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Revue n° 84, date de publication: 2009-08-20 Copyright © EPO, Etudes marxistes et auteurs La reprise, la publication et la traduction sont autorisées pour des buts strictements non lucratifs JO COTTENIER ET HENRI HOUBEN La crise du système | Septembre 2008 continuera sans doute à tinter aussi fort dans les esprits que septembre 2001. Après l’attentat contre les tours jumelles du WTC, l’Amérique est partie en guerre. Après l’effondrement des géants financiers de Wall Street, le guerrier est au tapis. Après le raz de marée de septembre, la population américaine, inquiète, s’interroge : de quoi l’avenir aura-t-il l’air ? Deux millions de familles ont perdu leur maison. Les économies, les emplois et les pensions sont en danger. Le pouvoir d’achat était déjà vilainement sous pression ; est-ce que cela va encore s’aggraver ? Quand des banques comme Fortis et Dexia font la culbute, quand, dans le monde entier, des banques sont nationalisées et que les Bourses connaissent dégringolade sur dégringolade, tout le monde se rend compte qu’il se passe quelque chose de grave. Mais de grave à quel point ? Cette crise est-elle différente – plus grave – que les précédentes ? D’après le Fonds monétaire international (FMI), le krach actuel n’est comparable qu’à celui de 1929. À l’époque, le krach avait été suivi par plusieurs années d’une profonde dépression : bien des entreprises avaient été fermées, le chômage avait été spectaculairement élevé, les salaires avaient baissé, la pauvreté s’était accrue. Les communistes avaient gagné des adhésions durant les années de crise. Mais les fascistes encore plus. Ce fut le préambule de la Seconde Guerre mondiale. La crise actuelle aura-t-elle des conséquences aussi dramatiques ? Ou va-t-on parvenir à reprendre tout sous contrôle ? Brusquement, les États sont de retour. Cela suffira-t-il à amortir le choc ? Aujourd’hui, même les plus convaincus des libéraux veulent qu’il y ait plus de régulation de la part des marchés financiers. Mais ne s’agit-il que d’une crise financière pouvant être conjurée par un meilleur contrôle des allées et venues du secteur bancaire ? Ou y a-t-il autre chose encore ? La réponse à ces questions requiert une compréhension de l’origine de la crise actuelle. Et, pour ce faire, il nous faut reprendre le ? l en remontant de nombreuses années en arrière. L’économie mondiale déjà dans une impasse en 1973 Les États-Unis étaient sortis de la Seconde Guerre mondiale en tant que superpuissance planétaire incontestée. Ils avaient assuré cette position de force en faisant du dollar la monnaie mondiale par excellence. Seul le dollar pouvait être échangé contre de l’or et les autres monnaies suivaient un cours de change fixe par rapport à ce même dollar. Tout cela fut validé dans les accords de Bretton-Woods (1944). Les États-Unis utilisèrent cette position de force pour contrer la montée du communisme. Ils se précipitaient de façon prodigue avec leur argent et la presse à dollars tournait à plein régime. En Europe occidentale, l’onéreux plan Marshall devait construire un barrage contre l’Union soviétique et museler les résistances internes. En Asie du Sud-Est, les États-Unis lancèrent un plan d’aide similaire pour la Corée et Taïwan. L’appareil militaire qui avait été mis en place dans la lutte contre les nazis fut perfectionné dans la lutte contre le communisme. Les États-Unis menèrent des guerres contre la « menace communiste » en Corée (1950-1953) et au Vietnam (1959-1975). Ils soutinrent aussi leur allié sioniste au Moyen-Orient durant les guerres des Six Jours (1967) et du Kippour (1973). L’économie américaine de la guerre froide stimula la croissance économique rapide, mais elle

La crise du système

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Septembre 2008 continuera sans doute à tinter aussi fort dans les esprits que septembre 2001. Après l’attentat contre les tours jumelles du WTC, l’Amérique est partie en guerre. Après l’effondrement des géants financiers de Wall Street, le guerrier est au tapis. Après le raz de marée de septembre, la population américaine, inquiète, s’interroge : de quoi l’avenir aura-t-il l’air ? Deux millions de familles ont perdu leur maison. Les économies, les emplois et les pensions sont en danger. Le pouvoir d’achat était déjà vilainement sous pression ; est-ce que cela va encore s’aggraver ?

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Revue n° 84, date de publication: 2009-08-20 Copyright © EPO, Etudes marxistes et auteurs La reprise, la publication et la traduction sont autorisées pour des buts strictements non lucratifs

JO COTTENIER ET HENRI HOUBEN

La crise du système |

Septembre 2008 continuera sans doute à tinter aussi fort dans les esprits que septembre 2001. Après l’attentat contre les tours jumelles du WTC, l’Amérique est partie en guerre. Après l’effondrement des géants financiers de Wall Street, le guerrier est au tapis. Après le raz de marée de septembre, la population américaine, inquiète, s’interroge : de quoi l’avenir aura-t-il l’air ? Deux millions de familles ont perdu leur maison. Les économies, les emplois et les pensions sont en danger. Le pouvoir d’achat était déjà vilainement sous pression ; est-ce que cela va encore s’aggraver ? Quand des banques comme Fortis et Dexia font la culbute, quand, dans le monde entier, des banques sont nationalisées et que les Bourses connaissent dégringolade sur dégringolade, tout le monde se rend compte qu’il se passe quelque chose de grave. Mais de grave à quel point ? Cette crise est-elle différente – plus grave – que les précédentes ? D’après le Fonds monétaire international (FMI), le krach actuel n’est comparable qu’à celui de 1929. À l’époque, le krach avait été suivi par plusieurs années d’une profonde dépression : bien des entreprises avaient été fermées, le chômage avait été spectaculairement élevé, les salaires avaient baissé, la pauvreté s’était accrue. Les communistes avaient gagné des adhésions durant les années de crise. Mais les fascistes encore plus. Ce fut le préambule de la Seconde Guerre mondiale. La crise actuelle aura-t-elle des conséquences aussi dramatiques ? Ou va-t-on parvenir à reprendre tout sous contrôle ? Brusquement, les États sont de retour. Cela suffira-t-il à amortir le choc ? Aujourd’hui, même les plus convaincus des libéraux veulent qu’il y ait plus de régulation de la part des marchés financiers. Mais ne s’agit-il que d’une crise financière pouvant être conjurée par un meilleur contrôle des allées et venues du secteur bancaire ? Ou y a-t-il autre chose encore ? La réponse à ces questions requiert une compréhension de l’origine de la crise actuelle. Et, pour ce faire, il nous faut reprendre le ? l en remontant de nombreuses années en arrière.

L’économie mondiale déjà dans une impasse en 1973

Les États-Unis étaient sortis de la Seconde Guerre mondiale en tant que superpuissance planétaire incontestée. Ils avaient assuré cette position de force en faisant du dollar la monnaie mondiale par excellence. Seul le dollar pouvait être échangé contre de l’or et les autres monnaies suivaient un cours de change fixe par rapport à ce même dollar. Tout cela fut validé dans les accords de Bretton-Woods (1944). Les États-Unis utilisèrent cette position de force pour contrer la montée du communisme. Ils se précipitaient de façon prodigue avec leur argent et la presse à dollars tournait à plein régime. En Europe occidentale, l’onéreux plan Marshall devait construire un barrage contre l’Union soviétique et museler les résistances internes. En Asie du Sud-Est, les États-Unis lancèrent un plan d’aide similaire pour la Corée et Taïwan. L’appareil militaire qui avait été mis en place dans la lutte contre les nazis fut perfectionné dans la lutte contre le communisme. Les États-Unis menèrent des guerres contre la « menace communiste » en Corée (1950-1953) et au Vietnam (1959-1975). Ils soutinrent aussi leur allié sioniste au Moyen-Orient durant les guerres des Six Jours (1967) et du Kippour (1973). L’économie américaine de la guerre froide stimula la croissance économique rapide, mais elle

