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Les racines de l’archaïsme français en matière économique sont profondes. Une lecture attentive de la Déclaration des droits de l’homme et des Constitutions ultérieures montre que la notion de liberté économique y est en fait, plus qu’ignorée, combattue. J. P. L A THÉORIE mathématique se développe à partir d’axiomes. C’est-à-dire de vérités indémontrables mais tenues pour évidentes, comme « allant de soi », à partir desquelles l’esprit scientifique développe ses conséquences logiques. Les constructions les plus ambitieuses reposent ainsi sur un petit nombre de principes de base. Que l’on change l’axiomatique et c’est la théorie elle-même qui doit être repensée : ainsi des géométries non euclidiennes qui ne reconnaissent pas l’axiome banal suivant lequel « par deux points, passe une droite et une seule ». Une modification du jeu d’axiomes retenu entraîne de nouvelles conclusions. Il en va de même dans l’ordre politique. La Constitution est le texte fondamental qui détermine la forme du gouvernement d’un pays et les règles de son fonctionnement. En ce sens, elle joue le rôle d’une axiomatique, ensemble de vérités qui s’imposent à tous, que nul ne peut remettre en cause, sinon à des majorités difficiles à atteindre. Le discours public doit en respecter les principes, les décisions des gouvernants s’y plier et les actes des citoyens s’y conformer. Le fonctionne- ment de la société est fortement contraint par cette matrice originelle. En France, le premier texte à valeur consti- tutionnelle est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les consti- tuants successifs ont toujours maintenu ce texte comme faisant partie intégrante de notre système constitutionnel. En d’autres termes, la vie politique française est, aujourd’hui encore, inscrite dans les principes de la Révolution. Cette prégnance historique s’applique aussi à nos représentations économiques. La Décla- ration est en effet un texte à vocation générale, qui gouverne tous les aspects publics de la vie en société. On ne s’étonnera donc pas d’y retrouver les germes initiaux de l’archaïsme français en matière économique, et plus spécifiquement ceux des préjugés de la gauche pour laquelle la Déclaration est un texte monumental, à tous égards fondateur de sa propre identité. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, source de notre incompréhension des phénomènes économiques ? Quelle affirma- COMMENTAIRE, N° 144, HIVER 2013-2014 841 La Constitution contre l’économie JEAN PEYRELEVADE

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Les racines de l’archaïsme français en matière économique sont profondes. Unelecture attentive de la Déclaration des droits de l’homme et des Constitutions ultérieuresmontre que la notion de liberté économique y est en fait, plus qu’ignorée, combattue.

J. P.

LA THÉORIE mathématique se développeà partir d’axiomes. C’est-à-dire devérités indémontrables mais tenues

pour évidentes, comme « allant de soi », àpartir desquelles l’esprit scientifiquedéveloppe ses conséquences logiques. Lesconstructions les plus ambitieuses reposentainsi sur un petit nombre de principes de base.Que l’on change l’axiomatique et c’est lathéorie elle-même qui doit être repensée :ainsi des géométries non euclidiennes qui nereconnaissent pas l’axiome banal suivantlequel « par deux points, passe une droite etune seule ». Une modification du jeud’axiomes retenu entraîne de nouvellesconclusions.Il en va de même dans l’ordre politique. La

Constitution est le texte fondamental quidétermine la forme du gouvernement d’unpays et les règles de son fonctionnement. Ence sens, elle joue le rôle d’une axiomatique,ensemble de vérités qui s’imposent à tous, quenul ne peut remettre en cause, sinon à desmajorités difficiles à atteindre. Le discourspublic doit en respecter les principes, lesdécisions des gouvernants s’y plier et les actes

des citoyens s’y conformer. Le fonctionne-ment de la société est fortement contraint parcette matrice originelle.En France, le premier texte à valeur consti-

tutionnelle est la Déclaration des droits del’homme et du citoyen de 1789. Les consti-tuants successifs ont toujours maintenu cetexte comme faisant partie intégrante de notresystème constitutionnel. En d’autres termes,la vie politique française est, aujourd’huiencore, inscrite dans les principes de laRévolution.Cette prégnance historique s’applique aussi

à nos représentations économiques. La Décla-ration est en effet un texte à vocationgénérale, qui gouverne tous les aspects publicsde la vie en société. On ne s’étonnera doncpas d’y retrouver les germes initiaux del’archaïsme français en matière économique,et plus spécifiquement ceux des préjugés de lagauche pour laquelle la Déclaration est untexte monumental, à tous égards fondateur desa propre identité.La Déclaration des droits de l’homme et du

citoyen, source de notre incompréhension desphénomènes économiques ? Quelle affirma-

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tion iconoclaste ! Et pourtant, il suffit de relirece texte admirablement écrit pour découvrirson caractère démodé.

