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LA DIALECTIQUE DE L’UNIVERSEL ET DU PARTICULIER CHEZ MARCIEN TOWA
Claude Siegni, P.L.E.G, Doctorant en philosophie
(Cameroun)RÉSUMÉ
Saisie sous le rapport de l’identité et de la transcendance, et construite à partir de Marx, la dialectique de l’universel et du particulier chez Towa s'affirme ouvertement contre Senghor. L'idée de développement peut être considérée ici comme le point de cristallisation de l’essentiel de ses positions théoriques et, finalement, de sa critique. Elle le conduit à exiger une révolution en Afrique – contre le système mondial de domination et d’exploitation – et, premièrement, de l'Afrique ellemême, qui consiste à rompre avec sa spécificité dont la faiblesse a rendu possible la domination coloniale.
MotsClés : négritude, senghorisme, essentialisme spécifique, universel, particulier, identité, transcendance, révolution, développement, civilisation industrielle. ABSTRACT
Taken under the relationship between identity and transcendence, and constructed from
Marx, the dialectics of the universal and the particular with Towa openly affirms against Senghor. The idea of development can be considered here as the point of crystallization of the essential of his theoretical views and, finally, of his criticism. It takes him to require a revolution in Africa against the world system of domination and exploitation and, foremost, of Africa itself, that consists in breaking with its specificity whose weakness made the colonial domination possible. Keywords : negritude, senghorism, specific essentialism, universal, particular, identity, transcendence, revolution, development, industrial civilisation.
INTRODUCTION
En philosophie, la question de l’universel et du particulier peut être considérée d’au moins un triple point de vue : métaphysiquement, comme figure de l’un et du multiple, gnoséologiquement, comme figure de l’identité de la raison dans ses démarches et, historiquement, comme applicabilité des idéologies universalistes aux situations particulières. Le particulier renvoie alors à ce qui est propre à une espèce, à un groupe, à un peuple ; tandis que l’universel se rapporte à un genre, à ce qui est commun (en droit/fait) à tous les hommes. Quant à la dialectique, elle correspond à la logique d’un rapport, à la tension entre des termes extrêmes. La dialectique de l’universel et du particulier dénote ainsi le type de rapport établi entre un genre et une espèce, entre un peuple et l’humanité. Saisie sous le rapport de la transcendance et de l’identité, elle revient, chez Marcien Towa, à interroger le type de rapport que celuici établit entre la réalité africaine et le monde qui est dominé par l’Occident et ses valeurs. Comment Marcien Towa situetil la condition particulière du Négroafricain par rapport au devenir ou à la condition du genre humain ? Quels en sont les enjeux historiques et philosophiques ? Comment déploietil ses vues dans ses principaux textes et quelle en est la pertinence ?
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Ces questions suggèrent, d’emblée, une approche ternaire dont on peut, comme suit, présenter les grandes étapes : nous examinerons la dialectique de l’universel et du particulier chez Towa à travers son rapport à Léopold Sédar Senghor et à Karl Marx. Ce qui nous conduira à une réflexion sur l’idée de développement, chez lui, considérée comme le point de cristallisation de l’essentiel de ses positions théoriques ; tant il est vrai que pour lui, la pratique est la finalité réelle de toute théorie : « le ressort profond du savoir, ditil, c’est la pratique… sans le pouvoir, le savoir apparaît sans objet et vain, comme quelque chose d’extérieur au sérieux de la vie »1.
I. TOWA, LECTEUR DE SENGHOR
L. S. Senghor est omniprésent dans les principaux textes de Marcien Towa. Il lui a consacré diverses études dont Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?. Sa philosophie est bâtie contre l’idéologie senghorienne, présentée comme une figure du traditionalisme et une idéologie du néocolonialisme qui fonde tout un courant de la pensée philosophique contemporaine : l’ethnophilosophie. On peut, dès lors, en déduire que le senghorisme est d’une importance décisive pour la compréhension de l’essentiel de la démarche théorique du philosophe camerounais. Le rapport à Senghor s’impose de facto comme le détour nécessaire à la détermination de la dialectique de l’universel et du particulier chez Towa. De quelle nature est ce rapport ? Cette préoccupation s’explicite en une triple interrogation : Senghor proposetil déjà une dialectique de l’universel et du particulier ? Comment Towa y réagitil ? Quelle solution alternative lui opposetil ? Cette problématique sera examinée à la lumière singulièrement de Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?
I. 1. LA DIALECTIQUE DE L’UNIVERSEL ET DU PARTICULIER CHEZ SENGHOR
La lisibilité de cette dialectique ne va pas de soi. Elle est tributaire de la conception senghorienne de la négritude. Or, de l’avis de Towa, amalgame et confusion la caractérisaient. Aussi, pour définitivement donner cohérence et intelligibilité à l’itinéraire intellectuel du sénégalais et donc, rendre à la négritude sa véritable signification, le philosophe camerounais va, dès l’abord de Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?2, faire cette sorte d’avertissement : « l’étude d’une œuvre poétique, relèvetil, peut être abordée de plusieurs façons dont certaines semblent faites pour permettre d’en éluder la signification »3. Aussi, au sujet de la méthode d’approche selon laquelle « le critique peut se substituer à loisir au créateur » 4 , notamment en remplaçant la structure des différents poèmes par un cadre artificiel où les vers cités perdent leur sens originel, Marcien Towa pensetil que « la compréhension de l’œuvre exige que son contexte sociohistorique soit référé aux structures dynamiques sociohistoriques au sein desquelles l’œuvre a été élaborée »5et ce, d’autant plus que, « l’expérience humaine qui se condense dans l’œuvre est originairement expérience du monde et en premier lieu de l’univers social » 6. Telle est, approximativement, la démarche dite du structuralisme génétique adoptée par Towa, dont il présente les grandes étapes :a) La Recherche du sens et des structures internes des poèmes en suivant, autant que possible, l’ordre chronologique des compositions. 1 Marcien TOWA, L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979, pp. 49-50.2 Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ? , Yaoundé, Clé, 1980.3 Ibid., p.60.4 Ibid., p.9.5 Ibid. p.10.6 Idem.
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b) Le Regroupement des poèmes, selon leurs affinités, de sens et de structures ; choix pour l’exposé des poèmes les plus représentatifs de chaque groupe. c) L’Interprétation de l’évolution du sens et des structures par références au contexte sociohistorique.
Cette méthode lui permet de prendre ses marques par rapport à d'autres approches méthodologiques, considérées comme arbitraires, appliquées à l’étude de l’œuvre poétique de Senghor et, en même temps, de la garder à distance de celle de Césaire : « la négritude de Césaire et ce que Senghor appelle du même nom présentent des différences structurelles trop importantes pour être confondues »7. Par ailleurs, en restituant les poèmes de Senghor dans leur contexte sociohistorique respectif, cette méthode a permis de s’apercevoir que la constance n’était pas la principale caractéristique de la pensée de Senghor. Towa note par exemple que « la définition Senghorienne de l’âme noire est subjective et variable selon ses options politiques du moment »8. De même, s’agissant du rapport théorique et affectif que le poète entretient avec la France, la portée réelle des éloges et griefs qu’elle lui fait varie selon l’époque, le contexte du poème, du recueil et le contexte politique.
En dépit de ces fluctuations récurrentes chez Senghor, il reste qu’en fin de compte, selon Towa, « les vues de Senghor le situent beaucoup plus près de Gobineau que de Césaire ou de tout autre ténor de la Négritude (Damas, Roumain, Dadié). Sa conception n’appartient qu’à lui : c’est du Senghorisme »9. L’élucidation de la dialectique de l’universel et du particulier chez Senghor passera donc nécessairement par celle de la signification du Senghorisme. Towa y distingue deux moments dans la dialectique de l’universel et du particulier.