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fut également un facteur de déséquilibre. Au cours des « golden sixties », la productivité industrielle connut une croissance rapide. Dans la répartition des revenus, le capital et le travail se tenaient en équilibre. Ou, pour dire les choses autrement, les salaires augmentaient aussi vite que la productivité. La répartition du revenu national (en pour cent pour le travail et pour le capital) demeura stable. Cela ne se fit pas sans heurts. Ainsi, il y eut la grande grève de 1960-61, la dernière grève générale de longue durée en Belgique. À l’époque déjà, il existait des plans visant à détricoter la sécurité sociale. Cette sécurité sociale avait été accordée après la guerre par le capital « afin d’éviter le pire ». La fin des années 60 sonna le glas de cette longue période de croissance relativement importante et stable. La croissance rapide de la productivité diminua, on ne tira plus complètement parti de la capacité de production. Les investissements demeurèrent sous-employés, le taux de profit baissa. Les marchés finirent par être saturés, il y eut des signes manifestes qu’une crise de surproduction se préparait. Ce processus de maturation connut un brusque éclatement quand, en 1973, les pays de l’OPEP multiplièrent par quatre le prix du pétrole. Celui-ci passa de 2 à 9 dollars le baril. L’OPEP réagissait ainsi au soutien américain à Israël durant la guerre du Kippour. En 1979 suivit un second choc pétrolier : le prix du baril passa de 13 à 26 dollars et, en 1982, il était déjà de 32 dollars. Il existe deux visions à propos de la crise qui a commencé en 1973. N’était-elle qu’une conséquence du prix du pétrole, donc d’un facteur extérieur imposé par un front de producteurs de pétrole ? Ou le choc pétrolier ne fit-il que mettre le feu aux poudres ? D’après cette dernière vision, la croissance de l’économie mondiale était déjà dans une impasse en 1973 à la suite de processus internes récurrents du capitalisme, et ces processus avaient déjà été décrits cent ans plus tôt par Karl Marx. Karl Marx permit de comprendre les processus économiques récurrents du capitalisme. Il expliqua clairement pourquoi ces phénomènes mènent inévitablement à des crises de surproduction. Il y a en effet une contradiction fondamentale à la base de l’économie capitaliste : les moyens de production (usines, matières premières ) sont propriété privée alors que la production même se déroule selon un mode de plus en plus social. C’est mille fois plus encore le cas aujourd’hui qu’à l’époque de Marx. Des appareils de production imposants, souvent dispersés aux quatre coins du monde, sont gérés en fonction des intérêts d’un groupe très restreint de détenteurs de capitaux. Le seul planning est celui qui vise à briser les reins de la concurrence. Pour cela, il s’agit de réaliser plus de bénéfices que les concurrents, d’accumuler de plus en plus de capital. Car, en investissant de plus en plus vite, tout le monde espère qu’il va pouvoir dans cette course conquérir des marchés sur ses rivaux. Mais, pour ce faire, il faut réduire les coûts de production (réduire les salaires) et rationaliser en permanence afin de pouvoir produire plus avec moins de main-d’œuvre. Ce processus aboutit inévitablement à des crises de surproduction parce que la contradiction s’accroît entre la capacité de production et le pouvoir d’achat de la population. Marx résumait la chose comme suit : « La raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, en face de la tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité de consommation absolue de la société1. » Voilà le résultat du chaos social dans lequel seule est de mise la loi du profit maximal. La production n’est absolument pas organisée pour satisfaire les besoins de la société en général.

Une longue crise de surproduction au ralenti

À chaque rechute grave, le capital cherche ses propres solutions et il peut compter pour ce faire sur l’aide et l’accompagnement de l’État. Selon le remède classique, la crise va de pair avec la destruction d’une partie de la capacité de production, par des fermetures et des

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rationalisations. Les prix baissent et les salaires eux aussi sont comprimés. Les concurrents les plus faibles disparaissent ou sont absorbés par les plus forts. Tout cela fait que la capacité de production est à nouveau adaptée à la demande. Le taux de profit repart à la hausse, il y a de nouveaux investissements : un nouveau cycle peut commencer. Comme Marx le décrivait, ce processus de croissance, d’arrêt, de crise et de rétablissement se déroule sur une courte période de cinq à sept ans : le cycle de la conjoncture. Mais, cette fois, il y a bien plus qu’une « simple » dépression conjoncturelle. Nous avons vécu en Belgique une longue succession ininterrompue de plans de crise et d’opérations d’assainissement. La longue période de forte croissance d’entre 1950 et 1970 a été suivie d’une longue période de crise. Celle-ci dure encore de nos jours. Depuis 1973, la conjoncture a suivi un cours fluctuant, mais les pics sont faibles et les creux profonds. Une période de crise aussi longue s’est déjà produite plus tôt. La première fois, après 1873, quand les puissances économiques les plus fortes se retrouvèrent dans une première crise grave. Elle aboutit à une exportation massive de capitaux et à une lutte pour la répartition des colonies qui, finalement, déboucha sur la Première Guerre mondiale. Ce fut la période initiale de ce que Lénine appela « l’impérialisme » : un stade – l’ultime – du capitalisme avec, comme caractéristiques principales, la fusion du capital bancaire et industriel et la division du monde entier en colonies. La deuxième grande période de crise structurelle suivit le krach de 1929 et déboucha sur la Seconde Guerre mondiale. Depuis 1973, nous sommes embarqués dans la troisième crise structurelle, mais celle-ci se déroule de façon particulière. Déjà, à partir de 1975, on a connu les premiers assainissements en Belgique. Quatre « secteurs nationaux » – les charbonnages, la sidérurgie, le textile et le verre – ont reçu l’accompagnement de l’État dans leur démantèlement, y compris une nationalisation temporaire du secteur de l’acier. En 1981, le gouvernement Martens I y allait d’un second grand virage d’assainissement pour trancher dans les salaires et le secteur social. À la préparation de ce virage participa également le président de la CSC, Jef Houthuys, lors des entretiens secrets de Poupehan, un village ardennais. Le franc belge subit une dévaluation et il s’ensuivit trois sauts d’index des salaires. Le démantèlement de la sécurité sociale et de l’assurance chômage fut lancé, malgré des journées de grève nationale et des manifestations contre le démantèlement des salaires et de l’index et contre les coupes sombres dans la sécurité sociale. Jusqu’à la fin des années 80, il y eut de grandes grèves et manifestations contre les fermetures dans la sidérurgie et dans le secteur houiller. Il a fallu attendre 1989 avant d’assister à une certaine reprise, mais en 1991 celle-ci était déjà terminée. À partir de 1985, la Communauté européenne reprit les rênes. Une longue série de mesures fut élaborée : le marché unique en 1990, le traité de Maastricht en 1991 (avec l’unité monétaire), les directives de libéralisation des secteurs publics dans les années 90, la stratégie de Lisbonne en 2000. En Belgique, les principaux mouvements de lutte contre ces mesures furent la grande vague de grèves contre le « plan global » en 1993 et les grèves contre le « pacte des générations » en 2005. Dans toutes ces mesures européennes, c’est le concurrent américain qui sert de modèle. Ce n’est pas un hasard. À partir du début de la crise, en 1973, la superpuissance américaine n’a cessé d’imprimer son lourd sceau sur l’économie mondiale. Et ce fut encore davantage le cas à partir de 1980, quand la fraction la plus à droite et la plus agressive de la bourgeoisie américaine arriva au pouvoir sous la direction du président Reagan. Durant trente ans, cette fraction mit l’économie mondiale à la main des plus grands détenteurs de capitaux des États-Unis. Cela aboutit à un certain nombre de mesures radicales qui allaient fortement influencer le déroulement de la crise au niveau mondial. Par le biais de certaines de ces mesures, la crise fut répercutée sur d’autres pays. D’autres mesures ont tempéré provisoirement la crise et ont regonflé artificiellement l’économie mondiale. C’est ainsi que cette longue crise structurelle a

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eu un déroulement capricieux. Les remèdes des États-Unis afin de détourner la crise sont à la base de l’effondrement financier d’aujourd’hui. Un bref récapitulatif de ces remèdes per-met également de mieux comprendre la gravité de la crise et montre clairement pourquoi, à la crise de surproduction reportée, il n’y a pas d’autre issue aujourd’hui qu’une destruction massive de capital.

