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Année académique 2006-2007 Université Lumière Lyon 2 Institut d'études politiques de Lyon École doctorale : Sciences des Sociétés et du droit (SSD) Laboratoires d'accueil : Triangle (UMR CNRS 5206), RIVES (UMR CNRS 5600) Master Sciences des Sociétés et de leur Environnement, Mention Science Politique, spécialité Recherche Politiques Publiques et Gouvernements Comparés (2eme année) Mémoire de recherche présenté par Marie Ravier LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE (1945-2000) Directeur de recherche : Monsieur le Professeur Renaud Payre

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Année académique 2006-2007Université Lumière Lyon 2

Institut d'études politiques de LyonÉcole doctorale : Sciences des Sociétés et du droit (SSD)

Laboratoires d'accueil : Triangle (UMR CNRS 5206), RIVES (UMR CNRS 5600)Master Sciences des Sociétés et de leur Environnement, Mention Science Politique,

spécialité Recherche Politiques Publiques et Gouvernements Comparés (2eme année)Mémoire de recherche présenté par Marie Ravier

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEMEPUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCEREN FRANCE (1945-2000)

Directeur de recherche : Monsieur le Professeur Renaud Payre

Table des matièresRemerciements . . 4INTRODUCTION . . 5Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problèmepublic . . 21

CHAPITRE 1 Un fondement historique : le modèle des centres de lutte contre lecancer . . 23

I/ Les conditions d’une prise en charge spécialisée du cancer . . 23II/ Des structures spécialisées dépendantes de leur environnement mais ensituation de quasi monopole . . 30

CHAPITRE 2 La viabilité d’un modèle remise en question . . 34I / Un horizon épidémiologique qui évolue . . 35II/ Une nouvelle donne organisationnelle : entre montée de la concurrence etréorientation de la politique sanitaire . . 40

CONCLUSION . . 48Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique . . 51

CHAPITRE 3 Un mouvement de réforme fondateur . . 52I/ Un nouveau modèle d’organisation des centres anticancéreux et de la Fédérationnationale des centres de lutte contre le cancer . . 53II/ Un processus d’innovation qui met du temps à recueillir l’unanimité . . 57

CHAPITRE 4 Le Cercle de réflexion des cancérologues français : un forum de« policy entrepreneurs » ? . . 71

I/ Le Cercle ou la pérennisation d’alliances scellées . . 73II/ Le Cercle ou l’ambition de la sensibilisation politique . . 79

CONCLUSION . . 92Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut despouvoirs publics ? . . 94

CHAPITRE 5 Une mobilisation nationale qui passe par une mobilisationassociative . . 95

I/ L’avènement d’un état d’urgence . . 97II/ Une réflexion nourrie par la mobilisation contre le sida . . 104

CHAPITRE 6 Le plan Gillot-Kouchner : l’activation d’un « political stream » ? . . 110I/ Le Plan Gillot-Kouchner : l’aboutissement de la réflexion d’une décennie . . 110II/ Le cancer comme enjeu politique . . 115

CONCLUSION . . 121Bibliographie . . 125

ARTICLES . . 125OUVRAGES . . 125ARCHIVES . . 126AUTRES . . 127ARTICLES DE METHODOLOGIE . . 127

ANNEXES . . 129Résumé . . 130Abstract . . 131

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RemerciementsA Renaud Payre, mon tuteur universitaire, qui a accepté de me suivre dans mes recherches, endépit de mes doutes, de mes tâtonnements, de mes peurs parfois. Ses remarques constructives,ses relectures attentives et stimulantes, ainsi que sa grande disponibilité envers mes diversquestionnements ont grandement facilité l’achèvement de ce mémoire.

A l’ensemble des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche, j’exprime masincère gratitude : Fadila Farsi, Patrick Castel, Régine Goinère, Thierry Philip, Daniel Serin,Christos Chouaïd, Claude Maylin, Jean Clavier, Henri Pujol, Mireille Guigaz, Claire Compagnon,François Briatte. Leurs compétences, leur grande capacité d’écoute ainsi que leurs multiples talentsont largement contribué à la substance de ce mémoire. Sans eux, nul sens à cette ‘aventure’universitaire.

A ma famille, qui pour le second été consécutif, a bien voulu recueillir sa petite étudiante…

A ma maman et Manue, douées d’une éternelle patience pour la relecture.

A mon papa toujours prêt à se dévouer aux heures critiques.

A mes sœurs et mon frère jumeau pour leur soutien perpétuel, tant physique que psychique :des abeilles qui butinent en silence mais qui offrent des rayons de lumière.

A Maxime, embarqué sur la même esquif : entre soleil doré et orage noir, un même sourire,un même clin d’œil.

A mon ange gardien, qui a su me donner des ailes….

INTRODUCTION

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INTRODUCTION

« Pour faire de grandes choses, Il ne faut pas être un si grand génie, Il ne fautpas être au-dessus des hommes, Il faut être avec eux. » Montesquieu, Pensées.

Référons-nous de prime abord à un ouvrage de référence sur lequel nos reviendronsrégulièrement afin d’exposer un questionnement sur lequel reposera en filigrane notreréflexion.

Patrice Pinell a écrit un ouvrage socio-historique sur la lutte contre le cancer en France.Dans son introduction, il note la spécificité de son étude : toute son analyse repose sur lavolonté d’expliquer par quels processus les premières politiques de lutte contre le cancersont apparues en France, alors que l’Etat prenait des mesures pour lutter contre les fléauxsociaux dans un contexte historique de l’entre-deux-guerres exceptionnel. L’auteur metparticulièrement en lumière l’idée d’une représentation autour du cancer qui évolue demanière décisive vers une situation sans équivalent historique : « Pour la première fois, desformations sociales érigent en fléau une maladie qui échappe aux moyens classiques del’hygiène sociale. »1. L’idée que cette maladie représente, par son incidence, une menacepour la société prend peu à peu consistance. L’action étatique au début des années 1920 vaconsister en la création d’une Commission nationale du cancer dont la principale action serade coordonner la mise en place des premiers centres anticancéreux, tout en débloquantdes fonds pour rendre opérationnelles ces structures spécialisées. Mais aucune politiquegouvernementale forte, assignant des objectifs nationaux et organisant la coordination desacteurs ainsi que la cohérence des moyens sur l’ensemble du territoire ne voit le jour.

En avril 2007, nous rencontrons un des conseillers du cabinet de Bernard Kouchnerqui a contribué à la mise en place du premier programme national de lutte contre le canceren 2000, et voici quelques-uns de ses propos :

« En France, on n’a pas une grande tradition de programme de santé publique, ouen tout cas on l’avait mais on l’a perdu. Au début des années 1980, il n’y avait pasde programme organisé, que ce soit dans le cadre du cancer, de n’importe quellemaladie chronique. […] On a un système français qui est excellent mais qui estbasé essentiellement sur le soin : c’est la réforme Debré, les services hospitalo-universitaires, des hôpitaux d’excellence. Donc on est très basé sur le soin et pastellement sur la personne, sur la population. »

Et d’ajouter à propos du Plan cancer de 2000 :« C’est un plan d’action qui, à l’époque, avait mobilisé beaucoup le ministèredes Affaires sociales, le ministère d’Etat à la Santé, mais qui n’avait pas réussi àmobiliser au-delà, donc le premier ministre ni le président de la République. Maisc’est quand même la première fois qu’il y avait un engagement politiqueimportant au niveau d’un programme de santé publique ».

Ces propos nous invitent d’emblée à nous poser une énigme : comment expliquer le lapsde temps qui s’écoule entre une période d’effervescence bien analysée par Pinell durant

1 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), Paris, Editions Métailié,1992, p. 11

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l’entre deux-guerres, mais qui n’a pas été relayée par un programme national de santépublique autour du cancer, et les années 2000 et au-delà, où politiquement, des décisionsgouvernementales sont prises, décisions qui deviennent emblématiques d’une nouvellemanière de penser le problème du cancer ?

Notre objet de recherche acquiert de fait son originalité au prisme de cette énigme quise focalise sur une boîte noire, interrogeant un processus d’émergence d’un problème quiva acquérir un statut nouveau aux yeux des autorités publiques.

Ces pensées préliminaires nous immergent dans une réflexion plus vaste autour de lalutte contre le cancer. Pendant longtemps, cette maladie a été apparentée à la honte : il fallaità tout prix taire les conditions dans lesquelles pouvaient s’éteindre les personnes maladesdu cancer. Qui n’a pas entendu dans son entourage ou lu dans les journaux, il y a quelquesannées de ça, cette phrase dramatiquement empreinte de sens : « Il ou elle est décédé(e)des suites d’une longue et terrible maladie » ? Ces mots sont à eux seuls emblématiquesdes connotations qui rôdent sournoisement autour du cancer et qui commencent seulementdepuis une décennie à être enrayées : la honte et l’isolement des malades, les souffrancesterribles qui participent de cet isolement, la peur terrifiante corrélée à ces trois dimensions.

Patrice Pinell va même plus loin dans ses analyses psycho-sociales de la perceptionsociétale du cancer. Dans l’introduction de son ouvrage Naissance d’un fléau. Histoire dela lutte contre le cancer en France (1890-1940), l’auteur explique comment il a été amené àproblématiser ses recherches sociologiques dans une perspective socio-historique. Il nousdonne ainsi des éléments très intéressants sur la représentation du « cancer-fléau » ausein de la société. En 1982-1983, Patrice Pinell assiste à la Concertation nationale sur lecancer organisée par le ministère de la Santé. Dans un contexte de dédramatisation, leleitmotiv de ce rassemblement de responsables politiques, d’associations de malades, dejournalistes et de médecins est le suivant : le cancer constitue un « mythe » de notre époqueet les conséquences de ce dernier peuvent être fortement préjudiciables. Leur explicationest fondée sur l’idée qu’il existe une peur profonde et diffuse cristallisée autour de la maladiedu cancer. Cette peur n’est pas apaisée par les professionnels médicaux, pire, elle nuità leur efficacité en générant chez les patients des comportements qu’on peut qualifierd’irrationnels, tels une « cancérophobie » conduisant les individus chez leur médecin pour lamoindre petite inquiétude, ou au contraire « une fuite devant la réalité qui les prédispose àreculer le moment du diagnostic »2. Or, les cancérologues ne saisissent pas le peu d’impactqu’ont les progrès des thérapies sur les esprits. Le mythe du cancer est, à leurs yeux,fondé sur ce paradoxe. Alors que les résultats thérapeutiques concourent à en faire unedes maladies pour laquelle la médecine obtient des chances non négligeables de guérison,« on avait laissé se développer, par manque d’information, des croyances erronées, et, lapropension humaine à l’irrationnel aidant, le cancer avait fini par polariser sur lui toutes leshantises du monde moderne »3.

Suite à ce rassemblement, Pinell a entrepris une réflexion sur les représentations quela structure de ce mythe pouvait générer. En soutenant l’idée que le cancer appartient d’unemanière quasi fusionnelle à la vision d’un environnement social « menaçant et menacé,fortement cancérigène (…) mais aussi cancéreux », l’auteur fait l’analyse d’une maladie qui« métaphorise »4 de la manière la plus pertinente qui soit le malaise et le mal être social,pour l’inscrire dans le corps, pour l’incorporer en dégénérescence organique. A partir de

2 P.Pinell, « Cancer : Images, mythes et morale », in Concertation nationale cancer, Synthèses thématiques, 19833 P.Pinell, Naissance d’un fléau…, op.cit, p.144 Patrice Pinell, ibid., p.14

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là, l’auteur a voulu historiciser les résultats auxquels il aboutissait : en effet, une étudesociologique ne peut se satisfaire d’être uniquement descriptive. Elle doit revenir sur lepourquoi et le comment de telle ou telle réalité sociale. Pourquoi un tel « mythe » sur lecancer est-il si prégnant dans nos sociétés ?Dès lors, c’est par une analyse socio-historiquequ’il en est venu à démontrer l’assise d’une telle vision contemporaine du cancer.

A partir de cette référence à cette étude de Pinell, nous voulons exposer la spécificitéde notre objet d’étude. Comme nous venons précédemment de l’évoquer, il existe unereprésentation autour du cancer, un espace de connotations et de perceptions uniques,mais cet espace a profondément évolué depuis la fin du XIXème siècle. Succédant à latuberculose et à la syphillis dans l’imaginaire collectif, le cancer a été érigé en véritable« fléau » contemporain. Cette perception nouvelle, c’est la certitude que le cancer n’estpas une maladie comme on a pu en connaître au XIXème siècle, telles les maladiesinfectieuses que sont la tuberculose et la syphilis, fléaux de leur époque, mais qui, dans lesannées 1920, parviennent petit à petit à être contrôlées par des mesures prophylactiques.Le cancer, en l’état du savoir médical du début du Xxème siècle, n’est subordonné qu’àla seule thérapeutique. Faute de prévention adaptée, le combat contre la maladie dépendfondamentalement des succès de la chirurgie et de la radiothérapie, science en pleineexpansion. Et force est de constater que loin d’être enrayée, la mortalité liée au cancerest exponentielle dans l’entre-deux-guerres, deuxième facteur différenciant le cancer desmaladies infectieuses. En outre, le cancer atteint toutes les classes sociales, et non plusseulement les couches populaires : c’est une maladie universelle.

Dès lors, la mobilisation conjointe des pouvoirs publics, des milieux scientifiques etdes groupes de pression va participer à l’inscription durable du cancer dans les mentalités,en tant que pathologie menaçante. Depuis, la lutte contre le cancer semble avoir intégrédes préoccupations de plus en plus vives. En ce début de XXIème siècle, la mise enoeuvre du Plan Cancer 2003-20075, précédé trois ans plus tôt par un premier programmenational, résonne comme une priorité, constituant un des trois principaux chantiers dumandat de Jacques Chirac. Les années précédentes, plusieurs rapports parlementaires

avaient désigné le cancer comme le principal défi lancé au système de santé français 6 . Lalutte contre le cancer a désormais transcendé sa simple dimension médicale pour constituerun enjeu politique et social princeps, ayant une incidence sur l’ensemble des configurationssociétales.

Le premier plan de mobilisation nationale du 1er février 2000, dit plan 'Gillot', dunom du secrétaire d'Etat à la santé qui l'a présenté, s’inscrit dans un paysage politique,social et institutionnel tout à fait spécifique à la France. Dans un système de santé

particulièrement fragmenté et en voie de recomposition depuis plusieurs années 7 , les

5 Le Plan Cancer est précédé par un premier programme national de lutte contre le cancer présenté le 1er février 2000 par lesecrétaire d’Etat à la santé : il n’aura que très peu de retentissement, puisque Jacques Chirac va très vite faire du cancer une prioriténationale, dès son second mandat.

6 En 1999, le rapport de J. Oudin attirait ainsi l’attention sur le fait que le cancer « est en voie de devenir la première pathologieet la première cause de mortalité des Français. A ce titre, il constitue le principal défi lancé à notre système de santé » (J. Oudin,La politique de lutte contre le cancer, Rapport d’information n° 31 fait au nom de la Commission des Finances, Paris, Sénat, 1999).En 2001, un autre rapport soulignait que le cancer est « le principal défi auquel est confronté notre système de santé publique », etque, depuis 1989, il constitue la première cause de mortalité pour les hommes. (C. Huriet, L. Neuwirth, La politique de lutte contre lecancer, Rapport d’information n°419 fait au nom de la Commission des Affaires sociales, Paris, Sénat, 2001).

7 Bruno Palier, La réforme des systèmes de santé, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 2005

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problèmes de santé publique requièrent la mobilisation d’une pluralité d’acteurs pourdevenir des enjeux susceptibles de retenir l’attention des pouvoirs publics. De facto, noustravaillerons à comprendre comment la mobilisation nationale de lutte contre le cancer posedes interrogations en terme de processus de décision.

L’originalité de notre recherche réside dans notre approche analytique : nous avonseffectivement choisi d’aborder la problématique du cancer au prisme de son traitementpolitique. Le postulat de départ sur lequel nous insisterons est que le cancer, en tantque pathologie qui a une incidence profonde sur la société, n’est pas un fait socialproblématique en soi qui justifierait à lui seul une intervention politique. Il existe uneconstruction du problème-cancer, des antécédents qui dépassent les caractéristiquesproprement médicales de la maladie. Nous travaillerons essentiellement à comprendrecomment le cancer est devenu un problème traité politiquement : nous nous focaliseronsainsi sur les déterminants qui permettent d’appréhender l’accès du problème-cancer àl’agenda décisionnel8.

BORNES CHRONOLOGIQUESNotre réflexion, dans un premier temps, trouvera sa source dans une approche socio-

historique : la principale justification à cette démarche méthodologique est la volontéd’appréhender les antécédents profonds - que seule l’histoire a façonnés- de la constructionde la lutte contre le cancer comme problème public. C’est pourquoi nous remonteronsjusqu’à l’année 1945, date symbolique puisqu’elle confère aux centres anticancéreux unstatut juridique, tout en évoquant le début des années 1920, qui sont fondatrices dansl’avènement des premières mesures de lutte contre le cancer.

Initialement, nous avons choisi de borner notre étude à la date du premier plancancer, donc le 1er février 2000. Cette décision est motivée par une raison principale.En effet, après 2000, donc après l'inscription du cancer à l'agenda politique, le caractèredorénavant éminemment politique du cancer fait intervenir des données nouvelles. Unelogique de compétition s’instaure, liée essentiellement aux élections présidentielles de2002. « Gouverner, c’est choisir »9 et implique un mécanisme de sélection qui entraînesystématiquement des ‘gagnants’ et des ‘perdants’.

Les enjeux de la politique de lutte contre le cancer à partir de 2000 sont désormaisl'apanage de la sphère politique : il s'agirait donc surtout durant cette période de déconstruirela structure du jeu et de la compétition politique et de rencontrer à la fois ceux à qui abénéficié le mandat de Jacques Chirac, et ceux qui au contraire ont été mis sur la touche,opportunité que nous n’avons pas eu du fait de notre choix chronologique.

Le cancer dans son rapport au politique : quel apport des sciences sociales ?La lutte contre le cancer en France est devenue une cause nationale avec la mise en

œuvre du premier plan cancer de 2000. ‘Cause nationale’ signifie que pour l’ensemble dela société française, le cancer se décline sous la forme d’un problème de santé publique

8 La référence à Philippe Garraud est ici pertinente : « Un problème est toujours un construit ou un produit social. Il faut doncsouligner tout d’abord que ce n’est pas en raison de leur gravité ou de leur importance, présente ou à venir, que les problèmes accèdentà l’agenda gouvernemental public. (...) Tous les problèmes lourds de conséquence pourtant prévisibles ou graves en eux-mêmesne figurent pas nécessairement et spontanément sur l’agenda dans la mesure où l’accès n’est pas uniquement fonction de leurscaractéristiques spécifiques. », in Philippe Garraud, « Politiques nationales : élaboration de l’agenda », in L’Année sociologique,1990,40, p. 22

9 Propos de Pierre Mendès-France lors d’un discours à l’Assemblée Nationale le 3 juin 1953.

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prioritaire dont les autorités de l’Etat se sont saisi afin d’apporter des solutions concrèteset mesurables.

Resituons donc le débat autour des politiques de santé publique et de leur rapport aupolitique, pour dégager certaines tendances analytiques qui font sens pour appréhender lapolitique de lutte contre le cancer en tant que problématique de science sociale.

En France, la politique de santé publique a longtemps été délaissée, n’engageantquasiment ni débat public, ni débat scientifique.

Le plan cancer annoncé le 1er février 2000 concorde, sur le plan temporel, avecune période de regain d’intérêt des autorités publiques pour la santé publique. Interrogéen décembre 1992 sur les leçons qu’il tirait de l’affaire du sang contaminé, BernardKouchner répondait : « La santé publique avec tout ce qui s’y rattache – sécurité sanitaire,transparence, information – n’a jamais été prioritaire dans ce pays. Or, l’Etat a uneimpérative obligation de moyens dans ce domaine. Il l’avait trop oublié »10. Dix ans plus tard,la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, a décrit un premier processus d’élaboration de lapolitique de santé. La loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, votée aprèsalternance par une majorité politique différente, a réécrit cette procédure sans en modifierle motif principal : doter l’Etat d’un instrument de décision en matière de santé publique.Dans un discours précurseur prononcé devant l’Académie de Médecine, le ministre de laSanté de l’époque, Jean-François Mattéi, avance ainsi une perspective similaire à celle deson prédécesseur, en évoquant le « devoir impérieux » de l’Etat dans ce domaine11.

Cette spécificité française traduit un rapport particulier que la santé publique entretientavec le politique. Il faut effectivement constater, dans les termes de l’analyse de l’activitégouvernementale proposée par Pierre Favre, que ce rapport santé publique/politique est unrapport « oscillatoire »12. François Briatte a entrepris, dans son mémoire de Master II, uneanalyse comparée des systèmes de santé français et britannique à travers le prisme desinégalités de santé13. Dans son introduction, il part de la réflexion suivante, consécutivementaux propos de Pierre Favre : « La majeurs partie du temps, l’intervention des pouvoirspublics en matière de santé publique suit une routine d’action faible, voire indolente, quereflètent des ressources budgétaires et logistiques limitées, elles-mêmes adossées à uncorps professionnel épars et marginalisé au sein des professionnels de santé. » A l’inversede cette phase de routinisation, les crises sociales aiguës qui se sont superposées auxcrises sanitaires ces vingt-cinq dernières années ont entraîné la conversion de problèmesde santé publique en « problèmes publics », pour reprendre la terminologie de Michel Setbonau sujet du sida14.

Cette approche analytique permet d’envisager l’action publique dans le domainede la santé publique comme inédite. A partir du moment où un problème se teinte de

10 Entretien, Le Monde, 17 décembre 1992.11 Discours devant l’Académie Nationale de Médecine, 1er octobre 2002.12 En voici une définition plus complète : « Le rapport au politique peut également être cyclique, voire ‘oscillatoire’, lorsque des

phases de soustraction au politique succèdent à des phases de problématisation politique. », in Pierre Favre, Comprendre le mondepour le changer, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 291

13 François Briatte, Réduire les inégalités de santé en France et en Grande-Bretagne. Eléments pour une analyse comparée,Mémoire de Master II, IEP de Grenoble, 2006

14 Michel Setbon, Pouvoirs contre Sida. De la transfusion sanguine au dépistage : décisions et pratiques en France, Grande-Bretagne et Suède, Paris, Le Seuil, 1993, pp. 27-31

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conséquences délétères – épidémie, pic de mortalité, bouleversement des repères moraux-, il est susceptible d’investir l’agenda politique et d’être construit comme un enjeu de santépublique « appelant l’intervention des autorités publiques légitimes »15. En dehors de cespériodes « où la capacité de gouverner des autorités publiques paraît s’effondrer »16, lepolitique n’investit et ne s’investit que de manière résiduelle dans le champ de la santépublique.

Dans la mesure où trop peu de travaux scientifiques ont été écrits sur la manière dont lapolitique de lutte contre le cancer a été saisie par le champ politique, nous voulons insistersur la mobilisation autour du sida comme un exemple emblématique d’un problème de santépublique qui a acquis le statut de problème public.

Cet exemple nous éclaire d’une part sur les traditions de recherche qui ont pu réfléchirà une telle problématique, et d’autre part sur les processus de politisation qui affectent lesquestions de santé publique, objet d’autant plus intéressant qu’une bonne part des travauxsur le sida ont adopté une approche comparative.

Cette focalisation sur la littérature scientifique qui a travaillé sur le sida a égalementun mérite rare : elle nous permet d’embrasser un vaste ensemble de questionnements quiseraient susceptibles de faire avancer la recherche sur la lutte contre le cancer dans uneperspective de science sociale.

François Buton, dans un article17 paru en 2005 dans la Revue française de sciencepolitique, fait un tour d’horizon des travaux scientifiques sur le sida pour tenter de cernerles différentes « formes de la lutte » : quelles spécificités de la lutte contre le sida ont étémises en lumière en fonction de tel angle d’approche analytique ? De manière plus générale,l’auteur s’interroge sur le renouvellement de la recherche en sciences sociales au sujet dusida.

Dans les années 1990, les travaux de sciences sociales ont le plus souvent adoptéune définition assez étroite de la dimension politique du sida : objet de politiques publiques,le sida est un problème construit comme politique, émergeant dans le champ politique18,redevable d’une intervention publique. Les réponses des Etats et des systèmes politico-administratifs nationaux ont ainsi été étudiées au niveau local19, national20, ou dans uneperspective comparative21, en mobilisant des traditions analytiques variées. C’est finalement« la » politique face au sida qui a initialement suscité l’intérêt des sociologues et politistes. Un

15 Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p.2516 Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, op.cit, p. 29317 François Buton, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte », in Revue française de science politique, vol. 55, n° 5-6,

octobre-décembre 2005, pp. 787-810.18 Pierre Favre (dir.), Sida et politique : les premiers affrontements. 1981-1987, Paris, L’Harmattan, 199119 Cf. Par exemple Olivier Borraz (en collaboration avec Patricia Loncle-Moriceau), Les politiques locales de lutte contre le

sida. Une analyse dans trois départements français, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Anne Lovell, Isabelle Féroni, « Sida-Toxicomanie. Unobjet hybride de la nouvelle santé publique à Marseille », in Didier Fassin (dir.), Les figures urbaines de la santé publique. Enquêtessur des expériences locales, Paris, La Découverte, 1998, pp. 208-238.

20 De manière non exhaustive, Patrice Pinell (dir.), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France (1981-1996), Paris,PUF, 2002 ; Virginia Berridge, AIDS in the UK. The making of a policy, 1981-1994, New-York, Oxford University Press, 1996.

21 Cf. notamment Michel Setbon, Pouvoirs contre sida, op.cit ; Monika Steffen, The Fignt against AIDS. An International PublicPolicy Comparison between Four European Countries : France, Great-Britain, Germany and Italy, Grenoble, Presses universitairesde Grenoble, 1996.

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second « élan » de recherche semble avoir renouvelé la problématisation de la dimensionpolitique du sida, en mettant l’accent sur la contribution des mouvements de maladesau développement des médicaments aux Etats-Unis ou en France22, ou en suivant lestransformations des « formes politiques » d’organisation de la science et de la médecineau cours de l’épidémie23. François Buton synthétise ainsi ce renouvellement de la littératurescientifique : « Tous ces auteurs s’accordent en effet pour considérer que la dimensionproprement politique de l’épidémie de sida, au-delà de sa constitution en problème politique

exceptionnel, puis normalisé 24 , réside dans l’existence d’un mouvement associatif ayant

pu mettre en cause, ou à l’épreuve, sur la scène publique, notamment médiatique, nonpas exactement « le pouvoir », mais plus largement « les pouvoirs », politique, médicalscientifique, administratif, économique. Tels sont les trois éléments de la dimension politiquedu sida : des victimes –personnes atteintes ou proches – prennent la parole ; elles adressentleurs critiques à tous les pouvoirs ; elles le font dans l’espace public »25.

Ce renouvellement de l’approche de la mobilisation autour du sida met en avantl’émergence d’un mouvement associatif comme événement fondateur dans l’histoire de lalutte contre le cancer. Mickaël Pollack le disait déjà en 1988 : « Quand, un jour, les historiensécriront l’histoire sociale du sida, la mobilisation dans des formes associatives dépassant lechamp médical sera, sans aucun doute, le fait le plus marquant »26. Mais tous les auteursn’accordent pas la même attention au biais rétrospectif inhérent à une description du mondeassociatif des années 1990 en « générations », qui valorise parmi les associations lesplus anciennes celles dont l’institutionnalisation a réussi. Chez Janine Barbot, la dimensionhistorique est réduite, alors qu’elle est centrale dans l’analyse de P. Pinell et qu’elle faitl’objet d’une grande attention chez N. Dodier. Au final, la lutte contre le sida constitue unobjet de choix pour saisir différentes options, méthodes et théories sociologiques. Sur le planépistémologique et méthodologique, tout distingue les travaux de l’équipe de P. Pinell, deceux de N. Dodier et J. Barbot. Une épidémie politique emprunte l’essentiel de ses outils à lasociologie de Pierre Bourdieu, « s’attachant à reconstruire l’espace social de la lutte contre lesida, depuis ses conditions de possibilités jusqu’à ses modalités structurales de réalisation,lesquelles dépendent notamment de ses relations avec d’autres espaces sociaux »27.

Le projet de Nicolas Dodier semble plus ambitieux sur le plan théorique. Il proposeen effet un ensemble de notions originales relatives à l’exercice du sens critique desacteurs, au changement historique et à la constitution des acteurs. « Répondant àl’invite de Paul Ricœur sur la production nécessaire d’une ‘image globale du récithistorique ‘, N. Dodier prétend finalement formuler des propositions sur le ‘sens global destransformations’ sociales, en l’occurrence celle du monde médical. Car, nous explique-t-il,ces transformations sont accessibles derrière le bruit confus des controverses, « pour peuqu’on sache les lire ». Telle semble bien être, finalement, la compétence du sociologue :

22 Cf. notamment pour la France : Janine Barbot, Les malades en mouvement. La médecine et la science à l’épreuve du sida,Paris, Balland, 2002

23 Nicolas Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Editions de l’EHESS, 200324 Pour une synthèse récente, cf. Monika Steffen, Les Etats face au sida en Europe, Grenoble, Presses Universitaires de

Grenoble, 200125 François Buton, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte », op.cit, p. 78926 Mickaël Pollack, Les homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie, Paris, Métailié, 1988, p. 279, cité dans François

Buton, ibid., p. 79027 François Buton, « Sida et politique… », op.cit, p. 808

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une capacité à bien (mieux ?) lire l’histoire, à produire un récit fondé sur les épreuves qu’ilfait subir à une réalité sociale largement appréhendée comme un texte »28.

Cet appui sur l’exemple de la lutte contre le sida, outre son apport analytique, montreà quel point le type de travaux – en terme d’options théoriques – et l’importance en nombredes recherches29 sont fonction de la nature du problème de santé publique qui est enjeu. L’épidémie de sida a constitué dans les années 1990 un objet d’étude d’autant plusstimulant qu’au départ, il avait tout d’une maladie exceptionnelle : virus qui a touché unefrange stigmatisée et discriminée de la population – les homosexuels et leurs proches –dont la mobilisation inédite a précédé l’intervention politique. A l’opposé du cancer, le sidaest apparu comme une maladie « sexy »30 dans le sens où elle a engendré, en termede production scientifique, une effervescence intellectuelle qui s’est étendue à plusieursdisciplines, médecine, sociologie, politique publique, anthropologie.

Il nous semble bon, à l’instar de François Buton, d’adopter une telle démarche desynthèse quant à l’analyse de la mobilisation autour de la lutte contre le sida : ce typede raisonnement permet d’établir des étapes dans l’analyse de cette mobilisation, dedresser des schèmes analytiques et de mettre en avant l’importance d’une analyse enterme de mobilisation associative, tant celle-ci permet d’éclairer des données déterminantesdans l’orientation de la mobilisation politique. Ces références à la lutte contre lesida nous incitent d’emblée à souscrire à des hypothèses concernant notre proprerecherche. Les liens patents entre deux mobilisations nationales orchestrées autour d’unepathologie unique, ainsi qu’entre les formes de revendications associatives comme sourcesd’accomplissement politique semblent offrir des clés de lecture pertinentes.

De surcroît, un tel raisonnement permet de voir à quel point le terrain de la réflexionau sujet de la lutte contre le cancer est en friche. Patrice Pinell peut être considérécomme un auteur qui a réfléchi de manière exhaustive à la manière dont le cancera déjà été traité politiquement en France. Cet auteur, comme on a déjà pu le voirprécédemment, a choisi d’ancrer ses recherches dans une perspective socio-historique.Dans son ouvrage de référence, il dresse une vaste fresque où il insiste, par chapitre,sur les caractéristiques principales qui permettent de saisir l’avènement d’une prise deconscience politique et sociale autour de la lutte contre le cancer en France. « La naissanced’un fléau », du titre de l’ouvrage, correspond à la conjonction de facteurs historiques – laPremière Guerre mondiale constitue notamment un événement décisif – et de déterminantssociologiques – changements de représentation autour de la maladie dans une perspectiveeliasienne.Conjonction inédite qui a façonné la perception du cancer comme « un fléau dela modernité ».

28 François Buton, ibid., p. 80829 La recherche scientifique sur la lutte contre le sida a été soutenue par des financements massifs et diversifiés, auxquels

ont contribué des institutions de recherche (Inserm, CNRS), des missions d’orientation de la recherche (Mire), des institutionsadministratives (Cnam), des organisations internationales (Union Européenne, OMS), des institutions spécialisées dans le sida(Ensemble contre le sida, le Centre régional d’information et de prévention sur le sida, le Conseil national du sida), et surtout uneagence spécialisée, l’ANRS, l’Agence nationale de recherche spécialisée sur le sida, fondée en 1989.

30 Terme employé à plusieurs reprises au cours de nos entretiens. Par exemple, entretien avec la Déléguée Générale ducancéropôle Lyon Auvergne Rhône-Alpes (CLARA) : « Donc on a vraiment deux exemples intéressants : l’un la société civile, avecen plus beaucoup de littérature, Foucault par exemple ; sur le sida on a des quantités d’ouvrages de référence, c’est une littératurerevendicatrice. Alors que le cancer, ce n’était pas sexy du tout ».

INTRODUCTION

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A l’opposé du sida, le cancer n’a pas suscité l’intervention extraordinaire des pouvoirspublics. Le cancer est une maladie millénaire : ce n’est pas une épidémie qui s’est déclinée,une fois immergée dans l’espace social, en « épidémies politiques ».

Ainsi, les mesures tardives en faveur de la lutte contre le cancer sont survenues enl’absence de crise manifeste. Partant de là, la nature des événements et les structuresinstitutionnelles ne suffisent plus à expliquer complètement la constitution puis la conduitedes politiques de lutte contre le cancer. Des formes plus diffuses d’action, liées à lamobilisation de réseaux d’acteurs impliqués dans l’élaboration de l’action publique, et desidées que ceux-ci tentent d’y injecter, vont d’emblée apparaître comme des clés de lecturemajeures.

Théorisation d’une approche fondée sur la mise sur agendaSi l’action publique pouvait se résumer à un jeu d’agencement entre des problèmes et

des solutions, l’objet ‘cancer’ aurait suscité la mise en place de politiques publiques depuisla création des premiers centres de lutte contre le cancer au début des années 1920, etconstituerait une dimension ‘standard’ de l’action en santé publique aujourd’hui.

Or, l’historique de la lutte contre le cancer montre qu’il y a eu effectivement un momentd’effervescence politique au sortir de la Première Guerre mondiale lors de la création de laLigue contre le cancer et la mise en place des premiers centres anticancéreux.

Malgré ces initiatives des années 1920 et une première forme de prise en comptepolitique du cancer que représentent la création et le soutien financier des vingt centres delutte contre le cancer, il faut attendre 2000 pour qu’un programme national voit le jour et quele cancer soit considéré comme un défi de santé publique majeur.

Il nous faut donc fixer comme point de départ à notre étude le constat selon lequelle cancer ne constitue pas un fait social intrinsèquement problématique pour lesdécideurs publics : il lui faut acquérir ce statut. D’emblée, le processus d’émergencedu cancer en tant que problème public demeurera un point nodal de notre analyse.Nous pouvons définir ainsi la terminologie de ‘problème public’ emprunté à MichelSetbon : un problème public se caractérise par la mobilisation conjuguée de la sociétécivile et des pouvoirs publics autour d’une représentation commune sur laquelleagir et qui appelle une décision politique comme source légitime de résolution duproblème.

La justification théorique à cet objet d'analyse est que les politiques publiques peuvents’analyser de manière temporelle, notamment à travers leurs modes d’inscription surl’agenda politique, défini comme « l'ensemble des problèmes perçus comme appelant undébat public, voire l'intervention des autorités publiques légitimes »31. Cette définition deJ-G. Padioleau, assez restrictive en soi, appellera ultérieurement un approfondissementMais avant qu'il y ait inscription d'un problème à l'agenda politique, il faut qu'un processusd'émergence de ce problème se cristallise puis se répercute dans la sphère politique.

Tout d’abord, il nous semble nécessaire d’éclairer le vocable de ‘problème’ qui dans lavie de tous les jours est un terme polysémique largement utilisé voire même galvaudé. « Il y a problème, écrit Padioleau, quand des acteurs sociaux perçoivent des écarts entrece qui est, ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. Cette découverte d’un problèmes’accompagne de procédures d’étiquetage qui le qualifient comme relevant de la sphèrede compétence des autorités publiques »32. Cette définition nous semble pertinente dans la

31 Jean-Gustave Padioleau, L'Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p. 2532 ibid, p. 25

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mesure où elle nous invite, dans notre propre recherche, à nous interroger sur ce décalage« entre ce qui est, et ce qui pourrait ou devrait être » dans le domaine de la lutte contre lecancer. Cette prise de conscience d’un décalage par des acteurs sociaux impliqués dans lalutte contre le cancer peut constituer une phase initiale d’effervescence qu’il est primordialde repérer puis d’analyser comme phase motrice qui possède en son sein des clés d’analyseoriginelles. Le deuxième point intéressant dans cette définition du problème est ce qui relève« des procédures d’étiquetage ». Ces procédures sont loin d’être automatiques après laperception d’un décalage par des acteurs sociaux. Dans notre cas, nous pouvons tenterde saisir le laps de temps qui sépare la phase initiale de perception des « écarts entre cequi est et ce qui devrait être » par un groupe d’acteurs spécifiques, et la mise en placede procédures d’étiquetage qui cristallisent la saisie du problème par les pouvoirs publics.Cette échéance temporelle peut en dire long sur la perception du problème par les autoritésétatiques et, de manière plus exemplaire, sur la manière dont ce problème était auparavanttraité au sein de la société.

A ce stade, nous choisissons de nous référer à un ouvrage collectif dirigé par Pierre

Favre, Sida et politique, Les premiers affrontements (1981-1987) 33 , pour éclairer la notion

d’émergence.L’analyse des politiques publiques s’est considérablement intéressée aux processus

qui signent la genèse de l’action publique 34 et a défini plusieurs concepts heuristiques quipermettent de l’appréhender. La notion d’émergence en est un.

L’introduction de l’ouvrage dirigé par Pierre Favre explicite cette notion qui réfère àun questionnement fondamental en science politique : l’activation du champ politique pourtraiter un problème. De fait, « il est des situations qui , à un temps t , ne sont considéréespar personne comme appelant l’intervention du champ politique. Or, si l’on se place àun temps t’ , certaines de ces situations font l’objet d’un intense traitement politique. »35 L’analyse du processus d’émergence repose sur les mécanismes de translation et detransformation à l’œuvre durant la période t-t’. Elle n’implique ni une quelconque extérioritéde nature du politique par rapport au social, ni que l’émergence d’un problème soit un modehabituel, ni même fréquent, d’activation du champ politique.

Pierre Favre distingue quatre modèles simplifiés36 caractérisant la phase première aucours de laquelle un problème ‘émerge de’.

L’émergence est un phénomène cumulatif, une prise de conscience collective quidemande le couplage de plusieurs phénomènes.

C’est pourquoi il est nécessaire qu’elle soit découpée en phases successives pourêtre comprise, d’où l’intérêt d’une analyse temporelle. Via cette analyse temporelle, nouspostulons d’un processus d’émergence bottom-up du problème-cancer.

Après avoir procédé à un détour socio-historique, nous nous focaliserons en effet surl'ensemble des années 1990, qui signent une construction nouvelle du problème-cancer

33 Paris, L’Harmattan, 199234 Entre autres ouvrages de référence, cf. P. Muller, Y. Surel, L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998,

ch. 3, « La genèse de l’action publique ».35 Pierre Favre (dir), Sida et politique…, op.cit, p.636 L’auteur distingue : 1)L’émergence progressive et par canaux multiples ; 2) L’émergence instantanée ; 3) L’activation

automatique du champ politique ; 4) L’émergence captée, in Pierre Favre (dir.), ibid., pp. 17-23.

INTRODUCTION

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dans les mentalités, dont l'origine remonte au début des années 1990 avec le mouvementde réforme de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. L’avènementde ce nouveau référentiel37 porté par la Fédération mènera à la constitution de structuresad hoc38 , et sera relayé par d'autres formes d'organisation – comme la Ligue nationalecontre le cancer – avant de déclencher un sursaut politique. Ainsi, le processus d'émergencepeut se caractériser par la fédération d'acteurs de terrain dans des instances (Bruno Jobertdiraient « forums »39) organisationnelles (la Fédération), de discussion scientifique (le Cercledes cancérologues français), et de revendication (les 1ers Etats généraux des malades ducancer organisés par la Ligue contre le cancer).

Corrélativement à la notion d’émergence, nous apprécierons donc celle d’agendapolitique, qui vient appuyer l’analyse de la genèse de l’action publique. La notion d’agendapolitique permet de circonscrire « la liste des sujets ou des problèmes auxquels lesresponsables gouvernementaux, ou les personnes extérieures au gouvernement mais quis’y trouvent étroitement connectées, prêtent sérieusement attention à un moment donné »40 . Nous nous appuierons en outre sur la définition qu’en donne Philippe Garraud dansle Dictionnaire des politiques publiques. « Dans son acception la plus simple, la notion de‘mise à l’agenda’ ou, pour reprendre le vocable anglo-saxon, de ‘agenda-setting’, désignel’étude et la mise en évidence de l’ensemble des processus qui conduisent des faits sociauxà acquérir un statut de ‘problème public’ ne relevant plus de la fatalité ou de la sphère privée,et faisant l’objet de débats et controverses médiatiques et politiques. Le plus souvent, lamise à l’agenda appelle et justifie une intervention publique légitime sous la forme d’unedécision des autorités publiques, quelles qu’en soient la forme et la modalité »41. Mais lanotion d’agenda appelle quelques précautions. Elle tend à induire, si l’on n’y prend garde,une vision linéaire et quasi chronologique très restrictive. Les différentes séquences del’action gouvernementale qu’on distingue d’un point de vue analytique ne doivent pas êtreprises de manière rigide, comme le montre bien Philippe Garraud dans son article de 1990.En outre, l’agenda n’est jamais figé. Il est de l’ordre du provisoire, du contingent, même sicertains problèmes y sont inscrits durablement. Il tend à structurer un espace de décisionsgénérateur d’opportunités mais aussi de contraintes. Cependant, l’agenda au sens strictne préjuge ni des solutions ou décisions qui seront retenues, dans le sens où la façond’apprécier et de traiter les problèmes diverge d’une part selon les configurations d’acteursen présence, et d’autre part évolue dans le temps.

L’ensemble de notre réflexion reposera sur une mise en perspective du modèled’analyse des politiques publiques proposé par J. W. Kingdon dans l’ouvrage cité ci-dessus,reposant sur la notion d’ « agenda-setting ». Ce modèle renvoie à la conjonction dedynamiques favorables à la prise de décision, tant pour ce qui concerne les problèmes(« problem stream »), que pour les alternatives (« policy stream »), ou encore les facteursproprement politiques (« political stream »).

37 Nous pouvons retenir ici la définition que Pierre Muller propose de la notion de référentiel dans Les politiques publiques, Paris,PUF, 5è édition, 2004. « Elaborer une politique publique consiste donc d’abord à construire une représentation, une image de la réalitésur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème,confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : on appellera cette vision du monde le référentiel d’une politique.»

38 Le Cercle des cancérologues français en 1997.39 Bruno Jobert (dir.), Le Tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, introduction40 J. W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little brown, 198441 Boussaguet Laurie et alii (dir), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de science politique, 2004

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Cette référence nous offre un schéma conceptuel sur lequel moduler notre étude decas.

Enfin, l’analyse de la construction de la maladie du cancer est inséparable de processuscognitifs et normatifs de définition et de qualification qui lui donnent sens et conditionnentles termes des débats et d’éventuelles décisions. Pour reprendre les propos de PhilippeGarraud, « la manière dont un problème est construit conditionne pour partie les manièrespensables de le considérer et de le traiter ; en ce sens, son étude conduit nécessairementà une sociologie des perceptions et des représentations reposant sur le postulat qu’il n’ya pas de ‘naturalité’ des problèmes publics, mais que tout problème public est un construit

social » 42 . En ce sens, la notion de récit permet d’expliquer par quels mécanismes unproblème vient à être inscrit à l’agenda politique. Dans sa définition la plus sommaire, lerécit est une histoire causale rédigée par des acteurs extérieurs à la sphère de décisiongouvernementale à l’encontre des pouvoirs publics, dans le but d’attirer leur attention sur

un phénomène et sur les causes qu’ils y attachent 43 .

Dans cette perspective, nous avons accordé une place centrale aux entretiens semi-directifs dans notre enquête de terrain, car d’une part notre objet d'analyse est jeune,d’autre part il n’existe que très peu de travaux scientifiques à son sujet comme nous l’avonsdit précédemment, et enfin il nous semble nécessaire de compléter notre prospectionarchivistique. C’est pourquoi les récits des protagonistes que nous aurons rencontrés auterme de ce mémoire de master 2 seront centraux dans notre analyse dans le sens où ilsdonnent à la fois une idée de ces processus cognitifs qui ont façonné la requalification duproblème-cancer à partir des années 1990, et où ils permettent de dessiner la carte desprotagonistes, de structurer leurs liens, d’appréhender l'évolution de leurs interactions et lesenjeux liés à ces liens d'interdépendance, et enfin d’envisager la formation d'un leadership.

Cette notion de récit permet enfin de mieux saisir l’idée selon laquelle le champ

politique est un « transmutateur de problème » 44 . En effet, l’irruption d’un problèmedans le champ politique, avant même son inscription formelle sur l’agenda politique,suppose le passage par « une forme de prisme politico-institutionnel par lequel lesautorités publiques et les acteurs politiques sélectionnent les problèmes qui vont retenirleur attention et en transforment le caractère, en fonction du cadre global de l’action

gouvernementale, des moyens disponibles et de la nature des acteurs mobilisés » 45 .Les récits témoignent d’emblée d’un attachement à la compréhension de la complexité desmécanismes processuels par lesquels un problème public se construit.

In fine, c’est à partir des différentes catégories analytiques présentées plus haut quenous nous proposons de répondre à la question suivante : Par quels processus la luttecontre le cancer a-t-elle acquis le statut de problème public, activant ainsi le champpolitique français?

Protocole de recherche

42 Philippe Garraud, op.cit, p. 5043 Deborah Stone, « Causal stories and the formation of policy agenda”, Political Science Quarterly, 104 (2), p. 281-30044 Pierre Favre, Sida et politique…, op.cit, p. 3145 Yves Surel, « Quand la politique change les politiques. La loi Lang du 10 août 1981 et les politiques du livre », in Revue

française de science politique, vol. 47, n° 2, avril 1997, p. 156

INTRODUCTION

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Nous tenons ici à mettre en lumière la spécificité de notre objet de recherche à traversle choix de nos outils méthodologiques. La vocation de ce mémoire est de déconstruireanalytiquement les mécanismes sociaux et politiques qui ont abouti à la constructionhistorique de la lutte contre le cancer en problème public.

Notre objet de recherche demeure encore jeune, et le manque de recul réflexif explicitesans doute le fait que notre travail soit isolé, ou du moins ne soit pas inscrit dans unecommunauté scientifique parfaitement constituée46.

Pour autant, l’analyse que nous menons sous l’angle d’une dynamique du changementà l’œuvre au cœur de l’action publique, mais aussi au cœur du monde de la cancérologie,nous a conduite a adopté une démarche hypothético-inductive, fondée sur la pratique del’entretien semi-directif.

Une étude en terme de processus nécessite de se pencher sur les interdépendancessusceptibles d’exister entre les différents acteurs qui ont interagi et contribué à l’évolutionde la représentation du cancer et de sa prise en charge en France. Nous considéronsque l’ensemble de ces interactions est le fruit de configurations d’acteurs spécifiques qu’ilest impératif de repérer et d’étudier pour mieux saisir les logiques d’action qui ont été àl’œuvre dans la période circonscrite. C’est à Norbert Elias que nous devons cette orientationméthodologique, dans la mesure où celui-ci est à l’origine d’une réflexion sociologiquereposant sur la notion d’interdépendance d’individus qui évoluent au sein de configurationssociétales spécifiques. Laissons-nous guider par ses propos :

« L’analyse sociologique fondée sur l’idée de base que les structures sociales sontdes formations d’individus interdépendants, ouvre la voie à une sociologie réaliste .Car le fait que les hommes ne se présentent pas comme des êtres totalement ferméssur eux-mêmes, mais comme des individus dépendant les uns des autres et formantentre eux des groupements d’une grande diversité peut être observé et prouvé par desrecherches empiriques . Celles-ci permettent, en outre, de saisir avec certitude maisnon de manière exhaustive la naissance et l’évolution de formations spécifiques. Ellespermettent de déterminer dans quelles conditions s’est établie l’interdépendance spécifiquedans une situation donnée et comment cette interdépendance s’est modifiée sous l’effet desaltérations tant endogènes qu’exogènes de la formation sociale dans son ensemble ».47 (souligné par nous)

L’entretien est un outil méthodologique qui a des limites que plusieurs travaux ensciences sociales ont déjà soulignées48. Comme le montre S. Beaud dans son articleextrait de la revue Politix, il s’agit surtout pour tout chercheur d’assumer le caractère nonreprésentatif de l’entretien. L’entretien ne peut jouer le « seul rôle de pourvoyeur de données

46 Outre les travaux de P. Pinell déjà mentionnés, la thèse de Patrick Castel soutenue à l'IEP de Paris en 2002 : Normaliserles pratiques, organiser les médecins. La qualité comme stratégie de changement : le cas des centres de lutte contre le cancer, Paris,2002, Fondation de science politique, est, à ce jour, la seule thèse qui a pour objet l'évolution récente de la lutte contre le cancer àtravers l'examen d'une réforme emblématique, la réforme de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer au débutdes années 1990. Des thèse sont en cours – nous avons connaissance de deux thèses en cours: l'une à l'IEP de Paris portant sur lescancéropôles, l'autres à l'IEP de Grenoble portant sur une analyse comparée de la politique de lutte contre le cancer en France et enGrande-Bretagne – et attestent de l’intérêt grandissant de la recherche en sciences sociales pour le cancer.

