traversent. Il peutchoisir de les ignorer ou bien décider de les aborderen utilisant l’expression littéraire comme instrumentde dénonciation et de propagande des grands thèmessociaux et politiques. Il peut choisir entre «l’art pourl’art», soumis aux seules préoccupations esthétiques,et «l’art engagé», dominé par le souci d’interpréterles grands thèmes du progrès social et politique del’humanité.La discussion sur l’exercice social de la liberté a étéanimée par les philosophes de l’âge des Lumières.Ces auteurs ont été les protagonistes du débat qui afaçonné la conscience de l’individu moderne et quia conduit à institutionnaliser l’idée même de liberté:c’est ainsi que le premier article de la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen (1789) affirme que «leshommes naissent libres et égaux en droits».

Dilemme del’univers tragique

La tragédie* ancienne a mis au centre des préoccupations humaines le conflit entre lavolonté humaine et les limites imposées par le destin, par des forces qui dépassentl’homme et finissent par l’écraser. Dans ce cadre, le pouvoir des dieux devient le symbolede la force de la fatalité qui met en cause la liberté de l’individu.Pendant l’entre-deux-guerres, la production théâtrale s’oriente souvent (Giraudoux,Cocteau, Anouilh, Sartre) vers la relecture des mythes de l’Antiquité, où elle trouve des

Textes et auteurs1.1

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 7

Jean Cocteau(1889-1963) → vol. B, pp. 252-253

t1Antigone

contre sa patrie. Antigone s’insurge

contre cet ordre et décide d’ensevelir

en cachette son frère. Arrêtée, elle est

condamnée à mort par Créon et est

emmurée vivante. Mais l’orgueil du roi

trouve vite sa punition. Son fils

Hémon, fiancé d’Antigone, se révolte

contre lui et se suicide aux pieds

de celle qu’il aime. Sa femme Eurydice

se donne la mort à l’annonce de cette

série de nouvelles tragiques. Créon

comprend trop tard qu’il y a des lois

que l’homme ne peut outrepasser.

L’extrait choisi suit de très près le texte

de Sophocle. Antigone, surprise

par le garde en train de rendre

les honneurs funèbres à Polynice,

est conduite devant Créon.

Après les ravages de la Première

guerre mondiale et l’anéantissement

de toutes les valeurs culturelles

européennes, Cocteau a voulu revenir

aux sources mêmes des grands

principes de la pensée occidentale

en réactualisant les grands mythes

fondateurs: c’est ainsi qu’il propose en

1922 une «contraction» de la tragédie*

de Sophocle (Ve siècle av. J.-C.),

Antigone. Étéocle et Polynice, les deux

frères d’Antigone, doivent régner à

tour de rôle sur la ville de Thèbes. Mais

une guerre fratricide s’allume bientôt

et les deux hommes s’entretuent.

Leur oncle Créon devient roi et impose

de rendre les honneurs funèbres à

Étéocle et d’interdire toute sépulture à

Polynice, parce qu’il a porté les armes

thèmes universels qui se prêtent bien à exprimer une nouvelle vision tragique de l’hom-me moderne et de sa condition. Jean Cocteau explore le mythe grec d’Antigone, où la jeunefemme refuse la loi de son oncle, le roi Créon, pour obéir à sa loi intérieure, garantie par lesdieux. Elle refuse donc d’être responsable devant l’autorité politique de la cité, jugée in-juste, pour revendiquer une responsabilité devant les lois immuables et divines de la justice.De même Jean-Paul Sartre reprend le mythe d’Oreste, en lui faisant refuser la notion d’uneliberté synonyme* d’irresponsabilité, d’absence de conditionnements pour choisir une li-berté responsable qui l’obligera à affronter les conséquences de ses actes.

CCRÉON Et toi. Toi, avec tes yeux modestes, tu nies? Tu avoues? ANTIGONE Je l’ai fait. Je le déclare.

CRÉON […] tu connaissais ma défense1?ANTIGONE Oui, elle était publique.CRÉON Et tu as eu l’audace de passer outre.ANTIGONE Jupiter n’avait pas promulgué cette défense. La justice non plus n’impose pas deslois de ce genre; et je ne croyais pas que ton décret pût faire prévaloir le caprice d’un hommesur la règle des immortels, sur ces lois qui ne sont pas écrites, et que rien n’efface, ellesn’existent ni d’aujourd’hui ni d’hier; elles sont de toujours. Personne ne sait d’où ellesdatent. Devais-je donc, par crainte de la pensée d’un homme, désobéir à mes dieux? Jesavais la mort au bout de mon acte. Je mourrai jeune; tant mieux. Le malheur était de lais-ser mon frère sans tombe. Le reste m’est égal. Maintenant, si tu me traites de folle, tu pour-rais bien être fou.

5

10

1. défense: divieto.

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8 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

LE CHŒUR2 À ce naturel3 inflexible on reconnaît la fille d’Œdipe. Elle tient tête au malheur. CRÉON Mais sache que ces âmes si dures sont les moins solides. C’est le fer le plus dur quiéclate. Un petit mors calme un cheval qui fait des siennes4. Voilà beaucoup d’orgueil pourune esclave… une esclave du devoir. Elle m’outrage exprès. Elle me nargue5 et elle s’envante. C’est elle qui serait l’homme si je la laissais faire. Quoique je sois frère de Jocaste6, nielle, ni sa sœur7 n’éviteront leur sort. Car Ismène doit être complice, je suppose. Qu’on mela cherche. Je l’ai aperçue tout à l’heure dans le palais, affolée comme une chauve-souris8.Les âmes nocturnes se trahissent vite. Maislà, ce que je déteste surtout, c’est le crimi-nel, qui, pris sur le fait, se mêle d’embellirson crime. ANTIGONE Exiges-tu quelque chose de plusque ma mort? CRÉON Non.

(J. Cocteau, Antigone, 1928)

2. chœur: nelle tragedie greche il coro intervallaval’azione scenica con un commento collettivo.

3. naturel: temperamento.4. qui fait des siennes: che fa le solite bizze.5. nargue: sfida.6. Jocaste: Giocasta, madre di Antigone.7. sœur: Ismene.8. chauve-souris: pipistrello.

Compréhension globale1. Qui est Antigone? Qui est Créon?

2. Quels sont les rapports familiaux qui les lient?

3. Quelle est l’histoire qui les a amenés à cet affrontement?

4. Quel est le défi lancé par Antigone au roi, son oncle?

5. À quelle notion de liberté se réfèreAntigone? Choisissez: liberté de suivre les lois des dieux /liberté de transgresser les ordres du roi /liberté d’agir de façon arbitraire / libertéd’agir selon ses intérêts personnels.

Analyse du texte6. Repérez dans le texte les arguments*

utilisés par Antigone.

7. Repérez dans le texte les arguments* dont se sert Créon.

8. Identifiez les mots-clés dans les deuxdiscours antagonistes.

9. Quel point de vue* exprime à votre avisl’intervention du chœur?

10. Quels sont les éléments qui caractérisentle registre* tragique* de cet extrait?Choisissez: ton solennel / niveau de langue soutenu / vocabulaire à fortecharge émotive / phrases interrogatives et exclamatives / emploi de métaphores*/ thèmes de la responsabilité / conflitentre liberté et fatalité.

ÉlargissementCe conflit met en cause la responsabilitéindividuelle face à l’exécution d’ordres et de lois que l’on ressent comme contraires àdes normes morales immanentes, intérieuresau sujet. Qu’en pensez-vous? Pensez-vousqu’on puisse le mettre en relation avec desévénements plus proches de nous?

� Jean Cocteau, L’Ange, lithographie.

15

20

25

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 9

Jean-Paul Sartre(1905-80) → vol. B, pp. 290-296

O

t2Les Mouches

choisir, Oreste décide de venger le

meurtre de son père, en assumant

librement les conséquences de son acte

et en libérant ainsi les habitants

d’Argos. L’assassinat de Clytemnestre

et d’Égisthe devient ainsi le début

d’une nouvelle ère. En entraînant

derrière lui les «mouches», symbole

du remords qui afflige la ville d’Argos,

Oreste délivre en effet la cité de sa

culpabilité et de l’oppression de l’ordre

moral imposé par Égisthe et,

au-dessus de lui, Jupiter. Aux hommes

et à eux seuls, désormais, de définir

ce qui est bien et mal.

Dans l’Antiquité, Oreste finissait

par sombrer dans la folie; chez Sartre,

il s’éloigne en héros* certes solitaire,

mais en héros* victorieux de Jupiter.

Dans l’extrait suivant, Oreste

revendique devant sa sœur Électre

la signification de son geste

et la liberté qui en découle.

Au XXe siècle Sartre revisite la légende

d’Agamemnon en choisissant Oreste

et sa sœur Électre comme personnages

principaux. Selon le mythe grec,

Oreste retourne à Argos longtemps

après qu’Agamemnon, son père, a été

assassiné par Clytemnestre, sa mère,

et par Égisthe, amant de celle-ci,

qui est devenu roi de la cité.

Rompant avec la tradition la plus

ancienne, Sartre nous présente

le personnage d’Oreste comme

un intellectuel élevé selon le modèle

d’une liberté illusoire qui, à son retour

à Argos, trouve une ville écrasée sous

le poids du remords et de la mauvaise

conscience. La permanence de ces

sentiments est assurée par Égisthe

et par Jupiter, symbole de la volonté

des dieux de garder les habitants dans

une situation de soumission. Pour

permettre à ses concitoyens et à

lui-même de retrouver la liberté de

ORESTE Je suis libre, Électre; la liberté a fondu sur moi comme la foudre.ÉLECTRE Libre? Moi, je ne me sens pas libre. Peux-tu faire que tout ceci n’ait pas été?

Quelque chose est arrivé que nous ne sommes plus libres de défaire. Peux-tu empêcher quenous soyons pour toujours les assassins de notre mère?ORESTE Crois-tu que je voudrais l’empêcher? J’ai fait mon acte, Électre, et cet acte était bon.Je le porterai sur mes épaules comme un passeur d’eau1 porte les voyageurs, je le ferai pas-ser sur l’autre rive et j’en rendrai compte. Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai,car ma liberté, c’est lui. Hier encore, je marchais au hasard sur laterre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ilsappartenaient à d’autres. Je les ai tous empruntés, celui deshaleurs2, qui court au long de la rivière, et le sentier dumuletier3 et la route pavée des conducteurs de chars4;mais aucun n’était à moi. Aujourd’hui, il n’y en a plusqu’un, et Dieu sait où il mène: mais c’est mon chemin.

(J.-P. Sartre, Les Mouches, 1947)

5

10

1. passeur d’eau: traghettatore.2. haleurs: coloro che tirano la barca con l’alzaia.3. sentier du muletier: mulattiera.4. conducteurs de chars: conduttori di cocchi.

� L’assassinat de Clytemnestre par son fils Oreste, décoration d’une coupeattique à figures rouges, fin du ve siècle av. J.-C.

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10 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Compréhension globale1. Qui est Oreste? Qui est Électre?

2. Racontez l’histoire de leur famille.

3. Quelle est la raison de leur conflit?

4. Il y a trois notions différentes de libertéexprimées par Électre et par Oreste:«je ne me sens pas libre. Peux-tu faireque ceci n’ait pas été?» (l. 2); «J’ai fait mon acte, Électre […]. Je leporterai sur mes épaules […] et j’enrendrai compte» (l. 5-7); «Hier encore, je marchais au hasard sur la terre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ils appartenaient à d’autres» (l. 8-10).Essayez de les illustrer.

5. Expliquez cette affirmation d’Oreste: «ma liberté, c’est lui (mon acte)» (l. 8).

Analyse du texte6. Quel type de phrase utilise le plus

fréquemment Électre (déclarative,négative, exclamative, interrogative)?

7. Quelle est la fonction des interrogationsdans la communication* dramaturgique?

8. La fonction de l’italique dans «monchemin» (l. 14): y a-t-il une indicationimplicite* pour le jeu de l’acteur?

9. Le théâtre de Sartre a été souvent définicomme un théâtre d’idées. Quel est,selon vous, le sens de cette définition?Est-elle appropriée à cette pièce?

Atelier d’écritureOreste se présente, se décrit et raconte sonhistoire: Je m’appelle Oreste et… Cherchezsur Internet le récit du mythe grec.

Du poète prophèteà l’écrivain engagé

Après les convulsions de la Révolution de 1789 et l’épisode tourmenté du Premier Empire,les écrivains français développent une nouvelle sensibilité qui fait écho au mouvementromantique qui a déjà pris forme dans l’Europe du Nord. Ils trouvent en Chateaubriand etMadame de Staël des modèles et des inspirateurs qui entretiennent des rapports contra-dictoires avec la société et le monde politique (ils appartiennent aux cercles traditionalistestout en montrant avec clairvoyance le chemin des évolutions futures). De nombreuxartistes se font ainsi les interprètes des aspirations du peuple pour plus de liberté et de jus-tice. Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, George Sand pour les écrivains, tout commeFranz Liszt pour les musiciens ou Eugène Delacroix pour les peintres, prennent la défensedes peuples opprimés sous la domination d’occupants étrangers (Pologne, Italie, Grèce). Ilssont sensibles également à la réflexion sur l’organisation sociale et découvrent avec com-passion la misère ouvrière. La Révolution de février 1848 sera ainsi la consécration depoètes qui interviennent directement dans la vie publique.

Avec l’affaire Dreyfus (1894-1906), un nouveau type d’intervention de l’écrivain dans la viepublique voit le jour. Persuadé de l’innocence de Dreyfus et de l’iniquité de sa condamna-tion, l’écrivain Émile Zola comprend que c’est toute une conception de la France commepays de la liberté et des droits de l’homme qui est en péril. Très courageusement il se sertde sa notoriété et de son talent pour défendre la vérité. Dès lors poètes, romanciers, philo-sophes interviennent activement dans la vie politique et sociale; les crises du siècle leurdonnent l’occasion d’exprimer leur attachement aux valeurs de la liberté. Sartre rend lesécrivains responsables de la façon dont ces valeurs sont traitées: en effet se taire, laisserfaire n’est qu’une façon lâche d’être complice des attentats commis contre la liberté.

1.2

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 11

Alphonsede Lamartine(1790-1869) → vol. B, pp. 36-37

S

t3À M. Félix Guillemardet sur sa maladie

et il définit les buts moraux

et politiques qu’il poursuit. «Il s’agit de

savoir si le monde social avancera ou

rétrogradera dans sa route sans terme;

si l’éducation du genre humain se fera

par la liberté ou par le despotisme,

qui l’a si mal élevé jusqu’ici;

si les législations seront l’expression

du droit et du devoir de tous

ou de la tyrannie de quelques-uns».

Dans une vie entièrement dévouée

à l’action, les Recueillements poétiquesde Lamartine se présentent comme

des moments de réflexion. Dans une

lettre préface*, l’auteur prend le soin

de préciser comment il tente de

concilier ses deux destinées de poète

et d’homme politique. Il rejette

les arguments de ceux qui veulent

le persuader de s’en tenir à la poésie

Saint-Point, 15 septembre 1837

Frère, le temps n’est plus où j’écoutais mon âmeSe plaindre et soupirer comme une faible femmeQui de sa propre voix soi-même s’attendrit,

5 Où par des chants de deuil ma lyre intérieureAllait multipliant, comme un écho qui pleure,

Les angoisses d’un seul esprit.

Dans l’être universel au lieu de me répandre,Pour tout sentir en lui, tout souffrir, tout comprendre,

10 Je resserrais en moi l’univers amoindri1;Dans l’égoïsme étroit d’une fausse penséeLa douleur en moi seul, par l’orgueil condensée,

Ne jetait à Dieu que mon cri.