En effet, les poèmes de jeunesse "A l’appel de la race de Saba" et "Perceur de tam tam" avaient quasiment la même tonalité révolutionnaire que ceux de Césaire : « comme l’œuvre de Césaire, en effet, ce poème est tout entier tendu vers la libération des peuples noirs. Comme elle, il lie cette libération à celle du monde entier et comme elle, recourt à la violence pour vaincre l’ennemi »10. Plus significative encore est alors la proximité des attitudes de Senghor et Césaire à l’égard de l’Afrique traditionnelle, comme le relève Towa : « Senghor témoigne à l’Afrique une piété filiale d’une tendresse infinie, mais ne tente pas de la rejoindre purement et simplement pour coïncider avec elle. Car il sait que l’Afrique ne pourra se sauver et demeurer soi qu’en se transformant, en luttant et en épousant le mouvement révolutionnaire du vaste monde. Et telle sera aussi la position de Césaire »11. En clair, la négritude de Senghor, telle qu’elle se dégage de ses premiers poèmes, est une négritude révolutionnaire, au sens où l’entend Césaire, c’estàdire engagée résolument en faveur de l’émancipation des peuples noirs de la tutelle coloniale, et de la reconnaissance de leur droit à l’initiative historique. Son rapport au réel se veut fondamentalement subversif, inoculant aux colonisés le goût de la liberté par l’abolition de leur sentiment de fatalité de l’asservissement. Il s’agissait, en d’autres termes, de susciter chez eux la prise de conscience de leur valeur intrinsèque d’être humain et ainsi, de les amener à la nécessité de la révolte, pour l’avènement d’un exister authentiquement humain ; et ce, par tous moyens, y compris par la violence. Vu sous cet angle, le particulier rejoint l’universel, au sens où la lutte pour la libération des peuples noirs devient la lutte pour l’émancipation de l’Homme ; l’Africain n’étant qu’une modalité de l’homme générique.
En dépit de ces nobles perspectives, le parcours intellectuel de Senghor va connaître, dans son évolution, un revirement si spectaculaire que l’auteur de L’idée d’une philosophie négroafricaine qualifiera le moment révolutionnaire de sa pensée de « saute 7 Ibid., p.118 Idem9 Idem10 Ibid, p.1811 Ibid., p.19.
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d’humeur éphémère »12. Cela le conduira à présenter le vrai visage, au regard duquel le précédent devient anecdotique, de la dialectique de l’universel et du particulier chez Senghor : « la civilisation idéale, la civilisation de l’universel dont il rêve "ne saurait être que métisse", synthèse des beautés réconciliées de toutes les races. Le métissage culturel repose sur le métissage biologique ; puisque selon notre auteur, les races produisent les civilisations tout comme les arbres produisent les fruits »13. On peut alors distinguer un métissage culturel et un métissage biologique, tel que le premier découle du second, en vertu d’une anthropologie transcendantale différentielle et d’une nécessaire relation de causalité. Qu’estce à dire ?
Le métissage, quelle que soit l’épithète qu’on lui adjoindrait, est nécessairement non pas le mélange du même, mais de l’hétérogène. Cela laisse entrevoir que Senghor ne perçoit guère les races, encore moins les différentes cultures, en termes d’identité, futelle générique. Cette supposition se confirme, lorsque le poète sénégalais écrit tranquillement, dans Ce que l’homme noir apporte : « l’émotion est nègre comme la raison est hellène »14 ou encore quand il écrit très sérieusement dans Épître à princesse : « les nègres ne distinguent pas leur gauche de leur droite, ils ont neuf noms pour nommer le palmier, mais le palmier n’est pas nommé »15. Ces deux assertions laissent clairement voir chez Senghor une différence de nature entre l’homme Noir et l’homme Blanc. La Raison serait l’exclusivité du deuxième et l’émotivité l’attribut essentiel du premier. Si, par sa Raison, le Blanc a vocation à conquérir et à dominer le monde, le Noir, grâce à son émotivité originaire peut chanter et danser, pour agrémenter le repos de l’autre. Il peut aussi, par fraternité dans la civilisation de l’universel, prier pour lui, puisqu’il est également présenté comme étant naturellement religieux, mystique. En ce sens, le Senghor de Liberté I : Négritude et humanisme peut affirmer : « le début du credo n’a jamais étonné aucun nègre »16. Et, il s’agit en plus d’une religiosité monothéiste qui le prédispose à l’acception du message chrétien présenté comme supérieur aux religions traditionnelles africaines : « le nègre est monothéiste, en effet, et si loin que l’on remonte dans son histoire, et partout, il n’ y a qu’un seul Dieu qui a tout crée, qui est toutepuissance et toute volonté. Toutes les puissances, toutes les volontés des génies et des ancêtres ne sont que des émanations de lui »17. Au total, il y a donc bien chez Senghor une seconde dialectique de l’universel et du particulier qu’on pourrait qualifier de paisible et de consensuelle : elle procède de la division essentialiste et biologiste entre la race noire dont les aptitudes spécifiques à l’émotivité, à la religiosité, à la nonviolence déterminent quasi mécaniquement son êtreaumonde ou sa culture, et la race blanche, essentiellement rationnelle, et donc programmée pour conquérir, dominer.
Pour dépasser cette antinomie et favoriser l’avènement d’un vivreensemble universel harmonieux, Senghor propose le mariage interracial, convaincu que le métissage physique entraînerait nécessairement le métissage culturel. Loin de l’assimilation culturelle pratiquée par l’Occident et de la négritude révolutionnaire dont Césaire est la tête de file, Senghor tient que les relations interraciales et, par ricochet, interculturelles, sont un carrefour du donner et du recevoir, un lieu d’enrichissement mutuel. Il soutient que l’Afrique a besoin du savoirfaire de l’Occident et qu’inversement, l’Occident a besoin du savoirêtre de l’Afrique pour combler l’un et l’autre leurs dimensions ontologiques respectives. Le poète va ainsi préférer à la violence révolutionnaire les vertus du dialogue réconciliateur, la prédication morale, la
12 Idem13 Ibid., p. 109.14 Cité par TOWA in Op. Cit. pp.23-24.15 Ibid., p.143.16 Cité par TOWA in Op. Cit. p.100.17 Idem
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prière et le métissage biologique, estimant que le culturel est déterminé par le biologique. D’où la critique de Towa.
I.2. TOWA, CRITIQUE DE LA DIALECTIQUE DE L’UNIVERSEL ET DU PARTICULIER DE SENGHOR
Face à la situation coloniale, qui est le problème auquel se trouve confronté la Négritude, Senghor adopte une position, selon Towa, à tout le moins troublante. Aussi, dès son Essai18, le philosophe distingue la négritude révolutionnaire de Césaire et la négritude antirévolutionnaire de Senghor : « par cette expression (négritude), nous désignons la négritude en général qui a pour chef de file, Aimé Césaire. Il faut la distinguer du mouvement du même nom, animé par Senghor qui, surtout depuis 1948, sert si bien les intérêts coloniaux qu’il semble bien s’opposer, au fond, à la négritude césairienne ». La première est authentique, parce que correspondant à « l’aspect idéologique des mouvements de libération des peuples noirs »19. La seconde n’est rien de moins que « l’idéologie quasiment officielle du néocolonialisme »20. Sous ce rapport, Césaire incarne la figure du révolutionnaire et Senghor, celle du traître de la cause noire, comme le confirme un article publié en 1968 et très significativement intitulé "Aimé Césaire, prophète de la Révolution des peuples noirs". Par opposition, Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ? fait figure de véritable réquisitoire contre le poète sénégalais.
Pour s’en convaincre, il n’est que de considérer la question éponyme de l’ouvrage à laquelle Towa répond clairement par un autre titre, celui de la dernière partie dudit ouvrage : "Négritude Senghorienne ou le fatalisme de la servitude nègre". Face à la modernité et à ses exigences, le nègre serait condamné à la servitude, parce que la technique et la science qui caractérisent cette modernité sont, d’après Senghor, le privilège, biologiquement déterminé, du Blanc. Or, le nègre est appelé à s’adapter ; alors même que sa constitution biologique fait a priori de lui un émotif et un mystique, condamné à ne jamais pouvoir rivaliser avec le blanc sur le terrain de la raison et de la science. A moins de modifier sa structure biologique, sa race, par le métissage biologique conduisant au métissage culturel, avec la même nécessité que celle qui conduit le fleuve à se jeter dans la mer. Le Senghorisme ainsi saisi appelle, selon Towa, de nombreuses observations :
I. 2. 1. Du point de vue de l’objectif : une perspective équivoque
Critiquant le projet assimilationniste de l’Occident, l’œuvre de Senghor a pour but la quête et la revendication d’une identité culturelle nègre. Elle recherche la reconnaissance par l’Occident, de celleci. Ce qui n’appelle cependant aucune remise en cause du principe même de la colonisation : « parler d’indépendance, c’est raisonner la tête en bas et les pieds en l’air, ce n’est pas raisonner, c’est poser un faux problème […] La vraie indépendance est celle de la culture et non l’indépendance politique »21. A ce statut particulier de la situation coloniale en Afrique, Towa oppose l’aspiration universelle de tout homme à la liberté. De même qu’il était légitime pour les Européens de lutter, par tous les moyens, contre l’agression nazie ; de même est légitime la volonté des Africains de combattre, y compris par la violence révolutionnaire, la sujétion séculaire et de reprendre l’initiative historique. Sous ce rapport, le combat pour la libération des peuples noirs devient le combat pour la libération de l’homme.