Des distinctions sociales

Chacun connaît l’article I : « Les hommesnaissent et demeurent libres et égaux endroits. Les distinctions sociales ne peuventêtre fondées que sur l’utilité commune. » Au-delà de l’exigence d’égalité (première phrase),la seconde, moins fréquemment citée, définitde manière extraordinairement rigoureuse laconception nouvelle de la société. Certes, lesdistinctions sociales sont admises. Mais ellesne peuvent avoir aucune autre justificationque l’utilité commune, malheureusement nondéfinie.Disons-le en langage plus ordinaire : il

existe une sorte d’intérêt collectif, d’intérêtgénéral, auquel le devoir de chaque citoyenest de participer. La hauteur de sa contribu-tion définit sa place dans la hiérarchie sociale.À chacun selon ses mérites, au seul service dela collectivité. Nulle place, dans un systèmeaussi tribal, pour les égoïsmes individuels :l’enrichissement personnel ne peut êtrereconnu, encore moins célébré, sauf à prouverqu’il est la récompense d’un mérite préétabli.L’article VI revient avec insistance sur ce

balancement subtil entre égalité et distinctionssociales. Comment les rendre compatibles ?« Les citoyens, étant égaux, sont égalementadmissibles à toutes dignités, places et emploispublics, selon leur capacité et sans autre distinc-tion que celle de leurs vertus et de leurs talents. »Intéressante description d’une société decharges, en fait similaire à celle qui la précé-dait, où l’on continue à s’élever d’emploipublic en emploi public, en fonction non plusde sa naissance, de ses relations, de sa fortuneou de la faveur royale mais de ses seulesaptitudes. D’emplois privés, il n’est pasquestion, comme s’ils étaient sans importance.Ainsi est définie une société à dominante

administrative, bureaucratique, mandarinalequi entend surtout se protéger de l’arbitrairequi marquait la société monarchique qu’ellevise à remplacer. Cependant, la reconnais-sance du talent, nécessairement individuel,vient ici tempérer l’exigence d’« utilitécommune » comme fondement des distinc-tions sociales. Certes, l’ascension dans la

hiérarchie des emplois publics, fondée sur lavertu et le talent, est un moyen plus sûr deprogression que la participation imprécise àl’« utilité commune ». À moins que, commedans tout système mandarinal, cette dernièrese réduise en fait à l’observation scrupuleusedes règles de fonctionnement fixées par lacollectivité. Auquel cas, vertu et talent neseraient qu’une variante du conformismesocial et politique.

De la liberté

Égalité donc, non exclusive de distinctionssociales à condition de leur trouver une justi-fication objective, ce qui constitue soit uneimmense naïveté, soit un moyen de figer dansl’immobilisme une société mandarinale. Et laliberté ?Le sujet est traité dans les articles II : « Le

but de toute association politique est laconservation des droits naturels et impres-criptibles de l’homme. Ces droits sont laliberté, la propriété, la sûreté et la résistanceà l’oppression » et IV : « La liberté consiste àfaire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsil’exercice des droits naturels de chaque hommen’a de bornes que celles qui assurent aux autresmembres de la société une jouissance de cesmêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déter-minées que par la loi. »De quoi est faite cette liberté sacrée ? On

n’a de réponse que partielle. La liberté depensée, la liberté d’opinion, la libertéreligieuse sont explicitement évoquées dansles articles V : « Nul ne doit être inquiété pourses opinions, même religieuses, pourvu que leurmanifestation ne trouble pas l’ordre public établipar la loi » et XI : « La libre communicationdes pensées et des opinions est un de ces droitsles plus précieux de l’homme : tout citoyen peutdonc parler, écrire, imprimer librement, sauf àrépondre de l’abus de cette liberté, dans les casdéterminés par la loi. » En bref, la liberté estassez bien définie dans l’ordre politique.Partout ailleurs, et notamment dans le

champ économique, elle est décrite non parsa substance mais par ses limites, de manièrenon pas positive et intangible (voici ce quesont vos droits fondamentaux), mais négativeet contingente (est de libre exercice tout cequi n’est pas interdit). La loi, expression de lavolonté générale, peut condamner les actes

