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1 La dialectique chez Marx et Hegel « Pour Hegel, la contradiction est un moment de la totalité. Pour Marx, la totalité est un moment de la contradiction. Est-il vrai que, pour Marx, il n'y a pas de dialectique en l'absence de l'homme, de sa pensée, de son action? La dialectique est-elle pour lui seulement la relation entre le sujet et l'objet, ou aussi une relation entre les objets ? En d'autres termes, la dialectique, appliquée aux choses, est-elle le produit d'une aliénation par laquelle l'esprit projette son mouvement dans les choses, dialectise le réel, et à l'illusion de parler de la nature alors qu'il ne parle que de lui ? C'est en vérité un problème antérieur au marxisme. Dans son Histoire de la philosophie, Hegel fait ce reproche à Kant : « L'idéalisme transcendantal laisse subsister la contradiction, mais il ne. veut pas que l' " en soi " soit contradictoire ; il met la contradiction seulement dans notre esprit. " Et il ironise à ce sujet : " Quelle tendresse pour les choses ! Quel dommage si elles se contredisaient!' " ( Hegel. Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. III, p. 581-58Z ). En réalité la pensée n'a été contrainte à découvrir la dialectique et à recourir à elle que pour intégrer à la rationalité des aspects de la nature rebelles à une autre logique. La dialectique est un effort pour rationaliser des aspects complexes du réel : le mouvement, la contradiction, la totalité. Ainsi, de par son origine même, la dialectique, loin de corseter la pensée, est essentiellement une ouverture aux aspects nouveaux du réel. Le matérialisme anglais et le matérialisme français du XVIIII° siècle lui ont laissé une place subalterne parce que leur conception de la matière était appauvrie abstraite. " Parmi les propriétés inhérentes à la matière, écrit Marx', le mouvement est la première et la plus profonde, non seulement en tant que mouvement mécanique ou mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, tendance " tourment " de la matière (pour employer l'expression de Jacob Boehme). » ( Marx. La Sainte Famille. OEuvres philosophiques, t Il, p. 229-2,30 ). La dialectique est la méthode de recherche qui permet d'intégrer à la pensée rationnelle le devenir et les contradictions qui en sont le moteur. La dialectique ne peut donc, dans la perspective matérialiste de Marx, demeurer ce qu'elle est chez Hegel.

La Dialectique Chez Marx Et Hegel

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La dialectique chez Marx et Hegel

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La dialectique chez Marx et HegelPour Hegel, la contradiction est un moment de la totalit. Pour Marx, la totalit est un moment de la contradiction.Est-il vrai que, pour Marx, il n'y a pas de dialectique en l'absence de l'homme, de sa pense, de son action? La dialectique est-elle pour lui seulement la relation entre le sujet et l'objet, ou aussi une relation entre les objets ? En d'autres termes, la dialectique, applique aux choses, est-elle le produit d'une alination par laquelle l'esprit projette son mouvement dans les choses, dialectise le rel, et l'illusion de parler de la nature alors qu'il ne parle que de lui ?C'est en vrit un problme antrieur au marxisme. Dans son Histoire de la philosophie, Hegel fait ce reproche Kant : L'idalisme transcendantal laisse subsister la contradiction, mais il ne. veut pas que l' " en soi " soit contradictoire ; il met la contradiction seulement dans notre esprit. " Et il ironise ce sujet : " Quelle tendresse pour les choses ! Quel dommage si elles se contredisaient!' " ( Hegel. Leons sur l'histoire de la philosophie, t. III, p. 581-58Z ).En ralit la pense n'a t contrainte dcouvrir la dialectique et recourir elle que pour intgrer la rationalit des aspects de la nature rebelles une autre logique. La dialectique est un effort pour rationaliser des aspects complexes du rel : le mouvement, la contradiction, la totalit.Ainsi, de par son origine mme, la dialectique, loin de corseter la pense, est essentiellement une ouverture aux aspects nouveaux du rel.Le matrialisme anglais et le matrialisme franais du XVIIII sicle lui ont laiss une place subalterne parce que leur conception de la matire tait appauvrie abstraite. " Parmi les proprits inhrentes la matire, crit Marx', le