Ma personnalité remplissait la nature:15 On eût dit qu’avant elle aucune créature

N’avait vécu, souffert, aimé, perdu, gémi;Que j’étais à moi seul le mot du grand mistèreEt que toute pitié du ciel et de la terre

Dût rayonner sur ma fourmi!

Pardonnez-nous, mon Dieu! tout homme ainsi commence.20 Le retentissement universel, immense,

Ne fait vibrer d’abord que ce qui sent en lui2;De son être souffrant, l’impression profonde,Dans sa neuve3 énergie, absorbe en lui le monde

Et lui cache les maux d’autrui.

(A. de Lamartine, Recueillements poétiques, 1837)

1. amoindri: ridotto, limitato.2. ce qui sent en lui: la parte

sensibile, emotiva di sé.3. neuve: fresca, giovane.

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12 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Compréhension globale1. Lamartine propose ici deux conceptions

différentes de la fonction du poète:«Frère, le temps n’est plus où j’écoutaismon âme / Se plaindre et soupirercomme une faible femme» (v. 2-3);«De son être souffrant, l’impressionprofonde, / Dans sa neuve énergie,absorbe en lui le monde / Et lui cache les maux d’autrui» (v. 22-24).Choisissez:a. le poète doit surtout s’inspirer

à ses sentiments personnelsb. le poète doit ignorer les souffrances

du mondec. le poète doit devenir l’interprète

des maux d’autrui

2. Par quelles expressions Lamartinecaractérise-t-il les textes poétiques de sa «première période»?

3. Quels sont les thèmes dont il veut êtrel’interprète dorénavant?

Analyse du texte4. Lamartine semble proposer ici

une nouvelle définition du concept de solidarité. Identifiez les expressionsqui le suggèrent et expliquez leur sens.

5. Étudiez la façon dont l’auteur use destemps verbaux: quelle fonction ont-ils?

6. Comment appelle-t-il le lecteur? Ce choix est-il cohérent avec le thème du poème?

7. Étudiez le jeu des rimes* et laconstruction de la strophe*: quelle est lasensation suscitée par l’organisation desvers dans chaque strophe?

� Odilon Redon, L’Œil, comme un ballonbizarre se dirige vers l’infini, illustration tiréede la série «À Edgar Allan Poe», 1882 (Paris,Bibliothèque Nationale).

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 13

Victor Hugo(1802-85) → vol. B, pp. 44-47

t4La Préface des Misérables

également un formidable succès

populaire.

Dans la préface* du roman, Hugo

justifie sa démarche en dénonçant

la société tout entière. C’est la phase

ultime de la lente évolution qui l’a

conduit du soutien des Bourbons lors

de la Restauration au militantisme

républicain de la dernière période.

Le roman historique de la maturité

de Victor Hugo présente une intrigue*

très compliquée et souvent

mélodramatique, mais c’est une

grande fresque sociale nourrie

d’un souffle épique* qui s’impose

comme une dénonciation de la misère

et de l’injustice. À sa parution

il suscita un énorme scandale mais

TTant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant arti-ficiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la

destinée qui est divine; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme parle prolétariat, la déchéance1 de la femme par la faim, l’atrophie2 de l’enfant par la nuit3, neseront pas résolus; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible; end’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre igno-rance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.

Victor Hugo, Hauteville-House, 1er janvier 1862.

(V. Hugo, Préface aux Misérables, 1862)

5

1. déchéance: avvilimento, miseria.2. atrophie: arresto dello sviluppo, deperimento.

3. la nuit: le forze del male. In Hugo, la notterappresenta sempre simbolicamente il male.

Compréhension globale1. Cherchez dans le dictionnaire

la définition du mot préface*.

2. Soulignez les mots-clés et définissez la fonction de l’écrivain selon Hugo.

3. Quels sont les trois problèmes du siècleque l’auteur souligne?

Analyse du texte4. La structure périodique de ce texte

est sensible dans le rythme* adopté par l’auteur. Cherchez l’élément répétitifqui lui permet d’obtenir cet effet.

5. Quelle est la sensation provoquée par la brièveté de la propositionprincipale finale?

6. Quelle portée cette préface* donne-t-elleau roman qu’elle présente?

� Honoré Daumier, Les Mendiants, 1845 (Washington, National Gallery).

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14 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Émile Zola (1840-1902) → vol. B, pp. 134-138

M

t5J’accuse

des preuves qui ne seront pas

acceptées par le tribunal militaire:

le vrai coupable, le commandant

Esterhazy, sera acquitté. C’est après

cet acquittement scandaleux que Zola

adresse son pamphlet* au président

de la République Félix Faure: il accuse

publiquement un certain nombre

de hauts gradés militaires d’avoir

commis de graves infractions pour

protéger le coupable. Ce n’est qu’en

1906 que Dreyfus est reconnu innocent

et réintégré dans l’armée.

Le choix d’extraits qui suit permet

de prendre connaissance de la façon

dont Zola assume ses responsabilités.

J’accuse est une lettre ouverte publiée

par Zola le 13 janvier 1898 dans le

journal «L’Aurore» au temps de

l’affaire Dreyfus. Cet événement, qui a

eu des retentissements dans l’Europe

entière, était le symptôme

de l’antisémitisme qui avait gagné

divers secteurs de l’armée

et de la société française.

Le 15 octobre 1894 le capitaine juif

Alfred Dreyfus est accusé d’espionnage

au profit de l’Allemagne et arrêté.

Condamné par un conseil de guerre,

il est déporté au bagne de l’Île du

Diable en Guyane. Les défenseurs

de l’officier se mobilisent et présentent

Monsieur le Président,Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait

un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jus-qu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches? […]Mais quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne – que cette abomi-nable affaire Dreyfus! Un conseil de guerre vient, par ordre1, d’oser acquitter un Esterhazy,soufflet2 suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cettesouillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu êtrecommis. Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la jus-tice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je neveux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas3, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis. Et c’est à vous, Monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de marévolte d’honnête homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l’ignorez. Et à quidonc dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n’est à vous, le premiermagistrat du pays? […]Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à lesvoir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies! […] Telle est donc la simple vérité, Monsieur le Président, et elle est effroyable, elle resterapour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir encette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n’enavez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n’estpas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une cer-titude plus véhémente: la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seu-lement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes:

5

10

15

20

25

1. par ordre: per ordini superiori.2. soufflet: schiaffo, oltraggio.

3. là-bas: l’Île du Diable in Guiana.

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Compréhension globale1. Repérez les indices qui permettent de reconnaître que ce texte est une lettre ouverte.

2. Qui est le destinataire de la lettre?

3. Y a-t-il des destinataires qui ne sont pas nommés explicitement?

4. Zola accuse-t-il le président d’être un complice du crime?

5. Au nom de quels principes Zola prend-il aussi fermement position? a. amour de la véritéb. refus de la xénophobiec. reconnaissance de la justiced. respect de la hiérarchie et du principe d’autoritée. courage d’affirmer ses idéesf. respect des bienséancesg. responsabilité

6. Quel est le souhait final qu’il exprime?

Analyse du texte7. Le ton de la lettre est fortement rhétorique* et déclamatoire: sur la base de quels indices

peut-on l’affirmer? (Par exemple l’emploi de l’apostrophe «Monsieur le Président»).Continuez votre recherche.

8. Repérez les mots-clés du «plaidoyer» de Zola.

9. Deux champs lexicaux* sont présents: l’un renvoie à la notion de crime, l’autre à la notion de principes éthiques. Repérez les noms qui relèvent de l’un et de l’autre et complétez le tableau ci-dessous:

Crime Principes éthiques

10. Les phrases finales expriment l’idée que Zola se fait de l’intellectuel et de sa fonction.Essayez de les expliciter.

Atelier d’écriture Rédigez une lettre ouverte destinée à la presse sur un thème (tel que racisme et/ouxénophobie) où vous dénoncerez un événement qui a provoqué votre indignation.

1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 15

d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse; de l’autre, les justiciersqui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Je l’ai dit ailleurs, et je le répète ici: quand onenferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, lejour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de pré-parer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres. Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui adroit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose doncme traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour! J’attends. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect. Émile Zola

(É. Zola, J’accuse, «L’Aurore», 13 janvier 1898)

30

35

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S

16 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Sur mes cahiers d’écolierSur mon pupitre et les arbres

Sur le sable de neigeJ’écris ton nom

5 Sur les pages luesSur toutes les pages blanchesPierre sang papier ou cendreJ’écris ton nom

Sur les images dorées10 Sur les armes des guerriers

Sur la couronne des roisJ’écris ton nom

Sur la jungle et le désertSur les nids sur les genêts1

15 Sur l’écho de mon enfanceJ’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azurSur l’étang soleil moisi2

Sur le lac lune vivante20 J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizonSur les ailes des oiseauxEt sur le moulin des ombresJ’écris ton nom

25 Sur chaque bouffée d’auroreSur la mer sur les bateauxSur la montagne démente3

J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages30 Sur les sueurs de l’orage

Sur la pluie épaisse et fade4

J’écris ton nom

Sur les formes scintillantesSur les cloches des couleurs

35 Sur la vérité physiqueJ’écris ton nom

Sur les sentiers éveillésSur les routes déployéesSur les places qui débordent

40 J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allumeSur la lampe qui s’éteintSur mes maisons réuniesJ’écris ton nom

45 Sur le fruit coupé en deuxDu miroir et de ma chambreSur mon lit coquille videJ’écris ton nom

1. genêts: ginestre.2. moisi: ammuffito (allusione all’immagine del sole

che si rispecchia nelle acque stagnanti).

3. démente: demente (richiama la «follia» dellevette che si slanciano nel vuoto).

4. pluie épaisse et fade: pioggia fitta e monotona.

Paul Eluard(1895-1952) → vol. B, pp. 213-214

t6Liberté

première fut tissée clandestinement

pendant la guerre, et le peintre

Fernand Léger en donna une

illustration sous forme de poème-objet*

dépliant. La première édition dans

la revue «Fontaine» donna lieu à un

quiproquo* cocasse avec les censeurs

nazis. Ceux-ci n’ayant pas lu le poème

jusqu’au bout (le titre ayant été rajouté

postérieurement), donnèrent leur

imprimatur en s’exclamant «Ah!

Ces français, toujours l’amour, toujours

l’amour!» (souvenirs de Max-Pol

Fouchet, directeur de la revue

«Fontaine»).

Eluard attribuait à ce poème, dont le

titre initial était Une seule pensée, la

qualité de «poème de circonstance».

Composé sous l’Occupation allemande

et très tôt diffusé dans la clandestinité,

il souleva immédiatement

l’enthousiasme de ses premiers lecteurs.

Il fut imprimé sous forme de tract et la

R.A.F. (l’aviation de guerre anglaise) en

lança des milliers d’exemplaires dans

toute la France. Le compositeur Francis

Poulenc s’en servit pour composer une

cantate (Figure humaine). L’artiste Jean

Lurçat composa deux cartons pour des

tapisseries d’Aubusson, dont la

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 17

Compréhension globale1. Dans le dictionnaire le mot litanie est

défini: «longue énumération*».Comment ce poème peut-il être rattachéà cette définition?

2. Examinez la liste des éléments sur lesquels le poète «écrit le nom de la liberté». Que représentent-ils dans leur ensemble?

3. La liberté est le mot final; quel sensdonne-t-elle à tout ce qui précède?

4. Le titre du poème a été changé: Uneseule pensée est devenu Liberté. Tenantcompte de la situation dans laquelle il aété composé, comment pouvez-vousexpliquer et commenter ce changementde titre?

5. Qu’indique la méprise du censeur nazi à propos du genre* et du ton de ce poème?

Analyse du texte6. Le poème est riche en images

et métaphores*. Repérez-les toutes et faites une liste.

7. Essayez d’expliciter celles qui vousparaissent obscures: Ex. «l’étang soleilmoisi» (v. 18). Pourquoi l’étang est-ilassimilé à un soleil moisi? Il vous fautrechercher dans un dictionnairemonolingue les différents sens des motspour trouver le lien possible entre les deux éléments de la métaphore*.

8. On appelle «poésie militante» celle quitransmet des messages politiques forts et intervient sur une réalité conflictuelle.Peut-on parler de poésie militante à propos de ce poème? Justifiez votreréponse par des analyses du texte.

9. Comment interprétez-vous la dénomination de «poème de circonstance» utilisée par Eluard?

Atelier d’écritureSur le modèle de Liberté («Sur… / Sur… /Sur… / J’écris…») écrivez un poème sur unthème de votre choix: amour, amitié ouautre.

Sur mon chien gourmand et tendre50 Sur ses oreilles dressées

Sur sa patte maladroiteJ’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porteSur les objets familiers

55 Sur le flot du feu béniJ’écris ton nom

Sur toute chair accordéeSur le front de mes amisSur chaque main qui se tend

60 J’écris ton nom

Sur la vitre des surprisesSur les lèvres attendriesBien au-dessus du silenceJ’écris ton nom

65 Sur mes refuges détruitsSur mes phares écroulés

Sur les murs de mon ennuiJ’écris ton nom

Sur l’absence sans désir70 Sur la solitude nue

Sur les marches de la mortJ’écris ton nom

Sur la santé revenueSur le risque disparu

75 Sur l’espoir sans souvenirJ’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un motJe recommence ma vieJe suis né pour te connaître

80 Pour te nommer

Liberté.

(P. Eluard, Poésie et vérité, 1942)

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18 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Jean-Paul Sartre(1905-80) → vol. B, pp. 290-296

D

t7Qu’est-ce que la littérature?

son œuvre comme dégagée

des contraintes et des problématiques

de cette situation spécifique. Il pense

que l’écrivain ne peut ignorer

les problèmes sociaux et politiques

de son temps et il le considère même,

dans son éventuel oubli, aussi

responsable des maux de son époque

que ceux qui les ont provoqués.

Dans Situations (1947-76), ouvrage

qui regroupe des essais* littéraires

et politiques, Sartre écrit un texte dont

le titre Qu’est-ce que la littérature?nous fait part de son interrogation

sur l’origine, la fonction et la structure

de l’œuvre littéraire. Il considère

que l’écrivain, qui vit et agit dans

un contexte donné, ne peut concevoir

[…] dès à présent nous pouvons conclure que l’écrivain a choisi de dévoiler le monde etsingulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’ob-

jet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. […] La fonction de l’écrivain est de faire ensorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent. Et commeil s’est une fois engagé dans l’univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu’il ne sachepas parler: si vous entrez dans l’univers des significations, il n’y a plus rien à faire pour ensortir; qu’on laisse les mots s’organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrasecontient le langage tout entier et renvoie à tout l’univers; le silence même se définit par rap-port aux mots, comme la pause, en musique, reçoit son sens des groupes de notes qui l’en-tourent. Ce silence est un moment du langage; se taire sur un aspect quelconque du monde,ou selon une locution qui dit bien ce qu’elle veut dire: de le passer sous silence, on est endroit de lui poser une troisième question: pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt que de cela et– puisque tu parles pour changer – pourquoi veux-tu changer ceci plutôt que cela?

(J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, 1948)

5

10

Compréhension globale1. Pour Sartre, la fonction de l’écrivain est

de faire en sorte que...

2. Précisez le sens du mot innocenttel qu’il est utilisé dans ce contexte*. Voilà quelques définitions proposées par le dictionnaire: pas méchant / pas dangereux / pas coupable / pur /irresponsable / candide / crédule /inoffensif / bénin / irrépréhensible.