18 Marcien TOWA, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Clé 1971.19 Ibid., p.36.20 Ibid., p.47.21Ibid. pp. 80-81.
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I. 2. 2. Du point de vue de la méthode : un racisme antiraciste
De façon intuitive et empirique, Senghor s’est persuadé de l’irrationalité congénitale et irrémédiable du nègre, son instinctivité, sa sensualité, son émotivité. Ce faisant, il présente la race, selon Towa, comme « une entité absolue, sans passé ni avenir, indépendante et autosuffisante : une essence immuable »22 de laquelle il déduit mécaniquement tout l’êtreaumonde du nègre, sa conduite et sa culture. Le nègre serait ainsi essentiellement un être de paix, d’amour, de joie de vivre, porté au pardon. En effet, aux yeux de Senghor, la bonté naturelle du nègre le prédisposerait à oublier, à pardonner les crimes de l’Occident. Mais un tel point de vue semble, à tout le moins, paradoxal selon Towa, qui souligne, pour le déplorer : « le Dieu de bonté, enseigne le catéchisme, ne pardonne les péchés que s’il y a contrition et si le pécheur prend la ferme résolution de ne plus recommencer, l’auteur va plus loin, il pardonne des péchés sans que personne lui demande pardon, sans que les criminels s’engagent à renoncer à leurs crimes »23. D’autre part, au pacifisme volontariste de Senghor, Towa oppose une légitime violence révolutionnaire ; d’autant plus que « la prédication inconditionnelle de la nonviolence perpétue la violence institutionnalisée de l’ordre existant »24.
En somme, l’essentialisme spécifique de Senghor et ses implications sont irrecevables, parce que constituant « une théorie rigoureusement raciste, le racisme consistant à considérer le culturel comme une conséquence du patrimoine biologiquement héréditaire d’une race, d’une population donnée »25. Or, si une telle thèse se veut être la négation de la négation par l’Occident de l’humanité du Noir, elle devient paradoxalement ce que Sartre a pu voir en elle : un racisme antiraciste ; avec pour conséquence ce qu’elle prétend combattre : l’arbitraire.
I. 2. 3. Du point de vue des résultats : du compromis à la compromission
Du constat de la « coïncidence presque terme à terme entre le racisme colonial et la trame de ce que Senghor appelle "négritude" »26, Towa déduit que la dialectique de l’universel et du particulier chez Senghor est en réalité une idéologie antirévolutionnaire, réactionnaire qui, à l’image de l’ethnophilosophie, nous pousse à nous focaliser sur notre passé ; pendant que l’Occident nous exploite dans le présent. En effet, l’essentialisme spécifique, caractéristique du senghorisme, débouche sur un singulier partage des vocations entre l’Européen et l’Africain. Le premier reçoit comme lot l’emprise sur le monde extérieur par le biais de la science et de la technologie et le second l’intériorité, facteur de mysticisme et de foi. Towa observe en ce sens : « la tâche expressément assignée au nègre par Dieu est, selon Senghor, d’agrémenter le repos du guerrier blanc, de lui procurer détente et délice après l’hiver »27. Autrement dit, pour Senghor, « le grand orchestre de la convergence panhumaine […] aura pour chef d’orchestre le blanc, tandis que le nègre sera à la section rythmique »28.
La dissemblance qualitative ainsi affirmée entre l’âme noire et l’âme blanche, toutes deux immuables et éternelles, conduit à une situation paradoxale où, selon une expression heureuse de Michel Nguéti, « on voit coexister le désir de réhabilitation du Noir et la confirmation de facto de la fameuse thèse lévybrühlienne d’une différence de nature entre la 22 Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor ; négritude ou servitude ? Op. Cit., p. 109.23 Ibid., p.72.24Herbert MARCUSE, La fin de l’utopie, Paris, Seuil, 1968, p.50.25Marcien TOWA, Op. Cit., p.104.26Ibid, p. 115.27Ibid, p.59.28 Marcien TOWA, Essai, Op. Cit., p.39.
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mentalité de l’Européen et celle de l’Africain »29. C’est dire combien le senghorisme n’est pas seulement justiciable de ses errances théoriques ; il suscite aussi des interrogations au plan politique où il semble délibérément fonctionner comme un discours de légitimation de la colonisation et de la servitude des peuples noirs, un « lavage de cerveau normatif »30 en somme, dirait Jürgen Habermas.
Pour Towa, en tout cas, le senghorisme est, comme l’éthnophilosophie dont il constitue le jalon théorique, fondamentalement une manœuvre destinée à anesthésier la conscience des Africains, afin de mieux les détourner des problèmes réels et canaliser leur attention sur des fantasmes. Au vu de ces critiques, on est fondé à penser que la dialectique de l’universel et du particulier chez Towa pourrait bien se situer aux antipodes de celle de Senghor.
II. LA DIALECTIQUE DE L’UNIVERSEL ET DU PARTICULIER CHEZ TOWA : DE SENGHOR A MARX
De ce qui précède, il découle que Marcien Towa est explicitement solidaire de la Négritude césairienne, et donc comptemteur de la Négritude senghorienne. Sous ce rapport, il est permis de penser que Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ? traduit sans ambiguïté le souci de son auteur de restituer à la négritude son vrai sens. Ce qui revient à démasquer l’imposture de Senghor et partant, à mettre en avant l’authenticité de l’engagement césairien. Loin d’être neutre, ce choix nous semble porteur de sens : il est révélateur de la dialectique de l’universel et du particulier, telle que l’entend Towa. Dès lors, on peut se demander quels en sont l’a priori, la nature et les enjeux.
II.1. DE L’A PRIORI DE LA DIALECTIQUE
La philosophie, telle qu’elle se dégage des textes principaux de Towa dont l’Essai et L’idée, apparaît comme étant autre chose que ce que notre auteur nomme théoricisme, c’estàdire une évasion hors du réel, simple spéculation indifférente à l’homme concret/historique et à ses problèmes réels. En effet, le projet de Towa a le souci de saisir la situation historique à partir de ses bases réelles, de la poser comme un mal pressant et d’y réagir dialectiquement par des moyens susceptibles de la modifier pratiquement et qualitativement.
Cet a priori matérialiste explique d’une part le recentrage méthodologique opéré par Towa, dès l’abord de Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ? En rattachant de façon chronologique, à son contexte matériel, chaque poème de Senghor, le philosophe camerounais ne fait que mettre en œuvre l’idée marxiste de l’impossible autonomisation du discours par rapport à son contexte sociohistorique. En tout cas, c’est la prise en compte de la réalité historique de la servitude coloniale et le souci d’y remédier qui a valu à Césaire la sympathie de Towa et, parallèlement, le rejet du senghorisme, taxé non seulement d’occulter la servitude coloniale, mais aussi d’ « espérer édifier toute une civilisation, faire surgir tout un monde en se payant de mots »31 ; alors que précisément, « il faut payer de son être même »32, c’estàdire mener une action concrète en vue de révolutionner l’expérience africaine.
Cette orientation matérialiste suppose aussi chez Towa un a priori sceptique à l’égard de l'efficacité pratique de la religion ou du mythe, car en refusant toute influence supraterrestre dans la vie, il revendique pour l’homme la maîtrise de la nature par la raison :
29 Michel NGUÉTI, « La philosophie en Afrique » in Bulletin du Cercaphi, N°2, Yaoundé, 1999, p. 146.30 Jürgen HABERMAS, Une époque de transitions, Ecrits politiques 1998-2003, trad. Christian Bouchindhomme, Paris Fayard, 2005, p.51.31 Marcien TOWA, Essai, Op. Cit., p.39.32 Marcien TOWA, L’idée, Op. Cit., p.12.