mouvement est la premire et la plus profonde, non seulement en tant que mouvement mcanique ou mathmatique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, tendance " tourment " de la matire (pour employer l'expression de Jacob Boehme). ( Marx. La Sainte Famille. OEuvres philosophiques, t Il, p. 229-2,30 ).La dialectique est la mthode de recherche qui permet d'intgrer la pense rationnelle le devenir et les contradictions qui en sont le moteur.La dialectique ne peut donc, dans la perspective matrialiste de Marx, demeurer ce qu'elle est chez Hegel.Marx n'a pas conserv telle quelle la mthode hglienne, il l'a renverse.Ici encore le primat de la pratique est la cl de cette inversion.Dans la perspective idaliste, thologique, du systme hglien, toute ralit se ramne la connaissance. C'est un recul par rapport Fichte.1. Le concept est, en dernire analyse, l'toffe du monde.2. Le systme des concepts qui constituent le monde est un tout achev, une totalit.3. La dialectique, domine prcisment par cette catgorie de totalit, est, l'intrieur du systme, l'tude des lois qui relient chaque moment au tout (le fini l'infini, comme dit Hegel).Renverser le systme consisterait donc substituer cet idalisme dogmatique et thologique, un matrialisme dogmatique, et, finalement, thologique, qui situerait dans une nature acheve un systme achev de lois dialectiques.Renverser la mthode c'est aller bien au-del. Marx a rompu avec le dogmatisme hglien en passant de l'idalisme au matrialisme par le chemin de la pratique. Du seul fait qu'elle s'applique au monde rel, qu'elle part de lui et s'efforce d'en rendre compte et non pas de s'imposer lui comme un a priori, cette dialectique est ncessairement ouverte, toujours inacheve. Il ne saurait y avoir de philosophie acheve dans un monde qui ne l'est pas.Renverser la cage de l'ide hglienne , comme dit Marx, n'eut pas t suffisant. La renverser, c'tait encore rester dedans. Le matrialisme permet d'en sortir, c'est--dire pas seulement de la renverser, mais de la briser et de pntrer dans le monde rel o continuent natre des ralits indites, ( cette poque, notamment, la monte du mouvement ouvrier et ses luttes : chartisme en Angleterre, insurrection des canuts lyonnais en France et rvolte des tisserands de Silsie en Allemagne) qui n'entraient pas dans la totalit acheve de l'ide hglienne.L'histoire n'tait pas finie. Le systme, en tant que systme, devait donc tre bris et rejet.Que reste-t-il alors de la mthode hglienne Car Hegel l'avait mise au service du systme. Il l'y avait incarcre avec interdiction d'en franchir les limites.La dialectique, chez Hegel, est domine par la catgorie de totalit.Pour Hegel la totalit, l'absolu, n'existe pas en dehors de ses moments et ne peut agir sur eux comme un moteur extrieur. Dans la transposition thologique que Hegel donne de son systme, Dieu, prsent en chaque moment, meurt en chacun d'eux et cette mort de Dieu est, en mme temps, la vie ternelle de Dieu. Dieu est mort, et, par cette mort seule affirme en chaque moment sa prsence et sa vie. Telle est la vision centrale de la philosophie hglienne. Le dveloppement de l'absolu dans le temps implique le dpassement de chaque moment. Ainsi chaque moment s'identifie l'absolu et le rvle en tant qu'il en exprime une dtermination ncessaire, et le nie en tant qu'il prtend se suffire lui-mme. Cette relation originale, non rductible la logique classique, c'est la dialectique.Les rapports entre totalit et contradiction, chez Hegel, ne sont qu'un cas particulier de ce rapport fondamental.La totalit, pour un tre fini, est vcue comme contradiction ou, pour viter le langage de la subjectivit la totalit se dtend en contradiction.La prsence immanente du tout en chaque tre fini, cette prsence immanente qui est la source de son devenir, de sa mort, de son dpassement, se manifeste comme contradiction.La dialectique est d'abord une logique de la relation, La relation, mme sous sa forme la plus lmentaire, le rapport de l'identique la diffrence, est dj dialectique.En tablissant cette unit dialectique, cette totalit contradictoire, concrte, vivante, au sein de laquelle identit et diffrence ne sont que des moments, abstraits par une rflexion extrieure, Hegel installait en quelque sorte la pense au coeur mouvant des choses : l'identit n'existe pas dans les choses, mais seulement dans la pense