47 Norbert Elias, La Société de cour, trad. française, Flammarion, 1985, p.23348 Cf. notamment les articles de : - Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien

ethnographique », in Politix, 1996, n°35, pp. 226-257 ; - Philippe Bongrand, Pascale Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiquespubliques : un impensé méthodologique ? », in Revue française de science politique, 2005, Vol. 55, n°1, pp. 73-112

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quantifiables. » Cependant, « restreindre le travail sur un nombre somme toute limitéd’entretiens, c’est d’une certaine manière faire confiance aux possibilités de cet instrumentd’enquête, notamment celle de faire apparaître la cohérence d’attitudes et de conduitessociales, en inscrivent celles-ci dans une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle etcollective »49.

Ainsi, dans le cadre de notre recherche, l’entretien nous semble un outil adapté poursaisir les rapports des acteurs au sein des configurations que nous allons mettre en avant,et pour – dans une perspective « réaliste » - appréhender les trajectoires personnelles etcollectives qui ont façonné la construction du cancer en problème public.

C’est pourquoi il est au fondement d’un apport analytique considérable.

Nous pouvons ici présenter une grille standard d’entretien50 qui a permis d’apporter deséléments de réponse à des questionnements cruciaux.

Fils directeurs :- trajectoire personnelle- la gestion du cancer avant 2000 - le poids des changements qui ont opéré dans la décennie 1990 : quelle perception

de ces changements ? Comme la prise en charge du cancer évolue-t-elle au cours de cettedécennie ? Quels processus sont à l’œuvre ? Rôle des protagonistes/leadership

- peut-on parler d’émergence du cancer dans le champ politique à partir de 2000 ?Si oui, pourquoi ? Comment s’est opérée la sensibilisation du champ politique puis soninterpellation ?

- le poids de la mobilisation de la Ligue nationale contre le cancer- le rapport cancérologie/politique- les interactions avec les autres acteurs clés de la période étudiéePrécisons en outre que notre enquête par entretiens semi-directifs s’est déroulée de

manière particulière. Nous avons rencontré au début du mois de février un acteur central,Thierry Philip, qui nous a apporté un témoignage d’une grande richesse. Il a cité au cours del’entretien l’ensemble des protagonistes que nous allions rencontrés ultérieurement. Il nousa donné leurs coordonnées, facilitant ainsi les prises de contact. Le déroulement logiquedes autres entretiens a donc été acquis grâce à un entretien initial fondateur qui a à la foisdéterminé et structuré un réseau d’acteurs, et qui a également permis de dégager un angled’approche particulier pour notre analyse, celui de la réforme de la Fédération nationale descentres de lutte contre le cancer. Si nous reprenons la métaphore de John W. Kingdon dansl’annexe ‘Appendix on Methods’ de son ouvrage Agendas, Alernatives and Public Policies51, notre enquête a progressé par « snowballing », c’est-à-dire par effets ‘boule de neige’,les entretiens effectués à un moment t étant quasiment tous le fruit d’un entretien antérieurfondateur.

C’est la raison pour laquelle le personnage de Thierry Philip aura une importancepremière tout au long de notre analyse. S‘il est un acteur princeps de notre enquête deterrain, il est aussi une des pierres angulaires sur laquelle repose la structure analytique de

49 Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en science sociales… », op.cit, pp. 233-234.50 Nous évoquons simplement des thèmes, sans préciser les questions finalisées.51 Boston (Mass.), Little, Brown and Co., 1984

INTRODUCTION

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notre étude. Pourtant, il est évident que ce statut d’acteur central sera démontré, éprouvéau cours de notre démonstration. Nous tenons tout particulièrement à mettre en évidenceun écueil de l’entretien dont nous avons conscience et qui nécessite un croisement dessources comme « moyen d’objectivation »52.

. Avoir un recours intensif à l’entretien peut effectivement laisser supposer, dansl’imaginaire du chercheur, une corrélation entre idées et action dans la construction desreprésentations que partagent des acteurs. C’est ce sur quoi insistent Philippe Bongrandet Pascale Laborier : « L’usage systématique de l’entretien emporte souvent, dans certainstravaux étudiés, une théorie de l’action implicite, fondée sur la congruence stable desdiscours et pratiques, qui repose sur une hypothèse implicite de l’intentionnalité de l’action,de sa rationalité, ou encore de l’unidimensionnalité des acteurs »53 . Le risque de cetteassimilation représentation/action est d’attribuer un sens recueilli en entretien à des actions.Et nous avons choisi d’insister sur cette limite intrinsèque à l’entretien dans la mesure oùles processus que nous allons analyser ont été portés par des individus dont l’autorité biendéfinie a joué un rôle capital : le poids de certains charismes est indéniable mais nécessitede confronter le discours à la pratique. Ainsi, nous avons confronté l’ensemble de nosentretiens à des sources archivistiques et à des ouvrages de seconde main.

Il faut d’emblée préciser que les archives sur la période étudiée sont peu nombreuses.L’essentiel de notre matériau archivistique nous a été fourni lors de nos entretiens54 :par exemple le rapport de l’IGAS de 1993, le Compte-rendu du Séminaire de réflexion

stratégique en cancérologie qui s’est déroulée à Deauville les 31 octobre, 1er et 2 novembre1997, seule archive sur le Cercle de réflexion des cancérologues français, ou encore leLivre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer. Très peu d’archives sontconservées, et à titre d’exemple, il n’existe pas de fond de documentation à la Fédérationnationale des centres de lutte contre le cancer. Nous avons à notre disposition, à ce sujet,la thèse de Patrick Castel, source de seconde main, mais qui a pu récolter énormémentd’informations « brutes », car il a mené une enquête de terrain de plus de deux ans, eta eu accès, par voie de conséquence, à beaucoup plus de sources archivistiques tout enpratiquant l’observation participante.

Enfin, les travaux de Patrice Pinell sur le cancer ont bien sûr été très précieux dans uneperspective socio-historique, permettant de relier notre étude à des déterminants de fond.

Notre premier temps de réflexion sera consacréà la mise en lumière des déterminantssocio-historiques qui ont façonné une certaine organisation de la lutte contre le canceren France, et surtout une certaine manière de penser la prise en charge médicale, ainsique la recherche fondamentale sur le cancer. Essayant de saisir les mécanismes qui ontstructuré ce que J. W. Kingdon appelle le « problem stream »55, c’est-à-dire le courant desproblèmes, nous partirons de l’idée selon laquelle la saisie du problème-cancer par lesautorités gouvernementales à partir de 2000 repose sur des antécédents que seul un regardsocio-historique peut appréhender.

Puis, nous serons amenée à saisir une partie des mécanismes processuels quiont abouti à une sensibilisation du champ politique au problème du cancer à partir de

52 Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales… », op.cit, p. 24153 P. Bongrand, P. Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques… », op.cit, p. 10054 Outre les rapports publics et autres documents officiels produits par ou à la demande des autorités ministérielle en charge

de la santé publique, et que l’on trouve sur le site du Secrétariat d’Etat à la Santé.55 J W. Kingdon, Agendas……, op.cit, p. 36

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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1997-1998. Dans ce second moment, nous partirons du postulat selon lequel l’émergencede la question du cancer dans la sphère politique est un phénomène cumulatif qui appelleun éclaircissement sur la période transitoire, mais fondamentalement structurante, aucours de laquelle des solutions vont apparaître, portées initialement par une poignée dereprésentants de centres anticancéreux qui vont injecter une réelle innovation, tant dans lagestion des centres, que dans une perception plus globale de ce que doit être dorénavantla lutte contre le cancer en France.

Enfin, la question, cruciale, de la mobilisation des malades au sein de la Ligue nationalecontre le cancer à la fin de l’année 1998, ainsi que l’interrogation sur d’éventuelles conditionspolitiques favorables qui ont activé un « political stream »56, nous permettront d’envisagerles ultimes déterminants au fondement d’un sursaut historique transformant la lutte contrele cancer en mobilisation nationale.

56 J. W. Kingdon, Agendas……, op.cit, p. 36

Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public

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Première Partie Les déterminantssocio-historiques de la constructiond’un problème public

Dans ce premier temps de la réflexion, nous allons tenter de comprendre comment s’eststructuré ce que J. W. Kingdon appelle le « problem stream », en partant du postulat selonlequel la saisie du problème-cancer par les autorités gouvernementales à partir de 2000repose sur des antécédents relativement lointains, marqués par le sceau d’évolutions socio-historiques majeures.

Comme nous l’avons déjà noté en introduction, le cancer n’est pas a priori un fait socialintrinsèquement problématique pour les décideurs publics. Dans cette perspective, nousallons travailler à saisir les mécanismes par lesquels le cancer est devenu politiquementproblématique, suscitant une mise à l’agenda gouvernemental, c’est-à-dire l’interventionpuis la prise de décision par les autorités publiques légitimes d’une logique d’action quis’est cristallisée par un plan de mobilisation nationale autour de la lutte contre le cancer.Or, parmi ces mécanismes, existent des caractéristiqueslourdes, des lames de fond quiont façonné le milieu de la cancérologie depuis plusieurs décennies, et qui ont structuréun « problem stream ». Or, comme nous l’avons esquissé en introduction, un problèmeéclot lorsque des acteurs perçoivent un décalage « entre ce qui est, ce qui pourrait êtreou ce qui devrait être »57. Dès lors, le principal apport analytique d’une telle démarcheconsistant à établir les conditions socio-historiques du « problem stream », est de décelerles fondements de ce décalage et le moment crucial – ou plutôt le processus qui aboutit à cemoment - où il s’imprime dans l’esprit des acteurs ou d’un groupe d’acteurs. A partir de cemoment où un groupe d’acteurs perçoit intimement ces écarts, il est fondamental de rendrecompte du moment où ces acteurs deviennent convaincus que quelque chose peut-être faitpour améliorer la situation. Ce moment spécifique est pour Kingdon ce qui caractérise unproblème qui peut acquérir une visibilité politique. Dans tous les cas, ce moment où desacteurs ont perçu le décalage entre ce qui est et ce qui pourrait être ou devrait être, etont acquis la conviction que la situation pouvait s’améliorer, est un moment décisif dans lamesure où il est la condition d’un changement.

Dans notre approche de la lutte contre le cancer, nous avons privilégié une voied’entrée, qui est la réforme de la Fédération des centres de lutte contre le cancer, euégard notre terrain d’enquête et les propos recueillis auprès des acteurs que nous avonsrencontrés. C’est pourquoi le rapport public de l’Inspection Générale des Affaires Sociales(IGAS) de 199358 est central dans la mesure où il remet notamment en cause l’efficacité descentres de lutte contre le cancer et leur utilité dans l’ensemble du paysage des structuresde soins en France. Ce rapport a en outre une portée plus générale dans la mesure où ildéplore l’absence de politique de lutte contre le cancer en France. Il pose donc un constat :

57 J-G. Padioleau, L’Etat au concret, op.cit, p. 2558 Dorlhac de Bornes H., Bastianelli J-P., Ramond M., Villain D., L’apport des centres de lutte contre le cancer à la politique de

santé publique, Rapport n° 93-158, Paris, Inspection Générale des Affaires Sociales, décembre 1993

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la lutte contre le cancer en France est en péril, et il nous pose d’emblée une énigme : quelssont les processus qui ont amené l’IGAS à tirer la sonnette d’alarme ?

Nous posons cette date de 1993 comme un jalon de note analyse, dans le sens oùtout ce qui s’est passé en amont de cette date a contribué à la construction d’un problèmeautour de la lutte contre le cancer. Des écarts se sont creusés dans la représentation desacteurs qui participent au champ de la cancérologie, et des réalités différentes vont êtreperçues au début des années 1990, participant à la stigmatisation du problème-cancer en1993, où l’IGAS, publiquement et symboliquement, cristallise le décalage entre ce qu’est lalutte contre le cancer en France, et ce qu’elle devrait être.

Notre ambition est de tenter d’apporter des éléments de réponse à une théoriesociologique de la décision concernant la politique de lutte contre le cancer en France. Dansles pas d’Haroun Jamous qui a écrit en 1969 une Sociologie de la décision 59 , nous voulonsmontrer que « l’état d’un système » constitue une variable initiale prédominante, fondéesur des conditions socio-historiques, pour appréhender la construction et l’orientation d’unedécision. « L’état d’un système ne nous intéresse qu’à partir du moment où il nous permet dedire quelque chose sur une décision le concernant, car tout système social peut être décritcomme manifestant un ‘état’ donné. Celui-ci pourra être considéré comme une conditionde décisions ou de changement lorsque certains groupements du système prendrontconscience, d’une part, de leur contribution indispensable à ce système ou à la société danslaquelle ils s’insèrent, d’autre part, d’une absence de correspondance, ou d’un ‘décalage’patent, entre cet apport et les possibilités, les sanctions et les gratifications que lui rendentce système […] »60.

Ces propos rejoignent très largement la définition que J-G. Padioleau nous donned’un problème, et sont congruents avec notre volonté de saisir les fondements socio-historiquesde « l’état du système » de la cancérologie au début des années 1990 qui adéterminé un changement de représentation autour de la lutte contre le cancer à partir de1993.

Nous nous focaliserons d’emblée sur l’étude des conditions qui ont façonné unecertaine perception de la lutte contre le cancer qui sera remise en cause par le rapport del’IGAS et qui constituera un « problem stream ».

Cette perception repose sur deux moments essentiels. Jusque dans les années1960/1970, la lutte contre le cancer est essentiellement organisée autour des centresde lutte contre le cancer nés au début des années 1920, dans un contexte historiqueexceptionnel. Se caractérisant par une dépendance structurelle vis-à-vis des autresorganisations pour l’accès aux ressources (financement et patients), ils ont joui deconditions favorables leur permettant de bénéficier de moyens financiers importants etd’une quasi-exclusivité dans la lutte contre le cancer. Cet ‘état de grâce’ est contesté àpartir des années 1960, où les centres de lutte contre le cancer sont de plus en plusconfrontés à des difficultés de positionnement face à l’évolution de la clientèle et de l’offrede soins. Cette montée de la concurrence est exacerbée par un contexte sanitaire deplus en plus axé sur la maîtrise des dépenses de santé. Assez rapidement, les centresdoivent faire face à un déficit de légitimité princeps qui est à l’origine de la structurationde ce que nous avons appelé le « problem stream » : celui-ci repose sur une tensionperceptible à partir des années 1960/1970 entre l’existence de structures spécialisées dans

59 Sociologie de la décision. La réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Centre National de laRecherche Scientifique, 1969

60 Haroun Jamous, ibid., p. 164

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le traitement du cancer qui revendiquent leur exemplarité, et d’autres établissements, lescentres hospitalo-universitaires (CHU) en particulier, qui posent la question de la pertinencedu maintien de ces structures spécialisées et qui menacent même de les absorber. Outre lesquestions financières et de concurrence, c’est un modèle de prise en charge du cancer, unereprésentation toute particulière d’appréhender le traitement des patients qui sont débattusà l’aube des années 1990 et qui constitueront le socle d’un nouveau référentiel.

CHAPITRE 1 Un fondement historique : le modèledes centres de lutte contre le cancer« Il ne saurait y avoir désormais d’organisation sérieuse de la thérapie du cancersans concentration des ressources et sans coordination des compétences.Comme l’était la chirurgie de guerre, le traitement du cancer est affaire d’équipesthérapeutiques. La complexité des agents à mettre en œuvre en un pareil cascondamne l’individualisme cher à nos habitudes […] »61.

Les centres de lutte contre le cancer reposent sur un projet fondateur d’envergure qui amarqué en profondeur leur organisation. Créés dès le premier tiers du vingtième siècle parun groupe de médecins qui ont profondément été marqués par la Première Guerre mondialeau niveau de leur activité médicale, ils sont la manifestation d’une conception nouvelle dela médecine62. En effet, ces structures spécialisées ont à la fois des missions de soins et derecherche et sont surtout centrées sur une organisation collégiale de la pratique médicaledans la mesure où « la notion de coopération organique entre spécialistes »63 est au cœurmême du projet fondateur qui les a ‘conceptualisés’. A cette époque, cette vision particulièrede la prise en charge médicale est complètement novatrice, dans le sens où elle rompt avecune conception profondément individuelle de la médecine.

En outre, ces centres ont un statut particulier puisqu’ils ont une vocation régionale etsont dirigés par des médecins, ce qui en fait une spécificité hors norme. Ils se caractérisentenfin par une vive dépendance à l’égard des autres acteurs du système de santé, dans lamesure où ils nécessitent de lourds investissements financiers et où la plupart des maladesleur sont adressés par d’autres structures de soins. Jusqu’au début des années 1970, lalutte contre le cancer s’organise essentiellement autour de ces centres du fait de conditionsfavorable qui excluent notamment le phénomène de concurrence entre établissements desanté.

I/ Les conditions d’une prise en charge spécialisée du cancer

61 Claudius Regaud cité par A. Lacassagne, « L’œuvre de Regaud cancérologiste », LCC (Bulletin de la Ligue nationale

contre le cancer), 1941, 69-70, pp.106-107.62 Cf. l’ouvrage de référence de Patrice Pinell, Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940),pour une analyse exhaustive de cette période de l’après Première Guerre mondiale qui a été fondamentale pour la mise en place despremiers centres anticancéreux. (Chapitre 4, 5 et 6)63 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau..., op.cit, p. 173

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Nous ne reviendrons pas en détail sur le développement historique des centresanticancéreux – puisque comme nous l’avons mentionné, Patrice Pinell y a consacré unouvrage – et commencerons notre analyse en 1945, date à laquelle les centres acquièrentun statut spécifique64. Nous insisterons d’abord sur l’originalité de ce statut, puis reviendronssur les caractéristiques de l’organisation de la prise en charge médicale, qui peuventexpliquer l’exemplarité du modèle de prise en charge promu par les centres anticancéreux.

A. Un statut hors normeLes vingt centres anticancéreux français présentent en effet quatre spécificités quidéfinissent un statut inédit au sein du système de santé français.

Visualisons déjà l’ensemble de ces centres, leur lieu d’implantation et l’année de leurcréation.

64 Suite à un rapport de 1942 élaboré par Pierre Denoix, assistant chirurgien à l’Institut du cancer de Villejuif et responsable de lasection cancer de l’Institut National d’Hygiène, l’idée d’assurer une homogénéisation du fonctionnement des centres anticancéreux

par l’élaboration d’un cadre législatif unique est avancée. C’est l’Ordonnance du 1er octobre 1945 qui vient concrétiser cette volonté.Les centres acquièrent une indépendance, y compris dans le domaine de la gestion financière, et peuvent recevoir dons et legs. Ilspossèdent enfin un conseil d’administration qui leur est propre, composé de douze membres, dont obligatoirement le Préfet.

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Source : Patrick Castel, thèse de Sociologie, p. 46 (cf. note suivante)Des missions de soins, d’enseignement et de recherchePour être agréés par le ministre chargé de la santé, les centres de lutte contre le cancer

doivent impérativement répondre à deux types d’engagements auprès des malades : ceuxliés aux soins – dépistage, examen, hospitalisation, traitement - et ceux liés à la prise encharge dans la durée par la surveillance prolongée des résultats thérapeutiques, la tenuestricte des dossiers médicaux et l’organisation d’une action médico-sociale. La rechercheest inscrite au chapitre de leurs missions, même si elle ne figure pas comme une conditionsine qua none à leur agrément. On remarquera que la diversité de ces missions, établies dès1945, préfigure celles des centres hospitaliers universitaires (CHU) créés en 1958, même sila recherche et l’enseignement sont obligatoires pour les CHU, contrairement aux centresanticancéreux.

Les médecins des centres effectuent en outre des tâches d’enseignement et deformation. Cette particularité est relativement récente, puisque la cancérologie n’estreconnue qu’assez tardivement dans l’histoire de la médecine française. Patrick Castel

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le souligne ainsi : « En 1958, la première agrégation de cancérologie (appelée alors‘carcinologie’) est créée. Le professeur Pierre Denoix, dans son histoire de l’Institut GustaveRoussy, relate que cette date marque la première reconnaissance universitaire de cettediscipline et constitue le point de départ de la création de chaires de cancérologie dans lesfacultés de Paris et de province »65.

L’ensemble de ces missions explique à la fois la diversité des métiers qui opèrentau sein des centres, et la nature de l’équipement (dit ‘plateau technique’) qui permet desoigner les malades : en effet, une caractéristique majeure des centres est la présencesystématique d’au moins trois appareils de radiothérapie, spécificité inscrite dans l’article 5de l’Ordonnance de 1945.

Une direction médicaleUne caractéristique tout à fait notable des centres de lutte contre le cancer réside

dans le fait que la direction des centres est attribuée à un médecin, à la différence desétablissements publics notamment, dans lesquels cette mission de direction est assuréepar un cadre administratif – souvent issu de l’Ecole nationale de la santé publique. Ledirecteur-médecin des centres anticancéreux est désigné par le ministère de la Santé, aprèsavis du conseil d’administration et, depuis 1989, il est nommé pour une période de cinqans reconductible – alors qu’auparavant il était nommé à vie. La principale tâche, dont il al’entière responsabilité66, est la gestion financière de l’établissement.

Le principe d’une direction médicale est une spécificité qui démarque catégoriquementles centres anticancéreux des autres structures de santé, et qui semble fortement peser surles représentations. C’est dans tous les cas un élément qui interféreradans les rapports deforce futurs et l’orientation ultérieure du positionnement des centres, notamment à l’égarddes CHU.

« Les CHU, c’est dirigé par des directeurs d’établissement qui sont issus de l’Ecolenationale de la santé publique, c’est des administratifs, c’est leur chasse gardée. Dans lescentres anti-cancéreux, le patron, c’est toujours un médecin. Déjà rien que ça, ça énervaitbeaucoup les CHU et en particulier le lobby des directeurs d’hôpitaux, que je connais bienpuisque j’en étais. Un médecin-directeur pour eux, c’est totalement idiot, alors que ça sefait partout dans le monde ! » Entretien avec la Déléguée Générale du cancéropôle CLARA(Cancéropôle Lyon Auvergne Rhône-Alpes).

.La particularité d’une direction médicale demeure avant tout le reflet de l’héritage,

toujours prégnant, des pères fondateurs des centres de lutte contre le cancer. Cesderniers souhaitaient essentiellement assurer une coordination et une coopération vivesentre activités de soin et de recherche d’une part, et entre praticiens radiothérapeutes etchirurgiens d’autre part. Pour mettre en œuvre cette vision de la prise en charge médicaledes malades du cancer, seul un médecin était estimé apte à avoir le charisme et l’autoritésuffisante.

« Toutes les compétences devront être réunies pour tirer de leur collaborationune direction du traitement de chaque malade qui sera la plus efficace, dansl’état actuel de nos connaissances. Les compétences seront les suivantes :

65 Patrick Castel, Normaliser les pratiques, organiser les médecins. La qualité comme stratégie de changement : le cas descentres de lutte contre le cancer, Thèse de Sociologie, IEP de Paris, 2002, p. 50

66 Il est assisté par un ou plusieurs sous-directeurs qu’il désigne parmi le personnel médical du centre – sous réserved’approbation par le Conseil d’administration – et par un secrétaire général qui le seconde pour les tâches administratives.

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un anatomo-pathologiste […] ; un chirurgien […] ; un médecin électricienconnaissant bien la radiothérapie profonde et la curiethérapie […] ; un physicien[…]. La Direction du centre de lutte anticancéreuse appartiendra à l’une oul’autre des ces compétences, sans que cette direction puisse diminuer en rienle poids des avis des collaborateurs appelés en consultation dans les casdifficiles »67.

Des missions à vocation régionaleA l’exception de l’Institut Gustave Roussy et de l’Institut Curie qui ont tout deux une

vocation nationale, le ressort géographique des centres ne se réduit pas au départementoù ils sont implantés, mais s’étend à d’autres départements. C’est pourquoi ils sont qualifiésde centres régionaux de lutte contre le cancer, même s’il arrive que leur ‘zone d’influence’ne se confonde pas exactement avec le contour de la région sanitaire68.

Des établissements privés à but non lucratif, participant au service public hospitalierEn 1961, les centres anticancéreux sont reconnus comme des établissements privés

par le Tribunal des Conflits. En 1977, suite à la loi hospitalière de 1970 et à la parution dudécret fixant les conditions de la participation des établissements de soins privés à but nonlucratif au service public hospitalier, le Conseil d’administration de la Fédération nationaledes centres de lutte contre le cancer69 se prononce sur l’opportunité d’y adhérer. Sur les 17directeurs présents, 15 sont favorables, 2 s’abstiennent. Par arrêté ministériel en 1977 et1978, 19 des 20 centres sont admis à y participer. Le centre de Lille s’y joint quelques annéesplus tard. Ce statut spécifique génère surtout des conséquences de nature budgétaire ettutélaire. En participant au service public hospitalier, les centres sont directement sous latutelle des représentants de l’Etat qui leur allouent leur budget : « Depuis 1985, suite à la loi

67 « Commission du cancer », Journal officiel du 9 juin 1922, reproduit dans LCC, 1923, 2, p.106, cité dans Patrice Pinell,

Naissance d’un fléau…, op.cit, p. 17368 Si l’on fait une nouvelle fois référence à Patrice Pinell, le nombre limité des centres et le caractère étendu du ressort

géographique qui leur incombe, sont la résultante de l’action menée par les fondateurs de ces structures spécialisées. ClaudiusRegaud, directeur de la Fondation Curie, a notamment eu un rôle décisif. Dans un rapport à la Commission du cancer datant de 1925,il spécifie qu’il est urgent que l’Etat ne reconnaisse plus d’autres centres anticancéreux que ceux qui existent déjà. L’instauration de cenumerus clausus a deux ambitions. D’une part, Regaud craint que la multiplication des centres entraîne une inégalité de moyens, enraison des coûts immenses que représente le traitement par radiothérapie. Tous les centres ne pourront obtenir à la fois les ressourcessuffisantes pour dispenser des traitements radiothérapiques continuellement, et mener une activité de recherche pourtant nécessaireà l’émergence de la radiothérapie comme discipline reconnue. D’autre part, et d’une manière beaucoup plus préoccupante, « lamultiplication des centres tend à renforcer le poids des chirurgiens (de province) peu au fait des avancées techniques de la cliniquedes radiations » (p. 195) au détriment des radiothérapeutes. De fait, si les centres prolifèrent, les services de radiothérapie manquerontnécessairement de moyens, mais aussi de spécialistes, car à l’époque les spécialistes de la « clinique des radiations » sont rares. Lesmembres de la Commission du cancer acceptent les conclusions de ce rapport, soit qu’ils partagent l’objectif de Regaud de défendreet promouvoir la radiothérapie, soit que, étant directeur d’un centre déjà reconnu, ils ne souhaitent pas que les ressources de l’Etat sedispersent vers d’autres établissements. Ainsi, la création de nouveaux centres est suspendue. C’est pourquoi leur ressort est étendu,et leur situation géographique est souvent peu cohérente, certaines régions ne disposant pas de centre, d’autres en disposant deplusieurs. L’objectif n’était pas un quadrillage régulier du territoire, mais l’arrêt dans l’urgence d’une prolifération jugée dangereusepar rapport au projet des fondateurs des centres.

69 En 1964, la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer (FNLCC) voit le jour, créée par les vingt directeursdes centres. Lors de sa création, cette association a pour principal objectif d’élaborer une convention collective nationale pour lepersonnel non médical de tous les centres. En outre, elle est un organe représentatif susceptible d’intervenir auprès des autorités detutelle au nom des structures spécialisées dans la prise en charge du cancer.

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du 19 janvier 1983, les centres anticancéreux, comme les autres établissements participantau service public hospitalier, fonctionnent sous budget global ; quel que soit leur niveaud’activité, les centres se voient allouer une somme fixe, a priori, appelée ‘dotation globalede fonctionnement’, versée mensuellement à chaque établissement concerné »70.

Enfin, leur statut privé leur offre une certaine souplesse de fonctionnement dans lamesure où, à la fois, ils ne relèvent pas du statut des marchés publics, ce qui peut accélérerdes procédures d’acquisition de nouveaux matériels, et où ils ont une plus grande liberté dedéfinition du profil et de la rémunération de leur personnel médical.

B. Pluridisciplinarité et transversalité : une prise en charge médicale inéditeForts d’un statut qui leur est propre, les centres de lutte contre le cancer ont développé uneprise en charge médicale dont l’origine et le caractère innovant remontent à leur création.Une nouvelle fois, les hommes qui ont impulsé au début de notre siècle l’ensemble de ladynamique des centres, ont marqué de leur empreinte la manière de diagnostiquer et detraiter le cancer. Leur projet historique a eu un impact non négligeable sur les consciencesdes acteurs qui, près de 70 ans plus tard, ont travaillé à repenser la politique de lutte contrele cancer en France.

Un projet fondateur structurantDeux grands principes ont formé le socle de la politique de lutte contre le cancer

naissante au début des années 1920. Le premier est celui d’une « coopérationorganique », au sein des centres anticancéreux, entre chirurgiens, cliniciens reconnus,et radiothérapeutes, « ‘non cliniciens’ exerçant un activité clinique »71. Cette nécessairecomplémentarité des compétences a un réel caractère d’innovation, à une époque où lecentre de lutte contre le cancer ne rencontre pas d’équivalent dans un univers hospitalieroù chaque service est organiciste, c’est-à-dire fondé sur une discipline organique, et tend àconstituer une unité de soins très autonome par rapport à ce qui l’entoure.

Le second principe est lié à la mission des centres : ils doivent favoriser le progrèsde la connaissance sur le cancer et le diffuser. Pour Claudius Regaud, un des pèresfondateurs des centres, la collaboration entre spécialistes est au fondement de l’innovationscientifique et de l’accroissement du savoir des spécialistes du cancer : le fait que ceux-ci soient regroupés sur un même site doit permettre de « substituer peu à peu l’espritd’objectivité et d’impartialité à l‘esprit de spécialité personnelle, qui trop souvent encoreanime les techniciens isolés, travaillant chacun pour son compte »72.

Des centres de lutte contre le cancer imprégnés par leur projet fondateur« Alors qu’il y a des services de pneumologie, il y a des services de digestif, il y a des

services de chirurgie, là on a des hôpitaux qui sont consacrés à une maladie : ça prouvequand même que c’est quelque chose qui est symbolique. Et c’est symbolique pourquoi ?Parce que les gens prennent rapidement conscience que dans le domaine du cancer, onne peut pas tout savoir. Le chirurgien, il opère. Il a un rôle de deus ex machina : vous êtesmalade, il vous opère, il vous guérit, il est Dieu. En ‘cancéro’, il faut faire des rayons, il faut

70 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 5371 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau…, op.cit, p. 17372 Texte original, non publié, lu par Claudius Regaud à la Conférence internationale de Lake Mohonk, tenue sous les auspices

de l’American Society for the Control of Cancer du 20 au 24 septembre 1926, cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques….,op.cit, p.55

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faire de la ‘chimio’, il faut savoir lire les lames, c’est compliqué. En plus maintenant, il ya tous les désordres psychologiques et sociaux qui interviennent. Donc on est face à uneentité médicale extrêmement vaste où les gens ont besoin de se regrouper pour arriver àmettre ensemble leurs compétences. Donc il y a déjà une habitude à travailler ensemble.[…] Et il y a une chose que l’on doit à la Fédération et aux centres anticancéreux, c’est cequ’on appelle « l’esprit pluridisciplinaire ». C’est ce que je disais plus haut : nous ne pouvonspas aborder tous les savoirs. Donc si je ne peux pas aborder tous les savoirs, j’ai besoindes autres pour partager des choses, et on prend l’habitude de discuter : il peut y avoirdes rapports d’autorité, des rapports de pouvoir, mais la base, c’est qu’on partage un savoirqu’on n’a pas. Donc ça donne, à la longue, une habitude d’échange et de respect qui restemême encore aujourd’hui emblématique des centres anticancéreux et de la cancérologie. ».Entretien avec un cancérologue de l’Institut Ste Catherine - Avignon

Le point le plus important, constamment mis en avant par les médecins des centres,est cet héritage du principe de pluridisciplinarité. Tous partagent cet idée selon laquelleil est nécessaire que tous les représentants des différentes disciplines participent auxprises de décision thérapeutique, afin qu’aucune technique de traitement ne soit favoriséea priori. Une telle vision de la prise en charge médicale est qualifiée de « transversale »,à la différence de l’autre approche thérapeutique, présente en particulier dans lesétablissements publics, où le patient est d’abord confié à un service spécialisé dans unorgane, et qui est qualifiée de « verticale ».

« Là où les CHU font du vertical : ‘ J’ai un cancer du poumon, je suis vu par unpneumologue et je ne sors pas de là, et si j’ai des métastases au cerveau, je ne vois pasde neurologue et personne ne communique sur mon cas : cancer du poumon = le poumon= pneumologue’, et bien dans les centres anticancéreux, ils se sont dits que tout ça n’avaitaucun sens : ‘ On ne va pas du tout faire des services par organe. On va prendre la maladietransversalement. Une cellule cancéreuse du poumon qui métastase dans le cerveau, çareste un cancer du poumon, mais elle est dans le cerveau cette cellule, et ce n’est plusdu tout la même chose’. Donc ils ont vraiment inventé ce concept de multidisciplinarité,concertation pluridisciplinaire, prise en charge globale, transversale, etc. » Entretien avecla Déléguée Générale du CLARA

L’approche transversale permet de ne négliger aucune technique de traitement au profitd’une autre, et de soupeser toutes les stratégies de traitement pour rendre la prise encharge médicale la plus efficace possible, alors que l’approche verticale présente le dangerd’ignorer les possibilités d’associations thérapeutiques.

Bien que pendant longtemps cette vision ait été perçue comme hétérodoxe73, elle s’estjustifiée dans la mesure où le cancer est une pathologie complexe, qui est susceptiblede se développer rapidement et de passer d’un stade localisé à un stade généralisé.C’est pourquoi les médecins des centres se démarquent une nouvelle fois d’une médecine‘classique’ puisqu’ils sont spécialistes d’une maladie et non d’un organe.

« Et ce faisant, ils [les médecins des centres] se sont très clairement démarqués dela mécanique organique, parce que le cancer n’est pas un organe. Le cancer lui-mêmeest quelque chose en tant que maladie, pathologie. Donc eux, ils sont centrés sur lecancer et pas sur l’organe, et c’est complètement… presque orthogonal, ou pas tout à faitdiamétralement opposé aux méthodes des CHU ». Entretien avec la Déléguée Généraledu CLARA

73 Nous verrons plus loin que le principe de pluridisciplinarité ne sera reconnu et recommandé par les pouvoirs publics qu’en1998.

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Répercussions organisationnelles : les comités pluridisciplinaires et le noncloisonnement des services

Un comité pluridisciplinaire, qui se déclinera dans les années 1990 en ‘réunion deconcertation pluridisciplinaire’, est la rencontre des différents spécialistes, à une fréquencerégulière et déterminée à l’avance. Oncologues médicaux – ou chimiothérapeutes -,radiothérapeutes et chirurgiens sont systématiquement présents. Chaque médecin se munitdes dossiers des patients qu’ils a vus en consultation et les présentent : la décisionthérapeutique est prise en commun, après que chacun ait pu exprimer ses possibilités, seshypothèses de traitement et proposer, ce qui, pour le patient, apparaît le plus efficace etle moins traumatisant.

Jusque dans les années 1950, la pluridisciplinarité semblait se traduire par desconsultations communes directement auprès des patients. L’accroissement du nombre despécialités médicales et du nombre de malades peuvent sans doute expliquer la création deces comités pluridisciplinaires par l’Institut Gustave Roussy en 1956, à une époque où lesprogrès de la biologie touchant la médecine en général, et la mise au point par les centresanticancéreux d’une classification internationale des tumeurs ont favorisé le développementd’un langage commun propice à la réunion régulière des spécialistes du cancer. Cetteorganisation de la pluridisciplinarité en comités s’est diffusée dans tous les autres centres74

au cours des deux décennies suivantes.Enfin, les malades qui viennent suivre leur traitement dans les centres anticancéreux

ne sont pas hospitalisés dans les services en fonction de la nature de leur maladie, mais enfonction du type de soins qu’ils reçoivent (chimiothérapie, radiothérapie ou chirurgie). Les litsd’hospitalisation sont répartis à la disposition de l’ensemble des médecins, afin de permettrela circulation des malades la plus libre possible en fonction de la phase de traitement.C’est pourquoi on peut parler de services qui ne sont pas cloisonnés, et cette absencede cloisonnement est une condition préalable à une prise en charge pluridisciplinaire ettransversale.

II/ Des structures spécialisées dépendantes de leur environnementmais en situation de quasi monopole

Jusqu’au début des années 1970, les centres anticancéreux vont jouir d’une situation dequasi exclusivité, tant au niveau régional pour les traitements de radiothérapie, qu’au niveaunational où ils demeurent les principaux interlocuteurs de l’Etat. Cette situation atténueconsidérablement les effets d’une dépendance structurelle des centres à l’égard des autresacteurs du système de santé, à la fois pour l’accès aux financements, mais aussi pourl’obtention de patients à traiter.

A. Une nécessaire ‘fourniture’ en patientsLes centres anticancéreux sont confrontés à une situation de dépendance qui estintrinsèque à la nature même de leur mission : ils sont spécialisés dans le traitementdes cancers. Or, le cancer, initialement, se manifeste par un trouble à un organe etun tel diagnostic n’a rien d’automatique. Les symptômes peuvent très facilement seconfondre avec d’autres pathologies. C’est pourquoi, en première instance, ce sont trèssouvent les médecins généralistes ou les spécialistes d’organe concernés – gynécologue,

74 A cette époque, l’Institut Gustave Roussy était la principale école permettant de se spécialiser dans la cancérologie et formaitainsi de nombreux médecins et futurs directeurs. Cela a pu faciliter cette diffusion.

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pneumologue, gastro-entérologue, ORL, dermatologue, etc. – qui auscultent les patients etqui peuvent suspecter un cancer. Les médecins généralistes exercent en cabinet libéral, etles spécialistes d’organe dans des services spécialisés, au sein d’établissements publicsou privés. Le diagnostic définitif est évalué par le médecin spécialiste après que lesexamens cliniques et complémentaires aient été réalisés par les médecins correspondants :radiothérapeutes, spécialistes en médecine nucléaire, anatomo-pathologiste.

Ainsi, spécialiste d’organe ou médecin généraliste sont en situation de pivot : ils sontcentraux dans la trajectoire thérapeutiques dans la mesure où, dans la majorité des cas,c’est par eux que transite d’abord le patient, avant d’être éventuellement orienté vers unestructure spécialisée. Il est effectivement très rare que les patients se rendent directementdans les centres de lutte contre le cancer, sans qu’un premier diagnostic n’ait été établipréalablement.

« Je rappelle que le patient, ne sachant pas qu’il a un cancer, et qui vient [au CLCC75 ] pour avoir l’ensemble du bilan de diagnostic représente à peu près 7% de la clientèletotale vue par le Centre au cours d’une année. En effet, plus de 90% des cancers sontvus initialement par le médecin généraliste ou le spécialiste d’organe ». Extrait d’unecommunication d’un directeur de centre lors d’un Conseil d’administration en 199276.

Le spécialiste d’organe qui est par exemple chirurgien n’a aucune obligation de faireappel aux spécialistes des traitements complémentaires. C’est pourquoi radiothérapeuteset oncologues médicaux se doivent d’entretenir des relations suffisamment cordialesavec les chirurgiens pour pouvoir convaincre ces derniers de l’utilité des traitementscomplémentaires et intervenir, le cas échéant, dans la trajectoire thérapeutiques despatients.

« L’activité des Centres de lutte contre le cancer dépend d’autant plus des autresacteurs de soins qu’ils n’ont aucune exclusivité légale dans le traitement du cancer, bienque le livre III du Code de la santé publique, consacré à la lutte contre le cancer, comprendun chapitre unique qui traite exclusivement des centres de lutte contre le cancer »77.

Les médecins des centres sont d’emblée en concurrence avec d’autres acteurs desoins, puisque les trois principales stratégies thérapeutiques – chirurgie, chimiothérapie etradiothérapie – peuvent être pratiquées par des médecins non cancérologues exerçant dansd’autres institutions de santé (centres hospitaliers, établissements participant au servicepublic hospitalier ou cliniques privées).

Cependant, jusqu’au milieu des années 1960, les centres avaient une emprise surl’équipement de médecine lourde, en détenant l’essentiel des appareils de radiothérapie,aucune clinique privée et établissement public « n’étant à même de se payer l’équipementtechnologique lourd dont disposent les centres anticancéreux ‘modèles’ »78. Cela expliquequ’ils n’ont pas connu de problème de clientèle accru.

Nous pouvons également émettre l’hypothèse que le traitement du cancer, jusqu’audébut des années 1960, n’‘intéressait’ pas grandement les structures autres que les centres,dans la mesure où, avant que les progrès de la science sur le cancer ne deviennent patents,la plupart des patients connaissaient un sort tragique et nécessitaient des soins palliatifs

75 Centre de lutte contre le cancer76 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 6377 Patrick Castel, ibid., p. 6478 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau, op.cit, p. 224

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propres à des structures spécialisées. Le facteur de rentabilité pesait incontestablement surles représentations médicales.

« Alors pendant longtemps les CHU ont regardé ces pauvres centres de lutte contre lecancer essayer, envers et contre tout, avec des méthodes nouvelles, de traiter les patients,mais sans se faire aucun souci parce que les patients continuaient à mourir là-bas, etpendant ce temps ils [les CHU] ne les avaient pas sur les bras. » Entretien avec la DéléguéeGénérale du CLARA.

B. Une dépendance pour les moyens de productionUne coopération nécessaire avec les directeurs des autres structures de soins

Les centres anticancéreux ne sont pas des établissements autosuffisants pour assurerla prise en charge totale de tous les cancers. Ils n’ont ni la taille ni le budget desétablissements publics, des CHU en particulier. C’est pourquoi ils doivent faire appel auxressources, en terme de moyens et de compétences, d’autres institutions sanitaires.

Cet état de fait peut une nouvelle fois s’expliquer par les conditions historiques de lacréation des centres.

Jusqu’à l’obtention de leur autonomie juridique en 1945, ils occupaient les locauxd’autres établissements de santé, dont ils dépendaient financièrement et matériellement.Seuls cinq d’entre eux étaient indépendants géographiquement avant cette date. Lesquinze autres étaient implantés au sein du centre hospitalier régional et « bénéficiaient en

conséquence de ses moyens diagnostiques et logistiques » 79 .C’est dans les années 1960

et 1970 que la plupart d’entre eux se sont émancipés géographiquement, tout en continuantà faire réaliser certaines prestations par d’autres structures sanitaires en général, et par lesCHU en particulier. Ces prestations correspondent :

- à des examens biologiques (examens bactériologiques ou d’anatomo-pathologie) ;- à des examens d’imagerie médicale, puisque les centres ne disposent pas tous de

scanner, et nombreux sont ceux qui n’ont pas d’appareil IRM ;- à une prise en charge en urgence des patients qui ont suivi ou qui doivent suivre une

intervention chirurgicale : aucun centre ne dispose en effet à lui seul des moyens matérielset humains nécessaires à la prise en charge chirurgicale de tous les cancers. Seuls quatredisposent d’une salle de réanimation agréée, d’où la limitation d’interventions très lourdes(comme la chirurgie thoracique ou certaines interventions de chirurgie digestive qui sontpeu réalisées dans les centres).

L’accès à ces prestations peut se réaliser après signature d’une convention entre lecentre et l’établissement prestataire.

Des besoins en financement considérablesComme nous l’avons déjà évoqué, les établissements publics et participant au service

public hospitalier sont directement sous la tutelle des représentants de l’Etat qui leur allouentleur budget. Leurs ressources proviennent d’emblée de leur capacité à négocier avec leurtutelle, négociations intrinsèquement liées aux qualités relationnelles de leur direction.

Cette spécificité est d’autant plus marquée pour les centres anticancéreux, que la priseen charge des malades du cancer met en œuvre des moyens absolument considérables.

79 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p.65

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C’est essentiellement l’activité de radiothérapie qui nécessite un coût d’investissementet de fonctionnement très élevé. Et cette donnée a fortement joué dans la décision de limiterla prolifération des centres au début des années 1920 (cf. supra). Patrice Pinell voit mêmedans le développement des centres « le tournant de la médecine lourde ». « Premiers‘services de pointe’, les centres anticancéreux amorcent un tournant dans l’évolution del’hôpital, qui inscrit dans la réalité la fin de l’époque ‘clinique’. […] L’usine à guérir est unestructure de production qui s’oppose aux établissements de médecine libérale, comme lagrande entreprise s’oppose à l’atelier de petit producteur indépendant. Elle suppose desinvestissements en machines, i.e. dans du capital fixe, d’une toute autre ampleur que ceuxque sont capables d’apporter des praticiens libéraux au niveau de cliniques privées, toutdu moins en France dans les conditions de l’époque. Et de fait, seule la puissance publiqueest à même de financer l’équipement lourd radiothérapeutique »80.

Le coût de la prise en charge en radiothérapie n’a pas diminué au cours du temps.Patrick Castel mentionne que selon une étude, le prix de l’ouverture d’un service deradiothérapie bénéficiant de deux machines s’élève à 50 millions de francs, et le coût d’uneradiothérapie à 17000 francs81.

Une compensation apportée par une forte intégration à l’échelle nationaleOutre le fait que les centres anticancéreux aient été dans une position de monopole

en matière de radiothérapie jusque dans les années 1960, leurs directeurs ont longtempscompensé leur situation de dépendance structurelle par le développement et le maintien derelations privilégiées avec les représentants du ministère de la santé, et leur participationaux instances nationales qui structuraient la politique de lutte contre le cancer.

A cet égard, l’omniprésence de représentants des centres anticancéreux à laCommission nationale du cancer constitue un élément significatif. Jusqu’en 1972, celle-ciest composée exclusivement de médecins des centres, et c’est le Conseil d’administrationde la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer qui vote l’ouverture de laCommission à d’autres médecins hors centres car cette exclusivité était critiquée.

Les directeurs de centre ont donc souvent tendance à cumuler divers statuts,mariant leur vocation régionale à des missions nationales : « En attestent les différentesresponsabilités exercées par le professeur Denoix, directeur de l’Institut Gustave Roussyde 1956 à 1982 et président de la Fédération nationale des centres de 1965 à 1975. Il ad’abord été en charge de la section cancer de l’Institut National d’Hygiène, puis directeurgénéral de la santé de 1975 à 1978 et a enfin été à l’origine de la participation de son centreà l’expérimentation du budget global »82.

Cette caractéristique propre au directeur de centre perdurera, étant un facteur importantdans la propension de la sphère professionnelle à sensibiliser le milieu politique à partir dumilieu des années 1990.

Enfin, le lien entre les centres anticancéreux et les organismes associatifs, notammentla Ligue nationale contre le cancer, demeure un lien historique puisque ce sont les mêmesacteurs qui sont à l’origine de la création de ces deux institutions à la fin de la PremièreGuerre mondiale. Les directeurs et les médecins des centres participent aux conseilsd’administration ou aux conseils scientifiques des comités locaux de la Ligue contre lecancer, quand ils n’en assurent pas eux-mêmes la présidence. Il en est de même pour

80 Patrice Pinell, Naissance d’un fléau, op.cit, p. 29981 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 6682 Patrick Castel, ibid., p. 67

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l’Association pour la Recherche sur le cancer (ARC), fondée en 1962, et destinée au départà soutenir l’activité de recherche des laboratoires de l’Institut Gustave Roussy. Son champd’intervention s’est progressivement étendu à l’ensemble du territoire français au cours desannées 1970.

Nous venons de dresser les caractéristiques des centres anticancéreux, et attestonsd’un lourd héritage historique, fruit de la création des centres par des médecinsprofondément marqués par la médecine de guerre au début du XXème siècle et ayant euà cœur de faire advenir un projet fondateur particulièrement novateur dans le système desanté de l’époque : regrouper les moyens au sein d’une même structure, mener de frontactivité de soins et recherche fondamentale, et faire de la coopération entre les acteurs desoins un principe substantiel pour la prise en charge médicale du cancer, perçu dorénavantcomme un fléau social.

Cet « état du système »83 de la cancérologie, façonné par la trame de l’Histoire,représente un socle pour la compréhension des enjeux nouveaux qui vont poindre à l’oréedes années 1960, alors que de multiples facteurs vont profondément changer la donnepour le secteur de la cancérologie, jusque-là principalement incarné par les centres de luttecontre le cancer en situation de quasi monopole.

CHAPITRE 2 La viabilité d’un modèle remise enquestion« Les affection cancéreuses sont devenues de par leur nombre, leur gravité et lesrisques de mortalité qu’elles comportent, les pathologies les plus importantesen France. Par conséquent, elles devraient être considérées comme largementprioritaires, c’est-à-dire celles pour lesquelles les efforts les plus significatifssont consentis, en termes de définition de politiques de lutte et d’attributions de

moyens » 84 .

Jusqu’au rapport crucial de l’IGAS de 1993, représentant pour notre analyse un jalon majeur,une trentaine d’années vont s’écouler, au cours desquelles des changements à l’oeuvrevont marquer en profondeur le secteur de la cancérologie. Durant cette période transitoire,l’ « état du système » va évoluer de telle sorte que des rapports de force nouveauxapparaissent, se cristallisent pour mieux accoucher d’une prise de conscience capitale quisera l’objet d’une transition vers une représentation nouvelle de la lutte contre le cancer enFrance dans les années 1990.