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« tandis que les Églises par le recours aux mythes, visent à émouvoir la sensibilité et à enflammer l’imagination, la philosophie vise ce qu’il y a d’essentiel en l’homme : la pensée »33. Cet athéisme de principe, caractéristique du matérialisme en général, se justifie empiriquement dans la critique du senghorisme, en tant qu’il est soucieux de distinguer entre les missionnaires dits "vrais", l’Eglise dite "vraie" et les autres : « malheureusement, souligne Towa, l’intolérance fanatique des missionnaires poussée jusqu’au vandalisme culturel ne fut pas l’exception, mais la règle, et c’est très officiellement que l’Eglise a prêté mainforte au négrier, puis au colonisateur »34.
La voie du surnaturel ainsi écartée, il s’agit de présenter l’homme comme devant sa maîtrise de la nature à la culture de la science et la technologie. Towa retrouve ainsi la position classique du marxisme, en vertu duquel l’infrastructure économique et sociale, composée des forces productives et des rapports de production, est la base matérielle de la société, « la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience déterminées »35. L’analyse marxiste part donc des bases matérielles et culmine dans l’exigence de dépassement révolutionnaire de l’ordre régnant. C’est sous ce rapport que le senghorisme a encore été rejeté par Towa comme discours idéologique/mystificateur. En faisant feu de tout bois pour pérenniser le statu quo de la condition aliénée des peuples noirs, le senghorisme a ainsi dévoilé sa visée conservatrice des sociétés africaines.
On sait que la révolution est, au même titre que la lutte des classes, un concept central du marxisme. A en croire Towa, cette praxis radicale n’est rien moins que « la forme la plus haute de la créativité humaine »36, pour autant qu’elle est imagination, audace et courage, énergie dans l’action et donc, expression absolue de la liberté. D’où il suit que « par là, la praxis radicale accède à l’universalité, en ce sens qu’elle est la manifestation de l’humain sous sa forme la plus haute et la plus irrécusable »37. Towa indique clairement ainsi tout l’intérêt qu’il porte à la dialectique révolutionnaire. On connaît par ailleurs l’optimisme technologique et productiviste de la pensée marxiste, d’après lequel l’élévation du niveau des forces productives est un facteur fondamental de progrès. Marx a pu voir dans le progrès technique non seulement la cause, mais encore la condition première du progrès de la société. L’activité essentielle de l’homme étant, pour lui, économique et résidant dans la production, il a pu voir dans la technique le moyen par excellence pour augmenter la production et à travers celleci, le bonheur de l’humanité. Et Marcien Towa n’hésite pas, s’appuyant sur les textes bibliques, à relever que Dieu luimême, esprit absolu selon les théologiens, « ne dédaigne pas de se présenter comme un ingénieur des travaux qui, pour imposer des limites à la mer, a installé verrous et battants, qui a tiré sur la terre le cordeau, qui a posé la terre sur des socles construits par lui, etc. »38 D’ailleurs, précise l’auteur de L’idée, « c’est par la connaissance des phénomènes naturels et l’empire qu’il exerce sur eux que Dieu, dans la Genèse, le Psaume 104 ou le livre de Job par exemple, établit sa transcendance, sa supériorité absolue sur l’homme »39. C’est dire si Towa pense, comme Marx, que la technique et la science sont une clé du bonheur des hommes.
On peut aisément déduire de ce qui précède que Towa cautionne l’universalisme marxiste. Mais comment l’Afrique doitelle penser son insertion dans la dynamique de l’universalisme marxiste ? Le rapport théorique de l’Afrique à Marx peutil être un « rapport
33Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?, Op.Cit., p.70.34 Ibid., p.70.35 Karl MARX, Critique de l’économie politique, Paris, Ed sociales, 1966, Trad. Husson et Badia, p.4.36 Marcien TOWA, Essai, Op. Cit., p.47.37 Ibid., p.47.38 Marcien TOWA, L’idée, Op. Cit., p. 57.39 Ibid., p. 57.
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d’application », pour paraphraser Althusser? La particularité africaine estelle une particularité faible ou une particularité forte ? Dans le premier cas, l’idée d’un transfert d’idéologie se justifierait et dans le second, celle de l'adaptation de celleci au contexte africain s’imposerait. Quoi qu’il en soit, Towa propose que cette insertion soit pensée par la médiation du concept de transcendance appliqué à l’identité.
II.2. DE LA NATURE DE LA DIALECTIQUE DE L’UNIVERSEL ET DU PARTICULIER CHEZ TOWA
La dialectique en question peut être saisie sous le rapport de la transcendance et de l’identité. Celleci peut s’appréhender à au moins trois niveaux :
II.2.1. Identité du négroafricain par rapport à la transcendance de l’humanité générique
Sur ce point, la position de Towa se veut sans équivoque : il n’y a pas deux genres humains, il n’y a qu’une humanité et l’erreur consisterait à voir dans la diversité des cultures, le signe d’une différence ontologique entre les races et entre les peuples, ce qui équivaudrait à une biologisation du culturel, donc au racisme. Car, estimetil, « la prolifération des cultures, des langues, des systèmes sociaux, des religions atteste de la fécondité de la créativité humaine »40. Ainsi, non seulement une population biologiquement et racialement homogène peut produire la culture la plus diversifiée qui soit, mais encore, des groupes et des individus biologiquement et racialement hétérogènes peuvent vivre et développer une seule et même culture.
Towa en déduit que la diversité culturelle « montre non pas la division de l’homme, mais bien plutôt son identité générique »41. En ce sens, si on peut parler d’une identité humaine générique, la diversité culturelle en est, non pas la preuve, mais la conséquence. Une telle considération a un impact direct sur le préjugé de la spécificité absolue de l’Africain dans son rapport à l’altérité radicale de l’Européen ; l’exclusion réciproque étant remplacée par une coappartenance au genre humain.
II.2.2. Identité de la raison négroafricaine et transcendance de la raison universelle
L’élucidation du concept de philosophie s’inscrit, chez Towa, dans un débat mettant en cause l’univocité du mot philosophie, à travers ses diverses applications géographiques. Towa prend position contre la théorie (ethnophilosophique notamment) de la spécificité de la philosophie africaine. Pour lui, parce que la raison est un attribut essentiel du genre humain et que l’Africain est une espèce de ce genre, il devient évident que l’adjonction de l’épithète « africain » au mot philosophie ne saurait modifier le sens habituel du substantif. En clair, Towa défend, suivant la dialectique de l’un et du multiple, l’idée de la noncontradiction entre la particularité de la philosophie africaine et l’universalité/univocité du mot philosophie, au sens où NjohMouelle dit que « les différentes philosophies ont beau être particulières et même divergentes, elles sont néanmoins toutes philosophiques »42 ou que Hountondji considère que les variations de contenus des philosophies d’un individu à un autre, d’un pays à un autre ne fonde pas la pluralité de nature de la philosophie, car « ces différences de contenu n’ont
40 Marcien TOWA, Identité et transcendance. Examen d’un dilemme de la pensée africaine moderne, Thèse (doctorat d’Etat) ronéotypée, Yaoundé, 1977, p. 346.41 Ibid., p. 346.42 Ebénézer NJOH-MOUELLE, Considérations actuelles sur l’Afrique, Yaoundé, Clé, 1983, pp. 24-25.
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de sens qu’en tant que différence de contenu renvoyant à l’unité principielle d’une même discipline, d’un même style d’interrogation »43. Cette unité principielle renvoie au dénominateur commun qui, par exemple, fait que des textes aussi opposés que ceux d’un Hegel et d’un Marx sur la philosophie de l’histoire soient cependant tous reconnus comme philosophiques.