qui la confronte avec la diffrence et la diversit ; dans la ralit chacun des termes n'existe que par son contraire et non sparment.Ce qui, pour la rflexion extrieure, pour la pense abstraite, est simplement altrit, est, dans la ralit vivante, une contradiction. Les deux termes qui, au niveau de l'apparence, taient simplement distincts, sont en mme temps en relation indissoluble : chacun se rflchit dans l'autre , il l'exclut et en mme temps l'implique, et c'est la source interne de son mouvement.La contradiction est, en chaque tre fini, en chaque tre particulier, comme son me vivante, parce que cet tre n'est qu'une dtermination de la totalit : la contradiction qui met chaque tre fini en branle n'est que l'expression dtermine de la totalit dans cet tre particulier.Pour Hegel le monde est une totalit et la vrit est la reconstruction de ce tout. Ds lors toute relation relle est contradiction, chaque partie ne se dfinit que sous la forme mme o elle est relle, c'est--dire par son rapport au tout. Chaque chose est tout ce qu'elle West pas, car tout le reste est sa condition, ce par quoi seulement elle devient ncessaire.Ce conditionnement rciproque des choses donne naissance leurs proprits : la pesanteur ou la couleur illustrent cette ide. Non seulement il est impossible de concevoir une chose absolument isole, coupe de tout rapport avec quoi que ce soit, mais une telle chose ne peut tre. Toute chose, dans la nature comme dans la pense, exige l'existence de l'autre qu'elle, de ce qu'elle n'est pas, de son contraire, qui est son corrlatif ncessaire.La dialectique est une logique du conflit.Cette relation complexe de chaque chose avec tout ce qui n'est pas elle, cette relation contradictoire avec le tout, et qui marque sa limite, se dfinit comme conflit, Les choses, en se limitant mutuellement, en mettant des bornes leur expansion respective, se trouvent en rapport d'affrontement, parfois mme,,, d'antagonisme. Chaque ralit finie se trouve ainsi contenue, ou plutt refoule dans sa limite, par une autre ralit, par l'ensemble des autres ralits qui l'empchent d'tre le tout. La physique quantique, son tape actuelle, apporte une illustration saisissante, au niveau mme de la matire, cet aspect de la dialectique hglienne.La dialectique est une logique du mouvement.Dans ce monde peupl de forces affrontes, le mouvement est un corollaire de l'universelle interdpendance. Si tout se tient, tout se meut. Hegel a montr que le repos est une abstraction, qu'il n'y a nulle part de repos absolu, mais seulement des quilibres plus ou moins stables, et que, par consquent, c'est un faux problme que de se demander comment des tres primitivement immobiles ont t mis en mouvement. Le vrai problme est d'expliquer, partir de la ralit du mouvement, l'apparence du repos.Le mouvement seul est rel tandis que le repos n'est qu'une abstraction. Tout le dveloppement des sciences, depuis Hegel, de la physique nuclaire l'astrophysique, a confirm ce point de vue. Pour un oeil qui contracterait en quelques instants des centaines de millnaires les montagnes se soulveraient comme des vagues et s'effondreraient comme elles. La grossiret seule de ma vision m'empche de voir, au-del de l'immobilit illusoire de ma table, le grouillement des atomes qui la composent.Hegel limine ainsi la fois le mcanisme, pour lequel le mouvement tait extrieur aux choses considres comme indpendantes les unes des autres, et, par consquent, immobiles, et le disme qui en est la consquence car si le mouvement n'est pas intrieur aux choses, identique elles, si le repos est premier, il faudra ncessairement recourir la chiquenaude originelle pour mettre l'univers en branle.La dialectique est une logique de la vie. Elle est l'ensemble mouvant des rapports internes d'une totalit organique en devenir.La finalit des choses c'est prcisment ce mouvement qu'elles portent en elles, cette tendance, ne de la contradiction entre leur nature finie, et qui les porte au-del d'elles-mmes, vers l'infini. Comme le soulignait Lnine dans son commentaire de la Logique de Hegel le propre d'un tre fini est de se mouvoir vers sa fin (Lnine, Cahiers philosophiques, p. 9L ).La logique formelle laissait la pense l'extrieur des. choses.La logique de Hegel exprime l'exigence la plus haute de la raison : rendre la ralit tout entire de la nature et de