Les centres anticancéreux vont être confrontés, dès la fin des années 1960, àl’émergence d’une concurrence vive, causée par un faisceau de facteurs qui vontprogressivement creuser le lit d’un « problem stream ». La reconnaissance, par les acteursdes centres anticancéreux, de l’émergence puis de l’assise de ce courant des problèmesprendra un certain temps, puisque, initialement, les centres ne vont pas profondément seremettre en question. Pourtant, alors que la légitimité du modèle historique de prise en

83 Haroun Jamous, Sociologie de la décision, op.cit, p. 16284 Rapport de l’IGAS, « L’apport des centres de lutte contre le cancer à la politique de santé publique », décembre 1993, p.

18

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charge du cancer est de plus en plus décriée, la prise de conscience du décalage entre cequ’est la lutte contre le cancer en France et ce qu’elle devrait être est telle qu’un sursautsemble inévitable. Nous nous attarderons d’emblée sur cette période où le décalage « entre

ce qui est et ce qui devrait être » 85 , qui caractérise chez J-G. Padioleau la naissance

d’un problème, devient patent dans le secteur de la cancérologie française.

I / Un horizon épidémiologique qui évolueLe milieu de la cancérologie a été profondément touché par deux évolutions conséquentesqui ont contribué à redistribuer les rôles des acteurs de soins. D’une part, l’augmentationdu nombre de patients atteints de lésions cancéreuses a amené d’autres acteurs à prendrepart à la lutte contre le cancer, et partant, a ouvert une voie libre à la concurrence. D’autrepart, les progrès de la recherche sur le cancer, l’amélioration des techniques thérapeutiqueset l’apparition de nouveaux traitements ont permis une prise en charge des patients par desacteurs concurrents, tout en entraînant des besoins financiers de plus en plus importantspour les centres anticancéreux.

A. Un nombre exponentiel de patientsDepuis le début des années 1950 en France, le nombre recensé de malades qui sonttouchés par le « péril cancéreux » n’a cessé d’augmenter. En atteste le taux de mortalitépar cancer qui est passé de 2,21 à 2,29 pour 1000 habitants entre 1950 et 1994, alors que,dans le même temps, le taux de mortalité de la population française diminuait de moitié, etque les principales autres causes de décès voyaient leur taux chuter.

Causes de décès Taux en 1950 Taux en 1994 VariationMaladies infectieuses 3,25 0,57 -2,69Dont sida 0,09 Cancers et autrestumeurs

2,21 2,29 0,08

Maladies cardiovasculaires

5,8 2,15 -3,65

Maladies de l'appareildigestif et alcoolisme

0,64 0,4 -0,24

Anomaliescongénitales etaffections périnatales

0,4 0,06 -0,33

Autres maladies 0,82 0,78 -0,04Traumatismes 0,79 0,73 -0,06Toutes causes 13,91 6,99 -6,93

Source : Rapport Oudin, 1998Le fait que la population française soit parallèlement en augmentation constante, le

nombre de décès annuels imputables au cancer s’est considérablement accru. Aujourd’hui,avec 150000 décès par an, les cancers représentent la deuxième cause de mortalité derrièreles affections cardiovasculaires. Mais depuis 1989, ils sont la première cause de mortalitémasculine, sachant que les hommes meurent 1,6 fois plus de cancers que les femmes.

85 Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, op.cit, p. 25

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Chez l’homme, les décès sont essentiellement dus aux cancers du poumon (23%), desvoies aérodigestives supérieures (12%), de la prostate (11%) et aux cancers colorectaux.Chez la femme, la mort est principalement entraînée par les cancers du sein (19%), lescancers colorectaux (13%), du poumon (6%), de l’ovaire (6%), de l’utérus (5%) et dupancréas (5%)86.

L’incidence des cancers, c’est-à-dire le nombre de cas diagnostiqués annuellement,a également augmenté entre 1975 et 1995. Pour les hommes, elle a augmenté de 46%,pour les femmes de 33%. Le cancer du sein est le type de cancer qui a eu la plus forteprogression, passant en vingt ans de 19 000 à 33 500 cas diagnostiqués annuellement.L’incidence des cancers du poumon pour l’homme a augmenté de près de 25%, passantde 15 000 à 18 700 cas diagnostiqués. Cette situation est presque entièrement liée autabagisme :

« « C’est le premier tueur chez l’homme, le troisième chez la femme au début duXXIème siècle, alors qu’avant les années 1960, ces dernières n’étaient pratiquement jamaisatteintes. […] Actuellement, les deux tiers des hommes qui meurent d’un cancer décèdentd’un cancer en relation directe avec la consommation de tabac.»87. Les prévisions les plusprobables à l’orée 2020 : un milliard de morts imputables au tabac dans le monde entier.

1975 1980 1985 1990 1995Incidenceestimée -Hommes -Femmes

171 232 92 385 78 847

190 480 105652 84 828

206 850 116199 90 561

230 078 130455 99 623

239 787 134729 105 058

Mortalitéobservée -Hommes -Femmes

116 891 67 847 49 044

124 347 74 459 49 888

131 943 80 246 51 697

137 948 84 202 53 746

142 635 86 427 56 208

Source : Secrétariat d’Etat à la Santé, Le cancer en France : incidence et mortalité, 1999Il faut noter que 50% des nouveaux cas de cancer, en 2003, concernaient des sujets

âgés de 70 ans ou plus. Le vieillissement de la population augmentera inéluctablement cenombre. « Même si elle n’est pas tout le problème, la relation cancer/sujet âgé sera unproblème majeur de société dans les dix ans à venir, quand la génération du baby-boomsera véritablement entrée dans l’âge de la retraite »88.

Cependant, on guérit aujourd’hui 70% des enfants (qui représentent 1% des cancersau total), 60% des femmes (parce qu’elles peuvent bénéficier du dépistage des cancers dusein et du col de l’utérus), et seulement 35% des hommes.

Par voie de conséquence, de cette évolution épidémiologique ont découlé deux typesd’enjeux qui mettent en question le positionnement des centres anticancéreux. D’abord,les centres anticancéreux doivent se montrer aptes à faire face à cet afflux de patients :ils doivent, de fait, augmenter leur niveau de production, tout en étant contraints par un

86 Secrétariat d’Etat à la Santé, Programme national de lutte contre le cancer, février 2000.87 Thierry Philip, ibid., pp. 33-3488 Thierry Philip, Vaincre son cancer. Les bonnes questions, les vraies réponses, Editions de Milan, 2004, p. 34

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nombre de lits limité depuis leur création89. Selon un rapport de la Fédération nationale descentres de lutte contre le cancer90, le nombre de patients traités dans les centres a tripléentre 1970 et la fin des années 1980, alors que dans le même temps, leur capacité d’accueila augmenté seulement de 30%.

Le second type d’enjeu, largement corrélé au premier, est d’ordre externe et posedirectement la question du positionnement des centres à l’égard des autres fournisseurs desoins. Dans la mesure où les cas de cancers augmentent, un nombre accru de patients estamené à être pris en charge dans d’autres institutions de santé, alors même que les centresont une capacité d’accueil limitée. Ces derniers perdent d’emblée leur quasi monopole deprise en charge du cancer, perte en partie liée à un facteur d’ordre structurel (nombre de litspar centre). Il n’en demeure pas moins qu’à partir des années 1980, les acteurs du secteur(administration et professionnels de santé) estiment que seulement 20 à 25% des nouveauxmalades sont pris en charge par les centres pour tout ou partie de leur traitement.

Ce pourcentage est réaffirmé par le rapport de l’IGAS en 1993 : « Si on considère lenombre de cas traités, la plupart des interlocuteurs rencontrés par la mission s’accordentsur les chiffres suivants : 20 à 25% des patients seraient accueillis dans les CLCC [centresanticancéreux], 20 à 25% dans les CHU, les autres malades se répartiraient entre les autresstructures notamment privées. »91 Ce chiffrage apporte un correctif à une étude réalisée parle SESI92 entre 1985 et 1987 qui estimait le taux de prise en charge des patients atteints ducancer par les centres anticancéreux à 11%, contre près de 50% pour le secteur hospitalierpublic.

B. Des moyens de prise en charge qui évoluentLe second mouvement relatif à l’évolution épidémiologique du cancer correspond àl’apparition et/ou à l’amélioration des moyens diagnostics et thérapeutiques. Les premiersprogrès notables voient le jour à partir des années 1960 et s’accentuent les deux décenniessuivantes. Ces innovations ont un premier impact pour les centres : s’ils veulent demeurerdes centres d’excellence et mettre en œuvre les nouveaux moyens de prise en charge ducancer, les centres anticancéreux doivent disposer de ressources financières accrues. Enoutre de nouveaux acteurs sont désormais incités à participer à la lutte contre le cancer.

Des actes à visée diagnostique qui s’affinentLa principale innovation en matière diagnostique est relative aux techniques d’imagerie

médicale qui, dès les années 1960, ont massivement investi le milieu de la cancérologie.Ce développement de nouveaux moyens diagnostics s’inscrit dans un mouvement plusvaste qui s’est surtout décliné dans le secteur hospitalier : les médecins recourent de plusen plus « à des techniques automatisées et aux analyses biologiques pour procéder aux

89 Cette caractéristique est une nouvelle fois imputable à l’histoire de la genèse des centres anticancéreux qui n’accueillaientinitialement que les patients qui avaient une chance de guérison. Les « incurables » étaient alors pris en charge dans des hospices,des établissements de bienfaisance qui ne fonctionnaient que sur le mode de la charité. Cf. Patrice Pinell, Naissance d’un fléau,op.cit, chapitre 1 et 8

90 « Les Institutions et les structures : les centres de lutte contre le cancer », Fédération nationale des centres de lutte contrele cancer, 1989

91 Rapport de l’IGAS, op.cit, p. 1292 Service des Statistiques, des Etudes et des Systèmes d’Information. Ministère de la Santé.

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investigations, qui tendent à remplacer la méthode clinique reposant sur le seul savoir-fairedu praticien 93 ».

La mammographie incarne le premier succès d’une suite d’innovations en matièred’imagerie médicale qui ont profondément renouvelé la phase diagnostique de la prise encharge du cancer, correspondant aujourd’hui au dépistage, reconnu comme absolumentfondamental.

Relégué comme examen de second ordre au début du siècle, la mammographie, suiteà une découverte en 1965, est devenue incontournable dans le diagnostic des cancers dusein : depuis les années 2000, il en est réalisé plus de deux millions.

Le scanner, autre examen déterminant, est devenu opératoire à partir du début desannées 1970. Quant à l’Imagerie par Résonance Magnétique (IRM), elle est la méthodesans procédé radioactif la plus récente.

L’innovation en matière de techniques diagnostiques, pendant d’une « industrialisationde la production de soins »94, a conduit les centres anticancéreux à être équipés à lafois en département de médecine nucléaire, et en départements de radiodiagnostics, lamammographie représentant l’activité la plus élevée.

La principale conséquence de ces progrès techniques est un taux d’investissementbudgétaire en matière d‘équipements qui s’envole, d’autant plus que les avancéesen matière d’imagerie médicale s’accompagnent d’une médicalisation du personnel,l’ensemble de ces nouvelle techniques diagnostiques étant sous la responsabilité desmédecins.

Les centres sont également amenés à créer des liens avec d’autres institutionssanitaires, dans la mesure où ils ne disposent pas de l’ensemble du plateau techniquenécessaire à la totalité des examens diagnostics. C’est pourquoi les conventions entre lescentres et d’autres établissements de santé pour la co-utilisation de certains équipementsse multiplient, l’IRM et le scanner restant les deux principaux équipements dont les centresne disposent pas systématiquement.

Ces nouvelles techniques diagnostiques ont enfin offert la possibilité à d’autres acteursde santé de participer à la prise en charge des cancers, les radiologues, par exemple,devenant des fournisseurs potentiels non négligeables pour les centres anticancéreux.

La radiothérapie : un traitement de plus en plus efficaceOn peut distinguer trois périodes dans le développement de la radiothérapie externe,

technique la plus utilisée, devenue l’un des traitements de base de la cancérologie au côtéde la chirurgie.

Historiquement, la première période correspond à celle de la découverte des rayonsX par Roentgen en 1895, utilisés dès 1902 pour traiter certains cancers. Jusqu’en 1950,les radiations émises pour la radiothérapie externe sont de faible énergie et brûlentfréquemment les tissus cutanés : leur utilisation demeure avant tout palliative.

La découverte du télécobalt (ou bombe à cobalt) au cours des années 1950 estconsidéré comme le tournant de la radiothérapie moderne : ces appareils dits « à hauteénergie » émettent des rayons d’une puissance considérable et ont permis une diminutionnotable des lésions cutanées. Le premier appareil de ce type est installé à l’Institut GustaveRoussy en 1955 et devient l’appareil incontournable des services de radiothérapie entre

93 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 7394 A. Chauvenet, « La qualification en milieu hospitalier », in Sociologie du travail, n° 2, 1973, pp. 189-205

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1960 et 1980, la radiothérapie étant désormais considérée comme l’un des traitementscuratifs les plus utilisés en cancérologie.

La dernière période est consacrée dès les années 1970 par la réalisation du premieraccélérateur de particules qui garantit à la fois l’efficacité et une tolérance de plus en plusgrande aux séances radiothérapeutiques. L’immense gain de cette innovation technique estque les radiations sont désormais adaptables à chaque situation clinique : elles peuventêtre adaptées à la fois aux lésions superficielles et aux lésions profondes.

Il existe une deuxième technique de radiothérapie au côté de celle que nous venonsde voir : il s’agit de la curiethérapie, qui consiste à implanter des doses radioactives àl’intérieur du corps, sous anesthésie générale. Les premiers progrès dans ce domaine ontété observés dans les années 1960 à l’Institut Gustave Roussy.

Tout comme l’équipement en imagerie médicale, l’équipement en appareil deradiothérapie implique un investissement extrêmement élevé, d’autant plus que chaquegénération d’appareil a nécessité un renouvellement progressif du parc à disposition.Elle a en outre nécessité le renforcement des moyens humains et techniques pour fairefonctionner notamment les accélérateurs de particules – achats de simulateurs et delogiciels de dosimétrie, permettant d’affiner la distribution de la dose radioactive au sein dela tumeur, recrutement de radiophysiciens, etc.

L’apparition de la chimiothérapie : entre nouveau moyen thérapeutique et envolée descoûts

La chimiothérapie a émergé à partir des années 1960 en France. Elle trouve son originedans des recherches menées activement dès les années 1940 aux Etats-Unis, l’espoirde découvrir des traitements médicamenteux n’ayant jamais cessé de stimuler le milieuscientifique. La conjoncture s’avère favorable « suite à la mobilisation conjointe de l’industriepharmaceutique, d’activistes et de patrons cancérologues » : le Congrès américain chargele ‘National Cancer Institute’ « de développer un programme sur la chimiothérapie desleucémies aiguës en lui allouant des fonds propres pour la recherche de médicamentsanticancéreux (28 millions de francs en 1958) »95.

Suite à cette première expérimentation américaine, les essais cliniques se multiplièrent,l’industrie pharmaceutique en étant le principal promoteur.

Depuis, une cinquantaine de médicaments – naturels ou chimiques, produits parsynthèse en laboratoire – se sont révélés être efficaces. Cependant, l’agressivité decette thérapie a impliqué l’introduction d’autres médicaments pour amoindrir les effetssecondaires très lourds des chimiothérapies – vomissements, alopécie (chute des cheveuxet des poils), grande fatigue.

Le développement de ce type de traitement ainsi que sa progressive utilisation enroutine ont incité de nouveaux médecins à s’intéresser à la lutte contre le cancer. Parexemple, les spécialistes d’organes qui ne sont pas chirurgiens (gastro-entérologues etpneumologues notamment) peuvent désormais pratiquer la chimiothérapie.

Mais l’apparition de ce nouveau moyen de traitement a surtout entraîné uneflambée des dépenses médicamenteuses pour les centres anticancéreux : « Le coût deschimiothérapies dans les vingt centres de lutte contre le cancer a crû de 25% entre 1984et 1988, passant de 375 millions de francs à 469 millions de francs. La hausse la plusspectaculaire a eu lieu par la suite, avec une hausse de 86% entre 1988 et 1995, atteignant

95 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, pp. 75-76

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870 millions de francs. Enfin, en 1999, le montant des dépenses médicamenteuses dépassale milliard de francs »96.

Au total, avec la chirurgie qui devient de moins en moins mutilante en privilégiantdes exérèses limitées, les progrès scientifiques en cancérologie, tant au niveau diagnosticqu’au niveau curatif, ont profondément transformés les besoins humains et budgétaires descentres anticancéreux, tout en ouvrant un ‘marché’ propice à l’entrée de nouveaux acteursde soins dans la lutte contre le cancer.

« L’utilisation décuplée des chimiothérapies anticancéreuses qui, après avoirété longtemps réservées aux seules situations palliatives, sont de plus en plusrégulièrement utilisées en adjuvant et dans une optique curatrice en associationavec la chirurgie et la radiothérapie. […] L’avènement de nouvelles techniquesde soins de très haut niveau qui exigent des moyens humains et matérielsparticulièrement coûteux (chambres stériles, greffe de moelle, implantationsde prothèses internes, techniques d’irradiation corporelle, etc.). Ainsi, c’estun véritable transfert qualitatif qui modifie la nature des soins distribués auxmalades cancéreux et entraîne un net accroissement des besoins spécifiques encancérologie »97.

II/ Une nouvelle donne organisationnelle : entre montée de laconcurrence et réorientation de la politique sanitaire

C’est essentiellement au tournant des années 1980 que va s’amorcer la période crucialeau cours de laquelle les centres anticancéreux vont progressivement percevoir des écartsse creuser entre leur modèle historique de prise en charge du cancer, et une remise encause de plus en plus vive, portée par d’autres institutions sanitaires qui revendiquent leurparticipation légitime à la lutte contre le cancer. Ce décalage au niveau des représentationsentre d’un côté les centres qui incarnent des pôles d’excellence, et des établissementssanitaires, bénéficiant de la concurrence, qui vont de plus en plus contribuer au traitementdes malades, a été exacerbé par une politique sanitaire drastiquement axée sur la maîtrisedes dépenses de santé et, plus tard, sur l’incitation à la complémentarité entre institutionssanitaires. La perception d’un courant des problèmes émerge à partir de l’entrecroisementde ces deux facteurs conjoncturels qui va engendrer une situation de tensions intenable,appelant un changement de l’ « état du système » de la cancérologie perçu par ungroupement d’acteurs phare.

A. Une situation concurrentielle de plus en plus soumise aux rapports deforceLa déconcentration des moyens spécifiques au cancer

Le positionnement concurrentiel des centres anticancéreux s’est d’abord affaibli àcause d’une nouvelle distribution des ressources spécifiques à la cancérologie, plusspécifiquement pour la radiothérapie et la chimiothérapie.

96 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 7697 Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, Participation des centres de lutte contre le cancer aux

grandes orientations de la politique gouvernementale de santé, 1989, cité dans P. Castel, ibid., p. 78

Première Partie Les déterminants socio-historiques de la construction d’un problème public

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A leur création, les centres pouvaient se caractériser par une concentration demoyens dans le domaine de la clinique des radiations. Au cours des années 1970,le perfectionnement des techniques de radiothérapie et la mise en œuvre d’une cartesanitaire98 ont entraîné une forte hausse du nombre d’appareils radiothérapeutiques surl’ensemble du territoire français, et, partant, ont considérablement remis en cause lasituation de monopole des centres anticancéreux dans le domaine. L’arrivée des appareilsdits « à haute énergie », qui ont considérablement accru l’efficacité des traitements parradiations tout en réduisant les effets secondaires, a sans doute amené un nombre importantde médecins à s’initier à cette technique.

De surcroît, la mise en œuvre de la carte sanitaire a permis de fixer en 1973 un indicede besoin des équipements de santé à l’échelle nationale : cet étalonnage a engendré uneaugmentation de leur nombre. « En 1955, la France compte 3 appareils de haute énergie quise trouvent tous dans les centres anticancéreux. En 1979, elle en compte 297, dont 66 dansles centres. Ces derniers ne détiennent plus que 22% du parc national de radiothérapie et40% des accélérateurs. En 1999, le nombre d’appareils s’élève à 357 appareils, dont 82sont installés dans les centres, soit 23,25% du parc national, mais seulement 23,7% desaccélérateurs »99.

Toutefois, la concentration d’appareils sur un même site caractérise les centres quidemeurent des pôles de référence car ce sont des structures spécialisées, contrairementaux concurrents fraîchement lancés en cancérologie. Le secteur privé à but lucratif apparaîtcomme un secteur où la radiothérapie s’est développée de façon assez précoce, dèsles années 1960. Aujourd’hui, plus de 160 appareils sont installés dans des cliniquesprivées. Cette particularité peut s’expliquer notamment par le fait que des cancérologuesformés dans les centres anticancéreux ont choisi très tôt d’implanter des équipements deradiothérapie dans le secteur privé. Le développement de cette technique thérapeutiquedans le secteur public ou parapublic est plus récent, datant des années 1980, voire1990. En 2000, 40 appareils sont implantés dans des CHU et 77 dans des centreshospitaliers généraux ou établissements privés à but non lucratif participant au servicepublic hospitalier100.

Les avancées de la chimiothérapie sont plus tardives – courant des années 1980 – maiselles sont vite devenues opératoires et ont massivement investi le milieu carcinologique à lafin de cette même décennie. Alors que durant sa phase d’expérimentation, la chimiothérapierestait la chasse gardée des médecins des centres anticancéreux parfois couplés avecdes médecins de CHU participant aux essais thérapeutiques, l’arrivée des premierstraitements médicamenteux dans la pratique clinique a réorganisé l’offre des prestatairesen la matière. Tous les établissements, qui avaient une activité en radiothérapie, ont plusparticulièrement développé une activité de chimiothérapie. D’une part, le choix de cetteorientation thérapeutique reflète « la nécessite perçue d’offrir aux patients et aux médecinsqui les leur confient la ‘gamme complète’ des soins possibles en cancérologie ». Il s’agitdonc surtout d’assurer la concurrence en face des structures qui disposent de l’ensemblede l’arsenal thérapeutique, essentiellement les centres anticancéreux. D’autre part, lapratique de la chimiothérapie « peut constituer un argument pour accroître le recrutement

98 L’article 44 de la loi du 31 décembre 1970 dispose que la carte sanitaire détermine pour chaque région sanitaire la nature,l’importance et l’implantation des installations comportant ou non des moyens d’hospitalisations, nécessaires pour répondre auxbesoins de santé de la population. Source : Rapport de l’IGAS, op.cit, pp.62-63-64

99 CNAMTS, Enquête nationale inter-régimes, radiothérapie externe, 1999.100 Cour des Comptes, 2000

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[des établissements de santé à but lucratif notamment] et pouvoir facturer des actes plusrentables, comme la chirurgie ou la radiothérapie »101.

Au final, c’est le secteur privé à but lucratif qui menace le plus directement les centresdans le domaine des moyens spécialisés dans la prise en charge du cancer. En attestela création en 1994 d’une chaîne de cliniques orientées en cancérologie à l’initiative d’unancien médecin de centre anticancéreux. Filiale d’un grand groupe d’hospitalisation privée,elle représente à elle seule 20% des autorisations d’accélérateurs de particules. Elle estjugée particulièrement menaçante par les acteurs des centres dans le sens où elle alancé de grands programmes d’investissements qui ont modernisé et regroupé les plateauxtechniques des différentes cliniques à travers une stratégie concurrentielle agressive. Elleoffre de surcroît des rémunérations bien supérieures à celles auxquelles peuvent prétendreles médecins des centres.

Une offre qui se diversifie et qui remet progressivement en cause le modèle transversalde prise en charge spécialisée

Le développement des spécialités médicales ainsi que le renforcement du secteurhospitalier sont deux phénomènes qui ont largement favorisé la contestation du leadershipdes centres anticancéreux dans la lutte contre le cancer par des acteurs dont l’activitémédicale n’est pas exclusivement cancérologique. En France, le nombre de spécialistes enactivité est passé de 30 000 en 1975 à 85 000 en 1995 pour représenter près de 50% desmédecins en activité102. Dans un même mouvement lié à l’évolution générale du systèmede santé, le secteur hospitalier s’est considérablement développé après la Seconde Guerremondiale. Les Centres Hospitaliers Universitaire ont été créés en 1958, par une réforme desstructures hospitalières et des études médicales – dite réforme Debré103 - entraînant une« technicisation de l’activité médicale »104, et marquant une orientation davantage curativede ces établissements autour d’un plateau technique modernisé.

Les centres hospitaliers disposent désormais d’équipements et de moyens susceptiblesde permettre la prise en charge du cancer, pathologie lourde qui nécessite des traitementscomplexes et des ressources adaptées.

La concurrence avec les CHU est assez rapidement devenue source de rapports deforce de plus en plus virulents. Comme les autres médecins hospitaliers, les médecins desCHU ne se sont pas tout de suite intéressés à la cancérologie. Cet intérêt est apparu aucours des années 1970 et semble lié à l’innovation thérapeutique. Les hématologues ontété les premiers à s’y intéresser, dans la mesure où les premières chimiothérapies ontété découvertes pour les cancers du sang. Dès le début des années 1980, des médecinsde CHU ont commencé à contester la position de leadership revendiquée par les centresanticancéreux et les relations entre les deux types d’institutions se sont dégradées.

Plusieurs facteurs structurels sont à l’origine d’une telle situation et ont, sous l’effet dutemps, contribué à l’exacerber.

101 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 82102 Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat. Une comparaison européenne, Paris, Presses de la Fondation nationale

des Sciences politiques, 1997103 Du nom du professeur Robert Debré, promoteur et acteur principal de la réforme.104 François Steudler, « Hôpital, profession médicale et politique hospitalière », in Revue française de Sociologie, XIV, Numéro

Spécial, « Sociologie de la médecine », 1973, pp. 13-40

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- Le conflit entre les deux structures est avant tout inhérent aux missions qu’ils doiventremplir. Tout comme les centres de lutte contre le cancer, les CHU ont une mission de soin etde recherche et ont vocation à détenir des équipement médicaux de pointe très spécialisés.Cette complémentarité entre pratique clinique et recherche fondamentale était au cœur dela fondation des centres au début des années 1920. Le développement d’une activité derecherche sur un site hospitalier semble de même être une des principales raisons de lacréation des CHU. La mission d’enseignement, obligatoire pour les CHU, n’a pas caractèred’obligation pour les centres.

« Est-ce qu'il est d'actualité de garder un certain nombre de structures de santé, eten particulier les CRLCC, lorsqu'il y a des CHU, puisque les missions sont les mêmes:soin, formations universitaires et recherche ? Est- ce qu'il n'y a pas superposition de deuxstructures dans une même région, sur un même territoire, avec une redondance, uneabsence de complémentarité, etc. ? » Entretien avec le coordonnateur du réseau Oncora

- Les deux types d’établissements sanitaires ont tout deux une vocation régionale :la dimension de compétition territoriale est d’emblée très présente puisque centresanticancéreux et CHU revendiquent, en cancérologie, un leadership régional dans ledomaine scientifique. Ils aspirent chacun à être reconnus comme les plus compétents enrapport à tout ce qui touche à cette pathologie par les autres acteurs médicaux et par lesreprésentants de la tutelle régionale. Contrairement aux centres, les CHU ne sont pas desétablissements spécialisés, et leur activité carcinologique n’a pas du tout la même visibilité.C’est la raison pour laquelle à partir des années 1990, chaque CHU a eu tendance à créerune instance transversale permettant de rendre plus visible la cancérologie, instance qui,au niveau national, a pris le nom de Fédération française de cancérologie.

- Le corollaire des deux facteurs structurels précédents est une concurrence directe surla clientèle. D’une part, les deux types d’établissements aspirent à traiter les cas les pluscomplexes que ne peuvent pas assumer les autres acteurs régionaux, mettant de fait enavant leurs compétences et leur caractère d’excellence. D’autre part, tous les centres sontimplantés à proximité d’un CHU, voire sur son terrain même. La concurrence pour la clientèlede proximité est donc aussi très vive. De fait, les CHU ont eu une politique agressive enversles centres anticancéreux au cours des années 1980, les médecins hospitaliers ayant desvelléités affichées d’absorption des structures spécialisées.

« « Progressivement, les centres de lutte contre le cancer sont devenus les lieux parexcellence où on allait se faire traiter. Et progressivement, les CHU se sont dits : ‘Maisqu’est-ce que c’est que ces types qui viennent nous faire de l’ombre, nous bouffer la lainesur le dos ?’. Et ils ont commencé à dire : ‘ Il faut qu’ils réintègrent les centres hospitalo-universitaires, il n’y a absolument aucune raison de garder ces dispositifs à part’ ». Entretienavec le délégué général du CLARA

Cette évolution globale du système de santé s’avère parallèle aux transformationsprofondes que connaît le milieu de la cancérologie depuis le début des années 1960 :

- les traitements du cancer se perfectionnent au point que la guérison devient uneréalité : les centres anticancéreux sont de moins en moins des ‘asiles’ pour incurables :

« Et puis progressivement, les techniques, la recherche et le génie de ces gens aidant[les acteurs des centres anticancéreux], il y a des malades qui ont commencé à guérir, ily a une théorie qui s’est mise en œuvre sur ‘comment prendre en charge un patient’, et acommencé à émerger cette idée de « comprehensive cancer center », cette vision globaledu patient atteint d’un cancer, quel que soit l’organe en question […] ». Entretien avec laDéléguée Générale du CLARA

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- les traitements se diversifient avec notamment l’apparition de la chimiothérapie ;- la demande augmente, alors que, à l’inverse, elle chute pour la quasi-totalité des

autres pathologies.Ces données viennent appuyer l’idée selon laquelle la cancérologie attire de plus en

plus de médecins non spécialisés qui voient désormais un intérêt patent à traiter certainesformes de lésions cancéreuses, d’autant plus que peu de barrières viennent empêcher desspécialistes d’organes d’opérer par exemple une tumeur, la seule condition étant d’exécutercet acte dans un établissement autorisé à exercer la chirurgie en général.

In fine, les centres anticancéreux se sont retrouvés face à une vague de médecinsqui revendiquent eux aussi une légitimité à pratiquer la cancérologie. Cette question de lalégitimité – et a fortiori de crédibilité - sera au centre des tensions qui vont progressivements’accroître entre deux perceptions différentes de la prise en charge cancérologique.

C’est la chirurgie qui s’est décentralisée en premier et qui a engendré une concurrencede plus en plus vive entre médecins de centre et spécialistes d’organes pratiquant dans lepublic ou le privé : « les urologues, gynécologues obstétriciens, chirurgiens digestifs et ORLrevendiquent particulièrement la prise en charge chirurgicale des cancers correspondantsà leur spécialité et se placent en concurrents des chirurgiens des centres qui ont pour laplupart une formation de chirurgie générale des cancers »105.

La radiothérapie s’est dispersée avec la mise en place de la carte sanitaire à partir1973 (cf. supra). Quant à l’oncologie médicale, elle a longtemps été très concentréepour progressivement connaître la même destinée que les deux autres principauxtraitements du cancer : l’augmentation de la démographie des chimiothérapeutes ainsique l’attrait de plus en plus vif des spécialistes d’organes pour l’oncologie ont stimuléle principe de concurrence. Ce principe s’applique essentiellement aux pneumologues,gastro-entérologues et hématologues qui entrent en concurrence directe avec leschimiothérapeutes sur les prescriptions de traitements médicaux.

Dans tous les cas, la concurrence régionale s’avère difficile à évaluer dans la mesureoù les spécialistes d’organes qui se consacrent à une activité cancérologique ne sont pasidentifiables.

Néanmoins, dans les régions où les centres anticancéreux sont très présents106, laprégnance du secteur privé à but lucratif renforce la perception d’une concurrence quiest grandissante et menaçante dans la mesure où les objectifs sous-jacents de rentabilitéjustifient une stratégie commerciale :

« Nous on n’a pas à se bagarrer, les malades, c’est nous qui les avons, c’est nous quiles passons, donc c’est vraiment que de la bonne volonté, et du bien pour les malades.Moyennant quoi les malades sont contents, donc on en a plus, et on gagne mieux notre vie.Donc il y a un retour qui se fait automatiquement, le but c’est de s’arranger pour que lesmalades soient le mieux soignés possibles, ils viennent nous voir, et on en a plus, etc. »Entretien avec un urologue libéral

Par voie de conséquence, cette nouvelle redistribution de l’offre en cancérologie n’a paseu des impacts uniquement quantitatifs, relatifs à une diminution de l’activité des centresanticancéreux. Elle a aussi accouché d’un questionnement sur la représentation même

105 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 86106 Dix centres de lutte contre le cancer sont situés dans six régions où la densité en médecins spécialistes est égale ou

supérieure à la moyenne nationale : Alsace, Aquitaine, Ile-de-France, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, PACA, Rhône-Alpes.

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du modèle de prise en charge d’une telle pathologie : quelle est la meilleure manière detraiter un cancer ? Dans la mesure où les spécialistes d’organes – qu’ils pratiquent dansle secteur public ou le secteur privé - défendent une approche organiciste, ils revendiquentl’excellence de leur connaissance de l’organe et se jugent mieux à même que les médecinsdes centres d’envisager les stratégies thérapeutiques susceptibles de préserver l’organetraité ou de moins le mutiler. Cette stratégie centrée sur l’organe rompt avec l’approchetransversale promue par les structures spécialisées, historiquement érigée en fondement etéprouvée empiriquement. L’évolution enclenchée à partir des années 1960 tend à creusercette différence de représentations, et à exacerber des tensions au profit d’une approchequi semble ne plus reconnaître la légitimité de lieux qualifiés pourtant « d’excellence ».

B. L’impact de la politique sanitaireParallèlement aux différentes évolutions que nous venons de pointer, le fonctionnementdes centres anticancéreux et leurs rapports avec les autres offreurs de soins ont étéimpactés par les orientations prises par la politique sanitaire : politiques de maîtrise desdépenses au tournant des années 1970 ; incitations à développer des complémentaritéentre établissements à partir des années 1990. Deux nouvelles inflexions qui vont accroîtreles contraintes financières des centres et menacer un peu plus leur positionnementconcurrentiel.

Un axe fort de la politique sanitaire : contenir les dépenses sanitairesDès les années 1970, les coûts du système de santé français ont connu un net

accroissement pour atteindre 7,6% du PIB en 1980, contre 4,2% en 1970. Face à unetelle situation, de nombreux dispositifs ont été mis en place puis éprouvés pour tenter dejuguler cet emballement budgétaire. Toutefois, aucun résultat n’a été réellement probantpuisqu’en 1995, les dépenses atteignent 9,9% du PIB. Voyons simplement la principalemesure adoptée qui a généré des conséquences majeures pour les centres anticancéreux.

Arrêtons-nous sur la mise en place en 1983 d’un principe de budget global pour lesétablissements participant au service public, après l’inefficacité de plusieurs dispositifs quin’ont pas enrayé ce qui a pu être considéré comme une logique inflationniste. Le principe dubudget global est le suivant : chaque établissement public ou participant au service publichospitalier se voit allouer un budget annuel a priori avec lequel il doit réaliser son activité,même si celle-ci augmente substantiellement d’une année à l’autre. Le principal problèmede ce dispositif budgétaire est lié aux possibilités de déficit qui jusqu’en 1992, étaient plus oumoins autorisées grâce aux potentialités de comblement de déficit obtenues par les autoritésde tutelle.

En 1992, un décret supprime cette souplesse procédurale, bien qu’il se voie largementcontesté par le secteur hospitalier public et parapublic et qu’un aménagement de lacontrainte soit discuté puis adopté. La logique de rationnement budgétaire par enveloppesfermées se poursuit jusqu’ en 1996 et est sanctionnée par l’ordonnance du 24 avril 1996puis par la loi organique du 22 juillet de cette même année. Désormais, le Parlement voteun Objectif d’évolution nationale des dépenses par rapport à l’année précédente107, objectifréparti régionalement et en fonction des spécialités.

Les Agences régionales de l’Hospitalisation répartissent l’enveloppe régionale entreétablissements publics et parapublics. Dans cette perspective, depuis 1997, elles disposentd’un nouvel outil de comparaison des établissements : l’indice synthétique d’activité (ISA).Les acteurs de santé en général (représentants de la tutelle régionale et acteurs des

107 Il s’agit de l’ONDAM : Objectif National d’Evolution des Dépenses d’Assurance Maladie

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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institutions sanitaires) mettent en valeur les limites de ce dispositif : « La comparaison desperformances des établissements sur des critères uniquement économiques est pour laplupart des acteurs réductrice, dans la mesure où elle ne peut prendre en compte la qualitédes soins. […] Cependant, aucun des acteurs rencontrés ne le [l’ISA] rejette. Les tutellesrégionales l’utilisent, dans le sens où, par rapport à la situation précédemment décrite, ilconstitue un moyen d’objectiver la performance de chaque établissement et de redistribueren fonction des inégalités perçues »108.

Consécutivement à cette nouvelle procédure de financement, les centres anticancéreuxont assisté d’abord au resserrement drastique de leurs contraintes budgétaires : cet étatde fait les a conduit à remettre progressivement en cause leur stratégie de différenciationqui consistait jusqu’alors à investir dans les moyens technologiques les plus modernes età proposer une rémunération avantageuse à leur personnel, à une période où, de surcroît,les coûts de chimiothérapie sont exponentiels.

Deuxième problématique qui ne cesse de s’envenimer : la concurrence entre lescentres et les autres offreurs de soins. Les tensions vont effectivement croissantes dansla mesure où le dispositif109 qui utilise l’Indice Synthétique d’Activité comme outil de baseencourage indirectement la concurrence. En effet, la valeur du point ISA est un rapportentre la production et les dépenses : les établissements ont de fait intérêt à augmenter leuractivité, ou du moins, n’ont aucun intérêt à la diminuer au profit d’autres structures, de peurd’être pénalisés.

Enfin, dès la fin des années 1980, différents rapports publics stigmatisent les coûtsde fonctionnement des centres. L’IGAS consacre un premier rapport en 1988 à l’InstitutGustave Roussy, soulignant plus particulièrement la hauteur des investissements en termede personnel. Mais c’est surtout le rapport de 1993, sur lequel nous reviendrons pluslonguement ultérieurement, qui a déclenché un ‘état d’urgence’, appelant un changementimminent tant de la part des centres que dans la manière plus globale d’appréhender la luttecontre le cancer en France.

L’incitation à la création de complémentarités inter établissementsParallèlement à la volonté de régulation des dépenses de santé, les orientations de

la politique sanitaire insistent sur la promotion de la complémentarité entre structuresà l’échelle régionale. Cette évolution est récente puisqu’elle a été consacrée par la loihospitalière de 1991, puis renforcée par les Ordonnances d’avril 1996.

Concrètement, elle a provoqué deux types de mutations organisationnelles.La première, d’envergure, repose sur l’idée que les établissements de proximité sont

autant légitimes, voire plus, que les centres ou les CHU pour traiter des cancers basiques.Dans la mesure où les structures spécialisées et les centres hospitaliers coûtent beaucoupplus chers que les institutions locales, en raison de leur équipement de pointe et leurpersonnel spécialisé, le transfert d’une partie des prises en charge à proximité entraîneraitdes économies à plus ou moins longue échéance. Cette nouvelle orientation est confortéeau niveau national par l’élaboration d’une circulaire parue le 24 mars 1998 qui « vise àpromouvoir la nécessaire pluridisciplinarité des traitements, à garantir à tous les patientsune égalité d’accès à des soins de qualité et à assurer la gradation, la coordination et la

108 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 96109 Ce dispositif global s’appelle Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information (PMSI)

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continuité des soins par la constitution de réseaux de soins »110. Les acteurs de structuresde proximité sont donc reconnus et légitimement incités à revendiquer une participation plusintense à la prise en charge de certains cancers fréquents, ce qui concourt à accroître l’offre.

Parallèlement à cette décentralisation de l’offre de soins, les Agences régionales del’hospitalisation, dès le début des années 1990, mènent une politique de rapprochemententre centres anticancéreux et CHU. Suite à la loi hospitalière de 1991, une circulairea été rédigée en 1993 par le ministère de la santé pour encourager le développementde la « complémentarité » entre les deux types de structures. Il est notamment stipulé« d’éviter toute redondance de moyens, tant au niveau des hommes que des équipements »et d’encourager des « pôles de coopération » dans le domaine de la recherche, del’enseignement, de la santé publique et des soins111.

Cette circulaire a eu initialement un impact très faible sur les relations entre lesacteurs des deux types de structures. Pourtant, dans chaque région, l’Agence régionalede l’hospitalisation a joué son rôle de régulateur et de coordonnateur, en utilisant le levierbudgétaire pour amener centres anticancéreux et CHU à trouver des terrains d’entente :elle refuse les projets d’établissement des deux établissements tant qu’ils n’intègrent pasdes modalités concrètes de coordination entre eux, sachant que l’acceptation du projetd’établissement est un préalable avant les négociations pour les ressources financières.Dans une période où les établissements proposant des services de cancérologie sontsoumis à de fortes pressions budgétaires, cette politique offre une réelle incitation,pour chaque institution sanitaire, à rechercher un accord. Au total, elle incarne surtoutune menace pour les centres anticancéreux au niveau de la partie chirurgicale de leuractivité, puisque le développement quantitatif de la chirurgie au sein des centres estfaible comparativement à celui des CHU. Dans tous les cas, cette nouvelle donneorganisationnelle a été très lente à mûrir dans les esprits, eu égard les relations conflictuellesparfois exacerbées entre représentants de centres et de CHU.

« Les CHU s’apercevant qu’ils ne pouvaient pas bouffer les centres, ont décidé decréer une forme d’alliance, ils ont créé eux-mêmes une Fédération de cancérologie. J’ai dessouvenirs assez précis de nos premières discussions : c’est comme si, quand ils venaientnous voir, ils allaient voir le diable ». Entretien avec le délégué général du CLARA

110 Circulaire DGS/DH n’98/188 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans les établissements d’hospitalisationpublique et privée

111 Circulaire n° 93-103 du 18 octobre 1993 relative à la complémentarité des centres hospitaliers universitaires et des centresrégionaux de lutte contre le cancer dans le domaine de la cancérologie.

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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CONCLUSION

Nous avons consacré notre premier temps de réflexion à mettre en lumière les déterminantssocio-historiques qui ont façonné une certaine organisation de la lutte contre le canceren France, et surtout une certaine manière de penser la prise en charge médicale, ainsique la recherche fondamentale sur le cancer. Cette perception repose historiquement surla création des centres anticancéreux dans les années 1920, fondés sur un projetuniqueauquel les centres doivent leurs caractéristiques intrinsèques, et partant, leur exemplarité.

Pourtant, depuis le début des années 1960, la situation de quasi exclusivité des centresdans l’organisation de la lutte contre le cancer a progressivement été questionnée : desécarts se sont creusés, façonnant le lit d’une remise en question fondamentale tiraillée entredeux pôles antagonistes représentatifs d’une certaine vision de la lutte contre le cancer.D’un côté, celle des centres anticancéreux qui défendent l’héritage historique d’une priseen charge spécialisée. De l’autre, une vision structurée par la montée de la concurrence quia amené de nouveaux acteurs de soins – loin des principes fondateurs de transversalitéet de pluridisciplinarité - à exercer la cancérologie dans une logique de contestation de ladifférenciation des centres. L’activité de ces derniers ainsi que leur légitimité ont été in finemenacées.

Dans un premier temps, face à l’ensemble des menaces évoquées précédemment, laréaction des centres anticancéreux a essentiellement reposé sur la revendication de leursspécificités substantielles qui ne se déclinent pas chez les autres offreurs de soins :

« Les médecins rencontrés assurent aussi rester dans les centres anticancéreuxpour des raisons liées à la nature de la pratique médicale : ils ont l’impressionque la pluridisciplinarité et le travail en équipe y sont plus effectifs, que lesactivités scientifiques y sont plus développées et que les technologies depointe sont plus rapidement disponibles, d’où un intérêt professionnel plusgrand. Enfin, ils affirment que la volonté de favoriser le travail en équipe limitel’instauration de relations hiérarchiques strictes entre praticiens, y compris entreles plus jeunes et les plus expérimentés. Tous les praticiens rencontrés estimentavoir pour unique supérieur hiérarchique le directeur du centre. En outre, ils considèrent généralement que celui-ci est plus facilement abordable et plussensible à l’introduction de nouvelles techniques que dans les établissementspublics dans la mesure où il est médecin. »112

Cependant, face à la montée des périls, les centres ont eu des actions correctrices limitées.La défense de leur exemplarité devenant insuffisante en terme de conviction, ils ont étéamenés à entreprendre une stratégie de recrutement agressive via la mise en place deconsultations avancées. Mais cette stratégie n’a pas eu les répercussions escomptées ets’est même avérée inadaptée par rapport à l’ampleur des enjeux auxquels les centresétaient confrontés.

La perception du problème autour du positionnement des centres par rapport à sesconcurrents, et de leur revendication d’une forme d’autorité dans la lutte contre le cancer

112 Patrick Castel, Normaliser les pratiques ..., op.cit, p. 107

CONCLUSION

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liée à un statut historique a atteint son paroxysme au moment de la parution du rapportpublic de l’IGAS en 1993. Ce rapport ‘tire la sonnette d’alarme’ dans le sens où, d’une part,il déplore l’absence d’une réelle politique nationale en matière de lutte contre le cancer113,et où d’autre part, il pose la question de la pertinence du maintien du statut autonome etspécifique des centres de lutte contre le cancer.

En effet, les rapporteurs constatent que, non seulement, la lutte contre le cancer nese résume pas aux centres anticancéreux - puisqu’ils sont loin de traiter la majorité despatients -, mais pis, ces derniers ne jouent pas le rôle de coordinateur qui leur avait étéassigné. Ils semblent notamment plus préoccupés par des objectifs de « captation declientèle »114 que de coordination avec les autres acteurs de santé. En outre, à l’exceptionde l’Institut Gustave Roussy et de l’Institut Curie, l’activité des centres en matière derecherche clinique et thérapeutique est peu visible, et les coûts de fonctionnement de tellesstructures spécialisées sont particulièrement élevés sans être nécessairement justifiés :« Malheureusement, on ne peut pas toujours démontrer que tous les centres apportentquelque chose d’exceptionnel en contrepartie de leur coût »115.

Dans ce contexte, les rapporteurs ont été amenés à s’interroger sur l’existence mêmedes centres anticancéreux :

« L’étude juridique et historique a montré la source de toutes les ambiguïtésfutures : les pouvoirs publics, législateur et gouvernement, ont assimilé lapolitique de lutte contre le cancer à l’action des centres anticancéreux. Or,la réalité montre que dans tous les domaines – prévention, dépistage, soins,recherche, enseignement – d’autres établissements et personnalités morales,publiques et privées, jouent un rôle majeur. [ …] Enfin, la création des vingtcentres constitue encore une exception française, la plupart des grands payschoisissent un ou deux sites où se concentrent la pointe de la recherche et dessoins, le reste, c’est-à-dire la très grande majorité des cas, étant confiés auxstructures usuelles d’hospitalisation et de soins »116.

Pour clore son rapport, la mission évoque trois alternatives. La première appelle à nerien changer pour éviter toute forme de contestation, l’inertie offrant une sorte de sécuritépolitique et sociale. La seconde consiste en une absorption des centres anticancéreux par leCHU voisin, à l’exception de l’Institut Gustave Roussy et de l’Institut Curie qui conserveraientune activité de recherche majeure. Cette solution, bien que suggérée par des personnalitésextérieures aux centres, a été rejetée pour trois raisons. D’abord, ce cas extrême laissepressentir un ensemble de résistances difficiles à surmonter qui pourraient conduire àune situation de crise. Ensuite, les CHU, faute de départements de cancérologie, ne sontpas prêts à absorber utilement les centres. Enfin, les centres anticancéreux comptent descancérologues internationalement reconnus, et ont joué par le passé un rôle moteur dansles avancées de la lutte contre le cancer. Il apparaît donc déraisonnable d’envisager deprocéder à une table rase qui abolirait le passé.

113 « Si l’on entend par politique la définition d’objectifs et de priorités, et la coordination de l’utilisation de moyens, il est clairqu’il n’existe pas en France de politique de lutte contre le cancer, alors qu’il en existe sans doute une pour le sida », Rapport del’IGAS, op.cit, p. 166

114 Ibid, p. 78115 Ibid., p. 166

116 Ibid, p. 165

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En définitive, le rapport de l’IGAS propose de laisser du temps aux centres afin qu’ilsdémontrent individuellement leur utilité dans l’ensemble du paysage sanitaire, à défaut dequoi leur statut pourrait être remis en cause :

« La plupart des centres de lutte contre le cancer ont obtenu des résultats,ils comptent d’éminentes personnalités jouissant d’une grande considérationindividuelle ; il convient d’aider l’institution qui a un peu vieilli, à mieux s’adapterau temps présent »117.

La plupart des acteurs que nous avons rencontrés citent ce rapport comme absolumentcapital dans l’accélération d’une prise de conscience qui doit dorénavant accoucher d’uneaction concrète, d’un changement sensible. A partir de cette date, le sillage du « problemstream » se divise pour engendrer un nouveau courant, celui de la constitution d’unensemble cohérent de solutions pour enrayer la voie des problèmes ainsi que le cerclevicieux des dysfonctionnements, et pour petit à petit faire advenir un nouveau référentielautour de la représentation de la lutte contre le cancer. Un groupement d’acteurs, constituépar une génération de jeunes directeurs de centres anticancéreux, va se saisir de cettesituation problématique ultime et va travailler à rendre sa contribution indispensable aumilieu de la cancérologie.