Sous ce rapport, l’africanité de la philosophie africaine ne résiderait pas dans quelque spécificité métaphysique arbitrairement attribuée à l’homme noir, mais plutôt dans l’appartenance géographique des auteurs engagés dans le débat philosophique. Marcien Towa peut alors définir la philosophie comme étant « la pensée de l’essentiel »44, et la pensée ellemême comme « le pouvoir d’examiner et de confronter les diverses représentations, doctrines, idéologies pour retenir celle que nous jugeons la plus conforme à la vérité, c’estàdire à ce qui est, peut ou doit être »45. Quant à l’essentiel, il ne renvoie pas à un audelà de la vie, mais davantage aux problèmes fondamentaux de l’homme concret dans des situations concrètes, d’où la précision : « pas plus qu’il n’y a d’art pour l’art, il n’y a pas de savoir pur, de savoir pour le savoir. Le savoir doit augmenter notre empire sur le réel et améliorer notre condition dans le monde »46. Autrement dit, la pratique étant la finalité réelle de la théorie, pour être crédible, la théorie doit être pratique et la pratique théorique. Cette articulation nécessaire entre théorie et pratique devrait déterminer l’orientation philosophique en Afrique, « une philosophie qui soit la saisie critique, la théorie de ce qui est, de ce que nous sommes et devenons, au sein de ce qui est ou est en cours, de ce que nous voulons, la prévision des conditions de la réalisation de notre dessein fondamental, des principaux obstacles qui nous en séparent et de la manière de les surmonter »47. La philosophie s’inscrit de la sorte dans une perspective « politique » de conquête et d’exercice du pouvoir au moyen de la raison, et au bénéfice du peuple.
II.2.3 Identité de la culture africaine et transcendance de la civilisation de l’universel
Cette problématique peut être appréhendée à travers l’examen du concept de révolution chez Towa : une marche en avant, un mouvement ascensionnel et créateur sollicitant le meilleur de l’homme ; sa pensée, sa volonté, son imagination, son audace, son courage et son énergie dans l’action. Elle se veut une démarche de rupture critique impliquant une dynamique méliorative : le passage d’une situation initiale, offrant globalement une forme de vie inauthentique48 , à une situation finale offrant un exister authentiquement humain49. C’est dire que toute révolution suppose un objectif terminal, un objet à révolutionner, une procédure et des moyens pour y arriver. Alors quel visage présente cette grille d’intelligibilité chez Towa ?
Au sujet de l’objectif terminal de la révolution, Towa soutient que « l’asservissement naturalise, animalise l’homme. Il est un crime de lèsehumanité et doit être considéré comme un mal absolu »50. C’est pourquoi il assimile la lutte pour la libération d’un peuple à la
43 Paulin J. HOUNTONDJI, Préface à la rubrique Dossiers philosophiques in Présence Africaine, N°66, 2e trimestre de 1968, p. 55.44 Marcien TOWA, L’idée, Op. Cit., p. 48.45 Ibid., p. 46.46Ibid., p. 49.47 Ibid., p. 52.48 Parce que non-conforme à la dignité humaine, du fait notamment de la servitude.49 C’est-à-dire une forme de vie plus conforme aux besoins et aspirations de l’homme en tant qu’il est considéré a priori comme une valeur absolue et référentielle.50 Marcien TOWA, Op. Cit, p.54.
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reconquête de son humanité perdue, c’estàdire à son pouvoir de s’exprimer et de concevoir, de décider et de réaliser ce qu’il aura décidé. Aussi, parlant du mouvement révolutionnaire qu’il appelle de tous ses vœux en Afrique, notre auteur prend une option sans équivoque : « le combat pour la libération vise ou doit viser l’émergence d’une Afrique prospère, puissante et autocentrée »51. Par conséquent, la liberté visée ne doit être perçue ni comme une simple certitude intérieure, subjective, ni comme liberté dite de droit, formellement octroyée à tous, bien que pouvant ne pas avoir de réalité effective. Car la révolution en Afrique aura donc pour conséquence sa libération de toute forme de servitude et donc le recouvrement de son droit à l’initiative historique.
Considérant par ailleurs l’objet à révolutionner, le philosophe camerounais affirme que « ce qui est en cours dans le monde actuel c’est le processus dialectique de généralisation du mode de travail industriel »52. De son point de vue, cette généralisation progressive élève le mode industriel de travail à l’échelle de l’humanité dont elle apparaît comme l’horizon ; ce qui lui confère une universalité certaine, comme nous le verrons plus loin. Or, l’Afrique ne semble pas encore avoir opéré la rupture avec la nature dans l’intention démiurgique de se constituer comme agent central de sa propre histoire, bâtir sa propre destinée. Elle est, par conséquent, en retard de trois grandes révolutions (industrielle, spatiale et informatique) avec pour effet la stagnation dans le blocage qu’on appelle sousdéveloppement ; lequel se présente comme une situation de réification de l’homme par une mauvaise adaptation à son environnement et une toute aussi mauvaise maîtrise des mutations qui s’y produisent, le tout conduisant fatalement à la servitude sous toutes ses formes. Mais, cette situation n’est ellemême que l’effet d’une cause que l’auteur de l’Essai situe à deux niveaux : exogène et endogène53.
Sur le plan exogène, il déplore l’aliénation de l’Afrique par le « système mondial de domination et d’exploitation »54; lequel a conduit à l’avilissement de l’homme africain dont la pensée s’endort, s’émousse et en fait un être qui perd l’initiative historique et qui est « inséré, à titre d’instrument, dans la praxis créatrice du maître »55.
Sur le plan endogène, le premier aspect est d’ordre politique et correspond à « la bourgeoisie bureaucratique au pouvoir »56; laquelle est instrumentalisée par les forces impérialistes à des fins d’exploitation. Quant au second, il est d’ordre anthropologique et a trait aux mentalités, croyances, traditions et coutumes africaines, en tant qu’elles sont maintenues en l’état, voire survalorisées ; alors qu'elles constituent « de redoutables lacunes »57. En effet, « la cause de notre défaite et de notre condition actuelle de dépendance effective est à chercher dans notre spécificité, dans ce qui nous différencie de l’Europe et nulle part ailleurs »58.
Cela revient à dire que la révolution doit avoir deux cibles : d’une part, l’impérialisme occidental (et ses suppôts locaux), en tant qu’il est la version internationale de la lutte séculaire des classes, et d’autre part, les valeurs culturelles, la tradition ou plus précisément le traditionalisme, en tant qu’il est conservatisme aveugle, hypostase arbitraire et, finalement, blocage et enfermement de la dialectique historique. Quant aux moyens de la
51 Ibid., p.54.52 Marcien TOWA, « De la lisibilité de notre monde » in Zeen Bulletin, N° 2-3-4, septembre 2001-février 2002, p. 11.53 Nous nous inspirons librement de la typologie proposée par Jean Didier ENAMA Cf. « Njoh-Mouelle et Marcien Towa : sur la révolution de l’Afrique et en Afrique (A propos du sous-développement) » in Bulletin du Cercaphi, N° 2, Yaoundé, du 25 au 28 mai 1999, pp. 60-61.54 Marcien TOWA, L’idée, Op. Cit., p. 54.55 Ibid, p. 53.56 Marcien TOWA, Essai, Op. Cit., p. 50.57 Ibid, p. 3958 Ibid, p. 40
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révolution, Towa, les trouve dans le « secret » de l'homme blanc, dont il faut s'emparer, de façon urgente :
« notre liberté, c’estàdire, l’affirmation de notre humanité dans le monde actuel passe par l’identification et la maîtrise du principe de la puissance européenne, car si nous ne nous approprions pas ce principe, si nous ne devenons pas puissants comme l’Europe, jamais, nous ne pourrons sérieusement secouer le joug de l’impérialisme européen »59.
En effet, la prise de conscience des enjeux de la révolution apparaît d’emblée comme le premier moyen de sa réalisation. Cela suppose que l’Africain admette bien que c’est dans notre état de vaincibilité qu’il faut chercher les raisons pour lesquelles nous avons été vaincus, que la révolution est d’abord autorévolution, acceptation du réaménagement ou de la mutation des valeurs culturelles. Ce qui doit le préoccuper c’est, non son être distinctif, mais son devoirêtre. Il doit donc se rendre disponible aux adaptations, aux ajustements culturels nécessaires aux exigences du présent. En l’occurrence, le présent c’est la modernité, la civilisation industrielle, fondée sur la technoscience et à la laquelle il faut s’adapter.