Le guide américain nous mène à l’effondrement

À la fin des années 60, la position américaine fut harcelée par deux rivaux, l’Europe et le Japon, qui étaient ressuscités de leurs cendres. C’est dans ces années également que l’empire américain alla s’empêtrer dans la guerre contre l’indépendance du Vietnam et des autres pays de l’Indochine. La course aux armements avec l’Union soviétique fut particulièrement onéreuse. Le robinet à dollars resta ouvert et les dollars atterrirent en masse dans les banques européennes (les eurodollars). Au départ de Bretton-Woods, en 1944, la banque centrale américaine possédait encore 60 % des réserves mondiales d’or. Maintenant que les banques centrales européennes commençaient à transformer massivement des dollars en or – une seconde ruée vers l’or en quelque sorte –, cette part descendit bien vite à 15 % à peine. Sur quoi le président américain Nixon décida unilatéralement de dissocier le dollar de l’or. Deux ans plus tard, on renonça également au système des cours de change fixes et le dollar se mit à flotter. Jusqu’en 1979, il perdit de sa valeur. Après quoi, le duo Volcker-Reagan2 allait suivre un autre cours. L’abandon de Bretton-Woods donna aux États-Unis plus d’espace de manœuvre, car le dollar ne pouvait plus être sanctionné en réclamant sa contrepartie sur les réserves d’or américaines. Le dollar devint plus que jamais la monnaie mondiale mais, désormais, le gouvernement américain pouvait en manipuler le cours à sa guise. Et, jusqu’à nos jours, il allait recourir avidement à cette possibilité. Trente ans durant, les États-Unis ont relancé les marchés financiers du monde entier. Comme levier, ils utilisaient un trident : le dollar, le crédit et la spéculation. Cela a abouti à un énorme accroissement de ces marchés financiers. En 1980, on estimait la valeur des produits financiers équivalente au produit intérieur brut mondial (PIB). En 1993, cette valeur était deux fois plus élevée. Et, fin 2005, plus de trois fois plus grande : 316 % du PIB mondial. Dans la période 2000-2004, les engagements de dette des gouvernements et des personnes privées représentaient plus de la moitié de cet accroissement. Cela montre le rôle croissant de la dette et de l’effet de levier3 en tant que force motrice dans ce processus4. En 2004, le commerce journalier des dérivés5 s’élevait à 5 700 milliards de dollars, celui des devises à 1 900 milliards de dollars. Ensemble : 7 600 milliards de dollars par jour. C’est plus que la valeur annuelle des exportations6. Comment ce phénomène est-il apparu ? Pour conserver leur suprématie, les États-Unis ont emprunté dans les années 80 un certain nombre de pistes qui ont contribué chacune à gonfler la bulle financière.

1. En 1979, le directeur de la Réserve fédérale américaine (la Fed), Paul Volcker, décidait brusquement de relever le taux d’intérêt. En quelques mois, il passait de 11 à 22 %. Une hauteur invraisemblable et ce, en pleine période de crise encore ! Que le crédit fût incroyablement cher continua à ralentir l’économie. Mais la Fed dut faire un choix : relancer l’économie ou combattre l’inflation7 élevée. En effet, celle-ci frôlait allègrement les 10 %. Sous la direction de Reagan, c’était un club néolibéral qui avait conquis la Maison-Blanche. Le dogme de ce club était celui-ci : inflation zéro. Car, avec une inflation de 10 %, les détenteurs de capitaux per-dent annuellement 10 % de leur fortune. Une inflation élevée est bonne pour les gens qui ont des dettes. Ceux-ci peuvent alors rembourser leurs emprunts avec

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de l’argent de moindre valeur. Les banques, par contre, voient les prêts qu’elles ont consentis perdre 10 % de leur valeur. Pour Reagan et Volcker, le choix fut donc vite opéré8. Dans cette décision joua également le fait que la dette d’avant l’inflation élevée pouvait être reportée sur le dos des salaires élevés et des avantages sociaux « excessifs ». Bref, les détenteurs de capitaux voulaient la préséance pour la lutte contre l’inflation et ils eurent gain de cause. Et, de fait, l’inflation descendit à 2 ou 3 % à la fin des années 80. Ce fut un premier cadeau important au monde financier américain. Mais les conséquences furent à l’avenant. La crise s’accentua lourdement et elle atteignit son point culminant. Au niveau mondial, cela se traduisit par de gigantesques opérations d’économie et de restructuration. Les victimes les plus touchées furent les gros débiteurs. Ceux-ci virent leurs intérêts augmenter considérablement. Ce fut une catastrophe pour les pays latino-américains. Les banques occidentales avaient prêté de l’argent à des pays du tiers monde qui n’étaient que trop contents de voir venir des injections de capitaux afin de bâtir leur industrie. Les États-Unis s’en trouvèrent particulièrement bien : leurs banques prirent 40 % des prêts à leur compte et l’industrie américaine reçut de très nombreuses commandes destinées à équiper l’industrialisation souvent débutante des pays du tiers monde. Jusqu’au moment où les intérêts ont commencé à prendre des proportions gigantesques et que les pays endettés durent payer plus d’amortissements et d’intérêts que ce qu’ils gagnaient avec leurs exportations. En 1982, le Mexique était ainsi au bord de la faillite ; en 1983, c’était le tour de l’Argentine et, en 1984, le Brésil suivait. Naturellement, cela mit aussi le secteur bancaire dans de grandes difficultés, mais c’était en même temps une occasion supplémentaire pour les États-Unis d’imposer, par FMI interposé, des plans de restructuration draconiens qui allaient ouvrir les économies des pays du tiers monde aux multinationales américaines. Au nom du libre marché, tous les murs de protection nationaux furent démantelés au profit des entreprises transnationales. La décision de Volcker de faire grimper les taux d’intérêt conféra au dollar une nouvelle force d’attraction. La baisse du cours du dollar fut arrêtée et les taux d’intérêt élevés attirèrent les investisseurs. Désormais, la voie était dégagée pour les deux autres pointes du trident : le crédit et la spéculation.

2. Le second cadeau d’importance aux détenteurs de capitaux fut la réforme fiscale de Reagan, l’Economy Recovery Tax Act (loi fiscale pour la relance de l’économie). Elle fut promulguée en 1981. Le taux d’imposition de la tranche des revenus les plus élevés baissa dans les années 80 et 90, passant de 70 à 28 %, en partie sous Reagan, en partie sous Clinton. Alors que les revenus du pour cent des Américains les plus riches augmentaient de 50 % durant cette période, le taux d’imposition moyen pour ce groupe baissait de 37 % en 1979 à 29 % en 1990. Cela signifiait une hausse du revenu de 70 % après impôt. Pour les 20 % les plus pauvres, par contre, les revenus et la pression fiscale restaient à peu près stables. Il va de soi que la répartition du revenu national en fut considérablement modifiée à l’avantage des plus riches. En 1980, le pour cent des gens les plus riches gagnait 23 fois plus que la moyenne des 20 % les plus pauvres. En 1990, le rapport était déjà passé à 40 pour 1.La hausse des revenus signifiait également l’accroissement de la fortune9. En 1980, ce même pour cent des plus riches possédait 30 % de tous les avoirs aux États-Unis et cette part grimpa rapidement à environ 38 % à la fin des années 8010. En 1998, les 5 % les plus riches des Américains possédaient 59 % de la richesse, c’est-à-dire plus que les 95 % restants. Depuis l’époque de Reagan, les libéraux belges prêchent eux aussi avec insistance la philosophie de l’Economy Recovery Tax Act et le gouvernement belge l’applique d’ailleurs : une pression fiscale moindre pour les riches est un bienfait pour l’économie car cela incite à travailler et à faire travailler11.