l'histoire transparente la raison ; nous faire vivre l'tre dans sa rationalit.Dcouvrir dans notre raison la raison des choses, reproduire et reconstruire idalement pour en apercevoir la ncessit interne, ce que la perception sensible nous prsente comme un ensemble mal li de faits empiriques et contingents, c'est l'ambition de toute science qui ne se borne pas au positivisme, de toute philosophie qui ne sombre pas dans l'irrationalisme.Sans aucun doute, si l'on ne retient de la pense hglienne que le systme clos auquel elle aboutit et non la mthode vivante qui l'anime, la contradiction, sa prsence universelle dans la nature, dans l'histoire, dans la pense, a un caractre thologique.Chez Hegel contradiction et totalit s'opposent et s'impliquent comme le fini et l'infini: ce qui est la totalit du point de vue de l'infini est contradiction du point de vue du fini. La totalit est vcue comme contradiction par l'tre fini. Ou encore : la contradiction est la catgorie centrale de la mthode hglienne, la totalit est la catgorie centrale du systme hglien.De l dcoule la diversit des utilisations de l'hritage hglien selon que l'on retient unilatralement, comme tant l'essentiel de la dialectique, la totalit ou la contradiction et selon la dfinition que l'on donne, de chacune d'elles, par exemple lorsqu'on substitue la pense hglienne la conception gestaltiste de la totalit ou la conception kierkegaardienne de la contradiction.S'il est incontestable que, chez Hegel, la dialectique, avec ses catgories fondamentales de totalit et de contradiction, a une signification universelle et englobe la nature, l'histoire et la pense, il n'est pas moins incontestable qu'elle exprime, chez lui, une conception thologique du. monde. D'abord du fait que la contradiction n'est qu'un moment de la totalit. Elle est la totalit en marche, la totalit en quelque sorte militante et non encore triomphante.En chaque moment la totalit appelle elle tout la devenir: sa prsence, agissante ds le dpart, est prsente en chaque tre particulier comme son tourment son insuffisance comme tre fini est le moteur du dveloppement. Mais cette insuffisance n'existe que par rfrence la totalit. Hegel dit d'ailleurs sans quivoque: En allant au fond des choses, on trouve tout le dveloppement inclus dans le germe. (Hegel. Logique, t. t p. 24. ).La totalit prexiste donc aux moments du devenir et les fonde : la contradiction n'est que la petite monnaie de la totalit.

Cette conception hglienne de la totalit implique donc :1. L'existence dun monde et d'une histoire achevs2. La connaissance de cet achvement sans quoi la circularit ncessaire au savoir absolu n'est pas ralise.A cette double condition la ralit peut tre parfaitement transparente la raison parce qu'en son fond elle est identique la raison.Au terme de la logique, Hegel veut nous amener ne faire quun avec lacte crateur d'un monde en train de se faire.Cet acte crateur immanent tous les tres et que nous vivons dans l'ide absolue, est semblable la gense d'une oeuvre d'art : dans la cration esthtique la libert se donne elle-mme sa matire et son contenu et cette libert cratrice s'identifie avec la ncessit interne de loeuvre crer. La religion fournit galement, sur le plan du mythe, une image de la gense dialectique: le sujet universel est semblable au Dieu crateur des cieux et de la terre et le devenir contradictoire son Incarnation.Mais cette double analogie, esthtique et religieuse, ne nous aide comprendre que la forme spculative du systme hglien.La mthode dialectique est-elle indissociable de ce systme idaliste et spculatif et de ces analogies esthtiques etthologiques ?Pour Marx le renversement matrialiste de la philosophie hglienne et le passage de la spculation la science permettent d'laborer une mthode dialectique qui s'identifie avec la vritable mthode scientifique : celle qui ne se limite pas au positivisme, la seule recherche de rapports constants entre les phnomnes, mais qui recherche la liaison interne et ncessaire entre les phnomnes (Marx. Le Capital, livre 111, t. 1, p. 225) .Or le dveloppement des sciences a impos, pour penser la nature et l'histoire, le recours la dialectique. L'existence d'une dialectique de la nature et de l'histoire nimplique nullement le postulat thologique de Hegel d'une pense immanente la nature et l'histoire et prexistante, le postulat