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« nuisibles à la société ». Au regard de quelcritère ? Nul ne le sait.De ce point de vue, la Déclaration est

gravement défaillante par rapport à son objetmême. Ce texte constitutionnel, donc censés’imposer au législateur, renvoie à celui-cil’explicitation de l’un des aspects essentiel denotre vie en société : la définition de la libertédépend pour une large part de la loi, qui peutdonc modifier à tout moment, à son gré, l’undes axiomes de base sur lesquels reposel’ensemble de nos règles de droit. Oncomprend mieux, dès lors, l’exclamationd’André Laignel, député socialiste, adresséeen plein Parlement, en 1982, à l’opposition dedroite : « Nous avons juridiquement raisonpuisque nous sommes politiquement majori-taires. » La loi partisane remplit à son gré lesvides gigantesques laissés par la Constitution.Poussé à son extrême, un tel système peut

conduire à la négation du droit de la minorité.Au minimum, l’application du texte constitu-tionnel ouvre la voie à de multiples empiète-ments du pouvoir politique qui, au nom del’« utilité commune » dont il se considère leseul juge, tend à limiter l’usage de la libertépartout où elle n’a pas été définie de façonpositive. Résumons d’un mot : la Déclarationdes droits de l’homme et du citoyen soumetl’exercice de la liberté économique à l’appro-bation explicite du législateur. Condorcet lenote aussitôt : à ses yeux, la Déclaration auraitdû affirmer « la liberté de faire de ses facul-tés tout usage qui n’est pas contraire au droitd’autrui, ce qui renferme la liberté entière ducommerce et de l’industrie ».À peine plus d’un an après la fuite de

Louis XVI à Varennes, l’Assemblée vote enaoût 1792 la suspension de la royauté et laconvocation d’une nouvelle assemblée consti-tuante, la Convention. Cette dernière décideen septembre, dès sa première réunion, l’abo-lition de la royauté. Une nouvelle Constitu-tion est donc nécessaire, puisque l’on changede régime. Un Comité est créé, à majoritégirondine, pour préparer un projet. Condor-cet en est la cheville ouvrière. Rien d’éton-nant, dès lors, à ce que le texte déclare laliberté du commerce et de l’industrie commel’un des principes constitutionnels. Présenté àla Convention par Condorcet lui-même(février 1793), le document suscite l’hostilitédes Montagnards, encore minoritaires maispour peu de temps, et, au-dehors, du Club des

Jacobins. En juin de la même année, laConvention vote l’arrestation des principauxchefs girondins. La « Constitution girondine »est mort-née, et avec elle la reconnaissance dudroit à la liberté du commerce et de l’indus-trie.Ce ne sont pas là de simples abstractions,

aliments parmi d’autres de joutes politiquesféroces. Pendant l’hiver 91/92, la crise dessubsistances se creuse. Les récoltes de 91 sontmauvaises, les grains circulent mal, et, ensituation de pénurie, les spéculateurs stockentle blé dont le prix monte encore (1). Début1793, au moment même où Condorcet échoueà faire prévaloir ses idées, des foules en étatd’émeute réclament la taxation du sucre, dupain, de la viande. Les Montagnards, d’abordréticents à l’idée d’un retour à l’économieadministrée, cherchent surtout à prendre lepouvoir et à mettre en place un gouvernementrévolutionnaire. Oublieux de leurs convic-tions, ils finissent par prendre le parti dupeuple. La loi du 4 mai fixe un maximum auprix des grains et met en place des systèmesde contrôle et de répression. En juillet, laConvention durcit encore une logique deréquisition : une loi contre l’accaparementenjoint aux commerçants une déclaration soushuit jours des denrées de première nécessitéen leur possession et ouvre la porte aux visitesdomiciliaires de la police révolutionnaire. Lepoint d’orgue est atteint avec la loi du29 septembre 1793 : la Convention vote lataxation de toutes les denrées de premièrenécessité. Le prix maximum du tabac, du selet du savon est uniforme dans toute la France,comme celui des grains. Celui des autresdenrées de base est fixé un tiers au-dessus deleur prix moyen de 1790, ce qui concerne laviande fraîche, la viande salée, le lard, lebeurre, l’huile douce, le bétail, le poisson salé,le vin, l’eau-de-vie, le vinaigre, le cidre, labière, le bois de chauffage, le charbon, lachandelle, l’huile à brûler, la soude, lapotasse, le sucre, le miel, le papier blanc, lescuirs, les fers, la fonte, le plomb, l’acier, lecuivre, le chanvre, le lin, les laines, les étoffesde toile, les matières premières nécessairesaux fabriques, les sabots, les souliers, le colzaet le chou-rave (2). Le dispositif est complété

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(1) Cf. François Furet, Dictionnaire critique de la Révolutionfrançaise, Flammarion, 1988.(2) Adolphe Chéruel, Dictionnaire historique des institutions,

mœurs et coutumes de la France, Hachette, 1855.