3. Repérez les phrases où Sartres parle de la fonction de l’écrivain et expliquezquelle responsabilité il lui attribue.

4. Quelle analogie* avec la musique établit-il, à propos du silence?

5. «Pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt quede cela? […] pourquoi veux-tu changerceci plutôt que cela?» (l. 12-13), Sartreparle ici de la responsabilité des lecteurs.Quel est leur rôle? Choisissez entre

les options suivantes:a. contrôler la production de l’écrivainb. opérer une sorte de censurec. se confronter avec l’écrivaind. stimuler l’auteur à élargir ses horizonse. lui rappeler sa responsabilité

Analyse du texte6. Cet extrait est un texte argumentatif*.

Repérez thèse, arguments* et articulations logiques.

7. Selon Sartre le silence est aussi lourd de conséquences que la parole. Repérezles phrases où il exprime cette notion.

8. Expliquez l’expression de Sartre[l’écrivain] parle «pour changer» (l. 13)et trouvez le rapport avec la notion delittérature «militante» proposée pour lapoésie Liberté d’Eluard (voir p. 16).

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 19

Eugène Ionesco(1912-94) → p. 123

B

t8«L’homme... Ne prononcez plus ce mot!»

à l’exception de Bérenger qui tente

de sauver la liberté et d’échapper

à l’abdication de sa volonté libre.

Dans la ville, la rhinocérite gagne

peu à peu. Bérenger, venu annoncer

à Jean la contamination d’un de leurs

collègues, M. Bœuf, constate que

son ami devient «de plus en plus vert».

En 1959 Ionesco présente la pièce

Rhinocéros, où il dénonce tous

les totalitarismes, «hystéries collectives,

soutenues ou non philosophiquement,

et dont des peuples entiers deviennent

périodiquement la proie».

Tous les habitants d’une ville

se transforment en rhinocéros,

BÉRENGER Laissez-moi appeler le médecin, tout de même, je vous en prie.JEAN Je vous l’interdis absolument. Je n’aime pas les gens têtus [Jean entre dans la

chambre. Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert, et il parle avec

beaucoup de peine. Sa voix est méconnaissable.] Et alors, s’il est devenu rhinocéros deplein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui. BÉRENGER Que dites-vous là, cher ami? Comment pouvez-vous penser…JEAN Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque çalui fait plaisir! Il n’y a rien d’extraordinaire à cela.BÉRENGER Évidemment, il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça luifasse tellement plaisir. JEAN Et pourquoi donc? BÉRENGER Il m’est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.JEAN Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça! Après tout, les rhinocéros sont des créaturescomme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous!BÉRENGER À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la dif-férence de mentalité?JEAN [Allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant] Pensez-vous que la nôtre soit préférable?BÉRENGER Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible aveccelle de ces animaux. JEAN La morale! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle la morale! Ilfaut dépasser la morale.BÉRENGER Que mettriez-vous à la place? JEAN [Même jeu] La nature! BÉRENGER La nature? JEAN [Même jeu] La nature a ses lois. La morale est antinaturelle. BÉRENGER Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle! JEAN J’y vivrai, j’y vivrai. BÉRENGER Cela se dit. Mais dans le fond, personne... JEAN, [L’interrompant, et allant et venant] Il faut reconstituer les fondements de notre vie.Il faut retourner à l’intégrité primordiale. BÉRENGER Je ne suis pas du tout d’accord avec vous. JEAN [Soufflant bruyamment] Je veux respirer. BÉRENGER Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philoso-phie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civili-sation humaine l’ont bâti!JEAN [Toujours dans la salle de bains] Démolissons tout cela, on s’en portera mieux. BÉRENGER Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.

5

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20 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

JEAN Brrr... [Il barrit presque.] BÉRENGER Je ne savais pas que vous étiez poète. JEAN [Il sort de la salle de bains.] Brrr... [Il barrit de nouveau.]BÉRENGER Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée profonde. Car, vousle savez aussi bien que moi, l’homme...JEAN [L’interrompant] L’homme... Ne prononcez plus ce mot!BÉRENGER Je veux dire l’être humain, l’humanisme…JEAN L’humanisme est périmé1! Vous êtes un vieux sentimental ridicule [Il entre dans la

salle de bains.]BÉRENGER Enfin, tout de même, l’esprit... JEAN [Dans la salle de bains] Des clichés! vous me racontez des bêtises.BÉRENGER Des bêtises!JEAN [De la salle de bains, d’une voix très rauque difficilement compréhensible]Absolument.BÉRENGER Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tête?Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros?

1. périmé: superato, morto.

40

45

50

� Salvador Dalí avec rhinocéros, 1956-81, photographie de Philippe Halsman.

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 21

Compréhension globale1. Faites une brève synthèse de ce qui se passe dans cette scène.

2. Jean et Bérenger représentent respectivement le conformisme s’opposant au désir de liberté. Par quels arguments* chacun défend-il son point de vue*? Remplissez le tableau ci-dessous avec des citations de l’extrait:

Jean Bérenger

3. L’opposition Jean/Bérenger peut aussi être lue comme une autre manifestation du conflitnature/culture. Qui représente la nature et pourquoi? Et qui la culture?

4. Le thème du totalitarisme et de la société de masse est présent dans l’ensemble de la scène: repérez ses manifestations dans les mots des personnages.

5. La victoire finale est incertaine. Pensez-vous que Bérenger réussira à résisterà la rhinocérite?

Analyse du texte6. Quel est le rôle des didascalies*?

7. Étudiez les effets de contraste entre le langage articulé et les cris inarticulés.

8. «Théâtre didactique*» est la définition d’un type de théâtre qui se propose de transmettreun message pédagogique et d’éduquer le public. Peut-on parler ici de théâtre didactique*?

ÉlargissementLa massification, le conformisme et la difficulté de choisir librement sa vie sont parmi les risques principaux de notre époque: c’est le thème central de cette scène. Cherchez dans les autres textes de cette unité le fil rouge de cette problématique et organisez un débatsur ce thème.

JEAN Pourquoi pas! Je n’ai pas vos préjugés. BÉRENGER Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal. JEAN [Toujours de la salle de bains] Ouvrez vos oreilles!BÉRENGER Comment?JEAN Ouvrez vos oreilles. J’ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros? J’aime les change-ments. BÉRENGER De telles affirmations venant de votre part... [Bérenger s’interrompt, car Jean

fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de

son front est presque devenue une corne de rhinocéros.] Oh! vous semblez vraimentperdre la tête [Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce

des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.] Mais nesoyez pas si furieux, calmez-vous! Je ne vous reconnais plus.

(E. Ionesco, Rhinocéros, Acte II, Tableau 2, 1959)

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65

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22 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Un long combatpour la Liberté

Dès le XVIe siècle, à l’aube des temps modernes, les écrivains commencent à examiner lesconditions dans lesquelles la notion de liberté peut concrètement prendre forme dans laréalité sociale et politique. Ils s’interrogent donc sur les critères de type moral permettantde différencier le tyran du «bon roi». Rabelais, en ridiculisant dans son roman Gargantua letyran Picrochole, montre les ravages que peut produire un pouvoir qui se moque de toutesles recommandations concernant l’être humain, considéré comme un être libre. Gargantuapropose le modèle d’un pouvoir juste et bon, garant des libertés publiques. Au XVIIIe siècle,autour de l’Encyclopédie, une réflexion de type politique voit le jour. Son influence grandis-sante conduit aux bouleversements de la Révolution qui met fin à l’Ancien Régime. Tousceux qu’on a l’habitude de ranger sous la rubrique des «philosophes du siècle desLumières» (Montesquieu, Diderot, Voltaire, Rousseau) ont participé à ce débat.

1.3

Montesquieu(1689-1755) → vol. A, pp. 270-273

I

t9Diverses significations données au mot de liberté

De plus il montre que toute enquête

historique sérieuse doit s’appuyer sur

les sciences humaines, l’économie,

la démographie.

Dans l’extrait suivant, Montesquieu

précise les différentes significations

attribuées à la notion de liberté.

Dans L’Esprit des lois, Montesquieu

définit les lois générales qui expliquent

les lois effectives des différents pays

du monde. Il y développe les thèses

de la séparation des pouvoirs

et de la variabilité des lois selon

le climat, le gouvernement, les usages

sociaux et culturels, la religion.

Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé lesesprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l’ont pris pour la facilité de

déposer1 celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique; les autres, pour la faculté d’éli-re celui à qui ils devaient obéir; d’autres, pour le droit d’être armés, et de pouvoir exercer laviolence; ceux-ci, pour le privilège de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, oupar leurs propres lois. Certain2 peuple a longtemps pris la liberté pour l’usage de porter unelongue barbe3. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclules autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain4 l’ont mise dans ce gouver-nement; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l’ont placée dans la monar-chie5. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ouà ses inclinations.

(Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748)

5

10

1. déposer: deporre.2. Certain: qualche.3. longue barbe: allusione ai russi, che non

potevano sopportare che lo zar Pietro imponesseloro di tagliare la barba.

4. gouvernement républicain: riferimento alla

Roma antica e all’etimologia della parolarepubblica (res publica).

5. monarchie: gli abitanti della Cappadociarifiutarono lo stato repubblicano offerto loro dai Romani.

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1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 23

I

t10«Ce que c’est que la liberté»

Dans cet extrait, Montesquieu précise

par contre ce qu’il faut entendre

par «liberté», le sens qu’il faut donner

à ce mot.

Il est vrai que dans les démocraties lepeuple paraît faire ce qu’il veut; mais la

liberté politique ne consiste point à faire ceque l’on veut. Dans un État, c’est-à-diredans une société où il y a des lois, la liberténe peut consister qu’à pouvoir faire ce quel’on doit vouloir, et à n’être point contraintde faire ce que l’on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l’esprit ce quec’est que l’indépendance, et ce que c’estque la liberté. La liberté est le droit de fairetout ce que les lois permettent; et si uncitoyen pouvait faire ce qu’elles défendent,il n’aurait plus de liberté parce que lesautres auraient tout de même ce pouvoir.

(Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748)

5

10

15

Compréhension globale1. Quel est le thème général traité

dans ces deux extraits?

2. De quel type de textes s’agit-il?

Analyse du texte3. Repérez dans le premier extrait (t9)

la thèse et les arguments*.

4. Repérez toutes les formes de libertérappelées par Montesquieu.

5. Le relativisme du concept de liberté est une idée-clé, très moderne d’ailleurs,de Montesquieu. Quel est le procédérhétorique* qu’il emploie pour la suggérer de manière forte?

6. Dans le deuxième extrait (t10),Montesquieu définit sa notion de liberté.Énoncez-la et expliquez l’oppositionliberté/indépendance sur laquelle il fondesa conclusion.

7. Comment définiriez-vous son discours?Polémique, didactique*, ironique ou encore autre? Justifiez votre choix.

ÉlargissementMontesquieu met en relation liberté et respect des règles. À votre avis cetteaffirmation est-elle encore actuelle et valable?Recherchez dans votre expérience actuelle de la vie scolaire et sociale des exemples pour soutenir cette thèse.

Atelier d’écriture1. Construisez un texte argumentatif*

à l’appui de la thèse que le concept de liberté est relatif.

2. Dressez une sorte d’inventaire de vos idées de liberté.Ex. Pour moi, la liberté c’est…Regroupez ensuite vos affirmations dansdes rubriques différentes – par exemplela liberté de s’habiller comme on veutrelève du domaine de l’individu, le droitde vote du domaine politique etc.Par la suite, confrontez avec voscamarades les listes obtenues.

� Tableau d’école française, Montesquieu, 1728(Versailles, Musée National du Château).

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24 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Voltaire (1694-1778) → vol. A, pp. 287-295

T

t11Liberté et égalité

toucher un public plus vaste que celui

du modèle duquel il s’est inspiré.

Il aborde de nombreux sujets d’ordre

esthétique*, moral, religieux ou

politique. Dans l’article Égalité,

il développe une conception de la

liberté qui le rattache à l’idéologie

bourgeoise, engagée dans le combat

révolutionnaire contre les privilèges

des aristocrates de l’Ancien Régime.

Conçu comme une sorte de résumé

ou aperçu de la grande Encyclopédie,

le Dictionnaire philosophique (1764) se

présente comme un dictionnaire où les

mots sont classés par ordre alphabétique.

Les dimensions réduites et la forme

plus directe – au lieu de procéder par

des définitions, Voltaire se laisse aller

à exprimer librement ses réflexions –

devaient, dans l’intention de l’auteur,

Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et lesplaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse; par conséquent tout homme voudrait

avoir l’argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous sescaprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très agréables. Vous voyezbien qu’avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux qu’ilest impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jalouxl’un de l’autre.Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommesutiles qui ne possèdent rien du tout; car, certainement, un homme à son aise1 ne quitterapas sa terre pour venir labourer2 la vôtre; et, si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes3 qui vous lafera. L’égalité est donc à la fois la chose la plusnaturelle et en même temps la plus chimérique.Comme les hommes sont excessifs en tout quandils le peuvent, on a outré4 cette inégalité; on a pré-tendu dans plusieurs pays qu’il n’était pas permisà un citoyen de sortir de la contrée où le hasardl’a fait naître; le sens de cette loi est visiblement:Ce pays est si mauvais et si mal gouverné que

nous défendons à chaque individu d’en sortir,

de peur que tout le monde n’en sorte. Faitesmieux: donnez à tous vos sujets envie de demeu-rer chez vous, et aux étrangers d’y venir.Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droitde se croire entièrement égal aux autres hommes;il ne s’ensuit pas de là que le cuisinier d’un cardi-nal doive ordonner à son maître de lui faire àdîner; mais le cuisinier peut dire: «Je suis hommecomme mon maître, je suis né comme lui en pleu-rant; il mourra comme moi dans les mêmes

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15

20

25

30

1. à son aise: agiato.2. labourer: arare.3. maître des requêtes: magistrato incaricato

di esaminare i ricorsi. 4. outré: accentuato.

� Frontispice de l’Encyclopédie (1751-72).

Page 22: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 25

Compréhension globale1. Quel est le thème général abordé dans ce texte?

2. De quel type de texte s’agit-il?

3. Quel est le ton général des argumentations proposées? Quelles impressions en avez-vous?

Analyse du texte4. Dégagez le projet adopté par Voltaire dans cet extrait et distinguez les étapes

de son argumentation (thèse, arguments*, conclusion).

5. Différenciez les exemples utilisés par Voltaire. Caractérisez les exemples qui serventd’illustration et les exemples argumentatifs:

Exemples illustratifs Exemples argumentatifs

6. Soulignez les points où son discours peut être défini comme subjectif.

7. Relevez les marques de l’ironie de Voltaire. À qui s’en prend-il?

8. Quelle est l’idée de l’homme qui se dégage de cet extrait?Voltaire est-il optimiste ou pessimiste dans sa vision de la société?

ÉlargissementComparez les textes de Montesquieu et de Voltaire. Lequel vous paraît-il le plus convaincant?Expliquez les motifs de votre réponse, en vous basant sur des éléments d’ordre formel et de contenu.

angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous les deux les mêmes fonctions ani-males. Si les Turcs s’emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier,je le prendrai à mon service». Tout ce discours est raisonnable et juste; mais, en attendantque le Grand Turc5 s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute sociétéhumaine est pervertie6.À l’égard d’un homme qui n’est ni cuisinier d’un cardinal ni revêtu d’aucune autre chargedans l’État, à l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu par-tout avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignors

n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s’ennuie d’être quel-quefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre? Celui de s’en aller.

(Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Égalité, 1764)

35

5. Grand Turc: il sultano turco. 6. pervertie: snaturata.

Page 23: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

26 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Denis Diderot(1713-84) → vol. A, pp. 306-310

A

t12Pouvoir monarchique et liberté

du XVIIe siècle. Il s’agit de démontrer

que la source de l’autorité est

la volonté des individus qui ont décidé

par contrat de s’unir en société. Cette

conception ruine le principe de droit

divin. D’autre part, à la différence

de l’autorité paternelle, cette autorité

n’est plus un fait de nature. Diderot

contribue à limiter de fait le pouvoir

monarchique: les sujets conservent

certains droits inaliénables, puisque

le pouvoir, n’ayant pas son fondement

dans la nature, ne peut les détruire.

Au contraire, le contrat a pour but de

garantir ces droits parmi lesquels on

peut ranger la liberté et la propriété.

L’Encyclopédie (1751-72) naît comme

un répertoire moderne du savoir

humain, mais bientôt le projet prend

l’ampleur d’une critique dirigée contre

les préjugés et les croyances

de l’époque.

Dans l’article Autorité politique Diderot

attaque les deux principes sur lesquels

se fonde le pouvoir de l’Ancien Régime:

d’une part l’autorité royale était fondée

sur la volonté divine et d’autre part ce

pouvoir était assimilé au pouvoir

paternel. Diderot résume dans cet

article de l’Encyclopédie des théories

qui avaient été développées

en Angleterre et en Allemagne au cours

Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est unprésent1 du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il

jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle: maisla puissance paternelle a ses bornes2; et dans l’état de nature, elle finirait aussitôt que lesenfants seraient en état de se conduire3. Toute autre autorité vient d’une autre origine quela nature. Qu’on examine bien et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources:ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé; ou le consentement de ceux qui s’ysont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré4 l’autorité. La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant quela force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent; en sorte que, sices derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu’ils secouent le joug5, ils le font avecautant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’au-

torité la défait alors; c’est la loi du plus fort. Quelquefois, l’autorité qui s’établit par la violence change de nature; c’est lorsqu’elle conti-nue et se maintient du consentement exprès6 de ceux qu’on a soumis: mais elle rentre parlà dans la seconde espèce dont je vais parler et celui qui se l’était arrogée7 devenant alorsprince cesse d’être tyran.La puissance, qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement des condi-tions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui lafixent et la restreignent8 entre des limites; car l’homme ne doit ni ne peut se donner entiè-rement et sans réserve à un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus detout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu...D’ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d’unseul, n’est pas un bien particulier9, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais

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20

1. présent: dono.2. bornes: limiti.3. se conduire: comportarsi secondo le regole.4. déféré: ceduto. 5. joug: giogo (in senso figurato).

6. du consentement exprès: con il consensoesplicito.

7. se l’était arrogée: se ne era appropriato.8. restreignent: limitano.9. particulier: personale, individuale.

Page 24: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 27

être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiellement et en pleine propriété. Aussiest-ce toujours lui qui en fait le bail10: il intervient toujours dans le contrat qui en adjuge11

l’exercice. [...] Celui qui porte la couronne peut bien s’en décharger absolument s’il le veut:mais il ne peut la remettre sur la tête d’un autre sans le consentement de la nation qui l’amise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, et l’autorité publique sont desbiens dont le corps de la nation est propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers12,les ministres et les dépositaires.

(D. Diderot, Encyclopédie, article Autorité politique, 1751-72)

10. en fait le bail: lo aliena temporaneamente con un contratto.

11. adjuge: attribuisce.12. usufruitiers: usufruttuari.

Compréhension globale1. Quel est le thème abordé dans cet

extrait?

2. Pour chaque paragraphe, proposez votrerésumé de l’idée-clé.

3. Comment définiriez-vous ce type de texte? Descriptif* / narratif /argumentatif* / prescriptif* etc.

Analyse du texte4. Repérez dans chaque paragraphe

les arguments* proposés par Diderot.

De quel type d’arguments* s’agit-il?Choisissez parmi les options suivantes:logiques / par analogie* / d’autorité.

5. Reconstruisez la progression du raisonnement à travers lequel Diderot détruit les fondements de la monarchie de droit divin.

6. Précisez la signification du mot contrat.

7. Précisez la façon dont Diderot envisagela notion de liberté.

Jean-JacquesRousseau(1712-78) → vol. A, pp. 314-320

t13Propriété et perte de la liberté originelle

la deuxième partie de son discours

Rousseau tente d’expliquer comment

s’est opérée la perte de la liberté

et comment s’est instaurée une société

inégalitaire où l’homme naturel

a perdu l’essentiel de ses droits

et de ses qualités. Rousseau reconstitue

ainsi une histoire du genre humain

et il en reconstruit les étapes

essentielles. Dans l’extrait suivant

il évoque une des étapes ultimes

où l’humanité a pu goûter un bonheur

irrémédiablement perdu.

Le Discours, d’où est tirée cette page

de Rousseau, a été composé en 1755

pour répondre à la question proposée

par une société de gens de lettres

et de savants, l’Académie de Dijon,

à savoir: quelle est l’origine de

l’inégalité parmi les hommes,

et si elle est autorisée par la loi

naturelle. La réponse de Rousseau

obtient le premier prix.

Après avoir peint l’état de bonheur

absolu de l’homme à l’état de nature,

jouissant d’une liberté totale, dans

25

30

Page 25: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

28 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

TTant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornè-rent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes1, à se parer de plumes

et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellirleurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots depêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appli-quèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à des arts qui n’avaient pas besoin duconcours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pou-vaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commer-ce2 indépendant; mais dès l’instantqu’un homme eut besoin dusecours d’un autre; dès qu’ons’aperçut qu’il était utile à un seuld’avoir des provisions pour deux,l’égalité disparut, la propriété s’in-troduisit, le travail devint nécessai-re et les vastes forêts se changè-rent en des campagnes riantes qu’ilfallut arroser de la sueur deshommes, et dans lesquelles on vitbientôt l’esclavage et la misère ger-mer et croître avec les moissons.

(J.-J- Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements

de l’inégalité parmi les hommes, 1755)

5

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20

Compréhension globale1. Rousseau décrit l’homme sauvage à l’état

de nature. Quelles étaient ses activités?Et son organisation sociale?

2. Il utilise quatre adjectifs pour définir cet homme: lesquels?

3. Avec quelles expressions, à la fin de l’extrait, définit-il, par contre, la vie dans la société inégalitaire?

4. Quel est l’évènement qu’il pose commecause du changement?

Analyse du texte5. Comment Rousseau établit-il le lien entre

propriété et perte de la liberté? Quelssont les principaux concepts mis en jeu?

6. Ce que Rousseau soutient est lerenversement du rapport traditionnel

nature/culture. Voltaire écrivit à Rousseau une lettre où il affirmait, à propos de ce texte: «… il prend enviede marcher à quatre pattes». Que pensez-vous de cette affirmation?

Élargissement1. Confrontez l’extrait de Rousseau avec

celui de Voltaire qui précède. Quellessont les différences entre les deuxphilosophes pour ce qui concerne l’idéed’égalité?

2. Essayez de reprendre le thème du conflitnature/culture tel qu’il se manifeste dansles textes de Rousseau, dites votre pointde vue et essayez d’actualiser laproblématique en la rapportant auxévénements contemporains.

� Jean-Baptiste Regnault, La Liberté ou la Mort, 1794-95 (Hambourg, Kunsthalle).

1. arêtes: lische.2. commerce: rapporti.

Page 26: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

Unité 2La conscience

du tempset la mort

La consciencedu temps

Pour tout être humain, le temps constitue un fait évi-dent puisqu’on en fait quotidiennement l’expérienceet ne nécessite pas de définition a priori. Pourtant lanotion est loin d’être aussi simple qu’elle peut leparaître à première vue. Au temps objectif mesurépar les horloges, s’oppose un temps subjectif vécupar chaque individu de façon contrastée. Une minutepeut paraître d’une longueur insupportable alors quele temps dédié à une activité qui passionne peutparaître extrêmement court.Philosophes et poètes ont insisté sur l’angoisse quel’être humain éprouve à partir du moment où il prendconscience que le temps ne peut pas changer dedirection, qu’il est irréversible et inéluctable. Le philo-sophe français Vladimir Jankélévitch (1903-85) faitremarquer que la mort est une dimension essentiellede notre conscience du temps. Faisant écho à la for-mule proposée par l’écrivain André Malraux, selonlaquelle «l’homme est le seul animal qui sait qu’il doitmourir», il soumet à notre réflexion la proposition sui-vante: «c’est parce qu’il peut mourir que l’hommepeut penser, souffrir, aimer et avant tout créer. S’il dis-posait d’un temps infini, l’homme resterait stérile etl’action aurait tôt fait de l’endormir dans une passi-vité végétative, pompeusement appelée éternité».Mais si la mort, dans l’absolu, ne peut donner un sensà la vie, elle oblige l’homme à s’inventer des raisonsde vivre.

Depuis le Moyen Âge, la prise de conscience de la fragilité des êtres humains, du caractèreéphémère de leur existence, a poussé les écrivains à donner forme aux angoisses et au sen-timent de vanité qui peut saisir les individus face à l’écoulement du temps. La religionchrétienne a accentué cet aspect pour souligner le contraste entre les réalités terrestresdécevantes, instables, toujours remises en question et les certitudes célestes, garantes devérité et de stabilité. Au XVIIIe siècle, une nouvelle sensibilité se fait jour qui laisse place àune conscience individuelle laïque: l’interrogation sur le temps s’accompagne d’unerecherche du sens à donner à la vie et de l’expression d’un malaise existentiel. Le mou-vement romantique amplifie cette nouvelle conception et cherche dans la nature à la foisle reflet de la destinée des hommes (tout est changement) et l’image de l’indifférence (lanature est éternel recommencement) ressentie avec amertume.Au XXe siècle, l’écrivain Marcel Proust a su faire du temps la matière même de sa créationromanesque en marquant durablement la sensibilité de tous les artistes qui l’ont suivi.

Textes et auteurs2.1

DANS LES DICTIONNAIRES ÉTYMOLOGIQUES

temps, emprunté au latin tempus, qui signifie espace

de temps, apparaît au Xe siècle. Dès les premiers

textes, le mot cumule les deux valeurs des mots latins

tempus et aevus, l’instant et la durée.

mort est issu dès le IXe siècle du latin mors. Le premier

sens est celui de cessation de la vie humaine. Depuis

le XVIIe siècle, il exprime aussi l’idée plus générale

et abstraite de déclin.

EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES

temps nom masculin: le milieu indéfini où paraissent

se dérouler les existences dans leur changement, les

évènements et les phénomènes dans leur succession.

mort nom féminin: 1 (sens propre) l’arrêt des

fonctions de l’être vivant 2 (sens figuré) fin,

éloignement, privation.

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30 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

François Villon(1431 - après 1463) → vol. A, p. 98

D

t14Ballade des dames du temps jadis

à des énumérations. En utilisant cette

forme, Villon ne cherche pas à innover,

mais il joue avec la contrainte

en entrecoupant la longue litanie

de noms et de remarques piquantes.

Cette ballade* a été popularisée au XXe

siècle par le chanteur Georges

Brassens qui a composé une musique

pour l’accompagner.

La ballade* fait son apparition au XIVe

siècle. Elle comporte trois strophes*

et une demi-strophe ou envoi*

(ici la ballade* est en octosyllabes*,

elle comporte donc trois strophes*

de huit vers et une de quatre).

Toutes les strophes* sont construites

sur les mêmes rimes*. La contrainte

technique explique que très souvent

les poètes ont eu recours

Dites-moi où, n’en quel pays,Est Flora1 la belle Romaine,

Archipiades2, ni Thaïs3,Qui fut sa cousine germaine,

5 Écho4 parlant quand bruit on mèneDessus rivière ou sur étang,Qui beauté eut trop plus qu’humaineMais où sont les neiges d’antan5?

Où est la très sage Héloïs,10 Pour qui fut châtré et puis moine

Pierre Abélard6 à Saint-Denis?Pour son amour eut cette essoine7.Semblablement, où est la royne8

Qui commanda que Buridan9

15 Fut jeté en un sac en Saine10?Mais où sont les neiges d’antan?

La reine Blanche11 comme lisQui chantait à voix de sirène,Berthe au grand pied12, Bietris13, Alis14,

20 Haremburgis15 qui tint le Maine,Et Jeanne16 la bonne LorraineQu’Anglais brûlèrent à Rouen;Où sont-ils, où, Vierge souveraine?Mais où sont les neiges d’antan?

25 Prince, n’enquerrez de semaineOù elles sont, ni de cet an17,Qu’à ce refrain ne vous remaine18:Mais où sont les neiges d’antan?

(F. Villon, Testament, 1462,version modernisée)

1. Flora: cortigiana romanaevocata da Giovenale nelle sueSatire.

2. Archipiades: Alcibiade, citatonell’antichità come modello dibellezza, nel Medio Evo fuscambiato per una donna.

3. Thaïs: la cortigiana che seguìAlessandro in Egitto.

4. Écho: una ninfa.5. les neiges d’antan: le nevi

dell’anno passato.6. Héloïs … Abélard: Abelardo fu

il primo intellettuale del MedioEvo (1072-1142). Diventatoprima precettore poi amante diEloisa, che gli era stata affidatadallo zio, fu castrato peristigazione di quest’ultimo.

7. essoine: prova.8. royne: regina.9. Buridan: rettore dell’Università

di Parigi.10. Saine: Senna.11. La reine Blanche: la regina

Bianca di Castiglia.12. Berthe au grand pied: madre

di Carlo Magno secondo la leggenda.

13. Bietris: Beatrice.14. Alis: forse Aelis, personaggio

delle Chansons de gestee di canzoni liriche.

15. Haremburgis: Arembourg, figliaed ereditiera di Hélie, conte del Maine.

16. Jeanne: Giovanna d’Arco.17. de semaine … ni de cet an: né

questa settimana, né quest’anno(quindi mai).

18. Qu’à ce refrain ne vousremaine: senza che io vi richiamiquesto ritornello.

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2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 31

Compréhension globale1. Quelle est l’interrogation autour

de laquelle se construit cette ballade*?

2. Quel thème le poète veut-il aborder en se posant cette question, reprise dans le refrain*? Remplacez le titre par un autre plus lié au thème même.

3. Que représentent les «neiges d’antan»?Pourquoi avoir choisi la neige?

4. Pourquoi à votre avis Villon a-t-il choiside proposer une liste de «dames»célèbres pour évoquer la caducité du temps?

Analyse du texte5. Villon évoque plusieurs figures féminines

qui appartiennent à des périodeshistoriques différentes. Classez-lesd’après leur appartenance (monde

classique, mythologie, histoire de France,mémoire populaire, légendes de sontemps). Que signifie ce mélange?

6. Y a-t-il une progression thématiquedepuis la première jusqu’à la dernièrestrophe*?

7. Repérez le rythme* du poème: est-il le même dans les trois premièresstrophes*? Et la dernière?

8. Analysez le rôle du refrain*: qu’apporte la forme interrogative?

9. Villon mêle deux thèmes caractéristiquesde la poésie lyrique. Lesquels?Lequel est dominant?

10. Choisissez dans la liste qui suit un adjectifpour définir le ton de la ballade*: joyeux/ réfléchi / triste / gai / mélancolique /détaché / indifférent / navré /pathétique*.

Paul Valéry(1871-1945) → vol. B, pp. 169-170

C

t15Le Cimetière marin

Composé en 1920, Le Cimetière marinfut inclus dans le recueil Charmes,

paru deux ans après.

Dans cet extrait, qui est le début

du poème, Valéry analyse l’état d’âme

qui naît de la contemplation

d’un cimetière dominant la mer

Méditerranée: ce lieu baignant dans

la lumière l’amène à méditer

sur le Temps, la Mort et l’Absolu.