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La réforme fiscale de Reagan a eu d’importantes conséquences pour l’économie américaine. La consommation des couches les plus aisées de la population a subi un double incitatif. Une première fois parce qu’elles disposaient de plus de revenus et une seconde fois parce que l’accroissement de leurs biens pouvait servir de couverture si elles voulaient contracter des prêts. La part de la consommation privée dans le PIB12 augmenta, passant de 62 % en 1980 à 68 % en 2000. On en retrouve le reflet dans les quotas d’épargne des familles américaines. Les 50 % des familles aux revenus les plus bas ont toujours eu à peine assez pour mettre quelque chose de côté et, pourtant, le montant des économies mises de côté annuellement par toutes les familles est passé de 8 % du PIB en 1980 à 5 % en 1990 et à 1,5 % en 2000. La dette privée a augmenté et elle a encore été encouragée. Les dettes des familles américaines représentaient environ 50 % du PIB en 1980 ; elles ont grimpé à 65 % en 1990, à 75 % en 2000 et à 100 % en 2007. Le second volet du triptyque avait été mis en place. Cette poussée gigantesque du crédit ne demeura pas sans conséquences pour l’économie mondiale. La consommation américaine, qui représente environ 30 % de la consommation privée dans le monde, stimula la demande de produits dans le monde entier. En effet, depuis les années 60, les entreprises transnationales américaines se sont mises à produire de plus en plus à l’étranger : en Europe et dans les zones libres d’imposition des pays à bas salaires. La consommation en hausse fit donc également grimper les importations. La balance commerciale américaine fut bientôt aux prises avec un déficit croissant. Le cours à la hausse du dollar (en raison des taux d’intérêt élevés) joua là un double rôle. Un dollar fort facilita les achats à l’étranger mais attira également les investisseurs étrangers. Ce qui disparut en dollars dans l’achat à l’étranger de biens de consommation fut réinvesti comme capital dans les obligations d’État américaines et dans les banques américaines. Le dollar était garant de l’entretien de la surconsommation des riches aux États-Unis. Ou, pour le dire autrement, l’économie américaine fut entretenue par l’étranger.

3. En même temps se produisit une évolution cruciale dans la vie des entreprises. Le phénomène fut celui-ci : les entreprises travaillent davantage pour la Bourse et la Bourse se voit gratifier d’une plus grande mainmise sur les entreprises. Le ton fut donné par Jack Welch. En 1981, Welch se trouva à la tête de General Electric, le géant de l’électronique, qui emploie 400 000 travailleurs. Le message de Welch était le suivant : le premier critère pour une entreprise est ce qu’elle rap-porte à l’actionnaire. Il voulait faire de la General Electric l’entreprise la plus compétitive au monde et il avait ses propres méthodes pour y arriver. La première méthode ? Chaque année, licencier les 10 % les moins performants du personnel. La seconde ? Outre les activités industrielles, introduire l’entreprise dans le monde financier. C’est ce que fit Welch avec General Electric Capital. Les bénéfices du groupe montèrent en flèche, de 1,5 milliard de dollars en 1980 à 4 milliards en 1990 et à 7,3 milliards en 2000. Les actionnaires jubilaient. Welch engrangea tellement de succès qu’il devint la norme aux États-Unis et bientôt dans la totalité du monde industriel occidental. Le rendement pour les actionnaires fut fixé à l’avance, généralement à 15 %, c’est-à-dire bien plus haut que le taux de profit moyen. Et cette marge bénéficiaire fut déjà calculée d’avance dans les coûts de production. La déduction des bénéfices ne se faisait pas après coup mais par avance. Cela incita les entreprises à rogner de façon draconienne et en permanence et à prendre des risques financiers. Elles se précipitèrent sur le monde financier, travaillèrent à grande échelle avec de l’argent emprunté et comptèrent sur l’effet de levier13. Puisque le rendement pour les actionnaires était devenu le critère ultime, la valeur de l’entreprise a été depuis lors mesurée à l’aune de sa valeur en Bourse. Meilleures sont les attentes de bénéfices, plus haut est le cours en Bourse. Et plus haut est le cours en Bourse, plus il est attrayant pour les investisseurs. Le troisième volet du triptyque prenait ainsi forme.

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Aux États-Unis, l’industrie se concentra ainsi plus que jamais sur les produits high-tech et sur les activités centrales par branche. En d’autres termes sur les secteurs les plus rentables. Les activités secondaires furent confiées à la sous-traitance et déménagèrent souvent vers des pays à bas salaires. C’est ainsi que se développèrent les maquiladoras mexicaines, passant d’un nombre de 620 en 1980 (avec 120 000 travailleurs) à 2 200 en 1992 (avec 500 000 travailleurs). En 2006, elles étaient déjà 2 800 et employaient 1,2 million de personnes. Un développement similaire eut lieu dans des pays comme la Malaisie, Singapour et Taiwan. Les entreprises américaines fixèrent la norme. Les méthodes de management financier furent imitées dans le monde entier. Aujourd’hui, un très grand nombre de monopoles recourent à la norme bénéficiaire de 15 % afin de satisfaire leurs actionnaires et un très grand nombre de monopoles européens et japonais tirent des bénéfices plus importants de leurs opérations financières que de leur production industrielle.

4. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons devant la source la plus directe de l’effondrement financier d’aujourd’hui : la dérégulation financière et la prolifération sauvage. Après le krach boursier de 1929 et la faillite de nombreuses banques par la même occasion, les États-Unis prirent un certain nombre de mesures afin d’éviter que la chose se reproduise. Le Glass-Steagall Act (loi) de 1933 imposa une démarcation entre les banques ordinaires, où l’on place ses économies sur un compte, et les banques d’affaires, qui opèrent en Bourse et se chargent de la gestion des fortunes. Le Glass-Steagall Act imposait également ce qu’on a appelé le règlement Q. Ce règlement devait empêcher que les taux d’intérêt diffèrent selon la fortune du client. Car, dans ce cas, les banques commerciales allaient attirer les riches clients au moyen d’intérêts plus élevés et cela pouvait mettre les banques ordinaires en danger. Mais, à partir des années 60, on allait systématiquement détricoter ces restrictions légales et, dès 1980, elles furent toutes laissées sur la touche. Il naquit alors un marché croissant à l’infini de « produits dérivés », des papiers de commerce financiers dont le cours est déterminé par d’autres actifs. Cela aboutit aux constructions les plus étonnantes. On put produire des obligations avec n’importe quel matériel comme couverture, même des dettes. Ce fut une véritable révolution dans le financement des investissements et des reprises. On n’était plus dépendant des banques de crédit, mais on pouvait financer les opérations à partir de l’émission de papiers de commerce. Des firmes spécialisées allaient se consacrer à l’émission de ces papiers. Enfin, sous Clinton, toute distinction fut levée entre les diverses sortes d’institutions financières. On assista donc à une dérégulation totale. Les autres pays suivirent l’exemple américain. Il y eut ainsi une prolifération de produits financiers qui, eux-mêmes, devinrent matière à spéculation. La chose prit une telle ampleur que la relation classique entre banque et industrie finit par revêtir d’autres formes. Dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine décrit comment la fusion des monopoles bancaires et des monopoles industriels donne naissance à ce qu’on appela à l’époque le capital financier. Il décrit les entrelacements de propriété et d’intérêts du fait que, par l’octroi de crédits, les banques deviennent de plus en plus les propriétaires de l’industrie. Et Lénine de conclure : « Concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles ; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie, voilà l’histoire de la formation du capital financier et le contenu de cette notion14. » L’emprise du monde financier sur l’industrie et l’imbrication des deux ne se sont pas amoindries. Mais les grandes banques d’affaires comme JP Morgan, Goldman Sachs, Barclays et UBS ont fondé des sociétés financières dotées de structures bien plus souples et qui, de préférence, se tournent vers les nouveaux produits financiers. Elles sont en mesure de mobiliser des capitaux plus importants pour des reprises et travaillent de préférence sur les

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marchés internationaux, alors que, généralement, les banques sont encore très fortement liées aux marchés nationaux. Pour une reprise, on ne s’adresse plus à une banque d’affaires classique. Les actions d’une entreprise sont achetées par un fonds de couverture ou par un fonds d’investissement privé par actions (equity fund privé). Du fait de leur accès souvent limité aux investisseurs particuliers, ces fonds doivent satisfaire à beaucoup moins de réglementations que les fonds classiques d’investissement. L’achat d’actions est financé par l’émission d’obligations « de pacotille ». Il s’agit d’obligations à haut risque, mais à rendement élevé qui peuvent être récupérées par la suite par les revenus ou par la vente de l’entreprise rachetée ; on les appelle également « obligations camelote ». Ces obligations camelote sont une forme d’effet de levier puisqu’elles permettent d’investir avec des dettes (ou leverage : investir avec un surplus d’argent emprunté). La part du secteur classique des banques et des assurances dans les actifs financiers aux États-Unis a diminué de moitié, passant de 70 % en 1980 à 35 % en 2007. La part des fonds d’investissement, des equity funds privés, des fonds de pension, des fonds de couverture, etc. a augmenté dans les mêmes proportions. Les fonds de couverture ont connu une croissance tumultueuse depuis 1990, ils font des investissements très agressifs et représentent 40 % des transactions en Bourse. En 2007, on comptait 11 000 fonds de couverture gérant plus de 2 200 milliards de dollars. Beaucoup estiment que les fonds de couverture constituent le prochain trou noir et qu’ils peuvent aboutir à un nouveau cataclysme financier. Aujourd’hui, quelques fonds privés géants comme KKR, Blackstone, Carlyle et Cerberus contrôlent le monde financier international et, par là, ils contrôlent également les nombreuses « rationalisations » d’entreprises. Les banques se voient confier un autre rôle, à savoir l’octroi de prêts à ces fonds spécialisés. Ainsi, la définition de Lénine du capital financier reste très actuelle. Lénine parlait aussi de la démarcation croissante entre la gestion de la production et la couche parasitaire des « découpeurs de coupons ». Son livre date de 1916, voici presque un siècle, mais on dirait qu’il a été écrit aujourd’hui même : « Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production ; de séparer le capital-argent du capital industriel ou productif ; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu’il tire du capital-argent, de l’industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux. L’impérialisme – à savoir la domination du capital financier – est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions. La suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l’hégémonie du rentier et de l’oligarchie financière ; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’États financièrement “puissants”, par rapport à tous les autres15. »