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par le blocage des salaires au niveau moyende 1790 majoré de 50 %. Quiconque achetaitou vendait au-delà du maximum était passibled’une amende et inscrit sur la liste dessuspects.Terrible décision de principe, adoptée sous

la pression de la rue. On lutte contre la rareténon pas en répartissant au plus juste lesressources existantes, non pas en étudiant lesconditions de l’offre et de la demande et cellesde l’équilibre du marché, non pas en essayantde réguler dans le temps un approvisionne-ment par nature dépendant des conditionsclimatiques, mais par la Terreur, en empri-sonnant les contrevenants, voire en les guillo-tinant. Comme si le politique pouvait plier àses vues les lois de l’économie. Au moins eût-il fallu les comprendre.Ce système absurde eut des conséquences

contradictoires. Les effets immédiats furentbien entendu contraires aux objectifs poursui-vis. La taxation engendre la rétention desmarchandises, le stockage dissimulé, lemarché noir. Les paysans cachent leursrécoltes pour ne pas avoir à les vendre à perte.Les fabricants, les marchands, les boutiquiers,animés d’un esprit de résistance, développentune économie parallèle, en contrebande del’officielle. Pour le plus grand nombre, lapénurie s’étend, la disette devient dramatique.Ainsi la loi du maximum, conçue pour plaireà la foule, provoqua-t-elle un mécontente-ment populaire (et notamment chez lesouvriers, aux salaires bloqués) qui fut l’unedes raisons de la chute de Robespierre.Mais même si elle a produit des catas-

trophes et a disparu très vite, en même tempsque le gouvernement révolutionnaire quil’avait inventée (le retour à la liberté des prixet des approvisionnements étant une despremière décisions du pouvoir thermidorien),la parenthèse du maximum et de l’économiedirigée a laissé, hélas, une trace durable, faitede nostalgie. Ses effets désastreux furentoubliés pour ne laisser le souvenir que de sesintentions : protéger les pauvres et frapper lesriches, eux qui sont cause des malheurs dupeuple. Ainsi la liberté fut-elle sacrifiée àl’égalité et l’économie soumise à une révolu-tion politique devenue révolution sociale.Dans les textes et dans ses actes, la Montagnea dès l’origine nié l’existence même de l’éco-nomie de marché et contribué pour longtempsà sa défaveur.

Quelle meilleure preuve que l’absenceultérieure, et jusqu’à aujourd’hui, de recon-naissance de l’économie de marché ! Aucun,ou presque, de nos textes constitutionnelssuccessifs ne lui fait référence. Sauf la Consti-tution de 1795 qui officialise le retour du paysà une forme moins totalitaire de gouverne-ment. La Terreur vient d’être abolie et sesofficiants exécutés : on peut donc se permet-tre quelques audaces civiles. En cherchantbien, on trouve dans les « Dispositionsgénérales » un article 355 selon lequel il n’y a« pas de limitation à la liberté de la presse, ducommerce et à l’exercice de l’industrie et des artsde toute espèce ». Encore cette mâle déclara-tion est-elle fortement atténuée dans saportée pratique par le paragraphe qui suit :« Toute loi prohibitive en ce genre, quand lescirconstances le rendent nécessaire, est éventuel-lement provisoire et n’a d’effet que pendant unan au plus, à moins qu’elle ne soit formellementrenouvelée. » Ce qui renvoie une fois de plusau législateur l’interprétation négative d’unprincipe fondamental positif. Car qui est jugede la nécessité circonstancielle de la prohibi-tion, sinon la majorité politique du moment ?Au demeurant, cette avancée modeste futrapidement abandonnée.Il est vrai que l’on trouve beaucoup plus

haut dans le texte, inscrit dès la premièrepartie qui définit les « Droits » du citoyen,donc au cœur même de l’axiomatique de base,un article 5 qui semble à première lecturerépondre à nos préoccupations : « Lapropriété est le droit de jouir et de disposerde ses biens, de ses revenus, du fruit de sontravail et de son industrie. » En fait, ce n’estpas la liberté d’entreprendre qui est ici défen-due, mais le droit de propriété. S’il fallait enêtre certain, il suffirait de se reporter à l’arti-cle 8 de la partie « Devoirs » du mêmedocument : « C’est sur le maintien des proprié-tés que reposent la culture des terres, toutes lesproductions, tout moyen de travail et tout l’ordresocial. » La Révolution fut donc une révolu-tion de propriétaires. Thermidor est, à cetégard, dans la continuité, non dans la rupture.L’article 5 précité est, sans surprise, repris motpour mot du projet de Constitution dejuin 1793 préparé par le Comité de Salutpublic, après le rejet de celui de Condorcet.Or le droit de propriété est un droit indivi-

duel. L’économie de la Nation est donc faited’artisans, de paysans, de commerçants instal-