La thèse de Towa est que l’expérience de l’esclavage et de la colonisation illustre bien le fait que la maîtrise du mode de travail industriel fondé sur la technoscience et la gestion rationnelle constitue une position de force dans le système international en vigueur ; tandis que le mode de production agropastoral constitue nécessairement une position de faiblesse qui fait le lit de la domination et de l’exploitation. C’est pourquoi il insiste sur le développement matériel comme préalable à toute autre forme de développement. Francis Fukuyama s’inscrit en droite ligne d’une telle conception, lorsqu’il estime que les sciences en général et la physique en particulier sont le gage de la liberté des peuples. Autrement dit, pour parler comme Raymond Aron, « la science, fierté de l’Occident et source de sa puissance irrésistible »60 est un enjeu majeur, voire capital pour prétendre à quelque liberté que ce soit dans la mondialité actuelle. Et pour cause, dans un système international caractérisé par l’omniprésence de la guerre et du conflit, moderniser sa défense devient pour chaque Etat, un impératif de survie et de souveraineté, car la technologie confère des avantages militaires décisifs aux pays qui peuvent la développer, la produire et l’employer de la manière la plus efficace. Pour illustrer son propos, Fukuyama s’autorise une incursion dans le passé pour relever sans ambages un constat simple et malheureusement cruel pour les Africains :
« les sagaies des Zoulous ne pouvaient pas rivaliser avec les carabines des anglais, si braves qu’aient été individuellement les guerriers : la maîtrise technologique fut la principal raison pour laquelle l’Europe pu conquérir l’essentiel de ce qui constitue à présent le tiersmonde, aux XVIIIe et XIXe siècle. » 61
Il entend par là mettre en exergue la réalité selon laquelle véritablement, dans la civilisation contemporaine, la technologie est un pouvoir de domination, non seulement sur la nature, sur les choses, mais aussi sur l’homme, sur les hommes. D’ailleurs, Oswald Spengler n’affirmait pas autre chose, lorsqu’il écrivait déjà en 1932 :
59 Ibid., p.55.60 Raymond ARON, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1961, p.30.61 Francis FUKUYAMA, La fin de l’histoire et le dernier homme, trad. Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992, p.99.
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« les pays industriellement pauvres sont dans le dénuement à tous égards, ils n’ont pas les moyens d’entretenir une armée ni de faire la guerre ; ils sont politiquement impuissants […] représentent de simples pions sur l’échiquier de la politique économique de leurs adversaires62. »
Cette thèse est du reste confirmée par l’éclairage encore plus actuel de Jean Ziegler, lorsqu’il parle des nouveaux maîtres du monde (à savoir le G8) dans leurs relations à cette autre catégorie d’hommes que Régis Debray appelle les crucifiés de naissance63:
« plus de 2 milliards d’êtres humains vivent dans ce que le PNUD appelle la " misère absolue ", sans revenu fixe, sans travail régulier, sans logement adéquat, sans soins médicaux, sans nourriture suffisante, sans accès à l’eau propre, sans école. Et sur ces milliards de personnes, les seigneurs du capital mondialisé exercent un droit de vie et de mort»64.
En effet, « par leurs stratégies d’investissement, par leurs spéculation monétaires, par les alliances politiques qu’ils concluent, ils décident chaque jour de qui a le droit de vivre sur cette planète»65.
On le voit, l’Afrique ne peut, comme le soutient Towa, prétendre se libérer de la servitude sans une base matérielle suffisante, base que seule peut apporter la civilisation industrielle qui définit l’horizon de la mondialité actuelle. D’où la nécessité d’organiser une riposte pensée contre l’oppression. D’abord au niveau local car « le système mondial de domination et d’exploitation trouve des appuis au sein même de la population. Il ne peut donc être brisé qu’au prix de révolutions sociales et culturelles par lesquelles seraient supprimés ses supports locaux »66. Ensuite, au niveau planétaire, car « au système mondial d’oppression et d’exploitation, les forces révolutionnaires doivent opposer un front de lutte antiimpérialiste lui aussi mondial »67, à l’image du mouvement de contestation observé lors du sommet du G8 à Gênes en juin 2001 ou du Forum Social Mondial de janvier 2002 à Porto Alegre.
Par ailleurs, ajoute Towa, « tout processus révolutionnaire met en mouvement de larges masses »68, ce qui implique que ce sont bien les sociétés africaines dans leur ensemble qui sont impliquées dans la révolution ; l’Afrique ne pouvant être perçue autrement ici que comme la classe dominée de la société mondiale, une classe dont la praxis radicale doit utiliser tous les moyens nécessaires, y compris la violence, pour arriver à ses fins.
Au total, la révolution prend chez Towa la forme d’une praxis radicale et d’un projet iconoclaste. L’iconoclasme, brisure des icônes et des idoles traditionnelles, est fondamentalement une autorévolution consistant à se « transformer en profondeur »69, à entrer dans un rapport critique avec l’identité séculaire de soi, de l’Afrique, dans le but avoué « d’accueillir et d’assimiler l’esprit de l’Europe »70, c’estàdire la science et la technologie modernes, jusqu’ici, secret de la domination occidentale et, à partir de là, principe de libération de l’Afrique de cette même domination.
62 Oswald SPENGLER, L’homme et la technique, Paris, Gallimard, 1932, p.158.63 Régis DEBRAY et Jean ZIEGLER, Il s’agit de ne pas se rendre, Paris, Arléa, 1994.64 Ibid, p.15.65 Idem66 Marcien TOWA, L’idée, Op. Cit., pp.54-55.67 Ibid., p.55.68 M. TOWA, Essai, Op. Cit., p.51.69 M. TOWA, L’idée, Op. Cit., p.54.70 M. TOWA, Essai, Op.Cit., p.29.
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La praxis radicale intervient, à la suite de ce préalable logique de "puissantification", comme moment de rupture/déconstruction et de recomposition/reconstruction du rapport de l’Afrique à l’Occident, suivant une normativité librement assumée grâce au droit à l’initiative historique désormais retrouvé et reconnu/imposé. En un mot, comme le suggère Jean Didier Enama, la problématique de la révolution chez Towa se ramène à ceci que « l’Afrique ne peut révolutionner sa condition que si elle s’est révolutionnée »71.
Mais que penser de cette thèse aujourd’hui ? Etant accordé que, pour l’essentiel, elle s’est élaborée quasiment à l’aube des Indépendances, c’estàdire au moment où les plaies de l’humiliation coloniale sont encore béantes et la douleur lancinante, n’atelle pas depuis connu quelque réaménagement? Par ailleurs, considérant qu’au moins deux décennies se sont écoulées à partir de la publication du dernier livre connu du corpus de Towa et considérant l’avènement de nouvelles problématiques philosophiques comme la crise de la rationalité, le postmodernisme, la technoscience et la mondialisation, cette thèse estelle restée en l’état ? Peutelle encore servir de grille d’intelligibilité de la présente condition de l’Afrique dans ses rapports à soi et à l’autre ? Autrement dit, fautil la cautionner aujourd’hui ; alors que la théorie de la révolution marxiste a été tentée en Afrique, pour se révélée catastrophique (Angola, Bénin, Ethiopie, Guinée, Zimbabwe) et qu’elle a échoué en Occident ? En outre, n’y atil pas contradiction à s’insurger contre la domination culturelle de l’Occident et prôner une idéologie typiquement occidentale, le marxisme ? En fin de compte, le problème de la civilisation industrielle n’estil pas à reprendre sur d’autres bases, le marxisme ayant totalement négligé la nature ? On l’aura compris, il est maintenant question de l’actualité de la dialectique de l’universel et du particulier chez Towa, ainsi que de sa pertinence.
III. DÉVELOPPEMENT ET CIVILISATION INDUSTRIELLE
Au regard des communications faites depuis une vingtaine d’années aussi bien en termes d’articles publiés, de participation aux colloques, de conférences publiques, notamment celles données les 25 et 26 mai 2003 à l’Alliance FrancoCamerounaise de Dschang et dont l’une était significativement intitulée « L’idéologie de la recolonisation » et l’autre « NEPAD et Renaissance africaine », il est permis de dire que Towa n’a pas changé de point de vue sur la problématique du développement de l’Afrique actuelle. La trame de sa pensée reste pour l’essentiel la même : pour lui, l’Afrique demeure sous le contrôle d’un système mondial de domination et d’exploitation se traduisant aussi bien par la paupérisation grandissante, l’aggravation de la précarité sociale que la montée des conflits armés à l’intérieur du continent.
Pour lui, l’objectif à atteindre reste la libération et le moyen la subversion entendue d’abord comme autosubversion et ensuite comme subversion politique du statu quo de la domination et de l’exploitation, c’estàdire la négation du déjàlà dans la perspective du pasencorelà mais devantêtrelà. En un mot, la voie reste la révolution. Cependant, l’impératif révolutionnaire se fonde aujourd’hui sur une perspective historique qui se veut plus élaborée, s’agissant notamment de la nécessité de l’autorévolution.