117 Ibid., p. 169

Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique

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Deuxième Partie De l’activismeprofessionnel à la sensibilisation duchamp politique

« La deuxième caractéristique, et là c’est peut-être ce qu’il y a eu de plus originalsur ce plan [Plan Cancer de 2000], c’est qu’il s’est appuyé vraiment de manièreforte sur ce que les professionnels pensaient ». Entretien avec un conseiller ducabinet de Bernard Kouchner (1998-2002)

Nous sommes désormais amenés à saisir une partie des mécanismes processuels quiont abouti à une sensibilisation du champ politique au problème du cancer à partir de1997-1998. Dans le premier moment de notre étude, nous avons travaillé à contextualiser lastructuration d’un courant des problèmes autour de la lutte contre le cancer en dégageant lesgroupements d’acteurs concernés, les enjeux afférents, ainsi qu’en faisant le point sur l’étatdu système de la cancérologie à l’aube des années 1990, creuset d’une prise de consciencedécisive de la part de quelques protagonistes.

Dans ce second moment, nous partons du postulat que l’émergence de ce courantdes problèmes dans la sphère politique est un phénomène cumulatif qui appelle unéclaircissement sur la période transitoire, mais fondamentalement structurante, au coursde laquelle des solutions vont apparaître, portées initialement par une poignée dereprésentants de centres anticancéreux qui vont injecter une réelle innovation, tant dans lagestion des centres, que dans une perception plus globale de ce que doit être dorénavantla lutte contre le cancer en France. La volonté majeure sous-jacente à cette logique d’actionest d’apporter des correctifs afin que les écarts qui s’étaient creusés à partir des années1970 dans le champ de la cancérologie se résorbent, ne deviennent plus problématiques,et qu’un nouveau souffle renouvelle l’état du système cancérologique.

Ce nouveau souffle se décline à travers les évolutions que va engendrer la mobilisationde jeunes directeurs de centres anticancéreux, tant au niveau du fonctionnement descentres que de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. On travaillerad’emblée à saisir en quoi les caractéristiques du mouvement de réforme qui émerge ence début des années 1990 au sein de la Fédération des centres sont la source de laconstructiond’un nouveau référentiel d’action dans le domaine de la lutte contre le cancer.Si nous reprenons la définition que donne Pierre Muller de la notion de référentiel, nousavons les bases analytiques pour tenter d’appréhender ce changement de référentiel :« Elaborer une politique publique consiste donc d’abord à construire une représentation,une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette imagecognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutionset définissent leurs propositions d’action : on appellera cette vision du monde le référentiel

d’une politique » 118 .

Cette définition renvoie au référentiel d’une politique publique. Dans notre cas, il n’existepas encore de politique nationale, ni de programme afférent à la lutte contre le cancer. Par

118 Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 5è édition, 2005, p. 106

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contre, ce qui est primordial, c’est qu’une certaine représentation autour du cancer devientprégnante, une vision du monde s’impose et tend à façonner une « image de la réalité » surlaquelle les protagonistes de la réforme de la Fédération veulent intervenir.

Ce nouveau référentiel s’étend progressivement à l’ensemble des institutions sanitairespour recueillir une forme d’unanimité.

Cette phase d’activisme professionnel est relayée par la constitution d’un « forum »scientifique, réalisation concrète, ou du moins déclinaison du référentiel au niveau d’unestructure ad hoc. Ce « forum », qui est un forum d’experts, est essentiellement constituéde professionnels. Nous nous arrêterons symboliquement sur la constitution puis sur lesactions de cette structure, nommée Cercle de réflexion des cancérologues français, commedes étapes charnières où la sensibilisation du monde politique va de façon perceptibleglisser vers une interpellation concrète.

In fine, l’orientation de ce temps de réflexion est la suivante : nous articulerons deuxphases majeures, au cours desquelles on passe de l’émergence d’un problème cristallisédans le champ professionnel, se manifestant à travers une évolution conjoncturelle defacteurs socio-historiques, à la problématique d’un changement de référentiel autour de lalutte contre le cancer qui va progressivement être adopté par tous les acteurs de soinset va mener à une mobilisation de « policy entrepreneurs » devenant des courroies detransmission auprès du champ politique.

CHAPITRE 3 Un mouvement de réforme fondateur« L’un des virages qu’a pris la cancérologie au début du vingt et unième sièclevient des cancérologues eux-mêmes : le savoir n’est plus détenu par une seulepersonne. Vous ne faites plus le traitement de monsieur Dupont ou de monsieurDurand, vous faites un traitement validé collectivement. Alors que, avant, onfonctionnait par conviction. Aujourd’hui, c’est la reconnaissance du savoircollectif, c’est de reconnaître que, si on veut bien traiter son patient, on doit lefaire sur des bases collectives […]. » Entretien avec le Président de la Fédérationnationale des centres de lutte contre le cancer de 1982 à 1996

Le rapport de l’IGAS, avant de questionner l’apport des centres anticancéreux à la luttecontre le cancer, s’interroge sur l’existence même d’une politique de lutte contre les lésionscancéreuses en France. Avant de déclencher une alerte au sein de la Fédération nationaledes centres de lutte contre le cancer, ce rapport pointe du doigt une carence effective quiconstituera la toile de fond de la constitution du nouveau référentiel dont la Fédération descentres sera le berceau..

« Si l’on entend par politique la définition d’objectifs et de priorités, et la coordination del’utilisation de moyens, il est clair qu’il n’existe pas en France de politique de lutte contrele cancer, alors qu’il en existe sans doute une pour le sida. La principale raison de cetteabsence de politique est que les centres de lutte contre le cancer, qui devraient en êtrel’instrument principal, pour ne pas dire unique, n’occupent dans tous les domaines qu’unepartie du terrain »119.

119 Rapport de l’IGAS, op.cit, p. 166.

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Si un des principaux objectifs de la Fédération est de redonner une place de référenceet d’excellence aux centres anticancéreux et d’assurer un rôle majeur de coordination,c’est essentiellement pour redéfinir des objectifs centraux et des missions qui doiventinnerver la lutte contre le cancer en France en l’adaptant aux évolutions globales de sonenvironnement.

L’esprit de la réforme commence à poindre au début des années 1990, porté par ungroupe de nouveaux directeurs fraîchement en poste qui, près de deux ans avant le rapportde l’IGAS, ont pensé et élaboré des solutions pour contrecarrer les menaces qui pèsent surla gestion et le positionnement des centres anticancéreux. Ces leaders vont mettre du tempsà recueillir l’unanimité du conseil d’administration de la Fédération. Pourtant, l’adhésionprogressive va devenir incontestable et la représentation de la prise en charge globale ducancer portée par la Fédération va obtenir un crédit tel qu’elle sera reconnue par l’ensembledes structures se soins.

Nous nous attarderons dans ce troisième chapitre sur un seul des deux volets dela réforme, dans la mesure où cette dernière consiste à la fois en une modification dela gestion interne des centres pour accroître leur efficacité économique et médicale120,et en une modification externe du positionnement de ces structures spécialisées afinqu’elles se distinguent comme pôles d’excellence référents tout en développant descomplémentarités avec les autres offreurs de soins. Nous insisterons uniquement sur cettedeuxième dimension dans le sens où elle accouche des nouvelles visions du monde qui vonts’imposer dans le milieu de la cancérologie en terme de pratiques médicales et scientifiques.

I/ Un nouveau modèle d’organisation des centres anticancéreux et dela Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer

Ce qui apparaît fondamental dans le processus enclenché au sein de la Fédérationdes centres est l’adéquation entre les solutions qui vont être proposées par quelquesprotagonistes et les difficultés qui sont perçues au début des années 1990 comme nepouvant plus perdurer. La question qui reste posée est assez classique en analyse despolitiques publiques : par quel mécanisme les directions des centres anticancéreux ont-elles accepté de se lancer dans un processus de réforme, alors que les recherches ensciences sociales ont maintes fois démontré que les organisations ne parvenaient pasnécessairement à s’adapter à des évolutions et parfois même disparaissaient ?121

A. L’innovation portée par un groupe de leaders réformateursA l’aube de la décennie 1990, un petit groupe de cinq directeurs nouvellement en postese saisit de l’ensemble des problèmes auxquels sont confrontés les centres anticancéreuxdepuis une vingtaine d’années. A la perception des décalages devenus trop flagrants entrece qu’est la lutte contre le cancer à la fin de ce XXème siècle et ce qu’elle devrait ou

120 Cette modification a trait essentiellement à la renégociation de la convention collective concernant le personnel non médicaldes centres anticancéreux.121 Questionnement sur lequel la sociologie des organisations a beaucoup travaillé, Cf. entre autres ouvrages de référence : MichelCrozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Paris, Coll. « Points-Seuil », 1977 ; l’école néo-institutionnaliste a égalementgrandement contribué à alimenter une réflexion en analyse des politiques publiques sur le changement, Cf. l’article fondateur de PaulPierson, « When Effects become Cause. Policy Feedback and Political Change », in World Politics, 45, 4, 1993, pp. 595-698 ; PeterHall, Rosemary Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », in Revue Française de Science Politique, Vol. 47,n°3-4, 1997, pp. 469-496.

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pourrait être, ils décident de refuser une telle situation où les dysfonctionnements s’auto-entretiennent par la force de l’inertie. Un tel engagement dans un processus de changementse voit caractériser par des spécificitéspersonnelles communes qui expliquent la nature duprojet de réforme engagé122.

Une perception commune des problèmes et des intérêts convergentsEntre 1986 et 1991, onze directeurs de centre anticancéreux sont nouvellement

nommés et en cinq années, plus de la moitié du Conseil d’administration de la Fédérationdes centres se voit renouvelée. Parmi ces onze directeurs, un groupe de cinq médecins,respectivement directeurs des centres de Lyon, Marseille, Nancy, Nantes et de l’InstitutCurie à Paris, décide de se réunir en dehors du Conseil d’administration et d’entreprendreune réflexion commune afin de définir un ensemble de solutions susceptibles d’enrayerla montée inéluctable des périls auxquels sont confrontés les centres. Tous perçoivent quela situation de leur centre n’est plus viable et que le laisser-faire conduirait à une impassepotentiellement délétère.

Le phénomène de concurrence apparaît notamment comme une donnée qui imposede renouveler l’approche sur le positionnement des centres. Les centres de Lyon et deMarseille sont implantés dans des régions où l’offre s’est sensiblement développée dans lesecteur privé à but lucratif, ainsi que dans les Centres Hospitaliers Généraux et les CHU (detaille importante) qui proposent des services spécialisés en cancérologie – radiothérapie,oncologie médicale et même chirurgie cancérologique à Lyon. A Nantes, le directeur ducentre perçoit que la principale menace provient du CHU. Pour Nancy et l’Institut Curie, lesdonnées sont différentes, puisqu’à Nancy la concurrence est beaucoup moins sensible, etl’Institut Curie est un des deux plus gros centres de France internationalement reconnu.Pourtant, la perception demeure que la situation générale évoluera inévitablement versune concurrence accrue si les mentalités n’évoluent pas. D’emblée, l’idée retenue est que,régionalement, chacun de leur centre doit se repositionner tant dans le domaine de l’offreque dans les relations avec les autres structures sanitaires. D’une part, il ne doit pas jouerle jeu de la concurrence mais plutôt être un appui pour les autres établissements afin queceux-ci puissent développer une activité cancérologique à proximité des patients. D’autrepart, leur centre doit parvenir à se différencier sur l’offre de soins par rapport aux autresétablissements, à la fois pour assurer le recrutement des patients et pour maintenir ouattirer des cancérologues de qualité. Cette différenciation semble fondamentale. Elle estenvisagée à travers le développement d’une expertise sur le traitement des cancers rares,et par la participation à la recherche et à la diffusion de nouvelles stratégies thérapeutiques :cet axe est fondé sur le maintien et la promotion de l’excellence au sein des centres commefacteur de légitimation. Le groupe des réformateurs répond directement sans le savoir auxinquiétudes de l’IGAS plus de deux ans avant ses conclusions.

Des trajectoires professionnelles inéditesL’attachement au développement de la recherche au sein des centres peut s’expliquer

en partie par le parcours personnel de quatre des cinq directeurs123. Tous quatre sont des122 Nous avons rencontré seulement un des cinq acteurs pivots de cette réforme, la Déléguée générale de la Fédération des centresde 1995 à 2000 nous ayant tout de même beaucoup parlé de cette période. Nous avons pris contact à plusieurs reprises avec deuxautres des quatre acteurs manquants à nos entretiens, mais sans résultat, les deux acteurs en question n’ayant pas donné suite à nosmails ou coup de téléphone. Nous regrettons donc un manque de témoignages ‘bruts’ qui auraient largement alimenté notre réflexion,mais nous nous référons de nouveau à la thèse de Patrick Castel dont l’objet d’étude a justement été cette réforme.

123 Les motivations du directeur de l’Institut Curie sont un peu différentes : il n’est pas cancérologue et a passé le début de sacarrière au sein de l’Assistance publique et Hôpitaux de Paris. Il espère surtout avoir les moyens de réformer son centre au niveau de

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oncologues médicaux et ont acquis une forte reconnaissance scientifique dans le milieuacadémique. Le traitement médical du cancer est le domaine qui est le plus concernépar la recherche clinique depuis les années 1980 eu égard le développement accru deschimiothérapies. Les directeurs de Lyon et de Marseille ont particulièrement développé unesolide réputation dans le domaine de la recherche sur l’immunothérapie et sur les cancersdu sang, même s’ils n’ont qu’une quarantaine d’années – ce qui contribuera à nommer legroupe des cinq directeurs le groupe des « jeunes directeurs ».

« Puis je me suis intéressé au neuroblastome de l’enfant […]. Le traitement, quicombine chimiothérapie et autogreffe de moelle, a été initié en grande partie àLéon Bérard. C’est aujourd’hui un protocole standard. Enfin, je me suis tournévers le lymphome chez l’adulte. Nous avons fait de la recherche clinique sur lesgreffes de moelle osseuse, avec de beaux résultats. Un article paru en 1988 dansl’une des deux bibles de la médecine, le New England Journal of Medicine, nousa mis sur le devant de la scène mondiale. J’ai été le premier en Europe à traiter unmalade adulte avec un cancer du rein métastatique par immunothérapie avec del’interleukine 2, et ma collègue, qui a pris le relais, m’a permis de participer à unnouvel article clé de la discipline »124. « Avant 1992, [les directeurs des centres deLyon et de Marseille] cumulent plus de cent publications recensées par Medline 125 . Mais surtout, ils sont à cette époque les directeurs qui ont le plus publiédans le cadre de participations à des essais thérapeutiques en général et à des

essais randomisés 126 en particulier. De surcroît, parmi les publications pour

essais thérapeutiques randomisés qui ont un fort ‘facteur impact’, c’est-à-direune forte reconnaissance académique, ils apparaissent pour certaines d’entreelles dans les trois premiers auteurs »127.

Les directeurs des centres de Nantes et de Nancy sont également fortement orientés versune carrière scientifique, même s’ils possèdent un nombre de publications plus limitées. Ledirecteur de Nantes, après s’être spécialisé dans le traitement médical des cancers suite àune formation complémentaire aux Etats-Unis où il a côtoyé les équipes de recherche enchimiothérapie du National Cancer Institute, a notamment créé la première unité INSERMau début des années 1970.

Le point commun qui rapproche d’autant plus ces quatre médecins est leur spécialitéen oncologie médicale dans la mesure où elle rompt catégoriquement avec celle de leursprédécesseurs128 et tend à s’imposer comme une activité qui a été négligée jusque-là dansles centres. Quelques années plus tard, en 1994, le nouveau directeur de l’Institut GustaveRoussy, le plus important des centres anticancéreux au niveau de sa structure et de son

sa gestion, tout en accentuant l’activité de recherche et en ouvrant son établissement aux autres offreurs de soins. La convergence,bien que n’étant pas cancérologue, avec les quatre autres directeurs, l’a encouragé à se joindre à eux.124 Thierry Philip, Vaincre son cancer. Les bonnes questions, les vraies réponses, op.cit, p. 28.125 Medline est la base de données internationales de référence pour les publications médicales.126 L’essai thérapeutique randomisé est considéré comme le type d’essai de référence en matière de recherche clinique.127 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 123.

128 Les directeurs des centres de Lyon et de Nantes sont les premiers oncologues médicaux à accéder à la direction depuis lacréation de leur établissement. A Lyon, les précédents directeurs étaient tous chirurgiens, à Nantes, ils étaient tous radiothérapeutes.

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activité de recherche, rejoint le groupe de départ. Lui-même premier chimiothérapeute àdevenir directeur de son centre, il est accompagné d’une forte réputation scientifique, ayantnotamment dirigé un laboratoire de recherche au CNRS. Sa principale motivation pours’impliquer dans la Fédération est la possibilité qu’il voit d’accroître l’activité de recherchedans les centres par la mutualisation de ressources, et partant, d’améliorer cette activité.

B. L’élaboration d’une « feuille de route »A partir de l’état de cette première réflexion commune, le groupe des ‘jeunes directeurs’propose un nouveau modèle de fonctionnement pour les centres et la Fédération. Cetteconception, dont nous allons présenter les grandes lignes, n’évolue pas au cours de ladécennie et devient le berceau du nouveau référentiel d’une prise en charge globale de lacancérologie qui doit s’adapter aux nouvelles donnes de l’environnement.

Au fondement de cette perception, l’idée que les centres doivent devenir des référentsen cancérologie en diffusant des recommandations quant aux stratégies thérapeutiques àadopter, tout en prenant acte que d’autres établissements assument en grande partie laprise en charge de patients atteints du cancer.

De fait, le développement d’activités d’enseignement et de recherche doit être uneorientation stratégique prioritaire en devenant le garant de cette aspiration à l’excellence etau statut de référent. D’une part, dans un environnement concurrentiel reconnu, ces activitésparticipent de la différentiation des centres à l’égard des autres établissements de santé et,partant, légitiment l’existence de structures spécialisées.

« Il n’est pas question d’abandonner notre vocation de soins, ni de tout sacrifier àla recherche ; il est question d’équilibrer l’évaluation des traitements standards dont lapratique est indispensable, et le développement thérapeutique qui justifie notre présencesur la Carte sanitaire. […] Nous ne pouvons pas accepter de ne rester classés que PSPH etc’est notre intérêt que de valider l’absolue nécessité que soit reconnue dans les SchémasRégionaux notre rôle UNIVERSITAIRE. »129 (En majuscule dans le texte) Extrait du textelu par le directeur du centre de Lyon devant le Conseil d’administration de la Fédération,le 24/11/1992

D’autre part, les ‘jeunes directeurs’ ont à cœur de rappeler les fondements historiquesde la création des centres anticancéreux au début du siècle, en affirmant que pour les pèresfondateurs des centres, ces établissements ne doivent pas se borner au traitement despatients, mais avoir une influence sur la pratique générale de la cancérologie. Il est doncde la responsabilité de chaque centre de défendre le modèle pluridisciplinaire et transversalde prise en charge des patients tout en rendant complémentaires les activités de soins etde recherche.

Cependant, dans un contexte où d’autres institutions influentes comme les CHUproposent un modèle différent de prise en charge plus centrée sur l’organe, les cinqdirecteurs ont bien conscience qu’il sera plus facile de préserver l’héritage historique duprojet fondateur des centres si les vingt structures s’unissent autour d’actions convergentes :« Les membres du groupe des réformateurs défendent donc en quelque sorte l’idée d’unecommunauté de destin de tous les centres de lutte contre le cancer. »130

C’est pourquoi la Fédération nationale des centres anticancéreux apparaît commele niveau pertinent pour une action commune d’envergure. L’objectif est de rendre plus

129 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques …, op.cit, p. 129.130 Ibid., p. 130.

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visible la Fédération à l’échelle nationale en lui assurant le rôle structurant de coordinateurnational : en compensant une certaine marginalité des centres anticancéreux au niveaurégional – du fait de leur taille modeste et de leur statut spécifique -, la Fédération représenteune organisation susceptible d’intervenir directement auprès des tutelles nationales et departiciper à la politique globale de lutte contre le cancer.

« [Puisqu’on est 18 à ne pas être dans la catégorie de ceux qui sont utiles]131, commentpeut-on faire :

En outre, à partir du moment où une réforme serait engagée au niveau fédéral,le phénomène de mutualisation des ressources inhérent à cette volonté d’engager uneréflexion globale permettrait de mettre en œuvre des outils nécessaires au repositionnementde chaque centre au sein de sa région, vis-à-vis des autres établissements ainsi que desautorités de tutelle.

« Mais ça c’est un boulot qui a démarré il y a quinze ans, donc qui était : ‘Si on veutsurvivre, il faut avoir de la recherche’. Et à partir de là, la réflexion qu’on a eu tous ensemble,c’était de dire : ‘On va avoir besoin, dans chacun dans nos centres, d’outils’. » Entretienavec le directeur du Centre Léon Bérard

Par voie de conséquence, la Fédération se doit d’élaborer de nouveaux principesd’action tant dans le domaine médical et scientifique, principes qui vont devenir l’assised’une nouvelle manière de penser la prise en charge des patients dans une perspectiveglobale, que dans le domaine économique et social afin d’accroître la performancegestionnaire des centres132.

Cette orientation implique nécessairement une perte d’autonomie des centresanticancéreux à l’égard de la Fédération.

« Comment reconquérir pour notre Fédération le projet initial des Centres de LutteContre le Cancer ? […] Nous avons, Monsieur le Président, Chers Collègues, une visionnouvelle du rôle de la Fédération que nous souhaitons voir se déconcentrer sur denombreux sujets en utilisant les forces vives des Centres. Par contre, nous avons une visiond’une Fédération recentrée et forte à qui nous souhaitons confier une partie de notrepouvoir régional, de notre image et à qui nous souhaitons le rôle de tirer l’ensemble de nosstructures en les rattachant directement au Ministère de la Santé. »133 (Souligné dans letexte) Extrait du texte lu par le directeur du centre de Lyon en Conseil d’administration, le24/11/1992

II/ Un processus d’innovation qui met du temps à recueillir l’unanimitéLe groupe de ‘jeunes directeurs’ qui a initié un processus de changement au sein de laFédération des centres n’a pas su imposer immédiatement sa logique d’action au Conseild’administration. La reconnaissance du nouveau référentiel se fait par étapes successivesqui vont être emportées par la force de conviction du groupe des réformateurs dont nousinterrogerons l’autorité charismatique, et qui vont emprunter notamment le chemin de ladémonstration par le terrain.

131 Propos en réaction au rapport de l’IGAS qui dit que si les centres anticancéreux venaient à être absorbés par les CHU,seuls l’Institut Gustave Roussy et l’Institut Curie demeureraient comme structures autonomes. Cf. conclusion de la première partie.

132 Réforme qui porte sur la gestion interne des centres et que nous n’analysons pas ici.133 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, p. 132.

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A. Enrayer la force d’inertie institutionnelleUn des obstacles contre lequel les directeurs engagés ont dû faire front a été lefonctionnement de la Fédération des centres qui avait une influence quasi nulle sur lapolitique anticancéreuse nationale et sur la stratégie des centres en particulier.

« Pour qualifier la Fédération de cette époque, les directeurs emploienttous l’expression ‘club des directeurs’. Par là, ils signifient à la fois que lesréunions consistaient essentiellement en des discussions qui portaient peu àconséquences à l’extérieur même de la Fédération et que les autres personnelsdes Centres étaient peu impliqués dans les activités fédérales. »134

Structure jugée archaïque, la Fédération se heurte d’emblée au projet de réforme que lescinq directeurs entendent promouvoir. La première tentative pour faire évoluer l’organisationfédérale est à l’initiative des directeurs de Lyon et de Marseille, ainsi que du futurdirecteur de l’Institut Gustave Roussy : ils demandent au Conseil d’administration que laFédération assure désormais la promotion de certains essais thérapeutiques proposés pardes médecins de centres anticancéreux, dans la mesure où eux-mêmes souhaitent lancerun essai randomisé pour lequel ils avaient besoin d’un promoteur. Le Conseil accepte leurdemande. Consécutivement à cette décision, un séminaire est organisé afin que l’ensembledes directeurs réfléchisse à une évolution de leur structure fédérale. Une des principalesorientations retenues est que la Fédération doit s’investir de manière beaucoup plus forteet visible dans le développement de la recherche clinique.

A la fin de l’année 1992, au cours d’un Conseil d’administration, le groupe des ‘jeunesdirecteurs’ présente un document conçu comme un programme de réforme en vue de pallieraux dysfonctionnements du système actuel. Le directeur du centre de Lyon est désigné pourreprésenter le groupe et pour postuler à la présidence de la Fédération, alors même quele président en poste depuis 1982 n’avait pas fait le choix de transmettre le flambeau. Lechoix d’une telle représentation par le directeur du Centre Léon Bérard n’est pas anodin.Outre sa reconnaissance scientifique au sein du champ académique, on lui attribue uneforce de travail considérable que tout engagement dans la voie du changement requiertnécessairement.

« Ce sont des bosseurs, ça c’est un point qui mérite d’être mentionné parce que tout çac’est de l’énergie à l’état pur. Donc ils travaillaient énormément, ils y mettaient beaucoup decœur, beaucoup de science. » Entretien avec la Déléguée générale du CLARA, DéléguéeGénérale de la Fédération nationale des centres anticancéreux de 1995 à 2000

« Le bac proprement dit, obtenu dans la douleur, a été l’ultime insurrection demon instinct flemmard. Depuis, je n’ai pas cessé de travailler.»135 De surcroît,si l’on se réfère à son arbre généalogique, son héritage biologique offre unealchimie particulièrement favorable à un rôle de représentant : « Du côté desPhilip - mon grand-père fut ministre, et mon père préfet -, je tiens de l’Etat et del’administration. Du côté des Wertheimer – ma mère, comme son frère et sonpère, étaient médecins -, je penche vers la santé. […] Mais il m’est resté quelquechose des Philip : un certain sens de l’organisation, que j’ai mis depuis quinze

134 Patrick Castel, ibid., p. 133.135 Thierry Philip, Vaincre son cancer…, op.cit., p. 24.

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ans au service du Centre régional de cancérologie Léon Bérard, dont je suis ledirecteur. »136

Ce milieu dont il est issu a sans aucun doute façonné en lui des capacités de direction, puisensuite de leader dans la mesure où il deviendra le président de la Fédération en 1997,président du Comité national du cancer en 2000, avant de s’engager en politique à partir de2004. Il est actuellement vice-président de la Région Rhône-Alpes à la Santé et au Sport,et Délégué national du Parti Socialiste sans avoir abandonné la direction du Centre LéonBérard.

Du fait de ces multiples fonctions et du rôle majeur que nous lui avons déjà attribué - etque nous étayerons encore - dans le processus de réforme sur lequel nous nous penchons,il nous semble légitime d’interroger l’autorité propre du directeur de Léon Bérard. Par lasuite, nous allons voir effectivement que l’accès à la présidence marque un moment capitalen la faveur du groupe des réformateurs. Mais il est clair que dans le cas de l’évolutionmajeure que connaît la Fédération à partir de 1992-1993, le charisme a joué un rôle majeur,non pas seulement celui du directeur du centre de Lyon, mais celui du ‘groupe des six’137

dans leur ensemble.Ce questionnement nous semble important dans la mesure où la perception du

changement n’est pas le seul reflet d’une réponse à une situation considérée commemenaçante et que la seule rationalité, pour le groupe des réformateurs, impose de faireévoluer. Nous n’entrerons pas dans le débat sur le poids de la rationalité dans ce processusde changement, car tel n’est pas notre angle d’analyse. Nous voulons surtout insister surle fait que si rationalité il y a, elle est au service de volontés et de valeurs incarnées par ungroupe d’acteurs lui-même confronté à des rapports de force au sein de la Fédération descentres. Mais seule la tentative de déconstruction de ces rapports de force peut permettrede saisir comment un système change de valeurs et de normes, et de surcroît comment unenouvelle légitimité essaie de triompher et de s’imposer. Quel lien avec l’idée d’une autoritécharismatique ?

Haroun Jamous, dans son analyse de la réforme des études médicales et desstructures hospitalières, interroge la notion de « charisma » dans la tradition de lasociologie wébérienne qui proposait un modèle de trois types d’autorité : légale rationnelle,traditionnelle et charismatique138. H. Jamous tente de comprendre l’importance et lescaractéristiques du rôle du professeur Debré dans la réforme de 1958 et établit une analyseen terme d’autorité charismatique. Il établit quatre points qui justifient l’emploi d’une telleorientation analytique.

L’individu empreint d’autorité charismatique doit : « jouir d’une large audience auprès dupouvoir ; posséder une compétence technique et une autorité reconnues par les membresdu milieu ; connaître parfaitement ce dernier, y avoir du pouvoir, mais être à l’abri desconséquences du changement ; enfin être un partisan farouche de la solution proposée,des fins et des valeurs qu’elle vise. »139 A une seule note près, ces quatre caractéristiquespeuvent se décliner au sein du groupe des six directeurs de centres anticancéreux quiont pensé un ensemble de solutions aux problèmes de la lutte contre le cancer dès1991. Le seul bémol qui différencie notre étude à celle d’Haroun Jamous est que la

136 Ibid., p. 24-25.137 En incluant le directeur de l’Institut Gustave Roussy.138 Max Weber, Economie et Sociétés, Paris, Ed. Plon, trad. Française, 1971.139 Sociologie de la décision, op.cit., pp. 152-153.

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réforme, dans notre cas, concerne une organisation, alors qu’elle est nationale dans l’autre.D’emblée, les protagonistes directeurs de centres anticancéreux ne peuvent pas être à l’abrides conséquences du changement puisqu’ils sont ancrés au sein de l’organisation qu’ilssouhaitent voir évoluer.

A cette distinction près, nous retrouvons les caractéristiques énoncées par HarounJamous au sein de notre groupe de réformateurs : ces derniers ont une connaissancesensible du milieu dans lequel ils évoluent puisqu’ils anticipent largement les conclusionsdu rapport de l’IGAS en terme de définition de solutions aux problèmes ; ils sont largementreconnus par leurs pairs au sein du milieu académique de la recherche scientifique ; ilsportent en eux les valeurs du changement et de l’innovation dans la mesure où ils refusentl’inertie ; enfin ils ont choisi un des leurs pour prendre les rênes de la présidence de laFédération afin de mettre en œuvre leur projet.

On se trouve dans le cas où un groupe de personnalités avant-gardistes s’est choisiun leader hors-pair : on ne peut donc pas affirmer que seul le directeur du centre de Lyoncorrespond à une personnalité que l’on peut qualifier de charismatique car il n’a pas initiéseul l’ensemble du processus engagé.

« Ce que je vous ai dit de plus important, c'est que je n'ai pas été seul dans tout ça. J'aisouvent été le leader d'une équipe, mais c'était quand même une équipe, et moi j'ai bénéficiéde tout ce foisonnement de gens, et que peut-être, s'il y a une particularité lyonnaise, uneparticularité rhône-alpine par rapport aux autres, c'est que dans ce foisonnement, j'ai peut-être été le seul à prendre tous les morceaux de la ficelle, alors que d'autres prenaient plutôtle morceau qui les passionnait, alors que moi j'ai cherché tout le temps à avoir une visionglobale et tout le temps à ce que ma réflexion nationale et ma réflexion régionale soient lamême. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard

Dans tous les cas, c’est plus la « situation de pouvoir charismatique » 140 , et les

possibilités de transformations qu’elle suppose qui doivent retenir l’attention. Et d’attesterqu’à des moments capitaux, comme ceux qu’on va évoquer ci-après, le groupe desréformateurs s’est choisi un partisan farouche du changement « capable de cristalliser laconvergence d’accords techniques et de volontés politiques, et muni d’une autorité et d’untempérament susceptibles, d’une part, d’imposer cette double détermination, d’autre part,de pouvoir répliquer aux multiples attaques inévitables et attendues. »141

En 1992, lors de l’élection à la présidence de la Fédération, c’est la première foisque deux candidats s’opposent et qu’un programme d’action est à ce point détaillé. Il estsignificatif à cet égard que le directeur du Centre Léon Bérard justifie la nécessité duchangement par rapport à l’évolution récente du système de santé en général et de lacancérologie en particulier. Il insiste sur le fait que tous les centres sont concernés et quetous ont intérêt à adhérer au changement qu’il propose, au vue de la menace réelle qui estperçue presque un an avant le rapport de l’IGAS de 1993 :

« […] Le contexte précédent était un contexte idéologique contre les Centres. Lecontexte actuel est économique et organisationnel. Il pose simplement la question de laplace des Centres dans le système de santé. Il faut apporter des réponses précises,aux Ministères, aux DRASS, aux CRAM qui nous posent directement et clairement cettequestion. Il faut apporter cette réponse, nous-même, avant que d’autres, extérieurs auxCentres, ne s’en chargent. Il y a urgence (que nous le voulions ou pas, que nous l’acceptions

140 Ibid., p. 154141 Ibid., p. 153

Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique

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ou pas, que nous le comprenions ou pas) parce que les Schémas Régionaux d’OrganisationSanitaire amènent à redéfinir le rôle et les mission des Centres dans la carte sanitaire etdans un environnement de santé qui a beaucoup évolué depuis 1945. […] »142Extrait dutexte lu en Conseil d’administration par le directeur du centre de Lyon, le 24/11/1992

B. Un programme de réforme partiellement adoptéLe directeur du centre de Lyon n’est pas élu en 1992, du fait notamment que le programmede réforme qu’il a proposé au moment de l’élection n’a pas recueilli l’unanimité des autresdirecteurs, et que la présidence a été en la faveur de « l’ancienne génération ».

« Donc Henri Pujol – je suis désolé, ce n’est pas très structuré pour l’instant – dansun premier temps, j’ai essayé de le ‘dégommer’ de la présidence de la Fédération. Làaussi faudra regarder les dates, mais si ça vous intéresse j’ai les discours…donc le fameuxmoment où je suis candidat contre Pujol et on se retrouve à dix contre dix, donc il y a le clandes jeunes et le clan des vieux, on est à égalité, et en plus les règles font que c’est le plusvieux qui gagne en cas d’égalité, c’est-à-dire que c’était Pujol. […] Et donc nous avons faitun accord : il restait président, donc il amenait ses dix voix, et moi dans le bureau il y avaittous mes copains, et en gros j’avais tout sauf la présidence. » Entretien avec le directeurdu centre de Lyon

« Et quand on parle de ce groupe de « jeunes directeurs », dont Thierry Philip,Thomas Tursz, Dominique Maraninchi, au sein de la Fédération, on peut dire qu’ils ont étévisionnaires ?

Complètement…C’est eux qui ont emmené le mouvement ?

Ah oui, oui, bien sûr, ils étaient impressionnants…Mais il y avait un choc générationnel au sein de la Fédé ?

Oui, mais en leur faveur.Et par exemple, il y a eu une petite « bataille » entre Henri Pujol et Thierry Philip ?

Ben… Pujol lui a cédé le pouvoir quand même143.Oui, mais à un moment Thierry Philip était opposé à lui pour la présidence.Oui, bien sûr, mais il l’a enfoncé. Thierry, c’est un ogre, ce n’est pas un tendre, donc il

a cogné comme un sourd, il a fait des alliances, et puis comme Pujol est très intelligent luiaussi, il s’est dit : ‘Je me fais cassé la gueule publiquement, ou j’organise ma successionen jouant le rôle du mec qui a tout compris ?’ Pujol est intelligent, il sait lire un rapport deforce, donc il l’a fait avec beaucoup d’élégance. »

Entretien avec la Déléguée Générale de la Fédération nationale des centres de luttecontre le cancer de 1995 à 2000

Dans un premier temps, les réactions des autres directeurs ont été ambivalentes.Tous souscrivent à l’analyse globale d’une situation qui n’est plus viable. Est plusparticulièrement prégnante l’idée que, eu égard la loi hospitalière de 1991, les centresvont être désormais appelés par les autorités de tutelle à travailler en complémentarité

142 Cité dans Patrick castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 135143 Henri Pujol a passé le flambeau à Thierry Philip en 1997.

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avec les autres institutions sanitaires, et en particulier les CHU. Cette situation appelleinéluctablement à mutualiser les ressources et les efforts dans une organisation forte, laFédération. Le président en fonction accorde tout spécifiquement son crédit aux objectifsde repositionnement des centres qui doivent travailler à leur différenciation toujours plussensible à travers les activités scientifiques.

« Les Centres ont contribué à faire évoluer la cancérologie parce qu’ils ont forméplus de la moitié des cancérologues en France. Quand vous formez, vous sécrétez votrepropre concurrence. Qu’il y ait maintenant des cancérologues compétents dans les autresétablissements, il faut s’en réjouir ! Alors, qu’est-ce que les Centres peuvent apporter ?Eh bien, je m’excuse, mais on ne soigne encore que la moitié des cancers…Ils peuventapporter la recherche clinique, les guides de pratique… »144Entretien avec le Président dela Fédération de 1982 à 1996.

Cette adhésion commune est de surcroît facilitée par le fait qu’en 1992, avec dixmembres, les oncologues médicaux constituent la spécialité médicale la mieux représentéeau Conseil d’administration de la Fédération145. Or, comme on l’a déjà évoqué, cettespécialité est la plus soumise aux difficultés liées au financement de nouveaux traitementset à la concurrence avec les spécialistes d’organes. Elle apparaît donc la plus sensible auximpératifs de changement énoncés par les ‘jeunes directeurs’.

Toutefois, une partie du Conseil d’administration est critique à l’égard du projet quientend explicitement renforcer le pouvoir de la Fédération, dans le sens où jusqu’à cettepériode, un principe guidait l’action de la Fédération en en déterminant ses limites : ‘Lepouvoir de la Fédération s’arrête à la porte des Centres’.

« On avait des centres qui étaient complètement indépendants alors qu’il y en a quandmême vingt en France, des directeurs qui disaient : ‘Le pouvoir de la Fédération des centress’arrête à la porte de mon centre’, donc aucune connexion, aucune mutualisation, aucunevision commune. » Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard, Lyon.

Trois directeurs expriment ouvertement leur désapprobation quant à une remise encause éventuelle d’une partie de l’autonomie des centres. De manière officieuse, le groupedes réformateurs apprend que les oppositions au sein du Conseil d’administration sontencore plus nombreuses. Il comprend d’emblée que le directeur du centre anticancéreux deLyon n’aura pas la majorité de voix requise, et ce dernier retire finalement sa candidature.

Pourtant, des missions fondamentales vont être confiées à quelques-uns desprotagonistes du groupe, qui vont finir par emporter l’adhésion de l’ensemble des directeurs.

Une nouvelle politique fédéraleEn dépit de la réticence de quelques directeurs, celle-ci ne semblant pas si profonde

finalement, trois des cinq nouveaux directeurs sont nommés à des fonctions au sein dubureau de la Fédération lors de son renouvellement en décembre 1992, le présidentreconduit ayant largement favorisé ces nominations, percevant une compétence réelle chezces ‘jeunes directeurs’. Le directeur de l’Institut Curie est nommé vice-Président chargédes questions économiques et sociales, le directeur du centre de Marseille devient vice-

144 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit, pp. 138-139145 Cette évolution du Conseil d’administration est récente. Depuis les années 1950, les directeurs de centre étaient

essentiellement des radiothérapeutes, des chirurgiens ou des anatomo-pathologistes. Les oncologues médicaux étaient marginaux,leur nombre étant inférieur à trois entre 1950 en 1979. A la fin des années 1970, il commence à augmenter et en 1980, le nombrede chimiothérapeutes accédant au poste de directeur est égal à celui des chirurgiens ; à partir de 1986, il dépasse celui desradiothérapeutes.

Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique

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Président chargé des questions scientifiques et médicales, et le directeur du Centre LéonBérard à Lyon est nommé Secrétaire Général de la Fédération. Cette équipe reste en placeau cours des années 1990, jusqu’à ce que le Président en fonction annonce son départ dela Fédération, et que le directeur du centre de Lyon soit élu en 1997. Il aura donc fallu plusde cinq ans pour que l’ensemble des directeurs accepte les nouveaux principes d’actionsde la nouvelle génération et reconnaisse comme Président l’un des réformateurs.

Le 9 février 1993, un document d’orientation politique est rédigé et adopté sous le siglefédéral. Intitulé « Place de la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancerdans la politique nationale de lutte contre le cancer », il dresse en détail les grands principesdéfinis par le groupe des ‘jeunes directeurs’, et met en avant quatre orientations majeures.

1. La première a trait au renforcement du rôle de la Fédération des Centres qui, pour lapremière fois, se voit investie du statut de coordinateur des centres anticancéreux, etpartant, acquiert un rôle moteur dans la lutte contre le cancer à l’échelle nationale.

2. La seconde est focalisée sur l’activité de recherche qui doit répondre à unedémarche plus générale d’évaluation pour toutes les actions menées par lesmédecins : « Le point commun de ces politiques [politiques médicales et scientifiques]est la ‘recherche’ stricto sensu dans le domaine défini comme scientifique, et‘l’esprit de recherche’ – c’est-à-dire une démarche question/méthodes/réponse/évaluation – dans le domaine défini comme médical. Le capital de rechercheexistant dans les Centres de Lutte Contre le Cancer est en réalité considérable,mais il est insuffisamment analysé, mis en valeur, organisé et articulé dansune politique nationale du cancer à laquelle pourrait grandement contribuer laFédération. »Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer, « Politiquemédicale et scientifique de la FNCLCC », 9 février 1993, p. 2, Cité dans PatrickCastel, op.cit, p. 143.

3. La troisième orientation concerne l’ouverture vers des partenaires extérieurs afin demener à bien l’activité de recherche et définir globalement la politique de lutte contrele cancer.

4. Enfin, la dernière orientation se concentre sur la définition par la Fédération denouveaux principes de gestion du personnel, censés accroître la performanceéconomique des centres.

Un exemple fondateur de projet d’amélioration de la qualité des pratiques professionnellesEn deux années, le projet de réforme proposé par le groupe des réformateurs va se

concrétiser par le démarrage d’actions concrètes au niveau fédéral. Celles-ci seront pilotéespar certains membres du groupe.

Nous voudrions plus particulièrement insister sur un projet porté dès 1993 par ledirecteur du Centre Léon Bérard pour « homogénéiser les attitudes cliniques entre lesCentres, concernant aussi bien les étapes diagnostiques, de classification, de traitementou de surveillance post-thérapeutique »146. Ce projet apparaît princeps aux yeux de tousles acteurs que nous avons rencontrés, et aura sans doute largement contribué à asseoirla légitimité du directeur de Lyon aux yeux des autres directeurs147. En outre, ce projet est

146 FNCLCC, Rapport d’activité, 1994, p. 50, cité dans Patrick Castel, ibid., p. 144.147 « Thierry Philip a joué un rôle essentiel dans la conception, l’initiation et la mise en œuvre du grand programme « Standards,

Options et Recommandations » de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer. Cette action a été déterminante pourfaire passer la prise de décision en cancérologie d’un niveau de conviction personnelle à un niveau de preuve scientifique. […] Voici

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particulièrement original dans la mesure où il va d’abord être expérimenté à Lyon, avantd’être diffusé à l’ensemble des centres.

Ce projet s’intitule « Standards, Options et Recommandations » (SOR). Il est nédu constat d’un problème concernant la variabilité des stratégies thérapeutiques liée audéveloppement des médicaments anticancéreux. Le directeur du Centre Léon Bérardestime que l’absence d’homogénéité des décisions thérapeutiques au sein même de soncentre est inacceptable dans la mesure où elle peut générer une variation des chancesde survie des patients. Elle représente de surcroît une entrave majeure à la légitimité ducentre spécialisé, dans le sens où lorsque les médecins de la région l’appellent pour unavis, ils sont susceptibles d’obtenir des réponses différentes selon leur interlocuteur. Pour ypallier, le directeur de Léon Bérard envisage que des lignes de conduite à tenir en fonctiondes symptômes et des caractéristiques des patients soient édictées au niveau du centrerégional. Il attribue en outre deux autres vertus à la définition de telles recommandations.Elles pourraient justifier l’augmentation des dépenses de médicaments auprès des tutellesrégionales. Surtout, elles seraient susceptibles d’être diffusées auprès des autres acteursde soins de la région et contribueraient à créer des relations pérennes, tout en légitimantl’utilité des centres anticancéreux en les positionnant comme référent, garant des bonnespratiques thérapeutiques en cancérologie.

« Au départ de l’histoire, il y a deux faits précis. Le premier est interne au centre LéonBérard. A un étage, on traitait les lymphomes de l’enfant et on en guérissait 75% avec unprotocole. A un autre étage, on traitait les adultes avec un autre protocole et on n’en soignaitque 25%. […] Et je n’estimais pas normal que les malades soient soignés différemment d’unétage à l’autre. […] Le deuxième fait, c’est [un chef de service d’un hôpital de la région] quim’a dit un jour : ‘l’autre jour, j’ai téléphoné au Centre pour demander si on pouvait donnerla pilule à une femme atteinte d’un cancer du sein et j’ai eu trois réponses différentes’. Ilm’a dit : ‘ Tant que vous ne serez pas d’accord entre vous…ou alors expliquez pourquoivous n’êtes pas d’accord entre vous…Mais tant que vous n’aurez pas fait ce travail, nousne vous considérerons pas comme le pôle de référence […]. »148Entretien avec le directeurdu Centre Léon Bérard

« Donc la première chose qu’on a identifié, c’est la nécessité absolue de fabriquer desréférentiels de bonnes pratiques et de les diffuser, c’est-à-dire de ne pas se contenter d’êtreun centre qui reçoit 10 à 20 % des cancers de sa région, mais aussi un centre qui irrigue surl’ensemble de sa région, y compris sur des malades qu’il ne voit jamais. Donc c’est l’auraintellectuelle, mais aussi tous les enjeux du réseau, la non perte de chance, etc. Donc çac’est la première chose qu’on a identifiée au niveau national à partir du rapport de l’IGAS ».Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard

Au départ, le directeur du Centre Léon Bérard souhaitait que les médecins du centre semettent d’accord pour distinguer différents types de recommandations de pratique clinique –ce qui est appelé dans le langage scientifique « conférence de consensus » dans la mesureoù la conduite thérapeutique, définie dans des circonstances cliniques données, reposesur l’avis d’experts reconnus. Mais suite à une revue de la littérature sur le sujet et à unvoyage d’étude aux Etats-Unis, il a préféré mettre en valeur une méthode d’élaboration desrecommandations fondée sur une analyse critique de la littérature scientifique, « car celle-ci

maintenant cet ouvrage de Thierry Philip. Il l’a édifié avec ses qualités particulières, dominées par l’engagement d’un cancérologued’action, le pouvoir de conviction et la puissance évocatrice du verbe. », Préface de Henri Pujol, Président de la Fédération de 1982à 1996, à l’ouvrage de Thierry Philip,Vaincre son cancer…, op.cit, p. 8.

148 Cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 146.

Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique

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est perçue comme un moyen de limiter la subjectivité des préconisations dont la premièrepeut être accusée »149.

Cette décision motive d’emblée le directeur à proposer au Conseil d’administration demettre en œuvre les SOR au niveau fédéral et de procéder de ce fait à une mutualisationdes moyens entre les vingt centres150.

« […] il fallait arriver à clarifier les pratiques à peu près partout sur le territoire, nonseulement dans les centres sophistiqués, de type centre de lutte contre le cancer ou CHU,mais aussi partout où on prend en charge les patients atteints du cancer, et la diversitédes pratiques est telle qu’il est tout à fait urgent et fondamental de leur donner des SOR àpartir desquels ils ont des options de pratiques qui ont une base scientifique, c’est vraiment‘science based’. […] Et il a mis en place ce système de fabrication du savoir pour diffuserle savoir qu’on appelle ‘Standards, Options et Recommandations’.

[…] Et puis il est devenu président de la Fédération, et moi je suis devenue DéléguéeGénérale, et son idée a été d’étendre les SOR à l’ensemble des centres de lutte contre lecancer et de faire fonctionner dans ce grand maeström de réflexion et de mise au point dusavoir l’ensemble des centres de lutte contre le cancer. Donc là où il y avait une mobilisationessentiellement régionale s’appuyant sur des connaissances internationales qui étaientinvestiguées à travers les grandes bases de données, les grands medlines, il a mis envibration tous les centres de lutte contre le cancer, mais il a à l’évidence bénéficié, nonseulement de tout le travail qui avait été fait, non seulement de ses talents de conviction,mais aussi du fait qu’il était président de la Fédération et en gros il a dit au Conseild’administration : ‘J’ai des options, j’ai une vision, et dans mes visions, il y a ça. Etes-vous okpour faire ça ? Et si vous êtes ok, j’ai besoin des moyens correspondants, et en gros plus rienne m’arrêtera’. Donc vous voyez, il a testé une innovation sur le terrain, et ensuite, il l’a miseau travail, à l’œuvre dans une Fédération qui comportait 20 centres, puis progressivement ill’a vendue à l’ensemble des établissements de lutte contre le cancer faisant référence, pourque les CHU finissent par y participer. Et il vient de recommencer son exploit de mutation.En réalité, il arrive progressivement à faire héberger ce vaste projet qui est vachement cher,et assez compliqué : chaque fois qu’on a besoin d’une croissance substantielle, il trouve unhébergeur plus puissant que lui. Donc premier hébergeur, centre de lutte contre le cancer,j’atteints mes limites, ça coûte trop cher. Plouf, je suis président de la Fédé, j’héberge ça à laFédération qui en fait un gros projet de ma présidence, le grand projet devient absolumentmonumental. Plouf, je le loge à l’INCa, et c’est ce qui vient de se produire : l’INCa achèteles SOR tout en les laissant basés à Lyon. Donc il a réussi à agrandir le projet en les faisanthéberger par des institutions de plus en plus importantes, ayant de plus en plus de moyens ».