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lés à leur compte et vivant de leur travail.Ceux-là, qu’on appellerait aujourd’hui lesTPE (les toutes petites entreprises), méritentd’être constitutionnellement protégés. Mais laliberté d’entreprendre, l’organisation d’entre-prise au sens moderne, donc collectif, duterme n’ont pas encore droit de cité.À vrai dire, rien de très étonnant à cela,

compte tenu de ce qu’était l’économiefrançaise à l’époque. À part quelquesfabriques ou manufactures royales (décidé-ment, vive Colbert : la tentation de l’inter-vention étatique remonte à loin), elle necomportait pas de grandes entreprises privées.Ici encore, la Révolution ne fit que perpétuerl’état antérieur. Comment reprocher auconstituant de l’époque de ne pas avoir prévula révolution industrielle qui allait bientôtbouleverser tant de choses ? Non, la vraiesurprise est que les Constitutions suivantes,loin de marquer un progrès, continuent àtraiter le sujet par prétérition alors que laréalité économique du pays change à grandevitesse. Plus rien sur la question, ce qui est lesigne d’un vrai recul, dans la Constitution de1799 qui organise le Consulat au profit deBonaparte, ni dans celle de 1802 qui en faitun Consul à vie, ni en 1804 au moment del’instauration de l’Empire. Toujours rien,absolument rien, dans la Charte constitution-nelle de 1814 octroyée par Louis XVIII, nidans celle de 1830 qui accompagne l’arrivéede Louis-Philippe aux affaires. Rien encore en1848, avec l’avènement de la République,sinon un modeste article 13 : « La Constitu-tion garantit aux citoyens la liberté du travail etde l’industrie », qui est comme un écho de larédaction de 1795. En cinquante ans, laprogression est limitée. Retour au vide absolu,enfin, avec Napoléon prince-président puisNapoléon III empereur, qui ne fut pourtantpas avare de textes constitutionnels et alorsque le pays était en plein développementindustriel : l’entreprise était devenue réalité etles grands entrepreneurs se multipliaient.Rien encore en 1875, lors de l’adoption de

la Constitution de la IIIe République. Riennon plus dans le Préambule de la Constitu-tion de 1946 qui se réfère explicitement à laDéclaration des droits de 1789 et y ajoutequelques droits nouveaux (action syndicale,droit de grève), essentiellement à caractèresocial, ce dont personne ne saurait s’offus-quer. Sauf qu’à faire entrer le social dans le

champ constitutionnel sans y inclure du mêmepas l’économie, on s’expose à quelques redou-tables contradictions dont nous souffronsencore aujourd’hui.

D’abord le social

Le Préambule de 1946, fortement influencépar le programme du Conseil national de laRésistance, fonde en effet notre système deprotection sociale. Ainsi : « La Nation assureà l’individu et à la famille les conditions néces-saires à leur développement. Elle garantit à tous,notamment à l’enfant, à la mère et aux vieuxtravailleurs, la protection de la santé, la sécuritématérielle, le repos et les loisirs. Tout êtrehumain qui, en raison de son âge, de son étatphysique ou mental, de la situation économique,se trouve dans l’incapacité de travailler a le droitd’obtenir de la collectivité des moyens convena-bles d’existence. » Ou encore : « La Nationgarantit l’accès égal de l’enfant et de l’adulte àl’instruction, à la formation professionnelle et àla culture. L’organisation de l’enseignementpublic gratuit et laïque à tous les degrés est undevoir de l’État. »Tout cela est bel et bon. Cependant la