Valéry a présenté lui-même ce texte

en affirmant que «[Le poème est]

un monologue* de “moi”, dans lequel

les thèmes les plus simples et les plus

constants de ma vie affective

et intellectuelle, tels qu’ils s’étaient

imposés à mon adolescence et associés

à la mer et à la lumière d’un certain

lieu des bords de la Méditerranée,

[sont] appelés, tramés, opposés…».

Ce toit tranquille où marchent des colombes1

Entre les pins palpite, entre les tombes;Midi le juste2 y compose de feuxLa mer, la mer toujours recommencée!

5 Ô récompense après une penséeQu’un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume3

Maint 4 diamant d’imperceptible écume,Et quelle paix semble se concevoir!

1. toit ... colombes: il mare è paragonato a un tetto. Le colombe sono le vele che lo solcano.

2. Midi le juste: il sole di mezzogiorno si trovaesattamente sopra il capodell’osservatore.

3. consume: brucia.4. maint: più di uno.

Page 29: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

32 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

10 Quand sur l’abîme un soleil se repose,Ouvrages purs5 d’une éternelle cause,Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor6, temple simple à Minerve,Masse de calme et visible réserve,

15 Eau sourcilleuse7, Œil qui gardes en toi Tant de sommeil sous un voile de flamme8,Ô mon silence! …Édifice dans l’âme,Mais comble9 d’or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps10, qu’un seul soupir résume,20 À ce point pur je monte et m’accoutume,

Tout entouré de mon regard marin;Et comme aux dieux mon offrande suprême,La scintillation sereine11 sèmeSur l’altitude un dédain souverain.

(P. Valéry, Charmes, 1922)

5. Ouvrages purs: «le Temps» e«le Songe» del verso successivo.

6. Stable trésor: il mare. 7. sourcilleuse: increspata

e severa.8. voile de flamme: per effetto dei

riflessi del sole sulla superficiemarina.

9. comble: sommità.10. Temple du Temps: parole riferite

a «je» del verso successivo.11. sereine: pura, calma.

Compréhension globale1. Ce poème, dont vous n’avez lu qu’un extrait, est très difficile à interpréter.

Pour approcher les concepts que Valéry y formule à travers les images, rédigez une synthèse de chaque strophe* et identifiez l’idée-clé.Ex. Première strophe*: le poète regarde la mer qu’il compare à un toit où marchent des colombes. Il est midi, la surface marine est flamboyante à cause des rayons du soleil.Les deux derniers vers sont une réflexion: regarder la mer (le calme des dieux) est une récompense pour l’homme qui pense.Continuez avec vos camarades et avec l’aide de votre enseignant.

2. Quelles sont les premières impressions suscitées par ces images?

Analyse du texte3. Repérez toutes les expressions qui se rapportent à la mer. S’il s’agit de métaphores*,

essayez d’expliciter les associations sur lesquelles elles se fondent (Ex. «toit tranquilleoù…», la surface de la mer quand elle est plate peut ressembler à un toit, les voilesblanches des bateaux font penser à des colombes). Continuez.

4. Dans ces strophes* il y a de nombreuses images concernant le décor naturel.Regroupez-les autour de ces rubriques avec leurs adjectifs (s’il y en a):

Mer Ciel Arbres Cimetière

Lesquelles prédominent? Avec quelle connotation* donnée par les adjectifs?

5. La contemplation des images naturelles entraîne une méditation sur le temps. Comment se fait le passage?

6. Quelle idée du temps est présente dans ces strophes* du poème?

Page 30: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 33

Marcel Proust (1871-1922) → vol. B, pp. 175-180

J

t16«Tout ce temps était ma vie»

le passé et le présent se rejoignent.

Après une longue retraite, au cours

d’une réception chez les Guermantes

il fait deux découvertes bouleversantes:

le poids des années qu’il a déjà vécues

et les ravages du temps sur ses amis

et sur lui-même.

Dans Le Temps retrouvé, dernier

roman du cycle À la recherche du tempsperdu, le narrateur* retrouve dans

toute sa plénitude la mémoire du

«temps perdu». Grâce au pouvoir de

l’écriture, sa vie passée a pu échapper

à la destruction opérée par le temps:

J’éprouvais un sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout ce temps si long non seu-lement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, secrété par moi, qu’il était ma vie,

qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi,qu’il me supportait, moi, juché1 à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoirsans le déplacer. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray2,si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme queje ne me savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant,comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en leregardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli, bien qu’il eût tellement plus d’an-nées que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avaitvacillé sur des jambes flageolantes3 comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels iln’y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s’empressent des jeunes sémina-ristes gaillards, et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peupraticable de quatre-vingt trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivanteséchasses4, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leurrendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombaient. Je m’effrayaisque les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encorela force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin…

(M. Proust, Le Temps retrouvé, 1927)

5

10

15

Compréhension globale1. Qui parle dans cet extrait? À qui

s’adresse-t-il? Dans quel but?

2. Qu’est-ce qui fait éprouver au narrateur*«un sentiment de fatigue» (l. 1)?

3. Qu’est-ce qui lui donne le vertige?

4. On utilise souvent l’expression «avoir sa vie derrière soi». Comment Proust a-t-il transformé ce lieu commun?

Analyse du texte5. Le narrateur* compare le temps passé à

des échasses. Décrivez les étapes

de la construction de cette métaphore*: le vertige, les échasses, les échasses de géant.

6. Relevez les métaphores* annexes. Quelleimage monstrueuse l’expression «en moipourtant» amène-t-elle par la suite?Qu’apporte de nouveau la comparaison*du duc de Guermantes avec un vieilarchevêque?

7. Essayez de résumer et de présenter avecvos mots la notion du temps proposéepar Proust.

1. juché: appollaiato.2. Combray: villaggio della sua infanzia.

3. flageolantes: traballanti.4. échasses: trampoli.

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34 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Michel Butor (né en 1926) → p. 123

J

t17Labyrinthe temporel

aux souvenirs d’octobre les souvenirs

de la semaine qui vient de s’écouler.

Bientôt, le 21 juillet, il est encore

retardé par la relecture de ce qu’il

a écrit à partir du mois de mai.

Les évènements des trois époques

se superposent, s’éclairent

ou s’obscurcissent mutuellement.

Le premier mai, Jacques Revel, héros*

du roman L’Emploi du temps, paru

en 1956, entreprend de raconter

son séjour à Bleston, ville anglaise

où il s’ennuie depuis son arrivée,

le premier octobre précédent.

Mais l’entreprise est plus longue

qu’il ne le prévoyait, parce qu’il mêle

J’ai devant les yeux cette première page datée du jeudi premier mai, que j’ai écrite toutentière à la lumière de ce jour finissant, voici trois mois, cette page qui se trouvait tout

en bas de la pile qui s’est amassée lentement devant moi depuis ce temps-là, et qui va s’ac-croître dans quelques instants de cette autre page que je raye de mots1 maintenant; et jedéchiffre cette phrase que j’ai tracée en commençant: «Les lueurs se sont multipliées», dontles caractères se sont mis à brûler dans mes yeux quand je les ai fermés, s’inscrivant enflammes vertes sur fond rouge sombre, cette phrase dont j’ai retrouvé les cendres sur cettepage quand j’ai rouvert mes paupières, ces cendres que je retrouve maintenant. […]Cette page datée du premier mai, je vais la remettre à sa place sous la pile de celles qui l’ontsuivie, sur cette table couverte des mêmes objets que ce premier mai, des mêmes docu-ments sur le coin gauche, du même exemplaire du plan de la ville, neuf ce jour-là, que jevenais de racheter quelques jours auparavant à Ann Bailey2, du même exemplaire duMeurtre de Bleston3, du schéma des lignes des bus, du guide et de la notice4 illustrée de laNouvelle Cathédrale. Le lendemain, j’ai continué, puis peu à peu presque tous les soirs de semaine depuis, m’en-fermant dans cette recherche que je ne prévoyais, certes, ni si lente ni si dure, m’imaginantalors qu’à la fin du mois de juillet j’aurais depuis longtemps terminé non seulement mon récitde l’automne, mais celui de l’hiver et du printemps jusqu’à la fin d’avril; et le surlendemain,le samedi, je me suis retrouvé solitaire […] tournant dans Alexandra Place, errant de gareen gare, déjeunant au buffet de Hamilton Station, buvant pinte sur pinte, puis longeant laSlee5 jusqu’au soir pluvieux.

(M. Butor, L’Emploi du temps, 1956)

5

10

15

20

1. que je raye de mots: su cui allineo parole.2. Ann Bailey: giovane donna inglese

di cui Revel si è innamorato, ma che trascura per scrivere le sue memorie.

3. Meurtre de Bleston: romanzo poliziesco che si svolge nella cittadina dove risiede il narratore.

4. notice: foglio contenente spiegazioni, cenni storici.

5. Slee: fiume che bagna la città.

� John Ruskin, Vue depuis ma fenêtre à Mornex,où j’ai séjourné pendant un an, 1861-62 (Kendal, AbbotHall Art Gallery).

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2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 35

Compréhension globale1. Qui parle dans l’extrait?

À qui s’adresse-t-il?

2. Définissez le décor de la scène: quels objets sont évoqués?

3. À quelle «pile» (l. 3) fait-on allusion?

4. Comment le narrateur* passe-t-il ses samedis?

5. À quoi comprenez-vous que sa vie est solitaire et qu’il s’ennuie?

Analyse du texte6. Repérez toutes les indications permettant

de reconstruire le cadre temporel:a. jour où le narrateur* commence

à écrire son journal

b. jour qui est le premier à être racontédans son journal

c. jour où il écrit la page que vousvenez de lire

7. Cerclez de couleur différente les phrasesqui se rapportent aux trois époques dontil est question dans l’extrait: temps actuel(aujourd’hui); début de l’écriture; tempspassé (raconté dans le journal).L’entrecroisement des trois couleurs vous montrera la complexité du texte et l’enchevêtrement des trois niveauxtemporels.

8. Montrez comment le texte introduit une impression de vertige.

La mort

Dans la littérature, la mort a d’abord été un objet de méditation propre à rappeler auxhommes la misère de leur condition. C’est du moins dans ce sens que les prédicateurschrétiens ont pris la mort comme thème de leurs sermons, et qu’ils en ont amplifié leseffets oratoires lors des cérémonies funèbres officielles où l’on rendait hommage auxmembres de l’élite aristocratique. Très tôt également, et ceci dès le Moyen Âge, la mort asymbolisé la marche inéluctable du temps, dont la conscience pousse les poètes à jouir del’instant présent et à exalter la vie. Cette double approche (mépriser les biens terrestres

d’un côté et en jouir profondément de l’autre) fournit unnombre inépuisable de motifs littéraires, tels que l’exhor-tation à n’espérer qu’en Dieu, la fragilité de la beauté et dela jeunesse, l’appel à profiter de tous les moments del’existence, la nécessité de donner un sens au bref passagesur la terre de l’homme.Le XIXe siècle lie très souvent les thèmes de l’amour et dela mort, tandis que la diffusion du roman policier à partirdes nouvelles* de l’écrivain américain Edgar Allan Poe,impose un autre statut à la mort: elle devient sujet d’uneénigme qui organise la trame romanesque puisque legenre* suppose que soit trouvé, à la fin de l’œuvre, l’auteurdu meurtre. Les poètes du XXe siècle introduisent uneméditation en demi-teinte sur le thème de la mort, eninsistant sur sa présence secrète et refoulée dans un uni-vers qui en rejette systématiquement l’image et la repré-sentation.

2.2

� Horace Vernet, La Ballade de Lénore ou Les Morts vont vite, 1839(Nantes, Musée des Beaux-Arts)

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36 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Jacques BénigneBossuet (1627-1704) → p. 123

C

t18«Madame1 se meurt!»

où il prêtait à la mort le rôle

de révélateur du poids des destinées

humaines.

Henriette d’Angleterre était la cousine

du roi Louis XIV, fille de Charles I

d’Angleterre et de son épouse Henriette

de France. Réfugiée à la Cour

de France après la décapitation

de son père, extrêmement brillante

et cultivée, elle meurt à l’âge

de vingt-six ans, en 1670.

L’oraison funèbre était un genre*

codifié où il s’agissait de faire l’éloge

d’un «Grand» après sa disparition.

Ordonné prêtre en 1652, Bossuet

prononce les oraisons funèbres

de plusieurs personnages de la Cour

de France et transforme le genre*

en méditation sur la mort et sur

la destinée des Grands, sur les leçons

de l’histoire et de la politique. Il avait

d’ailleurs rédigé un sermon

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendantque nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en

est la cause; et il les épargne si peu, qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du restedes hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner unetelle instruction. Il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans lasuite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit.Nous devrions être assez convaincus de notre néant: mais il faut des coups de surprise à noscœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuitdésastreuse! Ô nuit effroyable! Où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cetteétonnante nouvelle: Madame se meurt! Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappéà ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille?Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud2 de toutes parts; on trouvetout consterné, excepté le cœur de cette princesse: partout on entend des cris; partout onvoit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur3, toute la cour,et tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l’accom-plissement de cette parole du prophète: «Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mainstomberont au peuple de douleur et d’étonnement».

(J. B. Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, 1670)

5

10

15

1. Madame: alla corte di Francia, titolo attribuitoalle figure femminili della famiglia reale.

2. Saint-Cloud: anticamente, una delle residenze

del re.3. Monsieur: alla corte di Francia, il fratello del re.

Compréhension globale1. Exposez la situation dans laquelle naît ce texte.

2. De quel type de texte s’agit-il?

3. Qui sont les «grandes puissances» (l. 1) nommées par l’orateur?

4. Pourquoi Dieu frappe-t-il les grands personnages?

5. Pourquoi les hommes ont-ils besoin de «coups de surprise» (l. 7) qui leur rappellent leur néant?

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2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 37

Analyse du texte6. Recherchez dans ce texte tout ce qui relève du caractère oral (phrases courtes,

exclamations, apostrophe, invocation etc.).

7. Repérez les différents procédés rhétoriques* et les caractéristiques du langage poétique(allitérations*, assonances*, métaphores* etc.) utilisés par Bossuet.

8. Soulignez les expressions qui font appel aux sentiments des auditeurs. De quoi se nourrit le pathétique* de Bossuet?

9. Expliquez la modalité double de la phrase «Madame se meurt! Madame est morte!» (l. 10). Quelle valeur émotive ce procédé ajoute-t-il?

10. Le dernier paragraphe présente une étonnante répétition du mot «tout». Soulignez les occurrences* du mot et dites quel effet ce procédé produit sur les auditeurs.

11. Quelle est la valeur que Bossuet attribue à la mort?

Françoisde Malherbe (1555? - 1628) → vol. A, p. 174

T

t19Consolation à Monsieur Du Périer sur la mortde sa fille

profondément original, avec

des trouvailles qui s’écartent

de la convention. La fille de Monsieur

Du Périer, gentilhomme

d’Aix-en-Provence, avait cinq ans.

Ce poème date de 1598-99. Malherbe

est poète de Cour et écrit des pièces

officielles. Mais la logique et la densité

d’expression font de cette pièce

«de genre» un moment poétique

Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle,Et les tristes discours

Que te met en l’esprit l’amitié1 paternelleL’augmenteront toujours?

5 Le malheur de ta fille au tombeau descenduePar un commun trépas2,Est-ce quelque dédale où ta raison perdueNe se retrouve pas?

Je sais de quels appas3 son enfance était pleine,10 Et n’ai pas entrepris,

Injurieux ami, de soulager ta peineAvecque4 son mépris.