L’Union européenne veut rattraper les États-Unis

Dans la stratégie de Lisbonne (2000), l’Union européenne a érigé en objectif l’ambition de vouloir dépasser l’économie américaine en 2010. Mais cette ambition est déjà allée plus loin. La crise économique sévissant depuis 1973 et surtout la réponse agressive des États-Unis à cette crise ont incité le patronat européen et la Commission européenne à insuffler une nouvelle vie à l’unification de l’Europe. Dans les premières années de la crise, l’intervention des instances européennes était restée limitée aux restructurations dans le secteur de l’acier et dans d’autres secteurs en crise. À partir de 1978, le démantèlement du secteur de l’acier fut abordé au niveau européen et, en 1980, on proclama « l’état de crise manifeste » de l’acier, à la suite de quoi on imposa des quotas et une réduction des capacités de production. Mais le temps était venu de ne plus s’occuper uniquement de politique agricole et de plans de fermeture. On voulait rattraper les États-Unis. En 1983, les administrateurs de 17 monopoles européens importants se réunirent en une Table ronde des industriels européens. Cette Table

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ronde européenne allait élaborer le programme de l’Acte unique de 1985 et celui du projet d’achèvement du marché unique européen, de 1990. Ce projet fut mis sur ses rails avec enthousiasme par Jacques Delors et sa Commission européenne. Ensuite, on passa encore à la vitesse supérieure avec le traité de Maastricht, en 1991, qui instaura une monnaie européenne unique et une politique étrangère européenne commune. Dans l’accord de Lisbonne (2000), on procéda à une formulation claire et précise du grand objectif : « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde ». Sur bien des terrains, on choisit la voie américaine : réforme fiscale, allongement du temps de travail, privatisation de la sécurité sociale, libéralisation totale du marché, développement de la Bourse. Les avantages concurrentiels d’une faible protection sociale ont mis les pays européens sur la voie du démantèlement des acquis historiques, telle la sécurité sociale. En Europe aussi, le fossé entre riches et pauvres s’élargit rapidement. À partir des années 90, l’Union européenne dirigea la libéralisation des télécommunications, des chemins de fer et des services postaux. Les services publics qui, en Europe, occupent une place bien plus importante qu’aux États-Unis, ont été démantelés et transférés au capital privé. Avec la réforme de Bologne, l’enseignement a été calqué sur le système des États-Unis, où il est bien plus fortement orienté sur les besoins et intérêts de l’industrie. La chute des pays socialistes en 1989 donna encore plus de force à l’offensive libérale. La peur du communisme avait disparu, le capitalisme triomphait. Mais le capital européen se heurta à la présence plus forte des syndicats et à toute une opposition aux plans de démantèlement. Même s’il n’y avait pas encore d’organisation syndicale européenne forte, les plans furent malgré tout freinés pays par pays dans des mobilisations nationales. Et cela différait encore pas mal de ce qui se passait aux États-Unis, où la résistance syndicale est principalement organisée par secteur. Ce qui, en 1981, amena Reagan à mettre brutalement un terme à une grève des aiguilleurs du ciel en licenciant d’un seul coup 11 000 membres du personnel et en embauchant toute une nouvelle équipe. Thatcher le fit à sa manière en engageant une épreuve de force contre les mineurs britanniques qui, en 1984-85, sous la direction d’Arthur Scargill, avaient fait grève toute une année contre les plans de fermeture. En dépit de toutes les campagnes contre les syndicats en Europe et de toutes les tentatives de briser les droits syndicaux, il existe toujours des syndicats forts, lesquels, lorsqu’il le faut vraiment, sont également capables de montrer les dents.

L’économie de la bulle ne peut balayer la crise

En résumé : le fait que la consommation aux États-Unis a été fortement attisée sans interruption depuis 1973 n’a pas résolu la crise, mais l’a au contraire tirée en longueur. Après 1973, la croissance n’allait plus jamais atteindre le niveau des années 60. La crise de surproduction n’allait plus cesser de menacer l’économie mondiale à la façon d’une épée de Damoclès. Quand il y a surproduction, il se produit un excédent de capital, un trop-plein qui ne peut être consacré à l’extension de la production, car celle-ci se heurte aux limites du marché. Cet excédent de capital est en quête d’un rendement élevé et c’est ici que le secteur financier apporte un soulagement. La dérégulation financière et l’augmentation du nombre des nouveaux produits financiers ont créé les conditions pour le faire. Et tout fut encore accru cent fois par les stimulants excessifs au crédit. Car l’octroi de crédit est une façon de créer de l’argent à partir de rien. Comment cela fonctionne-t-il ? L’activité bancaire classique consiste à convertir des dépôts à court terme – de l’argent mis en dépôt pour une brève durée – en prêts à long terme. La banque gagne sur la différence des intérêts parce que, généralement, l’intérêt à long terme est plus élevé que celui à court terme. Le point de départ du secteur bancaire, c’est de faire en

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sorte que tous les épargnants ne puissent aller réclamer leur argent en même temps. Les banques doivent donc – par exemple – ne garder en caisse que 10 % des dépôts et elles peuvent prêter 90 % du total. Si la personne A place une somme de 100 à la ban-que, la banque peut prêter 90 à B. Ensemble, A et B disposent de 190, car A peut disposer de son argent à tout moment. Si B place également ces 90 à la banque, la banque peut à nouveau prêter 81. De la sorte, la quantité d’argent disponible est multipliée. Un grand pas dans la prolifération financière est accompli lorsque la dette est utilisée comme couverture pour l’émission de papiers de commerce ou de « dérivés » financiers – ce qu’on appelle titrisation, en anglais comme en français. N’importe quelle dette peut de la sorte être convertie en papiers de commerce, ce qui veut dire qu’elle peut continuer à être achetée et vendue et qu’elle se mue par conséquent en objet de spéculation. Tout ce qui est pôle de croissance économique peut devenir de la sorte le point d’ancrage de bulles financières. On prête de l’argent à des pôles d’expansion dans l’économie et cette dette est négociée sous forme de papiers de commerce. Les pôles de croissance poussent également la Bourse vers le haut et, dès lors, les intermédiaires financiers et les spéculateurs ont le champ libre. Ainsi naissent des bulles financières démesurées qui attirent investisseurs et spéculateurs. Un capital fictif apparaît, qui repose complètement sur l’espoir d’une croissance infinie. Ces bulles finissent immanquablement par se désintégrer tôt ou tard. Ce fut déjà le cas avec la dette du tiers monde à la fin des années 70 avec, comme conséquence, l’effondrement des pays de l’Amérique latine en 1982-1984, dont nous avons déjà parlé. Le phénomène s’est répété en 1997 après une bulle financière gigantesque sur les marchés asiatiques. C’est la dévaluation de la monnaie thaïlandaise qui déclencha ce krach. Il eut des répercussions jusqu’en Russie et au Brésil. Les fonds spéculatifs se tournèrent ensuite vers les entreprises high-tech de Silicon Valley. Cette bulle se désintégra elle aussi : ce fut le krach du Nasdaq de l’année 2000. Et c’est là que commence l’histoire de la bulle hypothécaire. Après le krach du Nasdaq et le 11 septembre 2001, la Fed, la ban-que centrale américaine, réduisit son prime rate16 à 1 %, afin d’empêcher une récession qui menaçait. Les banques hypothécaires en tirèrent agressivement parti avec des prêts pour l’achat de maisons. Elles proposèrent des conditions très favorables, presque sans garantie. Le marché immobilier était en pleine expansion et on partit du principe que les prix allaient continuer à monter, de sorte que la solvabilité17 des emprunteurs n’inspira aucune inquiétude : on pouvait toujours saisir les maisons et y gagner de l’argent par-dessus le marché. Des citoyens non solvables eurent accès à des prêts à conditions spéciales. C’est ce qu’on appela les prêts subprime (inférieurs à la catégorie prime). Le marché des hypothèques monta en flèche et les groupes de population les plus pauvres sautèrent sur l’occasion. La part des subprimes grimpa de 8 % (en 2001) à 20 % (en 2007) de la somme totale des crédits hypothécaires aux États-Unis. La dérégulation des marchés financiers fit le reste. Les banques hypothécaires revendirent les prêts subprime (et le risque qu’ils comportaient) à des firmes spécialisées18 qui lâchèrent les papiers de commerce sur le marché avec ces prêts hypothécaires comme couverture. Les banques hypothécaires purent donc continuer à accorder de nouveaux prêts. Entre 2001 et 2006, le moulin ne cessa pas de tourner. Il amena le montant total des crédits hypothécaires américains à 11 500 milliards de dollars. Ces papiers s’éparpillèrent à travers le monde, dans des banques, des fonds de pension, des banques d’affaires, des fonds de spéculation. Les fonds de couverture en furent particulièrement friands. Quand la Fed porta progressivement le taux d’intérêt à 5,25 %, bien des nouveaux propriétaires se trouvèrent pris à la gorge. Il y eut une pléthore de ventes forcées et le marché immobilier tourna. Chaque trimestre, le nombre de mauvais payeurs augmentait et, fin 2006, les premières banques et fonds de couverture connurent des difficultés. En avril 2007, la première victime tomba : New Century, le plus gros spécialiste bancaire des emprunts à