Nation ne peut assurer cette solidarité trans-verse entre les classes sociales et les généra-tions qu’en y affectant une partie des richessesproduites chaque année. De cette contrainted’équilibre, il n’est nulle part question. Letexte constitutionnel de 1946 impose uneobligation de résultats sans dire un mot desmoyens qui y seraient affectés. La dépense estsanctifiée, la recette n’a pas d’origine définie.Et ce n’est pas le timide article 34 de laConstitution de la Ve République, tardive-ment adopté, qui peut tenir lieu de règle d’or :« Les lois de financement de la sécurité socialedéterminent les conditions générales de sonéquilibre financier et, compte tenu de leursprévisions de recettes, fixent ses objectifs dedépenses, dans les conditions et sous les réservesprévues par une loi organique. Des lois deprogrammation déterminent les objectifs del’action de l’État. Les orientations plurian-nuelles des finances publiques sont définies pardes lois de programmation. Elles s’inscriventdans l’objectif d’équilibre des comptes desadministrations publiques. » On fait difficile-ment plus flou… Ainsi la Nation est-elle, vis-à-vis de chaque citoyen, un garant ultime dont

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les ressources sont à tort supposées infinies,puisqu’on n’en parle jamais. Ce qui ouvre lavoie à tous les débordements, budgétaires etpolitiques : les droits sont absolus, les devoirsimprécis. La dette publique va être l’instru-ment privilégié de réconciliation temporairedes uns et des autres.Ce déséquilibre est sans cesse apparent :

« Chacun a le droit de travailler et le droitd’obtenir un emploi. » Qui, quelle partie ducorps social, a la responsabilité de faire quecette promesse soit respectée ? Nul ne s’ensoucie. De manière plus large, qui produit lesrichesses que la Nation utilise ? Le Préambulede 1946 ne se pose pas la question. Le mot« entreprise » est utilisé deux fois, et deux foisseulement. La première pour souligner dansquel cas la nationalisation est constitutionnel-lement obligatoire : « Tout bien, toute entreprisedont l’exploitation a ou acquiert les caractèresd’un service public national ou d’un monopolede fait doit devenir la propriété de la collecti-vité. » Résurgence de la tradition colbertiste ?Version édulcorée de l’idéal collectiviste,après discussion et compromis entre les diffé-rents courants politiques issus de la Résis-tance ? Hommage partiel rendu à l’« appro-priation publique des moyens de production »qui a été pendant près de deux siècles inscriteau catéchisme officiel de la gauche française ?Quoi qu’il en soit la liberté d’entreprendre estévoquée ici, une fois encore, non dans sonessence mais en condamnation préventive deses débordements éventuels. La volontémanifeste est non de la favoriser mais de lacantonner. On sanctionne les abus sans avoirreconnu les droits.La seconde occurrence est à propos des

droits des travailleurs : « Tout homme peutdéfendre ses droits et ses intérêts par l’actionsyndicale et adhérer au syndicat de son choix »,et « Tout travailleur participe, par l’intermédiairede ses délégués, à la détermination collective desconditions de travail ainsi qu’à la gestion desentreprises. » Ici, nous atteignons une sorte desommet. Les droits des travailleurs sontconstitutionnellement établis alors que l’onn’évoque jamais ceux du chef d’entreprise,dont la présence n’est que sous-entendue. Ah,si l’on pouvait se passer du patron, incarna-tion d’une miette de pouvoir illégitime !Comment ne pas être convaincu qu’on letraite ainsi comme une sorte d’adversaire, àl’égard duquel la méfiance prévaut ? Dit

autrement, nous sommes en face d’un curieuxparadoxe. Les travailleurs ne peuvent êtreprivés de leur droit à participer à la gestiondes entreprises et à la détermination desconditions de travail puisqu’il s’agit d’unprincipe constitutionnel. Il suffirait aucontraire d’une simple loi, dès lors qu’on netouche pas à la propriété du capital, pourdépouiller dans ces domaines le chef d’entre-prise de l’essentiel de ses attributions. Au nomde la « démocratisation des entreprises », parexemple, vieux mythe de la gauche quivoudrait que chaque unité productive soit àl’image de l’organisation politique de laRépublique, ou de « l’autogestion », versionlibertaire du même mythe, l’essentiel desdécisions de gestion pourrait lui échapper, àla seule fantaisie du législateur.Enfin le Préambule de la Constitution de

1958 ne fait lui-même que renvoyer à laDéclaration de 1789 et au Préambule de 1946dont on vient de voir les ambiguïtés : la libertédu commerce et de l’industrie, la libertéd’entreprendre, donc l’économie de marchéne sont pas des données constitutionnelles.Ont-elles pour autant des substituts possi-bles ? La loi suffirait pour nous faire revenirà un régime d’économie administrée, ce quiest sans doute le rêve de la partie la plusarchaïque de la gauche et de l’extrême droite.La tentation collectiviste, encore présente iciou là, est Dieu merci plus difficile à satisfairegrâce, on l’a vu, à la protection par les révolu-tionnaires du droit de propriété. En bref,notre axiomatique de base proclame l’égalité,le droit à la propriété et les libertés politiqueset sociales. D’économie, il n’est pratiquementpas question, elle relève du seul législateur.