Entretien avec la Déléguée Générale de la Fédération de 1995 à 2000« […] alors c’est vrai que moi j’ai conduit les deux réflexions en parallèle, donc en

réalité la Fédération était une boîte à outils pour Rhône-Alpes, tout simplement ; le but c’étaitd’entraîner les autres, mais en même temps, j’ai essayé de faire en sorte que les autres mefinancent des choses dont j’avais besoin pour les faire plus vite ». Entretien avec le directeurdu Centre Léon Bérard.

149 Patrick Castel, ibid., p. 146.150 Le directeur de Léon Bérard estime que son centre n’a pas les moyens suffisants pour mener seul une telle entreprise

car, outre du temps pour les médecins, cela demande à la fois des méthodologistes chargés de préparer des revues de la littérature– travail d’envergure en raison de la profusion d’essais thérapeutiques existant en cancérologie – et des secrétaires chargées derédiger ces documents de recommandations.

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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Ce projet suscite d’emblée l’adhésion des autres directeurs car il intéresse ceux quipartagent cet objectif de réforme de la pratique médicale. Il est en outre une réponseconcrète au souci de repositionnement des centres par rapport à leur environnement.D’abord à l’égard des autorités de tutelle, dans le sens où il incarne un moyenpour démontrer l’utilité des centres anticancéreux. Effectivement, ce projet correspondparfaitement aux orientations récentes de la politique sanitaire, ponctuée par la créationde l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale en 1987, et la loihospitalière de 1991 qui insiste particulièrement sur la notion d‘évaluation. De surcroît, sapertinence est ‘couronnée’ quelques mois plus tard, car il est une réponse anticipée151 auxconclusions du rapport de l’IGAS qui vient justement d’émettre des inquiétudes quant àl’absence d’action concrète des centres anticancéreux en matière de définition de bonnespratiques carcinologiques.

En second lieu, ce projet des SOR est un outil potentiel pour fixer les règles du jeu dela prise de décision thérapeutique malgré le développement de l’offre concurrente : il estdonc majeur pour repositionner les centres à l’égard des autres acteurs de soins.

Le projet final est entériné en 1994 et devra aboutir à un classement de l’ensemble desattitudes cliniques en cancérologie à l’échelle nationale.

Nous insistons sur le fait que ce projet est parti d’un constat empirique de carence,d’un dysfonctionnement local, et que les propos souvent élogieux à l’égard du directeurdu centre de Lyon lorsqu’on fait référence aux SOR trouvent leur fondement dans cetravail d’envergure qui a consisté à mener de front une réflexion régionale et une réflexionnationale, cette dernière trouvant sa source dans la première. Cette particularité a contribuéà faire de la région Rhône-Alpes une région pionnière dans la promotion de la lutte contrele cancer.

« Donc je crois qu'effectivement, ce qui s'est passé en Rhône-Alpes a eu del'influence…[…] Mais c'est sûr que la réflexion qui a été impulsée a eu une importance,et surtout je pense que au fond, peut-être la différence entre le personnage Philip Thierryet les autres, c'est que la majorité des gens qui m'ont accompagné dans cette affaire onttous très sincèrement cru à une partie des choses, et ont très sincèrement pris cette partie

des choses, Sturz plutôt l'EFEC 152 , Maraninchi plutôt la recherche, Serin plutôt la partie

avec les patients, Maylin plutôt la partie transversale. Et peut-être ce qui a caractérisé cequi s'est passé à Lyon, c'est que j'étais peut-être le seul à croire à tout, c'est-à-dire à nepas faire de priorités dans la vision qui était globale, et en me disant 'moi je ne vais pas,sous prétexte que je suis le directeur des SOR, m'occuper que de thésaurus, non je veuxaussi faire la recherche, je veux aussi profiter de la réflexion sur la formation', et j'ai eu unevision globale, et pour moi Rhône-Alpes est un laboratoire, clairement. » Entretien avec ledirecteur du Centre Léon Bérard

Deux autres projets forts ont imposé un changement définitif. L’un visant à développerla recherche clinique dans le domaine précis des essais thérapeutiques, avec la création

151 Ce qui peut expliquer qu’à plusieurs reprises dans nos entretiens, on ait pu qualifier Thierry Philip de « visionnaire » :« Et quand on parle de ce groupe de « jeunes directeurs », dont Thierry Philip, Thomas Tursz, Dominique Maraninchi, au sein dela Fédération, on peut dire qu’ils ont été visionnaires ? Complètement… » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA ; « etThierry Philip, qui était un peu visionnaire a, au début des années 1990, envisagé de créer un réseau. » Entretien avec le directeurd’une clinique privée.

152 Ecole Française Européenne de Cancérologie.

Deuxième Partie De l’activisme professionnel à la sensibilisation du champ politique

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d’un Bureau d’Etude Clinique et Thérapeutique (BECT)153 à l’initiative du directeur du centrede Marseille, l’autre cherchant à « améliorer la qualité des pratiques » et à permettre« de vérifier dans quelle mesure la structure dispose de moyens, des procédures et del’organisation qui garantissent une prise en charge globale de qualité »154, projet dont secharge le directeur de l’Institut Gustave Roussy.

Au milieu de la décennie 1990, le groupe des réformateurs a su montrer à quel point lessolutions qu’il retenait dans son projet de réforme pour la Fédération étaient en adéquationavec les problèmes récurrents du milieu de la cancérologie et l’évolution de la politiquesanitaire. Il a su notamment redéfinir une représentation de la lutte contre le cancer avecdes objectifs nouveaux, une image de la réalité du système cancérologique français surlaquelle agir : c’est dans cette optique que nous pouvons attester de l’avènement d’unnouveau référentiel en cancérologie qui a été bâti par une poignée d’acteurs innovants. Cechangement n’a pu opérer que par la remise en cause d’une contradiction et d’une inertieinternes à la Fédération. Il ne pouvait y avoir de solutions scientifiques ou techniques en tantque telles : ces solutions devaient passer par la résolution de ces rapports de force internes,portées par un pouvoir charismatique imposant à la fraction de l’ancienne génération denouveaux principes d’action ainsi que la fin d’une époque.

« Et avec le recul, je suis convaincue que ces directeurs anciens, à la fin des fins, ils ontété très reconnaissants, parce qu’ils n’osaient pas. Ils ne se seraient jamais permis, ils ne seseraient pas donnés l’autorisation de…Tandis que cette bande de jeunes, enfin faut pas nonplus exagérer, ils avaient 49-50 ans, donc ces jeunes là, ils s’autorisaient, donc ça bagarrait,mais les plus anciens, au fond, ils ont quand même laissé faire, et à la fin, ont admis quec’était nécessaire ». Entretien avec la Déléguée Générale de la Fédération de 1995 à 2000

C. Le réseau ou l’extension du nouveau référentiel aux autres acteurs desoinSans procéder à une analyse détaillée de la constitution de réseaux régionaux à l’initiativede directeurs de centres anticancéreux, nous voulons surtout mettre en exergue le fait queles grandes orientations instituées au sein de la Fédération à partir du milieu des années1990 vont se voir diffusées auprès des autres structures de soins via la constitution deréseaux régionaux. Le leitmotiv de cette nouvelle configuration régionale est fondé sur unestratégie de différenciation. L’ensemble des directeurs de centres anticancéreux souhaiteeffectivement proposer une offre spécialisée et complémentaire aux autres établissementsplutôt qu’une offre concurrente. Ils affichent de surcroît la volonté de repositionner leurinstitution comme leader scientifique régional, censée contribuer à la définition et la diffusiondes bonnes pratiques en cancérologie auprès des autres offreurs de soins régionaux. Lavaleur sous-jacente à ce projet est celle d’une meilleure coordination entre acteurs de soinsafin d’offrir à chaque patient une prise en charge globale de qualité sur l’ensemble duterritoire.

Certes, cette orientation peut être analysée comme une réponse concrète à l’évolutionde la politique sanitaire, dans la mesure où les Ordonnances de 1996 préconisent ledéveloppement de tels réseaux. Pourtant, cette explication est insuffisante, voire simpliste.

153 « La deuxième chose, c’est la nécessité d’exister en recherche clinique de façon collective. Donc on a fabriqué un bureaud’études cliniques, et on a, là encore, fabriqué un certain nombre d’outils pour les utiliser de façon collective, plus ou moins vite selon lacompréhension du directeur local de l’importance, pour son centre, des outils que la Fédé était en train de mettre en place. » Entretienavec le directeur du Centre Léon Bérard

154 FNCLCC, Rapport d’activité, 1995, cité dans Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 150.

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D’abord, les premiers réseaux régionaux en cancérologie sont apparus avant la parution detextes réglementaires : ils ont donc largement précédé la réflexion politique et administrative.Certains directeurs réformateurs en sont les initiateurs, corroborant notre réflexion en termede pouvoir charismatique et venant légitimer l’utilisation du terme « visionnaire » pourqualifier quelques-uns d’entre eux.

Ensuite, réfléchir en terme de réponse à l’évolution de la politique sanitaire n’expliquepas non plus pourquoi ces réseaux ont une grande similitude dans leurs objectifs,puisque tous affichent comme priorité l’homogénéisation des pratiques médicales à traversl’élaboration de bonnes pratiques.

Dans cette perspective, il nous semble que la dynamique de la réforme au sein de laFédération des centres anticancéreux puisse expliciter cette homogénéité d’action.

Une des pierres angulaires de cette structuration de réseaux régionaux est la création,dès le début des années 1990, de deux réseaux par des directeurs réformateurs qui vontrapidement devenir des modèles : « Deux des réseaux créés par les directeurs réformateurssont considérés par les autres directeurs comme des réussites : ils ont été agréés par l’ARH,de nombreux établissements y ont adhéré, ces exemples sont souvent cités dans la presseprofessionnelle et les deux directeurs concernés n’hésitent pas à mettre en avant le fait quecela a amélioré le positionnement de leur Centre. »155.

Ensuite, les SOR ont été mis en place et sont reconnus par les autres professionnels.Ils constituent de ce fait un outil à la disposition des directions pour tenter de définirrégionalement des bonnes pratiques. Globalement, l’organisation en réseaux est cohérenteavec le référentiel en cancérologie promu par les réformateurs au début de la décennie1990, puisqu’elle est une opportunité pour que les centres anticancéreux agissent encomplémentarité avec les autres institutions sanitaires et structurent la prise en charge ducancer au niveau régional.

Un des principes d’action mis en avant au niveau des réseaux régionaux estle développement de réunions de concertation pluridisciplinaire en lieu et place desconsultations avancées : un médecin de centre anticancéreux participe à des réunionsrégulières de prise de décision thérapeutique à partir des dossier de patients, dansdes établissements locaux. En contrepartie de ce renoncement à un positionnementconcurrentiel et de l’aide apportée aux institutions sanitaires dans l’appropriation des bonnespratiques, les directeurs entendent que les centres anticancéreux se voient confier les casde cancers complexes ou les patients pouvant être inclus dans des essais thérapeutiques.

Nous tenons à exposer le témoignage du directeur du Centre Léon Bérard qui a créé autout début des années 1990 le réseau Oncora devenu, avec le réseau Oncolor156, un modèlede réseau régional. Les valeurs intrinsèques demeurent l’ouverture aux autres structures desoins et l’accroissement de la complémentarité, vecteur de diffusion du nouveau référentielen cancérologie où le patient acquiert une place de plus en plus importante.

« Alors la naissance d'Oncora, c'est assez bête finalement.Quand j'ai été nommé directeur, j'ai commencé par regarder que j'étais sensé être le

directeur du centre régional de lutte contre le cancer, et que ça devait faire 200 mètresautour de Léon Bérard la région, et que personne ne s'intéressait au rôle régional. Et onavait pour cette dimension régionale un truc très ancien qui existe dans les centres depuisquasiment l'origine et qui sont les consultations avancées. Et il y avait à l'époque, je pense

155 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 228.156 Constitué autour du centre anticancéreux de Nancy.

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qu'on doit être recordman de France des consultations avancées, il devait y en avoir aumoins 25. Alors j'ai fait le tour des 25, et j'étais le premier directeur non chirurgien, c'étaittrès trusté par les chirurgiens précédemment, et donc j'ai fait le tour, et je me suis fait maisengueuler, partout, en disant 'Léon Bérard, y en a marre, de toute façon la seule chosequi vous intéresse, c'est de venir faire votre marché, nous piquer des malades, vous nousservez à rien, vous êtes des concurrents', et donc je me suis fait engueuler partout.

A partir de là, quand ils ont eu fini de m'engueuler, je leur ai quand même demandéce qu'on pourrait faire pour eux, puisqu'on est quand même le centre régional, en quoi onpourrait les aider. Et ils m'ont dit très clairement que la seule façon de les aider, c'était de lesaider à garder les malades, et non pas de venir le leur piquer. Ce qu'ils attendaient du centre,c'est qu'en quelque sorte on bénisse le fait que les malades puissent rester localement plusprès de chez eux. Alors moi j'ai réfléchi, j'ai fait le tour, j'en ai réuni un certain nombre,on a continué à réfléchir, et puis on s'est dit: 'Bon ok, moi je veux bien faire ce boulot-là. ' J'avais déjà quand même à peu près compris, parce que évidemment les chirurgiensqui s'occupaient de piquer les malades pour les opérer n'avaient pas compris, moi j'avaiscompris qu'un centre c'était le recours. Donc moi j'avais rien à perdre à laisser les maladesau plus près de chez eux, à condition qu'ils m'envoient les greffes de moelle osseuse, lescomplications, etc. Alors je leur ai dit: 'D'accord, on va faire un deal'. Parce que je ne peuxpas leur garantir rien du tout. Moi il faut que je sois sûr que si je dis aux gens qu'ils peuventrester plus près de leur domicile, ils ne perdent pas de chance, d'où les thésaurus. Au début,on s'est dit: 'on va écrire ce que l'on doit faire', et si vous me garantissez que vous le faites,alors moi je garantirai à vos malades qu'ils peuvent rester près de chez vous. C'était ça ledébut d'Oncora.

Et on a donc fait ce thésaurus, au départ presqu'au même moment que les SOR,donc au niveau national on faisait l'étude bibliographique – c'était pas par hasard - et auniveau local on faisait le thésaurus. On a beaucoup mouillé les médecins du centre maispas seulement, on a eu des réflexions assez amusantes, on s'est aussi jaugé, appris, remisun peu à égalité, il y avait un grand respect de ce qu'étaient les autres, c'était pas du tout lesgrands professeurs qui descendent avec leurs trucs, donc c'était relativement démocratique,chacun pouvait s'exprimer. Donc on a fait ce thésaurus, et le truc le plus important qu'onait fait, c'est de dire qu'on allait d'abord l'utiliser dans le centre. Alors ce thésaurus qu'ona fabriqué ensemble, moi j'ai dit: 'ça, c'est ce qu'on est sensé faire, mais c'est pas ce quevous vous êtes sensés faire, c'est ce que nous sommes sensés faire, alors avant de vousemmerder, je vais commencer par voir si moi je le fais chez moi'. Et on a pris 500 cancersdu sein, 500 cancers du colon, et on a regardé avant et après sur une période de trois anssi on appliquait ce qu'on disait aux autres qu'on devait faire. Et on s'est aperçu globalementque oui, en trois ans, on avait fait beaucoup de progrès pour aller vers ce qu'on devait faire,mais on a aussi vu qu'il y avait des déviations. Et en particulier à Léon Bérard, il y avaitplusieurs déviations mais je me souviens d'une, qui était pour la surveillance du cancer dusein, on avait dit aux gens que ce n'était pas la peine de faire tout un tas d'examens, saufque nous on le faisait, bon. Donc on a affiché les choses, on a montré les choses à tout lemonde en disant qu'on n'était pas parfait. Alors on a mis au point un plan assurance-qualité,et trois ans après on a montré qu'on était à 100 % de connivence avec le truc, et on a mêmepublié un papier, tout ça c'est dans de grands journaux internationaux, et on a démontréque ce qu'on avait fait sur le cancer du sein, à l'échelle de la France, si tout le monde faisaitle même effort que nous, c'était 200 millions de francs d'économie pour la sécurité sociale.

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Ensuite, les choses s'étant organisées entre temps, on a proposé à quatre hôpitaux de

faire la même chose que nous, donc il y avait Chambéry, Roanne, un PSPH 157 et une

clinique privée qui ont accepté de le faire. On a fait la même chose, on a montré globalementla même chose, c'est-à-dire que ça progressait mais que ce n'était pas parfait. On a montréque les déviations n'étaient pas les mêmes qu'à Léon Bérard, chacun connaissait sesdéviations mais on ne les disait pas aux autres, on publiait sous anonyme pour avoir unedémarche qualité optimale, qui a vraiment bien fonctionné puisque la sauce a pris. Et aprèson a pris à côté le système d'information, puis petit à petit c'est devenu le Oncora que vousconnaissez.

Mais si on devait résumer Oncora depuis sa naissance, pour moi le plus surprenantdans Oncora, qui dure depuis presque 15 ans maintenant, c'est la capacité de médecinsde toute la région, hyper occupés, croulant sous le boulot, de venir bénévolement, à leursfrais, travailler à Léon Bérard une ou deux fois par semaine uniquement sur la dynamiquede la qualité dans leur métier. Voilà, ça c'est étonnant. Alors évidemment il y a les avantagessecondaires qu'ils ont : l'aura, ils gardent leurs malades, etc. Mais il y a eu une vraiedynamique dans ce réseau, et je crois que la dynamique c'est la qualité et cette volonté detout le monde de ne pas faire perdre de chance aux malades. Vraiment l'objectif d'Oncora,c'est pas de perte de chance: vous pouvez aller à Albertville, mais pas de perte de chance. »

« Alors que Thierry Philip a créé Oncora, Oncora vous connaissez c'est quelquechose… […] Et nous on a la chance, dans cette banane de la région PACA, d'être dansun petit coin, et moi j'ai créé ici le réseau Oncosud – ça devait être en 1996 – parceque je faisais partie du Haut Comité de la santé publique avec Tubiana, et le mot réseaucommençait à apparaître dans les discussions de santé publique. Et nous avions déjàl'habitude ici de travailler...nous n'avons pas de secteur chirurgical dans notre maison: ona des rayons, de la chimio, et de la radiologie. Donc les chirurgiens travaillaient avec nous,et nous avec les chirurgiens, donc c'est un réseau, c'est un partage de compétences. Etdès que Oncora a commencé à se structurer, j'ai demandé à Thierry si je pouvais m'inspirerdu mode de fonctionnement en le mettant à notre échelle, et nous avons été à Oncosud lepremier réseau territorial agréé par l'ARH PACA. Il y avait donc Oncora à Lyon, sur Rhône-Alpes, Oncolor sur Nancy, et nous on a été le troisième historiquement. » Entretien avec uncancérologue de l’Institut Sainte-Catherine - Avignon

Notons qu’administrativement, ce mode d’organisation en réseaux de cancérologie estreconnu et devient une norme en vigueur par la circulaire du 24 mars 1998 relative àl’organisation des soins en cancérologie158.

« A la même époque, le Directeur Général de la Santé a réuni un groupe pour réfléchir,ou finir, ou actualiser une circulaire sur l’organisation des soins en cancérologie afin de faireprogresser la prise en charge de cette maladie. Alors ça devait être…. fin 1996-1997 carla circulaire est sortie en 1998. C’est la première fois que j’ai rencontré Thierry Philip. Moij’avais été désigné par la Conférence des Présidents de CME pour représenter les CHU, etchacun des participants à cette réunion a exposé la façon dont il concevait l’organisation dela cancérologie. Et il s’est avéré que j’ai pris la parole avant Thierry Philip, et quand ThierryPhilip a pris la parole après moi, il a dit : ‘ C’est bien car on a à peu près la même visiondes choses’. Et c’est vrai qu’on avait une vision qui préfigurait l’organisation actuelle avecles réseaux, avec les réunions de concertation pluridisciplinaires, etc., puisque la circulaire

157 Participant au service public hospitalier158 Circulaire DGS/DH/AFS n°98-213 du 24 mars 1998 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans les

établissements d’hospitalisation publics et privés.

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du 24 mars 1998 reprenait tous ces axes-là. » Entretien avec un pneumologue retraité duCHU de Brest

Nous avons insisté dans ce chapitre sur la structuration d’un processus porté par desprofessionnels au sein d’une institution fédérale. Quel impact sur le processus d’émergencedu cancer dans la sphère politique ? On peut dire que de la réforme de la Fédération quenous n’avons analysée que partiellement se dégagent deux points centraux pour notreétude :

1/ de nouvelles solutions, pensées et transmises par un groupe de directeurs pionniers,se voient reconnues et acceptées d’abord par tous les directeurs de centres, puis par lesautres offreurs de soins via le développement de relations de coordination dont les réseauxrégionaux sont l’exemple emblématique. Ces solutions constituent le socle d’une nouvellevision du monde et d’une nouvelle réalité progressivement admise – et dont les autoritésadministratives, dès 1996, se font les promoteurs - sur laquelle désormais tous les acteursont le choix d’agir.

2/ Le deuxième apport princeps que nous retenons de ce mouvement fondateur estqu’il permet de nous interroger fondamentalement sur notre problématique : comment laréflexion sur la lutte contre le cancer est-elle passée du stade de l’activisme professionnel àcelui, plus global, de la sensibilisation au champ politique ? En d’autres termes, quels sontles canaux par lesquels l’acuité d’un problème public devient progressivement perceptibleaux yeux des autorités publiques ?

« Alors la Fédération, c’est un groupement patronal, ce n’est pas une société savante.Ce groupement devient une force dans le paysage. Et c’est une force à la fois intellectuelle,et puis c’est une force de frappe importante. Dans un domaine où c’est un peu balkanisé,c’est un facteur d’entropie, c’est-à-dire que des cancérologues des centres anticancéreuxapprennent une méthodologie de travail, donc ils sont exemplaires. Et il va y avoir un effetmétaphorique sur le privé, sur le public, qui va être un peu long à apparaître, il faudrabien 10-20 ans, mais globalement, la prise en compte, la force qui s’est dégagée de cetteFédération, elle a dérangé beaucoup de monde au départ. Moi j’étais dedans, parce queje suis un ancien du Centre Léon Bérard avec Thierry. C’est vrai que cette habitude deréflexion sur le travail et sur la qualité, ça donne un petit peu une mentalité ‘commando’, etça pourrait être vécu par d’autres comme un petit peu agressif, comme impérialiste. Maisça a été un facteur de structuration extrêmement important. Quand on regarde tous lestravaux qui sortent, comme les « Standards, Options, Recommandations » (SOR), c’estclair que c’est un travail que personne d’autres n’avait fait, même les universitaires, et ça aété la démarche qui a amené la création des guides de bonnes pratiques, des thésaurus.Donc cette Fédération, cette prise en compte d’une nécessité de regrouper les centresanticancéreux entre eux, sur le plan intellectuel, sur le plan économique, c’est une force quia été une force d’entraînement.» Entretien avec un cancérologue de l’Institut Ste Catherine- Avignon

CHAPITRE 4 Le Cercle de réflexion descancérologues français : un forum de « policyentrepreneurs » ?

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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« Et puis un troisième événement qui était quand même important, c’est que certainsprofessionnels se sont mobilisés, pour la première fois des professionnels travaillaientensemble, en particulier Thierry Philip, et d’autres notamment, ça s’appelait Le Cercle.Enfin, bref, il y avait une dizaine de professionnels représentatifs … »

Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002)Jusqu’à ce stade de la réflexion, nous nous sommes essentiellement intéressée à

la problématique de l’émergence d’un courant des problèmes au sein du système de lacancérologie, en nous fondant principalement sur une étude temporelle où les déterminantssocio-historiques sont de premier ordre.

L’analyse du processus d’émergence repose sur les mécanismes de translation et detransformation à l’œuvre au cours d’une période – souvent longue – qui voit une situationinitialement stable – ou tout du moins stabilisée - se transmuer en situation problématique,pouvant engendrer à plus ou moins longue échéance l’activation du champ politique.

Dans notre étude, les phénomènes d’émergence puis de cristallisation d’un courantdes problèmes s’observent initialement au sein du milieu de la cancérologie, eu égard auxévolutions structurelles de ce milieu, et aux changements conjoncturels de la société engénéral et du système sanitaire en particulier. Conjonction inédite de déterminants de fondqui a nécessairement appelé une analyse sur le long terme.

A ce premier temps d’analyse, nous avons confronté la structuration de solutions quivoient le jour au tout début des années 1990 au sein même du champ des professionnels dela cancérologie, pensées et élaborées par un groupe de directeurs de centres anticancéreuxdont la force de conviction et la justesse d’analyse sont progressivement reconnues puislégitimées par l’ensemble des acteurs de santé. Cette phase, qui a mis plusieurs années àse stabiliser, constitue une étape majeure dans la mesure où elle signe la construction puisla reconnaissance d’un nouveau référentiel de prise en charge du cancer plus en adéquationavec l’évolution de l’environnement sanitaire et dans lequel le patient acquiert une placenouvellement considérée.

Cette phase est donc celle d’une mobilisation professionnelle, d’une saisie desproblèmes par un groupe d’acteurs qui veut démontrer sa contribution indispensable, dansun esprit d’innovation et de complémentarité, au système de la cancérologie française.

Dans la continuité de ces premiers jalons réflexifs, nous voulons recentrer notre étudesur le processus de mise à l’agenda qui constitue in fine notre fil directeur.

Les phénomènes d’émergence – à la fois de constitution d’un courant des problèmeset de structuration de solutions – apparaissent comme une première phase explicative dansl’appréhension du sursaut politique de 2000 comme mise à l’agenda décisionnel de la luttecontre le cancer. Il nous faut d’emblée saisir la dynamique de l’agenda et comprendre lesconditions dans lesquelles et les médiations par lesquelles se définissent et s’imposent desexigences d’action publique au niveau de la lutte contre le cancer en France.

Comprenons bien que le cancer ne constitue pas un problème de santé publiqueméconnu des autorités de l’Etat, mais l’action étatique en la matière est considérée jusqu’àl’aube du XXIème siècle comme plus ou moins insuffisante, eu égard aux lignes d’actionsqui ne sont pas coordonnées à l’échelle nationale.

« A ma connaissance, il y a deux organismes qui sont sensés définir la politiquede lutte contre le cancer en France avant cette date-là [2000]. Ce sont la Direction del’Hospitalisation et de l’Offre de Soins sur la partie soins, et la Direction Générale de laSanté sur la partie prévention. On n’a pas l’impression, rétrospectivement, qu’il y ait une

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politique claire et en corrélation avec d’autres instances politiques, comme le ministère dela recherche, sur la recherche en cancérologie. Donc l’impression des acteurs, c’est qu’ilsont une multiplicité d’interlocuteurs, à la fois au niveau national mais aussi au niveau local,parce que tous ces organismes nationaux ont leurs organismes de représentation au niveaulocal que sont les DASS, DRASS, ARH et URCAM. Donc dans ce paysage-là, les acteurs dela cancérologie n’ont pas l’impression qu’il y ait une politique cohérente. On a l’impressiond’une espèce de morcellement, d’éclatement, des objectifs et des responsabilités. Et parfoismême dans des politiques de santé publique très larges, comme la lutte contre le tabac oul’alcool, contre la toxicomanie en générale, on n’a pas l’impression qu’il y ait un lien aussiavec des pathologies comme le cancer qui sont quand même des pathologies inhérentes àun certain nombre d’addictions. Donc voilà, cette impression qu’on avait n’était sans doutepas fausse, parce que même les acteurs locaux avaient de temps en temps des difficultés àeux-mêmes se coordonner parce qu’il n’y avait pas de moyens de se coordonner ». Entretienavec le médecin coordonnateur du réseau Oncora.

C’est pourquoi notre principal questionnement repose sur la médiation qui opère aprèsle milieu des années 1990 via la constitution d’une structure informelle qui va travaillerà orienter la réflexion initialement promue dans la sphère professionnelle vers le champpolitique. Le phénomène de médiation repose donc sur une volonté active de sensibilisationdu politique grâce à une forme d’expertise portée par des professionnels dont on pourrainterroger le statut de « policy entrepreneurs »159.

I/ Le Cercle ou la pérennisation d’alliances scelléesLe Cercle de réflexion des cancérologues français, communément appelé Le Cercle, estune structure informelle qui a vu le jour en 1997. Il est le fruit de tout le travail de réflexionqui a été initié au début des années 1990 au sein de la Fédération, mais également au seindes autres institutions sanitaires, réflexions qui sont devenues convergentes et qui ont vuune forme d’accomplissement au sein du Cercle. Appellation très symbolique, le Cercle està la base une réunion de professionnels qui ont formé des alliances, avant de s’ouvrir à lavenue d’autres acteurs, paramédicaux, administratifs, associatifs.

Il n’existe quasiment pas d’archives sur lesquelles se reposer pour asseoirscientifiquement notre analyse. Dans cette perspective, nos sources demeurent quasiexclusivement fondées sur les discours des protagonistes. Nous avons conscience de cettelimite méthodologique. Il n’en demeure pas moins que les propos extraits de nos entretiensse rejoignent et soulignent sensiblement la dimension cognitive de la création du Cercle,ainsi que la dimension humaine, fondée sur des liens interpersonnels forts. Nous allonsd’emblée travailler à reconstituer des récits que nous croiserons comme moyen d’objectiverles discours.

A. Des partenariats dans la continuité de la réforme de la FédérationIl apparaît significatif que la mise en œuvre de la réforme de la Fédération soit passéepar un recours à des alliances avec des acteurs et des institutions extérieurs aux centresanticancéreux, cristallisant une ouverture et une vision commune entre structures de soins,dont le Cercle sera la déclinaison organisationnelle. Cette spécificité est particulièrementvraie pour les activités médicales et scientifiques à travers le projet « Standards, Optionset Recommandations ».

159 Kingdon J.W., Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little brown, 1984.

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Dès 1995, les instances qui concourent à la définition du contenu du projet et à sonsuivi sont élargies à des acteurs en-dehors des centres anticancéreux.

Et il s’avère que ce sont les mêmes hommes qui vont contribuer à ce mouvementd’élargissement et qui vont être à l’origine du Cercle.

Au comité exécutif des SOR composé de directeurs de centres anticancéreux estadjoint un groupe composé de sept personnes, dont quatre sont extérieures aux centres :

« un médecin de CHU de province, deux médecins d’un hôpital de l’AP-HP 160 reconnu pour

son rôle historique dans la lutte contre le cancer et un médecin représentant un syndicat decliniques de cancérologie privées. »161. Comme nous le verrons dans le paragraphe suivant,trois de ces quatre médecins seront, avec le directeur du Centre Léon Bérard, au fondementdu Cercle, dans un contexte stratégique tout particulier.

Deux acteurs de l’Agence Nationale pour le Développement de l’Evaluation Médicale(ANDEM), dont le directeur, sont associés au comité de pilotage. En 1996, le mouvementd’ouverture s’accentue. Le comité exécutif passe de cinq membres (tous directeurs decentres) à douze membres, dont deux représentants de sociétés savantes (gynécologie etpédiatrie) et quatre médecins d’autres institutions. Quant au comité de pilotage, il passe à74 membres, dont huit médecins d’hôpitaux. Enfin, en 1997, un conseil scientifique voit lejour, composé exclusivement d’acteurs extérieurs aux centres anticancéreux.

Patrick Castel, dans sa thèse, émettait déjà l’hypothèse que des liens préexistaiententre les responsables du projet SOR et les premiers acteurs extérieurs :

« Le rapprochement avec l’ANDEM a certes été permis par le fait que la Fédérationmettait en œuvre un projet conforme aux objectifs de cette agence, mais il a peut-être été également facilité par le fait que le directeur de l’ANDEM avait été auparavantdirecteur de l’information médicale aux Hospices Civils de Lyon et amené à côtoyer dansce cadre le directeur du centre Léon Bérard. Le représentant de la société françaised’oncologie pédiatrique exerce à l’Institut Gustave Roussy. De surcroît, rappelons que ledirecteur du centre anticancéreux de Lyon est cancérologue en pédiatrie et fait donc partiede cette société savante. Quant au représentant de la société savante de cancérologiegynécologique, non seulement il exerce dans le CHU de Montpellier, ville où est situé lecentre de lutte contre le cancer du président de la Fédération de l’époque, mais il s’agit aussid’une spécialité dans laquelle les médecins de centres anticancéreux sont particulièrementimpliqués et représentés. Enfin, parmi les huit médecins d’hôpitaux, cinq viennent deLorraine et de Rhône-Alpes, régions dans lesquelles exercent les deux principaux directeurs

de centres impliqués dans ce projet. » 162

Non seulement nous partageons l’hypothèse de Patrick Castel - sans pour autant lavalider puisque nous n’avons pas approfondi la question quant aux acteurs qu’il cite danssa note de bas de page – mais nous voulons l’affiner à propos de trois des quatre médecinsqui vont rallier le comité exécutif des SOR au début du mouvement d’ouverture aux autresacteurs de soins.

Notons de surcroît que l’ouverture ne s’est pas limitée aux instances de décision, ellea également concerné l’élaboration même des documents, ainsi que la participation aufinancement.

160 Assistance Publique et Hôpitaux de Paris161 Patrick Castel, Normaliser les pratiques…, op.cit., p. 164162 Patrick Castel, ibid., p. 164, note de bas de page 134

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B. L’avènement d’une structure informelleComme nous venons de le suggérer, il existe un processus parallèle correspondant aumouvement d’ouverture au sein de la Fédération, et plus spécifiquement au sein du projetSOR, et à la réunion de quelques acteurs qui vont initialement se réunir pour envisager desactions communes au niveau de la lutte contre le cancer, avant de petit à petit constituerce qui va devenir le Cercle. Pour alimenter notre réflexion, nous nous fondons à la fois surles discours des acteurs protagonistes de ce processus hybride, ainsi que sur un documentd’archives qui nous a été donné lors d’un entretien et qui semble constituer le premierdocument venant concrétiser la fondation du Cercle163.

Le Cercle, ‘aux origines des origines’, est la manifestation d’une succession derapports et réflexions informels dont l’aboutissement se voit concrétiser lors d’un séminaire

de Réflexion stratégique en cancérologie à Deauville qui a lieu les 31 octobre, 1er

et 2 novembre 1997 à l’initiative d’un radiothérapeute de l’Hôpital Saint Louis à Parisreprésentant des CHU.

« Tiens, le premier document issu de la première réunion du Cercle, d’ailleurs à l’époquece n’était pas encore le Cercle, mais ‘Réflexion stratégique en cancérologie’. Et le titre decette réunion placée sous le Haut Patronage de Jacques Chirac, c’était ‘Déclarons la guerre

au cancer’, 31 octobre, 1 er et 2 novembre 1997, ça fait 10 ans. [Lecture du préambuledu document]. Je trouve qu’il est complètement d’actualité ce document. Il a été écrit il y adix ans, et franchement j’ai beaucoup participé à ça. En fait j’en ai eu l’idée. Parce que voussavez, ce qui est marrant en politique, et ce qu’on retrouve aussi dans les administrations,ce sont des gens qui sont bardés de diplômes, mais il leur manque deux trucs, le bon senset la créativité. Car ce que je vous ai lu là, c’est le bon sens et c’est quand même un peucréatif, car je dis qu’il fallait faire un plan cancer, et à l’époque ce n’était pas du tout à lamode. » Entretien avec le radiothérapeute de l’Hôpital Saint Louis

Le directeur du Centre Léon Bérard, ainsi que le représentant du secteur privé à butlucratif exerçant à Avignon sont conviés à cette réunion où sont regroupés près de 150professionnels impliqués dans la lutte contre le cancer164, et où vont pourtant se dessiner lescontours d’une alliance à la fois structurelle, se concrétisant par la démarche d’ouverture dela Fédération, et d’une alliance de professionnels décidés à approfondir la réflexion autourde principes d’action innovants qui doivent alimenter le nouveau référentiel de cancérologienaissant.

« Et il y avait trois personnes qui étaient dans un même colloque à Deauville : il y avait leprofesseur Maylin, le professeur Thierry Philip et moi-même ; et on s’étaient rendus compteque ce rapport de l’IGAS - avec le scandale Crozemarie - était extrêmement violent parcequ’il mettait en évidence qu’il n’y avait pas de politique concertée du cancer en France, il yavait un éparpillement des moyens, même si les gens voulaient bien faire il n’y avait pas decoordination entre eux, on ne savait pas trop où on allait, et la dernière question qui étaitquand même assez piquante, c’était : ‘Faut-il fermer les centres anti-cancéreux ?’. Donc ça

163 Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en cancérologie, Deauville, 31 octobre, 1er et 2 novembre 1997.164 « C’est pourquoi à Deauville, ces 31 octobre, 1er et 2 novembre, ce séminaire de propositions a réuni ‘une équipe

française du cancer’, représentant l’ensemble de tous les professionnels impliqués : cancérologues et spécialistes d’organes des troissecteurs (libéral, hospitalier et CHU, centres anticancéreux), universitaires, chercheurs, généralistes, directeurs hospitaliers, jeunesinternes, laboratoires et industriels médicaux, représentants des tutelles (agence régionale d’hospitalisation d’Ile-de-France et SécuritéSociale) ». Extrait de la Conclusion du Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en cancérologie, Deauville, 31 octobre,

1er et 2 novembre 1997.

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c’est 1993. Et on prend conscience à ce moment-là que comme il n’y avait pas de politiqueconcertée du cancer en France, si les professionnels ne s’y mettent pas, ils ne feront pasleur boulot, et ils laisseront à d’autres le soin de le faire. » Entretien avec le cancérologuereprésentant du secteur privé à but lucratif

Cette réunion première dans le temps semble fondée sur la volonté stratégique derépondre concrètement, par des actions visibles, aux conclusions inquiétantes de l’IGAS,à la fois sur le positionnement des centres anticancéreux, mais surtout sur l’absence decoordination et de complémentarités entre institutions sanitaires. La conclusion du Compte-rendu du Séminaire de Deauville est dans ce sens particulièrement éclairante dans lamesure où elle asseoit un principe qui est resté l’élément structurant du Cercle et qui alargement anticipé la politique à venir à l’échelle nationale. Après avoir dressé des constatset établi des propositions, Daniel Serin, Claude Maylin et Thierry Philip concluent ainsi :« Tous les participants à la réunion de Deauville ont dit la même chose : leur ambition departiciper au même combat. Ils ont déclaré la guerre au cancer. Les prochaines étapesconsisteront, au sein d’un nouveau groupe ainsi constitué, le Cercle , à réfléchir et àproposer cette réponse à la française . L’impératif du Cercle : La paix entre les structurespour gagner la guerre contre le cancer. » (souligné dans le texte).

« Et à la fin du séminaire, ce qui ressortait comme impératif du Cercle, c’est la paix entreles structures, c’est le décloisonnement entre les structures. Pour gagner la guerre contrele cancer, c’est le décloisonnement des structures. » Entretien avec le professeur Maylin

De fait, initié par un médecin de l’AP-HP, le Séminaire de Deauville de 1997 signele mouvement d’ouverture qui va s’engendrer au sein de la Fédération, dans la mesureoù les propositions de complémentarité exprimées par un acteur extérieur aux centresse voient largement approuvées. La Fédération va effectivement investir cette voie versl’élargissement à d’autres acteurs dans une optique stratégique, à la fois d’un point de vuefinancier, mais aussi dans le sens où cette ouverture converge avec l’évolution du systèmede santé et répond au déficit de positionnement des centres anticancéreux pointé par l’IGAS.

« Ce qui s’est passé dans les centres de lutte contre le cancer a entraîné une réactionde la Fédération Hospitalière de France – hôpitaux généraux, CHU – et il y a eu une périodeoù nous étions très proches : cette période correspond aux trois ans qui ont précédé le planGillot. Il y avait moi-même qui était Président de la Fédération, il y avait Daniel Serin, qu’ilfaudrait rencontrer, qui est à Avignon, qui est un des leaders du privé à but lucratif et quiétait très proche aussi de moi, et le troisième, c’était Clavier, professeur de pneumologieà Brest et qui lui était président de la Conférence des cancérologues de CHU. Donc cestrois personnes ne se sont pas longtemps affrontées, et les CHU plus le privé sont venusdans la dynamique de la Fédération des centres et ont élargi la réflexion qui est petit à petitdevenue pas uniquement CRLCC mais plus régionale et nationale. […]Et il y a Maylin quis’est rajouté là-dedans, Claude Maylin, qui est un radiothérapeute à l’hôpital Saint-Louis àParis.» Entretien avec le directeur du Centre Léon Bérard

En croisant ce premier témoignage avec les sources de Patrick Castel, nous parvenonsassez logiquement à redéfinir les rôles des acteurs qui sont à l’origine du double mouvementanalysé, en maintenant nos données empiriques à ce qu’elles sont, c’est-à-dire des discoursauxquels nous n’avons pu opposer que trop peu d’archives sur la création du Cercle. Maisle premier mouvement d’ouverture au sein du projet SOR correspondrait à la participation,dans le groupe adjoint du comité exécutif, du professeur Clavier en tant que « médecin

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d’un CHU de province »165, du professeur Maylin, en tant que « médecin d’un hôpitalde l’AP-HP », radiothérapeute à St Louis qui a organisé la réunion initiale à Deauville,et du professeur Serin, en tant que « médecin représentant un syndicat de cliniquescancérologiques privées ».

Parallèlement à cette investigation dans la voie de l’ouverture et du travail vers unaccroissement de la complémentarité entre structures de soins au sein de la Fédération,nous pouvons approfondir notre analyse sur l’intensification des relations interpersonnellesentre nos quatre représentants d’établissements prenant en charge les patients atteintsdu cancer. Cette intensification repose essentiellement sur des rapports humains qui,initialement, sont marqués par de l’estime, de la confiance, une vision convergente de lalutte contre le cancer ainsi que des habitudes de travail qui se rejoignent.

« Donc c’est vrai que ça s’est fait parce qu’on se connaissait, on se connaît toujours,on a travaillé ensemble, il n’y a jamais eu entre nous de défiance ni de volonté de tirerla couverture à droite comme à gauche et ça c’est bien. On est arrivé chacun avec nosréseaux, à pouvoir les mobiliser et à faire venir des gens qui ne se parlaient pas. Donc c’estlié aux hommes, mais c’est aussi lié aux hommes qui ont l’habitude de travailler ensemble,et c’est une habitude qui vient des centres anticancéreux. […]

Alors ça c’est clair, ce genre de démarche profonde dans le temps, elle fonctionne parceque les gens ont confiance les uns dans les autres. Clavier, c’est un Brestois, patron dela pneumologie brestoise ; Maylin, patron de la radiothérapie parisienne, à l’époque il avaitune grosse responsabilité, je crois qu’il était représentant des cancérologues de l'AP-HP ;Thierry [Philip] était président de la Fédé, et moi j’étais président des cancérologues duprivé. » Entretien avec le professeur Serin

« […] par chance, à un moment donné, se sont trouvées en position de leadersde la cancérologie publique, de la cancérologie CRLCC et du privé, trois personnes quis’appréciaient et qui avaient envie de travailler ensemble, donc on a fait prendre la sauceensemble […] Ensuite ça s'est étendu, mais peut-être que cette extension a d'abord eu lieupour des raisons d'amitié, ou de partage de convictions entre des gens qui se trouvaientpar hasard à ce moment-là à la tête de leurs écuries respectives. Et à partir de là, c'est vraique le modèle, mais c'est dans les deux sens, c'est-à-dire que ce qui s'est passé au niveaunational a aussi profité au niveau régional» Entretien avec le professeur Philip

Ces interactions poussées créént d’emblée une configuration inédite d’acteurs qui,à force de rencontres d’abord informelles, finissent par constituer un réseau d’expertsprofessionnels de la cancérologie qui va progressivement s’étendre.

« Sont arrivés ensuite les hôpitaux généraux avec un autre interlocuteur qui s’appelleLaurent Cals, qui est quelqu’un d’intéressant aussi parce qu’il a vécu toute cette période-là.Et à un moment donné, cette union CHU, CRLCC, privé, hôpitaux généraux a commencé àdevenir de fait un interlocuteur du ministère. Alors il faudrait revoir tout ce qui est historique,mais globalement pendant un certain temps c’était complètement informel, puis, je penseque ce doit être en 1997 – mais ça doit être assez facile à vérifier – on a créé le Cercle descancérologues français ». Entretien avec le professeur Philip

La création - ou du moins son appellation symbolique - du Cercle de réflexion descancérologues français semble venir du lieu où se réunissaient au départ les fondateursde cette structure, lieu qui a donné son nom à l’organisation et qui signe son originalité,

165 Nous ne pouvons pas attester avec certitude de la présence du professeur Clavier à la réunion de Deauville, dans la mesureoù nos entretiens ne nous l’affirment pas. Dans tous les cas, ce dernier fait assurément partie des fondateurs du Cercle dans le sensoù dès le début, il participe à la création d’alliances avec les trois autres protagonistes précités.

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confirmant bien cette dimension de réseau informel qui se solidifie et se densifie grâce àdes liens interpersonnels progressivement renforcés.

« Donc on a décidé de se réunir et on s’est retrouvés un jour dans un restaurant quis’appelait Le Cercle, et c’est pour ça qu’on a pris le nom, c’était sur les Champs Elysée, eton a appelé le Cercle de réflexion des cancérologues français un groupe de réflexion quis’est voulu avec des professionnels, avec des administratifs, avec des politiques, avec desindustriels, avec tous les gens qui étaient concernés par la lutte contre le cancer. Et on leura dit : ‘Voilà. Voulez-vous participer à un effort de réflexion sur la lutte contre le cancer ?’.Et cet effort de réflexion a attiré pas mal de gens. On s’est retrouvés, quand on avait desréunions plénières entre 150 et 300. » Entretien avec le professeur Serin

L’entretien avec la Déléguée Générale du CLARA, qui a été Déléguée Générale de laFédération des Centres de 1995 à 2000, nous apporte un témoignage qu’on ne retrouvepas chez les autres acteurs, mais qui exprime une sorte de tradition, ou du moins d’habitudeà travailler sur le mode de la rencontre informelle entre professionnels.

Selon elle, le Cercle ne serait que la continuité d’un « club » appelé l’Européen –du nom d’une brasserie située en face de la Gare de Lyon – où se réunissaient certainsdirecteurs de centres anticancéreux venus sur Paris pour travailler à l’action fédérale dela Fédération. Nous émettons l’hypothèse que le groupe de l’Européen était constitué desjeunes directeurs réformateurs qui se réunissaient en dehors du Conseil d’administration dela Fédération. En effet, cette hypothèse viendrait asseoir l’idée d’une tradition « labellisée »par les directeurs réformateurs à se réunir dans un lieu symbolique, permettant à desindividus qui sont souvent en déplacement, d’échanger dans un contexte informel dansl’optique d’approfondir le travail sur la réforme de la Fédération en germination. De fait, leCercle serait un aboutissement de l’Européen. Il serait le lieu par excellence où le référentielpromu par les jeunes directeurs de centres anticancéreux trouverait un point d’ancrage, unestructure ad hoc où s’épanouir, s’affirmer, se renforcer, et où tous les individus convaincuspourraient travailler à sa promotion.

« Alors qu’avant [la réforme de la Fédération], c’était des quantités d’initiativesindividuelles, c’était des gens qui réfléchissaient ensemble dans une sorte de club, mais quin’arrivaient pas à faire éclore ça sur le plan opérationnel, à transformer leur essai. Et puisils ont fait un lobbying d’enfer, ils s’y sont vraiment bien pris. Je me souviens des rendez-vous à l’Européen. L’Européen, c’est une grande brasserie assez sympathique mais trèsstandard, qui est en face de la sortie de la Gare de Lyon. Et comme beaucoup de gensprenaient le train et atterrissaient Gare de Lyon, ils se réunissaient à l’Européen, et ils ontcréé un club qui s’appelait l’Européen. Personne ne savait que c’était une brasserie. Et làils ont commencé à imaginer à la fois la réforme des centres et l’innovation scientifique,parce que Maraninchi arrivait de Marseille, Thierry arrivait de Lyon, c’était l’Européen, c’étaitsudiste quoi ! C’est marrant.

. Cela me fait penser au Cercle ?C’est exactement ça, c’est devenu le Cercle. L’Européen est devenu le Cercle.D’accord, parce que le Cercle, c’est pareil, c’est un café sur les Champs Elysées, Daniel

Serin m’en a parlé…Voilà, ils ont changé de lieu, après ils ont acheté une cravate toute pareille, et ça y est,

c’est devenu une appartenance. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA

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« […] et on a invité des infirmières, des malades, des administratifs, et les réunions duCercle sont devenues des réunions avec 200 personnes, et où l’ensemble de la professions’est mise à fabriquer des choses ». Entretien avec le professeur Philip

Nous avons donc mis en évidence les caractéristiques de la création du Cercle, oeuvred’une alliance de cancérologues représentants de différentes institutions sanitaires et de lacristallisation, puis de la pérennisation de cette alliance.

La principale spécificité du Cercle est son caractère informel reposant sur la réunionde professionnels cancérologues d’abord, puis de tous les acteurs qui souhaitent, via cettestructure ad hoc, travailler à faire progresser la lutte contre le cancer. Il n’a jamais étéinstitutionnalisé, préservant une autonomie sans doute souhaitée par ses fondateurs :

« Mais dans Le Cercle, il n’y avait aucune couleur politique ?Absolument pas. C’était purement professionnel. Le Cercle n’a jamais eu de président,

n’a jamais eu de loi 1901, c’était un truc complètement informel, dont le bureau non moinsinformel d’ailleurs, était constitué des quatre dont je vous ai parlé plus Maylin, et où on arajouté – et ça c’est aussi un élément important qu’il faut faire arriver dans votre arbre – àun moment donné Henri Pujol. » Entretien avec le professeur Philip

Le Cercle peut donc être assimilé à un réseau où les experts en cancérologie sonttrès présents et où le critère de scientificité apparaît essentiel, participant à la diffusion etl’approfondissement du nouveau référentiel en cancérologie porté par les jeunes directeursde centres anticancéreux.