Mais elle était du monde, où les plus belles chosesOnt le pire destin,

15 Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,L’espace d’un matin.

Puis quand ainsi serait, que selon ta prière,Elle aurait obtenu

1. amitié: amore.2. trépas: morte.3. appas: appâts, attrattive,

bellezze.4. Avecque: (ant.) avec.

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38 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,20 Qu’en fut-il advenu?

Penses-tu que, plus vieille, en la maison célesteElle eut plus d’accueil?Ou qu’elle eut moins senti la poussière funesteEt les vers du cercueil?

25 Non, non, mon Du Périer, aussitôt que la Parque5

Ôte l’âme du corps,L’âge s’évanouit au-deçà de la barque6,Et ne suit point les morts.

[…]

Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes:30 Mais songe à l’avenir,

Aime une ombre comme ombre, et de cendres éteintes,Éteins le souvenir.

C’est bien je le confesse, une juste coutume,Que le cœur affligé

35 Par le canal des yeux vidant son amertumeCherche d’être allégé.

Même quand il advient que la tombe sépareCe que Nature a joint,Celui qui ne s’émeut pas a l’âme d’un Barbare,

40 Ou n’en a du tout point

Mais d’être inconsolable, et dedans sa mémoireEnfermer un ennui,N’est-ce pas se haïr pour acquérir la gloirede bien aimer autrui?

(F. de Malherbe, Consolation à Monsieur Du Périersur la mort de sa fille, 1607)

5. Parque: Parca, divinità infernaleche interrompe il filo della vita(per estensione, il destino).

6. barque: la barca che trasporta le anime dei defunti.

Compréhension globale1. Justifiez le titre de ce poème.

2. Deux questions ouvrent le poème.Quelle est leur fonction?

3. Quelle est la strophe* qui introduit le thème principal? Quel est ce thème?

4. Résumez le sens des arguments* par lesquels Malherbe essaie de consolerson ami Du Périer.

Analyse du texte5. Étudiez par quelles images est évoquée

la fuite du temps.

6. Quel type de phrase domine dans ce poème? Pourquoi Malherbe a-t-ilchoisi ce procédé?

7. Quelle conception de la vie et de la mortest présente dans ce poème?

8. Choisissez dans la liste qui suit des adjectifs pour définir le ton dupoème: tragique* / douloureux / détaché / dramatique* / froid / impliqué/ distant / raisonnable / romantique /insensible / passionné / emphatique.Justifiez votre choix.

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2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 39

Jeande La Fontaine(1621-95) → vol. A, pp. 239-240

U

t20La Mort et le Malheureux

appartient au premier livre du recueil.

La Fontaine l’a couplée avec une autre

fable empruntée à Ésope sur le même

thème: La Mort et le bûcheron.

Exilé volontairement en province,

à la campagne, La Fontaine

se consacre à la rédaction des Fables,

qu’il publiera une fois rentré à Paris.

La fable* qui est présentée ici

Un malheureux appelait tous les joursLa mort à son secours.

«Ô mort, lui disait-il, que tu me sembles belle!Viens vite, viens finir ma fortune1 cruelle».

5 La mort crut, en venant, l’obliger2 en effet.Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.«Que vois-je! cria-t-il, ôtez-moi cet objet!Qu’il est hideux3! que sa rencontre Me cause d’horreur et d’effroi!

10 N’approche pas, ô mort; ô mort, retire-toi».Mécénas4 fut un galant homme.Il a dit quelque part: «Qu’on me rende impotent,Cul-de-jatte, goutteux, manchot5, pourvu qu’en sommeJe vive, c’est assez, je suis plus que content».

15 Ne viens jamais, ô mort, on t’en dit tout autant6.

Le trépas vient tout guérir;Mais ne bougeons d’où nous sommes.Plutôt souffrir que mourir,C’est la devise des hommes.

(J. de La Fontaine, Fables, 1668)

1. fortune: sorte.2. l’obliger: rendergli un servizio.3. hideux: ripugnante.4. Mécénas: il poeta latino

Mecenate.5. impotent … manchot: invalido,

senza gambe, malato di gotta,monco.

6. on t’en dit tout autant: tidiciamo la stessa cosa.

Compréhension globale1. L’extrait se compose de deux épisodes

auxquels suit une conclusion. Repérezces trois parties.

2. Présentez avec vos mots une synthèse de l’histoire de la fable*.

Analyse du texte3. Cette réécriture de la fable*

se caractérise par le rythme*, la vivacité,la brièveté. Donnez quelques exemplesde ces trois qualités.

4. Cherchez dans le glossaire la définitiondu genre* de la fable*. En quoi cettepièce illustre la définition que vous aveztrouvée?

5. Relevez les aspects comiques* de la petite scène.

6. Quelle thèse veut illustrer La Fontaine?Qu’en pensez-vous?

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40 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

André Chénier(1762-94) → vol. A, p. 336

P

t21La Jeune Tarentine

et reprend un des thèmes les plus

fréquents de la poésie ancienne,

la mort d’une jeune fille dans la fleur

de l’âge et à la veille de ses noces.

Le thème de la mort est ici abordé

presque sans douleur, la mort semble

vouloir préserver la jeune beauté

de la fiancée avant que le mariage

et toutes les lourdes expériences

de l’existence ne puissent la ternir.

Imprégné de la culture

et de l’esthétique* de la Grèce antique,

André Chénier tente d’exprimer

ses sentiments et en même temps

les connaissances de son siècle dans

une forme classique: «Sur des pensers

nouveaux, faisons des vers antiques».

Ce poème, qui fut publié de manière

posthume en 1819, est précédé du

sous-titre «Élégie dans le goût ancien»

Pleurez, doux alcyons1, ô vous, oiseaux sacrés,Oiseaux chers à Thétis2, doux alcyons, pleurez.

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine.Un vaisseau la portait aux bords de Camarine3.

5 Là l’hymen4, les chansons, les flûtes, lentement,Devaient la reconduire au seuil de son amant. Une clef vigilante a pour cette journéeDans le cèdre5 enfermé sa robe d’hyménéeEt l’or dont au festin ses bras seraient parés

10 Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés. Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,Le vent impétueux qui soufflait dans les voilesL’enveloppe. Étonnée, et loin des matelots,Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.

15 Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine.Son beau corps a roulé sous la vague marine.Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d’un rocherAux monstres dévorants eut soin de la cacher. Par ses ordres bientôt les belles Néréides

20 L’élèvent au-dessus des demeures humides,La portent au rivage, et dans ce monumentL’ont, au cap du Zéphyr6, déposé mollement. Puis de loin à grands cris appelant leurs compagnes,Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes,

25 Toutes frappant leur sein et traînant un long deuil,Répétèrent: «hélas!» autour de son cercueil. Hélas! chez ton amant tu n’es point ramenée.Tu n’as point revêtu ta robe d’hyménée.L’or autour de tes bras n’a point serré de nœuds.

30 Les doux parfums n’ont point coulé sur tes cheveux.

(A. Chénier, Bucoliques, 1819)

1. alcyons: uccelli marini fantastici.2. Thétis: Teti, una delle Nereidi,

divinità marine.3. Camarine: Camarina, porto della

Sicilia.4. hymen: (lett.) nozze.5. cèdre: baule di legno di cedro.6. Zéphyr: promontorio della

Magna Grecia.

Page 38: La conscience du temps et la mort Le sacré et l’absurde ...€¦ · Unité 2 La conscience du temps et la mort Unité 3 Le sacré et l’absurde Il y avait d’abord la solitude,

2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 41

Compréhension globale1. Qui est la jeune Tarentine?

2. Exposez les points principaux de sonhistoire tels que nous les apprenons dans le poème.

3. Dégagez dans le poème les phases de progression de la narration*.

Analyse du texte4. Pourquoi le poète demande-t-il aux

alcyons de pleurer? Quel est l’effetd’anticipation de ce procédé?

5. Où et par quels mots est annoncée lamort de la jeune Tarentine? Quelles ensont les circonstances réelles? Comments’appelle la figure de rhétorique* qui

consiste à atténuer une expression jugéetrop brutale?

6. Quelle est la fonction de cette annoncepar rapport à la structure du poème?

7. Quels sont les objets de la mariéeévoqués dans le poème?Que suggèrent-ils?

8. Que font les Néréides après la mort de Myrto? Et les Nymphes?

9. Quelle image conclut le poème? Quelle uniformité de structure trouvez-vous dans les quatre derniersvers? Que signifie cette répétition?

10. Précisez quelle est l’image de la mortsuggérée par les vers de Chénier.

Victor Hugo(1802-85) → vol. B, pp. 44-47

D

t22«Demain dès l’aube…»

les sépare, le tombeau».

Le poète s’adresse directement

à la jeune femme, morte avec

son mari au cours d’une excursion,

comme dans un dialogue habituel

entre un père et sa fille.

Bouleversé par la mort de sa fille

le 4 septembre 1843, Victor Hugo

organise son recueil de poèmes

Les Contemplations en deux livres,

Autrefois (1830-43) et Aujourd’hui(1843-55), et il déclare: «un abîme

Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.

J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

5 Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit,Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,10 Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur1,

Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombeUn bouquet de houx2 vert et de bruyère3 en fleur.

3 septembre 1847

(V. Hugo, Les Contemplations, 1856)

1. Harfleur: città vicina a Le Havre.La figlia di Hugo, Léopoldine,era morta annegata nonlontano.

2. houx: agrifoglio.3. bruyère: erica.

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Compréhension globale1. Quelle est l’image qui ouvre le poème?

Quelle impression recevons-nous après la lecture de la première strophe*?

2. Quelle est la destination du voyageannoncé?

3. Que fera le poète au cours de cevoyage?

4. Expliquez «et le jour pour moi seracomme la nuit» (v. 8).

5. Que fera-t-il une fois arrivé?

Analyse du texte6. Quels sont les deux pronoms répétés?

Lequel domine? Pourquoi?

7. Peut-on dire que le voyage annoncé

est un voyage intérieur? Repérez les expressions et les images qui le justifient.

8. Le poème présente un jeu subtil de répétitions, de sonorités, de rimes*intérieures qui accentuent sa musicalitéet traduisent parfois le rythme de la marche. Repérez-les.

9. Tout le poème traduit la tristesse dupoète. Quels vers traduisent sa solitude?

10. Quel effet Victor Hugo obtient-il en réservant à la fin du poème le but de son voyage?

11. Dans quelle mesure les indicationsbiographiques sont-elles nécessaires pour la compréhension du poème?

42 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Georges Simenon (1903-89) → p. 124

L

t23«La Comtesse de Saint-Fiacre était morte»

du château de la Comtesse de

Saint-Fiacre. On lui annonce qu’un

crime doit avoir lieu dont la victime

devrait être Madame de Saint-Fiacre

elle-même. Maigret assiste à la messe

dans l’église du village; à la fin

de la célébration il constate avec

le sacristain que la Comtesse est morte.

Le commissaire Maigret, qui a atteint

une renommée mondiale,

est le protagoniste de la plupart

des romans policiers écrits par

Simenon. Ici Maigret a été appelé

par une lettre anonyme dans le village

où il a passé son enfance et sa jeunesse

et où son père était le régisseur

Le sacristain qui avait terminé sa tâche regarda Madame de Saint-Fiacre. Une hési-tation passa sur son visage. Au même moment le commissaire s’avança.

Ils furent deux tout près d’elle à s’étonner de son immobilité, à chercher à voir le visage quecachaient les mains jointes. Maigret, impressionné, toucha l’épaule. Et le corps vacilla, comme si son équilibre n’eût tenuqu’à un rien, roula par terre, resta inerte. La Comtesse de Saint-Fiacre était morte.On avait transporté le corps dans la sacristie où on l’avait étendu sur trois chaises mises côteà côte. Le sacristain était sorti en courant pour aller chercher le médecin du hameau. […]Maigret regardait autour de lui ce décor immuable auquel trente années n’avaient changéaucun détail. Les burettes1 étaient à la même place et la chasuble2 préparée pour la messesuivante, et la robe et le surplis3 de l’enfant de chœur4.

1. burettes: ampolle dell’acqua e del vino per la Messa.

2. chasuble: pianeta (veste che il sacerdote

indossa per celebrare la Messa).3. surplis: tunica.4. enfant de chœur: chierichetto.

5

10

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2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 43

Le jour sale qui pénétrait par une fenêtre en ogive délayait les rayons d’une lampe à huile.Il faisait à la fois chaud et froid. Le prêtre était assailli par des pensées terribles. «On ne peut pourtant pas prétendre...»Un drame! Maigret ne comprit pas tout d’abord. Mais des souvenirs de son enfance conti-nuaient à remonter comme des bulles d’air.«… Une église où un crime a été commis doit être à nouveau sanctifiée par l’évêque…»Comment pouvait-il y avoir eu uncrime? On n’avait pas entendu decoup de feu! Personne ne s’étaitapproché de la comtesse! Pendanttoute la messe, Maigret ne l’avait pourainsi dire pas quittée des yeux! Et il n’y avait pas de sang versé, pasde blessure apparente!

(G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, 1932)

Compréhension globale1. Racontez brièvement l’action* qui se

déroule dans cet extrait.

2. Quel est le décor? Dessinez la scène.

3. Quels sont les personnages? Présentez-les avec vos mots.

Analyse du texte4. Relevez les mots et les expressions

qui fournissent une indication temporelleet dégagez le plan temporel de l’action.

5. Quels indices préparent le lecteur à l’annonce de la mort de la Comtesse?

6. Quel effet a cette annonce? Elle suscitedeuil, douleur, consternation ou quoi?

7. Les phrases, généralement courtes,décrivent plutôt les actions des personnages ou leurs sentiments?

8. Le rythme* de la scène est-il rapide ou lent? À quoi ce rythme* est-il dû?

9. À qui doit-on rapporter les interrogationset les exclamations finales? Qu’est-ce qu’elles représentent?

10. Étudiez les points de vue* narratifs de l’extrait: où avons-nous un narrateuromniscient*? Où domine le point de vue* de Maigret?

11. La mort a un aspect particulier dans le genre* policier: relevez sa fonction et la manière dont elle est présentée.

� Jean-Baptiste Camille Corot, Intérieur d’église, 1865-70 (Madrid, Thyssen-Bornemisza Museum).

15

20

25

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Compréhension globale1. Identifiez les deux pronoms personnels

qui apparaissent dans le poème.

2. Définissez la situation dans ses élémentsglobaux.

3. Pourquoi l’enfant veut-il interrompre son grand-père?

4. À quelle guerre le poète fait-il allusion dans le poème? À quoi le comprenez-vous?

5. Quels sont les traits les plus marquantsdu grand-père?

6. Qui parle dans les deux derniers vers?

Analyse du texte7. Relevez les éléments spatio-temporels

du texte.

8. Identifiez l’opposition passé/présent:soulignez différemment les parties du poème qui s’y rapportent.

9. Comment comprenez-vous le titre de ce poème?

10. Quel aspect de la mort souligne ici le poète?

44 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Jean-PierreLemaire (né en 1948) → pp. 123-124

Qt24

Paroles et musiqueL’évocation du grand-père entraîne

une réflexion sur le présent du poète,

doublement attiré par la musique

et la poésie.

Le recueil Le Chemin du cap est

pour l’essentiel un hommage

au grand-père maternel du poète

qui venait de mourir.

Quand il fredonnait, un canif sur les lèvresUne ancienne berceuse1 allemande, aussitôt

Tu voulais l’interrompre en lui fermant la boucheCroyant qu’étaient moqueurs ces mots étrangers

5 Qu’il rendait si doux, resté germanophileMalgré les tranchées où il perdit deux doigtsEt presque toute foi en la littérature.Est-ce pour cela que les grands nuagesÀ fond plat qui faisaient de l’ombre sur la Seine

10 Amarrés le soir au tronc des peupliersÉtaient pleins de statues ou de symphonies?Il savait pourtant des histoires, des noms:Le passé de l’Europe était dans la forêtOù il montrait la grotte de Kosciuszko2.