III.1. AUTORÉVOLUTION ET HISTOIRE
Dans un texte intitulé Valeurs culturelles et développement72 publié en 2001, Marcien Towa montre que l’autorévolution est une nécessité de l’histoire universelle et ne doit donc 71 Jean Didier ENAMA, Op. Cit., p.67.
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pas être perçue autrement par les Africains. Le passage d’une civilisation à l’autre induit chez les peuples concernés l’obligation de la réévaluation et de la reconfiguration de leurs valeurs culturelles en fonction des exigences du monde nouveau. Cela fut vrai lors du passage de la civilisation lithique caractérisée par un nomadisme lié au déplacement du gibier, à la civilisation agropastorale avec la sédentarité, la culture des plantes utiles et la domestication de certains animaux. Cela fut vrai, pour l’Occident, lors du passage de la civilisation agropastorale à la civilisation industrielle reposant essentiellement sur la science et la technologie. Cela devrait l’être aussi pour l’industrialisation de l’Afrique, suppose logiquement Towa.
Le philosophe camerounais montre effectivement que l’avènement de la civilisation industrielle en Europe occidentale a été précédé et accompagné par des remises en cause radicales, lesquels « ont ébranlé et transformé en profondeur la vision du monde, les rapports sociaux et l’organisation politique léguée par la féodalité »73. Allusion étant ici faite notamment au travail de refondation accompli par la philosophie des lumières : ses critiques contre le monde traditionnel ; contre ses croyances taxées de superstition, d’infamie ; contre l’absolutisme politique. C’est dire que face à la civilisation industrielle, l’Europe occidentale a dû, elle aussi, suivant la dialectique de la putréfaction et de la regermination, accepter de mourir culturellement pour mieux renaître de ses cendres, tel le phœnix égyptien. En effet, l’Europe n’a pas perdu de manière systématique les anciens éléments de sa culture : « ils ont été dépassés au sens dialectique du terme. Réévalués, reconfigurés, ils subsistent en coexistence avec les éléments constitutifs du nouveau mode de travail »74. Ainsi en estil du christianisme qui n’a pas été remplacé par le culte de la raison, puisque repensé dans un autre contexte : il s’est dépouillé de son exubérance devenant par là même plus tolérant, plus sobre, moins merveilleux. De même, les mœurs sexuelles de l’Europe (pourtant très antérieures à la civilisation industrielle), les langues et les arts européens ont été conservés. C’est pourquoi Towa pense que « nous devons aussi, pour maîtriser le mode de travail industriel, réévaluer nos traditions culturelles »75. Finalement, il faudrait pouvoir dissocier la race blanche, la culture européenne, de la civilisation industrielle.
III.2. CONSERVATISME IDENTITAIRE ET AMALGAME HISTORIQUE
C’est à la faveur de la domination coloniale que la civilisation industrielle et la culture européenne sont introduites en Afrique. Néanmoins, c’est un amalgame, ainsi que nous venons de le voir, que d’assimiler race blanche, culture européenne et civilisation industrielle, comme ont pu faire les adeptes du conservatisme/repli identitaire typique du Senghorisme et de l’ethnophilosophie. En réalité, souligne Towa, « la civilisation industrielle constitue une innovation majeure au niveau de l’histoire universelle. Elle contraint toutes les cultures constituées à se remettre en cause et à se dépasser»76.
En ce sens, Towa met en avant le fait que la généralisation du mode de travail industriel n’abolit pas les différences culturelles puisque le Japonais, par exemple, n’est pas devenu l’Européen, les Allemands ne sont pas devenus des Français ni ceuxci des Anglais. Et même, l’Inde qui a longtemps rejeté la civilisation industrielle et qui, aujourd’hui, brille dans le secteur informatique, n’est pas devenue l’autre. A priori, il ne devrait pas en être autrement pour l’Africain. De cela, il suit qu’ils sont dans l’erreur, ceux qui estiment que l’option pour la civilisation industrielle est synonyme de négation de la négritude, de 72 Exposé présenté au séminaire de lutte contre la pauvreté Elig-Mfomo, le 12/07/2000. Suivi de la La preuve par le comportement, AMA-CEN 2001.73 M. TOWA, Exposé présenté au séminaire de lutte contre la pauvreté Elig-Mfomo, Op. Cit., p.15.74 Ibid., p.1575 Ibid.,p.34.76 Ibid., p.34.
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l’africanité et donc une sorte de trahison. Bien au contraire, l’histoire mondiale prouve qu’il est possible de soumettre la civilisation industrielle à la dialectique de besoins précis.
De fait, s’écroulent d’ellesmêmes toutes les controverses soulevées autour de la possibilité d’une domestication/appropriation de la science et de la technologie, du "vol du secret" de la puissance de l’autre, pour la simple raison qu’il s’agit là, ni plus ni moins, d’une pratique universelle. Le culte de la spécificité s’avère d’autant plus faux que, souligne Towa, « le spécifique ne se confond pas à l’essentiel et l’obsession du spécifique est trop souvent éloignée de l’essentiel »77. Et à ses yeux, cet essentiel est précisément dans la maîtrise urgente de la civilisation industrielle par l’Afrique, c’estàdire, selon lui, le développement.
III.3. DÉVELOPPEMENT OU CIVILISATION INDUSTRIELLE
Marcien Towa, est formel :
« Un pays est développé s’il maîtrise la civilisation industrielle définie dans ses trois dimensions, scientifique, technologique et managériale. Il est sousdéveloppé dans le cas contraire : pas de science, pas de technologie, pas de management, pas de recherche ou si peu, mépris et marginalisation des savants, des techniciens, des intellectuels en général, secteurs de production désarticulés et décousus, espace économicopolitique sousdimensionné par rapport à la haute productivité du mode de travail industriel »78.
En d’autres termes, le développement, pour Towa, est désormais synonyme de civilisation industrielle par opposition à la civilisation agropastorale traditionnelle. Car, expliquetil, passer du mode de travail agropastoral au mode de travail industriel, c’est passer d’un âge de l’humanité à un autre, c’est effectuer un bond gigantesque entre les mégacycles des civilisations agropastorales et le mégacycle des civilisations industrielles actuellement en cours d’universalisation dialectique79. En effet, il voit dans la civilisation industrielle un phénomène d’importance historique, destination ultime des nations :
« La civilisation qui se mettait ainsi en place en Hollande, en Angleterre et en France n’avait son équivalent ni dans le reste du monde, ni dans tout le passé de l’humanité. C’était un monde absolument nouveau dont les trois pays cités formaient le noyau central et le reste du monde la périphérie »80.
Mais, précision importante, « entre les deux mondes, la frontière est mouvante »81 , au sens où pendant que le centre ne cesse de s’étendre, la périphérie, elle, se réduit, à mesure que les pays périphériques, dominés et exploités par ceux du centre devenus plus puissants grâce à la nouvelle civilisation, se libèrent en s’industrialisant à leur tour et en s’intégrant dialectiquement au centre. A titre d’illustration de cette mouvance de la frontière des deux mondes, ajoute Towa, « même l’Allemagne et l’Italie firent d’abord partie de la périphérie et durent subir un temps la dure loi du plus fort »82.
De cette illustration, il découle que la maîtrise de la civilisation industrielle fondée sur la technoscience est le seul gage de liberté concrète dans le monde actuel. De même, comme
77 Ibid., p.79.78 Ibid., p. 26.79 Ibid., p. 12.80 Ibid., p.18.81 Idem 82 Idem
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l’atteste le cas de nombreux autres pays dont ceux du tiersmonde, il est bien possible de passer de la périphérie au centre. On remarquera que les pays africains, plus que d’autres, ont du mal à intégrer le centre pour des raisons historiques et culturelles. Pour Towa, ces obstacles doivent être la priorité de nos efforts intellectuels, car la tâche est loin d’être aisée : « lorsque nous parlons de développement, ditil, nous demandons à nos populations de changer de civilisation, de franchir le fossé culturel qui sépare les civilisations agropastorales traditionnelles et les civilisations modernes »83. Mais, le philosophe n’est pas indifférent à la difficulté qu’une telle démarche représente. Aussi, ajoutetil :
« C’est seulement en ayant conscience qu’il s’agit d’effectuer un saut d’un univers à un autre, d’un mégacycle de civilisation à un autre, que ceux qui entreprennent de conduire l’aventure peuvent prendre l’élan suffisant, s’armer de patience devant l’inertie, les incompréhensions, les résistances et les échecs, s’armer également de courage et de ténacité pour réclamer les efforts, expliquer, informer, discuter, faire évoluer les mentalités, secouer les habitudes invétérées, ébranler les préjugés et les stéréotypes »84.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que de nombreux obstacles se dressent sur la voie du développement de l’Afrique, comme l’indiquent clairement les multiples qualités que recommande l’auteur à toute personne chargée de l’éducation, de la reconversion des mentalités. Étant donné la place que Towa lui fait dans le processus du développement, il y a lieu de demander ce que valent les critiques de la technoscience faites par des philosophes Africains. Autrement dit, comment comprendre ceux des Africains qui n’envisagent le terme que « sous un angle critique et polémique » ?