Le choix de la terminologie de « réseau » estmotivé par notre référence à une écoled’analyse en politiques publiques qui est spécialisée dans l’étude des réseaux de politiquespubliques. Nous voulons surtout mettre en valeur le faitque les auteurs de cette écoleinsistent sur l’importance essentielle des critères de confiance, de liens interpersonnels, etd’informalité pour définir l’existence d’un réseau166 , critères qu’on retrouve explicitementlors de l’analyse de la création du Cercle.

Interrogeons-nous dès lors sur l’action de médiation dont le Cercle va se faire le héraut,et questionnons d’emblée le statut de certains des fondateurs de cette structure comme« policy entrepreneurs ».

II/ Le Cercle ou l’ambition de la sensibilisation politique« Il y a trente ans, le Président Richard Nixon déclarait la guerre contre le cancer aux U.S.A.La France, de son côté, s’est dotée d’équipes de soins et de recherche performantes dontcertaines ont reconnaissance internationale. Pour autant, il n’y a jamais eu dans notre paysune organisation planifiée ni de visibilité politique claire pour lutter contre ce fléau qui touchechaque année 250 000 nouveaux cas. Pour vaincre le cancer, il est urgent de réformeret de guérir les divers immobilismes . » (Souligné par nous) Préambule de ClaudeMaylin et John Armitage dans le Compte-rendu du Séminaire de Réflexion stratégique en

cancérologie à Deauville les 31 octobre, 1er et 2 novembre 1997.

166 Cf. notamment l’ouvrage fondateur de Hugh Heclo, Aaron Wildavsky, The Private Government of Public Money. Communityand Policy inside British Politics, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1974; L’introduction de cet ouvrage(pp. 1-34) met particulièrement en évidence les critères de confiance, d’informalité et de fratrie – liens interpersonnels forts - quicaractérisent les réseaux de politiques publiques.

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Nous voudrions insister d’abord sur l’idée que ce qui constituera à la fois l’originalitéet la force du Cercle, c’est qu’il se démarque d’un terrain sur le cancer existant, maisqui souffre d’être très peu structuré et peu ou prou délaissé. Historiquement, un terreauexiste, qu’il convient d’éclairer comme moyen de faire ressortir toute la pertinence duCercle, son rôle déterminant dans l’avènement ultérieur du premier plan cancer, ainsique l’action de quelques-uns de ses protagonistes comme médiateurs auprès du champpolitique, médiation qu’il nous semble intéressant de questionner comme l’action de « policyentrepreneurs ».

A. Le cancer : un problème de santé publique mal géré ?Une Commission nationale du cancer uniquement consultative

Comme nous l’avons longuement exposé dans notre première partie, le cancer esttrès tôt – dès les années 1920 – appréhendé comme un fléau social et est saisi par lesautorités publiques en tant que tel. Les premières politiques de lutte contre le cancer ont vule jour essentiellement à travers la mise en place des premiers centres anticancéreux, et lacréation de la Commission nationale du cancer, mais dont la vocation était essentiellementd’être un organe de réflexion consultatif et non exécutif. Au fil de l’histoire, cette vocation ademeuré, la Commission ayant perduré, regroupant les personnalités les plus compétenteset les plus influentes dans le domaine de la cancérologie, mais n’apparaissant pourtant pascomme une instance fondamentale, dans le sens où elle impulserait une politique globaleet cordonnée à l’échelle nationale. Un des constats significatifs du caractère uniquementconsultatif de cette Commission est que plusieurs des acteurs que nous avons rencontrésinsistent sur l’influence minime de cette instance, souffrant hypothétiquement des cerclesvicieux bureaucratiques de l’administration centrale, et dont la création du Cercle sembleavoir largement réalimenté la réflexion.

« […] Par contre, le gouvernement, enfin le ministre de la Santé, avait créé167 à l’époqueune structure de réflexion qui s’appelait la Commission nationale du cancer.

Et vous aviez des liens avec cette structure ?Oui oui, mais dans cette structure les gens se battaient entre eux, ils n’ont jamais rien

pondu de bien précis. […][…] mais pourtant c’était une structure institutionnelle ?Oui, institutionnelle, mais je vous dis, ça a été bouffé par les administratifs, c’est-à-dire

qu’on se réunissait – j’y ai participé plusieurs fois – on discutait, mais aucune décision n’étaitprise, aucune décision concrète, aucune vision vraiment stratégique intelligente, cohérente.C’était simplement pour dire que le ministère de la Santé s’occupait du cancer, et en faitc’était complètement superficiel. C’était simplement des promesses, mais il n’y avait rienderrière ». Entretien avec le professeur Maylin

« Mais les conditions de l’interpellation politique….parce que au fond, pourl’interpellation politique, il y avait déjà des structures. Je ne sais plus leur nom exactement,le comité du cancer, ou le conseil.

Il y avait la Commission nationale du cancer…qui a été redynamisée par BernardKouchner en 1998 je crois.

Oui c’est ça, un machin comme ça. Mais dans cette Commission ou Comité, parcequ’il y a eu plusieurs modes dans l’appellation, une bonne partie de ceux dont nous

167 Le terme « créé » montre que cette Commission était oubliée alors qu’elle était déjà existante en 1997.

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parlons aujourd’hui était dans ce conseil ou Commission, et émettait toute une série derecommandations qui étaient déjà très proches de ce qui s’est finalement fait, mais bienaprès.

Sauf que les pouvoirs publics n’en faisaient rien. Donc il y a eu une sorte d’énervement,de colère même, alors ils étaient encore plus jeunes à l’époque, donc encore plus désireuxd’aboutir. Progressivement, ils ont commencé par concevoir de l’énervement, autour dufait qu’ils travaillaient beaucoup, ce sont des bosseurs, ça c’est un point qui mérite d’êtrementionné parce que tout ça c’est de l’énergie à l’état pur. Donc ils travaillaient énormément,ils y mettaient beaucoup de cœur, beaucoup de science, beaucoup de sérieux, ils émettaientdes avis, des recommandations, qui demeurent encore, qui sont toujours d’actualité, sur letabac, sur l’alcool, sur la prévention, sur le dépistage : il y a énormément de mesures duPlan Cancer qui étaient complètement en germe là-dedans. Et rien, rien, rien. Donc ils ontdéserté ces sphères officielles dont ils étaient convaincus que c’était du vent ». Entretienavec la Déléguée Générale du CLARA

Comme nous le verrons plus en profondeur dans le deuxième paragraphe, lesprofessionnels de la cancérologie n’ont pas déserté les bancs de la Commission, mais ils’est plutôt produit un mécanisme cognitif qu’on pourrait qualifier de transfert de réflexiondans la mesure où toute la production scientifique du Cercle a été réinjectée au seinde la Commission à partir de 1997-1998 via des personnalités qui appartenaient auxdeux instances, et qui ont porté haut, voire même légitimé institutionnellement l’activismeprofessionnel des années précédentes.

Une gestion fragmentée et peu coordonnée de la lutte contre le cancer en FranceOutre le caractère peu influent au niveau décisionnel de la Commission nationale du

cancer jusqu’à la fin des années 1990, ce qui est frappant dans l’analyse de la lutte contrele cancer avant les années 2000 est l’inexistence d’une vision décloisonnée, globale de lalutte contre le cancer à l’échelle nationale, ce qui a notamment conduit l’IGAS, dans sonrapport de 1993, à déplorer l’absence d’une réelle politique nationale dans le domaine dela lutte contre le danger tumoral. La cause de cette absence semble être imputable à deuxdéficits majeurs.

D’une part, le manque de clarté dans l’organigramme qui pourrait définir la politiquede lutte contre le cancer en France est souvent pointé comme une faiblesse majeure.Les deux organismes nationaux en charge du dossier du cancer que sont la DirectionGénérale de la Santé ainsi que la Direction de l’Hospitalisation et de l’Offre de Soins nesemblent pas satisfaire l’attente d’une définition claire d’objectifs nationaux et d’attributionde responsabilités souhaitée par les acteurs de terrain.

« A ma connaissance, il y a deux organismes qui sont sensés définir la politiquede lutte contre le cancer en France avant cette date-là [2000]. Ce sont la Direction del’Hospitalisation et de l’Offre de Soins sur la partie soins, et la Direction Générale de laSanté sur la partie prévention. On n’a pas l’impression, rétrospectivement, qu’il y ait unepolitique claire et en corrélation avec d’autres instances politiques, comme le ministèrede la recherche, sur la recherche en cancérologie. Donc l’impression des acteurs, c’estqu’ils ont une multiplicité d’interlocuteurs, à la fois au niveau national mais aussi au niveaulocal, parce que tous ces organismes nationaux ont leurs organismes de représentationau niveau local que sont les DASS, DRASS, ARH et URCAM. Donc dans ce paysage-là, les acteurs de la cancérologie n’ont pas l’impression qu’il y ait une politique cohérente.On a l’impression d’une espèce de morcellement, d’éclatement, des objectifs et desresponsabilités. » Entretien avec le coordonnateur du réseau régional ONCORA

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Pourtant, la mise en place des Agences Régionales de l’Hospitalisation en 1996 apermis de régionaliser la décision en coordonnant les différents acteurs de santé. Dans lecadre de l’Ordonnance 96-346 du 24 avril 1996, les Agences régionales d’hospitalisation(ARH) ont été créées. Elles sont censées coordonner les actions des différentes autoritésde tutelle au niveau régional. Chaque ARH est composée, à parité, des représentants desservices déconcentrés de l’Etat d’un côté (DDASS et DRASS), et des représentants del’Assurance maladie de l’autre (directeur de la CRAM, Caisse régionale de l’Assurancemaladie, directeurs de l’URCAM, Union régionale des caisses d’Assurance maladie, etdes différentes caisses d’assurance maladie). Le directeur d’ARH est nommé en conseildes ministres. Cette régionalisation à travers une instance hybride émanant à moitié del’Etat a permis de clarifier les responsabilités en organisant notamment la planificationsanitaire et en mettant en place tout le processus d’accréditation des établissements desanté qui incombe dorénavant aux ARH. Elle a eu le mérite de mettre l’accent sur despriorités notamment définies par les Ordonnances dites ‘Juppé’ d’avril 1996 qui sensibilisentnationalement à de nouvelles problématiques, comme l’accréditation des structures desoins et l’évaluation médicale, ou encore les réseaux de santé dont les autorités politiquescommencent à entrevoir toute la pertinence dans le cadre de multiples pathologies.

La mise en place des ARH, en matière de cancer, a eu un impact important à travers lagestion et l’implémentation des Schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROS). La loihospitalière de 1991 a introduit les SROS dits de ‘première génération’. Ils visaient à établirune optimisation de l’offre de soins aux besoins des populations régionales, à travers larépartition géographique des installations et activités de soins et la coordination entre lesétablissements régionaux.

L’objectif était de déceler et de réduire les surcapacités hospitalières et de redéployerl’équipement existant. Toutefois, le domaine d’application de ces SROS était limité,puisqu’ils concernaient uniquement les activités de courts séjours du secteur public. CesSROS ont eu une durée de cinq ans ; ils ont couvert la période 1994-1999. Ces SROS ontévolué, puisqu’il en a existé de ‘deuxième génération’ de 1999 à 2004 et qu’actuellementceux de ‘troisième génération’ sont à l’œuvre.

Effectivement, le lancement du Plan Cancer le 24 mars 2003 a engendré la rédaction

d’une circulaire publiée le 22 février 2005 168 , relative à l’organisation des soins encancérologie, ayant pour objectif la prise en compte de l’ensemble des mesures prévues parle Plan dans le champ du soin et de la prise en charge des patients. Cette circulaire devaitpermettre l’élaboration des SROS de troisième génération « dans une optique nouvelle,fondée à la fois sur les principes de l’équité d’accès aux soins, de la coordination des acteurset de la qualité des pratiques professionnelles, et centrée sur l’écoute et l’information des

patients et de leurs familles ». 169

Elle a approfondi des thématiques clés, déjà présentes dans la circulaire du 24 mars1998 que nous avons déjà citée, que le Plan Cancer a érigé en objectifs prioritaires pourla prise en charge globale des patients.

Les SROS sont majoritairement perçus par les acteurs locaux comme un élémentstructurant qui permet de mieux coordonner acteurs de soins et acteurs décisionnels, malgrédes disparités régionales encore fortes en 1997.

168 Circulaire N°DHOS/SDO/2005/101169 Circulaire du 22 février 2005, op.cit, p.2

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« Je pense que quand même, la mise en place des Agences Régionales del’Hospitalisation (ARH) ont permis que ces acteurs au niveau local puissent se rencontrer,ne serait-ce que pour faire travailler finalement acteurs locaux de terrain et acteurs locauxpolitiques sur les SROS (Schémas Régionaux d’Organisation Sanitaire) en cancérologie.Alors pas dans toutes les régions, parce que me promenant d’une région à l’autre, j’ai puconstater que ce n’était pas toujours le cas. Mais c’est ce qu’on voit apparaître quand onregarde un peu la montée en charge dans les SROS d’une politique avec des objectifs oùles acteurs locaux politiques et de terrain rentrent dans la réflexion de la mise en oeuvre. »Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA

Toutefois, en 1997, lors du Séminaire de Deauville, Thierry Philip, invité pour s’exprimeren tant que Président de la Fédération Nationale des Centres de Lutte contre le Cancersur la thématique ‘Le cancérologue et le pouvoir politique’, émet son scepticisme quant àla définition claire et cohérente d’objectifs nationaux pour la lutte contre le cancer : « Outrele Ministre, j’identifie la Direction Générale de la Santé et la Direction des Hôpitaux. Je medis qu’à priori, la Direction Générale de la Santé doit fixer les objectifs de santé et que laDirection des Hôpitaux doit fixer les objectifs économiques et de planification. Cela, c’est lathéorie. En pratique, très franchement, on n’y comprend rien. […] Supposons que la DGSfixe les objectifs de santé. Est-ce qu’elle cherche à les mettre en œuvre ou est-ce qu’elle selimite aux objectifs ? C’est pas clair…Supposons que la Direction des Hôpitaux définisse lesobjectifs financiers et de planification ? Quel est le rôle de la Direction des Hôpitaux dansla mise en œuvre et en particulier vis-à-vis des ARH ? Ce n’est pas clair non plus… […]Franchement, Monsieur le Directeur Général, quand je vais à votre bureau, je suis déçu.J’attends de vous des objectifs et vous ne savez pas faire ça. J’attends qu’on me dise ceque je fais de bien et de pas bien, mais vous ne savez pas souvent faire […]. »170.

Le deuxième déficit majeur qui semble caractériser l’absence d’une politique nationaleen matière de lutte contre le cancer est le cloisonnement des structures en charge du cancerqui n’ont pas envisagé d’action transversale. Le cas le plus emblématique apparaît être celuide la recherche contre le cancer : le ministère de la Santé et celui de la Recherche, avant2000, n’avaient aucun objectif commun, ni d’action politique transversale visant à définir despriorités quantifiées pour la recherche contre le cancer.

« Toute la partie recherche est complètement éclatée, avec aucun organisme local decohérent, puisque vous avez des recherches ‘sociétés savantes’, des recherches dont lespromoteurs sont des laboratoires pharmaceutiques, vous avez des recherches menées parles universités, et puis vous avez des recherches avec appel d’offre INSERM, CNRS, etc.Donc les acteurs de la cancérologie étaient fortement sollicités, mais à aucun moment iln’y avait d’objectifs précis. Or, c’est excessivement important d’avoir des objectifs précis enrecherche, et une priorisation des questions à résoudre, parce que l’intérêt de tout ça, c’estde savoir quels malades on va inclure dans quels essais pour répondre à quelle question. Etla notion de puissance dans les essais thérapeutiques, c’est-à-dire le nombre de maladespouvant répondre à la question, est très important. Donc si c’est morcelé, on se retrouveavec des études qui traînent dans le temps parce qu’on n’arrive pas à inclure les malades ;et puis parfois on inclut des malades dans des essais pour lesquels la question telle qu’elleest posée et la méthode avec laquelle c’est abordé, on sait parfaitement qu’on ne répondrapas forcément bien à la question. Et parfois, il y avait même pire que ça, c’est-à-dire quela question qui était posée intéressait probablement un acteur, un laboratoire, mais n’avait

170 Thierry Philip, « Le cancérologue et le pouvoir politique », in Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique en

cancérologie, les 31 octobre, 1er et 2 novembre 1997 à Deauville, p. 31.

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pas un impact santé publique suffisamment réfléchi en amont par les acteurs eux-mêmes.»Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA

Sur cette toile de fond, et malgré la perception d’un organigramme politique peucohérent et coordonné, le cancer est un problème qui n’est pas ignoré de la hauteadministration en santé. Et c’est bien à partir de l’état de l’existant de la lutte contre le cancerque le Cercle de réflexion des cancérologues français va pouvoir venir interpeller le champpolitique, l’inviter à réfléchir dans l’espoir d’amorcer un changement de politique publiqueen matière de lutte contre le cancer.

B. La sensibilisation du champ politique via la médiation du CercleNous avons travaillé jusqu’ici à pointer l’originalité du Cercle en insistant sur sa création,sur sa structure informelle en forme de réseau de professionnels du cancer, ainsi que surla conjoncture sanitaire dans laquelle il s’est épanoui et qui l’a en quelque sorte déterminé.Nous voulons dorénavant mettre en exergue le travail et la portée du Cercle à partir de1997 : dans quelle mesure cette structure non institutionnalisée a-t-elle fondamentalementrenouvelé la réflexion sur la lutte contre le cancer et orienté en profondeur un changementdans l’action publique ?

L’anticipation de nouvelles problématiques fondée sur l’expertiseComme nous l’avons déjà mentionné, le Cercle est au départ constitué exclusivement

de professionnels de la cancérologie. De fait, son trait principal est l’expertise tirée d’uneconnaissance du terrain à travers une pratique au quotidien de la lutte contre le cancer, soiten tant que médecin cancérologue, chercheur, ou encore industriel médical. Cette expertiseest clairement revendiquée lors du Séminaire de Deauville dans la mesure où la réflexiona d’abord consisté à dresser un constat sur l’état de la lutte contre le cancer en France, enrépertoriant les manques et les faiblesses à partir des expériences vécues et de l’analyse dechaque professionnel et des intervenants invités à s’exprimer sur des thématiques centralespour l’avenir de la lutte contre le cancer : ‘Evaluation et accréditation en cancérologie’,‘Stratégie en cancérologie : U.S.A/France’, ‘Réseaux de soins, Responsabilité des différentspartenaires’. Le constat princeps qui ressort en conclusion du Compte-rendu du Séminaireest le suivant : « Une organisation actuelle reposant sur un puzzle composé de multiplespièces anarchiques et cloisonnées : politiques, administratifs, médecins, Sécurité Sociale,industriels, différentes agences médicales, associations caritatives… »171.

De fait, la force propre au Cercle et dont ses participants se font les hérauts estl’expertise définie comme connaissance intériorisée du terrain et qui, en substance, leurpermet d’offrir un tableau pertinent de l’état de la lutte contre le cancer en France. Cetteexpertise, a fortiori, leur permet d’envisager des solutions pour dépasser les faiblesseset carences de l’existant. C’est là la caractéristique intrinsèque du Cercle, assurant sonaudience et lui conférant sa légitimité en tant qu’interlocuteur de la sphère politique.

« […] et on a appelé le Cercle de réflexion des cancérologues français un groupede réflexion qui s’est voulu avec des professionnels, avec des administratifs, avec despolitiques, avec des industriels, avec tous les gens qui étaient concernés par la lutte contrele cancer. Et on leur a dit : ‘Voilà. Voulez-vous participer à un effort de réflexion sur la luttecontre le cancer ?’. Et cet effort de réflexion a attiré pas mal de gens. On s’est retrouvés,quand on avait des réunions plénières entre 150 et 300. Et on a avancé pas à pas. Ona essayé de faire le point sur ce qui ne marchait pas, ensuite on a recherché les verrousqui bloquent, et puis on est arrivés à établir finalement des propositions que nous avons

171 Conclusion du Compte-rendu du Séminaire de Réflexion stratégique en cancérologie, op.cit., p. 34

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rédigées sous forme d’un Livre Blanc, et ce Livre Blanc a été soumis à toute une réflexionpendant un an et demi, deux ans, de la part de gens extrêmement variés : il y avait aussiHenri Pujol qui est le président de la Ligue, il y avait des gens qui sont venus à Ste Catherineou à Lyon, à Brest ou à Paris. On disait : ‘C’est comme dans une équipe de foot, il peuty avoir des personnalités différentes, mais ils ont tous le même maillot, celui du Cercle ;c’est-à-dire qu’ils sont là pour réfléchir, ils ne sont pas là ex qualité représentants d’uneautorité, d’une tutelle, ou d’un lobby, mais ils mettent ce qu’ils ont en commun pour faireavancer les choses’. Donc ça a été extrêmement fructueux, et nous avons balayé à la fois lachirurgie, la chimiothérapie, les soins de support, la prise en charge globale, l’enseignement,la recherche, et on a écrit donc ce Livre Blanc .» Entretien avec le professeur Serin

« Et puis un troisième événement qui était quand même important, c’est que certainsprofessionnels se sont mobilisés, pour la première fois des professionnels travaillaientensemble, en particulier Thierry Philip, et d’autres notamment, ça s’appelait Le Cercle. Enfin,bref, il y avait une dizaine de professionnels représentatifs, il y avait Serin, Thierry Philipdonc, il y avait Maylin, le type de Brest… qui doit être à la retraite…

Jean ClavierJean Clavier oui. Donc ces professionnels se réunissaient ensemble pour réfléchir

aussi. […]La deuxième caractéristique, et là c’est peut-être ce qu’il y a eu de plus original sur

ce plan, c’est qu’il s’est appuyé vraiment de manière forte sur ce que les professionnelspensaient. Donc on a vraiment travaillé à partir d’une plateforme de propositions faites parles professionnels, ce qui fait que lorsque le plan d’action a été présenté, il reprenait engrande partie tout ce qui était possible à ce moment-là sur le plan financier ou technique àpartir de ce que les professionnels proposaient.

Donc le mouvement est parti d’un terreau professionnel, des revendicationsprofessionnelles…

Ce n’était pas des revendications, c’était vraiment des professionnels qui s‘étaientréunis dans ce Cercle qui avait fait un très bon boulot, qui avait fait un constat de carence,qui avait fait une analyse des besoins, qui regroupait l’analyse et la mobilisation des besoinsdes patients, et au lieu de partir d’en haut et de faire le plan de santé publique pondu dansles administrations ou dans les cabinets, le plan qui a été présenté s’est largement inspirédes besoins qui étaient remontés. Ce n’était pas des syndicats, et donc ce n’était pas dela revendication. C’était vraiment des professionnels de santé qui disaient ce qui manquait.Donc tu vois la différence : on n’est pas dans la revendication, on est vraiment dans unedémarche je dirais de santé publique. » Entretien avec un conseiller du cabinet de BernardKouchner (1998-2002)

Si l’on se réfère à Patrick Hassenteufel, l’expertise peut même être considérée commeun « pouvoir politique » dans le sens où elle permet d’accéder au champ politique, voiremême d’orienter sensiblement l’action publique en matière de politique sanitaire, commenous l’avons attesté dans le cas des experts du Cercle :

« Le pouvoir politique des médecins se décline sous deux formes principales : lapremière est le rôle d’expert auprès du pouvoir politique dans tous les domaines touchant àla santé. C’est ainsi que les médecins ont pris une part tout à fait décisive dans les politiqued’hygiène et de santé publique : assainissement urbain, campagnes de vaccination,programmes de prévention, etc. Historiquement, dans l’espace public, les médecins formentle groupe le plus écouté sur toutes les questions se rattachant à la dimension sanitaire.Leur légitimité à intervenir dans ce domaine a longtemps été supérieure à celle des autre

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acteurs, quels qu’ils soient. Ce pouvoir politique est un pouvoir d’expertise qui concernejusqu’aux activités les plus intimes et les plus fondamentales : la façon de manger,de boireou de faire l’amour…Le savoir médical permet aussi aux médecins de s’ériger en guide des

conduites privées. » 172

La volonté de toucher la sphère politiqueA l’expertise des professionnels membres du Cercle est corrélée une dimension voulue

explicite dès la création de l’instance informelle. La sixième proposition d’axe de réflexionet de travail, exposée en conclusion du Compte-rendu du Séminaire de Deauville, réfère àcette dimension centrale de l’action du Cercle : « L’objectif, c’est ‘une cancérologie françaisede qualité pour tous’. Dans ce but, le groupe de réflexion a décidé de se constituer enforce de sensibilisation de l’opinion publique et des pouvoirs publics , pour mettre enplace un véritable projet de plan stratégique national du cancer »173. (souligné par nous)

Le professeur Maylin, organisateur du Séminaire, montre d’emblée l’importance de lasensibilisation des pouvoirs publics, en revenant, lors de notre entretien, sur le moment oùil essaye d’obtenir le Haut Patronage du Président Chirac :

« Et vous savez qu’il a fallu que je me batte pour que ce soit mis sous l’égide duPrésident Chirac, c’était en 1997. Parce que j’avais été voir son conseiller et pareil, il medit : « Le Président ne s’occupe jamais de ce genre de problème, a priori la réponse estnon ». Je lui dis : « Demandez-lui au lieu de me dire non comme ça ». Je suis resté uneheure dans son bureau, et pareil lui, un nul de chez nul, et parce qu’il était nul, il a eu unegrosse promotion. Il me dit que le Président ne s’occupe pas de cancer, et quand vousvoyez ce qui s’est passé après…Deux jours après il me téléphone pour me dire : « Vousaviez raison, le Président a accepté ». (Rires) Comme quoi, les conseillers c’est terrible,ils vous bloquent ! ».

Cet épisode a l’air d’une anecdote, pourtant il signe dès la création du Cercle le lieninhérent entre l’action de ce dernier et le champ politique. La volonté revendiquée desensibiliser le pouvoir politique repose sur la certitude que la lutte contre le cancer doitdevenir une priorité nationale, ou du moins, deux ans avant le premier programme national,doit susciter l’interpellation des autorités légitimes afin de mener à bien un changement dansl’action publique sanitaire.

« C’est pour ça qu’on avait créé le Cercle, pour être une espèce d’aiguillon pour lesdifférents gouvernements de droite ou de gauche. » Entretien avec le professeur Maylin

Cette certitude est l’apanage de professionnels experts dont certains traits nous invitentà réfléchir à partir de la notion de « policy entrepreneur » développée par J. W. Kingdon,afin de mesurer la portée de la médiation du Cercle.

Le Cercle : un forum de « policy entrepreneurs » ?La littérature de J. W. Kingdon à laquelle nous avons déjà fait référence pour structurer

notre argumentation nous invite à aborder la notion de « policy entrepreneur », ouentrepreneur politique. J. W. Kingdon est le premier auteur à avoir développé cette notionqui, aujourd’hui, n’est plus usitée seulement dans le cadre de réflexions sur la mise à

172 Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat. Une comparaison européenne, Paris, Presses de la Fondation nationaledes Sciences politiques, 1997, p. 22-23

173 Ibid, p. 34

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l’agenda, mais également dans l’analyse des rapports de pouvoir au sein des institutions,et de la territorialisation des politiques publiques174.

Revenons d’abord succinctement sur l’utilisation du terme « forum » que nousempruntons à Bruno Jobert dans son introduction de l’ouvrage Le tournant néo-libéral en

Europe 175 . Pour analyser le changement dans l’action publique et le rapport au politique,

il définit trois types de forums où s’opèrent les changements de référentiels – dans le casde l’ouvrage, le référentiel néo-libéral s’impose eu Europe à partir des années 1980 - : leforum scientifique des spécialistes ; le forum de la communication politique ; le forum descommunautés de politiques publiques. C’est au sein de ces forums que s’opère, avec desrythmes et des acteurs variables, le renouveau de certaines pratiques de l’action publique,ainsi que de certains corps de doctrines. Selon notre définition, un forum est un lieu deproduction de savoir qui, eu égard à une conjoncture particulière, peut orienter l’actionpublique. Dans notre analyse de la lutte contre le cancer, le Cercle est un forum scientifiquede professionnels qui, par leur expertise garante de scientificité, produisent un savoir dontl’impact est reconnu, notamment par le champ politique. Cet impact est celui d’une réflexiondont le caractère innovant portait les germes du plan cancer de 2000.

« Quand je le [le compte-rendu du séminaire de Deauville] relis et que je vois laconclusion, je me dis qu’on avait tout inventé. Oui, on avait inventé le plan cancer . »Entretien avec le professeur Maylin

« Et là ils ont commencé à imaginer à la fois la réforme des centres et l’innovationscientifique, parce que Maraninchi arrivait de Marseille, Thierry arrivait de Lyon, c’étaitl’Européen, c’était sudiste quoi ! C’est marrant. Et ils ont accouché du Plan Cancer aussi :ils ont préparé et conçu le Plan Cancer. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA

« Donc on a vraiment travaillé à partir d’une plateforme de propositions faites par lesprofessionnels, ce qui fait que lorsque le plan d’action a été présenté, il reprenait en grandepartie tout ce qui était possible à ce moment-là sur le plan financier ou technique à partir dece que les professionnels proposaient. » Entretien avec un Conseiller du cabinet de BernardKouchner (1998-2002)

L’innovation que prône le Cercle n’est que la déclinaison, à l’échelle d’une structuread hoc, du nouveau référentiel en cancérologie qui s’est épanoui depuis la réforme de laFédération, qui s’est inscrit dans un contexte d’évolution de la politique sanitaire avec desproblématiques nouvelles, et qui, à la fin de l’année 1997, trouve une instance médiatriceau sein de laquelle des professionnels ont à cœur d’émettre des propositions pour « mettreen place un véritable projet de plan stratégique national du cancer »176.

Dans cette perspective, pourquoi parler de forum d’entrepreneur politique ?A partir de l’ouvrage déjà cité de J. W kingdon, nous pouvons retenir deux éléments de

définition d’un « policy entrepreneur ». Le premier est la capacité à innover et anticiper sur lecours de l’action publique. Les « policy entrepreneurs » cherchent à « initiate dynamic policychange by designing and implementing innovative ideas into public sector-practice”177.

174 Cf. par exemple Olivier Borraz, « Le leadership institutionnel », in Andy Smith, Claude Sorbets, Le leadership politique etle territoire : les cadres de l’analyse en débat, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 127-142.

175 Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe : idées et pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994.176 Conclusion, Compte-rendu du Séminaire de Réflexion stratégique en cancérologie, op.cit, p. 34177 J. W. Kingdon , Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little Brown, 1984, p. 117

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Le deuxième élément clé de définition relève de l’intention des « policy entrepreneurs »à investir des ressources afin que le changement puisse réellement s’opérer à travers lapromotion d’alternatives. Cet aspect est particulièrement souligné par l’auteur selon lequelune des caractéristiques principales des « policy entrepreneurs » est : « their willingnessto invest their ressources – time, energy, reputation, and sometimes money – in hope ofa future return »178. Ces derniers investissent donc du temps, de l’énergie, leur réputationet parfois leur fortune personnelle, dans l’espoir du bénéfice qu’ils pourraient retirer de cetinvestissement.

Tous les professionnels du Cercle ne peuvent pas être qualifiés d’entrepreneurpolitique, mais certaines caractéristiques de ses promoteurs permettent au moins de tenterune analyse en ces termes, ou du moins d’émettre quelques hypothèses.

Dans l’esprit des premiers partisans du Cercle qui ont notamment participé activementau Séminaire de Deauville, il est clair, comme nous l’avons montré plus haut, que l’innovationest centrale : après avoir dressé des constats et établi des propositions d’action, ThierryPhilip, Daniel Serin et Claude Maylin, les professionnels sans doute les plus impliqués dansle Cercle, revendiquent en conclusion leur volonté de mettre en place un projet de plannational de lutte contre le cancer, ce qui est, à l’époque, quasi visionnaire. L’innovationqui pourrait qualifier la réflexion du Cercle et de ses promoteurs serait corrélée à del’anticipation, de la clairvoyance.

Pauline Ravinet, dans son article « Fenêtre d’opportunité. Analyse du processus demise sur agenda et déconstruction de la rationalité »179 revient sur les trois principalesqualités des entrepreneurs politiques. La première est d’être reconnu ou entendu. Laqualité d’expert que nous pouvons attribuer aux professionnels promoteurs du Cercleest de surcroît renforcée par leur statut. Tous sont représentant d’un type d’institutionsanitaire, et ce caractère de représentation leur confère une reconnaissance auprès deleurs pairs tout en les légitimant aux yeux du champ politique : Thierry Philip, en tant quePrésident de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, a acquis unesolide reconnaissance auprès de ses pairs qui s’est solidifiée au moment de la réformede la Fédération ; Claude Maylin représente l’AP-HP ; Daniel Serin parle au nom de lacancérologie du privée.

« Si vous voulez, dans le noyau du Cercle, ce sont des gens qui avaient déjà desrôles représentatifs de la part de leurs collègues. Ils étaient président de ceci, président decela, ce qui fait que quand ils parlaient, ils pouvaient dire 'Je parle au nom de' - avec tousles bémols qu'il faut mettre dans ces cas-là - et ça c'est important parce que ça donne unelégitimité. Thierry, par exemple, parlait en tant que président de la Fédération; Maylin parlaitau nom des universitaires de cancérologie parisienne, et moi des cancérologues privés; etClavier qui avait succédé à Maylin dans son rôle d'universitaire avait aussi cette spécificité;et il y avait Philippe Bergerot qui est un type du privé, il était le président de l'UNHPC, l'Unionnationale de l'hospitalisation privée en cancérologie, qui est le syndicat majoritaire de lacancérologie libérale. Donc les gens qui sont venus dans le Cercle, sont venus avec ce qu'ilsétaient, et en particulier avec leur niveau de représentation, ce qui fait que le Cercle n'a paspu être décrédibilisé. Et ceux qui étaient contre le Cercle, c'était parce qu’ils sentaient qu'ilsauraient de la peine à exister. Par exemple, Khayat n'a jamais voulu faire partie du Cercle[…] » Entretien avec le professeur Serin

178 Ibid., p. 122179 in Boussaguet L. et alii (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de la Fondation nationale de Science

politique, 2004, pp. 217-225

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La deuxième qualité que met en exergue Pauline Ravinet et qui rejoint une partie dela définition de Kingdon est celle de négociateur. Pour que les propositions et les idéesinnovantes du Cercle soient portées auprès des autorités politiques et puissent alimenterune réflexion sur un changement de l’action publique en terme de lutte contre le cancer,il est nécessaire que des débats d’idées et des négociations puissent s’opérer en termede médiation auprès du politique. Un grand nombre de professionnels membres du Cercleparticipaient déjà depuis plusieurs années à la Commission nationale du cancer, mais lacréation de cette instance informelle a redynamisé l’organe consultatif dans la mesure oùThierry Philip a été nommé Vice-président : s’est opéré d’emblée un processus de transfertde savoir entre le Cercle et la Commission.

« A partir de là, là aussi il faut revoir les dates précises, mais ça doit être un momentcomme 1998, Kouchner a créé la Commission nationale du cancer, ou plus exactementa recréé la Commission nationale du cancer qui existait bien avant. Et à ce moment-là,j’étais clairement le leader de l’affaire, mais comme j’étais très marqué ‘CRLCC’ et qu’iln’a pas voulu attaqué de front les CHU dans l’affaire, je n’ai pas été nommé Présidentde la Commission nationale du cancer mais Vice-président, et le président était un braveprofesseur lyonnais de biochimie, dont le nom m’échappe, qui ne connaissait absolumentrien au cancer, qui était un gentil président, mais qui m’a laissé faire le boulot, le vrai. Eten réalité, le Plan cancer, c’est la production conjuguée du Cercle et de la Commissionnationale du cancer, et comme c’était les mêmes, on alimentait les deux avec exactementles mêmes réflexions, et donc quand il y a eu le plan Gillot, en réalité c’est la compilationde tout ce qu’on a préalablement fabriqué. » Entretien avec le professeur Philip

Thierry Philip présente donc assez justement les traits de l’entrepreneur politiquequi devient, par son statut de Vice-président de la Commission nationale du cancer, uninterlocuteur privilégié du ministère de la Santé et parvient incontestablement, via cettestructure institutionnalisée, à orienter le débat sur la lutte contre le cancer en fonction desimpératifs que le Cercle a su promouvoir.

Enfin, la troisième et dernière qualité que doivent posséder les entrepreneurs politiquesest la persévérance, que nous relions à l’investissement de ressources personnelles. Cettequalité est relativement difficile à démontrer, puisqu’elle n’est pas quantifiable, et nécessiteune analyse empirique approfondie en terme d’entretiens.

Le témoignage de la Déléguée Générale du CLARA est tout de même éclairant :« Donc ils travaillaient énormément, ils y mettaient beaucoup de cœur, beaucoup de

science, beaucoup de sérieux, ils émettaient des avis, des recommandations, qui demeurentencore, qui sont toujours d’actualité, sur le tabac, sur l’alcool, sur la prévention, sur ledépistage […] Ils cherchent des successeurs aussi motivés qu’eux, des types capables dedéfricher le niveau européen avec autant de convictions, de talents et de capacité à prendredes coups, car il y a beaucoup de coups à prendre. Ce sont des inoxydables ces types, moiils m’impressionnent . »

En parlant des membres du Cercle qui ont participé au travail de la Commissionnationale du cancer, la Déléguée Générale du CLARA fait clairement ressortirl’investissement en temps, en énergie, en réputation, dans la mesure où les promoteursdu Cercle n’ont pas reculé devant le risque de « prendre des coups ». Un bémoldemeure pourtant quant à la stricte définition de Kingdon par rapport à l’investissement desressources personnelles des entrepreneurs. Kingdon parle d’espoir dans « a future return »,c’est-à-dire l’espoir dans des bénéfices personnels futurs qu’on peut faire l’hypothèse dedécliner en promotion politique.

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En effet, les promoteurs du Cercle, que nous avons restreints à trois professionnelscentraux en fonction de nos ressources empiriques, ont les qualités de la reconnaissancescientifique, de la persévérance et de l’investissement en ressources personnelles, et dela négociation avec les autorités politiques, essentiellement pour Thierry Philip, même siClaude Maylin et Daniel Serin ont largement été en contact avec les politiques, en atteste laLettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle sous-titrée ‘Pour une loi d’orientationspécifique de la lutte contre le cancer en France’, qu’ils sont allés présenter aux troisprincipaux candidats à l’élection de 2002180.

Pourtant, de 1997 à 2000, rien ne nous permet d’appréhender cette caractéristiqued’investissement personnel dans l’espoir d’un retour futur, hormis la nomination de ThierryPhilip au poste de Vice-président de la Commission. Car malgré le lien très fort qui liemédecine et politique, l’activisme professionnel caractérisant les promoteurs du Cercle restecelui d’un investissement de professionnels qui attendent une réponse du champ politiquesans que ces professionnels n’aient de statut dans ce champ politique même. A partir de2000, la donne changera, notamment par rapport au rôle de Thierry Philip qui va acquérirdes statuts de plus en plus influents, notamment dans le champ politique à partir de 2004.Mais en 1997, les mots de ce dernier sont très clairs :

« En conclusion, je vous dirais que j’aimerais bien que les politiques fassent de lapolitique. On aimerait savoir ce que vous voulez. Je vous dirais que si vous faisiez de lapolitique, ça serait simple de faire de la médecine. Mais si vous me demandiez mon avis,franchement, je ne suis pas sûr que vous soyez capable d’entendre ce que l’on vous dit.Je vous dirais que je suis d’accord avec Daniel Serin : il faut qu’on réfléchisse à commenton peut vous trouver un « appareil d’audition de nos problèmes » (un lobby). Mais si, parhasard, vous pouviez entendre, alors faites de la politique ! Allez-y vraiment. C’est ce quel’on vous demande. C’est ce que l’on souhaite…P.S : Le cancer n’est ni de droite, ni degauche. Nous, on ne fera pas de politique, ce n’est pas notre job. »181.

C’est pourquoi notre appréhension de la notion d’entrepreneur politique pour qualifierl’action des promoteurs du Cercle est loin d’être exhaustive. Avant 2000, nous ne pouvonspas réfléchir à l’action des protagonistes du Cercle en terme de carrière politique, souventanalysée comme le principal bénéfice ou promotion qui gratifie les entrepreneurs politiques.La principale explication à ce constat est que la plupart du temps, les analyses qui reposentsur la notion développée par Kingdon sont centrées sur des élus, locaux ou nationaux. Or,

180 « […] en 2002 nous avons vu quasiment tous les candidats à la présidence de la République, sauf Le Pen. Mais tous lesautres on les a rencontrés, on a vu Chevènement, on a vu Chirac, on a vu Jospin, donc on était toujours le petit groupe… En tantque représentants du Cercle ? Oui, en tant que représentants du Cercle, et en précisant bien qu’on était apolitique. Et donc là on aplaidé non pas pour un plan cancer, puisqu’il y en avait déjà un, mais on a plaidé à cette époque pour une loi, une loi quadriennale ouquinquennale de lutte contre le cancer » Entretien avec Thierry Philip «Et pour la petite histoire, c’est que nous on avait peaufiné aussinotre discours et notre Livre Blanc et on a décidé d’intervenir-ce qui était original à l’époque et qui l’est beaucoup moins aujourd’hui -on a décidé de rencontrer tous les candidats à la présidentielle avec notre Livre sur le cancer. Et on s’est divisé les choses, il y en aqui sont allés voir Chevènement, il y en a qui sont allés voir Jospin, et moi avec Philippe Bergerot, on est allés voir Chirac à l’Elyséepour lui dire que le cancer était important. » Entretien avec Daniel Serin « Et après il y a eu un deuxième document, c’était au momentde l’élection présidentielle de 2002. Et là c’est pareil, il y avait aussi Daniel Serin, Thierry Philip. On a présenté au début du documentdes chiffres : 700 nouveaux cancers chaque jour, 800 000 Français atteints, sur 60 millions de Français, 27 millions développerontun cancer un jour dans leur vie. Ces chiffres ont frappé les politiques, et donc après on a développé sept priorités, et l’INCa les arepris plus tard. Trois priorités nationales, quatre priorités européennes…ils ont tout pompé…Et à la fin on posait douze questionsaux candidats. » Entretien avec Claude Maylin

181 Thierry Philip, « Le cancérologue et le pouvoir politique », in Compte-rendu du Séminaire de réflexion stratégique encancérologie, op.cit., p. 33

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dans notre analyse, les traits mis en valeur pour qualifier l’entrepreneur politique concernentdes professionnels qui se revendiquent apolitiques. Pourtant, ces traits sont d’une grandeacuité et rejoignent presque en totalité la définition de Kingdon. C’est pourquoi l’analyse quenous avons menée reste d’un grand intérêt pour la progression de notre démonstration quivoit l’émergence de la question du cancer investir largement le champ politique à travers lamédiation du Cercle dont l’ensemble de la réflexion est transférée au sein de la Commission,instance certes consultative mais dont la réactivation à partir de 1998 est entièrementimputable à la volonté d’innovation et de changement portée par Thierry Philip nommé Vice-président et par l’ensemble des professionnels membres des deux instances qui prônentune dynamique renouvelée en matière de lutte contre le cancer.

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CONCLUSION

Ce deuxième temps de réflexion a essentiellement mis en lumière un certain nombred’éléments structurants pour notre analyse en terme de mise sur agenda.

La notion d’émergence du problème-cancer jusque-là centrale nous a permis d’isolerdeux courants, celui des problèmes, et celui des solutions. Ce schème de pensée empruntéà J. W Kingdon, qui sert surtout de modèle analytique, nous a invitée à entreprendre notredémonstration en fonction de phases successives correspondant chacune à des degrésd’intensité du phénomène d’émergence.

A la structuration d’un courant des problèmes que nous avons déconstruit, nous avonsapposé une réflexion sur le rôle d’une poignée d’acteurs avant-gardistes au sein des

centres de lutte contre le cancer qui ont su être clairvoyants sur l’urgence d’un changementdans la manière de prendre en charge le cancer au sein des centres spécialisés, maisaussi dans le rapport qu’entretiennent entre elles les différentes institutions sanitaires. Cegroupe d’acteurs auquel nous pouvons attribuer une force de conviction charismatique aproposé, puis su imposer un nouveau référentiel d’action au sein de la Fédération nationaledes centres de lutte contre le cancer, en phase avec l’évolution de la politique sanitaire etsachant surtout anticiper de nouvelles problématiques, comme celles des réseaux de soinsou de la qualité en cancérologie, qui deviendront prioritaires quelques années plus tard.

La structuration d’un courant des solutions provient donc d’une réponse localiste à unproblème global de la lutte contre le cancer, mais de la part d’une institution – les centresanticancéreux – historiquement centrale dont quelques ‘jeunes directeurs’ ont souhaitérelégitimer le statut menacé. Ils ont d’emblée anticipé la réponse faite au rapport de l’IGASde 1993 que nous avions analysé comme ‘la sonnette d’alarme’ suite à laquelle l’état dusystème de la cancérologie ne pouvait plus s’auto-entretenir, au risque de se gangréner.

Nous avons donc démontré l’importance éminente d’une configuration d’acteursrestreinte, le groupe des réformateurs, progressivement reconnu par ses pairs. A la faveurdu changement de président de la Fédération, poste auquel va accéder un des réformateurs,un mouvement d’alliances avec les autres structures sanitaires voit le jour, garant del’extension du nouveau référentiel. A ce mouvement, un autre vient se greffer, informelet structuré sur la base d’un réseau de professionnels, au sein duquel les valeurs deconfiance, de partage de convictions, et d’une même volonté de participer au combat contrele cancer, sont centrales. C’est la création du Cercle des cancérologues français, qui devientle lieu d’une production intense de savoir où l’innovation est première. Ses promoteurs vontactivement participer à la sensibilisation du champ politique en ayant clairement à cœurde faire évoluer la lutte contre le cancer à travers une prise de conscience capitale desdécideurs politiques. La nomination du Président de la Fédération, très impliqué au sein duCercle, au poste de Vice-président de la Commission nationale du cancer, est significativedu rôle d’entrepreneur politique qu’il a joué, symbolisant ce transfert de savoir entre les deuxorganes, l’un informel, l’autre institutionnel.

CONCLUSION

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La sensibilisation est dorénavant active, en atteste au niveau de la politique sanitaire,par exemple, la circulaire de mars1998182 qui vient concrétiser une volonté d’action de lapart du ministère de la Santé.

Pourtant, la mise à l’agenda gouvernemental du problème-cancer n’est pas immédiate.De fait, qu’est-ce qui va déclencher l’interpellation du gouvernement qui se manifestera parune mise à l’agenda gouvernemental, mobilisant l’ensemble de la classe politique ?

182 Circulaire DGS/DH/AFS n°98-213 du 24 mars 1998 relative à l’organisation des soins en cancérologie dans lesétablissements d’hospitalisation publics et privés.

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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Troisième Partie De la sensibilisationpolitique à l’événement politique : unsursaut des pouvoirs publics ?

« Il s'agit aujourd'hui dans le cadre de ce grand programme national d'inscrire la luttecontre le cancer au premier programme des priorités du gouvernement en matière de santépublique »

Introduction au Programme national de lutte contre le cancer du 1er février 2000,Secrétariat d’Etat à la Santé et à l’Action sociale

Nous arrivons, avec ce troisième temps de réflexion, dans l’analyse ultime du processusd’émergence du problème-cancer au sein du champ politique français. Notre réflexion ported’emblée sur les deux années qui ont précédé le premier programme national de lutte contre

le cancer du 1er février 2000. En point d’horizon demeure ainsi un plan national qui apparaîtcomme un événement politique majeur dans la mesure où c’est la première fois qu’unprogramme national de santé publique est mis en place pour une maladie au long cours.Contrairement au Plan Cancer dont le lancement, trois ans plus tard, sera prononcé par lePrésident de la République lui-même et qui fait partie d’un des trois chantiers quinquennaux,le programme de 2000 n’a pas mobilisé l’Elysée.

« C’est un plan d’action qui, à l’époque, avait mobilisé beaucoup le ministère desAffaires sociales, le ministère d’Etat à la Santé, mais qui n’avait pas réussi à mobiliser au-delà, donc ni le premier ministre ni le Président de la République. Mais c’est quand même lapremière fois qu’il y avait un engagement politique important au niveau d’un programme desanté publique. » Entretien avec un conseiller du Cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002)

Pourtant, ce premier plan signe l’émergence totale de la lutte contre le cancer ausein de la sphère politique française : d’une part, la planification détermine une miseà l’agenda gouvernementale pérenne à moyen terme qui se caractérise à la fois parune veille institutionnelle, et par l’alimentation d’un changement significatif de politique àtravers une nouvelle matrice cognitive et normative ; d’autre part, la classe politique estamenée à prendre position sur la question de la lutte contre le cancer, ce qui est uneautre caractéristique de l’émergence effective du problème-cancer dans le champ politique,comme le souligne Pierre Favre : « Il y a émergence effective dans le champ politique dèslors qu’une prise de position s’exprime dans des termes ou dans des conditions tels qu’ellecontraint une grande part des acteurs du champ à prendre position »183.

D’où la question suivante comme fil conducteur de la phase finale de notredémonstration :

Pourquoi, alors que le Secrétariat d’Etat à la Santé est sensibilisé au problème-cancer,la mise sur agenda gouvernementale n’est effective qu’à partir de 2000 ?

183 Pierre Favre (dir.), Sida et politique. Les premiers affrontements (1981-1987), Paris, L’Harmattan, 1992, p. 11

Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirspublics ?