15 Tu as tout perdu lorsque les grands nuagesQui t’emportaient derrière un étendard fantômeComme les enfants privés de baptêmeDans l’Enfer de Dante, ont crevé sur la mer.Tu les revois passer, vides à présent

20 Comme une accouchée3, et tu n’as pas écritLa moindre note. Il n’y a que les mots Qui ont peu à peu poussé comme l’herbeAprès le Déluge, aujourd’hui sur sa tombe.Si tu écoutes bien, la musique aussi

25 Est là: elle accompagne le vers en silence.

(J.-P. Lemaire, Le Chemin du cap, 1993)

1. berceuse: ninnananna.2. Kosciuszko: patriota polacco

(1746-1817), combatté contro irussi che occupavano il suoPaese.

3. accouchée: puerpera.

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Unité 3Le sacré

et l’absurdeLe sacré fait partie de la condition humaine, carl’homme est dominé par une tension continue versquelque instance qui le dépasse, vers des valeurs quise situent au delà de la sphère de ses expériences etde ses sensations physiques. Devant les grands mys-tères du monde, l’homme cherche à domestiquerl’au-delà de son savoir, de son pouvoir, de sonespoir. Dans ce but, il transmet des récits et desmythes, il observe des règles et des rites, il définit saplace grâce à des initiations et à des mystères.Il faut distinguer à l’origine la séparation entre ce quirelève du sacré et ce qui relève du profane. On vientde voir qu’étymologiquement le mot sacré désigne cequi est séparé et circonscrit, alors que le mot profanesitue ce qui se trouve «hors du temple», où se célè-brent les rites religieux. La vie se construit sur l’équi-libre entre ces deux domaines.Le sacré est donc une particularité humaine fonda-mentale liée à la tentative de se concilier la natureet de surmonter la mort. Si d’un point de vue ration-nel on se méfie des mythes et des rites jugés obscu-rantistes, dans le monde moderne de plus en pluslaïque leur fonction veut être remplie par la techno-logie et l’homme se retrouve ainsi seul dans l’univers.C’est à partir de ce constat, de la prise de consciencede l’écart entre l’homme et l’irrationalité de ce quil’entoure, que l’absurde acquiert son importance.Le mot absurde est très difficile à définir. Albert Camuspropose comme définition: «confrontation de l’irra-tionnel du monde et de ce désir éperdu de clarté dontl’appel résonne au plus profond de l’homme». Auniveau littéraire, cela pose aux écrivains le problèmede pouvoir exprimer rationnellement ce qui est irra-tionnel. On verra dans le pages qui suivent commentce problème a été abordé par différents auteurs.

DANS LES DICTIONNAIRES ÉTYMOLOGIQUES

sacré, emprunté au latin sacer, désigne ce qui

appartient au monde du divin. Dans la religion

ancienne, le domaine du sacré est séparé et opposé

au «profane», ce qui est «hors du temple»,

c’est-à-dire tout ce qui appartient à la vie courante

des hommes. Le passage d’un domaine à l’autre

s’effectue au moyen de rites.

Le caractère d’interdit et d’inviolable du sacré explique

le double sens du mot («sacré» et «maudit») qu’on

retrouve dans le langage familier et courant, où il est

employé pour renforcer un terme injurieux ou avec

une nuance d’admiration ou d’ironie: Sacré menteur!

(Che razza di bugiardo!); Il a une sacrée chance

(Ha una fortuna sfacciata); Une sacrée jolie fille

(Una gran bella ragazza).

Le sacré est à différencier de «religieux», qui indique

plutôt les rapports entre l’être humain et un pouvoir

surnaturel.Absurde, emprunté au latin absurdus qui signifie

dissonant, est formé de ab-, à, et de surdus, sourd,

inaudible. Le sens moderne apparaît déjà en latin,

dans l’acception de ce qui ne s’accorde pas

avec la logique. En ancien français, le mot désigne tout ce qui est

contraire à la raison et se situe au delà des

explications rationnelles que l’homme peut fournir.

Au XXe siècle, le mot prend aussi le sens philosophique

de privé de sens logique, qui se rapporte à toute

réalité phénoménale.

EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES

sacré (participe passé du verbe sacrer) nom et adjectif

masculin: ce qui appartient à un domaine séparé,

interdit et inviolable et fait l’objet d’un sentiment

de révérence plus ou moins religieux.

absurde nom et adjectif masculin: ce qui est contraire

à la raison, au sens commun, ce qui est aberrant,

insensé. Après la Seconde guerre mondiale apparaît

une littérature pour laquelle la vie n’a ni sens donné,

ni finalité («les écrivains de l’absurde»).

� Détail de la Tapisserie de l’Apocalypse, Angers, Château du roi René,XIVe siècle. Vision de la grande prostituée: une femme se regarde dans un miroir et se peigne avec un peigne double.

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46 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

La conditionhumaine face au sacréLes premiers textes littéraires du Moyen Âge ont été d’abord des textes relatant la vie desSaints (Sainte Eulalie, Saint Alexis). La littérature d’expression française est indissociable-ment liée à une certaine conception du sacré, c’est-à-dire le sacré chrétien. Les préoccu-pations spirituelles ont ainsi souvent tourmenté les écrivains tout particulièrement au XVIIe

siècle, à l’époque classique.Dans les siècles qui suivent le sentiment du sacré continue de s’exprimer tout particulière-ment dans le cadre de la religion catholique; mais la littérature permet l’expression deformes diverses de ce sentiment, que ce soit dans le cadre de la nature, ou d’un christianis-me renouvelé ou, enfin, dans l’approche d’un mystère qui refuse toute institution religieuse.

3.1

Textes et auteurs

Blaise Pascal(1623-62) → vol. A, pp. 197-198

T

t25Que l’homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien ni la justice

l’homme a tout à gagner de l’existence

de Dieu et il a tout à perdre

à présupposer un ciel vide. Dans cette

perspective, le rapport avec le sacré

se fonde sur les certitudes du cœur

aussi bien que sur les certitudes

de nature rationnelle.

Dans cet extrait Pascal affirme

que le désir d’un bonheur immuable –

et jamais acquis – qui habite tous les

hommes, témoigne de l’existence d’un

bonheur véritable à jamais perdu.

Le vide qu’il a laissé ne peut être

rempli que par le sentiment du divin.

Les Pensées sont des fragments

de textes rassemblés par Pascal dans

la dernière partie de sa vie en vue

de la rédaction d’une apologie

de la religion chrétienne. Prenant acte

des nouvelles découvertes scientifiques

qui ont contribué à «chasser» Dieu

du monde physique, Pascal met

au centre de sa réflexion un Dieu

caché, dont il affirme l’existence

en proposant un «pari» qui est resté

fameux: l’humanité serait dans

un désespoir absolu si Dieu n’existait

pas; il faut donc parier sur Dieu car

Tous les hommes recherchent d’être heureux; cela est sans exception; quelques diffé-rents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à

la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux,accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cetobjet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont sependre.Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivéà ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent: princes, sujets; nobles, rotu-

5

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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 47

riers1; sains, malades; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions.Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notreimpuissance d’arriver au bien par nos efforts; mais l’exemple nous instruit peu […]. Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefoisdans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la tracetoute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant deschoses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes inca-pables, parce que le gouffre2 infini ne peut être rempli que par un objet infini, c’est-à-direque par Dieu même?

(B. Pascal, Pensées, 1669)

Compréhension globale1. Quel est d’après Pascal le vrai motif de toutes les actions humaines?

2. Qu’affirme-t-il dans le deuxième paragraphe?

3. D’après quoi postule-t-il l’existence d’un bonheur autrefois acquis à l’homme?

Analyse du texte4. Résumez la prémisse contenue dans le premier paragraphe.

5. Dans le deuxième paragraphe, l’énumération est structurée de manière très particulière.Suivant quelle logique?

6. Le texte s’articule sur un couple d’oppositions: bonheur-avidité/manque-impuissance.Repérez dans le dernier paragraphe les mots qui se rapportent aux deux termes du couple. À quel réseau lexical* se rattachent-ils?

Bonheur Impuissance d’atteindrele bonheur

7. À quelle conclusion Pascal nous amène-t-il? Par quels moyens logiques?

8. Quelle est enfin la thèse dont Pascal veut nous persuader?

� Philippe de Champaigne, Vanitas, XVIIe siècle(Le Mans, Musée de Tessé).

10

15

1. roturiers: plebei,non nobili di nascita.

2. gouffre: abisso.

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Compréhension globale1. Quels sont les différents personnages

de cette scène? Qui est l’enfant?

2. Quels personnages sont difficiles à identifier ou peuvent se confondre?

3. Quelles sont les lois qui régissent cet univers?

Analyse du texte4. Quels sont les éléments avec lesquels

le poète entre en contact?

5. Qui peut être la déesse voilée quepoursuit le poète? Liberté / beauté /amour / jouissance / joie.

6. Comment interprétez-vous «les camps

d’ombre» (l. 2)? Et«les pierreries» et les «ailes» (l. 3-4)?

7. Cherchez dans le dictionnaire ladéfinition du mot «illumination». En quoiconsiste l’ambiguïté de ce mot appliquéau texte que vous venez de lire?

8. La dernière phrase invite à une relecturedu texte. Pourquoi?

9. Quel type de relation s’établit entre lepoète, la nature, le divin? Quel sens dusacré propose ici Rimbaud? Choisissez parmi ces options et justifiezvotre réponse: religieux / naturel /sensuel / austère / transcendant /physique.

48 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Arthur Rimbaud (1854-91) → vol. B, pp. 126-128

J

t26Aube

qui mêle impressions subjectives

et associations libres.

Cinq paragraphes sont encadrés

par deux vers blancs* tendant vers

l’octosyllabe* (première et dernière

ligne du texte).

Dans Aube, qui fait part du recueil

Illuminations (1886), Rimbaud essaye

de saisir le moment fugace du lever

du soleil non par une description

réaliste mais à travers une perception

intérieure, tout à fait personnelle,

J’ai embrassé l’aube d’été.Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre ne

quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pier-reries1 regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise2 fut, dans le sentier déjà rempli de frais et blêmes éclats, une fleurqui me dit son nom.Je ris au wasserfall3 blond qui s’échevela4 à travers les sapins: à la cime argentée je reconnusla déesse.Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine où je l’ai dé-noncée5 au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant commeun mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’aisenti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.Au réveil il était midi.

(A. Rimbaud, Illuminations, 1886)

5

10

1. pierreries: pietre preziose.2. entreprise: conquista.3. wasserfall: parola tedesca per «cascata

(d’acqua)».

4. s’échevela: si scapigliò (allusione agli schizzi chefrantumano l’acqua della cascata).

5. dénoncée: annunciata.

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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 49

Compréhension globale1. Décrivez le tableau défini par le poème.

2. Donnez un autre titre au poème à partirde la sensation principale qu’il évoque.

Analyse du texte3. Relevez les éléments visuels de cette

description: quelles couleurs dominent?

Quelles réflexions inspirent-elles?

4. Identifiez les rythmes* des vers et donnez-leur un sens. Quel est lemouvement le plus significatif?

5. Analysez la valeur des sonorités surtoutdans les rimes*. Quelles sensationsévoquent-elles?

Francis Jammes(1868-1938) → p. 123

P

t27Deux Quatrains

du «dépouillement, fruit

de l’abnégation, de la longue patience»

qui évite tout développement inutile.

Les deux exemples qui suivent

montrent le caractère concentré

et essentiel de cette forme poétique,

qui n’ignore pas l’émotion mais

la soumet à un contrôle strict.

Ils permettent de comprendre que pour

Jammes la nature est à l’origine

d’expériences profondes et mystiques.

Au dire de l’auteur, les Quatrains sont

passés inaperçus en France quand

le recueil parut au début des années

1920, mais leur forme concise

«a enthousiasmé le Japon»: c’est une

allusion aux compositions poétiques

classiques japonaises nommées

«haïkus»*, qui présentent quelques

analogies avec ces poèmes de Jammes.

Les quatre recueils des Quatrainscorrespondent à un art

Pastorale

Des brebis pacageaient1 près des ruines d’un mur,La source où nous buvions était pleine d’air pur.Mon enfant s’était endormi sous l’aubépineDe la montagne. Au loin luisait la mer divine.

(F. Jammes, Le Livre des Quatrains, 1923-25)

1. pacageaient: pascolavano.

� Raoul Dufy, Le Grand arbre à Saint Maxime, 1942 (Nice,Musée des Beaux Arts).

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50 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Jean Grosjean(1912-2006)

M

t28Midi

Cette œuvre, en même temps qu’elle

découvre et célèbre dans la nature

l’omniprésence de Dieu, accuse

son silence et interroge le mystère

de la Création. Le monde constitue

donc un signe, le poète tente d’en faire

le fidèle constat.

Dans ce poème appartenant au recueil

publié en 1991, Grosjean exprime

sa religiosité particulière, fruit

et aboutissement des crises par

lesquelles il est passé: ordonné prêtre

en 1939, il se sépare plus tard

de l’Église catholique et se marie.

Midi arrive comme un triomphe.Usé le matin, tassées1 les ombres,

vains les abois2, las les oiseaux,ouvertes les portes. Et le soleil sur les seuils.

5 Des odeurs de cuisine vont par les rues.Je ferme les yeux, j’entends régner midiet la brouette3 qui revient du jardin.Je sais que passent les guêpes4 sur la clôtureet que l’air chaud tremble sur la campagne

10 comme un dieu qui songe à son dieu.

(J. Grosjean, La Lueur des jours, 1991)

1. tassées: compatte.2. les abois: l’abbaiare.3. brouette: carriola.4. guêpes: vespe.

SCompréhension globale1. Décrivez la scène présentée par le poème.

2. Quelle est l’atmosphère qui se dégage de ce quatrain*? Est-ce une scèneinusuelle?

3. Pourquoi Emmaüs?

Analyse du texte4. Identifiez les rythmes* des vers et faites

une comparaison avec le premierquatrain*. Relevez les analogies et les différences.

5. Étudiez l’effet formel et sonore créé par la position des mots «crépuscule… crépuscules» et «voyageur… voyageurs».

6. Relevez la relation entre Dieu et legrillon: quel sentiment doit-elle évoquer?

ÉlargissementÉtudiez la façon dont Jammes évoque la viequotidienne en y mêlant le surnaturel etfaisant sentir la présence du sacré.

Atelier d’écritureÀ propos de ses quatrains*, Jammes faitallusion à une forme de la poésie japonaisequi s’appelle «haïku»*. Après avoir lu la définition de haïku* dans le glossaire, en vous inspirant aussi des quatrains* de Jammes, écrivez deux ou trois haïkus*.

Sur le chemin d’Emmaüs1

Un crépuscule doux entre les crépuscules:Le voyageur parlait aux autres voyageursEt le grillon donnait sa note que modulentLes doigts de Dieu posés sur les mondes des cœurs.

(F. Jammes, Le Livre des Quatrains, 1923-25)

1. Emmaüs: villaggio dellaPalestina in cui Gesù apparve a due discepoli dopo la resurrezione.

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Compréhension globale1. Décrivez la scène du midi présentée

par le poème.