d'une logique antrieure la nature.Parler d'une dialectique de la nature c'est simplement reconnatre que la structure de la matire est telle que seule une mthode dialectique peut la penser.La dialectique n'est pas un schma a priori que l'on plaquerait sur les choses et qu'on leur imposerait en les obligeant entrer dans ce lit de Procuste. Cette conception spculative tait celle de Hegel qui, en fonction des postulats thologiques de son systme avait invers l'ordre rel des choses : les sciences de son temps, en battant en brche le mcanisme des cartsiens et du XVIIIe sicle, avec les hypothses astronomiques de Kant et de Laplace, la gologie de Hutton et de Lyell, les anticipations du transformisme chez Diderot et Lamarck, l'organicisme biologique de Goethe, lui avaient apport les lments exprimentaux partir desquels il avait dcouvert quelques-unes des grandes lois de la dialectique ; Hegel a codifi et systmatis ces lois, ce qui exprimait un renouvellement merveilleux de l'esprit scientifique. Il l'a transform en une sorte de bilan achev de l'histoire de la pense. Il a t victime d'une illusion semblable celle de Kant : partir de la logique d'Aristote, de la gomtrie d'Euclide et de la physique de Newton, Kant avait prtendu dfinir une fois pour toutes les formes a priori de la sensibilit et de l'entendement. Hegel a galement confondu ce qui tait une tape nouvelle de la conception scientifique du monde avec une structure ternelle de la nature, de l'histoire et de la pense.Le renversement matrialiste de Hegel par Marx n'est au fond que la prise de conscience du fait que Hegel, aprs Kant, avait invers l'ordre rel des choses et que par consquent il fallait remettre sur ses pieds la dialectique. Le propre du matrialisme de Marx, par opposition l'idalisme et la spculation, est de renoncer la prtention vaniteuse de modeler les choses sur nos concepts, mais au contraire de modeler modestement nos concepts sur les choses. Ce qui implique, comme premire consquence, qu'aucun concept n'est ternel et dfinitif, que la philosophie ne peut prendre la forme d'un systme achev, que la liste des catgories de la dialectique ne peut tre une liste close.La mthode dialectique, dans son interprtation matrialiste, c'est--dire ouverte, fait ainsi clater le systme dogmatique.L'histoire entire des sciences montre comment, sous la pousse de l'exprience et de la pratique, nos concepts toujours trop pauvres n'ont cess d'clater.Le renversement de l'idalisme hglien et de tout idalisme, la mtamorphose d'une dialectique spculative et dogmatique en mthode de recherche exprimentale et de dcouverte, exige donc une inversion de perspective mettant au premier plan non la totalit mais la contradiction.Chez Hegel la totalit se limite elle-mme et c'est ce qui engendre la contradiction.Pour Marx, au contraire, c'est du dveloppement de la contradiction, du dpassement de la ngation en ngation de la ngation que naissent des totalits nouvelles : ce n'est pas l'universel qui est premier et qui se limite lui-mme, mais le particulier qui se dpasse ncessairement parce qu'il ne porte pas en lui ses conditions d'existence. La dialectique est la fois cette insuffisance d'tre et cet appel de pense.Pour Hegel la contradiction est un moment de la totalit.Pour Marx la totalit est un moment de la contradiction.Il n'est donc pas vrai que la dialectique soit une sorte de projection anthropomorphique, sur la nature, de modles valables seulement l'intrieur de l'histoire humaine, de la connaissance, de la praxis .La matrialit n'est pas seulement ngation, limite, rsistance, l'gard de l'acte de l'esprit ou de la pratique humaine.Car cette ngation n'est pas quelconque, anonyme, abstraite, toujours identique elle-mme.L' en soi rpond non telle hypothse. Et parfois aussi oui. Cette rponse ngative a un caractre pratique. Elle est une sorte de consentement: la nature obit, se laisse manier. En agissant selon cette hypothse j'ai pouvoir sur elle. Il est vrai que ces hypothses se dtruisent et qu'aucune d'elles ne peut donc prtendre rvler une structure dernire de l'tre. Mais chaque hypothse morte, parce qu'elle a vcu, nous a lgu: un pouvoir nouveau sur la nature. Ce pouvoir lui a survcu ; l'hypothse nouvelle est l'hritire de celle qu'elle remplace. Ces pouvoirs se sont accumuls et mes gestes d'aujourd'hui, usant de ces pouvoirs