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subprime, fit faillite. Les Bourses encaissèrent les premières pertes. Peu après, l’importante banque d’affaires Bear Stearns annonça l’effondrement de deux de ses fonds de couverture. Bear Stearns elle-même fut vendue pour une bouchée de pain à JP Morgan. L’avalanche ne pouvait plus être arrêtée et, en septembre 2008, la crise bancaire connut son point culminant. 7 septembre 2008 : les deux plus importantes banques hypothécaires, Fannie Mae et Freddy Mac, sont nationalisées. 14 septembre : l’importante banque d’affaires Merryll Linch est rachetée par Bank of America. 15 septembre : l’autre grande banque d’affaires, Lehman Brothers, fait faillite. 16 septembre : AIG, le plus gros assureur au monde, est nationalisé. 19 septembre : le ministre des Finances Paulson débarque avec un plan : le rachat pour 700 milliards de dollars de mauvais prêts. Les ravages sont encore plus dramatiques pour les propriétaires de maisons. Plus de deux millions d’entre eux perdent la propriété qu’ils viennent d’acquérir et se retrouvent à la rue. Mais, depuis longtemps, la crise n’est plus une affaire exclusivement américaine. Dans le monde entier, plus de 1 000 milliards de dollars en obligations de pacotille sont débités et les banques, l’une après l’autre, font état de pertes. Cela va de mal en pis quand, par précaution, les banques assèchent le marché interbancaire, puisque la méfiance générale s’amplifie. Cette méfiance gagne le public et une « ruée vers les banques » menace. Fortis et Dexia connaissent ce qui, quelques mois plus tôt, semblait encore impensable : de toute justesse, elles sont sauvées par l’État belge. La banque belge de Fortis est d’abord nationalisée pour moitié, puis totalement et immédiatement revendue à BNP Paribas. Cela n’a rien d’une exception dans le paysage bancaire européen.

Ce n’est pas terminé

Pourquoi la désintégration de la bulle hypothécaire a-t-elle frappé beaucoup plus fort que celle des précédentes bulles et pourquoi l’ensemble du système financier s’est-il retrouvé au bord du précipice ? Il s’est agi de la plus grande bulle financière de l’histoire et elle a contaminé le système entier avec ses obligations de pacotille. Toutes les mesures de protection et tout contrôle public ont été détricotés, de sorte que personne n’avait plus la moindre possibilité de regard sur la valeur réelle du titre d’hypothèque ni d’idée de l’endroit où il pouvait se trouver. Cela rendait inévitable une réaction en chaîne. N’aurait-on pu prévoir la chose ? Si, bien sûr, mais pas le moment précis où l’édifice allait chanceler. Et c’est vraiment typique de la spéculation actuelle : une hausse crée des attentes encore plus grandes et personne n’entend vendre trop tôt. La gravité de la situation où nous nous sommes retrouvés peut se mesurer d’après la panique qui a poussé à peu près tous les États nationaux à venir très vite en aide à leurs banques et d’après l’ampleur des interventions mêmes des États. Pour mesurer cette ampleur, il est utile de savoir que les sept années de guerre en Irak et en Afghanistan ont coûté 750 milliards de dollars. C’est à peine plus que les 700 milliards de dollars du plan Paulson par lequel l’État américain a voulu participer au rachat des mauvais prêts des banques. Mais ce n’est pas tout. Pour le sauvetage de banques comme la Bear Stearns et pour la nationalisation d’institutions financières comme Fannie Mae, Freddie Mac ou AIG, bien d’autres centaines de milliards de dollars ont été dépensées. Si on additionne toutes ces formes d’intervention, on arrive aux alentours de 1 800 milliards de dollars. Notez que le PIB de l’ensemble du continent africain en 2007 s’élevait à 2 150 milliards de dollars. Il est impensable qu’une telle saignée ne laisse pas de séquelles graves sur la dette de l’État, sur le budget et, finalement, sur la feuille d’impôt du citoyen américain. On estime que celui-ci va devoir être délesté d’au moins 2 000 dollars. On peut également effectuer ce calcul pour les autres pays où l’État a ouvert à fond les vannes des caisses publiques. En Belgique, pour le sauvetage de Fortis et de Dexia, le gouvernement

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a mis environ 15 mil-liards d’euros sur la table. Une broutille, en comparaison des montants américains, mais c’est quand même environ le même montant que celui que l’État dépense annuellement pour l’ensemble de la sécurité sociale et des pensions des agents de l’État. Ben Shalom Bernanke, directeur de la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed), pourra-t-il dénicher un secteur où il sera possible de souffler une nouvelle bulle financière à même d’apporter quelque soulagement ? C’est totalement improbable. La consommation américaine s’est effondrée et les investisseurs en Bourse ont subi de lourdes pertes. Les produits financiers et l’immobilier ont fortement perdu de leur valeur et ne peuvent servir en ce moment de couverture pour de nouveaux crédits. Des crédits à propos desquels, pour des raisons compréhensibles, le secteur bancaire est devenu particulièrement réticent. Réduire le taux d’intérêt afin de relancer l’économie n’est pas une option non plus car, à 0,3 %, il est déjà au niveau le plus bas. Quelle issue les spéculateurs voient-ils alors pour leurs réserves d’argent ? Dans un premier mouvement, ils se sont précipités sur les Bourses des matières premières, sur les denrées alimentaires et sur les produits énergétiques, ce qui a fait rapidement grimper les prix. Bref, c’est tout sauf une incitation à consommer davantage. Et cela ne fait que rendre la situation plus grave encore. C’est évident : à la crise de surproduction qui n’a cessé d’être reportée, il n’y a plus d’autre issue aujourd’hui qu’une destruction brutale de la capacité de production. Cela veut dire que le plus grave doit encore venir. La crise promet d’être longue et profonde. Même le FMI ne mâche plus ses mots : nous vivons un nouveau 1929 et fonçons vers la plus grave crise économique depuis cent ans. Les pays du tiers monde seront les premiers à voir leurs exportations baisser, ils fourniront moins de matières premières et retomberont sous la férule des plans de restructuration du FMI.

La fin de l’hégémonie des États-Unis ?