La primauté du politique

À vrai dire, ce n’est que l’un des aspects dela primauté du politique que la Déclarationde 1789 affirme de manière presque violente.L’article III déclare : « Le principe de touteSouveraineté réside essentiellement dans laNation. Nul corps, nul individu ne peut exercerd’autorité qui n’en émane expressément. » Lethème est repris avec encore plus de forceaprès l’abolition de la royauté dans un décretde décembre 1792 : « La Convention natio-nale décrète que quiconque proposerait d’éta-blir en France la royauté, ou tout autre

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pouvoir attentatoire à la souveraineté dupeuple, sous quelque dénomination que cesoit, sera puni de mort. » L’idée revient, sousforme encore plus lapidaire, dans l’article 27du projet constitutionnel « montagnard » dejuin 1793, que nous avons déjà évoqué : « Quetout individu qui usurperait la souveraineté soità l’instant mis à mort par les hommes libres. »La condamnation répétée du système

monarchique ne doit pas masquer le fond dudébat. Comment est dessinée l’architecturedes pouvoirs au sein de la nouvelle Nation ?D’un côté le peuple souverain (l’« universalitédes citoyens ») qui a remplacé le monarque etqui, ne pouvant rester une pure abstraction,s’incarne dans l’État. De l’autre les citoyens,considérés dans leur individualité et protégéscontre l’arbitraire du pouvoir par les textesconstitutionnels. Entre les deux rien, aucunestructure, aucun corps intermédiaire qui seraitimmédiatement suspecté d’usurpation aumoins partielle de souveraineté. Cela est sivrai que l’Assemblée de 1791 fit disparaîtretoutes les organisations particulières qui, dansles domaines économiques et sociaux,pouvaient s’interposer entre l’État central etl’individu. La loi d’Allarde de mars 1791supprime les corporations, celle de Le Chape-lier de juin 1791 interdit les grèves et coali-tions ainsi que le droit d’association entrecitoyens d’une même profession.Dans une telle construction, l’entreprise est

illégitime par destination, et d’autant plusillégitime qu’elle est plus grande. Parce qu’ils’agit d’une organisation collective et que lechef d’entreprise y dispose à l’évidence d’unpouvoir sur ses salariés. C’est donc bien unestructure intermédiaire, qui n’est plus indivi-duelle sans pour autant relever de l’« univer-salité des citoyens », à laquelle elle échappetant qu’elle demeure privée et dirigée par unpatron dont le pouvoir revêt de ces seuls faitsun caractère usurpateur. On comprend dèslors que son existence n’ait jamais été recon-nue. D’ailleurs l’appropriation publique desmoyens de production était peut-être unmoyen théorique de réconcilier l’axiomatiqueet la réalité économique, en faisant toutbonnement disparaître de la soupe constitu-tionnelle à la française ces énormes grumeauxqu’étaient les grandes entreprises privées.De même, sur un autre plan, ces racines

historiques expliquent les réactions instinc-tives de la gauche devant l’argent. A-t-on

affaire à un enrichissement personnel ? Onpeut l’expliquer par le talent. Et donc l’opi-nion publique finira par accepter les revenusmirobolants des chanteurs, des artistes, desfootballeurs, des grands sportifs, voire ceux dequelques hommes d’affaires, partis de rien etcréateurs autrefois de leur première start-up.Mais l’enrichissement, collectif ou individuel,dans et par la grande entreprise reste uneanomalie. Fait-elle beaucoup de profits, dontbénéficient ses actionnaires ? Où est l’« utilitécommune » qui les justifierait, si personne nel’a jamais définie ? Si le dirigeant fait fortune,quelle peut être la juste mesure de son talentpropre si sa fonction n’est pas même admise ?Ou qu’elle est banalement assimilée à unecharge publique dont elle est pourtant biendifférente ?Une fois de plus, de telles réactions étaient

presque naturelles à un moment où ni lagrande entreprise, ni les capitaines d’industrien’étaient apparus. Dans d’autres domaines,d’ailleurs, les textes constitutionnels ont, sousla pression des faits, fini par évoluer. Lesouverain, seul face au peuple ? On conçoit,comme la suite de l’histoire l’a montré, qu’unÉtat aussi centralisé, sans structure intermé-diaire, fût particulièrement exposé aux coupsde force et aux dérives populistes. L’émeute,la révolte sont là en permanence, à l’étatlatent. Le peuple, pris par ses difficultés, rêvede la chute du pouvoir en place et de l’arri-vée d’un homme providentiel. Il fallait doncque la construction soit sérieusementamendée pour que l’on trouve davantage destabilité institutionnelle.Certes, le principe de la primauté du