pour manier la nature, dessinent en creux au moins une bauche de sa structure, de plus en plus finement connue.Nous ne pouvons nous contenter d'affirmer l'existence nue de cette nature originaire. Si elle se manifeste comme rsistance, comme limite, mais aussi comme consentement, cela suppose qu'elle a une structure et que la connaissance, coups dhypothses, d'essais, d'checs, modle ses contours sur les choses dont elle pouse tant bien que mal le mouvement et le rythme.Ce mouvement et ce rythme sont-ils dialectiques ?L'histoire des sciences peut seule rpondre. Cest un fait que les exigences de l'objet ont fait clater et ont rendu inutilisables les schmas de la mcanique et de l'ancienne logique. De la physique la biologie les sciences de la nature n'ont cess d'exercer sur nos habitudes de pense une pression croissante jusqu' nous contraindre d'abandonner, un certain niveau, la logique traditionnelle.Elle a oblig les chercheurs recourir d'autres modles que ceux qui obissaient aux lois de la logique traditionnelle et aux principes du mcanisme.Or, si une hypothse de structure se vrifie, si elle se rvle efficace, si elle nous donne prise sur les choses, comment concevoir qu'il n'y ait aucun rapport rel entre cette structure conue et l' en soi Comment une pense dialectique nous donnerait-elle prise sur un tre qui ne le serait aucun degr ?C'est pourquoi Marx suggre lui-mme J'existence, dans la nature mme, de rapports dialectiques. Lorsqu'il analyse, par exemple la production de la plusvalue et la gense du systme capitaliste, il indique : Ici comme dans les sciences de la nature, se confirme la loi nonce par Hegel dans sa Logique, loi d'aprs laquelle de simples changements dans la quantit, parvenus un certain degr, amnent des diffrences dans la qualit. (Marx. Le Capital, livre 1. t 1, p. 302. ). Dans une note cet endroit, il fait rfrence aux phnomnes chimiques. Ce n'est point l comparaison fortuite car, un moment ou Engels tudiait dans les diverses sciences la dialectique de la nature, Marx, qui suivait de trs prs ses travaux et les approuvait (comme en tmoigne en particulier sa correspondance de 1873-1874), insiste sur le caractre dialectique des phnomnes de la nature et de l'histoire : Tu verras, par la fin de mon chapitre III, o j'analyse la transformation du patron en capitaliste, la suite de simples transformations quantitatives, que j'y cite textuellement comme ayant fait ses preuves dans l'histoire aussi bien que dans les sciences de la nature, la dcouverte de Hegel relative la loi de la transformation de la modification quantitative en modification qualitative. ( Lettre de Marx Engels du 22 juin 1867. Correspondance, t IX, p. 173.).Est-ce dire que cette reconnaissance d'une dialectique de la nature implique une extrapolation arbitraire et une mconnaissance de la spcificit des niveaux et des plans ? En aucune faon. S'il est vrai que les lois de la nature et les lois de notre pense appartiennent un seul et mme univers, il ne faut pas se reprsenter les premires comme une projection chosifie des secondes. Le faire serait professer une conception thologique, ou pour le moins hglienne, posant l'existence, dans la nature, d'un esprit absolu.Dire qu'il y a une dialectique de la nature, ce n'est pas prtendre connatre d'avance et ne varietur les lois fondamentales du dveloppement de la nature, c'est au contraire, sous la pousse irrcusable des dcouvertes scientifiques, ne plus voir, dans la logique aristotlicienne et dans les principes de la mcanique qu'un cas particulier, l'intrieur d'une pense dialectique beaucoup plus gnrale et tenant compte des aspects nouveaux de la nature dcouverts par les diverses sciences.Il n'existe pas une liste close, acheve, dfinitive des lois de la dialectique. Les lois actuellement connues constituent un bilan provisoire de notre savoir, la pratique sociale et l'exprience scientifique permettent seules de l'enrichir.Dire qu'il existe une dialectique de la nature, c'est dire que la structure et le mouvement de la ralit sont tels que seule une pense dialectique rend les phnomnes intelligibles et les rend maniables.C'est pourquoi cette dialectique de la nature, lorsqu'elle n'est pas interprte, contre Marx, d'une manire mystique, loin de menacer la libert des hommes, est un instrument de leur libration.

Roger Garaudy Pour Marx - 1964.