En effet, comme Towa l’indique luimême d’entrée de jeu au sujet de la technoscience, le terme est introduit dans les cercles philosophiques camerounais par Pius Ondoua, sous cet angle. Aussi, préfèretil le reprendre dans une « optique différente »85, c’estàdire positive, en tant qu’elle constitue « le ressort interne de toute la civilisation industrielle et qu’à ce titre, elle a institué un nouveau mode de travail dans l’histoire de notre espèce »86. C’est dire l’importance de la technoscience pour l’accès de l’Afrique à la modernité, qui appelle une reconversion des mentalités.
Comme on le sait, le contexte africain, par rapport aux préoccupations de développement est assez particulier. En effet, la foi dans le progrès, la recherche d’un avenir meilleur que le présent ou le passé ne sont pas des données parfaitement naturelles pour les civilisations axées sur la tradition. Les ancêtres, leur époque et leur façon de faire sont tellement valorisés que l’idéal semble être de les imiter. C’est en ce sens que Jacques Binet affirme que « Prométhée le voleur de feu n’est pas un héros dans les cosmogonies africaines »87. En tout cas, l’âge d’or est ici en arrière, non en avant, comme dans l'optismisme historiciste qui s'affirme en Occident, à partir de Kant en particulier. C’est en reprenant la notion d’obstacle épistémologique de Gaston Bachelard qu’il conviendrait de comprendre ces représentations et leur implication sur la quête et la diffusion du savoir technique en Afrique.
On sait par ailleurs que l’Africain, du fait de son passé colonial, évolue dans un contexte idéologique dominé par un souci persistant de revalorisation de soi. Cela conduit à considérer ses valeurs de civilisation comme des monuments historiques en péril, et à développer (in)consciemment, une résistance à la modernisation, perçue a priori comme un antiafricanisme. Or l’attitude technopessimiste des auteurs africains, consistant à dénoncer 83 Idem 84 M. TOWA, Op.Cit., p.28.85 Ibid., p. 28.86 Idem 87 Jacques BINET, " Technologie et société africaine " in Afrique contemporaine, n°126, vol.22, Paris, 1983, p.18.
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la civilisation industrielle comme étant inhumaine, mauvaise pour l’homme et son environnement (ce qui sousentend qu’il faut l’éviter) peut paraître inconséquente et unilatérale pour au moins deux raisons:
Premièrement, comme le dit si bien Hubert Mono Ndjana, « l’homme en développement n’en est pas encore à l’angoisse de la cybernétique »88. Mieux encore, on peut remarquer que le contexte de la société bourgeoise est l’exact opposé de celui de l’Afrique ; à l’excès, la surabondance de la première, répond, la pénurie, le manque de la seconde. Par conséquent, jeter ainsi l’anathème sur la société technicienne nous paraît en déphasage théorique avec les besoins historiques, les besoins les plus pressants de l’Afrique, car il y a une incommensurabilité absolue entre la situation technomatérielle de l’Occident et celle de l’Afrique. Pour parler comme Axelle Kabou, « l’Afrique ne devraitelle pas plutôt se demander en quoi (les préoccupations écologiques mises à part) les tourments d’une société industrielle avancée devraient s’appliquer derechef à son cas ? » 89
Deuxièmement, au regard du contexte africain de l’heure, dénigrer la civilisation technologique n’équivaudraitil pas à une régression suicidaire par rapport à un monde en pleine intégration comme le nôtre, par rapport à « la mondialisation de la rationalité instrumentale »90 ? N’estce pas contribuer massivement à anesthésier la prise de conscience de l’essence révolutionnaire de la modernisation qui, « pour être efficace, exige de tous une conviction totale, une adhésion enthousiaste »91 ? N’estce pas finalement refuser le développement en favorisant l’avènement de ce que Mono Ndjana appelle le "paradoxe du développement" à savoir la contradiction entre la nécessité reconnue et formulée du développement et la réalité factuelle des comportements ?
Face aux sollicitations du développement, remarque, en effet, Mono Ndjana, la conviction de l’Africain n’est pas sans failles : « certes, il dit "oui" mais il ajoute un "mais", une restriction paradoxale qui pèse de tout son poids dans la balance de la crise et qui disqualifie finalement le "oui" »92. On peut s’apercevoir ainsi que, récupérer de manière quasi mécanique l’idéologie antitechniciste, développée par l’Occident (qui n’a cependant pas supprimé les machines) et vouloir l’appliquer de manière artificielle au contexte africain, ce n’est certainement pas, du point de vue de Towa, œuvrer dans le sens de l’accès de l’Afrique à la civilisation industrielle, autre nom, selon lui, du développement.
CONCLUSION
Nous voulions faire d’une pierre deux coups : interroger, dans un seul et même mouvement, la nature et la valeur de la dialectique de l’universel et du particulier chez Marcien Towa. Cela revenait à nous demander comment, à travers son corpus, il pense le développement et/ou le sousdéveloppement de l’Afrique en rapport avec la mondialité globale, en tant que celleci est dominée par l’Occident et ses valeurs. L’Afrique estelle, à ses yeux, une humanité entièrement à part ou à part entière ? Fautil appliquer une recette particulière pour améliorer son sort ou son cas ? Celuici peutil être approché à partir des catégories philosophiques universalistes ? Senghor et Marx nous ont semblé être les « lieux » théoriques indiqués pour répondre à ces questions. A l’aide d’une grille d’intelligibilité marxiste, Towa va dénoncer la dialectique de l’universel et du particulier chez Senghor, 88 Hubert MONO NDJANA, Paradoxes. Essai sur les contradictions du sens commun, éd. objectif, Yaoundé, 1981.89 Axelle KABOU, Et si l’Afrique refusait le développement ? Op. Cit., p.82.90 Pius ONDOUA OLINGA, « Philosophie africaine et idéologie de la raison technique » in Annales de la Facultés des Arts, Lettres et Sciences Humaines, Vol 6, N°1, janvier-juillet, 1990, p.15.91 Jacques BINET, Op. Cit, p.14.92 Hubert MONO NDJANA, Op.Cit, p.21.
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considérant que celleci repose sur des postulats fantaisistes et surtout, débouche sur des implications politiques « égocentrées », c'estàdire tenant compte des positions personnelles de Senghor dans les rapports entre la France coloniale et l'Afrique colonisée. D'autre part, il apparaît clairement que l’a priori de la dialectique de l’universel et du particulier chez Towa est un a priori matérialiste. Sous le rapport de la transcendance et de l’identité, cette dialectique peut s’appréhender à aux moins trois niveaux :
1. L’identité du négroafricain par rapport à la transcendance de l’humanité : pour Towa, audelà de la diversité des cultures, il existe une identité humaine générique. La diversité des cultures prouve la créativité et la liberté de l’homme en général.
2. L’identité de la raison négroafricaine et la transcendance de la raison universelle : la raison selon Towa est un attribut essentiel du genre humain et l’Africain est une espèce de ce genre, d’où la nécessité de maintenir l’univocité du mot philosophie.
3. L’identité de la culture africaine et la transcendance de la civilisation universelle : indépendamment de sa race et de sa culture, la révolution est chez l’homme l’expression plénière de son humanité. Elle exprime le meilleur de l’homme, en tant que mouvement ascensionnel, démarche de rupture critique impliquant une dynamique méliorative. Appliquée au développement, elle reste l’instrument privilégié de la libération des peuples de la servitude, sous toutes ses formes. Libération qui signifie, chez Towa, accès à la civilisation industrielle, laquelle est posée comme étant un autre nom du développement, rien de moins.
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