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La question, cruciale, de la mobilisation des malades au sein de la Ligue nationalecontre le cancer à la fin de l’année 1998, ainsi que l’interrogation sur d’éventuelles conditionspolitiques favorables qui ont activé un « politics stream », nous permettent d’envisager lesultimes déterminants au fondement d’un sursaut historique transformant la lutte contre lecancer en mobilisation nationale.

CHAPITRE 5 Une mobilisation nationale qui passepar une mobilisation associative

A la lecture des premières pages de deux ouvrages d’éminents cancérologues françaisqui ont immortalisé sur le papier une partie de leur science sur le cancer, on retrouve destémoignages, soit d’un ancien patient dans la préface de l’un, soit d’une expérience avecun enfant malade au début de l’introduction de l’autre.

Chacun de ces deux cancérologues a choisi, pour introduire son propos, de mettreen lumière une caractéristique fondamentale du cancer, celle d’être une maladie terrible etterrifiante. Mais face au péril de la mort qui semble inhérent au cancer, un constat s’impose,comme une lumière qui serait le reflet en miroir de l’obscur verdict qui peut toucher lesmalades. Les personnes atteintes du cancer ne sont pas seules, elles sont entouréesnotamment de médecins qui sont amenés à jouer un rôle tout particulier dans le combat faceà la maladie. Et les deux témoignages dont nous avons choisi d’extraire quelques penséesreflètent à quel point la lutte contre le cancer participe d’une conception de la maladie quia profondément évolué ces vingt dernières années.

« Lorsqu’un matin, au terme d’un examen rapide, tombe le diagnostic : ‘C’est un cancer’,en une seconde le monde s’écroule autour de soi.

Le trou noir…L’étourdissement… […]Moi qui n’avais jamais été malade, en un instant, avec un seul mot « un cancer », la

détresse et l’angoisse de la mort m’avaient tout entier envahi.Ce que je dois au Professeur Maylin, mais aussi à Claude, c’est d’avoir su guérir mon

corps et soigner mon âme.Le rôle du cancérologue aujourd’hui est, bien sûr, d’abord, de trouver le meilleur

protocole possible pour vaincre la maladie, prolonger la vie et de plus en plus, permettrela guérison.

Mais l’autre mission du médecin, tout aussi importante, est de prendre la main dumalade, l’accompagner, lui permettre de comprendre ce qui se passe et où il en est. […] »184.

Une autre forme de témoignage est celui de Thierry Philip qui commence sonintroduction en narrant un souvenir du début de sa carrière de cancérologue. Il est tout jeunemédecin en stage à l’hôpital Edouard-Herriot. On est en 1978. Il va prendre en charge lepetit Orlando, âgé de 11 ans, atteint du lymphome de Burkitt, tumeur abdominale dont lePr. Philip avait fait son sujet de thèse et dont, à l’époque, le pronostic était sévère : Orlandoavait moins d’une chance sur trois de s’en sortir.

184 Préface d’Etienne Mougeotte à l’ouvrage de Claude Maylin, Plaidoyer pour guérir, Paris, La Méridienne/Desclée de Brouwer,2006

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« […] Orlando allait de plus en plus mal. L’organisme, épuisé, ne répondait presqueplus aux traitements.

A la fac, on nous donne toutes sortes de beaux enseignements sur la relation patient/malade. Mais c’est une chose de les apprendre, et une autre de les vivre. Orlando, d’unecertaine manière, tenait autant à moi que je tenais à lui – et il tenait par moi, ou pour moi.

Je revins le voir le plus souvent possible, dans les rares loisirs que me laissaient mesautres patients.

Comment c’est, le paradis ? me demanda un jour Orlando.Je n’y suis pas allé, dis-je en souriant. Alors…Et moi, répliqua-t-il, je vais y aller, mais je ne pourrai pas vous dire…Il avait l’air de s’excuser. J’ai compris plus tard que c’était une manière de me pardonner

d’être si impuissant. Comme dit Saint-Exupéry, mon auteur préféré : « Les enfants doiventêtre très indulgents envers les grandes personnes. »

Il mourut très vite, après ces mots. […] ».185

Ces deux témoignages laissent le lecteur touché par le sens des mots révélant laprofondeur du mal, physique et psychique, qui atteint le malade, mais aussi par l’espérancequi habite le corps et l’esprit de ce dernier grâce au travail d’accompagnement qu’effectuentessentiellement ici les deux médecins en question. Ils nous font prendre conscience del’importance essentielle de l’alliance médecin/patient et de leur lutte en commun, pourfaire front face au cancer. Cette perception d’une alliance où le malade devient un mailloncentral de la chaîne de soins est récente, et est significative d’une nouvelle représentationdu malade et de la maladie dans le champ de la cancérologie, et dans la société plusgénéralement.

En introduction, nous avons insisté sur la notion de représentation de la maladie ausein même de la société, c’est-à-dire les images, les connotations que véhicule le cancerdans l’imaginaire collectif. Jusqu’au milieu des années 1990, cette représentation reposeessentiellement sur l’idée d’une maladie honteuse et terrifiante qui ne peut être dite, qu’il fauttaire, voire même cacher. Cette perception, à laquelle il faut greffer une tradition françaisede la pratique médicale où le médecin exerce une forte autorité sur le malade, a fait sonchemin au détriment du patient qui se retrouvait très souvent, jusqu’à l’aube du XXIèmesiècle, tragiquement isolé.

Les 1ers Etats Généraux des malades du cancer organisés par la Ligue nationale contrele cancer fin 1998 marquent un tournant sans précédent dans la manière de percevoir lamaladie, et a fortiori, de la prendre en charge. Ils constituent un appel qui résonne commeun état d’urgence, porté par une frange de la société civile hautement symbolique aux yeuxde l’opinion publique et de la classe politique, celle des malades. Symbole de l’urgencemême d’une prise en charge qui n’est plus tolérable, d’une représentation de la maladiequi doit évoluer.

Cette mobilisation associative rappelle incontestablement la mobilisation contre le sidaqui marque, près de vingt ans plus tôt, une nouvelle manière d’aborder un problème desanté publique.

Nous allons tenter d’apporter un regard réflexif sur l’héritage de la mobilisationassociative contre le sida et de son influence dans le traitement politique du virus. Quel

185 Thierry Philip, Vaincre son cancer. Les bonnes questions, les vraies réponses, Editions Milan, 2004, p. 14

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enseignement peut nous apporter une tentative d’analogie entre les deux formes demobilisation

I/ L’avènement d’un état d’urgence« Pour la première fois, les personnes malades du cancer, des hommes et des femmes decourage, ont pris la parole pour dire leur vécu, leurs difficultés, les besoins ressentis, lesfaiblesses de nos systèmes de prises en charge, l’insuffisance d’information et de paroleséchangées. Pour la première fois, ils ont refusé d’être des ‘patients’, voulant être desacteurs . » (Souligné par nous)

Bernard Kouchner, Préface au Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades ducancer186

Les 1ers Etats Généraux des malades du cancer qui se sont déroulés à la fin de l’année1998 sont en tout point essentiels pour saisir l’émergence totale du problème-cancer ausein de la sphère politique. Ils forment un contexte exceptionnel dans la mesure où larevendication monte des patients jusque-là invisibles auprès des politiques, mais aussi dela société civile.

Ils vont permettre le plein épanouissement de la question du cancer à travers la prise deparole des acteurs les plus à même d’exprimer les dysfonctionnements de la lutte contre lecancer. Leur registre de légitimation est maximal puisque la revendication est exprimée aunom d’un intérêt englobant : celui des malades, mais aussi celui des proches des malades,familles, amis, collègues, qui parlent en tant que personnes ‘saines’ mais étant au contact dela maladie et pouvant potentiellement tomber malades. C’est donc la santé de la populationtoute entière qui, in fine, est représentée et défendue de manière sous-jacente.

La mobilisation des patients, par le concours de la Ligue, va ancrer définitivement, parl’action hautement symbolique des Etats Généraux187, le changement de représentations etde connotations autour du cancer, en apportant une dimension que les professionnels, soitignoraient, soit n’avaient pas su rendre primordiale.

Dans cette perspective, nous tenterons d’appréhender dans quelle mesure elle agitcomme un levier décisif dans l’ultime phase qui précède la mise à l’agenda gouvernementalde la lutte contre le cancer.

A. Des patients qui revendiquent une identité et de nouveaux droits.« Il y a auprès de la population française et des malades un besoin d’identité, un besoind’exister. » Entretien avec le professeur Serin

Au préalable, il nous faut rappeler qu’en 1998 demeure encore vivace une perceptiondu cancer qui repose sur la peur et qui rend tabou une maladie dont il ne faut pas prononcerle nom, non seulement au sein de la société civile, mais parfois même au sein même duchamp politique. Cette perception tend bien sûr à être enrayée depuis le début des années1990 grâce à tous les processus que nous avons pu analyser jusqu’à maintenant. Pourtant,

186 Compagnon C., Cuillère JC., Maignien M., Tisseyre P., Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer, Lesmalades prennent la parole, Paris, Ed. Ramsay, 1999, p. 9

187 « Le terme Etats Généraux évoque en France les ‘cahiers de doléances’. C’est bien la teneur de cette parole ouverte […] »Henri Pujol, Avant-propos au Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer, op.cit, p. 7

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au début des années 1990, le scandale Crozemarie188, du nom du président de l’Associationpour la Recherche sur le Cancer qui a détourné une grosse somme d’argent, a participé àstigmatiser un peu plus la maladie, ne facilitant pas l’évolution des mentalités.

« Je crois qu’ils [la Ligue contre le cancer] arrivent à récupérer….parce qu’il y a eu lescandale de l’ARC et au niveau de la Ligue, ça a donné un coup de frein. Et d’ailleurs je mesouviens à un moment donné, madame Simone Veil, ministre des Affaires sociales et dela Santé sous Balladur, j’avais été la voir pour le plan cancer et elle m’a dit : « Surtout, neprononcer pas ce mot-là. Le cancer, ça fait peur, et puis il y a eu le scandale de l’ARC ». Il nefallait pas parler du cancer, car il y avait eu le scandale de l’ARC, tout ça leur faisait peur…[…] A l’époque il y avait donc un tabou énorme autour du cancer […] Avant, on n’osait doncpas prononcer le mot même […] » Entretien avec le professeur Maylin

Cet ensemble de connotations reposant sur la peur, la honte, et sur l’image plus diffused’un mal qui métaphorise le malaise et le mal être social pour l’inscrire dans le corps189,a exacerbé une situation dans laquelle les patients n’ont pas d’identité propre, ne peuventpas se revendiquer en tant que malades. Dans la mesure où la maladie est tue, commentse dire malade ?

Cette situation est également imputable à la relation qu’ont longtemps entretenue lesmédecins avec les patients. Le médecin a longtemps exercé un pouvoir arbitraire sur lepatient, du fait de ses compétences scientifiques. Ce pouvoir est bien sûr inhérent à laprofession médicale, comme le souligne Patrick Hassenteufel :

« Le pouvoir médical, qu’il soit sacralisé ou au contraire dénoncé, est cependant leplus souvent posé comme une évidence résultant du savoir scientifique sur lequel se fonde

l’exercice de la médecine » 190 .

« Pour le grand public comme pour les experts des questions de santé, l’existenceet la nature du pouvoir médical semblent le plus souvent aller de soi. Le pouvoir médicalse base fondamentalement sur la capacité du médecin à guérir, à restaurer le bien-êtrephysique : le médecin est dans la situation de sauver la vie et de faire reculer la mort. Surcette aptitude reconnue à soigner se greffent une série d’autres attributs de pouvoir quisemblent en découler quasi naturellement : l’autorité exercée sur les malades bien sûr, maisaussi sur les autres personnels soignants et, au-delà, sur l‘Etat et sur l’opinion publique »191 .

Pourtant, dans le cas du cancer, cette relation déséquilibrée fondée sur un médecin quidétient le savoir à propos d’une maladie qui hante l’imaginaire collectif, a trop souvent et

188 L’affaire Crozemarie a été fortement médiatisée. Rappelons qu’en cinq ans, entre 1990 et 1995, Jacques Crozemarie adétourné de 200 à 300 millions de francs issus des donations. Relevons simplement quelques extraits d’un article de L’Humanité parule 25 mai 1999 : « ‘Dès que le scandale a éclaté, de nombreux courriers, anonymes ou non, nous ont été adressés. Les donateurs,scandalisés, nous traitaient de pourris et ils nous menaçaient de ne plus donner un centime pour la lutte contre le cancer’, témoignele directeur de Léon Bérard à Lyon. ‘Le scandale de l’ARC fut un cataclysme psychologique’, se rappelle François Karilsky, directeurde l’Institut Fédératif de recherche de l’Institut Gustave Roussy. ‘ Nous étions à la fois furieux et effondrés, tout en ressentant unecertaine culpabilité de n’avoir rien vu venir’. L’insuffisance chronique des fonds publics consacrés à la recherche explique l’importanceprise par les dons en ce domaine et, du coup, l’inquiétude des chercheurs ».

189 Référence ici à Patrice Pinell comme on a pu déjà l’évoquer en introduction190 Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat…, op.cit, p. 6191 Ibid., p. 21

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trop longtemps conduit le médecin, voire les médecins192, à ne pas dire la vérité au malade,mal la dire ou la détourner. Le début du Livre Blanc des Etats Généraux, qui compile dansune première partie les témoignages des malades, de leurs proches et des professionnelsde santé qui se sont exprimés, est consacré au thème du diagnostic. Certes la question estextrêmement délicate pour les professionnels puisqu’elle relève de l’ordre de l’intime, duressenti, de la manière d’appréhender la force de caractère du patient en peu de temps.

« La vérité est un problème qui se pose entre le soignant et le malade. Le soignant doitsaisir ce que veut savoir le malade, il faut qu’il soit à l’écoute. Il n’est pas question d’assénerune vérité alors que le patient n’est pas prêt à l’entendre.»193

En outre, cette question est d’une grande complexité dans la mesure où certainspatients refusent personnellement d’entendre la vérité. Malgré cela, la majorité des maladesdénoncent la brutalité de l’annonce de la maladie, ou tout simplement sa négation, en dépitde l’anéantissement que cela peut engendrer.

« Jamais le spécialiste et le généraliste n’ont parlé de cancer. Je n’étais pas dutout préparée à cette maladie. Le médecin m’a dit : ‘Vous n’êtes pas malade, vousn’avez pas l’air de quelqu’un de malade, je ne sais pas si je vais vous opérer’.Pendant six mois, il y a eu des scanners, des biopsies, des analyses ; on ne m’ajamais dit : ‘C’est peut-être un cancer’. Je l’ai su le jour de l’opération, mon mariaussi, c’est un petit peu dur. On devrait nous préparer. On m’a dit que c’était latuberculose ou un abcès. Il faudrait nous dire ce que l’on a et préparer la famille

au fait que cela peut être grave. » 194 « Nous étions à l’hôpital à cent kilomètres

de chez nous, assis sur des marches d’escalier, nous attendions les résultatspour notre fils. Le professeur est sorti en disant : ‘C’est fichu.’ Vous voyez lechoc. Nous devions rejoindre notre domicile pour retrouver nos enfants quinous attendaient […] Nous sommes partis, et avons manqué à trois reprises denous mettre en l’air sur les barrières de sécurité de l’autoroute en nous disantque nous n’avions pas le droit de mourir parce que les enfants nous attendaient

[…]. » 195

C’est pourquoi la grande majorité des malades réclament la vérité comme un moyen ultimede combattre la maladie. Leur identité de malade passe par la reconnaissance de la maladie,d’où seulement peut mûrir la décision intime de guérir. Et malades comme professionnelsreconnaissent que c’est seulement sur la base de la vérité que peuvent s’instaurer des liensde confiance essentiels au cheminement thérapeutique.

« Ne pas dire la vérité, c’est nous enlever notre dignité, ne pas nous donnerles moyens de nous battre. Le corps soignant doit dire la vérité. Informer etexpliquer le cancer, le concret de la maladie, la durée et les handicaps qu’ellerisque de causer. »196 « Lorsque le malade sait que c’est un cancer, il peut lecombattre, tant qu’il ne le sait pas, il ne se battra pas. Je regrette, mais dans la

192 Puisque dans la plupart des cas, le patient est amené à rencontrer plusieurs spécialistes193 Témoignage d’un soignant, Livre Blanc des 1ers Etats Généraux, op.cit, p. 32

194 Témoignage d’un malade, ibid., p. 23195 Témoignage des parents d’un enfant malade, ibid., p. 26196 Témoignage d’un patient, ibid., p. 29

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réussite pour la guérison, le mental joue un rôle énorme, il joue pour au moins50% de la guérison. Le chirurgien m’a dit : ‘Vous pesez autant que moi si vousvoulez guérir’. »197 « Cancérologue radiothérapeute en centre hospitalier, j’aiassisté à une réunion sur le sida il y a quelques années. La question s’étaitposée : faut-il prévenir la famille ? La loi française prévoit : on doit la vérité aumalade. Dans le cancer, on fait le contraire, on informe d’abord la famille. Lavérité est difficile à dire et on essaie de protéger les gens. Le mot est tabou.Pourtant, il est très pénible pour l’équipe soignante de cacher la vérité au malade,car il n’y a plus de confiance. […] Tôt ou tard le patient connaît la vérité et c’estalors la perte de confiance totale, le désespoir qui s’installe : ‘On m’a menti’. »198

La revendication de nouveaux droitsOutre cette immense aspiration à être reconnus comme personnes malades, les

patients énoncent leur souhait de devenir acteurs de leur guérison en acquérant une placenouvelle au sein de leur trajectoire thérapeutique.

Dans cette perspective, ils défendent l’accès à des droits fondamentaux qui doiventdevenir inaliénables. Le premier d’entre eux, comme nous l’avons longuement développé,est le droit à la vérité, d’où découle le droit à une information de qualité sur les traitementset sur tous les aspects de la maladie au cours du parcours thérapeutique.

Ensuite, succèdent les droits de ne plus souffrir, d’avoir accès à un soutienpsychologique et à un accompagnement en fin de vie. Cette revendication a déterminé,ultérieurement, la réflexion autour de la psycho-oncologie et des soins de support dontla principale raison d’être est l’humanisation de la maladie, comme le rappelle BernardKouchner dans la préface du Livre Blanc : « Il nous faut, comme tous l’ont rappelé au coursde ces Etats Généraux, mobiliser la personne malade, la faire participer au traitement dela douleur, lui donner les moyens de faire valoir ses droits. En tout premier lieu, celui de nepas souffrir. La même préoccupation doit nous guider en ce qui concerne les soins palliatifs.[…] Un système de santé plus proche des citoyens doit savoir traiter la mort à égalité pourtous. Nos concitoyens exigent une médecine plus humaine, à travers leur attachementau médecin de famille, aux petites structures qui ne soient pas écrasantes. Nous devonsconstruire une nouvelle culture de la fin de vie. »199

Le droit à un meilleur accompagnement social est successivement revendiqué, enterme d’exigences administratives, économiques et sociales car trop de malades oud’anciens malades souffrent de la précarité, de l’exclusion, de l’indifférence, voire de laviolence, physique ou symbolique. La réinsertion la plus harmonieuse et la plus apaisée ausein de la société civile est l’ambition d’une telle revendication.

Enfin, le droit à la prévention et au dépistage apparaît pour tous comme les premiersgarants de l’égalité d’accès aux soins, au moins au premier stade de la maladie.

Tel est le tableau que nous pouvons dresser au terme de cette mobilisation au coursde laquelle les malades, leurs proches ainsi que les professionnels se sont réunis dansdes forums régionaux ou départementaux dès le mois de septembre 1998. Ainsi, plus detrois mille personnes ont pu s’exprimer ouvertement, dont mille trois cents lors de la journéenationale du 28 novembre à laquelle Bernard Kouchner était présent.

197 Témoignage d’un patient, ibid., p. 30198 Témoignage d’un soignant, ibid., p. 31

199 Préface, ibid., p. 10

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Cet événement provoque une émotion certaine, notamment auprès des professionnels.« Le cri des malades à ce moment-là : ‘Donnez-nous des médecins plus humains’. Aïe,

c’était la claque… » Entretien avec le professeur SerinMais il a surtout une portée politique princeps.

B. Un défi lancé au politiqueLe Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer est paru près d’un an aprèsl’événement, et dresse un principal constat :

« Les malades et leurs proches ont très nettement exprimé au cours de ces débats leursouhait et leur volonté d’aboutir à un changement radical des mentalités et des habitudesdans la prise en charge de la maladie et de l’être malade. »200 Ce que clament les malades,c’est que la situation telle qu’ils la perçoivent n’est plus viable, du moins en ce qui concernela prise en charge thérapeutique et sociale.

« […] ce qui était revendiqué par les malades, ce n’était pas une technicité ou descompétences plus importantes de la part des professionnels, qui étaient reconnues par tous– à mon sens, on n’a jamais entendu, pendant les 1ers Etats généraux, les malades seposer la question de la compétence des médecins ou de la qualité des pratiques - ; parcontre, il y avait une vraie revendication sur comment pallier au déficit d’accompagnementet de prise en charge psychologique. » Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA

Ces Etats Généraux ont eu une couverture médiatique importante, de par leur naturemême, mais également dans la mesure où le ministre de la Santé de l’époque, BernardKouchner, était présent. Cette présence n’est pas uniquement symbolique/représentatived’une prise de conscience et d’un intérêt croissant du champ politique pour la question ducancer. Elle vient surtout appuyer l’idée que le pouvoir politique reconnaît et légitime lamobilisation des patients devant laquelle personne ne peut rester sourd.

Bernard Kouchner a écrit la préface du Livre Blanc : acte symbolique qui entérine unepromesse d’engagement du politique et qui est une réponse concrète aux malades.

« Je me souviens avec émotion des premiers Etats Généraux des malades atteintsde cancer : moment exceptionnel qui marquera l’histoire des soins en France. […] CeLivre Blanc, mémoire de tous les témoignages de cette journée, atteste d’un véritablebouleversement, destiné à placer la personne souffrante au cœur de notre système desanté. Nul professionnel, nulle institution ne peut s’exprimer à la place des malades. Ilssont seuls à pouvoir porter leur message : cette parole qui leur a été si longtemps refusée. Cachées derrière chaque mot, implicites, discrètes, parfois secrètes, on a pu entendresourdre l’émotion et la vérité de l’histoire individuelle. Mais aussi un discours fort et net,exigeant de modifier les méthodes en cours dans notre pays.»201

La mobilisation des malades devient de fait une force d’entraînement, une« pression »202 qui a invité la Ligue contre le cancer à agir comme une caisse derésonance de l’ensemble des revendications portées lors des Etats Généraux en devenantun interlocuteur privilégié du ministère de la Santé.

200 Ibid., p. 179201 Préface, ibid. p. 9202 Terme extrait de l’entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA

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« Donc la Ligue contre le cancer aurait capté le problème; pour vous, est-ce qu'on peutdire qu'elle a joué le rôle de médiateur ?

Oui, je crois...C'est une sorte de caisse de résonance ?Oui, c'est à la fois une caisse de résonance, et quand je parlais de méthode, je pense

qu'il est extrêmement important – on le dit des syndicats, mais c'est aussi vrai pour lesassociations qui jouent ce rôle-là - que ça ne parte pas dans tous les sens et que ça nesoit pas que dans l'émotionnel. […]Or, une association permet d'avoir des interlocuteurs, entant que professionnels et politiques, des gens qui ont suffisamment de recul sur leur caspersonnel, pour pouvoir aider une collectivité à avancer sur un problème. Donc l'associationest à la fois un cadre extrêmement intéressant, mais en plus une méthode qui permet untravail beaucoup plus intéressant pour la collectivité. » Entretien avec le coordonnateur duréseau ONCORA

En effet, la Ligue a fourni un travail très approfondi après les Etats Généraux, sur labase du « cri des patients ». Sélectionnant sept domaines d’action, elle s’engage à émettredes propositions et à les mettre en œuvre, invitant d’emblée le politique à une réflexioncommune.

Ce travail de fond résonne en filigrane comme un défi au politique dans le sens où leterrain est souvent à peine défriché.

Les sept domaines d’action sont les suivants :

1. Améliorer l’information et la communication ;2. Développer le soutien psychologique ;3. Contribuer à réduire l’inégalité devant les soins ;4. Humaniser les structures de soins ;5. Reconnaître et soulager la douleur ;6. Accompagner la fin de vie ;7. Lutter contre l’exclusion sociale et économique.

La Ligue a établi une « feuille de route » solide, s’engageant pleinement à mettre en placedes mesures nouvelles ou à approfondir ses actions dans les sept domaines mis en avant.Et elle interpelle à plusieurs reprises les autorités publiques afin que celles-ci s’engagentdans la voie d’un changement en profondeur en matière de lutte contre le cancer :

« La Ligue demande que soit étudiée rapidement la possibilité d’intégrer de façonsystématique dans la formation initiale des professionnels de santé, tout particulièrementpour les médecins, un enseignement de psychologie. Cela dans une perspective de priseen charge globale des malades et de la maladie. […] »203

« La Ligue se félicite que la circulaire ministérielle du 24 mars 1998 relative àl’organisation des soins en cancérologie dans les établissements d’hospitalisation publicset privés réponde à ces différents objectifs [de réduction de l’inégalité devant les soins].

La Ligue demande aux pouvoirs publics de veiller à son application réelle dansles différentes structures de soins et en particulier que la concertation pluridisciplinaire entreles différents intervenants soit garantie pour chaque patient ; […]

La constitution de réseaux fonctionnels et plaçant le patient au cœur du dispositif doitêtre accélérée en France, en particulier dans le domaine de la cancérologie. La densité

203 Livre Blanc des 1ers Etats Généraux, op.cit, p. 185

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et la complexité des traitements, des lieux de soins, la surveillance prolongée du patient,assurée par le médecin traitant et l’oncologue, tous ces éléments militent en faveur d’uneorganisation des acteurs de santé en réseau pour améliorer l’orientation et la prise en chargedu patient.

La Ligue s’engage à soutenir les initiatives de création de réseaux en cancérologie etdemande aux pouvoirs publics de faciliter la constitution de ces réseaux, notammenten simplifiant leurs modes de financement . »204

« La Ligue demande la reconnaissance d’une spécificité pour la première consultationavec un cancérologue afin de permettre des conditions d’annonce satisfaisantes et ainsifavoriser un ancrage de la relation entre le patient et son médecin.»205

« La Ligue souligne que des avancées notables ont été récemment apportées par lesecrétariat d’Etat à la Santé, avec l’adoption d’un plan douleur. Il demeure néanmoins quele droit du patient au soulagement de sa douleur n’est pas encore suffisamment affirmé.La Ligue appelle aujourd’hui à sa mise en œuvre dans les pratiques des professionnels desanté. »206

« La Ligue propose que soit instauré un congé d’accompagnement ouvert à toutepersonne devant interrompre ou réduire son activité professionnelle pour accompagner unproche. La Ligue souhaite que cette demande d’un congé d’accompagnement soitprise en compte par les pouvoirs publics , prioritairement pour les périodes de fin devie, mais aussi pour toutes les phases critiques de la maladie. »207

Cette interpellation implicite ou directe des pouvoirs publics, reposant sur un largespectre de propositions et sur un travail de terrain d’envergure, a pleinement contribué àfaire du ‘dossier cancer’ une question prioritaire au sein de la sphère politico-adminsitrative.

A partir de cette date, les patients sont constitués en force vive, et deviennent réellementdes acteurs avec lesquels les pouvoirs publics doivent composer.

« […] à ce moment-là, les malades ont pris conscience que si les politiques ne donnentpas les moyens aux soignants de soigner, ça ne marchera pas. Donc prise de conscience,et c’est très important […] » Entretien avec le professeur Serin

C’est à partir de ce tournant majeur, de cette force de légitimation et de revendicationmaximale que forment les patients représentés par la Ligue, que peut s’activer le « trépied »que plusieurs acteurs analysent comme le ‘déclencheur’ de la mise sur agenda de la luttecontre le cancer en février 2000 avec le lancement du premier programme national par lasecrétaire d’Etat à la Santé Dominique Gillot.

« Donc ce qui est fabuleux, c’est cette espèce de cristallisation d’un trépied qui vaadvenir et qui tient encore, c’est les malades et leurs proches, les soignants- chercheurs,et les politiques. » Entretien avec le professeur Serin

« Et puis il y avait aussi une prise de conscience qui correspondait à la mise en placed’une prise de conscience des usagers qui n’étaient pas forcément bien pris en charge danstous les coins de France. Donc ça été multiforme. Il y a un trépied : les professionnels, les

204 Ibid., p. 188-189205 Ibid., p. 191206 Ibid., p. 194207 Ibid., p. 206

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usagers et une prise de conscience politique. » Entretien avec un conseiller du cabinet deBernard Kouchner (1998-2002)

Ce que nous avons pu appeler l’avènement d’un état d’urgence a été reçu positivementpar la sphère politique, à travers la volonté d’agir exprimée par le ministre de la SantéBernard Kouchner qui s’est montré réceptif à la manifestation des Etats Généraux.

« Donc l’idée, c’était au tout début 1998, c’est sur une idée de Bernard Kouchner quivoulait absolument mettre en place un plan cancer car il avait bien senti qu’il y avait unedemande très importante dans ce domaine. Il y a probablement deux événements mais quia commencé de l’œuf ou la poule, c’est difficile à dire. Mais il est très clair qu’il y a unecommande politique début 1998 pour mettre en place un plan cancer, et il y a eu égalementun énorme travail de la Ligue. Donc il y a eu les deux événements en même temps : laLigue s’est mobilisée et le pouvoir politique s’est mobilisé. » Entretien avec un conseiller ducabinet de Bernard Kouchner (1998-2002)

Nous avons insisté sur le contenu de cet événement à la fois symbolique et en mêmetemps puissamment riche en répercussions.

Pourtant, nous pouvons nous interroger sur le caractère tardif de cette manifestation,alors que la Ligue existe depuis 1918. De surcroît, pourquoi les patients se mobilisent àcette date, alors que le cancer est considéré comme une maladie millénaire ? Quelle est lasource de cet événement qui a pris la forme d’Etats Généraux ?

Autant d’interrogations qui invitent à une mise en parallèle de notre réflexion avec lamobilisation contre le sida.

II/ Une réflexion nourrie par la mobilisation contre le sidaNotre sensibilisation à la question de la mobilisation contre le sida comme moteur d’analysetire son origine de nos entretiens au cours desquels la quasi-totalité des acteurs s’estexprimée sur le sujet lorsque nous abordions les Etats Généraux des malades du cancer.Tous ont stipulé que la mobilisation des malades du sida par le biais des associations, prèsde vingt ans plus tôt, avait créé une sorte de culture revendicatrice propre au monde dusida, mais qui avait eu un impact fort au sein de la société civile, avait laissé des empreintescertaines dans la culture associative, et notamment dans l’esprit des malades du cancer. Enoutre, les Etats Généraux ont principalement été organisés par le bras droit du Président dela Ligue, Claire Compagnon208, qui venait du monde du sida. Cette donnée nous a fortementconvaincue de tout l’intérêt que pouvait représenter une réflexion nourrie par la mobilisationcontre le sida, dans la mesure où Claire Compagnon, par son passage du monde du sidaau monde du cancer, incarnait un héritage associatif sans commune mesure, ce qui invitaità des questionnements essentiels.

208 Nous avons mis beaucoup de temps à retrouver les traces de Claire Compagnon qui avait quitté la Ligue depuis plusieurs années.Nous n’avons pas pu la rencontrer. Par contre, au mois de juin, après avoir enfin eu accès à ses coordonnées, nous lui avons, surson accord, envoyé un questionnaire informatique pour avoir son témoignage sur notre sujet d’analyse et plus spécifiquement surles Etats Généraux, leur organisation, leur portée, et bien sûr sur une tentative d’analyse comparée avec la mobilisation associativecontre le sida. Après nous avoir assuré de nous envoyer le questionnaire fin juillet, Claire Compagnon n’a pas donné suite à notredemande, exprimant être en vacances et ne pas avoir le temps de donner suite à nos souhaits.

Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirspublics ?

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Comme nous l’avons évoqué en introduction autour d’un article de François Buton209, laréflexion à partir du monde du sida permet de postuler de l’importance d’une analyse partantde la mobilisation associative pour comprendre l’évolution de l’action publique en matièrede politique sanitaire. Nous pouvons reprendre à ce titre quelques propos de l’auteur pourfixer le questionnement dont nous nous inspirons pour notre propre cheminement réflexif :

« Tous ces auteurs s’accordent en effet pour considérer que la dimension proprementpolitique de l’épidémie de sida, au-delà de sa constitution en problème politiqueexceptionnel, puis normalisé, réside dans l’existence d’un mouvement associatif ayantpu mettre en cause, ou à l’épreuve, sur la scène publique, notamment médiatique, nonpas exactement « le pouvoir », mais plus largement « les pouvoirs », politique, médicalscientifique, administratif, économique. Tels sont les trois éléments de la dimensionpolitique du sida : des victimes –personnes atteintes ou proches – prennent la parole ; ellesadressent leurs critiques à tous les pouvoirs ; elles le font dans l’espace public. »210

Aucune étude sociologique en ces termes n’a été faite en ce qui concerne la luttecontre le cancer. Or, elle permettrait de mettre à jour des déterminants essentiels pour lacompréhension du changement de représentations autour du cancer, ainsi que du poids dumonde associatif auprès des pouvoirs publics.

C’est pourquoi nous avons tenu à ébaucher une analyse qui repose beaucoup plussur des pistes intuitives que sur une réelle étude de la question, dans la mesure où seulsles témoignages issus de nos entretiens viennent donner de la consistance à nos propos.Nous avons d’emblée choisi de faire un parallèle entre les deux formes de mobilisation, pouressayer de comprendre le pourquoi d’une mobilisation si tardive des malades du cancer,mais qui s’est révélée porteuse de beaucoup d’espérance. Notre parallèle est fonction dela nature de la maladie, puis repose sur la nature des deux types d’association.

A. Un type de revendication différent lié à la maladieNous avons déjà beaucoup insisté sur la place prépondérante qu’a pu jouer le tissu d’imageset de perceptions très sombres voire mortifères que véhicule la maladie du cancer au seinde notre société.

Ce tissu a longtemps été très prégnant, et les Etats Généraux ont contribué activementà faire évoluer le regard de la collectivité, des professionnels et des politiques sur le cancer.

Pourtant, ces représentations peuvent être analysées comme une des causes ducaractère si tardif de la mobilisation des patients. A la fois, comme nous l’avons déjà évoqué,elles ont isolé les malades, les ont trop souvent menés à se replier sur eux-mêmes voire ànier le mal, et a fortiori, elles sont à l’origine du sentiment qu’ont pu ressentir les patients dene pas avoir d’identité propre liée à leur maladie.

De surcroît, cette absence d’identité est renforcée par le fait que le cancer touche toutesles classes d’âge et tous les milieux sociaux : aucun signe distinctif ne peut donc délimiterune ‘communauté de cancéreux’, contrairement au sida, qui au départ de la mobilisation,touchait essentiellement un groupe d’homosexuels, plutôt jeunes, souvent assimilés aumilieu de l’art.

Plusieurs témoignages viennent souligner ces deux aspects :

209 François Buton, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte », in Revue française de science politique, vol. 55, n° 5-6,octobre-décembre 2005, pp. 787-810

210 Ibid. p. 789

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« Et bien les malades du cancer, c’était la maladie honteuse, maladie qu’on ne nommaitpas, même aujourd’hui on a du mal à la nommer même si ça va quand même sensiblementmieux, et toute ces famille interpellées qui n’osent rien ou presque : ‘Il est mort d’une longuemaladie’, etc. Et progressivement, eux, ces malades du cancer, ils ont fait émerger le cancer.Mais eux sont passés….parce que ceux qui ont fait émerger le Plan cancer, ce n’est pas lesmêmes que ceux qui ont créé la mobilisation autour du sida. Ceux qui ont créé la mobilisationautour du sida, c’est une tranche d’âge homosexuelle, très militante, de la société civile.C’étaient des victimes, des patients, qui ont organisé leur victimisation, organisé l’image dela victimisation, du silence, du complot, etc. » Entretien avec la Déléguée Général du CLARA

« Il n’y a pas une communauté sociologique comme pour le SIDA. Vous avez un gossede huit ans qui a une leucémie, une femme de quarante ans qui a le cancer du sein, unhomme de quatre- vingt ans qui a le cancer de la prostate …Le cancer touche tout le monde…Voilà, il n’y a pas de collectif bien identifié. Par contre, on s’est aperçu que les besoinsétaient à peu près les mêmes. » Entretien avec le Président de la Ligue nationale contrele cancer

Au contraire, le sida n’est pas perçu comme une maladie obscure même si de nombreuxtabous existaient dans les années 1980 au sein de la société civile, eu égard au caractèresexuel de la maladie qui touche à l’intimité de chacun. Pour la Déléguée Générale duCLARA, le sida apparaît même comme une maladie « sexy », sans doute du fait de samarginalité, et de la population qu’elle touche, majoritairement issue du milieu artistique etde la mode.

« C’est frappant de se rendre compte à quel point les malades du cancer revendiquentaussi tardivement une identité de malade.

Oui, c’est la maladie maudite. […] sur le sida on a des quantités d’ouvrages deréférence, c’est une littérature revendicatrice. Alors que le cancer, ce n’était pas sexy dutout. Moi je me souviens, quand j’étais Déléguée générale, on a organisé ici à Lyon uncongrès de la Fédération, et on avait fait les choses assez en grand, donc on avait besoinde financements extérieurs. Et je suis allée voir les grands couturiers. Ils m’ont tous dit :‘Ah non, pas le cancer’. Et je leur ai dit : ‘Mais vous faites bien des machins pour le sida,tout plein, des tee-shirts, etc. Tous, Lacroix et les autres’. Et ils m’ont répondu : ‘Oui, mais lesida ce n’est pas pareil ; le sida, c‘est un monde de l’entre-deux-mondes, un couturier peuts’impliquer ; alors que le cancer, c’est l’image féminine, on ne peut pas créer des machinspour les femmes et parler du cancer du sein, c’est totalement antinomique’. Personne nevoulait, les maisons de couture m’ont dit non, toutes pour la plupart managées par deshomosexuels en plus. Donc ils savent bien ce qu’est la discrimination et je leur disais ça.Et ils étaient très sincères mais en même temps assez cyniques : ‘Ecoutez madame, votrecombat, il est formidable, mais non’.

Cette perception vient sans doute du fait qu’il existait une communauté de malades quise sont très vite organisés au sein d’associations très revendicatrices.

B. Deux types d’association au statut et modalités d’action différentsNous pouvons essentiellement mettre en lumière une caractéristique qui distingue la Liguecontre le cancer, et un type d’association comme Act-Up, même si nous savons qu’il a existédeux générations d’associations dans la lutte contre le sida, qui avait des modalités d’actioncomplètement différentes211. Act-Up fait partie des associations de deuxième génération :celles-ci se sont structurées après l’activation du champ politique, et ont la caractéristique

211 Cf. l’article de François Buton qui fait l’analyse de ces deux générations d’associations.

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d’être très identitaires, excessivement revendicatrice, et leurs manifestations sont souventprovocatrices, voire symboliquement violentes, comme l’exprime François Buton :

« Les associations de seconde génération affirment haut et fort la séropositivité deleurs militants, voire leur séropositivité et leur homosexualité. Confrontés à un dispositifinstitutionnel déjà en place dans lequel les associations médiatrices, qualifiées comme‘gestionnaires’, occupent une position incontournable, elles tendent à adopter un discourscontestataire, vis-à-vis du pouvoir politique et médical comme du dispositif institutionnel etassociatif en place, et recourent à différents modes d’action qui se caractérisent par leurinscription dans le registre du scandale et du spectaculaire (die in, picketing, zaps, etc.),bien fait pour attirer l’attention des médias. »212

« Là où les gens du sida ont réussi une percée remarquable avec des activistes qui ontréussi à faire peur, à interpeller le politique, qui s’affichaient absolument sans vergogne – etce n’est pas un jugement de valeur – au sens latin, sans honte : ‘Oui, on est pédés, fiers del’être, vous nous laissez crever, salauds’. Ce sont des mots très durs, Act’Up c’est quelquechose quand même. » Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA

A contrario, la Ligue contre le cancer n’est pas une association de malades. Certes,son action auprès des malades est importante, mais elle conduit ses missions de façonéquivalente sur tous les fronts de la maladie autres que le soutien des malades : l’aideà la recherche, la prévention, le dépistage et l’éducation à la santé. Ses actions sontprincipalement conduites au sein de comités départementaux, par des bénévoles qui ontsouvent rejoint l’association après avoir affronté le cancer (des anciens malades ou desproches), mais aussi par des professionnels spécialistes du cancer (praticiens, chercheursou encore industriels médicaux).

Ainsi, historiquement, l’association née au lendemain de la Première Guerre mondiale,a toujours agi avec l’objectif de faire progresser la connaissance sur la maladie en finançantla recherche, et d’améliorer la prise en charge des patients. Elle a donc travaillé avecles professionnels, et n’a jamais été dans une posture d’affrontement – au sens derevendication -, ni avec le politique, ni avec les professionnels.

« [La Ligue ou l’ARC] sont des associations plus au sens d’associations caritatives oude recherche de financements pour la recherche. Quand vous regardez la façon dont ellessont composées, elles étaient beaucoup plus investies par des professionnels de santé à laretraite qui voulaient donner du temps – d’ailleurs issus du monde de la cancérologie – et debénévoles qui étaient souvent soit d’anciens malades, soit des proches, soit tout simplementdes citoyens, mais dont l’objectif était d’aller lever des fonds pour aider la recherche contrele cancer, c’est-à-dire combattre la maladie. Donc il y a un positionnement plus d'acteursdéfendant finalement l'amélioration de la qualité de la cancérologie, que d'acteurs défendantfinalement la position du malade dans un affrontement au politique – affrontement au senspositif – et aux professionnels. On avait plus l'impression qu'ils étaient dans le même champque les professionnels et qu'ils avançaient avec eux en leur apportant un soutien, plutôtque dans l'affrontement avec le politique et le professionnel pour améliorer la condition dumalade. » Entretien avec le coordonnateur du réseau ONCORA

Quel est d’emblée l’apport de cette réflexion autour des représentations liées au canceret au sida, et sur le statut et modalités d’action des deux types d’association ?

Cette réflexion permet de mettre en avant le fait qu’un besoin d’identité estprogressivement monté au sein de la population atteinte par le cancer, ‘bercé’ sans doutepar l’action des malades du sida qui ont osé les premiers prendre la parole et revendiquer

212 François Buton, « Sida et politique … », op.cit, p. 791

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leurs droits à une époque où la mobilisation associative était relativement peu développée,en tout cas dans le milieu sanitaire. Quelle est la nature de la reconnaissance d’un héritagede prise de parole aux yeux des malades du cancer ? Rien ne nous permet de la définir,pourtant elle semble bien ancrée.

« Je pense aussi que le sida a délié pas mal d’esprit. Le sida a été majeur un tempsparce qu’on ne savait pas soigner, maintenant on sait soigner : le sida, c’est toujours trop,mais ça ne fait plus tant de morts que ça, c’est moins de 1500 par ans, vous vous rendezcompte à côté de 150000 morts du cancer. Mais ça a beaucoup déverrouillé les esprits. Lesgens se sont dits : ‘Mais ils ont raison de gueuler comme ça, on n’est pas toujours d’accordavec leurs méthodes, mais ils ont raison, ils ont fait bouger les choses, donc il faut que nousaussi on les fasse bouger mais par d’autres voies qui sont des voies professionnelles’. »Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA

« Et quelque part, à cette époque, 1994-1995, vous entendez les gens qui ont le cancerqui disent : ‘Vous avez vu tout le raffut qu’ils font pour leur maladie tous ces gens-là alorsqu’ils le méritent bien souvent ; nous le cancer nous est tombé dessus et on ne fait pas toutce foin sur nous’. Cette espèce de jalousie, une maladie mieux considérée médiatiquement,le sida, et le cancer qui touche beaucoup plus de monde et des gens plus simples quisouffrent de cette espèce de décalage. C’est quelque chose que socialement on a entenduplusieurs fois : ‘Ah ils se droguent, ils se piquent, ce sont des homos, ils ont eu ce qu’ilsméritaient, tandis que moi le cancer, je ne fume pas, je ne bois pas, et j’ai le cancer ducolon’. Donc il y avait ce décalage dans la société. » Entretien avec le professeur Serin

Dans cette perspective, lorsque Claire Compagnon est arrivée à la direction de la Liguecontre le cancer, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’elle a opéré un changement dansla manière de considérer la place du malade. C’est elle, qui effectivement, a eu l’idée, avecle concours du Président de la Ligue, de mettre en place les Etats Généraux. Elle a, auxyeux de tous les acteurs rencontrés, permis un transfert culturel entre le monde du canceret le monde du sida.

« Et là, Claire Compagnon, qui était chez AIDS, passe bras droit d’Henri Pujol, et sentqu’il y a auprès de la population française et des malades un besoin d’identité, un besoind’exister. Donc que se passe-t-il à ce moment-là ? L’idée germe de mettre en place desEtats généraux. » Entretien avec le professeur Serin

« C’est qu’on a vu arriver dans les associations représentant les malades du cancer,des personnes qui, en fait, venaient du monde du sida, et en particulier dans les instancesdirigeantes de la Ligue. Je crois que je vous ai déjà cité le cas de Claire Compagnonqui a une formation de juriste, qui s’est beaucoup intéressée aux droits des patients,et elle venait d’une association de lutte contre le sida. En tout cas, elle a amené uneculture du positionnement de l’association de patients qui n’était pas la culture de la Ligueou de l’Arc […]. Donc je ne vois que cette explication, c'est-à-dire un transfert cultureld'autres associations qui elles, d'emblée, se sont trouvées dans l'affrontement: toutes lesassociations de lutte contre le sida ont été d'emblée dans l'affrontement aux professionnels,c'est-à-dire qu'elles posaient la question de la compétence, et au politique, c'est-à-direqu'elles posaient la question du financement. Donc ce transfert culturel a permis que laconfiguration de ces associations change.» Entretien avec le coordonnateur du réseauONCORA

« Pour revenir sur ces Etats Généraux, Claire Compagnon vient du monde du SIDA,elle avait l’habitude des malades qui parlent et qui protestent. » Entretien avec le Présidentde la Ligue

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« […] alors il y a avait aussi Claire Compagnon qui était quelqu’un de très important quivenait du monde du sida qui avait bien en tête tout le rôle que pouvaient jouer les patientsdans ces affaires-là. » Entretien avec le professeur Philip

Ces réflexions nous paraissent importantes pour saisir les rouages du changement deréférentiel autour de la perception du cancer que les Etats Généraux des malades du canceront rendu saillant et politiquement sensible au cœur de l’ensemble de la collectivité.

La conclusion de François Buton est tout à fait exemplaire de ces nouvellesproblématiques que la mobilisation contre le sida a contribué à façonner avec beaucoupd’acuité :

« Le sida et, par métonymie, la lutte contre le sida, se présentent ainsi comme descatalyseurs de transformation, des épreuves pour les institutions dépositaires du pouvoirmédical, scientifique ou politique. Mais […] la banalisation de l’épidémie […] a menéles associations de lutte contre le sida à redéployer leur activité sur de nouveaux deterrains, politiques, sanitaires, tout en approfondissant certaines thématiques […] et en lesélargissant […]. Tout se passe comme si le sida, d’exceptionnel, était devenu exemplaire,et comme si la lutte contre le sida, de variable dépendante, s’était transformée aujourd’huien variable explicative pour la compréhension de nouveaux objets. »213

Ce chapitre nous a conduit à nous saisir de la mobilisation des malades du cancer ausein de la Ligue contre le cancer comme d’un événement capital qui a transformé la questiondu cancer, dossier sanitaire parmi d’autres, en question prioritaire dans la mesure où lechamp de légitimation des patients a su activer un registre de revendications au caractère siurgent que les pouvoirs publics se devaient de réagir. Effectivement, le premier programme

de lutte contre le cancer est proclamé par Dominique Gillot le 1er février 2000, juste unan après la parution du Livre Blanc des Etats Généraux : il a repris une bonne partie dela réflexion de la Ligue, notamment pour tout ce qui concerne les soins de support et lapsycho-oncologie, en réponse au « cri des patients ».

« Ce furent les éléments de base d’un revirement sociologique et d’une retombéemédiatique importants, mais surtout les pouvoirs publics ont été interpellés. Kouchner s’ensouvient encore, s’il est ministre ce soir ou demain, il en tiendra compte. Les bases du plancancer de février 2000 étaient élaborées. Effectivement, ce plan cancer de 2000 était déjàbien charpenté parce qu’il était panoramique avec la prévention, les soins, la qualité dessoins. » Entretien avec le Président de la Ligue

L’ébauche d’une analyse à partir de la mobilisation contre le sida nous a permis denous saisir d’une « variable explicative »214 apte à renouveler, ou plutôt approfondir etaffiner l’approche des Etats Généraux comme un catalyseur de la transformation de l’actionpublique en matière de lutte contre le cancer. En effet, le ‘réveil’ des patients qui pour lapremière fois dans l’histoire de la lutte contre le cancer prennent la parole, expriment leursouffrance, et lancent un appel explicite au politique, résonne comme un élément clé pourcomprendre la mise à l’agenda gouvernementale du problème-cancer.

Comme plusieurs acteurs ont pu l’exprimer, le trépied ‘Patients-Professionnels-Politique’ permet de saisir l’avènement du premier plan cancer. Il manque dorénavant ànotre analyse l’observation du dernier pilier que forme le courant du politique.