politique a été sans cesse répété. Ainsi de laConstitution de 1946, article 3 : « La souve-raineté nationale appartient au peuple français.Aucune section du peuple ni aucun individu nepeut s’en attribuer l’exercice. » Ainsi de celle de1958, également dans son article 3 : « Lasouveraineté nationale appartient au peuple quil’exerce par ses représentants et par la voie duréférendum. Aucune section du peuple ni aucunindividu ne peut s’en attribuer l’exercice. »Remarquons que l’adjonction de l’épithète« nationale » à la notion de souveraineté enprécise enfin le champ et le limite. Cependant,dans l’ordre social, après les longs et durscombats de la fin du XIXe siècle, l’activitésyndicale est enfin reconnue (Préambule de1946). L’intermédiation sociale a désormais

LA CONSTITUTION CONTRE L’ÉCONOMIE

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valeur constitutionnelle et va sans doutebientôt être renforcée puisque l’on discutemaintenant des cas où un accord des parte-naires sociaux pourrait s’imposer au législa-teur. Dans l’ordre politico-administratif, lescollectivités locales apparaissent dans laConstitution de 1946 et voient leurs préroga-tives très sensiblement accrues dans celle de1958, notamment après les modificationsfaisant suite aux grandes vagues de décentra-lisation entamées par la gauche en 1981. Dansces deux ordres, l’État a donc accepté de sedépouiller constitutionnellement de sespouvoirs, au profit de corps intermédiaires. Ilest intéressant de noter, dans les deux cas, quec’est la pensée de gauche qui est à l’originedu mouvement. Comme si, solidaire dumonde du travail, elle avait essayé de définiren 1946, à l’avantage de ce dernier, lesembryons d’une sorte de démocratie directe,point d’aboutissement imparfait du vieux rêvedes socialistes utopistes du XIXe siècle : géronsnous-mêmes nos affaires, nous n’avons pasbesoin des patrons. C’est peu dire, commenous l’avons déjà souligné, que la définitionconstitutionnelle d’un contre-pouvoir ne porteguère reconnaissance positive du pouvoircantonné (ici le pouvoir économique), défini« en creux ». Comme si, sur le plan politique,la gauche française, devenue girondine,dominée par une social-démocratie trèspréoccupée des dérives totalitaires des Étatscommunistes, avait voulu se prémunir paravance contre les risques d’un centralismepolitique devenu excessif. L’État se méfie doncde lui-même.

Dans l’ordre économique, rien de tel. Lelégislateur garde tout en mains. L’État d’uncôté, une armée d’atomes, d’individus, decommerçants, d’artisans, de très petites entre-prises (TPE), de l’autre. « La France, unenation de boutiquiers. » Comme si l’économieétait encore dans la situation où elle setrouvait à la fin du XVIIIe siècle. En matièred’activité productrice, la société civile estréduite à l’état de particules élémentaires, lesstructures intermédiaires privées, doncindépendantes du pouvoir d’État, ne sont pasvraiment acceptées. Nouvelle évolution, demême type, à propos de l’environnement : onvoit apparaître en 2004 une Charte à valeurconstitutionnelle qui inclut le principe deprécaution. Entreprendre est donc suspectavant même d’être reconnu.

Qu’est-ce qui explique le mouvement d’uncôté, l’immobilisme de l’autre ? N’eût-il pasmieux valu, en quelques paragraphes forte-ment frappés, dessiner les mérites et cernerles insuffisances de l’économie de marché,décrire les droits et devoirs de l’entreprise, lanécessité et les conditions de sa bonne gouver-nance, apprécier sa contribution, justementmesurée, à l’utilité commune, et la nature dutalent demandé à ses dirigeants ? Cet acte dematurité reste à commettre. Il est indispensa-ble à la réconciliation de la France avec sesentreprises, donc avec l’économie.

JEAN PEYRELEVADE

JEAN PEYRELEVADE

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L’AMOUR ET LA HAINE

En reprochant à l’amour de devenir souvent aveugle, on oublie que la haine restetoujours telle, et à un degré bien plus funeste.

Auguste COMTE, Système de politique positive,tome II, mai 1852, chap. 3, p. 205.