2. Expliquez la comparaison* «comme un triomphe» (v. 1).

3. Quand le poète ferme les yeux, qu’est-cequ’il entend?

Analyse du texte4. Étudiez la répartition des accentuations

et les sonorités (assonances* et allitérations*) des vers 2 à 4. Quel rythme* les accents* et les sonorités donnent-ils à ces vers?

5. Quelle forme grammaticale est employéepour représenter les éléments du décor?Quel effet particulier ce choix obtient-il?

6. Repérez les mots et les expressions

qui évoquent une atmosphère de paix et de silence.

7. Comment pouvez-vous interpréter le dernier vers?

Atelier d’écriture Écrivez un poème d’après la matrice qui vous est proposée et qui reprend en partie la structure du texte de Grosjean:1er vers: Midi arrive comme… (ou Midi est comme…)2e, 3e et 4e vers: six objets et/ou bruitsprécédés d’un adjectif5e vers: évocation d’une odeur6e et 7e vers: Je ferme les yeux. J’entends…8e et 9e vers: Je sais que…10e vers: terminez avec une autre similitude*.

3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 51

La conditionhumaine face à l’absurde

Lorsque le philosophe alle-mand Friedrich Nietzsche(1844-1900) écrivit la célèbrephrase «Dieu est mort», ilintroduisit une rupture défini-tive dans la conception dumonde que l’Occident chré-tien s’était construite depuisle Moyen Âge. Si la véritén’était plus garantie par uneinstance supérieure et abso-lue, quel sens pouvait-on don-ner au monde? Après que, à la fin du XIXe siècle,les poètes ont lancé des invectives contre la divini-té à la suite de Baudelaire (Rimbaud dans Une saisonen enfer et Lautréamont dans Les Chants de Maldoror), leXXe siècle tire toutes les conséquences de cette perte dusens en s’appuyant sur la philosophie existentialisteathée de Jean-Paul Sartre et sur la réflexion d’AlbertCamus à propos de l’absurde.

3.2

� Hans Georg Rauch, dessin illustrant le drame de l’homme moderne en quête de sa propre identité.

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52 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

1. Velléda: statua che rappresenta un’eroinagermanica della lotta contro i Romani.

2. serre de vautour: artiglio di avvoltoio.3. faux-semblant: apparenza ingannevole.

Jean-Paul Sartre (1905-80) → vol. B, pp. 290-296

D

t29«Ma mort même eût été de trop»

et doucement horrible de toutes

ses sensations: c’est la Nausée»

(texte de présentation de Sartre).

Dans cet épisode le narrateur*,

se promenant dans un jardin public,

éprouve un brusque sentiment

d’horreur devant la prolifération

absurde du monde.

La Nausée est le premier roman

de Sartre. Le narrateur* Antoine

Roquentin consigne dans un journal

la perte des illusions sur lesquelles

se fondait sa vie. Dans le port

normand de Bouville, «au milieu

des féroces gens de bien», il commence

sa «véritable aventure,

une métamorphose insinuante

De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda1 [...].Et moi – veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées – moi aussi

j’étais de trop [...]. Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de cesexistences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sangsur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût étéde trop dans la terre qui l’eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et netscomme des dents eussent encore été de trop: j’étais de trop pour l’éternité.Le mot d’Absurdité naît à présent sous ma plume; tout à l’heure, au jardin, je ne l’ai pas trou-vé mais je ne le cherchais pas non plus, je n’en avais pas besoin: je pensais sans mots, surles choses, avec les choses. L’absurdité, ce n’était pas une idée dans ma tête, ni un soufflede voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou serrede vautour2, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j’avais trou-vé la clé de l’Existence, la clé de mes Nausées, de ma propre vie. De fait tout ce que j’ai pusaisir ensuite me ramène à cette absurdité fondamentale. Absurdité: encore un mot; je medébats contre des mots; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractèreabsolu de cette absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommesn’est jamais absurde que relativement: par rapport aux circonstances qui l’accompagnent.Les discours d’un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à la situation où il se trouvemais non par rapport à son délire. Mais moi, tout à l’heure, j’ai fait l’expérience de l’absolu:l’absolu ou l’absurde. Cette racine, il n’y avait rien par rapport à quoi elle ne fût absurde. Oh!Comment pourrais-je fixer ça avec des mots? Absurde: par rapport aux cailloux, aux touffesd’herbe jaune, à la boue sèche, à l’arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible; rien– pas même un délire profond et secret de la nature – ne pouvait l’expliquer. [...]L’essentiel, c’est la contingence. Je veux dire que, par définition l’existence n’est pas lanécessité. Exister c’est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencon-trer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça.Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire etcause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence: la contingence n’estpas un faux-semblant3, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent lagratuité parfaite.

(J.-P. Sartre, La Nausée, 1938)

5

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15

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30

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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 53

Compréhension globale1. Décrivez la situation dans laquelle

le narrateur* se trouve au début del’extrait, les sensations qui l’envahissent.

2. Il y a une expression plusieurs foisrépétée dans la description initiale: elle a la fonction de transmettre la sensationde la nausée et le sentiment de l’absurde.Laquelle?

3. Divisez le texte en paragraphes et identifiez la fonction de chacun.

Analyse du texte4. Repérez dans l’extrait les éléments

caractéristiques du journal intime:l’emploi de la première personne, les indices temporels («tout à l’heure»)etc. Continuez la recherche.

5. Par quel passage l’épisode romanesqueprend-il une valeur de méditationphilosophique?

6. Repérez dans l’extrait les mots essence,essentiel, existence, contingence,nécessité. Recherchez dans undictionnaire leur définition philosophique,puis relisez l’extrait.

Albert Camus(1913-60) → vol. B, pp. 301-306

I

t30«Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi»

se sent innocent dans la mesure

où la nature indifférente l’a poussé

à l’acte; il n’a fait qu’obéir

à l’écrasement provoqué par la chaleur

et la lumière. À son tour, il est écrasé

par la société. L’institution judiciaire

le condamne à mort et va perpétrer

un meurtre légal dont l’absurdité égale

celle qu’elle juge. Dans les dernières

pages, il reçoit dans sa cellule la visite

de l’aumônier.

Paru en 1942, le roman L’Étranger met

en scène le personnage de Meursault,

un petit employé d’Alger qui vit comme

s’il était «étranger» au monde et aux

sentiments. Son attitude de révolte

le laisse solitaire face à l’absurdité

de la vie.

Cet extrait se situe à la fin du roman.

Meursault se trouve livré à la justice

pour avoir commis un crime: il a tué

un Arabe sur la plage. Mais Meursault

Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j’ai tenté de luiexpliquer une dernière fois qu’il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre

avec Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l’appelais «mon-sieur» et non pas «mon père». Cela m’a énervé et je lui ai répondu qu’il n’était pas mon père:il était avec les autres.«Non, mon fils, – a-t-il dit en mettant la main sur mon épaule. – Je suis avec vous. Mais vousne pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour vous».Alors je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crierà plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le collet de sasoutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joieet de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas? Pourtant aucune de ses certitudes ne valaitun cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort.Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui,sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins je tenais

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54 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Compréhension globale1. Résumez la scène présentée dans

cet extrait.

2. Quelle est la réaction de Meursault auxpropos du prêtre? Qu’est-ce qui le met surtout en colère?

3. Mettez en relief ce qui différencie lavision de l’existence de l’aumônier de celle du protagoniste.

4. Pourquoi Meursault est-il sûr de lui, sûrde tout? Qu’entend-il dire par ces mots?

5. En quoi sa vie a-t-elle été «absurde»(retenez en particulier les phrases après«Rien, rien n’avait d’importance», l. 19)?Choisissez parmi ces options: Meursault se sent étranger à tout et àtous / il a tué un homme / l’amour n’a

pas d’importance / la vie n’a pas de sens/ Dieu n’existe pas / tout est mensonge.

Analyse du texte6. Soulignez les phrases qui appartiennent

au récit romanesque et celles qui sont les méditations métaphysiquesdu narrateur*.

7. Étudiez la progression rapide de la colèrede Meursault au niveau de la syntaxe et du choix des mots.

8. Marquez les phrases-clés qui conduisentde la colère à la conclusion de sonraisonnement.

9. Comment expliquez-vous la révolte de Meursault?

cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujoursraison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et jen’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après?C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube oùje serais justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savaitpourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, unsouffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et cesouffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plusréelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’im-portaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devaitm’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mesfrères. Comprenait-il, comprenait-il donc? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que desprivilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi on le condamnerait.

(A. Camus, L’Étranger, 1942)

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� Nikolaj Romadin, Visages, 1981.

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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 55

Samuel Beckett(1906-89) → vol. B, pp. 238-239

E

t31En attendant Godot

rendez-vous. Mais Godot ne viendra

jamais. Leur vaine attente figure

la condition humaine vouée à

l’absurde d’une marche vers quelque

chose qui ne se révèle jamais.

L’extrait se trouve au début de la pièce.

Aucune intrigue* ne se noue.

Dans cette pièce célèbre dont

on possède une version en anglais,

écrite plus tard par l’auteur lui-même,

deux personnages aux allures

de clochards, Vladimir et Estragon,

tuent le temps en attendant un certain

Godot avec qui ils ont prétendument

[On attend.]ESTRAGON Qu’est-ce que nous avons fait hier?

VLADIMIR Ce que nous avons fait hier?ESTRAGON Oui.VLADIMIR Ma foi… [Se fâchant] Pour jeter le doute, à toi le pompon1.ESTRAGON Pour moi, nous étions ici.VLADIMIR [Regard circulaire] L’endroit te semble familier?ESTRAGON Je ne dis pas ça.VLADIMIR Alors?ESTRAGON Ça n’empêche pas.VLADIMIR Tout de même… cet arbre… [Se tournant vers le public] cette tourbière...ESTRAGON Tu es sûr que c’était ce soir?VLADIMIR Quoi?ESTRAGON Qu’il fallait attendre?VLADIMIR Il2 a dit samedi. [Un temps] Il me semble.ESTRAGON Après le turbin3.VLADIMIR J’ai dû le noter. [Il fouille dans ses poches archibondées de saletés de toutes sortes.]ESTRAGON Mais quel samedi? Et sommes-nous samedi? Ne serait-on pas plutôt dimanche? Oulundi? Ou vendredi?VLADIMIR [Regardant avec affolement autour de lui, comme si la date était inscrite dans

le paysage] Ce n’est pas possible.ESTRAGON Ou jeudi.VLADIMIR Comment faire?ESTRAGON S’il s’est dérangé pour rien hier soir, tu penses bien qu’il ne viendra pas aujour-d’hui.VLADIMIR Mais tu dis que nous sommes venus hier soir.ESTRAGON Je peux me tromper. [Un temps] Taisons-nous un peu, tu veux?VLADIMIR [Faiblement] Je veux bien [Estragon se rassied. Vladimir arpente4 la scène avec

agitation, s’arrête de temps en temps pour scruter l’horizon. Estragon s’endort.

Vladimir s’arrête devant Estragon.] Gogo5…[Silence] Gogo … [Silence] Gogo! [Estragon

se réveille en sursaut.]ESTRAGON [Rendu à toute l’horreur de sa situation] Je dormais. [Avec reproche] Pourquoitu ne me laisses jamais dormir?

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1. à toi le pompon: sei il primo, il migliore.2. Il: si tratta di Godot.3. turbin: riferimento alle prime parole di una

canzone popolare molto celebre in quegli anni,Viens poupoule: «le sam’di soir après l’turbin,

l’ouvrier parisien…». Turbin è una parola diargot* che significa lavoro.

4. arpente: percorre a lunghi passi.5. Gogo: credulone.

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56 Parcours f LA CONDITION HUMAINE

Compréhension globale1. Comment expliquez-vous le «on»

de la première didascalie*?

2. Présentez les trois personnages: deux enscène, l’autre évoqué. Pouvez-vous pourchacun décrire les traits de caractère?

3. Le décor: est-il précisé?

4. Le temps: est-il défini?

5. En quoi cette scène s’oppose-t-elle à la scène d’exposition traditionnelle?

6. Vladimir et Estragon: que font-ils danscette scène? Arrive-t-il quelque chose quifasse avancer l’action* dramaturgique?

7. Si vous deviez donner un titre à cettescène, que choisiriez-vous?

Analyse du texte8. Quel rôle est dévolu aux didascalies*?

9. Analysez le rythme* dans cette scène, par quoi est-il provoqué?

10. Analysez la place prise par les silences et dégagez leur valeur dramaturgique.

11. Quelle communication* est adresséeimplicitement au public?

12. Quels sont les éléments comiques* dans cette scène? Repérez-les.

13. On a parlé à propos de cette pièce de «sketch tragique*». Comment pouvez-vous justifier cette appellation?

VLADIMIR Je me sentais seul.ESTRAGON J’ai fait un rêve.VLADIMIR Ne le raconte pas!ESTRAGON Je rêvais que…VLADIMIR NE LE RACONTE PAS!ESTRAGON [Geste vers l’univers] Celui-ci te suffit? [Silence] Tu n’es pas gentil Didi. À quiveux-tu que je raconte mes cauchemars privés, sinon à toi?VLADIMIR Qu’ils restent privés. Tu sais bien que je ne supporte pas ça.ESTRAGON [Froidement] Il y a des moments où je me demande si on ne ferait pas mieux dese quitter.VLADIMIR Tu n’irais pas loin.ESTRAGON Ce serait là, en effet, un grave inconvénient. [Un temps] N’est-ce pas, Didi, que ceserait là un grave inconvénient? [Un temps] Étant donné la beauté du chemin. [Un temps]Et la bonté des voyageurs. [Un temps. Câlin] N’est-ce pas Didi?VLADIMIR Du calme.ESTRAGON [Avec volupté] Calme… Calme… [Rêveusement] Les Anglais disent câââm. Cesont des gens câââm.[…]VLADIMIR [Sans se retourner] Je n’ai rien à te dire.ESTRAGON [Pas en avant] Tu es fâché? [Silence. Pas en avant] Pardon! [Silence. Pas en

avant. Il lui touche l’épaule.] Voyons, Didi. [Silence] Donne ta main! [Vladimir se retour-

ne.] Embrasse-moi! [Vladimir se raidit.] Laisse-toi faire! [Vladimir s’amollit. Ils s’em-

brassent. Estragon recule.] Tu pues l’ail.VLADIMIR C’est pour les reins [Silence. Estragon regarde l’arbre avec attention.] Qu’est-cequ’on fait maintenant?ESTRAGON On attend.

(S. Beckett, En attendant Godot, 1953)

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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 57

1. En confrontant les différents auteurs proposés pour illustrer le thème de la liberté(Montesquieu, Diderot, Rousseau), expliquez comment le concept de liberté a contribué à ébranler le pouvoir monarchique absolu de l’Ancien Régime. Au-delà de ce contextehistorique, appréciez de manière critique l’actualité de ces textes.

2. Confrontez l’exaltation de l’état de nature faite par Rousseau (voir p. 27) et ledétournement opéré par Ionesco (voir p. 19). Le même concept peut être interprété demanière à servir à deux idéologies différentes (pour Rousseau libertaire, pour Jean, lepersonnage d’Ionesco, totalitaire).

3. Confrontez les textes de Malherbe (voir p. 37) et de Bossuet (voir p. 36). Trouvez-vousapproprié de définir laïque l’approche du poète par opposition au point de vue dureligieux Bossuet? Justifiez ce jugement avec des exemples tirés des deux textes.

4. Recherchez dans les extraits de Sartre (voir p. 52) et de Camus (voir p. 53) les mots et les expressions qui s’accompagnent du mot absurde ou qui le définissent. Dégagez et comparez la notion d’absurde qui leur est propre.

Questions d’ensemble

� Mise en scèned’En attendant Godotde Beckett.