213 François Buton, ibid., p. 809-810214 Idem

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CHAPITRE 6 Le plan Gillot-Kouchner : l’activationd’un « political stream » ?

L’ensemble de nos propos précédents repose sur l’observation des processus qui ont aboutiau premier programme de lutte contre le cancer, qui signe manifestement l’engagement despouvoirs publics à travers la mise à l’agenda décisionnel de la question du cancer. Miseà l’agenda décisionnel215 signifie en substance que la lutte contre le cancer devient unepriorité de l’action étatique dans le domaine de la politique sanitaire et sociale à traversune mobilisation qui se décline à l’échelle nationale. Cette mobilisation, reposant sur lamise en oeuvre d’un plan quinquennal 2000-2005, implique l’investissement pérenne despouvoirs publics à travers l’implémentation d'un programme national pluriannuel organisantla coordination de tous les acteurs, de la recherche, à la prise en charge des personnesmalades et de leurs familles.

Notre réflexion s’est nourrie du schéma d’analyse des politiques publiques proposé parJ. W. Kingdon grâce auquel nous avons pu illustrer la conjonction des processus favorablesau changement d’orientation de la gestion du cancer en France (« problem stream » et« policy stream »). Alors que nous avons pu mettre en avant l’implication avant-gardiste desprofessionnels, ainsi que la mobilisation des malades comme deux éléments structurantspour appréhender le changement de référentiel autour de la lutte contre le cancer – tant auniveau des perceptions et de l’imaginaire collectif qu’au niveau des principes d’action -, ilmanque une dimension à notre analyse, qui correspond au troisième pilier de la théorisationde Kingdon : celui des déterminants proprement politiques (« political stream »).

Selon la définition de Pauline Ravinet dans Le Dictionnaire de politiques publiques,« ce courant comprend plus précisément l’opinion publique et ses revirements (‘swings ofnational moods’), la politique électorale (vie des partis politiques, campagnes électorales),les changements dans le gouvernement et l’administration (alternance, changement depersonnel) et les actions des groupes de pression. »216.

Dans cette perspective, nous voulons saisir les rouages proprement politiques qui ontpu interagir, formant un « political stream » dont nous formulons l’hypothèse qu’il a précipitéla mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer.

Kingdon postule de la réunion des trois courants, celui des problèmes, celui desalternatives et celui des événements propres à la vie politique, ouvrant une fenêtred’opportunité pouvant engendrer une mise à l’agenda décisionnel. Ce chapitre nousamènera à soupeser ce postulat analytique, et à le nuancer pour l’adapter à notre objetd’étude.

I/ Le Plan Gillot-Kouchner : l’aboutissement de la réflexion d’unedécennie

215 Rappelons la distinction entre l’agenda gouvernemental et l’agenda décisionnel selon la définition de J. W. Kingdon : l’agendagouvernemental correspond à la liste des sujets à laquelle le gouvernement porte attention, sans pour autant prendre de décision, alorsque l’agenda décisionnel est la liste des sujets qui se traduisent par une décision effective.Cf. J. W. Kingdon, Agendas, Alternativesand Public Policies, Boston, Little Brown, 1984, pp. 25-27

216 Pauline Ravinet, « Fenêtre d’opportunité », in Boussaguet L. et alii (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris,Presses de la Fondation nationale de Science politique, 2004, p. 219

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L’annonce officielle du plan cancer le 1er février 2000 par Dominique Gillot - qui a remplacéBernard Kouchner au Secrétariat d’Etat à la Santé217 - est majoritairement saluée par lesacteurs que nous avons rencontrés et qui sont décisifs dans la décennie 1990, comme ladéclinaison officielle de toute la réflexion qui a débuté au début des années 1990 et qui aacquis toute sa portée au moment de la mobilisation des Etats Généraux des malades ducancer.

La sphère publique reconnaît et appuie cette spécificité, tout en rappelant le travail déjàentrepris par le milieu politico-adminsitratif dans le domaine de la lutte contre le cancer218.Là où J. W. Kingdon parle de réunion du « problem stream » et du « policy stream » grâceà un contexte politique favorable, nous préférons parler de l’existence d’un terreau au seinduquel les variables des problèmes et des solutions ne sont pas indépendantes les unesdes autres219 : elles sont au contraire reliées par la logique du phénomène d’émergencequi a tracé une ligne d’action cohérente entre la prise de conscience d’un état du systèmedéfaillant et l’élaboration d’alternatives.

A. L’héritage du plan cancer salué à l’égard des professionnelsDans son discours d’annonce du programme national de lutte contre le cancer, DominiqueGillot insiste à plusieurs reprises sur la reconnaissance d’un amont qui a structuré un courantd’alternatives, de solutions aux problèmes pointés symboliquement par l’IGAS en 1993.

La reconnaissance est d’abord celle des professionnels :« Je suis heureuse de pouvoir aujourd’hui être avec vous pour cette quatrième réunion

du CERCLE et pouvoir ainsi faire le point sur nos efforts respectifs dans la lutte contre lecancer.

Le 1 er février dernier, Martine AUBRY et moi-même avons annoncé un programmesur cinq ans avec, comme objectif, de permettre pour tous l’accès aux meilleurs soinsdisponibles, des soins de qualité, à chaque étape de la prise en charge.

Je voudrais d’abord vous remercier pour l’important travail de réflexion que vous avezanimé, dès novembre 1997 en vous réunissant pour la première fois à DEAUVILLE. Ils’agissait alors –si je me souviens bien du titre de votre réunion- de lutter contre le canceren préconisant l’union et le décloisonnement des différents secteurs de la cancérologie.

217 « Le 1 er février 2000 à un moment où entre temps Bernard Kouchner était parti au Kosovo et a été remplacé par DominiqueGillot comme secrétaire d’Etat à la Santé », Entretien avec un conseiller du cabinet de Bernard Kouchner. D’où l’appellation du plan‘Gillot-Kouchner’ pour rappeler le travail initial de Bernard Kouchner sur le dossier du cancer.

218 « J’aimerai également rappeler la mobilisation des pouvoirs publics pour lutter contre le cloisonnement excessif de notresystème de santé et les différentes mesures prises depuis deux ans :Pour mieux organiser les soins au niveau régional avec lacirculaire de mars 1998, sur la cancérologie. Pour renforcer le rôle des réseaux de soins, avec la circulaire de novembre 1999, étapesupplémentaire vers la coordination des soins et la pluridisciplinarité. Pour réduire les inégalités régionales et améliorer l’accès à dessoins de qualité – la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 adoptait la prise en charge à 100 % des actes réalisés dansle cadre de programmes de dépistage organisés. », Discours de Dominique Gillot à l’Assemblée Nationale le 14 avril 2000 lors del’annonce du programme cancer du Cercle. Remarquons que ces mesures étatiques sont surtout établies à la toute fin de la décennie1990, après les processus d’émergence et de structuration que nous avons observés dans le domaine de la lutte contre le cancer.

219 En effet, pour J. W. Kingdon, les trois courants possèdent chacun un développement autonome selon une logique et uncalendrier propre.

LA CONSTRUCTION D’UN PROBLEME PUBLIC : LA LUTTE CONTRE LE CANCER EN FRANCE(1945-2000)

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Je pense que ce constat initial est maintenant partagé par l’ensemble desintervenants : la prise en charge du malade cancéreux impose de recentrer tous nosefforts autour de la personne malade.

Le projet médical issu de vos réflexions montre que vous avez atteint en grande partievotre objectif. Vous avez démontré qu’il était possible dans une démarche qui tienne comptedes logiques de chacun –secteur public, privé, centre anti-cancéreux- de mettre en place

un programme pour des soins de qualité et de proximité. » 220 .

Le travail exhaustif du Cercle, comme réunion de professionnels experts dans la luttecontre le cancer, est reconnu comme majeur dans la mesure où le Secrétariat d’Etat à laSanté fait de ces experts des interlocuteurs privilégiés et établit un lien d’alliance fort enproposant un programme d’action propre au Cercle. Le Cercle est d’emblé promu commeune instance d’expertise, bien qu’informelle, auquel les pouvoirs publics accordent un créditabsolu.

Comme nous avons pu le voir lorsque nous avons traité de la médiation du Cercleauprès des pouvoirs publics, les professionnels experts, dont certains – les promoteurs duCercle - ont clairement joué le rôle d’entrepreneur politique221, mettent en avant l’importancedu rôle qu’ils ont le sentiment d’avoir joué :

« Le titre de cette réunion placée sous le Haut Patronage de Jacques Chirac, c’était

‘Déclarons la guerre au cancer’, 31 octobre, 1 er et 2 novembre 1997, ça fait 10ans. [Lecture du préambule du document]. Je trouve qu’il est complètement d’actualité cedocument. […] C’est pour ça qu’on avait créé le Cercle, pour être une espèce d’aiguillonpour les différents gouvernements de droite ou de gauche. […] Relisez ce document [leCompte-rendu du séminaire à Deauville en 1997]. Quand je le relis et que je vois laconclusion, je me dis qu’on avait tout inventé. Oui, on avait inventé le plan cancer. » (Souligné par nous) Entretien avec le professeur Maylin

« Il y avait trois personnes qui étaient dans un même colloque à Deauville : il y avait leprofesseur Maylin, le professeur Thierry Philip et moi-même ; et on s’étaient rendus compteque ce rapport de l’IGAS était extrêmement violent parce qu’il mettait en évidence qu’il n’yavait pas de politique concertée du cancer en France, il y avait un éparpillement des moyens,même si les gens voulaient bien faire il n’y avait pas de coordination entre eux, on ne savaitpas trop où on allait, et la dernière question qui était quand même assez piquante, c’était :‘Faut-il fermer les centres anti-cancéreux ?’. Donc ça c’est 1993. Et on prend conscience àce moment-là que comme il n’y avait pas de politique concertée du cancer en France, si lesprofessionnels ne s’y mettent pas, ils ne feront pas leur boulot, et ils laisseront à d’autres lesoin de le faire. Donc on a décidé de se réunir et on s’est retrouvés un jour dans un restaurantqui s’appelait Le Cercle, et c’est pour ça qu’on a pris le nom, c’était sur les Champs Elysée,et on a appelé le Cercle de réflexion des cancérologues français un groupe de réflexion quis’est voulu avec des professionnels, avec des administratifs, avec des politiques, avec desindustriels, avec tous les gens qui étaient concernés par la lutte contre le cancer. Et on leura dit : ‘Voilà. Voulez-vous participer à un effort de réflexion sur la lutte contre le cancer ?’.Et cet effort de réflexion a attiré pas mal de gens. On s’est retrouvé, quand on avait desréunions plénières entre 150 et 300. Et on a avancé pas à pas. On a essayé de faire le point

220 Discours de Dominique Gillot à l’Assemblée Nationale le 14 avril 2000, pour l’annonce du programme cancer du Cerclederéflexion des cancérologues français

221 Même si dans notre démonstration nous avons mis en avant l’incomplétude des critères qui correspondent à la définitionde J. W. Kingdon.

Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirspublics ?

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sur ce qui ne marchait pas, ensuite on a recherché les verrous qui bloquent, et puis on estarrivé à établir finalement des propositions que nous avons rédigées sous forme d’un LivreBlanc, et ce Livre Blanc a été soumis à toute une réflexion pendant un an et demi, deuxans, de la part de gens extrêmement variés : il y avait aussi Henri Pujol qui est le présidentde la Ligue, il y avait des gens qui sont venus à Ste Catherine ou à Lyon, à Brest ou àParis. On disait : ‘C’est comme dans une équipe de foot, il peut y avoir des personnalitésdifférentes, mais ils ont tous le même maillot, celui du Cercle ; c’est-à-dire qu’ils sont là pourréfléchir, ils ne sont pas là es qualité représentants d’une autorité, d’une tutelle, ou d’unlobby, mais ils mettent ce qu’ils ont en commun pour faire avancer les choses’. Donc ça aété extrêmement fructueux, et nous avons balayé à la fois la chirurgie, la chimiothérapie,les soins de support, la prise en charge globale, l’enseignement, la recherche, et on a écritdonc ce Livre Blanc. […]Et ce Livre Blanc, c’était l’époque de la cohabitation […] on l’avaitdéjà travaillé avec Kouchner, et on leur a donné, et ils ont sorti ce qui a été le premier PlanCancer Gillot-Kouchner.

[…] Parce qu’il y a des domaines de l’exercice médical où vous avez encore unementalité féodale : c’est-à-dire qu’il y a le patron dans son donjon avec la cour de sonchâteau, des douves et les remparts, et les autres c’est tous des cons, et on ne discutepas, on ne cherche pas à tendre la main et à discuter : je sais faire, je suis le plus grand,le plus beau, le plus fort. C’est une mentalité que nous avons voulu éclairer dans le Cercleen disant que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. On a voulu décloisonner. C’est un motque Maylin emploie beaucoup. Décloisonner, parce que dans les centres anticancéreuxc’est en général assez décloisonné : il peut y avoir des luttes de pouvoir, des gens quine s’entendent pas, mais globalement, la pluridisciplinarité fait que les gens travaillentensemble. Au niveau universitaire, et au niveau privé, les gens vivent souvent dans desféodalités, et ces féodalités, il y avait un besoin de les faire parler entre elles. Et Maylin aeu cette idée dans le Cercle de décloisonner, parce qu’on ferait sûrement beaucoup plusd’avancées stratégiques et d’avancées politiques en décloisonnant ces chapelles plutôtqu’en les gardant. Et le décloisonnement plus la pluridisciplinarité sont vraiment des acquisqui viennent du mode de fonctionnement des centres anticancéreux. » Entretien avec leprofesseur Serin

« Et en réalité, le Plan cancer, c’est la production conjuguée du Cercle et de laCommission nationale du cancer, et comme c’était les mêmes, on alimentait les deux avecexactement les mêmes réflexions, et donc quand il y a eu le plan Gillot, en réalité c’est lacompilation de tout ce qu’on a préalablement fabriqué. Donc de façon rapide, moi je dirais :rapport de l’IGAS, structuration de la Fédération nationale des centres, ouverture de cettestructuration vers l’extérieur parce que les SOR ne se faisaient pas tout seul, la rechercheclinique ne se faisait pas toute seule, etc., et en s’ouvrant on s’est fait des ennemis maisaussi des amis ; par chance, à un moment donné, se sont trouvées en position de leadersde la cancérologie publique, de la cancérologie CRLCC et du privé, trois personnes quis’appréciaient et qui avaient envie de travailler ensemble, donc on a fait prendre la sauceensemble en entraînant les autres contraints ou forcés, ou contraints et forcés, je n’en saisrien, et à partir de là, on a fabriqué tout le contenu du Plan cancer qui n’est que la compilationde ce qui a été fait. » Entretien avec le professeur Philip

Ce qui ressort des témoignages de ces acteurs qui sont centraux dans la périodeque nous avons analysée, c’est que le Cercle apparaît comme un forum où se voit réunil’ensemble des structures sanitaires à travers leur représentant – secteur public, secteurlibéral et centre anticancéreux. Le décloisonnement apparaît d’emblée exemplaire, grâce àce réseau d’experts qui sont d’abord des hommes qui s’estiment. Cela a sans doute été la

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condition première à l’épanouissement du référentiel promu initialement par la Fédérationnationale des centres anticancéreux au sein de laquelle un groupe de jeunes directeursa su trouver des réponses concrètes aux problèmes qui gangrenaient le secteur de lacancérologie en France, et plus globalement la lutte contre le cancer. Le Cercle est donc bienla déclinaison au niveau d’une structure informelle de la structuration logique d’un courantdes problèmes auquel a répondu un courant des alternatives au terme de processus dontla linéarité n’est pas celle de la rationalité, mais plutôt celle d’une nécessité historique.

B. La prise de conscience des malades comme variable décisive de ladécision politique« Le cancer est une priorité de santé publique et comme l'ont montré les Etats Générauxdes malades du cancer, l'attente des usagers est très importante. […]Avant de conclure,j’aimerais en quelques mots, faire le point avec vous sur le projet de loi que nous allonsprésenter bientôt au Parlement. Les Etats généraux de la Santé, les Etats générauxdu cancer nous l’ont clairement montré. Les citoyens veulent être considérés commeresponsables.

Nous devons mieux définir la place de la personne malade, qui doit rester citoyen dansla prise de décision en santé.

C’est l’une des ambitions de la loi en cours de préparation sur le droit des malades etla modernisation du système de santé que d’affirmer les principes et le cadre d’exercicede cette démocratie sanitaire. »222

Comme nous l’avons démontré plus haut, les Etats Généraux ont été décisifs pourfaire advenir une vision de la lutte contre le cancer où le malade est un acteur central desa prise en charge globale, reposant sur un travail transversal entre professionnels. Cettemobilisation, historiquement fondatrice, trouve un héritage dans la mobilisation contre lesida qui a su initier une culture de la revendication où le malade acquiert une visibilitéradicalement nouvelle. Daniel Defert, fondateur de l’association AIDES au début des années1980, exprime clairement cette idée :

« Finalement, en créant une association de lutte contre le sida, on créait sans bien yréfléchir une fonction du malade comme coproducteur de la stratégie de soins, et par lamême on créait sa visibilité comme acteur social d’une façon radicalement différente de cequi existait dans d’autres pathologies, surtout à une époque où le malade du sida était enFrance invisible comme réalité sociale et épidémiologique »223 . L’idéal qui est prôné parAIDES est fondé sur la notion de « santé communautaire », c’est-à-dire une santé où lespopulations, dans leur diversité, sont acteurs, autant dans l’expression de leurs besoins quedans l’organisation des réponses : elles deviennent des « évaluateurs de l’action publique ».224

Les deuxièmes Etats Généraux des malades du cancer, organisés par la Ligue contrele cancer en 2001, achèvent symboliquement la lente maturation de cette matrice cognitive

222 Discours de Dominique Gillot à l’Assemblée Nationale le 14 avril 2000, pour l’annonce du programme cancer du Cerclederéflexion des cancérologues français

223 Daniel Defert, « AIDES : réseaux et conduites. Un point de vue d’usager », in Pratiques coopératives dans le système desanté : les réseaux en question , Actes du séminaire des 6 et 7 décembre 1996, Ecole nationale de la santé publique, Hôpital nationalde Saint-Maurice, organisé par le groupe IMAGE

224 Daniel Defert, ibid., p.65

Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirspublics ?

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où le malade est une personne qui réclame la reconnaissance et le respect de droitsfondamentaux autant au sein de la collectivité que vis-à-vis des médecins.

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des patients et à la qualité du système desanté vient concrétiser juridiquement ces attentes en reconnaissant et définissant dans leCode de la santé publique l’ensemble des droits des malades.

La mobilisation des malades du cancer est donc venue renforcer l’activismeprofessionnel en lui conférant une dimension complémentaire dont le registre de légitimitéa acquis une ampleur telle que les pouvoirs publics ne pouvaient pas se rétracter.

Le couplage du « problem stream » ou du « policy stream » est d’emblée pertinent pournotre analyse si nous postulons du caractère dépendant des deux courants, eu égard àune logique d’action qui est propre au phénomène d’émergence de la lutte contre le cancercomme problème public. Comment, à partir de là, vient se greffer le « political stream » ?

II/ Le cancer comme enjeu politiqueCe dernier développement est consacré à l’étude de l’influence qu’ont pu avoir les rouagesproprement politiques, c’est-à-dire qui ont trait aux partis politiques et à la politiqueélectorale, dans la mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer. Comme nousvenons de le voir, le plan cancer était en germe depuis plus de dix ans. Or, les phasessuccessives de l’émergence de la question du cancer au sein du champ politique ont vu laprise de conscience devenir de plus en plus vive pour finalement devenir effective à traversune mobilisation nationale. Le terreau sur lequel se sont appuyés les pouvoirs publics s’estvu, en 2000, couronné par l’affirmation d’enjeux politiques dont nous faisons l’hypothèsequ’ils ont influencé un sursaut de la part du gouvernement.

A. Le cancer comme objet d’un engagement internationalL’organisation du Sommet mondial contre le cancer pour le nouveau millénaire à Paris, le 4février 2000, s’est vue couronnée par la mise en œuvre d’une Charte – qui prendra le nomde Charte de Paris – signant une mobilisation internationale effective. Cette Charte marquesymboliquement l’engagement des pays qui la signent dans la mesure où elle fonctionnecomme une loi, avec dix articles qui présentent les priorités sur lesquelles la lutte contre lecancer doitporter toute son attention et dont les signataires se déclarent responsables.

Le préambule de la Charte de Paris est particulièrement démonstratif d’un engagementqui se veut prioritaire à l’échelle internationale :

« Profondément troublés par les répercussions importantes et universellesdu cancer sur la vie humaine, la souffrance humaine, et sur la productivité des nations, Engagés dans l'humanisation et dans un partenariat universel des peuples faceau cancer, dans un effort permanent de lutte contre cette maladie, Anticipant lerythme rapidement croissant de l' incidence du cancer sur toute la planète, que ce soitdans les pays développés ou en développement, Reconnaissant le besoin d'uneintensification des innovations dans tous les domaines de la recherche sur le cancer, dela prévention et des soins, Persuadés que la qualité des soins est un droit essentiel del'homme, Reconnaissant que certaines améliorations déjà possibles au niveau dela survie en matière de cancer n'ont pas encore été obtenues en raison d'un recoursinsuffisant à la prévention, de financements inadaptés et d'un accès inégal à des traitementsanticancéreux de qualité, Certains que des vies humaines peuvent et doivent être sauvéesgrâce à un meilleur accès aux technologies existantes, Aspirant à rien moins qu'une

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alliance invincible - entre chercheurs, professionnels de la santé, patients, gouvernements,industries et médias - de lutte contre le cancer et contre ses meilleurs alliés que sont lapeur, l'ignorance et l'autosatisfaction…

Nous, soussignés , afin de prévenir et de guérir le cancer, et afin d'assurer la meilleurequalité de vie possible aux personnes qui vivent avec cette maladie et à celles qui enmeurent, nous engageons pleinement et nous considérons responsables des principes etpratiques définis ci-après: » (Souligné dans le texte)

La signature du texte par le Président de la République trois jours après l’annonce duplan cancer met en avant l’activation d’un « political stream », sans que nous puissionsévaluer le poids réel de l’influence qu’a pu jouer ce dernier dans la mise à l’agendadécisionnel de la lutte contre le cancer en France en 2000.

En effet, la période de cohabitation qui caractérise le septennat de Jacques Chiracest toujours démonstrative d’une volonté de légitimation de la part des deux partis quigouvernent le pays, la droite à travers le RPR pour J. Chirac, et le parti socialiste pour lepremier ministre L. Jospin. Ainsi, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses concernantl’influence de la prise de position de J. Chirac qui a signé la Charte de Paris le 4 février.Est-ce que le Sommet mondial contre le cancer, dont le déroulement à Paris était prévu, adéterminé le gouvernement Jospin à produire un plan cancer juste avant la mise en œuvrede la Charte de Paris pour montrer que le parti de l’opposition est présent et s’engageactivement pour une cause dorénavant internationalement reconnue ? Ou est-ce que le plancancer est clairement arrivé à maturation à cette date, sans que l’engagement internationaln’ait en rien accéléré la mise à l’agenda décisionnel ?

L’ensemble de l’analyse que nous avons menée auparavant sur le processusd’émergence de la lutte contre le cancer dans le champ politique nous a déjà amené àpostuler que la question du cancer, dans les années 1998-1999, est reconnue commeessentielle par le Secrétaire d’Etat à la Santé : toute la réflexion portée par les professionnelspuis par la Ligue contre le cancer a de fait largement contribué à façonner la charpente duplan cancer. Le terreau sur lequel se sont reposés les pouvoirs publics pour accoucher dupremier programme de mobilisation nationale est donc historiquement arrivé à maturation.L’enclenchement de la mise à l’agenda ne peut donc pas être uniquement imputable, ensubstance, à des rouages politiques.

Pourtant, nous pouvons émettre l’hypothèse que le Sommet mondial contre le canceret la prise de position officielle de Jacques Chirac ont agi comme une « political window »225,c’est-à-dire une fenêtre ouverte par un événement politique qui va permettre à unealternative – ici le plan cancer – de changer l’agenda. L’anticipation du Sommet mondialaurait poussé le gouvernement Jospin à se positionner, et de surcroît à se légitimer, parrapport à la question prioritaire que devient la lutte contre le cancer.

Le traitement de cette problématique sur laquelle nous ne pouvons qu’avancer parhypothèse faute d’avoir effectué des entretiens auprès des acteurs clés de la période quia suivi l’annonce du premier plan cancer, a été abordé de manière variable de la part decertains acteurs que nous avons rencontrés. Certains postulent que les deux événementspeuvent s’analyser comme des réponses politiques, donc les rouages politiques seraientcentraux dans l’analyse. D’autres placent leur attention sur l’amont du plan cancer, etsur les processus de structuration du problème-cancer qui ont conduit le gouvernement àaccoucher de ce plan.

225 J. W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, op. cit, p. 120

Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirspublics ?

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« Et finalement, pour vous, est-ce qu’au moment du premier Plan Cancer du 1 er

février 2000, l’émergence dans le champ politique est totale, ou est-ce que c’est simplementun effet d’annonce dans le sens où ça serait la réponse politique de Jospin à la signaturede la Charte de Paris par J. Chirac ?

Vous voyez, ça mériterait d’être regardé de plus près...Parce que je ne sais pas sic’est un effet de réponse, ou si c’est simplement, maintenant que la déclaration de Parisest devenue officielle, on a le droit d’accoucher d’un plan cancer qui est tout prêt dansles cartons. Donc est-ce que c’est la réponse de Jospin, ou est-ce que c’est au contrairele déverrouillage politique qui a permis à des gens qui étaient….bon d’accord, Thierry estsocialiste, mais enfin son engagement socialiste, il n’est pas non plus des plus anciens.Bon il avait une forme d’amitié, mais non, ce sont des jeunes qui ont vraiment fait bougerle milieu, et qui ont accouché d’un plan parce qu’il y a eu ce sommet de Paris qui a donnédu lustre. Donc ce n’est pas une contre-proposition à mes yeux, mais moi j’ai une lecturepositive : je pense que les trucs se sont enclenchés de façon intelligente, plutôt que ‘t’as ditça alors je vais rétorquer comme ça’. Ce n’est pas le fait du hasard je pense. Mais on peutavoir une lecture politique. […] Moi j’ai une lecture positive, que peut-être les auteurs n’ontpas, mais vue de l’extérieur, cette succession de hasards n’est peut-être pas un hasard !C’est un processus qui a rendu possible des trucs, qui a déverrouillé, et ça faisait tellementlongtemps que ça couvait ce plan cancer que ça a libéré les énergies, il me semble. »Entretien avec la Déléguée Générale du CLARA

« Mais il faut reculer encore un peu avant 2002, parce que le plan Jospin, annoncé parDominique Gillot, là ça devient de la politique, et ça devient de la politique dans le contextede la cohabitation. Donc là arrive un autre personnage du film, qui est Khayat, d’accord ?Donc David Khayat, qui n’est pas du tout quelqu’un de présent à l’intérieur de la réflexionjusqu’à maintenant, qui est un professeur de cancérologie, qui a eu la chance d’être nomméà l’âge de trente ans parce que son patron est mort, qui a hérité, en même temps que dupôle de son patron, d’un énorme congrès qu’il a bien fait marcher parce que c’est un bonfinancier, et qui était connu et est toujours connu comme l’un des médecins du secteur publicqui gagne le plus d’argent en faisant du privé, donc qui est complètement en marge desgens avec qui j’étais moi, qui étaient plutôt des gens voulant développer des choses avecune mission de service public etc. Donc totalement en marge…

Mais ce gars en marge, il fabrique avec un certain nombre de ses copains qu’il invitaiten première classe, donc il a beaucoup de copains parce que quand vous avez un congrèset que vous invitez en première classe les Américains, au bout d’un moment ils vous aimentbien…Donc il a un carnet d’adresses, et il fabrique la Charte de Paris. Même semaine, c’estla réponse politique de Chirac au plan Gillot. Donc je ne sais plus dans quel sens c’était,mais le mercredi il y a l’annonce du plan Gillot, et le vendredi il y a la signature de la Chartepar Chirac à l’Elysée, qui est la réponse à Jospin, c’est-à-dire que ça devient une partie decampagne électorale. » Entretien avec le professeur Philip

« Et après que Dominique Gillot ait annoncé son plan, il y a une réponse à travers laCharte de Paris ?

Non, c’était une semaine après, c’était un truc parallèle ça. Tu vois, ça c’est unquatrième trépied très accessoire, ou par ailleurs, David Khayat ne voulait pas perdrepied car c’était la cohabitation et il voulait avoir un rôle à jouer, il préparait déjà le faitqu’après il y aurait un Institut national du cancer et il se préparait à être président. Doncça, techniquement ce n’était pas très important, et politiquement, c’était le jeu habituel de

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la cohabitation où chaque annonce se solde par un écho de l’autre parti. » Entretien avecun conseiller du cabinet de Bernard Kouchner (1998-2002)

Tous ces propos nous renforcent dans l’idée que le ‘political stream’devient unfacteur explicatif déterminant en 2000, sans pour autant être premier. Il permettrait en faitl’accomplissement du couplage du « problem stream » avec le « policy stream » à traversl’ouverture d’une fenêtre politique.

B. La mise en place d’un phénomène de compétition politique autour de lalutte contre le cancer ?Il semblerait, à travers les témoignages que nous venons de mettre en avant, que la questionde l’influence du « political stream » est complexe à évaluer à partir de 2000, car elle meten jeu des analyses qui sortent de notre étude où les logiques d’action n’étaient pas encoresoumises aux rouages propres au champ politique. De surcroît, les acteurs que nous avonsrencontrés ont tous, majoritairement, joué un rôle essentiel dans la période ante 2000, maisnous n’avons pas pu rencontrer les acteurs qui entrent en jeu à partir de 2000, et surtout2002, comme par exemple David Khayat, lorsque le Président Chirac, réélu aux électionsprésidentielles, fait du cancer un des trois chantiers de son quinquennat.

Pourtant, la mise à l’agenda décisionnel de la lutte contre le cancer à travers le plancancer, ainsi que l’engagement du Président de la République sur la scène internationale,marquent clairement un changement de perspective dans l’appréhension des facteurs quiactivent l’agenda en 2002. Nous formulons l’hypothèse qu’à partir de cette date, une foisque la mise à l’agenda décisionnel est effective, les logiques propres au champ politiquedeviennent centrales.

Le champ politique a été défini par Pierre Bourdieu : celui-ci a beaucoup travaillé àmettre en lumière les spécificités qui isolent ce champ des autres champs existants dansl’espace public.

Voilà comment il peut caractériser en partie les traits inhérents au champ politique :« Il n’est pas de manifestation plus évidente de cet effet de champ que cette sortede culture ésotérique, faite de problèmes tout à fait étrangers ou inaccessiblesau commun, de concepts et de discours sans référent dans l’expérience ducitoyen ordinaire et surtout peut-être de distinguos, de nuances, de subtilités,de finesses qui passent inaperçus aux yeux des non-initiés et qui n’ont pasd’autre raison d’être que les relations de conflit ou de concurrence entre lesdifférentes organisations ou entre les ‘tendances’ ou les ‘courants’ d’une mêmeorganisation. »226

En référence à ces propos, nous voulons surtout mettre en lumière quelques élémentsqui nous poussent à penser que ce phénomène de lutte, de concurrence ou encorede compétition politique décrit plus haut par Pierre Bourdieu est déterminant dans lacompréhension du poids que peut représenter le « politics stream » par rapport à laquestion du cancer. Cette réflexion repose uniquement sur nos entretiens et engage defait la subjectivité des acteurs. Elle a le mérite cependant de mettre en avant l’intensitéde l’émotionnel qui couve sous les relations de concurrence, et le poids des relations

226 Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », in Actes de la

Recherche en sciences sociales, n° 36-37, février-mars 1981, pp. 3-24

Troisième Partie De la sensibilisation politique à l’événement politique : un sursaut des pouvoirspublics ?

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interpersonnelles qui déterminent un processus de nomination de la part de la tendancepolitique au pouvoir.

Voici un autre témoignage assez éclairant sur la question :« Et puis vous aviez aussi un truc qu’on a découvert après, c’était les rapports

extrêmement familiers qu’avait Khayat avec la famille Chirac, ce qui fait que dans l’autoritéde la création de l’INCa, il a raflé la mise politicienne – bon c’est ça le politique – et la plupartdes gens qui étaient dans la mission interministérielle de lutte contre le cancer avec PascaleBriand n’ont pas été mis dedans. […] Par exemple, Khayat n'a jamais voulu faire partiedu Cercle, et pourtant c'est lui qui a profité après des opportunités, mais bon peu importe,c'est ça la vie politique je crois à ce niveau-là, les opportunités les gens les prennent. Parexemple, Khayat organise chaque année une grande soirée à Versailles, très prout, et il aremis la médaille – je ne sais laquelle d'ailleurs – à madame Chirac l'année précédant sanomination à la tête de l'INCa. » Entretien avec le professeur Serin

La nomination par Jacques Chirac de David Khayat à la tête de l’INCa un an aprèsle lancement du plan cancer de 2003 par le Président de la République en personne estparticulièrement significative de ce jeu de sélection arbitraire propre au pouvoir et à lacompétition politique et qui engendre des « gagnants » et des « perdants », en fonction desintérêts des tendances politiques en concurrence.

« Ensuite, il y a eu le discours de Chirac en mars 2003 et pour moi c’est la rupture ausens politique du terme. Et le discours de Chirac de mars 2003, qui par ailleurs est pas malsur certains côtés, ce discours a été écrit par Laurent Borréla, un autre acteur intéressantparce qu’il était secrétaire général adjoint de la Fédération des centres au moment deshistoires de la convention collective, puis il est passé au cabinet de Mattéi, puis il est allé àl’Institut national du cancer où il est toujours, et donc Laurent Borréla a écrit le discours deChirac, et moi je me suis battu comme un forcené, peut-être de façon un peu naïve, mais aufond je suis content de l’avoir fait quand même, avec Borréla jusqu’à la dernière minute pourdire : ‘Il faut que vous citiez le plan Jospin’. Il fallait que dans ce discours il reconnaisse quece n’est pas uniquement un problème de « le cancer de droite vs le cancer de gauche ».Je me suis vraiment battu auprès de Borréla en disant que c’était fondamental, que ça allaitêtre l’acte fondateur ou destructeur. Et il n’y a pas un mot sur Jospin dans le discours deChirac. [Coupure téléphonique]

Voilà, donc c’est le moment où il y a un « cancer de gauche » et un « cancer de droite »,et dans ces conditions je me positionne du côté du « cancer de gauche ». Mais moi j’ailutté vraiment jusqu’au dernier moment pour qu’il y ait une continuité, en disant qu’il y aun premier plan cancer, qu’il y a un amont, un après, et de toute façon il y aura encore unaprès…Et à partir de là, d’abord j’ai été complètement rejeté à titre personnel de tout ça, eton est en 2003, c’est-à-dire un moment où je ne suis toujours pas positionné politiquement,mais le fait que je défendais une vision non politicienne du cancer m’a fait éliminer du circuit,mais alors complètement éliminer ! » Entretien avec le professeur Philip

« Mais c’est normal ça…C’est la moindre des choses pour un Président de laRépublique…Oui ça les énerve, mais enfin c’est basique. Imaginez un Président de laRépublique, un 14 juillet, qui lance un grand machin. Il ne va pas expliquer : ‘Vous saveztoutes ces idées, ce n’est pas moi qui les ai eues.’ Il n’y a que des imbéciles comme nous quisommes capables de penser ça, parce qu’on est de la société civile, donc on ne sera jamaisdes politiques finalement. Mais pour un vrai politique, c’est complètement…jamais il ne luiviendra l’idée de dire ça, jamais, jamais. Et si des Thierry Philip, Maraninchi et autres grandsconcepteurs de plan devant l’éternel et hyper impliqués, imaginaient que le Président de la

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République rendrait hommage à ses prédécesseurs et au travail accompli, et bien ils sontcomplètement naïfs. Non, ça c’est une fausse querelle, dans la mesure où ça devient ungros plan national, où ensuite le Président en fait un des éléments clés de son interview du14 juillet en disant : ‘ J’ai trois chantiers pour mon quinquennat’. Déjà qu’on disait : ‘Maisc’est quoi ton quinquennat, t’as pas la moindre ombre d’une idée’. Donc il n’allait pas dire :‘Vous savez ça fait quinze ans qu’ils y travaillent, et j’ai décidé d’accéder à leur truc, alorsque moi j’arrive en tout dans cette histoire’, c’est pas possible. Donc eux ils continuent àdire que le Président ne les a pas reconnus, mais bien sûr que si qu’ils ont été reconnus, etmême bien au-delà, et tous ceux du milieu le savent très bien. » Entretien avec la DéléguéeGénérale du CLARA

Finalement, tout l’enjeu de cette question est d’essayer de comprendre si, comme ledit le professeur Philip, aujourd’hui politiquement impliqué dans la région Rhône-Alpes227,le cancer est devenu l’objet d’une appropriation politique, ou, en d’autres termes, l’objetd’une lutte entre tendances politiques de gauche et de droite. En l’état de notre savoir, nousne pouvons pas apporter une réponse à ce questionnement qui nous apparaît pourtantd’un grand intérêt pour saisir les rouages de la période 2000-2007, date d’achèvementdu plan cancer lancé en 2003. Là où la difficulté est prégnante, c’est de discerner sicette question est, dans l’immédiat, potentiellement apte à être investie par l’analyse despolitiques publiques, dans la mesure où l’autonomie intrinsèque du champ politique esttelle qu’elle suppose une investigation profonde dans le milieu qui n’est pas du tout aisée,et que le discours des acteurs est très complexe à soupeser : le risque d’admettre unecorrélation implicite entre action et idées tendrait à identifier des formes idéologiquesdominantes dans un secteur sanitaire qui, historiquement, ne peut être appréhendé qu’auprisme d’un croisement des disciplines scientifiques que sont la sociologie politique, lasociologie historique et l’analyse des politiques publiques, et donc d’un croisement dessources empiriques.

227 Il a été élu en 2004 Vice-président de la région à la Santé et au Sport.

CONCLUSION

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CONCLUSION

La construction de la lutte contre le cancer comme problème public : quel apport pourl’analyse des politiques publiques ?

L’analyse du processus de construction de la lutte contre le cancer comme problèmepublic nous a permis de structurer notre réflexion autour de trois piliers.

Notre référence récurrente à Kingdon est principalement fondée sur l’utilisation de sonmodèle d’analyse des politiques publiques qui offre un schéma auquel nous avons greffénotre étude de cas.

Dans cette perspective, la catégorie du « problem stream » nous a invitée à raisonnerà partir d’une démarche socio-historique.

Nous avons consacré notre premier temps de réflexion à mettre en lumière lesdéterminants socio-historiques qui ont façonné une certaine organisation de la lutte contrele cancer en France, et surtout une certaine manière de penser la prise en chargemédicale, ainsi que la recherche fondamentale sur le cancer. Cette perception reposehistoriquementsur la création des centres anticancéreux dans les années 1920, fondéssur un projetunique auquel les centres doivent leurs caractéristiques intrinsèques, etpartant, leur exemplarité. Pourtant, depuis le début des années 1960, la situation de quasiexclusivité des centres dans l’organisation de la lutte contre le cancer a progressivementété questionnée : des écarts se sont creusés, façonnant le lit d’une remise en questionfondamentale tiraillée entre deux pôles antagonistes représentatifs d’une certaine visionde la lutte contre le cancer. D’un côté, celle des centres anticancéreux qui défendentl’héritage historique d’une prise en charge spécialisée. De l’autre, une vision structurée parla montée de la concurrence qui a amené de nouveaux acteurs de soins – loin des principesfondateurs de transversalité et de pluridisciplinarité - à exercer la cancérologie dans unelogique de contestation de la différenciation des centres. L’activité de ces derniers ainsi queleur légitimité ont été in fine menacées. La perception du problème autour du positionnementdes centres par rapport à ses concurrents, et de leur revendication d’une forme d’autoritédans la lutte contre le cancer liée à un statut historique a atteint son paroxysme au momentde la parution du rapport public de l’Inspection Générale des Affaires Sociales en 1993. Cerapport ‘tire la sonnette d’alarme’ dans le sens où, d’une part, il déplore l’absence d’uneréelle politique nationale en matière de lutte contre le cancer228, et où d’autre part, il posela question de la pertinence du maintien du statut autonome et spécifique des centres delutte contre le cancer.

La plupart des acteurs que nous avons rencontrés citent ce rapport comme absolumentcapital dans l’accélération d’une prise de conscience qui doit dorénavant accoucher d’uneaction concrète, d’un changement sensible. A partir de cette date, le sillage du problemstream se divise pour engendrer un nouveau courant, celui de la constitution d’un ensemblecohérent de solutions pour enrayer la voie des problèmes ainsi que le cercle vicieux desdysfonctionnements, et pour petit à petit faire advenir un nouveau référentiel autour de la

228 « Si l’on entend par politique la définition d’objectifs et de priorités, et la coordination de l’utilisation de moyens, il est clairqu’il n’existe pas en France de politique de lutte contre le cancer, alors qu’il en existe sans doute une pour le sida », Rapport del’IGAS, op.cit, p. 166

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représentation de la lutte contre le cancer. Un groupement d’acteurs, constitué par unegénération de jeunes directeurs de centres anticancéreux, va se saisir de cette situationproblématique ultime et va travailler à rendre sa contribution indispensable au milieu de lacancérologie.

A la structuration d’un courant des problèmes que nous avons déconstruit, nous avonsapposé une réflexion sur le rôle d’une poignée d’acteurs avant-gardistes au sein des

centres de lutte contre le cancer qui ont su être clairvoyants sur l’urgence d’un changementdans la manière de prendre en charge le cancer au sein des centres spécialisés, maisaussi dans le rapport qu’entretiennent entre elles les différentes institutions sanitaires. Cegroupe d’acteurs auquel nous pouvons attribuer une force de conviction charismatique aproposé, puis su imposer un nouveau référentiel d’action au sein de la Fédération nationaledes centres de lutte contre le cancer, en phase avec l’évolution de la politique sanitaire etsachant surtout anticiper de nouvelles problématiques, comme celles des réseaux de soinsou de la qualité en cancérologie, qui deviendront prioritaires quelques années plus tard.

La structuration d’un courant des solutions provient donc d’une réponse localiste à unproblème global de la lutte contre le cancer, mais de la part d’une institution – les centresanticancéreux – historiquement centrale dont quelques ‘jeunes directeurs’ ont souhaitérelégitimer le statut menacé. Ils ont d’emblée anticipé la réponse faite au rapport de l’IGASde 1993 que nous avions analysé comme ‘la sonnette d’alarme’ suite à laquelle l’état dusystème de la cancérologie ne pouvait plus s’auto-entretenir, au risque de se gangrener.

Nous avons donc démontré l’importance éminente d’une configuration d’acteursrestreinte, le groupe des réformateurs, progressivement reconnu par ses pairs. A la faveurdu changement de président de la Fédération, poste auquel va accéder un des réformateurs,un mouvement d’alliances avec les autres structures sanitaires voit le jour, garant del’extension du nouveau référentiel. A ce mouvement, un autre vient se greffer, informelet structuré sur la base d’un réseau de professionnels, au sein duquel les valeurs deconfiance, de partage de convictions, et d’une même volonté de participer au combat contrele cancer, sont centrales. C’est la création du Cercle des cancérologues français, qui devientle lieu d’une production intense de savoir où l’innovation est première. Ses promoteurs vontactivement participer à la sensibilisation du champ politique en ayant clairement à cœurde faire évoluer la lutte contre le cancer à travers une prise de conscience capitale desdécideurs politiques. La nomination du Président de la Fédération, très impliqué au sein duCercle, au poste de Vice-président de la Commission nationale du cancer, est significativedu rôle d’entrepreneur politique qu’il a joué, symbolisant ce transfert de savoir entre les deuxorganes, l’un informel, l’autre institutionnel.

Enfin, la question, cruciale, de la mobilisation des malades au sein de la Ligue nationalecontre le cancer à la fin de l’année 1998, ainsi que l’interrogation sur d’éventuelles conditionspolitiques favorables qui ont activé un « political stream », nous ont permis d’envisager lesultimes déterminants au fondement d’un sursaut historique transformant la lutte contre lecancer en mobilisation nationale.

Les 1ers Etats Généraux des malades du cancer qui se sont déroulés à la fin de l’année1998 sont en tout point essentiels pour saisir l’émergence totale du problème-cancer ausein de la sphère politique. Ils forment un contexte exceptionnel dans la mesure où larevendication monte des patients jusque-là invisibles auprès des politiques, mais aussi dela société civile.

Ils vont permettre le plein épanouissement de la question du cancer à travers la prise deparole des acteurs les plus à même d’exprimer les dysfonctionnements de la lutte contre le

CONCLUSION

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cancer. Leur registre de légitimation est maximal puisque la revendication est exprimée aunom d’un intérêt englobant : celui des malades, mais aussi celui des proches des malades,familles, amis, collègues, qui parlent en tant que personnes ‘saines’ mais étant au contact dela maladie et pouvant potentiellement tomber malades. C’est donc la santé de la populationtoute entière qui, in fine, est représentée et défendue de manière sous-jacente.

La mobilisation des patients, par le concours de la Ligue, va ancrer définitivement, parl’action hautement symbolique des Etats Généraux229, le changement de représentations etde connotations autour du cancer, en apportant une dimension que les professionnels, soitignoraient, soit n’avaient pas su rendre primordiale.

Finalement, les phases successives de l’émergence de la question du cancer au seindu champ politique ont vu la prise de conscience devenir de plus en plus vive pour finalementdevenir effective à travers une mobilisation nationale. Le terreau sur lequel se sont appuyésles pouvoirs publics s’est vu, en 2000, couronné par l’affirmation d’enjeux politiques dontnous avons fait l’hypothèse qu’ils ont influencé un sursaut de la part du gouvernement.

Pour approfondir cette synthèse qui reprend les grandes étapes de notredémonstration, nous souhaitons apporter un élargissement au modèle de J. W. Kingdon,qui, dans notre cas, s’avère dépassé, essentiellement pour trois raisons.

Par contre, en 2002, lors de l’élection de Jaques Chirac à la présidence de laRépublique, la fenêtre politique est nette, tranchée, explicite. Nous pouvons d’emblée relierles deux formes de mise à l’agenda dans la mesure où l’analyse de l’annonce du premierplan cancer au prisme du modèle de la fenêtre politique permet, en substance, d’attester del’activation d’un phénomène de concurrence politique qui prend de l’ampleur pour devenirun facteur explicatif déterminant, comme nous l’avons tout juste entrevu à la fin de notretroisième partie, dans la mesure où la période au-delà de 2000 est hors de notre champd’étude. Mais ces pistes réflexives nous semblent importantes pour mettre en perspectivele schéma probabiliste de J. W . Kingdon.

Dans tous les cas, selon un communiqué du 1er août 2006, le professeur David Khayata remis sa démission de la présidence de l’Inca pour retourner à sa seule activité demédecin. Loin de pouvoir juger de cette polémique, nous nous en remettons aux propos deGérard Bact, rapporteur du budget santé à l’Assemblée nationale, qui a effectué un contrôlesurprise dans les locaux de l’Inca le 23 mars 2006 : « Les attaques personnelles ne mesemblent pas vraiment fondées. (…) Ce qui est sûr, c’est que l’existence de l’Inca dérange ».230

Le choix de cet exemple nous permet juste d’appréhender les enjeux sous-jacents àla mise en œuvre d’une politique de santé publique, au cœur de laquelle nous pressentonsle poids des intérêts et des luttes de pouvoir qui peuvent agir comme autant de freins àl’objectif premier d’une telle politique publique, celui de vaincre le cancer.

En dépit de ces différents questionnements ou approfondissements, le modèle de J. W.Kingdon demeure d’un grand intérêt, non seulement parce qu’il invite à des dépassementset des réactualisations, mais aussi parce qu’il permet d’articuler différentes temporalités àtravers une démarche socio-historique et réconcilie politics et policy avec finesse : le politics

229 « Le terme Etats Généraux évoque en France les ‘cahiers de doléances’. C’est bien la teneur de cette parole ouverte […] »Henri Pujol, Avant-propos au Livre Blanc des 1ers Etats Généraux des malades du cancer, op.cit, p. 7

230 Eric Favereau, « La gestion du directeur de l’Institut national du cancer, ami de Chirac, objet de critiques. Mauvais diagnosticpour les trois ans du plan cancer », Libération, 24 mars 2006 – www.liberation.fr

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reste important, non pas parce qu’il est producteur de solutions mais parce que la conditiondu changement est impensable sans la variable politique : Kingdon ne cède ni à une visionenchantée de la politique, ni à une vision qui nierait son rôle.

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ANNEXES

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ANNEXES

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l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon

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Résumé

L’objet de ce mémoire est d’appréhender la construction, en France, de la lutte contre lecancer comme problème public.

L’analyse successive de la structuration d’un courant des problèmes, de l’élaborationd’alternatives, ainsi que la prise en compte des rouages propres au champ politique, permetd’établir une réflexion fondée sur la théorisation de la mise sur agenda.

Mariant démarche socio-historique et analyse sur la sociogenèse de l’action publiqueen matière de lutte contre le cancer, cette étude s’inspire du modèle de J. W. Kingdon touten le nuançant pour l’adapter à une étude de cas.

Abstract

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Abstract

The object of this memory is construction in France of the fight against cancer like publicproblem. Successive analysis of the structuring of problem stream, policy stream andpolitical stream, makes it possible to establish a reflexion based on a theorization of agenda-setting.

Marrying historical step socio and analyze on the genesis of public action as regardsfight against cancer, this study takes as a starting point the model suggested by John W.Kingdon all while moderating it to adapt it to a case study.