Durant de longues années, les États-Unis ont pu faire louvoyer le vaisseau de leur économie à travers la crise en répercutant cette dernière sur d’autres pays. L’insuflation artificielle de l’économie par les États-Unis a également eu ses effets sur le reste du monde. Les États-Unis ont pu se permettre tout ce qui leur passait par la tête en raison de leur statut de première puissance mondiale. Il semble, sur ce plan, que les choses touchent à leur fin. « Ce n’est pas seulement une crise qui porte le label made in America, elle est également le résultat de la philosophie de la dérégulation et de la politique économique qui a été menée durant huit ans », écrit Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel et ancien conseiller de Clinton19. En fait, cette politique sévit depuis bien plus que huit ans. Depuis la Seconde Guerre mondiale et les accords de Bretton-Woods, la position de la superpuissance Amérique sur le plan financier est ancrée dans la position du dollar en tant que monnaie mondiale. Le quasi-effondrement des grandes banques américaines et la désarticulation du système financier mondial vont inévitablement continuer à saper l’économie des États-Unis de même que leur autorité. « Les États-Unis vont perdre leur statut de superpuissance du système financier mondial », affirme le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück20. Le président français Sarkozy l’a bien compris aussi et lance la piste d’un nouvel accord de Bretton-Woods mais qui, cette fois, ne tournera pas autour du dollar. Les difficultés des États-Unis sur le front financier vont de pair avec la « guerre contre le terrorisme », qui patauge et a même abouti à une impasse, tant en Irak qu’en Afghanistan. L’autorité politique des États-Unis auprès des institutions internationales et sur le front diplomatique est de plus en plus contestée. L’ordre mondial prend un nouveau virage et un monde plus multipolaire prend forme. L’administration Bush a claironné que le 21e siècle serait le nouveau siècle américain (selon le fameux Project for the New American Century) et

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elle a lancé la « guerre préventive » en guise de nouvelle doctrine. Mais, aujourd’hui, les États-Unis sont bien forcés de constater que d’autres puissances en devenir – la Chine, l’Inde, la Russie ainsi qu’une alliance de régimes progressistes en Amérique latine – ont commencé à modifier leur balisage du monde. Les États-Unis ont toujours l’économie la plus forte au monde mais, au cours des dernières décennies, cette économie a été gonflée artificiellement afin de pouvoir rester le moteur de la conjoncture mondiale. Pour cela, les États-Unis paient un lourd tribut : un déficit haut comme une montagne dans leur compte courant, surtout imputable au déficit de leur balance commerciale. De ce fait, les dollars s’éparpillent dans le monde entier. Ces dollars reviennent aux États-Unis sous forme d’investissements ou de capitaux. Cela ne pourra toutefois continuer qu’à condition que le dollar reste la monnaie commerciale et la monnaie de réserve au niveau international. Mais l’effondrement du secteur financier mettra tôt ou tard un terme à cette position d’exception. Les montants astronomiques que l’État américain injecte dans le secteur bancaire vont encore faire grimper la dette publique, déjà faramineuse en raison des dépenses occasionnées par la guerre. De moins en moins de pays seront disposés à investir inconditionnellement leurs réserves aux États-Unis et à soutenir de la sorte le dollar en tant que monnaie internationale de réserve. Tôt ou tard, cela doit déboucher sur la fin de l’empire du dollar. Au départ, les pays de l’Union européenne ne se sont pas avérés en mesure de réagir en commun à la crise du crédit. Chaque gouvernement s’est hâté en premier lieu de venir en aide à ses propres banques et la volonté d’intervenir en commun a été contrecarrée par les intérêts nationaux. Cela comportait le risque de se mettre mutuellement des bâtons dans les roues, comme on l’a vu lors des heurts entre la Belgique et les Pays-Bas, qui font tous deux partie du noyau de l’Union. Mais, finalement, lors de la réunion des pays de la zone euro à Paris, le 12 octobre 2008, on parvint à atteindre une certaine coordination. Le fait que cette réunion des pays de la zone euro put avoir lieu est un précédent historique qui peut également déboucher sur des positions communes lorsque la position du dollar fera l’objet d’une discussion. Un nouveau rôle apparaît pour la Chine. En tant que principale puissance montante, ce pays exerce aujourd’hui déjà une grande influence sur l’économie mondiale en raison de l’excédent croissant de sa balance commerciale et de ses importantes réserves financières. Le déficit commercial des États-Unis s’élève chaque année à 800 milliards de dollars. D’après Zhu Min, le vice-président de la banque de Chine, les États-Unis ne devront plus faire appel à la Chine pour placer les nouvelles obligations d’État nécessaires au financement du sauvetage des banques américaines. Le secteur financier chinois n’a pas été touché et les perspectives de croissance économique demeurent très élevées. Du fait du contrôle de l’État chinois sur tous les secteurs et questions clés, la Chine a pu protéger ses finances. Cet État socialiste se propose d’accroître considérablement sa consommation intérieure par des augmentations salariales, surtout pour les paysans, par des améliorations dans la sécurité sociale et dans l’enseignement, etc. La Chine en a également les moyens. Alors que les pays capitalistes s’enlisent dans la crise, la croissance chinoise se maintient toujours à 10 %. La force d’attraction du modèle chinois croît. Sur la scène internationale, les relations intenses entre la Chine et les pays d’Afrique et de l’Amérique latine constituent une donnée nouvelle. Ce sont des éléments d’un nouvel ordre mondial, plus multipolaire. Comment l’empire américain va-t-il réagir ? En accroissant encore ses dépenses de guerre et en poursuivant ses aventures militaires ? En ce moment, la question reste ouverte, mais il est un fait historique que seule la destruction massive de la capacité de production par la guerre a ouvert une issue à la dernière crise importante du système, celle des années 30. Une crise du système requiert une solution au niveau du système

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La digue a fini par crever. Après l’effondrement financier, après le krach de la bulle gigantesque, nous recevons sur la tête tout un étage de la crise de surproduction. Rien d’un petit creux de vague, mais sans doute une dépression de longue durée. Même les montants gigantesques qui sont engagés ne pourront tenir ce raz-de-marée sous contrôle. Quant aux causes, on pointe le doigt tous azimuts : c’est la faute des subprimes, des fonds de couverture, des Américains. Pour Karel Van Miert, ancien président du SP.a, ancien commissaire européen et administrateur de Philips, c’est la chasse au profit des banquiers qui est la source de l’effondrement. Sont-ils trop cupides ? Tous les arguments sont bons pour cacher que, derrière cette chasse au profit – non seulement des banquiers, mais aussi des entreprises comme Philips – il y a une constante, un phénomène récurrent. Un phénomène que Karl Marx, il y a 150 ans, avait découvert. Et il en était arrivé à la conclusion que le capitalisme ne pouvait exister sans crise. À propos des solutions, il y a une grande unanimité, depuis les sociaux-démocrates jusqu’aux libéraux : il faut plus de transparence, plus de régulation et plus de contrôle. Seul ce canard boiteux de président George W. Bush va droit au but. Lors du sommet du G-20 du 12 novembre 2008, il a tenu une ardente plaidoirie afin de dégager le capitalisme de toute faute. « Nous ne pouvons tolérer que quelques mois de crise viennent ternir les soixante années de succès du capitalisme. […] La crise n’est pas venue d’un manquement du système du marché libre. Et la réponse ne peut consister à réinventer ce système. […] Le système du marché libre fournit les encouragements qui mènent au succès – l’encouragement à travailler, à rénover, à épargner, à investir intelligemment et à créer des emplois pour d’autres. Et si des millions de gens suivent ces encouragements ensemble, c’est alors à l’avantage de sociétés entières. Le capitalisme du marché libre est bien davantage qu’une théorie économique. C’est le moteur de la mobilité sociale – l’autoroute du rêve américain21. » Cela semble irréel, en ces temps présents, mais, au moins, c’est aussi direct qu’un discours du populiste belge Jean-Marie De Decker. Ce système est à nouveau remis en question, vingt ans après qu’on a annoncé la fin de l’histoire. Hier, il était encore si arrogant, si imbu de lui-même, si grandiloquent. Aujourd’hui, il est à l’étroit dans ses propres contradictions. Trente ans durant, le monde a été écrasé idéologiquement par « There Is No Alternative » (Il n’y a pas d’alternative) et par la glorification du marché libre. Maintenant que tout s’effondre, Bush rabâche encore la même rengaine. Non, il ne s’agit plus de la cupidité de quelques-uns. Non, il ne s’agit pas de la chasse au profit de quelques banquiers. Non, il ne s’agit pas du détricotage à l’extrême des règles financières, comme le prétendent Jean-Luc Dehaene et tant d’autres. Non, l’affaire ne sera pas résolue en restaurant « le véritable marché libre, celui qui obéit à des règles », comme le prétend Johan Vande Lanotte. La crise est inhérente au système même. Jamais encore l’humanité n’a produit autant de richesse, mais jamais non plus autant de pauvreté. C’est le travail de chacun – et le travail uniquement – qui produit la richesse, pas le capital. Exiger que cette richesse collectivement produite soit utilisée pour l’amélioration des conditions de vie de tous les humains n’est rien de plus que de la logique élémentaire. Cela n’est pas possible dans une économie capitaliste qui tourne en fonction des intérêts d’une infime minorité et qui aboutit immanquablement à la crise. C’est pourquoi tous les moyens de production importants doivent se retrouver dans les mains de la collectivité. 18 novembre 2008 Jo Cottenier (jocott(at)numericable.be) est l’auteur de La Société Générale 1822 – 1992 (avec Patrick De Boosere et Thomas Gounet) EPO, 1989 et de Le temps travaille pour nous (avec Kris Hertogen) EPO, 1991. Il est membre du Bureau du Parti du Travail de Belgique. Henri Houben (henrih(at)skynet.be), docteur en économie, est chercheur à l’Institut d’études marxistes, spécialisé dans l’étude des multinationales, des stratégies européennes de l’emploi

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et de la crise économique. Il prépare un livre sur la crise économique pour le printemps 2009.

À paraître au printemps 2009 aux éditions Aden Henri Houben

La grande crise du XXIème siècle Une crise financière ? Un krach boursier ? Une récession immobilière ? Ne faut-il pas abandonner ces explications simplistes largement diffusées dans les médias ? Parce que ce qui nous attend semble plus profond, plus grave. C’est la crise la plus importante depuis 1929, affirment de nombreux experts. Pourquoi ? Parce que la spéculation était trop forte ? A cause de la dérive des marchés financiers ? Car les banques ont trop prêté à des malheureux insolvables ? Pour comprendre, il faut remonter à la source des problèmes et en retracer l’historique : le développement du capitalisme d’aprèsguerre, l’apparition des premiers signes de surproduction (et de surcapacités), la réaction américaine dans les années 1979-1981 pour créer une croissance fondée sur l’enrichissement démesuré d’une poignée de capitalistes et sur l’endettement... Un parcours nécessaire pour s’apercevoir que la bulle immobilière qui a éclaté en 2007-2008 n’est nullement la première. À chaque fois que le cours des titres s’est effondré, les autorités américaines ont suscité l’essor de la spéculation, la dernière fois grâce aux crédits hypothécaires, dont les subprimes, ces prêts accordés à des familles qui ont peu de chances de pouvoir rembourser. Toutes les mesures n’ont servi qu’à retarder la crise, à cacher le véritable problème : le capitalisme en quête du profit maximal est obligé de tuer sa poule aux œufs d’or, le travailleur consommateur. Il lui paie le moins possible, mais, ce faisant, l’empêche d’acheter sa production croissante qui devient surproduction. Selon l’auteur, on est sans doute parti pour une longue période de difficultés, parce que les plans de sauvetage impliquent encore plus d’endettement dans des pays déjà surendettés. Parce que le moteur de la croissance mondiale, à savoir la consommation des ménages américains, est cassé et que rien, jusqu’à présent, n’est présenté pour le remplacer. La crise pose la question de la société dans laquelle on vit. En effet, pendant plus de 25 ans, les solutions proposées par les gouvernants ont avantagé les entreprises, leurs dirigeants et leurs actionnaires. Elles ont favorisé la libre circulation des capitaux et le développement des marchés financiers. Mais, aujourd’hui, où il apparaît que tout cela n’a fait que précipiter la crise, la facture est présentée au monde du travail : restructuration, fin des contrats pour les travailleurs temporaires, multiplication du chômage économique avant sans doute les licenciements et les faillites. Qu’est-ce cette société où les dirigeants, quand cela va bien, empochent le pactole et, quand cela va mal, font porter le poids et les charges sur les salariés ? Comment accepter de telles inégalités dans la répartition des richesses pour aboutir, de toute façon, au blocage économique ? A quoi s’attendre ? Comment sortir de la crise ? L’ouvrage tentera de répondre à toutes ces questions.

Table des matières Introduction

1. L’origine dans le subprime 2. Comment un aussi petit secteur peut-il déclencher une aussi grande crise ? 3. Tout commence en 1973 4. La riposte du guerrier américain 5. L’hégémonie américaine réaffirmée 6. La compétitivité comme norme mondiale 7. De bulles en bulles 8. La crise de surproduction 9. Des faits et des effets 10. 1929 : la crise qui fait krach 11. La crise peut-elle encore être régulée ? Conclusions

Notes1. Le capital, livre 3, chap. 30, Éditions sociales, Paris, 1959, tome 2, p. 145. 2. Pour Volcker, voir p. 15 3. Le « leveraged buyout » (prise de contrôle par recours à l’emprunt) est une méthode de financement par laquelle le rachat d’une entreprise repose surtout sur de l’argent emprunté, lequel devra être remboursé plus tard par l’entreprise rachetée. De cette manière, les investisseurs peuvent reprendre une entreprise en engageant au minimum leur pro-pre capital. L’entreprise reprise est grevée de dettes importantes et la plupart de temps restructurée ou revendue en morceaux.4. McKinsey Global Institute, 2006. 5. Les dérivés financiers sont des instruments d’investissement qui empruntent leur valeur à la valeur d’un autre bien. Dans le jargon, cet autre bien est appelé valeur sous-jacente. Les principales sortes de dérivés sont les options, futures, swaps et forwards. Des options, des futures et des forwards sont des contrats pour l’achat de produits à un prix déterminé à une date ultérieure. Ils sont à leur tour négociés et sont objet de spéculations. 6. C. Chandrasekhar, Continuity or Change : Finance Capital in Developing Countries a Decade after, 12 juillet 2007. 7. L’inflation est la hausse du niveau général des prix. 8. La politique de Reagan s’inspirait des monétaristes, tel Milton Friedman, pour qui l’orthodoxie monétaire est le bien le plus précieux. 9. La fortune, c’est ce que les gens possèdent : maisons, actions et obligations, économies, assurance-vie… Pour connaître l’état net de la richesse, il faut en déduire les dettes, par exemple, un prêt hypothécaire ou un prêt pour l’achat d’une voiture. 10. Ensuite, elle allait rester stable jusqu’à la fin des années 90. Calcul de Henri Houben sur base de : Edward Wolff, The Increasing Inequality of Wealth in America. À titre de comparaison, en Belgique on estime la part du premier pour cent des gens les plus riches à 25 % du total des fortunes privées. 11. Les réformes fiscales sont inspirées par les partisans de l’économie de l’offre comme Arthur Laffer, surtout connu pour sa courbe qui montre qu’au-dessus d’une certaine pression fiscale, les recettes des impôts baissent, parce que cela ne rapporte plus de travailler. 12. Le produit intérieur brut ou PIB est la valeur totale de toutes les marchandises et services produits dans un pays durant un an. 13. L’effet levier consiste à faire des dettes pour investir tout en escomptant que les bénéfices sur l’investissement seront plus élevés que le paiement des intérêts. 14. Lénine, « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », Œuvres, T. 22, p. 245. 15. Lénine, op. cit. p. 258. 16. Le prime rate est le taux d’escompte (bancaire) référentiel. À l’origine, le prime rate était l’intérêt que les banques cédaient à leurs clients favoris, aux clients jouissant de la meilleure crédibilité. 17. La solvabilité est la faculté de payer. 18. Ces firmes sont appelées « SPV » (special purpose vehicles, véhicules à usage spécial). 19. The Daily Telegraph, 11 novembre 2008. 20. Der Spiegel, 26 septembre 2008. 21. http://network.nationalpost.com/np/blogs.fpcomment/archive/2008/11/13george-wbush-keep-markets-free.aspx

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